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N o 4 0 1 A F R I Q U E M A G A Z I N E - F É V R I E R 2 0 2 0

TOGO

FAURE GNASSINGBÉ EN RECONQUÊTE

INTERVIEW MAHI BINEBINE: BINEBINE :

« Rendre justice à ces femmes libres ! » CINÉMA MANÈLE LABIDI ET LE DIVAN DU PSY

TUNISIE

Les mystères du président (tentative de portrait de Kaïs Saïed)

BUSINESS LE MAROC

FASHION L’AFRIQUE SELON ELIE KUAME

À LA RECHERCHE D’UN NOUVEAU MODÈLE

Nos milliardaires

MUSIQUE LES AMAZONES DÉMÉNAGENT

Le Nigérian

www.afriquemagazine.com

Aliko Dangote est entré dans le classement des plus grandes fortunes du monde. Enquête sur ces Africains très très riches. Et ces affaires qui comptent. France 4,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA – Allemagne 6,90 € – Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C DOM 6,90 € – Espagne 6,90 € – États-Unis 8,99 $ – Grèce 6,90 € – Italie 6,90 € – Luxembourg 6,90 € – Maroc 39 DH – Pays-Bas 6,90 € – Portugal cont. 6,90 € Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone CFA 3 000 FCFA ISSN 0998-9307X0

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N °4 0 1 - FÉVRIER 2020

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TU


édito PAR ZYAD LIMAM

COLONIALISME SANS FARD On s’en doutait, compte tenu de l’alignement sans complexe de l’administration Trump sur les positions les plus sectaires d’Israël. Compte tenu de cette alliance de réprouvés entre Donald Trump, président faisant face à une procédure d’impeachment, et Benyamin Netanyahou, Premier ministre mis en accusation pour corruption active, deux personnages soucieux de triomphes diplomatiques pour s’assurer une (piètre) victoire électorale… On s’en doutait en regardant le parcours de Jared Kushner, le fameux « first son-in-law », gendre présidentiel, en charge du projet, incarnation de la condescendance. Mais quand même… C’était donc cela le peace plan tant attendu pour régler la question palestinienne, un conflit vieux de plus d’un siècle (dont on peut situer les origines à la déclaration Balfour en 1917 et à l’effondrement de l’Empire ottoman) ? Un acte de reddition absolue ? Un plan d’annexion annoncé dans les applaudissements satisfaits et les poignées de mains complices. Un peace plan unilatéral qui ne vise pas à reconstruire un dialogue, mais à inscrire dans le marbre un rapport de force, où Israël obtient tout, tout de suite, et les Palestiniens, si peu, peut-être, un jour. Des Palestiniens traités comme des êtres de second rang, des « primitifs » en quelque sorte pour reprendre l’expression de l’avocat israélien défenseur des droits de l’homme Michael Sfard. Des Palestiniens éparpillés dans de futurs bantoustans, c’est le mot, connectés par d’éventuels tunnels, qui devront passer par des étapes intermédiaires, dont les seuls juges seront Washington et Tel Aviv. Des Palestiniens dont la seule perspective d’avenir sera de vivre sous domination perpétuelle israélienne. Des Palestiniens qui devront accepter bouche cousue l’annexion définitive de la vallée du Jourdain, de la totalité des colonies. Et avec comme « capitale », Abou Dis, faubourg à l’est de Jérusalem, au-delà du mur, de la barrière de sécurité… Fin du droit à l’autodétermination, des accords d’Oslo (ou de ce qu’il en reste), fin des résolutions des Nations unies, consécration d’une justice des vainqueurs, consécration, et là aussi c’est le mot, d’un système contemporain d’apartheid, « domination

