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La nuit habitée Par Roger Narboni
Illustration ©Floriane Deléglise, CONCEPTO
Chengdu © Roger Narboni, KKK & Zhongtai
La nuit habitée - Roger Narboni
En ce temps-là, les habitants des villes avaient développé des besoins nocturnes et des désirs tellement opposés en termes d’éclairages publics, qu’il avait fallu réorganiser complètement la morphologie urbaine pour répondre à leurs attentes. Certains souhaitaient des éclairages urbains intenses et des quartiers abondamment illuminés, principalement pour des raisons de sécurité ; tandis que d’autres, au contraire, amoureux de la nuit, avaient choisi de vivre dans une quasi-obscurité en accord avec leur désir de préserver l’environnement et la biodiversité nocturnes. Ces deux idéologies, antagonistes et désormais irréconciliables, avaient entraîné une redistribution urbaine à même de satisfaire tout le monde. Il n’était pas envisageable, sur un même territoire, de dédier arbitrairement des villes à l’obscurité et d’autres à la lumière. Cela aurait entraîné le déplacement de millions de citadins tant ce clivage s’était si rapidement et si largement installé. Et la population mondiale vivait alors principalement dans de gigantesques mégalopoles réparties sur toute la planète. Différentes organisations urbaines avaient donc été expérimentées par de grandes métropoles : une répartition en couronne initiée par l’agglomération de Chengdu en Chine avec un anneau périphérique de villes plongées dans l’obscurité ; une distribution par zones géographiques Nord-Sud proposée par la métropole de New York ; ou bien encore une disposition en secteurs diffus interpénétrés comme l’avait mis en place le Grand Paris. Mais dans certains systèmes, la juxtaposition ou la trop grande proximité des zones urbaines lumineuse perturbait les secteurs obscurs, augmentant les tensions et le ressentiment entre les citadins concernés. Les rares tentatives de combinaison des premiers modèles expérimentées avaient donc vite été abandonnées et finalement, seul le modèle annulaire avait été conservé. Ce choix avait entraîné des découpages électoraux et des élections séparées avec un maire et un conseil municipal pour la ville-centre illuminée, et un autre maire assisté d’un autre conseil municipal pour la ceinture urbaine obscure périphérique. Les deux élus se rencontraient fréquemment pour aborder et régler si possible en amont les sujets de conflits potentiels entre leurs concitoyens. Cette organisation urbaine annulaire basée sur un gradient lumière-noir, avait été adoptée rapidement par toutes les mégapoles car elle permettait de préserver de la pollution lumineuse les grands territoires ruraux ou naturels non habités. Elle existait aujourd’hui depuis des décennies, pour le plus grand bonheur des citadins dont les philosophies radicalement différentes ne pouvaient plus être réconciliées. 2
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* Lucy était une jolie jeune femme chinoise, dynamique et élégante, d’une trentaine d’années, qui était née et habitait dans la ceinture obscure de la mégapole de Chengdu, capitale du Sichuan chinois. Elle adorait cette obscurité urbaine qu’elle avait toujours connue. Elle avait décidé de consacrer ses talents artistiques à la création de bijoux et d’accessoires lumineux qui permettaient aux habitants de cette zone de se promener la nuit en toute tranquillité. Elle était elle-même très friande d’autonomie nocturne et elle sortait systématiquement accompagnée d’un petit drone lumineux, couplé à son téléphone portable, qu’elle avait personnalisé et qui la suivait partout. Elle aimait profiter de cette noirceur et n’hésitait pas à aller déambuler la nuit jusqu’en limite de la ceinture obscure pour découvrir et apprécier les zones naturelles qui l’entouraient. Depuis que cet anneau vert avait été créé vers la fin des années 2010 à Chengdu, tout le long du quatrième périphérique sur près de cent-vingt-cinq kilomètres, les amoureux de la nuit, dont ses parents faisaient partie, avaient été séduits et étaient venus s’y installer. La start-up de Lucy connaissait un certain succès et ses produits lumineux se vendaient bien grâce au bouche-à-oreille. Lucy possédait sa propre collection de boucles d’oreille et de colliers lumineux assortis, aux différentes tonalités changeantes, qu’elle adaptait à la couleur de ses vêtements. Elle adorait également porter des bagues et des