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Les producteurs de lait et la fromagerie
Les producteurs
de lait et la fromagerie d’Anniviers
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Sur les bords des routes d’Anniviers, habitants et touristes peuvent admirer les muscles saillants des vaches d’Hérens qui se battent au printemps. Aux premiers frimas de l’hiver, dans chaque village, on sort ici ou là les meules de raclette des caves et on commence à racler, en famille ou entre amis. Mais finalement, que sait-on exactement de ce qui se passe entre la vache et le fromage ? Une petite enquête s’impose, qui va nous mener tout droit à la coopérative laitière de Vissoie, où la fromagère Martina Cervenka va nous ouvrir les portes de cet univers plein de surprises et nous dévoiler les secrets de la fabrication du fromage à raclette.
Chaque matin vers 5h30, Philippe Carron, employé par la fromagerie, part pour sa tournée, dans la nuit noire, sous la lumière argentée de la lune ou dans les premières lueurs de l’aube. Il va collecter le lait du matin même et de la veille auprès des douze producteurs de notre vallée. La tournée des étables commence une année par la rive droite et l’année suivante par la rive gauche, pour ne léser personne. Car la traite doit être achevée quand le laitier arrive ! Ceux qui ont beaucoup de vaches à traire doivent donc se lever très tôt, sans faillir… Le camion de collecte du lait a une capacité limitée : lors du pic de lactation de décembre à février, Philippe est obligé d’effectuer deux tournées successives en vidant le lait à la fromagerie entre les deux. Il calcule chaque jour le nombre de litres de lait donné par chaque propriétaire ; ce dernier sera ensuite payé en fonction. St-Luc, Ayer, Mission, Vissoie, Grimentz, St-Jean, … au minimum deux fois par semaine, un des trois fromagers de Vissoie passe dans chaque étable pour garder un lien avec les producteurs de lait, discuter d’éventuels problèmes ou juste partager un café. La centrale de Vissoie traite chaque jour le lait de tous les fermiers, que leur étable soit privée ou qu’elle soit communautaire. Certains propriétaires n’ont que trois ou quatre vaches, qui produisent une quarantaine de litres de lait : ils sont considérés comme des producteurs à part entière. La coopérative compte vingt-sept sociétaires, des adhérents qui ont du bétail, et les décisions sont prises en assemblée générale ; le comité est bénévole. Lorsqu’elle a été créée en 1955 pour remplacer les petites laiteries autonomes de chaque village, la centrale laitière était très novatrice et pionnière de la modernisation de l’industrie laitière. Depuis, l’idée d’une telle structure a essaimé dans de nombreuses vallées latérales. La fromagerie a été rénovée il y a cinq ans grâce à d’importants investissements. Elle transforme aujourd’hui environ 450 000 kg de lait par année, qui donnent environ 9000 fromages à raclette et 8700 tommes, plus le yaourt. Il faut environ 45 litres de lait pour fabriquer une meule de fromage à raclette. En été, les vaches sont à l’alpage et la tournée des étables fait une pause. La fromagerie rachète alors une partie du lait produit à l’alpage du Marais.
Le lait a un terroir
Le lait est différent dans chaque vallée, voire même dans chaque étable, en fonction de ce que mangent les vaches. Le goût du fromage varie donc lui aussi selon l’alpage et en fonction des paramètres de fabrication. Les vaches qui produisent moins, comme les vaches d’Hérens, fournissent un lait plus riche, onctueux et crémeux. Comme on dit, le gras c’est le goût! Le fromage de la coopérative anniviarde est produit à partir d’un mélange de lait de vaches d’Hérens et de Blanches. Cette année, il y a eu de grosses carences en lait en Anniviers. En temps normal, durant le pic de lactation, la
La fromagerie est moderne
coopérative reçoit quotidiennement environ 2300 litres de lait. Mais cet hiver, seuls 1600 à 1700 litres sont arrivés chaque jour. Quelle est la cause de cette chute drastique de la production ? L’été dernier, il a plu juste avant les foins et ils n’ont pas pu être récoltés tout de suite. Les nutriments ont été lessivés par l’averse et la qualité des foins en a pâti : moins bien nourries, les vaches ont produit moins de lait.
