Pierre-Yves
Zwahlen
La dĂŠfaite des vainqueurs
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ROMAN
Pierre-Yves Zwahlen
LUCIUS La défaite des vainqueurs
Roman
Éditions Prétexte
Ă€ Isabelle et Alain
Éditions Prétexte Rte de Fenil 38 – 1806 St-Légier – Suisse info@editions-pretexte.ch – www.editions-pretexte.ch © Éditions Prétexte, St-Légier, Suisse Tous droits réservés 1ère édition 2017 ISBN : 978-2-940565-41-2 Couverture : Pierre-Yves Zwahlen Photos de couverture : Thinkstock 1ère impression 2017 (1000 exemplaires) Imprimerie Koro Les personnes suivantes ont participés à l’élaboration de ce livre: Monique Roulet, Myriam Antonin, Anne Debonnaire.
There is a crack in everything, thats how the light gets in. Il y a une fêlure en toute chose, c’est comme cela que la lumière y pénètre. Leonard Cohen Anthem
PREMIÈRE PARTIE
L’HONNEUR DE ROME An 9 av J.C.
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Chapitre I
QUELQUE PART SUR LES RIVES DE L’ELBE Le temps semblait s’être arrêté. Les oiseaux eux-mêmes avaient cessé de chanter. Tout paraissait calme et serein. La nature avait cette beauté sauvage des régions du nord, ce charme un peu froid et austère, volontiers figé, mais qui recèle une subtile harmonie pour qui sait prendre le temps de la découvrir. Au premier plan s’étendait une plaine vallonnée, couverte d’une herbe grasse et haute qui s’inclinait doucement sous la caresse du vent. Plus loin, la forêt se dressait, haute, sombre, impénétrable, inquiétante. Sur la droite, une colline barrait l’horizon. Tout était calme, le silence lui-même était impressionnant. La nature retenait son souffle avant le choc terrible qu’elle pressentait. Le Centurion observa ses hommes : ils étaient graves et silencieux. Légèrement cour-
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bés derrière leurs grands boucliers, ils fixaient obstinément la lisière de la forêt. Certains étaient secoués de tics nerveux, d’autres, placides, semblaient totalement détachés, comme absents. Les rangs étaient formés pour la bataille et les légions offraient, en ce jour, le tableau habituel et saisissant d’une armée disciplinée et bien organisée. Les carrés impeccables formaient une ligne de combat qui s’étendait aussi loin que le regard portait. Un œil averti pouvait cependant découvrir que Drusus1 avait aligné dans ses rangs un nombre élevé d’Hastati2. Beaucoup de ces jeunes recrues semblaient être à peine sorties de l’enfance. Leur jeune âge et leur présence nombreuse dans les lignes d’attaque disaient assez le lourd tribut que l’Empire avait payé pour assurer sa sécurité sur ses frontières septentrionales et orientales. Le 1 Drusus Claudia Nero, fils de Livie (Livia Drusilla), beau-fils de l’empereur Auguste, général romain. Drusus conquit les Alpes centrales en 15 av. J.-C., avec son frère Tibère ; il passa le Brenner, puis atteignit la zone préalpine par le Fernpass ou par Seefeld (Tyrol). Pendant cette campagne, ou peu avant, les Romains construisirent des tours de garde sur le lac de Walenstadt et des forts à Bâle (colline de la cathédrale) et Zurich (Lindenhof). Le camp d’Oberhausen près d’Augsbourg (Augusta Vindelicum) devint ensuite le centre de la circonscription administrative de Rhétie, Vindélicie et Vallée pennine. Préfet des trois provinces gauloises à Lyon, Drusus mena entre 12 et 9 av. J.-C. quatre campagnes contre les Germains à l’est du Rhin et s’avança jusqu’à l’Elbe.
Les Hastati étaient les plus jeunes recrues de l’armée romaine.