bracelets qui luisaient dans l’obscurité et la plupart de ses vêtements intégrait des éléments de tissus et des parements luminescents. Ce look insolite qui faisait retourner les regards des passants sur elle la ravissait. Elle travaillait dur et elle essayait de profiter au maximum des nuits tardives pour se promener ou aller boire un verre avec des amis, si possible en terrasse, afin de bénéficier le plus possible du ciel étoilé. Souvent vêtue d’une robe noire, moulante et très courte, qui mettait en valeur ses bijoux lumineux étincelants et son corps bien proportionné, elle était très courtisée. Mais elle défendait jalousement son indépendance et sa liberté. Lucy ne comprenait pas que tant de citadins aient décidé de vivre dans les zones centrales sur-illuminées de Chengdu, et elle craignait d’avoir à s’en approcher. A contrario des insectes photophiles, Lucy était lucifuge : elle fuyait spontanément la lumière intense. Elle s’était sentie véritablement agressée lorsqu’elle avait appris que les autorités gouvernementales avaient imposé au maire de la ceinture obscure l’installation de corridors lumineux, afin de permettre aux habitants de sortir plus facilement des villes-centres illuminées et de voyager la nuit en toute sécurité vers d’autres centres-villes 3
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lumineux déportés. Elle redoutait la mise en danger de cette obscurité urbaine bienfaisante qu’elle aimait tant. L’expansion des zones lumineuses lui paraissait sans fin. Si les choses continuaient ainsi, la nuit urbaine serait bientôt totalement et définitivement habitée. Elle s’était donc engagée, avec quelques amis, dans une bataille citoyenne en contestant des corridors lumineux qu’ils jugeaient injustes et très dangereux pour la biodiversité. Ils avaient d’abord tenté d’agir sur les réseaux sociaux, de convaincre les habitants des zones obscures. Mais ils s’étaient vite heurtés à la puissance de la censure d’État sur les sujets sensibles comme la remise en cause des corridors lumineux. Les gouvernements locaux considéraient depuis longtemps que l’équilibre fragile acquis entre les villes lumineuses et les cités obscures ne devait pas être remis en cause. Mais la proportion, sans cesse croissante, de la population adepte des éclairages publics intenses, était en train de changer la donne. Les corridors lumineux devaient être mis en place, même si c’était aux dépens des amoureux de la nuit. Ils étaient devenus essentiels dans le maillage des villes illuminées. Pour les autorités, la contestation des corridors lumineux n’était absolument pas envisageable et toute velléité d’organiser ou de structurer une certaine forme de résistance devait être combattue. Lucy et ses amis étaient donc passés à l’action en bloquant ou en éteignant les premiers corridors lumineux mis en service. Cette démarche militante contrastait vivement avec l’image glamour qu’elle affichait lorsqu’elle se promenait, parée de ses bijoux et ornements lumineux. Mais finalement, cette double vie lui permettait de masquer son engagement politique qui grandissait progressivement en elle et, elle l’espérait, de la protéger des enquêtes des autorités. Pour mieux comprendre les enjeux et les nuisances de ces corridors, avant toute action concrète, et refoulant ses réticences physiques, elle avait décidé d’aller les voir de plus près. Elle voulait les explorer seule, uniquement accompagnée de son fidèle drone lumineux. Le corridor le plus proche de chez elle, et qui avait été ouvert récemment, était situé à quelques heures de marche. Il coupait littéralement en deux une grande zone naturelle de marais très appréciée des habitants de cette partie de la ceinture obscure. * Une nuit, alors qu’elle s’engage dans ce paysage de marais, Lucy aperçoit au loin un halo lumineux intense qui semble imprégner une brume compacte. 4