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et développement séparés ». En agitant sous le nez des Palestiniens des promesses de chèques mirifiques qui ne se concrétiseront jamais. Au XXIe siècle, deux grands pays du monde, des démocraties, actent donc sans états d’âme un plan de colonialisme sans fard. La disparition de l’Union européenne, autrefois acteur investi dans ce dossier, embringuée dans son Brexit, la montée des populismes et les crises migratoires, les silences embarrassés, parfois complices des pays arabes, le peu de réaction dans le monde émergent consacrent la solitude des millions de Palestiniens et la toute-puissance d’une Amérique trumpienne sans limites. À Washington, les hawks (« aigles »), les durs, sont persuadés qu’ils peuvent s’affranchir de toutes les règles et refaire le monde à leur main, imposer le pouvoir impérial puisque personne n’ose s’y opposer : quitter l’accord de Paris sur le réchauffement climatique, quitter l’accord sur l’Iran, imposer des sanctions cruelles ici ou là, confronter la Chine en menaçant son économie d’exportation, reconnaître Jérusalem « capitale indivisible d’Israël », assassiner un haut général iranien sur le territoire irakien, définir à sa guise les paramètres d’une paix au Moyen-Orient… Tout passe dans le silence effrayé des agneaux… Pourtant, le monde est plus complexe que la vision trumpienne. Et ce plan (comme d’autres, plus équilibrés) risque bien de s’enfoncer dans les sables mouvants de l’Orient. Les annexions prévues forceront les troupes israéliennes à réinvestir le terrain, à « occuper » peut-être même les grandes villes. Surtout, si ce qui reste de l’Autorité palestinienne implose, avec la disparition de facto des accords d’Oslo (et le discrédit déjà très avancé de son leadership). Un cauchemar pour les sécuritaires de l’État hébreu, peu pressé de faire face à une nouvelle intifada. En Israël, une partie de la droite ultra refuse même l’idée de l’État palestinien croupion proposé par le peace plan. Et parmi les Palestiniens, ils sont de plus en plus nombreux à vouloir sortir de la fiction des deux États, à prendre la situation pour ce qu’elle est, un néo-apartheid, et à réclamer l’égalité des droits dans un seul pays… Bref, cette histoire-là n’est pas terminée. ■

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TEMPS FORTS 26 Le mystère Kaïs Saïed

ÉDITO Colonialisme sans fard

par Zyad Limam

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ON EN PARLE C’EST DE L’ART, DE LA CULTURE, DE LA MODE ET DU DESIGN

Les Amazones déménagent !

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CE QUE J’AI APPRIS Manou Gallo C’EST COMMENT ? Gourmandise coupable

par Emmanuelle Pontié

PARCOURS Aliou Diack par Fouzia Marouf

P.22

par Jean-Michel Meyer, Cédric Gouverneur et Zyad Limam

62 Mahi Binebine : « Rendre justice à ces femmes libres, fortes et fragiles »

par Emmanuelle Pontié

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36 Nos milliardaires

56 Faure Gnassingbé en reconquête

par Astrid Krivian

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par Frida Dahmani et Zyad Limam

par Astrid Krivian

70 Manèle Labidi et son divan tunisois

106 VINGT QUESTIONS À… Habib Farroukh par Fouzia Marouf

par Astrid Krivian

76 Elie Kuame : « En Côte d’Ivoire, nous avons l’habitude de marier les influences » par Dounia Ben Mohamed

par Jean-Michel Meyer

86 Samir Abdelkrim : « Les innovateurs africains réenchantent le numérique » par Astrid Krivian

P.26 Afrique Magazine est interdit de diffusion en Algérie depuis mai 2018. Une décision sans aucune justification. Cette grande nation africaine est la seule du continent (et de toute notre zone de lecture) à exercer une mesure de censure d’un autre temps. Le maintien de cette interdiction pénalise nos lecteurs algériens avant tout, au moment où le pays s’engage dans un grand mouvement de renouvellement. Nos amis algériens peuvent nous retrouver sur notre site Internet : www.afriquemagazine.com

