La nuit virtuelle, par Roger Narboni

Page 1

La nuit virtuelle Par Roger Narboni

Shanghai - Pudong Light Tower ©CONCEPTO et TER


Depuis que les humains ont perdu leur vision nocturne, toutes les villes apparaissent la nuit comme plongées dans une profonde obscurité. Et il n’était donc plus nécessaire de les éclairer. Mais pour les citadins les plus fortunés, désireux de continuer à se promener la nuit en ville et ayant les moyens d’acheter un implant récepteur dédié, de somptueuses illuminations virtuelles téléchargeables sont aujourd’hui proposées. La dégénérescence de la vision nocturne est arrivée progressivement et s’est étendue sur toute la planète. Un phénomène dorénavant universel que certains chercheurs avaient détecté très tôt et attribué à la prolifération des organismes génétiquement modifiés dans l’alimentation quotidienne de la population urbaine. Les bâtonnets sur le pourtour de la rétine ne fonctionnaient plus et le passage en vision nocturne ne pouvait plus se faire. La nuit urbaine apparaissait alors aux yeux des gens totalement et désespérément noire, quels qu’étaient les efforts accomplis pour éclairer les villes. Peu à peu, les illuminations architecturales ont donc été abandonnées et démontées, puis les éclairages urbains, eux aussi, ont été définitivement supprimés. Ce blocage en vision diurne est finalement arrivé au bon moment car, compte tenu des budgets d’investissements de plus en plus faibles, nombre de communes avaient déjà décidé de ne plus mettre en œuvre des illuminations de monuments historiques ou de bâtiments modernes. Elles avaient ensuite progressivement interdit les éclairages architecturaux privés pour limiter les nuisances lumineuses et préserver au mieux l’environnement. La prise de conscience environnementale s’était ainsi progressivement imposée aux villes à une époque où le changement climatique tant annoncé était si rapidement devenu une réalité. Toutes les initiatives qui allaient dans le sens de la préservation de la planète avaient donc été naturellement encouragées. Et la suppression des éclairages urbains correspondait parfaitement aux objectifs ambitieux des nouvelles générations de plans climat des grandes métropoles. La population urbaine, qui représente dorénavant la presque totalité de l’espèce humaine, vit dans des villes enveloppées la nuit dans une noirceur étouffante qui décourage toute sortie nocturne. Et l’humanité semble être revenue au XIXe siècle quand l’approche des heures noires effrayait les citadins. * David a été l’un des premiers à créer en France une start-up, appelée VR Lighting, qui propose à de riches clients des nuits virtuelles téléchargeables capables de se superposer de manière très précise à l’environnement urbain réel, à partir d’une 1


puce bionique, greffée dans le cou, qui interagit directement sur le nerf optique et le cerveau. Alors jeune étudiant en arts plastiques, il avait visité vers la fin des années 2010 la ville de Rennes en Bretagne, et découvert par hasard une application étonnante appelée Lumi-R, créée par une agence de conception lumière parisienne, qui permettait aux visiteurs de voir, à la nuit tombée, des illuminations de bâtiments uniquement de manière virtuelle sur l’écran de leur téléphone portable. Il avait été fasciné à l’époque par cette idée de découvrir des images nocturnes multiples qui n’existaient pas réellement. Et cette découverte l’avait décidé à devenir concepteur lumière et à se spécialiser dans les environnements lumineux virtuels, sans imaginer qu’un jour son travail deviendrait très recherché. Très doué, il est vite devenu le concepteur de lumière virtuelle le plus talentueux de sa génération. David a la capacité d’imaginer des nuits urbaines virtuelles à la fois extrêmement réalistes et empreintes d’une très grande poésie. Et son souci du détail et la sensibilité de son travail l’ont rapidement rendu célèbre. Chaque élément de façade, chaque décroché de bâtiment peut être mis en scène et en couleurs de manière à constituer des perspectives complexes et très séduisantes. Les enchaînements de vues nocturnes se déroulent naturellement et les effets lumineux, très subtils, s’imposent visuellement et sans ostentation. Il a mis aussi au point des illuminations qui se déploient comme une double peau luminescente sur les façades. Certaines mises en lumière se développent même à l’extérieur des édifices en volumes évanescents qui rappellent des images holographiques en trois dimensions. Les nuits virtuelles qu’il crée dans de très nombreuses villes proposent des décors nocturnes innovants, très attractifs et très recherchés, que sa société loue à des promeneurs riches et nostalgiques d’une époque aujourd’hui révolue. Âgé aujourd’hui d’une quarantaine d’années, David est resté célibataire et il passe l’essentiel de son temps à travailler sur ses ordinateurs et ses serveurs. Ses affaires marchent très bien mais il s’ennuie. Il aimerait reprendre des recherches et développer des nuits virtuelles en temps réel qu’il pourrait piloter en direct depuis son ordinateur. À partir de modèles 3D des villes et d’une bibliothèque d’effets lumineux qu’il souhaite créer spécialement, il pense pouvoir concevoir et développer des paysages urbains nocturnes virtuels instantanés, coordonnés avec la vision et le mouvement de tête des promeneurs, de manière à leur permettre de superposer à la ville obscure, une nuit virtuelle extraordinaire en direct qui les entoure. La vie de David bascule, lorsqu’il est contacté par Feifei, une jeune femme chinoise, qui souhaite l’inviter à Shanghai pour lui proposer de travailler pour elle. Feifei est l’héritière d’une grande fortune ; elle est journaliste et présentatrice star d’une chaîne chinoise nationale, mais elle a récemment perdu totalement la vue. 2