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combat de ce jour ne serait pas anodin : c’était le sort de la partie nord de l’Empire qui se jouait. Devant les troupes romaines, les Germains étaient acculés à l’Elbe. Ils avaient rassemblé toutes leurs forces pour la bataille. S’ils l’emportaient, ils repousseraient les légions très loin, jusqu’en Gaule peut-être. Si Rome gagnait, les Barbares seraient, pour longtemps, contenus derrière cette frontière naturelle qu’est le grand fleuve. En ce jour, Drusus avait l’opportunité d’offrir à Rome une de ses plus grandes victoires et, par la même occasion, de se couvrir de gloire. Ou alors, ses soldats n’auraient d’autre ressource que de mourir sur le champ de bataille en priant les dieux de bien vouloir pardonner une défaite qui déshonorerait leur grandeur. La colline à droite s’était garnie de troupes. Le Centurion reconnut les longs manteaux pourpres des officiers de la garde personnelle du légat.3 Drusus lui-même surgit enfin sur son cheval blanc, casqué d’or, magnifique dans sa cuirasse étincelante. Lorsqu’il apparut, une immense clameur s’éleva des rangs des légions. Un véritable cri d’adoration jaillit des milliers de gorges vers le plus jeune frère de Tibère. Drusus était extraordinairement popuLégat de légion. Officier général, placé à la tête de chaque légion. Depuis Auguste, cette fonction est permanente : le legatus legionis est un officier expérimenté, de rang sénatorial, qui représente l’empereur. 3
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laire auprès de ses légionnaires avec lesquels il n’hésitait pas à partager les dures conditions de vie. De plus, c’était un excellent stratège, un homme qui répugnait à exposer la vie de ses soldats et qui préférait ajourner une victoire, ou vaincre avec moins de panache, s’il pouvait ainsi épargner des vies humaines. Ces qualités de cœur touchaient profondément les légionnaires, qu’ils soient de jeunes recrues inexpérimentées et avides de gloire ou de vieux vétérans blanchis sous la cuirasse et habitués aux plus incroyables fantaisies de leurs généraux. Le silence avait repris ses droits. Sur la colline, les officiers formaient un groupe compact, concentré. Les hommes et les chevaux ne semblaient être qu’un seul corps et se fondre dans les teintes sombres des boucliers des soldats des troupes d’élite chargés de leur protection rapprochée. À côté du Centurion, un homme rajusta nerveusement les courroies de sa cuirasse. Lucius le regarda attentivement. C’était une jeune recrue, il affrontait aujourd’hui, comme tant d’autres, son premier combat. C’est pourquoi Drusus avait voulu que les Principes beaucoup plus expérimentés viennent les renforcer. Il ne voulait pas de premiers rangs formés trop exclusivement de jeunes recrues peu aguerries à la violence du champ de bataille et qui risqueraient de se débander à la vue des troupes germaines. Le glaive qui pendait à son côté était usagé, sa garde marquée de nombreuses en-
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tailles, traces de combats anciens. Il n’était pas rare que l’on équipe ainsi les troupes fraîches avec du matériel récupéré sur le champ de bataille. Le jeune homme avait dû sentir le poids du regard de son chef ; il brandit fièrement son arme et lui lança : – C’est le glaive de mon père, centurion, il était avec Tibère sur le Danube. Son décurion l’a rapporté à ma mère à la fin de la campagne. Son enthousiasme juvénile était touchant, même s’il cachait mal un peu trop de bravade. – Et c’est toi maintenant qui relèves l’honneur familial en servant sous les Aigles romaines ! – J’espère être à la hauteur, dit-il dans un souffle. Je n’aimerais pas faire honte à sa mémoire. – Ne t’en fais pas, ton père était soldat, il sait ce que tu vis maintenant. Lui aussi a eu peur avant la bataille. Nous avons tous peur avant ! Mais tu verras, dans quelques instants, tout cela sera oublié. Comment t’appelles-tu ? – Marcellus. – Marcellus, quand la bataille commencera, n’oublie pas de ne jamais briser le rang. Tiens ton bouclier d’une main ferme et pointe ton pilum4 droit sur l’ennemi, comme on te l’a Le pilum (pluriel pila) est essentiellement une arme de jet ; dans la tactique de combat, il s’agit de désorganiser les rangs ennemis avant l’assaut au glaive. Le pilum est à usage unique grâce à un système de fixation du fer sur la hampe par clavettes qui se brisent après l’impact.