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OLIVIA DROESHAUT & YVES DETHIER/OPALE/LEEMAGE - PHOTOSHOT/PANORAMIC

BUSINESS

82 Le Maroc cherche son nouveau modèle de développement


FONDÉ EN 1983 (36e ANNÉE) 31, RUE POUSSIN – 75016 PARIS – FRANCE Tél. : (33) 1 53 84 41 81 – Fax : (33) 1 53 84 41 93 redaction@afriquemagazine.com Zyad Limam DIRECTEUR DE LA PUBLICATION DIRECTEUR DE LA RÉDACTION zlimam@afriquemagazine.com Assisté de Maya Ayari

mayari@afriquemagazine.com RÉDACTION Emmanuelle Pontié DIRECTRICE ADJOINTE DE LA RÉDACTION epontie@afriquemagazine.com Isabella Meomartini DIRECTRICE ARTISTIQUE imeomartini@afriquemagazine.com Jessica Binois PREMIÈRE SECRÉTAIRE DE RÉDACTION sr@afriquemagazine.com Amanda Rougier PHOTO arougier@afriquemagazine.com

P.56 96

ONT COLLABORÉ À CE NUMÉRO

P.70

Dounia Ben Mohamed, Jean-Marie Chazeau, Frida Dahmani, Catherine Faye, Virginie Gazon, Cédric Gouverneur, Glez, Dominique Jouenne, Astrid Krivian, Fouzia Marouf, Jean-Michel Meyer, Luisa Nannipieri, Sophie Rosemont.

MADE IN AFRICA

VIVRE MIEUX Danielle Ben Yahmed RÉDACTRICE EN CHEF

PARTEZ EN VOYAGE, PRENEZ VOTRE TEMPS

L’âme sacrée des Bijagos

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ABONNEMENTS Com&Com/Afrique Magazine 18-20, av. Édouard-Herriot 92350 Le Plessis-Robinson Tél. : (33) 1 40 94 22 22 Fax : (33) 1 40 94 22 32 afriquemagazine@cometcom.fr

COMMUNICATION ET PUBLICITÉ regie@afriquemagazine.com AM International 31, rue Poussin - 75016 Paris Tél. : (33) 1 53 84 41 81 Fax : (33) 1 53 84 41 93

AFRIQUE MAGAZINE EST UN MENSUEL ÉDITÉ PAR

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FAURE GNASSINGBÉ EN RECONQUÊTE

INTERVIEW MAHI BINEBINE: BINEBINE :

« Rendre justice à ces femmes libres ! » CINÉMA MANÈLE LABIDI ET LE DIVAN DU PSY

TUNISIE Les mystères

du président (tentative de portrait de Kaïs Saïed)

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À LA RECHERCHE D’UN NOUVEAU MODÈLE

Nos milliardaires

MUSIQUE LES AMAZONES DÉMÉNAGENT

Compogravure : Open Graphic Média, Bagnolet. Imprimeur : Léonce Deprez, ZI, Secteur du Moulin, 62620 Ruitz.

Le Nigérian

Aliko Dangote

est entré dans le classement des plus grandes fortunes du monde. Enquête sur ces Africains très très riches. Et ces affaires qui comptent. France 4,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA – Allemagne 6,90 € – Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C DOM 6,90 € – Espagne 6,90 € – États-Unis 8,99 $ – Grèce 6,90 € – Italie 6,90 € – Luxembourg 6,90 € – Maroc 39 DH – Pays-Bas 6,90 € – Portugal cont. 6,90 € Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone CFA 3 000 FCFA ISSN 0998-9307X0

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31, rue Poussin - 75016 Paris. SAS au capital de 768 200 euros. PRÉSIDENT : Zyad Limam.

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PHOTO DE COUVERTURE : MICHAEL PRINCE/THE FORBES COLLECTION/ CORBIS VIA GETTY IMAGES

Commission paritaire : 0224 D 85602. Dépôt légal : février 2020. La rédaction n’est pas responsable des textes et des photos reçus. Les indications de marque et les adresses figurant dans les pages rédactionnelles sont données à titre d’information, sans aucun but publicitaire. La reproduction, même partielle, des articles et illustrations pris dans Afrique Magazine est strictement interdite, sauf accord de la rédaction. © Afrique Magazine 2020.

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ON EN PARLE C’est maintenant, et c’est de l’art, de la culture, de la mode et du design

MUSIQUE

LES AMAZONES DEMENAGENT ! De gauche à droite, Fafa Ruffino, Mamani Keïta, Niariu et Kandy Guira.