Un délicieux yaourt artisanal
Depuis un an et demi, la centrale laitière s’est lancé un nouveau défi : produire des yaourts avec le lait d’Anniviers. Ceux-ci sont vendus directement à la fromagerie. Si la production est relativement simple, la fabrication des saveurs et des arômes, ainsi que la mise en pot, exigent un travail considérable. Pour obtenir la dénomination de yaourt, le produit ne doit contenir que deux bactéries. Il faut donc pasteuriser le lait, qui, lorsqu’il n’est pas chauffé, héberge naturellement de nombreuses bactéries différentes. Le lait est cuit dix minutes à 80 degrés, puis refroidi à 45 degrés. On réintroduit ensuite les deux bactéries nécessaires, on les laisse travailler durant quatre ou cinq heures, puis on stoppe leur prolifération en mettant le yaourt au frigidaire, pour que les bactéries s’endorment. Le processus de fermentation est totalement contrôlé, contrairement au kéfir dans lequel on laisse toutes les bactéries se développer.
Le fromage est vivant
Le fromage est lui aussi fabriqué grâce à la fermentation. Il est vivant. Observé au microscope, un morceau de fromage est peuplé d’animaux aux formes d’aliens gélatineux qui rampent, grimpent les uns sur les autres, se battent, bafrent ou font la sieste. Si vous voulez passer pour un barbare en Asie, apportez donc votre savoureux fromage artisanal : bien des peuples sont dégoûtés par notre propension à déguster des fromages au lait cru fermenté. Manger des bactéries, quelle horreur ! Mais c’est oublier bien vite que notre intestin fonctionne grâce au labeur ininterrompu de milliards de bactéries. Sans cette masse d’environ deux kilos de bactéries, qui logent sur les deux cents m2 de parois de notre système digestif, nous ne pourrions pas assimiler ce que nous mangeons. Le microbiote intestinal est également essentiel à notre équilibre physiologique et psychologique. « Les bactéries nourrissent nos cellules intestinales, nous protègent des invasions étrangères ou produisent des hormones, sortes de messagers chimiques qui régulent les fonctions de notre corps. Certaines pourraient même influer sur le bien-être car elles fabriquent de la sérotonine, un neurotransmetteur qui intervient dans le contrôle de l’humeur. »1 Une alimentation stérile est mauvaise pour notre santé, car nous avons besoin de ces micro-organismes. Notre ventre est notre deuxième cerveau, et nous devenons ce que nous ingérons. Alors, mangeons du fromage ! Mais attention, comme l’explique Martina, la fromagère de Vissoie, le processus de fabrication du fromage est strictement contrôlé à chaque étape, car certains micro-organismes sont néfastes s’ils se développent. La qualité du lait est minutieusement surveillée. En Anniviers, le lait de chaque producteur est analysé tous les jours par les employés de la fromagerie. De plus, un contrôle surprise a lieu deux fois par mois. Le fromage est lui aussi régulièrement vérifié pour établir la présence de différents pathogènes et pour déterminer si les limites légales très strictes sont respectées. En raclette AOP, il est interdit de pasteuriser, c’est-à-dire de chauffer à 80 degrés, car cela tue les bactéries. C’est un fromage au lait cru. On choisit les bactéries à inoculer en fonction du fromage, car c’est elles qui produisent le goût: une tomme ne sera pas fabriquée avec les mêmes bactéries qu’un fromage à raclette. Les fromages au lait cuit sont plus industriels et souvent plus fades.
Mais comment le fromage est-il fabriqué ?