Elle a beaucoup entendu parler de David sur les réseaux sociaux et a obtenu indirectement des informations sur le travail prospectif qu’il mène sur les nuits virtuelles non enregistrées. Elle veut qu’il conçoive pour elle des nuits virtuelles shanghaiennes visibles en temps réel pour accompagner les promenades urbaines nocturnes qu’elle effectuait très régulièrement avant l’arrivée de sa cécité et qui lui manquent aujourd’hui énormément. Elle veut « revoir » Shanghai illuminée comme dans le passé. La noirceur de la ville qu’elle a connue avant la perte de sa vision la déprimait et lui avait déjà ôté tout goût de vivre. C’est un nouveau défi qui emballe tout de suite David. Quelques jours plus tard, à son arrivée à l’aéroport Pudong de Shanghai à six heures du matin, David est accueilli par un chauffeur qui le conduit au siège de la chaîne nationale où travaille Feifei. C’est son premier voyage en Chine, et avec les effets du décalage horaire, le trajet en voiture de l’aéroport vers la ville lui paraît presque irréel. C’est un enchaînement d’autoroutes extrêmement encombrées qui serpentent entre de gigantesques constructions de toutes tailles et de tous styles dans une ville enveloppée de brume. La traversée du Huangpu, le large fleuve qui sillonne Shanghai, lui offre des vues incroyables sur la mégalopole chinoise qui lui semble presque familière, compte tenu de sa très forte présence dans les médias comme dans l’inconscient collectif. Il aperçoit sur sa droite l’ancien site de l’Exposition universelle de 2010, aujourd’hui totalement en ruine, et envahi par une jungle urbaine. Feifei, une très belle jeune femme d’une trentaine d’années, rappelle à David Maggie Cheung, la célèbre actrice du film de Wong Kar-Wai « In the mood for love », qu’il avait vu et adoré, bien après sa sortie en France dans les années 2000. Elle dissimule sa cécité derrière de larges lunettes noires qui la rendent encore plus mystérieuse et attirante. Elle porte un ample pantalon noir et des escarpins à talons hauts qui lui donnent une silhouette très élancée. Une tunique d’un rouge chatoyant, brodée de large fleurs exotiques complète sa tenue. Elle dégage un magnétisme peu commun qui trouble les gens et qu’elle ne semble pas du tout percevoir. David est très vite conquis. Feifei lui explique dans un anglais parfait, ce qu’elle attend de lui et lui demande de combien de temps il aurait besoin pour lui proposer une première expérience nocturne en temps réel. David lui répond qu’il est très difficile de composer des environnements lumineux en direct dans un pays dont il ne connaît pas la culture. Mais il est prêt à apprendre et à se mettre au travail pour développer une première promenade virtuelle expérimentale pour elle. Il a besoin d’un modèle 3D de la ville de Shanghai et d’un bureau équipé de son matériel informatique pour pouvoir travailler tranquillement. Cette jeune femme l’intrigue et l’intéresse. Il a très envie de voir ce qu’il pourrait créer pour elle. Et la savoir aveugle donne du piment à ce travail. 3