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appris. Si un compagnon tombe à côté de toi, ne te décale pas, continue tout droit. Le soldat qui est derrière lui montera d’un rang et comblera le vide. Si tu entends siffler les flèches des archers germains, ne cherche pas à te protéger en élevant ton bouclier, la rangée arrière le fera pour toi. Rappelle-toi, Marcellus, la centurie est ta maison : tant qu’elle reste formée, tu ne risques rien. La muraille de nos boucliers nous protège parfaitement. – Et si la centurie se disloque ? – Alors, bats-toi comme un lion. Forme un carré avec tes camarades, ne reste jamais seul. Le soldat romain n’est pas fait pour le combat individuel. Nous sommes invincibles parce que nous sommes solidaires les uns des autres. N’oublie jamais cela, Marcellus ! Rome est notre mère, nous sommes ses enfants, la légion est notre famille. La matinée était maintenant bien avancée, le soleil avait dissipé les dernières brumes qui s’attachaient aux pointes sombres des sapins. L’herbe pilée, mélangée à la tourbe, exhalait des odeurs fortes, couvertes parfois par celles plus aigrelettes et acides de la peur. L’attente était longue, trop longue. Les hommes n’aimaient pas cela. Ils étaient faits pour l’action. Tenir la ligne dans l’inactivité, laisser le regard errer trop longtemps sur ce champ herbeux, qui pourrait bien devenir leur champ élyséen, sapait le moral aussi sûrement qu’une série de défaites. Drusus
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allait devoir se décider. Il savait que les Germains ne sortiraient pas d’eux-mêmes de la forêt. Leur plus sûr atout était de pouvoir le contraindre à y pénétrer. Entre les arbres, impossible de garder les rangs. L’armée se disloquerait et alors, elle ne serait plus qu’une proie facile pour des Germains puissants et nombreux. Le seul espoir des légions romaines était d’obliger l’adversaire à accepter la bataille en terrain découvert. Mais le pourraient-elles ? Depuis longtemps déjà, les prêtres avaient sacrifié aux dieux pour connaître les oracles et s’assurer de leurs faveurs. Mais du côté germain, des dizaines d’hommes à moitié nus, couverts de peinture ou de boue étaient sortis de la forêt. Ils fulminaient des anathèmes à l’intention de l’armée romaine, jetaient des sorts. Le sang coulait abondamment des multiples blessures qu’ils s’étaient infligées dans leur transe initiatique. Les légionnaires n’aimaient pas cette magie. Elle semblait plus forte, plus sauvage que la puissance policée et trop civilisée des dieux romains. Et si ces dieux du nord étaient plus forts que les dieux de Rome ? Si leur magie leur donnait la victoire ? Ces pensées se frayaient un chemin dans les esprits inquiets des soldats attendant le début du combat. Il ne fallait pas que cela dure trop longtemps, il ne fallait pas permettre à l’ennemi de saper le moral des légionnaires. Soudain, une clameur ! Là-bas, du fond de la forêt, des soldats couraient. Un, puis cent,
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puis mille, puis dix mille surgirent de l’abri des arbres, comme des fauves blessés et en colère, et se lancèrent avec rage dans une charge frénétique. Les ordres jaillirent clairs, nets, tranchants. – Légionnaires de la troisième cohorte, deuxième manipule, première centurie, en ordre de combat ! Boucliers en position ! Pointez pila ! À mon ordre, en avant ! La centurie partit au combat. Non pas dans une charge brutale et désordonnée, mais en un mouvement lent et calme. Les rangs étaient réguliers et bien serrés, les hommes concentrés. Toute trace de peur avait maintenant disparu pour laisser place à l’action longuement réfléchie et calculée. Le Centurion regarda autour de lui. Toutes les centuries de sa cohorte étaient en action. Chacune à sa place dans un ordre magnifique. Elles opposaient aux Germains une muraille de fer mobile, hérissée de pilums. Les archers étaient entrés à leur tour en action. Leurs flèches survolaient les troupes en un bourdonnement infernal, obscurcissant un instant le soleil. Elles s’abattaient sur l’arrière-garde germaine qui franchissait à l’instant la lisière de la forêt, ouvrant des coupes claires dans les rangs ennemis. Les deux armées étaient maintenant presque au contact.