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Elle perçoit un bruit continu, comme un bourdonnement régulier. Elle est surprise par le contraste saisissant entre l’obscurité bienveillante qui l’entoure et cette lumière ardente qui s’annonce à l’horizon. Guidée par son drone, Lucy emprunte les passerelles en bois qui enjambent les étangs, au cœur de ce parc immense. Il est tard, et elle ne voit ni ne croise personne. Plus elle s’approche de la zone sur-éclairée et plus le bruit devient assourdissant. Elle réalise tout d’un coup que ce corridor lumineux est sillonné par des milliers de véhicules autonomes qui se dirigent vers la villecentre illuminée ou vers l’une des villes satellites. Ce trafic ininterrompu de voyageurs et de marchandises, couplé à cette barrière lumineuse, doit perturber toute vie animale alentour. D’ailleurs, en s’approchant du corridor, la jeune femme se rend compte qu’elle n’entend plus ni les oiseaux, ni les mammifères, ni même les animaux qui vivent habituellement dans les marais et qu’elle aime venir voir. Devant elle, des nuées d’insectes volent en tourbillonnant, attirés par les lumières éblouissantes qui éclairent la tranchée. Le corridor, rectiligne, d’une centaine de mètres, crée une fracture lumineuse impressionnante. Les éclairages jaillissent du sol comme des parois latérales qui canalisent le flux des véhicules de toutes sortes et de toutes tailles qui l’empruntent. L’effet est saisissant. Lucy tente de s’approcher au plus près des parois verticales qui enserrent la tranchée pour comprendre comment le corridor a été construit. Et elle découvre, stupéfaite, un jeune homme lui tournant le dos, complètement prostré, assis en haut du mur. Eh oh ! lui lance-t-elle. Est-ce que ça va ? Il se retourne terrifié et la regarde avec effarement. Qui êtes-vous ? Je peux vous aider ? Vous devriez descendre ! Ça a l’air dangereux de rester là-haut tout seul. Vous vous êtes perdu ? Le jeune homme ne lui répond pas mais semble implorer son aide. Son regard est intense. Il jette des coups d’œil inquiets au drone lumineux qui volète audessus de Lucy. Il est jeune et très bien bâti, avec de longs cheveux noirs qui lui descendent sur les épaules. Il porte un jean et un tee-shirt blanc, recouvert au centre d’un beau dessin géométrique, qui met en valeur ses bras musclés, bronzés et tatoués. Il est beau, se dit Lucy, surprise de cette rencontre en plein milieu de la nuit dans cet endroit improbable. Je m’appelle Lucy. Lui dit-elle pour le rassurer. Et vous ? Whiro. Je m’appelle Whiro, répond-il toujours aussi angoissé, regardant de tous côtés et cherchant à apercevoir derrière la jeune femme ce qui se cache dans l’obscurité. Et puis il se rend compte que Lucy porte des vêtements 5
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lumineux étonnants et des parures luminescentes qu’il n’a encore jamais vues. Vous êtes seule, demande-t-il enfin à la jeune femme. Vous pouvez m’aider ? Je suis complètement perdu. Mon véhicule autonome et mon système de communication sont tombés en panne. Oui, bien sûr. Descendez et je vais essayer de vous aider. Descendre, là, dans l’obscurité ? Mais vous n’y pensez-pas ! C’est hors de question ! Vous ne pouvez pas plutôt monter, vous ? Mais pourquoi faire ? Que fera-t-on une fois tous les deux là-haut ? Il vaudrait mieux venir avec moi et on essaiera de trouver une solution demain matin pour votre véhicule. Tant qu’il fait nuit, nous ne pouvons rien faire de toute manière. Mais c’est justement parce qu’il fait nuit que je ne veux pas bouger. Je veux rester près du corridor. Toutes ces lumières me rassurent. Lucy sourit puis éclate de rire. Ne me dites-pas que vous avez peur du noir ! Allons, venez. Vous n’allez pas rester là-haut toute la nuit. Et puis je ne pense pas que tous ces insectes attirés par les lumières vont vous laisser longtemps tranquille. Vous êtes sûre ? Vous voulez bien rester avec moi et m’accompagner pour trouver de l’aide ? Mais au fait, qu’est-ce que vous faites là, toute seule ? Je vous expliquerai cela plus tard. Croyez-moi, il vaut mieux que vous descendiez. Lucy est impressionnée par la beauté et la carrure de cet homme qui a l’air bien plus jeune qu’elle. Elle s’approche de lui avec son drone au-dessus d’elle et tente de le rassurer. Et vous, qu’est-ce que vous faisiez dans ce corridor ? Vous alliez où ? Je travaillais. Je suis ingénieur éclairagiste et mon rôle est de vérifier l’état et le bon fonctionnement des éclairages du corridor. Je n’aurais jamais imaginé que mon véhicule allait tomber en panne. Allez, suivez-moi, nous avons de longues heures de marche avant d’arriver chez moi. Vous habitez dans ce marais ? Mais non ! J’habite en bordure, dans une des cités lacustres de la zone obscure. Allons-y ! D’accord. Mais je vous en prie, restez tout près de moi. Vos vêtements et votre drone vont nous aider à éclairer le chemin. Cette obscurité alentour est extrêmement angoissante. Et tous ces bruits curieux ! Mais ce sont les véhicules du corridor lumineux qu’on entend. 6