Il précise à Feifei qu’il faudra qu’elle accepte la pose d’un implant, intégrant un système GPS et un gyroscope, capables de mémoriser et de transmettre en temps réel à son serveur, sa position et les mouvements de sa tête et de son regard. A son grand étonnement elle lui annonce que c’est déjà fait, et qu’il faudra, en revanche, qu’il le teste et le synchronise. Feifei souhaite que cette première promenade nocturne virtuelle se déroule sur le Bund, sur la rive gauche traditionnelle du fleuve Huangpu, située face au quartier d’affaires Lujiazu de Pudong. Elle lui propose de le retrouver en fin d’après-midi, pour dîner dans un des nombreux hôtels qui dominent le fleuve de toute leur hauteur, dans un restaurant situé au 36e étage, face au célèbre Skyline de Pudong, pour qu’il découvre le site à la tombée du jour et qu’il commence à réfléchir à l’environnement lumineux qu’il pourrait imaginer. David, qui n’a presque pas dormi depuis son départ de Paris, se sent terriblement cotonneux. Il demande à Feifei s’il peut rejoindre son hôtel afin de s’y reposer quelques heures. À son arrivée au restaurant, David découvre, par les baies vitrées géantes du salon particulier qui leur a été réservé, un paysage urbain extraordinaire. Un enchevêtrement de tours, collées les unes aux autres, qui dominent une large courbe du fleuve sillonnée d’une multitude de bateaux de toutes tailles. L’une de ces tours, la Pearl Tower à la forme très étrange, apparaît comme un petit jouet coloré, au cœur de cette silhouette gigantesque du quartier d’affaires. La nuit tombe progressivement sur la ville et l’ensemble du décor urbain commence à s’effacer dans une profonde obscurité. Il a du mal à imaginer les heures de gloire nocturne passées de la mégalopole chinoise. Feifei rejoint David face à ce paysage évanescent et commence sans attendre à lui raconter à quoi ressemblait Shanghai dans le passé, du temps de son père, lorsque la ville incroyablement illuminée était célèbre dans le monde entier. – « Chaque bâtiment, chaque tour était recouvert d’une multitude de points lumineux colorés qui dessinaient des formes et des graphismes mouvants, recomposant des images fixes ou animées qui montaient littéralement à l’assaut des façades. Cet ensemble monumental formait une cacophonie lumineuse kitch qui ne manquait pas de charme et était devenue rapidement une image nocturne emblématique mondialement connue. Mon père, riche investisseur et promoteur immobilier de génie, adorait se détendre en venant contempler la silhouette nocturne de Pudong, symbole du démarrage économique de la Chine dans les années 2000. Le fleuve était sillonné alors de dizaines de bateaux de croisière illuminés et multicolores qui emportaient des touristes émerveillés. Plus tard, vers la fin des années 2010, les autorités locales ont fait appel à une équipe de paysagistes français, associée à une agence de conception lumière également française, pour repenser complètement l’aménagement des berges Est du fleuve, les renaturer et les rendre attractives pour y développer des activités sportives, de 4


tourisme et de loisirs. De nuit, de nouvelles ambiances lumineuses interactives avaient été créées. Elles faisaient le bonheur de la jeunesse shanghaienne qui adorait se retrouver au bord du fleuve. Et puis quatre tours de lumière numérotées avaient fait leur apparition. Installées sur la rive de Pudong pour marquer chaque kilomètre, elles offraient toutes sortes de services aux promeneurs et elles furent vite intégrées dans le paysage fluvial nocturne, en avant-plan des arbres illuminés de couleurs chatoyantes et changeantes. Mon père avait tout de suite compris l’intérêt qu’il pouvait tirer de ce paysage fluvial diurne et nocturne, à la fois très créatif et innovant, aussi avait-il proposé aux autorités de financer et de construire sur la rive opposée, celle du Bund, des architectures en bois aux formes étonnantes, posées sur des plateformes amarrées directement sur l’eau. Peu à peu, grâce à lui, le fleuve et ses berges s’étaient métamorphosés et de nuit, le décor lumineux qu’il avait souhaité était vite devenu iconique, car Shanghai était alors l’une des villes les plus visitées au monde. Et puis mon père est mort d’une attaque cardiaque. Ma mère est partie vivre à l’étranger avec un autre homme et j’ai dû me débrouiller toute seule, mais heureusement avec l’aide de la fortune de mon père. Pendant de nombreuses années, venir au bord du fleuve la nuit pour contempler Pudong était un rituel mémoriel très important pour moi, qui m’aidait à me construire. Même lorsque ma vision nocturne s’est détériorée. Mais ça, c’était avant que je ne perde définitivement la vue. Et c’est pourquoi aujourd’hui j’ai terriblement besoin de vous et de vos recherches. » Cette histoire touche David qui a également perdu récemment ses parents. Il est fasciné par la beauté naturelle de cette jeune femme qui n’a en rien été altérée par sa cécité. Habillée ce soir d’une robe longue fendue très ajustée, elle se déplace avec aisance dans le salon et bouge avec une élégance incroyable. Et ses longs cheveux noirs semblent danser autour de son visage lorsqu’elle parle. David remercie Feifei de son invitation et lui offre une nuit virtuelle vénitienne enregistrée qu’il a préparée et dessinée spécialement pour elle. Feifei accepte poliment et lui promet de la visionner un peu plus tard. Ce premier dîner en Chine en tête à tête enthousiasme David. Dans une ambiance lumineuse feutrée, les plats se succèdent et révèlent des saveurs étonnantes et contrastées. Chaque mets est mis en scène avec une très grande élégance et une esthétique zen. Le froid se superpose au chaud, le sucré remplace le salé, l’acide et l’aigre-doux se côtoient. Des potages de différentes textures et températures rythment le dîner et les couleurs des ingrédients sont soulignées par le noir profond des bols et des pierres plates qui les présentent. Le repas est accompagné d’un défilé de thés de toutes sortes, verts, blancs, noirs, servis dans de minuscules tasses en cristal de roche qui semblent luire sur la table en verre polariseur délicatement illuminée. Il se sent à la fois fêté comme un roi et très maladroit avec les baguettes, ce qui amuse beaucoup Feifei qui picore délicatement dans chaque plat avec une très grande habileté malgré sa cécité. 5