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– Légionnaires, tenez bon ! – Ne les laissez pas briser les rangs ! – Remplacez ceux qui tombent ! – En avant, en avant, ne vous arrêtez pas ! La centurie taillait sa route dans l’armée ennemie avec courage et obstination. Les coups de sifflet stridents des centurions vrillaient l’air à espaces réguliers. Les légionnaires paraient les coups terribles des Germains avec une volonté farouche. Néanmoins, les pertes étaient lourdes. Déjà, des vétérans montaient au combat. Leurs cheveux gris, leurs dos voûtés par les années de combat tranchaient singulièrement avec la grâce féline des plus jeunes combattants. Mais l’heure n’était pas aux sentiments. Il fallait se battre, arracher la victoire pour la plus grande gloire de Rome et de l’Empereur. – Pour César Auguste ! – Pour Drusus ! Le cri avait jailli spontanément du cœur des soldats en réponse à l’encouragement de leur centurion, et Lucius les vit s’élancer avec plus de vaillance encore, sus à un ennemi qui paraissait innombrable et invincible. Clameurs immenses, cris de douleurs, beauté sauvage des corps arqués en un geste éternel. Bruissements subtils des pas amortis par les herbes hautes, cliquettements réguliers des armes qui s’entrechoquent. Cris rauques d’une victoire éphémère sur un ennemi aussitôt remplacé par dix autres. Couleurs rouges et sombres du sang.
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Puanteur douceâtre des corps éviscérés. Halètements fauves des souffles, terreurs inexprimables de regards qui se figent. Douceur d’un soleil de feu qui part, à son tour, vers son coucher. Silence enfin de la mort, puis murmure de la victoire qui se fait pudique avant d’oser exploser en chants de triomphe. Rome a vaincu, les légions ont vaincu, Drusus a chassé les Germains. L’Elbe est à nous ! L’obscurité était presque complète quand l’ordonnance de Drusus rejoignit le Centurion sur le champ de bataille. Celui-ci terminait son devoir d’officier, parcourant en tous sens le terrain, repérant les hommes blessés ou mourants. Triste devoir, tâche parfois horrible et insupportable, mais il savait qu’un jour, il serait peut-être heureux que quelqu’un l’accomplisse pour lui. D’un œil rapide et exercé, il regardait l’état des hommes à terre. S’ils pouvaient être sauvés, il les désignait aux soldats qui l’accompagnaient et qui allaient les transporter au campement où on leur donnerait les soins dont ils avaient besoin. Soins bien sommaires qui se bornaient généralement à nettoyer les plaies et les oindre d’huile, et à amputer tout ce qui ne semblait pas pouvoir guérir. S’ils étaient trop gravement atteints, s’ils souffraient de blessures internes, d’hémorragies importantes, alors son honneur de centurion lui commandait d’abréger leurs souffrances. D’un coup prompt
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et précis, il leur tranchait la gorge, leur offrant ainsi une mort rapide et digne. Le regard de ces hommes était souvent poignant. Combien d’amis avait-il ainsi regardés au fond des yeux avant de les occire ? Certains le considéraient avec reconnaissance, d’autres avec résignation, d’autres encore avec haine et des injures plein la bouche. Mais que faire ? Les laisser agoniser dans des souffrances insupportables ? Les voir pourrir de l’intérieur pendant des jours et des jours avant qu’ils ne s’en aillent dans des douleurs indicibles ? Le Centurion regardait autour de lui. Ici, pas de victoire : le carnage avait été terrible. Il n’avait pas encore fait le compte, mais probablement que les deux tiers de ses hommes étaient morts. Il avait lui-même été blessé à l’épaule : un vilain coup en traître infligé par un Germain vicieux qui avait profité d’une attaque croisée pour faire pénétrer sa hache de combat au défaut de sa cuirasse. Si le jeune Marcellus ne s’était pas trouvé à ses côtés, il ne serait pas occupé à cette triste besogne, mais reposerait à cet instant dans la boue noirâtre de la Germanie, cadavre anonyme promis à l’oubli et à la gloire posthume des champs de bataille. – Centurion, le légat Drusus t’attend dans sa tente pour ton rapport ! Tout à son devoir, il n’avait pas remarqué l’ordonnance qui s’approchait de lui dans la semi-obscurité du jour finissant.