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Non ! Je parlais de ces petits bruits qui semblent venir des marais dans l’ombre… Ne vous inquiétez pas ! L’obscurité ici est bienfaisante. Il ne risque rien de vous arriver, croyez-moi ! Et Lucy et Whiro se mettent en route, Lucy ouvrant la marche, suivie comme son ombre par le jeune homme silencieux et terrifié qui regarde de tous côtés. * Lucy avance rapidement, perdue dans ses pensées. Elle se demande comment on peut travailler sur des éclairages. Comment peut-on participer à la construction des corridors lumineux ? Et surtout, comment peut-on avoir peur de l’obscurité ? Ce jeune homme est vraiment étrange. Il n’a pas l’air vraiment chinois, même si son chinois est parfait, avec cette pointe d’accent sichuanais qu’elle reconnaît si bien. De son côté, Whiro, qui suit de près la jeune femme, admire sa silhouette, son corps, ses fesses, la souplesse avec laquelle elle progresse au cœur de ces marais obscurs qu’il craint tant. Il est fasciné par les parements luminescents aux couleurs changeantes de ses vêtements, qui s’enroulent autour d’elle en soulignant ses formes, et par les bijoux étonnants qu’elle porte. Les boucles d’oreille chatoyantes, qui oscillent à chacun de ses pas, sous sa coupe de cheveux courts, l’hypnotisent. Il n’ose pas lui parler pour ne pas rompre le charme. Il se laisse entraîner par le rythme de la jeune femme. Mais Whiro a du mal à maîtriser l’angoisse provoquée par la nuit noire alentour. C’est la première fois qu’il déambule dans une zone obscure de la ceinture de Chengdu, lui qui vit dans le centre sur-illuminé de la ville et qui a toujours eu peur de l’obscurité. Il se demande où Lucy peut bien le conduire. Après quelques heures de traversée, Whiro aperçoit au loin de petites lanternes orangées accrochées aux poutres extérieures de maisons posées sur pilotis au centre d’un immense plan d’eau. Chaque maison en bois, recouverte d’un toit de tuiles noires aux angles fortement relevés, est isolée des autres et reliée à la berge par une longue passerelle également en bois. Il est tard et tout le monde semble dormir dans le village lacustre. L’obscurité est omniprésente, percée seulement par ces tout petits points lumineux orangés. Et les reflets des lanternes, qui ondulent à la surface de l’eau, créent un tableau nocturne féérique qui calme enfin Whiro. Lucy s’engage sur une des passerelles qui conduit chez elle. Elle pose et éteint son drone à l’entrée et invite Whiro à entrer après s’être déchaussé. 7
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Vous n’allumez pas ? Mais pourquoi faire ? Les plantes bioluminescentes de mon salon sont suffisantes pour y voir clair. Et comme ça, je peux apprécier tout à loisir, par les fenêtres, la pénombre du lac alentour. Vous allez voir, au bout de quelques minutes vos yeux vont s’habituer et vous y verrez très bien, croyez-moi. Voulez-vous du thé ? Avez-vous faim ? Juste du thé. Ce sera parfait. Merci. Lucy apporte une théière et des tasses en verre transparentes sur un plateau et s’assoit en face de lui. Êtes-vous chinois, lui demande-t-elle curieuse, pendant qu’elle allume la bougie sous la théière, puis le sert avec une grande délicatesse. Non, je suis d’origine maorie. J’ai été adopté très jeune en Nouvelle Zélande par un couple de Chinois qui vit et travaille maintenant ici à Chengdu. Ils possèdent une agence de conception lumière et c’est grâce à eux que je suis devenu ingénieur éclairagiste. Et du coup, c’est comme ça que vous êtes devenu un ennemi de l’obscurité, ou plutôt un combattant de la lumière ? Lui lance-t-elle avec une pointe de défi. Mais pas du tout ! J’en ai juste très peur. Je ne la combats pas. Mais parlezmoi plutôt de vous. Que faisiez-vous toute seule à pied en bordure du corridor lumineux ? Vous n’aviez pas l’air du tout perdue… C’est une longue histoire. Et je suis très fatiguée. Je vous raconterai tout ça demain. Avec le jour, les choses auront l’air beaucoup plus évidentes à comprendre. Je vous laisse dormir sur cette natte. Il y a une couette ici si besoin. La lumière bleutée des plantes et les ombres mouvantes qu’elles créent à l’intérieur de la maison devraient vous rassurer et vous aider à vous endormir. Elle se dirigea vers l’escalier, ses vêtements s’éteignant lentement les uns après les autres, et monta à l’étage rejoindre sa chambre où elle s’endormit très vite, en souriant et en songeant à cette rencontre imprévue. Whiro regarde autour de lui cette étrange maison sans lampe ni paroi lumineuse où seules des plantes luisent et diffusent une douce lumière dans la pièce. Et au dehors, la nuit, le lac, d’un noir profond. Il n’a jamais rien vu de tel, se dit-il avant de sombrer dans un profond sommeil, épuisé mais ravi. *