Elle veut connaître son parcours et comment il en est arrivé à imaginer des nuits virtuelles pour les citadins. Elle veut comprendre ce qui l’anime et l’attire dans ce travail. Et comment il conçoit les décors urbains extraordinaires qui ont contribué à sa notoriété. « – La lumière a toujours fait partie de ma vie. Très tôt, j’ai découvert que c’était un matériau extraordinaire qui avait le pouvoir de révéler l’invisible. Surtout en ville, dans des environnements urbains de plus en plus chaotiques. Mes parents étaient tous deux des artistes, ma mère était musicienne et mon père, créateur de jeux vidéo. Ils m’ont transmis leur passion pour la création et ils m’ont toujours encouragé à aller au bout de mes rêves. La lumière virtuelle est ensuite apparue comme une évidence pour moi car elle me permettait de démultiplier à l’infini les possibilités graphiques. Elle me libérait de toutes contraintes physiques. Ce fut aussi comme une prémonition, bien avant la disparition de la vision nocturne. L’extinction des villes qui s’en est suivie n’a fait que m’offrir un immense marché. » David ne souhaite pas évoquer avec Feifei sa lassitude actuelle à ne travailler que pour des clients très riches. Il aimerait mettre son talent au service de tous, y compris des plus démunis, offrir aux gens d’autres visions des nuits urbaines, mais les technologies d’implants bioniques qu’il utilise coûtent très cher à produire. Et il a peur de mettre mal à l’aise Feifei qui est à la tête d’une immense fortune. – Mais comment arrivez-vous à créer ces impressions lumineuses envoûtantes à de telles échelles ? Demande Feifei. – En regardant et en analysant les décors urbains, un paysage nocturne s’impose très vite à moi. Ensuite, je développe les différents éléments lumineux et je les accorde minutieusement à la réalité, comme un chef d’orchestre avec ses musiciens. – C’est fascinant ! Et est-ce que la perte de la vision nocturne a affecté d’une manière ou d’une autre votre travail ? – Non, pas vraiment, car il y avait déjà bien longtemps que je ne vivais la nuit des villes que de manière virtuelle, à travers mon ordinateur. J’ai toujours été un couche-tôt. J’ai besoin de dormir énormément. Et me promener la nuit en ville n’a jamais été pour moi un but, ni un plaisir. – Donc, votre inspiration n’est jamais venue des anciennes nuits urbaines illuminées ? – Non, non ! Les nuits virtuelles que je crée naissent dans mon esprit, sans référence à quoi que ce soit d’existant. Comme vous maintenant j’imagine puisque vous ne pouvez plus rien voir. Vous vous êtes sûrement déjà fait une représentation mentale de moi, alors que vous n’avez jamais vu mon visage. – Oui, c’est vrai. Votre voix, vos paroles, vos gestes, ce que j’ai appris sur vous, ont construit une image mentale qui ne correspond sans doute pas à la réalité. – J’espère néanmoins qu’elle vous plaît ? 6