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– Le légat ? Tu es certain que c’est moi qu’il attend ! L’étonnement devait se lire sur son visage et il n’était pas feint. Jamais il n’était entré dans la tente du légat en chef. D’habitude, il faisait son rapport à son légat de cohorte. – C’est bien toi, Lucius Gallus ? lui demanda l’ordonnance avec une pointe d’énervement dans la voix. Son uniforme était impeccable et il prenait garde où il mettait les pieds, de peur de se salir au contact de toute cette boue et de tout ce sang. – C’est bien moi ! Dis à Drusus que je le rejoindrai dans sa tente dès que les devoirs du combat seront terminés. L’arrogance du messager avait énervé et indisposé Lucius. Lui-même n’avait rien en commun avec cet homme et il savait que Drusus, en vrai soldat, comprendrait qu’il ne pouvait pas abandonner ses blessés et ses mourants sur le champ de bataille. L’ordonnance partit en maugréant d’improbables menaces, sous le regard vaguement amusé des soldats présents, qui n’avaient pas perdu une miette de l’échange. À trop vouloir épargner ses caligae5, il glissa sur des viscères, Les caligae (singulier, caliga). Sandales fabriquées d’une seule pièce de cuir (plus le lacet pour certains modèles), avec des semelles en triple épaisseur et un cloutage serré. Ces sandales étaient les chaussures types du légionnaire romain.
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manqua de tomber, provoquant ainsi l’hilarité de tous, même des blessés. Instant de détente bienvenu après une tension trop lourde à porter. Il faisait complètement nuit quand le Centurion se présenta à l’entrée de la tente du légat. La sentinelle le regarda avec une moue de réprobation, mais le laissa entrer sans faire d’histoire. L’intérieur était brillamment éclairé. Des fourrures jonchaient le sol, des meubles confortables donnaient une impression douillette et chaleureuse. Au fond, faisant cercle, un groupe d’hommes étaient réunis. Le Centurion s’avança aussi discrètement que possible et se racla la gorge pour signaler sa présence. Un officier dans lequel il reconnut Marcus, un des chefs de la cavalerie, le toisa sans ménagement. – Que veux-tu, centurion ? – Centurion Lucius Gallus, troisième cohorte, deuxième manipule, première centurie au rapport. – Tu n’as pas besoin de te présenter, Lucius, tu es ici chez toi. Mes amis ont toujours leur place sous ma tente. C’était la voix forte et chaude de Drusus qui venait de résonner. – Mais je vois que tu es toujours en tenue de combat, j’espère que je ne t’ai pas importuné avec mon ordre. J’oublie parfois certaines réalités du terrain, dit-il presque en s’excusant. – Ce n’est rien, légat, j’en finissais avec les devoirs aux blessés.
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– Je vois, dit Drusus, lourdes pertes dans ta centurie, à ce que j’ai vu ! – Lourdes pertes oui, mais… tu as remarqué ma centurie, légat ? – Elle s’est particulièrement illustrée aujourd’hui. Sans sa fougue, sa hardiesse, et sans son sacrifice, ajouta-t-il plus bas, nous ne serions pas ici maintenant. Officiers, c’est à la première centurie de Lucius Gallus que nous devons notre victoire d’aujourd’hui ! – Tu exagères, légat ! dit Lucius en tentant de dissimuler son embarras. – À peine ! C’est vrai que tu n’as pas gagné la bataille à toi tout seul, mais ta centurie a donné, au bon moment, une accélération nécessaire et importante, pour faire pencher la balance de la chance de notre côté. Vous n’êtes pas sans savoir, dit-il en s’adressant à l’assemblée des officiers, qu’une bataille ne se gagne pas sans un sérieux coup de pouce de la chance. Je le répète, sans Lucius et l’aide des dieux, nous ne gagnions pas aujourd’hui. Je propose une acclamation générale pour notre centurion. Lucius avait la tête qui tournait ; l’émotion, la fatigue et toutes ces acclamations lui firent perdre les dernières ressources qu’il possédait encore. – Légat, si tu le permets, j’aimerais assez rejoindre mes hommes maintenant. – Va, Lucius, ton souci est tout à ton honneur et tu as vraiment l’air épuisé. Dis-leur que
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je viendrai demain matin pour les saluer. Ne leur inflige pas une inspection de détail, ditil avec ce sourire charmeur qui lui valait une telle popularité, je viendrai en soldat offrir la reconnaissance d’un légat ! Par contre, toi, je t’attends demain, en fin de journée, brossé, lavé, peigné et dans ton plus bel uniforme pour un petit festin de victoire.
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