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Le lendemain matin, Lucy est réveillée par des petits bruits métalliques et une bonne odeur de café. Elle qui vit seule n’est pas habituée à ce genre de surprise. Elle s’habille rapidement et descend dans la grande pièce ensoleillée où un tout autre Whiro, rayonnant et souriant, s’affaire dans la cuisine. tout occupé à préparer un petit-déjeuner. Je me suis permis d’utiliser votre cuisine pour vous remercier en vous préparant le petit-déjeuner. J’espère que vous aimez le café le matin ? Oui, merci beaucoup. Vous allez bien ? Vous avez pu dormir malgré la pénombre ambiante ? Oui, mais je dois dire que je revis littéralement depuis que le jour s’est levé. C’est tellement beau ici ! Quel changement ! Je préfère la nuit. Tout est plus fort et plus excitant. Lucy boit tranquillement son café et commence à lui raconter comment elle est née et a vécu toute son enfance ici, dans la ceinture obscure de Chengdu. Une fois ses études de designer et de styliste terminées, elle a créé seule sa société pour concevoir et vendre des vêtements et des bijoux lumineux, aujourd’hui très demandés. Elle lui explique aussi la raison de sa présence hier près du corridor lumineux pour mieux comprendre son fonctionnement. Elle lui parle de ses amis inquiets de la progression et de l’expansion effrénée des corridors lumineux qui mettent en danger leur environnement et leur tranquillité. Whiro tente de la rassurer. Ces corridors sont limités et ils sont nécessaires pour les habitants du centre-ville. Lucy, perturbée par sa sincérité et son honnêteté, lui dit qu’elle va y réfléchir. J’aimerais vous revoir, lui dit-il en la quittant. Accepteriez-vous de venir en centre-ville dîner avec moi un soir ? En centre-ville ? Avec toutes ces lumières ? Vous plaisantez ! Je crois que je serais complètement paniquée. Je n’y suis jamais allée. C’est au tour de Whiro d’éclater de rire. Non, vous êtes sérieuse ? Je vous prêterai des lunettes de soleil et je choisirai un restaurant le moins éclairé possible. Promis ! Alors, c’est d’accord ? Samedi prochain ? Lucy accepte. Elle se dit aussi que cela pourrait être intéressant de discuter avec lui et de le questionner afin de mieux comprendre les stratégies et les projets de développement des corridors lumineux. Et puis, elle le trouve vraiment très beau et sympathique, même si elle pressent qu’il doit être beaucoup plus jeune qu’elle. Elle ressent une attirance physique presque animale pour lui, alors qu’elle ne le connaît que depuis la nuit précédente. 9
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Le soir même, Lucy raconte à ses amis son aventure de la veille et son étrange rencontre nocturne avec Whiro. Elle leur décrit aussi le corridor lumineux et leur fait part de la difficulté de tenter quelque chose là-bas. Elle décrit le comportement apeuré du jeune homme et son aversion pour l’obscurité, ce qui surprend ses amis. Elle leur parle aussi de son intention de le revoir très prochainement pour en savoir un peu plus sur le fonctionnement des corridors lumineux. Tu vas aller en centre-ville ? Toi ? En tous cas, je vais essayer. Et comme ça, je pourrai vous raconter à quoi ça ressemble là-bas. * Le samedi en fin d’après-midi, quand Lucy arrive au centre-ville de Chengdu, elle se sent impatiente de revoir Whiro. Elle a souvent pensé à lui depuis leur rencontre. Elle qui d’habitude est ravie d’être seule, s’est surprise à se rappeler la présence du jeune homme chez elle et au plaisir qu’elle avait éprouvé en petit-déjeunant et en discutant avec lui à son réveil. Elle marche vers l’ouest, le long d’un des affluents de la rivière Jin qui traverse Chengdu, pour retrouver Whiro en pensant avec un peu d’inquiétude à la nuit qui va tomber prochainement. Elle ne sait pas à quoi s’attendre. Bien sûr, de jour, le paysage alentour n’est guère différent de chez elle, même si la densité des constructions est ici beaucoup plus grande et les parcs moins étendus. Ils ont rendez-vous dans un des petits temples bouddhistes situé dans un parc dédié au célèbre poète Du Fu qui a vécu ici au VIIIe siècle sous