– On ne construit pas d’images déplaisantes volontairement. Mais cette image peut évoluer ou s’adapter au fil du temps. – Vous avez finalement beaucoup plus de chance que les voyants qui restent figés sur la première vision de la personne qu’ils ont eue. – De la chance ? Je n’avais encore jamais vu les choses sous cet angle, dit-elle en riant. En tous cas, je suis très heureuse que vous ayez accepté mon invitation. Et je vous en remercie. – Depuis que je vous ai rencontrée ce matin, je ne peux que me féliciter d’avoir accepté. – Est-ce que cette rencontre peut vous inspirer ? Dit-elle avec un sourire plein de charme et de malice. –… – Je peux vous entendre réfléchir. – Oui, je suis déjà en train d’imaginer quelles lumières pourraient vous plaire ! – Vous permettre de vous substituer à ma propre vue est quelque chose de très intime. Je dois vous faire confiance. – J’espère pouvoir vous surprendre très bientôt avec des nuits virtuelles comme vous ne pourrez jamais en imaginer. – J’y compte bien et j’ai hâte de vous revoir pour visionner votre travail, si je peux m’exprimer ainsi. Merci beaucoup David et à très bientôt donc, dit-elle en se levant de table. – Oui, à très bientôt. Et encore merci pour ce succulent dîner. Et elle le quitta, le laissant dériver dans ses pensées, face à l’immense obscurité de Shanghai qui emplissaient les baies vitrées, surplombée par une voie lactée fascinante que plus personne ne pouvait voir. Qui aurait pu imaginer que la pollution lumineuse disparaîtrait totalement en ville, redonnant une nouvelle vie nocturne au ciel étoilé et à la voûte lumineuse ? Et que ce spectacle grandiose ne pourrait plus jamais être apprécié… – Quel dommage que cette très belle jeune femme ne puisse plus voir sa ville illuminée, se dit David, encore troublé par cette rencontre. * La nuit est tombée sur Venise. Des centaines de gondoles se promènent sur la lagune. Les lampions qu’elles portent se réfléchissent dans le miroir obscur et dessinent des traînées colorées joyeuses et ondoyantes qui semblent relier les îles. Au loin, le quai de la place Saint-Marc est constellé de petits points lumineux verts fixés sur les bricoles en bois qui permettent aux bateaux de s’amarrer. Les îles naturelles de la lagune sont entourées d’une couronne de roseaux bioluminescents qui luisent délicatement dans la nuit étoilée. Ces ceintures de lumière bleutées 7


composent une géographie étonnante qui se multiplie à l’infini. Les îles habitées sont nimbées d’un halo de lumière dorée. Les façades de la place Saint-Marc sont illuminées de manière très douce avec une couleur dorée qui semble presque irréelle. Les reflets chatoyants des palais animent le miroir obscur de la lagune. Les dômes de la basilique semblent recouverts d’un vert iridescent. Ils soulignent de loin la silhouette de la ville, enveloppée d’une brume luminescente qui s’effiloche progressivement. Le clocher du campanile, également illuminé, perce délicatement ce plafond brumeux. Les fenêtres des palais, ourlées d’un trait de lumière doré, révèlent la composition des façades et les intérieurs. La ville entière semble comme suspendue au-dessus de l’eau. Une vision fantasmagorique et rêvée de la Sérénissime qu’on a du mal à quitter… – Waow ! Se dit Feifei, après être rentrée chez elle. Elle est ravie d’avoir téléchargé et visionné la nuit virtuelle vénitienne que lui a offert David. Elle en est encore tout émue et sent son cœur battre la chamade. C’est incroyable ! Quel bonheur de pouvoir s’immerger dans ce paysage si poétique, et si empreint d’une telle sensorialité. – Moi qui ai visité Venise, je n’aurais jamais imaginé qu’elle pouvait ressembler à ça la nuit ! Cet homme a un talent fou. J’ai hâte de découvrir ce qu’il peut imaginer pour Shanghai. Quelle chance j’ai eu qu’il accepte tout de suite mon invitation et qu’il soit d’accord pour rester ici pendant quelque temps ! Et elle s’endort en pensant avec tendresse à David et aux bonheurs visuels à venir qu’il pourrait lui apporter. * Imaginer des nuits shanghaiennes virtuelles est un véritable défi pour David. Il décide d’analyser la structure de la ville afin d’en comprendre l’histoire. Il a entendu parler, avant son départ, d’une maquette gigantesque de la ville qui se trouve dans l’un des bâtiments municipaux. Cette maquette qui date des années 2000 a été conservée en l’état par les autorités municipales et entretenue régulièrement comme un trésor national. Elle a été construite sur place, au soussol du bâtiment qui abrite encore aujourd’hui le département d’urbanisme de la métropole de Shanghai et mise à jour jusqu’en 2020. David découvre avec ravissement une gigantesque ville en miniature composée de milliers de bâtiments et de tours en plastique transparent qui s’illuminent intensément grâce à des fibres optiques intégrées au plafond. Celles-ci conduisent la lumière solaire en fonction des souhaits des spectateurs qui désirent comprendre la structure des quartiers et la morphologie de la ville. Le fleuve Huangpu est constitué d’un très ancien écran vidéo qui diffuse encore un vert luminescent sur lequel naviguent des bateaux de toutes tailles vers le port qui marque la limite maritime de Shanghai. L’expansion 8


