La peau d'abord

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Article publié à l’origine dans Pathways Hiver 2023. Tous droits réservés 2023. Partenariat canadien du lymphœdème. Diffusé avec la permission de l’éditeur.

LYMPHŒDÈME : La peau d’abord et avant tout

Entretien avec le professeur Terrence Ryan

Dans le cadre d’une discussion avec Dre Anna Towers et Anna Kennedy

PRÉSENTATION La communauté internationale du lymphœdème compte en son sein quelques pionniers qui ont défriché le terrain et ouvert la voie aux chercheurs et aux cliniciens qui leur succèdent. Il nous revient de reconnaître et d’honorer leurs formidables contributions. L’occasion nous a été donnée de discuter avec le professeur Ryan, d’en savoir plus sur son travail et de recueillir ses réflexions sur l’évolution du lymphœdème d’un point de vue dermatologique. Nous espérons que sa démarche incitera davantage de dermatologues à s’engager dans la prise en charge du lymphœdème.

QPlusieurs disciplines médicales sont concernées par le traitement du lymphœdème. À votre avis, cela explique-t-il pourquoi le lymphœdème est toujours considéré comme une maladie orpheline, qui n’a pas sa véritable place en médecine ?

Oui. Car l’un des problèmes est que, du point de vue physiologique, les vaisseaux lymphatiques restent méconnus. Il est étonnant que même les meilleurs manuels de dermatologie, peu importe l’illustration de la peau présentée, décrivent les vaisseaux sanguins, les poils et tout le reste, sans jamais y inclure le système lymphatique. Cela demeure éludé, invisible pour la population, quel que soit le système représenté. L’ignorance de son existence est encore très répandue.

QSelon vous, comment remédier à cette situation : aucune discipline ne s’approprie le sujet et aucune discipline n’enseigne adéquatement ce qu’est le système lymphatique.

Nos réussites en Inde (et donc pour le lymphœdème) seront de plus en plus médiatisées. La Fondation Bill Gates a octroyé un don qui accroît l’accès aux soins pour le lymphœdème. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a désormais pris le relais et porte un grand intérêt à nos excellents résultats. Un article sur nos travaux sera publié dans le British Journal of Dermatology. J’espère que les dermatologues seront sensibilisés au fait qu’ils peuvent traiter ce problème. D’ailleurs, dans mes écrits, je mets l’accent sur le soin de l’épiderme. Je pense que l’épiderme est, dans une certaine mesure, non seulement responsable de l’irrigation sanguine, mais également du drainage lymphatique. Je ne pense pas que la communauté réalise combien l’épiderme est au cœur de l’approche thérapeutique en Inde.

QPour favoriser la progression des disciplines, elles doivent être reconnues comme telles par des spécialistes. Envisagez-vous que la lymphologie s’impose comme une spécialité ?

Je dirais que la lymphologie est déjà une spécialité, bien que mineure, tout comme la dermatologie était autrefois considérée comme une spécialité de moindre importance. Mais la situation s’améliore. Il ne fait aucun doute que la lymphologie sera mieux reconnue à mesure qu’on en aura une meilleure compréhension. La grande ignorance qui entoure le sujet demeure un défi à surmonter.

ENTRETIEN
HIVER 2023

QL’un des défis à relever pour sensibiliser les médecins canadiens est l’absence de solution médicamenteuse pour traiter le lymphœdème. Pour les médecins, il s’agit donc d’un sujet marginal auquel ils devraient accorder de l’attention. Les chirurgiens plasticiens s’intéressent maintenant aux procédures physiologiques, ce qui stimule l’intérêt, mais il s’agit d’une progression lente. En Inde, il a été démontré que les personnes atteintes sont défigurées. Elles présentent des membres gigantesques, dégagent des odeurs et ont tendance à être négligées par leur famille et leur communauté. Il est temps qu’on reconnaisse que ces bains à base de plantes peuvent être disponibles et efficaces partout dans le monde. Nous avons établi qu’ils sont vraiment efficaces pour soigner la peau, et c’est le soin de la peau qui a permis une amélioration du lymphœdème. Peu à peu, nous démontrons que les bandages et la compression ne sont pas les thérapies les plus acceptables. Elles sont trop peu accessibles et trop coûteuses pour des pays comme l’Inde. Nous devons donc nous appuyer de plus en plus sur de simples bains et des soins de l’épiderme, ainsi que sur le mouvement. En Inde, nous pratiquons bien sûr le yoga, mais tout mouvement impliquant la peau est utile. Notre approche repose essentiellement sur l’autogestion. Les médecins indiens prescrivent parfois un peu de crème antifongique ou stéroïdienne pour l’eczéma, mais toujours dans une optique de soin de l’épiderme. Nous recourons principalement à des plantes médicinales et nous encourageons le mouvement par le yoga, qui est intégré à la culture indienne. Je pense que ces deux éléments sont de plus en plus acceptables dans le monde entier, et peut-être même au Canada.

QLa cellulite est la conséquence la plus grave pour les patients atteints de lymphœdème. Quel serait le message à transmettre aux patients pour tenter de réduire ce risque ?