la dynastie Tang. Lucy contourne un très haut pan de mur qui cache l’entrée du parc et qui, selon la tradition bouddhiste était censé protéger le temple des attaques de démons. Ceux-ci, supposés stupides, étaient incapables de le contourner et venaient s’écraser dessus lors de leurs assauts vers le temple. Lucy est splendide : elle porte une mini robe noire moulante en dentelle, ceinte d’un fin collier lumineux à mémoire de forme qui s’enroule depuis son cou tout autour d’elle et met en valeur ses formes et sa peau bronzée. Whiro est époustouflé quand il la rejoint. Ils sont heureux de se retrouver et Whiro, avec un grand sourire malicieux, agite la paire de lunettes de soleil qu’il avait promise à Lucy. Tu n’as pas ton drone avec toi ? Non, j’ai pensé que dans cette ville sur-illuminée, il serait bien inutile. 10
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Ils s’installent à l’écart du temple dans un petit salon de thé en bois et commencent à se raconter et à discuter avec passion sans se rendre compte que la nuit est déjà tombée. L’heure de la fermeture du parc approchant, ils se dirigent lentement vers la sortie à la recherche d’un véhicule taxi autonome. Lucy, curieuse, regarde autour d’elle ce parc si délicatement illuminé. Elle qui s’attendait à des éclairages voyants et tapageurs découvre avec surprise des tableaux nocturnes tamisés et très poétiques. De grands bambous éclairés en contre-plongée, situés en arrière-plan des longs murs de couleur ocre rouge, cadrent les allées. De petites lanternes dont les faces reprennent des motifs de bambous, balisent, au sol, les cheminements du parc. Au loin, une grande pagode aux toits dorés se distingue dans la perspective nocturne. L’ensemble est très harmonieux. À chaque intersection, une statue du poète illuminée semble veiller sur la quiétude du parc. Whiro ne dit rien. Il ne veut pas rompre le charme. Il sent que Lucy est conquise par ce paysage nocturne singulier. Il lui prend la main pour l’emmener tranquillement vers la grande porte sculptée de sortie. Il frissonne en effleurant son bras. Sur la place devant le parc, qui accueille les voitures taxi autonomes, un vieil homme semble exécuter une chorégraphie très particulière avec un très grand pinceau à la main. Que fait-il ? demande-t-elle. C’est de la calligraphie éphémère. Avec son pinceau rempli d’eau, il trace au sol des lettres qui s’estompent rapidement en séchant. Ses mouvements projetés au sol par les éclairages alentour créent des ombres mouvantes qui se superposent aux idéogrammes humides. Derrière lui, le grand mur de l’entrée du parc est aussi recouvert d’ombres de bambous projetés, qui ondulent doucement. C’est très beau ! S’extase Lucy. Cette promenade nocturne n’est qu’un préambule pour Whiro. Il veut émerveiller la jeune femme. Il a prévu de l’emmener dîner dans un restaurant panoramique entièrement vitré, situé au 130e étage d’une des centaines de tours du centre-ville qui tourne lentement sur lui-même. De là, il veut lui faire découvrir tout Chengdu illuminé et lui montrer la beauté incroyable de cette partie centrale de la métropole chinoise qu’il apprécie tant. Lucy trouve les rues trop éblouissantes et elle met ses lunettes de soleil en adressant un coup d’œil moqueur à son compagnon. Tous les commerces sont illuminés. C’est une profusion et une cacophonie de lanternes, de projecteurs et de couleurs 11
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qui accompagnent leur trajet. À ce niveau très bas de la ville, il ne semble plus faire nuit, tant les façades ruissellent de lumières, ce qui angoisse Lucy habituée à des rythmes nocturnes contrastés. Elle se blottit dans les bras de Whiro pour surmonter son inquiétude. Tu ne trouves pas cette partie de la ville trop éclairée ? Non. J’aime quand ça brille. Ça me rassure. C’est pourquoi nous sommes en train de développer les corridors lumineux, pour assurer une continuité lumineuse au cœur et par-delà la ceinture obscure. Mais vous allez détruire toute l’ambiance nocturne de ces belles zones naturelles ! Est-ce vraiment nécessaire ? Nous faisons attention. Nous sommes d’ailleurs en train de développer des écrans anti-lumières pour canaliser les éclairages et maîtriser la pollution lumineuse. Ne peut-on pas plutôt enfouir ces corridors ? Non, ça coûterait beaucoup trop cher. Surtout dans ces grandes zones de marais. Allons diner ! Nous aurons tout le temps pour parler de ça plus