incroyable qu’a subie la ville depuis les années 2020, pour accueillir aujourd’hui plus de 40 millions d’habitants, n’a pas été reconstituée sur la maquette, faute de place dans cette grande salle au sous-sol. La ville apparaît donc comme figée à cette époque aujourd’hui révolue. Une exposition multimédia accompagne la maquette pour expliquer la naissance de Shanghai et son développement au cours des siècles. Un gigantesque panorama animé développé sur 180 degrés présente la célèbre image nocturne de la silhouette de Pudong telle qu’elle était avant son démantèlement. David examine le Bund et le quartier d’affaires de Pudong en détail grâce à la passerelle qui enjambe la maquette. Il découvre que les îles artificielles habitées construites par le père de Feifei près de la rive Ouest du fleuve n’ont pas été ajoutées à la maquette. De nombreuses tours de très grande hauteur sont également manquantes. Cette ville transparente fascine David et lui donne des idées pour commencer à composer des nuits virtuelles shanghaiennes. Quelques jours plus tard, alors qu’il est en plein travail depuis sa visite de la maquette, David reçoit un appel de Feifei qui souhaite l’inviter le soir même à une réception nocturne pour lui faire rencontrer des collègues et des amis et lui changer un peu les idées après ces journées de travail si intenses. Elle lui demande si son projet avance bien. Mais David préfère rester évasif : il aimerait lui faire la surprise lorsqu’il aura finalisé sa première nuit virtuelle shanghaienne. Feifei propose de venir le chercher vers 18 h, à la tombée de la nuit. Pendant qu’ils se dirigent vers le lieu de la réception, David s’étonne que des soirées nocturnes soient organisées alors qu’il est si difficile de voir dès que le soleil s’est couché. – Les lieux dans lesquels sont proposées des soirées nocturnes sont intensément illuminés avec des niveaux lumineux proches de ceux de la lumière du jour pour permettre aux visiteurs de continuer à voir en vision diurne, lui explique Feifei. Bien sûr, pour moi, cela ne change rien, ajoute-t-elle avec un sourire à la fois malicieux et nostalgique. – Et que font les gens qui souhaitent néanmoins sortir la nuit ? – Les centres commerciaux se sont multipliés à Shanghai. Ils sont éclairés brillamment des sols aux plafonds et proposent aux clients tous les services possibles, toute la nuit. Les éclairages très intenses des parois donnent à l’intérieur une sensation d’apesanteur aux visiteurs. Et tous les espaces sont aveugles pour ne pas laisser la possibilité aux clients d’entrevoir la nuit noire à l’extérieur qui les déprimerait. Les gens se déplacent ainsi en ville d’un îlot lumineux à un autre, conduits par des véhicules autonomes. Ou alors ils restent chez eux. À l’extérieur, c’est le règne du noir et pratiquement personne n’est tenté de s’y promener car il est quasiment 9


impossible de s’y repérer à pied. Même le Bund est désert la nuit. Des belvédères lumineux et des restaurants ont été installés en surplomb du fleuve pour les nostalgiques des anciennes nuits shanghaiennes. Mais la seule vue possible à travers les baies vitrées est paradoxalement celle d’une profonde obscurité. Ils entrent tous les deux dans un immense volume en briques de verre illuminées, appelé Z58. À l’intérieur, il semble faire jour dans cet espace quasiment vide et de très nombreux convives sont déjà arrivés. La lumière très intense reproduit successivement les couleurs d’un lever et d’un coucher de soleil qui se déplacent lentement sur l’ensemble des parois. Feifei est accueillie et saluée par beaucoup de monde. Elle présente systématiquement David mais semble peu apprécier ces mondanités. Une performance de danse est programmée au centre de l’espace. Feifei qui semble très bien connaître ce lieu entraîne David vers un ascenseur qui les conduit au dernier étage de l’édifice dans un cube de verre opaque noir, suspendu dans le vide et totalement ouvert sur le ciel obscur. Au centre de cet espace très zen, deux transats lumineux permettent de s’allonger pour regarder la voûte céleste désespérément noire. Feifei et David s’installent sur les sièges. – Maintenant, nous sommes à égalité, dit-elle dans un grand éclat de rire en retirant ses lunettes noires. David ferme les yeux et se concentre sur la voix et les mouvements du corps de Feifei qu’il perçoit quand elle parle. Ils vont discuter toute la nuit en « contemplant » le noir du ciel : de leurs vies, de leurs parcours, de leurs rencontres, de leurs désirs et de leurs envies de changer le monde. Car Feifei aussi est une idéaliste. Elle ne se satisfait plus de son travail de journaliste et de présentatrice télé. Elle aimerait épouser une grande cause, aider les gens et participer si elle le peut à transformer la société. David est enchanté d’apprendre ça. * Le blocage en vision diurne a eu pour effet corollaire de perturber gravement l’horloge biologique. La plupart des gens ont développé des insomnies et ne peuvent quasiment plus dormir la nuit, alors que celle-ci leur offre pourtant une profonde obscurité. Pour les plus courageux, des pilules permettent de trouver quelques heures de repos, y compris de jour bien sûr. La modification des rythmes circadiens a entraîné des usages nocturnes très différents et très variés. Les villes vivent toutes dorénavant 24 h sur 24. Et les commerces comme les services ont dû s’adapter. 10