Le tout premier message consiste à soigner rigoureusement la peau. Il n’en demeure pas moins qu’à mon avis, l’approche amicale des cliniciens est déterminante. Notre succès en Inde s’explique, entre autres, par le fait que les patients apprécient notre présence. Bien qu’ils doivent parcourir de grandes distances pour nous consulter, ils reviennent toujours vers nous. Rares sont ceux qui ne

reviennent pas, car nous créons un environnement très accueillant où ils se sentent pris en charge.

QEn Amérique du Nord, le traitement du lymphœdème semble mettre l’accent sur le drainage lymphatique manuel et la compression, mais les soins de la peau sont malheureusement parfois relégués au second plan.

Je pense que toutes les compressions manuelles sont indiquées (et bien sûr, elles sont utiles), mais si l’on néglige les soins de la peau, les résultats ne seront pas optimaux.

QSi on se projette dans les années à venir ou même dans 50 ans, quelle tangente devait prendre à votre avis les soins de l’œdème chronique/ lymphœdème ?

J’espère que les résultats de la vaste étude LIMPRINT aideront à comprendre que nous sommes en présence d’un œdème chronique plutôt que d’un lymphœdème, et que toute personne âgée de plus de 60 ans présentera un œdème. Les vaisseaux lymphatiques et la circulation sanguine ont tous deux un rôle à jouer. Le Dr Narahari et moi-même avons rédigé un important éditorial dans le British Journal of Lymphology consacré aux résultats de LIMPRINT. La professeure Christine Moffatt fait très justement remarquer que plusieurs œdèmes chroniques ne sont pas causés par la filariose lymphatique ou le cancer, et que de nombreux gènes interviennent dans le processus. Le contexte génétique contribue à l’apparition ou non d’un lymphœdème.

Seul un tiers environ des personnes atteintes ou non d’un cancer développent un lymphœdème, et je pense qu’elles y sont prédisposées génétiquement. Nous commençons à comprendre qu’initialement, un système lymphatique sain et efficace est nécessaire et que le bagage génétique, de même que l’interaction avec de nombreux systèmes environnementaux ont un impact. Ainsi, tout ce qui, dans l’environnement, influence et provoque le lymphœdème est tributaire, dans une certaine mesure, de votre vulnérabilité génétique.

QPensez-vous qu’il soit possible un jour de guérir le lymphœdème ?

Dès lors que nous savons quels sont les gènes en cause, il est possible de commencer à penser à un remède. Pour l’instant, nous n’avons pas de solution reposant sur la génétique, mais nous y parviendrons.

QEt que cela serait préférable aux traitements traditionnels et chirurgicaux dont nous disposons aujourd’hui pour gérer la maladie ?

Nous ne connaissons pas la raison de cette vulnérabilité génétique et nous ne savons pas pourquoi certaines personnes atteintes d’un cancer du sein ne développent pas de lymphœdème (en fait, jusqu’à deux tiers des femmes atteintes d’un cancer du sein y échapperont). D’autre part, pour de nombreuses personnes, l’apparition d’un lymphœdème primaire n’est pas manifeste avant l’âge de quatre ou cinq ans. Et c’est lorsqu’elles ont fini de grandir (à la fin de l’adolescence) que l’effet de la gravité sur le système veineux est le plus important. Il s’agit d’un facteur très important. Les éléments gravitationnels dans le système veineux sont déterminants en matière de fuites et de surcharge du système lymphatique. Je pense donc que la taille et la croissance jouent un rôle, souvent par l’intermédiaire du système veineux.

Le lymphœdème chez les aînés est grandement attribuable à une surcharge du système lymphatique qui s’explique par la défaillance du système veineux, plutôt que par une défaillance lymphatique. Les vaisseaux lymphatiques subissent une surcharge due à l’hypertension veineuse, qui est fréquente chez les personnes qui demeurent longuement assises ou qui ne bougent pas. Ce scénario est courant chez les personnes âgées.

QQuel est le message de conclusion que vous aimeriez adresser à nos lecteurs ?

Je pense qu’en général, on me considère probablement comme un excentrique. Mais je pense sincèrement qu’en fait, plusieurs de mes convictions susciteront ultimement l’adhésion d’autres personnes. Je vous encourage vivement à lire l’éditorial du Journal of Lymphology, ainsi que l’article du British Journal of Dermatology (traitant de l’Inde et de l’OMS) qui vient d’être publié.

Note de la rédaction : Vous voulez en savoir plus sur les champions du lymphœdème ? Découvrez d’autres pionniers que nous avons présentés au fil des ans :

- Miles Johnson : Quarante ans de recherche acharnée par John L. Semple (Pathways/L’info AQL Printemps 2015)

- Saskia Thiadens : Un hommage à Saskia Thiadens : une héroïne inspirante (Pathways/L’info AQL Été 2016) par Bonnie Lasinski.

- IAD : Travail intense et espoir – Traitement de la filariose lymphatique en Inde (Pathways/L’info AQL Été 2014) par Rosemary Kelly

Pour les liens vers le Journal of Lymphology et le British Journal of Dermatology, rendez-vous au https:// canadalymph.ca/pathways-references/

Biographies

• Terence J. Ryan, DM, FRCP est professeur émérite de dermatologie à l’Université d’Oxford, dans l’Oxfordshire, en Angleterre.

• Anna Towers, MD (Montréal, Québec) dirige le Programme du lymphœdème au Centre universitaire de santé McGill.

• Anna Kennedy (Toronto, Ontario) est rédactrice en chef du magazine Pathways.

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