tard. Ils sont accueillis au pied de la tour par une hôtesse qui vérifie leur réservation. Elle les invite ensuite à prendre la cabine d’ascenseur entièrement vitrée qui s’élève le long de la tour à l’extérieur. Lucy est à la fois inquiète et fascinée par le spectacle qui s’étale à ses pieds. Plus la ville s’éloigne et plus le maillage lumineux qui la compose transparaît. Les édifices rivalisent d’éclairages ; les terrasses en toiture sont toutes illuminées. Les hautes tours sont entièrement recouvertes d’écrans lumineux synchronisés qui proposent alternativement des paysages nocturnes réels ou abstraits, puis des publicités. L’ensemble est saisissant. La silhouette lumineuse du centre-ville envahit tout leur champ de vision. Lucy essaie de distinguer au-dessus d’eux le ciel nocturne mais la pollution lumineuse et la brume l’en empêchent. Elle se sent comme en lévitation dans un labyrinthe de lumières en trois dimensions. Elle ne sait plus quoi penser. Elle sert la main de Whiro qui l’enlace. La table qui leur est réservée est située tout près des immenses baies vitrées. Ils découvrent étonnés leurs reflets qui se superposent au paysage urbain. Les éclairages tamisés du restaurant permettent aux convives d’apprécier toute la beauté du décor nocturne, visible sur 360° et perpétuellement en mouvement. Le jeune couple, debout et enlacé, contemple le spectacle : au loin se détachent la ceinture obscure et la zone où vit Lucy qui s’en amuse et taquine Whiro. 12
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Vus d’en haut, les corridors lumineux qui sillonnent les zones naturelles pour sortir de la ville-centre sont clairement visibles. Lucy constate avec épouvante qu’ils sont déjà très nombreux et couvrent toutes les directions, ce qu’elle n’avait encore jamais soupçonné. La ceinture obscure peut se trouver en grave danger si l’expansion du centre-ville lumineux se poursuit avec des satellites déportés. La jeune femme tente d’aborder de nouveau le sujet lors du dîner mais Whiro esquive systématiquement ses questions, tout au plaisir de partager ce moment en tête à tête avec elle. Il sent intuitivement que ce sujet la bouleverse et il préfère l’éviter. Il espérait secrètement faire changer d’avis Lucy en l’amenant dans les zones éclairées de Chengdu. Passionné par son métier, il lui montre la ville lumineuse qui s’étend à leurs pieds et commente les systèmes d’éclairage. Chacun dans leur histoire, ils ont un rapport à la nuit en ville radicalement différent. Seront-ils capables de s’apprivoiser ? * Whiro propose à Lucy de l’accompagner chez lui, ce qu’elle accepte avec plaisir. Elle découvre avec effarement que son appartement est entièrement composé de parois lumineuses intenses aux couleurs changeantes, qui suivent et s’adaptent à leurs déplacements. Des points lumineux étincelants, intégrés dans le bas des parois, brillent et ondulent au rythme de leur pas. J’ai bien fait de conserver mes lunettes de soleil jusqu’ici, ironise Lucy. Ça ne te plaît pas ? s’inquiète Whiro. C’est très spécial !! Et surtout, c’est la première fois que j’entre dans un tel appartement. Ça me change totalement de ma maison sur pilotis, blottie dans l’obscurité du lac. Le jeune homme s’approche alors tendrement de Lucy, l’embrasse longuement et la guide vers sa chambre. Ils s’étreignent avec passion sur le lit, et commencent à se caresser en se déshabillant mutuellement. Est-ce qu’on peut éteindre les lumières de la chambre, demande Lucy, tout émoustillée. Mais non ! Tout le système est couplé et fonctionne automatiquement. On sera totalement dans l’obscurité si je le débranche ! Mais je ne peux pas faire l’amour dans cette boîte lumineuse ! J’ai besoin d’obscurité pour me sentir à l’aise. Mais moi, j’ai peur dans l’obscurité ! 13
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Ils se redressent alors et s’assoient sur le lit, nus tous les deux, les yeux dans les yeux, avec un petit sourire aux lèvres. Lucy, touchée par la candeur et la jeunesse de Whiro, décide de prendre les choses en main. Elle remet ses lunettes noires, repousse avec tendresse Whiro sur le lit et le chevauche avec fougue. Au bord de l’extase, au diapason du jeune homme, elle arrive enfin à oublier la luminosité pénétrante et envahissante de la pièce et jouit longuement. Leurs corps dialoguent sans retenue. Et Lucy a trouvé d’autres manières d’oublier les lumières. Elle se retourne et enfouit son visage dans les