Les citadins ont des revenus modestes et la grande majorité d’entre eux vit très difficilement. De plus, la nuit noire intense est un facteur de dépression. Et très peu de personnes ont les moyens de s’offrir des substituts visuels. La perte de la vision nocturne a changé radicalement les habitudes des populations urbaines chinoises qui aimaient investir l’espace public à la nuit tombée pour y rencontrer des amis, jouer au Majong, chanter des airs d’opéra chinois, danser en groupe, pratiquer le Tai Chi ou le Karaoké. L’espace public chinois est aujourd’hui désespérément vide et la sociabilisation des citadins a pris d’autres formes, au cœur des grand centres commerciaux, au détriment du plaisir que procurait autrefois cette appropriation, notamment aux personnes âgées. * David travaille d’arrache-pied depuis plus d’une semaine. Épaulé par une quarantaine de concepteurs de jeux vidéo qui ont été mis à sa disposition par Feifei, il avance vite dans son projet. Il orchestre et organise le travail de chacun. Ces concepteurs chinois sont très doués et ils apprennent très vite les techniques de modélisation des mises en lumière virtuelles qu’il leur indique. Le métier de concepteur lumière, lié à la mise en lumière de la ville et des architectures, ayant totalement disparu à la suite de la dégénérescence de la vision nocturne, les concepteurs de jeux vidéo sont aujourd’hui les plus à même de reproduire ce que David souhaite créer. Il espère pouvoir faire un premier test avec Feifei très prochainement. Il pense pouvoir visionner en simultané avec elle cette première nuit virtuelle shanghaienne pour analyser et partager ses sensations. Il a appris que Feifei habite sur une des plus belles îles construites par son père devant le Bund, face à Pudong. C’est là qu’il souhaite l’immerger dans le paysage nocturne changeant qu’il a imaginé pour elle. Feifei et David se retrouvent dorénavant tous les soirs, pour dîner et faire un point sur l’avancée des travaux de David mais aussi et surtout pour passer de longs moments à discuter et à refaire le monde. Ils se sentent bien ensemble. Leur complicité est devenue une évidence. Enfin, David est prêt. Il propose à Feifei de découvrir ensemble cette première nuit virtuelle shanghaienne. Pour plus de facilité technique et pour ne pas être perturbés par d’autres personnes, il lui suggère de visionner cette nuit chez elle, dans un environnement où elle est parfaitement à l’aise et face à un paysage urbain qu’elle a très bien connu. La maison de Feifei se prolonge face au fleuve par une immense terrasse suspendue au-dessus d’un jardin contemporain très sophistiqué, inspiré des célèbres jardins chinois classiques de la ville de Suzhou toute proche, construits au XVIe siècle sous la dynastie Ming. En contrebas, plusieurs bassins reliés entre eux par de petits 11


cours d’eau génèrent des sons très apaisants. La terrasse fait face à la silhouette du quartier d’affaires de Pudong. C’est l’endroit idéal pour David. Et c’est là que Feifei va découvrir en simultané avec David sa première nuit virtuelle shanghaienne qui va la bouleverser. Ils perçoivent d’abord au-dessus d’eux un ciel luminescent légèrement teinté, recouvert de milliers d’étoiles, au centre duquel trône une bande blanchâtre ellemême composée d’une multitude d’étoiles qui signent la voie lactée, telle qu’on peut l’observer depuis la terre. C’est un véritable choc pour Feifei qui n’avait jamais eu l’occasion de voir ce spectacle nocturne féérique, ici à Shanghai, dans cette ville perpétuellement polluée. Devant eux, les immeubles et les tours du quartier d’affaires de Lujiazui surgissent lentement mais ils semblent complètement transparents. On distingue néanmoins les formes et l’accumulation incroyable de ces objets architecturaux qui dominent le fleuve. Peu à peu, les volumes cristallins s’illuminent de l’intérieur. La lumière, presque évanescente, emplit d’abord les architectures à partir du sol puis se déploie progressivement jusqu’aux sommets pour rejoindre la voie lactée. La silhouette géométrique en noir et blanc du quartier s’interpénètre avec la forme en arc très organique et de couleur pastel de la voie lactée. Au pied des immeubles et des tours, le paysage de la berge commence à apparaître. Les arbres semblent phosphorescents, constellés de millions de lucioles qui brillent à l’unisson, en une parade nuptiale irréelle. Les grands volumes architecturaux s’animent. Les baies vitrées laissent transparaître la vie intérieure de tous les niveaux. Des ondes de lumière se propagent très lentement sur les façades, du Sud au Nord, à la vitesse du fleuve. Lorsqu’ils tournent la tête à l’unisson, le panorama se déploie à leur rythme, épousant la courbe du fleuve et s’étirant ensuite vers les lointains. La masse liquide devient iridescente. Elle reflète la silhouette nocturne du district de Pudong qui semble danser sur le fleuve, sillonné d’une myriade de bateaux multicolores. C’est une image grandiose, à couper le souffle. David murmure à Feifei de patienter encore quelques minutes, car il a prévu une surprise pour elle. Le paysage s’obscurcit très lentement. Soudain, quatre tours lumière, numérotées de 1 à 4, apparaissent progressivement sur la berge opposée et étirent leurs reflets sur le fleuve. À ce signal, l’ensemble de la silhouette de Pudong s’illumine telle qu’elle existait vers la fin des années 2010. La plus haute tour de l’époque, recouverte d’un bandeau défilant vertical en LED rouge, souhaite la bienvenue aux touristes. Les immeubles et les autres tours sont drapés d’écrans vidéo géants qui diffusent alternativement des images commerciales et des animations graphiques très créatives. Sur la gauche du quartier, la Perle de l’Orient, la tour de télévision, 12