Le processus de fabrication du fromage est délicat et son chemin est parsemé de subtiles embûches. Martina détaille avec enthousiasme et précision le parcours long et complexe qui mène du pis de la vache à la meule de raclette : « On chauffe le lait à environ 30 degrés, pour que le milieu soit agréable pour des bactéries. On insère ensuite les bactéries dans le lait et on les laisse se réveiller, car elles sont lyophilisées. Elles prennent leurs aises et se multiplient rapidement durant environ trente minutes. Ensuite, on emprésure. La présure est un liquide jaunâtre qui est fabriqué avec de la caillette de veau, c’est-à-dire avec l’estomac d’un veau qui n’a pas encore mangé d’herbe et qui a uniquement têté. Cet estomac est prélevé, puis séché avant d’être réhydraté dans du sérum, du petit-lait : cela donne la présure. C’est déjà une flore très acide car les bactéries, quand elles se développent, produisent de l’acidité. La présure fait figer le lait qui coagule avec l’acidité. On laisse coaguler une demi-heure, puis on décaille, c’est-à-dire qu’on découpe le lait caillé en petits grains. On brasse le caillé, on chauffe lentement, puis on le brasse une nouvelle fois pour sortir le petit-lait et sécher le grain. La pompe extrait alors la

Des échantillons de lait de chaque étable sont analysés chaque jour

Le lait en cours de transformation dans la cuve de la fromagerie Les meules de raclette sont prêtes

mixture, qui voyage de la cuve en cuivre vers la table de pressage et le tout est filtré. Le petit-lait est récupéré pour fabriquer des cosmétiques ou des biscuits ; il est interdit de le mettre à l’égout. On découpe le caillé en carrés et on le presse dans des moules pour qu’il prenne sa forme ronde définitive. Eh oui, les fromages à raclette sont d’abord carrés ! On retourne la meule chaque demi-heure, cinq ou six fois. Lors du dernier retournement, on inscrit la date, ainsi que le nom du fromage et de la fromagerie, en pressant une plaque, puis on grave Anniviers en relief sur la tranche de la meule. Les fromages sont ensuite démoulés et plongés dans un bain de sel pendant 24 heures pour que la croûte puisse se former. Enfin, les meules sont encavées et le processus d’affinage peut commencer. Plus le fromage est affiné, plus le processus de fabrication doit être minutieusement maitrisé. »
Marguerite le robot
C’est alors au tour de Marguerite, le robot d’affinage, d’intervenir. Son antre est une longue salle étroite bordée d’étagères où s’empilent les meules de raclette, remplissant tout l’espace du sol au plafond. Ces meules sont minutieusement disposées, mathématiquement rangées, et leur nombre semble infini, comme dans un jeu de miroirs. Alerte, le robot Marguerite saisit les planches d’épicéa sur les étagères, attrape prestement les fromages, les frotte avec soin, les replace adroitement sur leur rayon, puis se déplace un peu plus loin dans une valse mécanique. On dirait un juke-box futuriste où les vinyles sont des meules de raclette. Mais pourquoi tant d’agitation? Quel est le but de la danse mécanique de Marguerite? Elle frotte chaque fromage, tous les jours pendant dix jours, puis un jour sur deux, puis tous les trois jours. A-t-elle un accès de folie ménagère pour frotter compulsivement ce champ sans fin de piles de fromage ? L’explication est aussi simple que surprenante : Marguerite ne frotte pas pour nettoyer les fromages, mais pour que des animaux se multiplient dessus. Sur la croûte se forme la morge, une sorte de pâte constituée d’un tas de minuscules bêtes. Les bactéries se multiplient ainsi sur la surface extérieure du fromage, de même qu’à l’intérieur de celui-ci où elles consomment le lactose. Plus les fromages sont affinés, et plus ils développent des arômes intéressants, puissants en bouche. Les meules sont stockées par âge dans différentes caves et l’affinage est terminé au bout de trois mois : la raclette peut dès lors être dégustée. C’est à ce moment-là que des experts de l’Interprofession de la raclette viennent analyser les fromages produits en les sondant pour évaluer la pâte, la texture, le goût, la croûte. Et surtout, ils déterminent comment le fromage racle. Les experts délivrent une note au fromage : s’il obtient entre 18 et 20, il pourra bénéficier de l’appellation AOP raclette. Mais si par malheur la note est insuffisante, il termine sa vie en fromage râpé !
Venez donc déguster les produits de la coopérative laitière d’Anniviers pour soutenir les paysans locaux et goûter à des produits fabriqués avec professionnalisme et amour. La fromagerie est ouverte les mardis et jeudis de 17h30 à 18h30 et le samedi de 10h à 12h, au numéro 6, route des Sampelets à Vissoie, sur la route de Grimentz. Elle propose de la raclette AOP, des tommes natures, aux herbes ou à l’ail des ours (en fonction de la saison), des mélanges pour fondue nature ou aux herbes des Alpes (50% raclette du Valais, 25% gruyère et 25% vacherin). Les fromages peuvent aussi être livrés sur commande dans les commerces en plaine, de Sierre à Martigny.
Pauline Archambault
1 Sciences et vie junior No 153, p. 73, mai 2022