oreillers, offrant ses fesses sculpturales à Whiro qui la contemple et la pénètre avec une douceur que ne laissent pas supposer sa stature imposante et ses muscles. Lucy se cambre vers lui et l’accueille avec bonheur, laissant Whiro à son plaisir, dans cette débauche d’éclairages. Plus tard dans la nuit, Whiro s’endort enfin, peu dérangé par la forte luminosité ambiante, exténué, laissant Lucy comblée, mais incapable de s’endormir. Elle reste pensive à regarder le plafond lumineux coloré, toujours flanquée de ses lunettes de soleil qui la protègent de cette brillance infernale. Cette expérience en pleine lumière, totalement inédite pour elle, l’a laissée perplexe. Elle éprouve de plus en plus d’attirance et même de passion pour Whiro. Leur accord sexuel a été parfait même si leur relation à la lumière et à l’obscurité dans ces moments d’intimité a été si contrastée ! Lucy aurait tellement voulu percevoir son corps dans la pénombre. Le chercher à tâtons, le toucher avec douceur, sans être agressée par la luminosité crue ambiante qui dévoilait toute leur nudité, avec impudeur. Elle se prend à rêver de le convaincre de venir vivre avec elle dans la ceinture obscure, de l’accompagner et de le guider pour domestiquer sa peur du noir. Sa connaissance des corridors lumineux serait aussi utile pour elle et ses amis. Tout alanguie, elle regarde le corps bronzé magnifique de Whiro, allongé à côté d’elle sur les draps blancs chiffonnés, qui piègent et diffusent la lumière alentour et l’éblouissent malgré ses verres filtrants. Elle se lève et erre nue dans l’appartement, à la recherche d’un coin obscur qui pourrait l’apaiser. Mais les lumières omniprésentes des parois ne lui laissent aucun répit, alors que Whiro dort comme un bienheureux, à poings fermés. Si elle s’écoutait, elle ferait disjoncter avec délice toute l’installation ! *
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La nuit habitée - Roger Narboni
Quelques mois plus tard, Whiro a emménagé dans la maison de Lucy. Follement amoureux, ils ont décidé de vivre ensemble. Lucy a convaincu Whiro de la rejoindre, arguant de la nécessité pour elle de diriger sa société, alors qu’en tant que simple employé, il pouvait retrouver du travail n’importe où ailleurs. Ils ont alors choisi de tenter l’expérience. Whiro a aussi découvert avec ravissement d’autres manières de faire l’amour, dans l’obscurité qu’il a progressivement apprivoisée grâce aux bijoux lumineux que Lucy a spécialement dessinés pour lui et qu’il porte pendant leurs ébats amoureux. Des ébats dans la pénombre, très érotiques, qui lui ont ouverts de nouveaux horizons. Lucy l’éduque avec bienveillance et leurs goûts et leurs attentes, totalement différents au départ, évoluent et sont désormais en symbiose la nuit. Lucy a initié Whiro à ses longues promenades nocturnes dans la nature, accompagnées de son drone domestique. Ils sont même retournés une fois près du corridor lumineux où ils s’étaient rencontrés. Whiro a démissionné de son emploi précédent et s’est mis rapidement à son compte. Il travaille maintenant au calme dans la maison de Lucy. Après de nombreuses discussions avec elle, il a décidé d’étudier et de développer des recherches sur les trames noires en agglomération. Il veut aider à préserver au mieux la biodiversité nocturne et lutter d’une autre manière contre la pollution lumineuse que génèrent les villes-centres. Il souhaite consacrer son travail aux ambiances lumineuses en zone obscure. Les contacts et le réseau de relations de Lucy dans la ceinture obscure l’ont beaucoup aidé à démarrer son activité. Il déborde d’idées et d’énergie. Il veut concevoir des systèmes qui absorberaient les lumières environnantes pour amplifier l’obscurité ambiante. Grâce à Lucy, Whiro a progressivement découvert tout le plaisir qu’apporte la nuit en ville. Ses peurs nocturnes ont presque complètement disparu. Une nuit, alors qu’ils viennent de faire l’amour avec passion et qu’ils sont tendrement enlacés, nus, allongés face au lac qui reflète la pleine lune, Whiro décide de confier un secret à Lucy : tu sais ce que signifie mon prénom, Whiro ? Non. C’est le nom du dieu de l’obscurité dans la mythologie maorie ! Et bien, mon prénom signifie lumière ! Lui répond Lucy du tac au tac. Notre rencontre et notre histoire étaient donc prédestinées ! Se disent-ils en chœur, en évitant de penser aux difficultés que rencontrent aujourd’hui en ville la plupart des couples mixtes. 15