est illuminée par une constellation de petits points lumineux qui changent de couleurs et montent à l’assaut de cette structure qui ressemble à un bilboquet géant. Chaque illumination est autonome mais l’ensemble forme une image lumineuse kitch qui a enchanté les habitants de Shanghai et séduit des générations de touristes. C’est pour Feifei, un grand moment d’émotion qui la transporte au temps de son enfance. Les larmes lui viennent aux yeux et elle étreint par réflexe la main de David. Dans un murmure, elle le remercie de lui avoir procuré tant de bonheur. David n’ose pas bouger, ni rompre ce moment d’intense intimité. Il est tombé amoureux de cette jeune femme si attirante et si mystérieuse. Il se dit qu’il aimerait rester à Shanghai, et passer du temps avec elle pour mieux apprendre à la connaître. Le paysage nocturne s’assombrit lentement quand soudain des centaines de feux d’artifices éclatent dans le ciel, illuminant les tours de couleurs chatoyantes. Les berges s’embrasent et le fleuve se couvre d’une robe dorée éblouissante. Feifei éclate de rire. – Vous commencez à bien vous imprégner de la culture chinoise, dit-elle à David en se retournant vers lui. Elle lui propose alors de boire une coupe de champagne dans sa maison pour célébrer cette première nuit virtuelle shanghaienne qui l’a comblée au-delà de ses espérances. Et plus tard, toujours troublée et séduite, elle l’invitera à passer la nuit chez elle. C’est le début d’une passion amoureuse qui va les mener tous deux vers de grandes aventures, personnelles et professionnelles. * Rapidement, Feifei propose à David de mettre à disposition sa fortune pour financer le développement de nuits virtuelles urbaines en temps réel et à des échelles monumentales. Elle aimerait démocratiser ces services, les proposer à faible coût, pour que tout le monde, riches ou pauvres, puisse y accéder et redécouvrir la beauté incroyable des nuits urbaines illuminées. Elle pense qu’un nouveau marché immense pourrait naître. David décide de s’installer définitivement à Shanghai avec Feifei. Ils vont créer ensemble la société Aladin, dédiée à la conception et à la production en masse d’implants bioniques bon marché pour visionner les nuits virtuelles qu’ils mettront sur le marché. En quelques années, la société va se développer et très vite ce seront près de deux milliards de citoyens chinois abonnés à Aladin qui redécouvriront les nuits des villes grâce aux programmes virtuels mis au point par David et son équipe. Ces nouvelles possibilités de visionnage vont totalement transformer les villes chinoises. Les projets d’aménagement se multiplient pour permettre aux citadins 13


de découvrir ces nuits virtuelles dans les meilleures conditions possibles face au Skyline et aux grands paysages des villes. Des hôtels, des restaurants, des belvédères en surplomb sont imaginés par des architectes venus du monde entier. Mais Feifei reste sur sa faim. Elle aimerait embaucher les meilleurs experts mondiaux, pour mieux comprendre les causes du blocage en vision diurne de l’humanité. Elle veut financer et encourager des recherches sur la réparation des cellules endommagées de la rétine de ses concitoyens et redonner si possible la vue nocturne à des millions de citadins, en Chine comme dans le monde. Elle rêve, en hommage à son père, de pouvoir recréer rapidement des nuits urbaines réelles, des mises en lumière et des paysages nocturnes, pour les offrir de nouveau aux regards de ses compatriotes. Ouvrir en quelque sorte, une nouvelle ère pour la vision humaine, après tant de décennies vécues dans la noirceur nocturne urbaine.

14


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.