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Après un premier album chaleureusement reçu, ce supergroupe féminin panafricain REVIENT EN FORCE avec un nouvel opus bien nommé.

KAREN BISWELL (2) - DR

À L’ORIGINE, trois stars maliennes, Mamani Keïta, Oumou Sangaré et Mariam Doumbia (également collaboratrice d’Amadou & Mariam), qui créent en 2014 un collectif, Les Amazones d’Afrique, dont l’objectif est de défendre les droits des femmes… en musique. Leur nom est un hommage à un groupe des sixties, Les Amazones de Guinée. « Nous portons un message d’amour et de force, avec l’objectif d’une prise de conscience des êtres humains concernant les problèmes de violence à l’égard des femmes, nous écrivent-elles par mail. Des violences aussi véhiculées par des femmes victimes de pression sociale ou de traditions ancestrales. Par le biais de la musique, il s’agit d’ouvrir à la parole et créer un espace d’expression pour un monde meilleur. » Ainsi, elles convoquent groove addictif et sonorités électroniques sur République Amazone, premier album paru en 2017, et sur son successeur, Amazones Power. À la production, Liam Farrell (alias Doctor L), qui a mixé le disque entre Dakar et Paris, veillant à l’actualité d’un son multigénérationnel nourri de soul, de rap, de reggae et de chants traditionnels. Elles y parlent d’identité sexuelle, de mariage forcé et d’excision avec une sincérité sans fards. « Nous étions ensemble pour l’enregistrement du premier titre d’Amazones Power. Il y avait une vraie alchimie AFRIQUE MAGAZINE

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de groupe, dans un environnement créatif. Nous avions en tête de créer de la musique puissante, enivrante et porteuse de nos valeurs. » Ce qui fait la force de ce supergroupe, où se côtoient plusieurs générations dans la joie et un vrai sens harmonique : « La jeunesse a une place primordiale dans la création et la transmission. Nous défendons une cause commune, universelle qui touche partout dans le monde. » Des morceaux comme « Heavy », «Timbuktu », «Queens », «Power » ou encore « Dogon » cultivent une sororité tant musicale que politique. On compte aussi dans ce collectif Mamani Keïta, Niariu, Nacera Ouali Mesbah, Ami Yerewolo, Rokia Koné ou Fafa Ruffino. Pour ces artistes, l’Afrique est un berceau de l’humanité dont la portée à l’international ne doit pas être sous-estimée. ■ Sophie Rosemont

Le collectif a comme objectif de défendre les droits des femmes.

LES AMAZONES D’AFRIQUE, Amazones A Power,

World Records.

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ON EN PARLE

ÉVÉNEMENT

PLACE AUX FORCES VIVES

Dédiée aux 54 États du continent, la Saison Africa2020 donnera la parole aux leaders de demain et aux innovations. MONTRER CE QUE L’AFRIQUE a à dire et à proposer. La montrer dans sa modernité. C’est l’ambition de la prochaine saison organisée par l’Institut français et initiée par Emmanuel Macron lors de son discours de Ouagadougou, en 2017 : « C’est en Afrique, continent central, global, incontournable […], que se jouera une partie du basculement du monde. » Africa2020 se déroulera sur tout le territoire français (métropole et territoires ultramarins) du 1er juin à mi-décembre 2020, avec plus d’une centaine de projets. « Une grande fête », selon les termes de la commissaire d’exposition, N’Goné Fall, bien décidée à faire bouger les lignes et les schémas traditionnels. Projet hors normes, avec une programmation artistique, musicale, technologique, économique, gastronomique, historique… Un kaléidoscope à la taille de l’Afrique, destiné à dépasser les clichés et les perceptions négatives, à venir toucher la réalité plus complexe et plus foisonnante du continent. Et comme le souligne Pierre Buhler, le président de l’Institut français : « On n’a jamais vu ça ! » En attendant, c’est le célèbre photographe Omar Victor Diop qui signe les visuels d’Africa2020 (ci-contre). À vos agendas, et préparez-vous une année « afro » ! ■ Catherine Faye « SAISON AFRICA2020 », France, du 1er juin à mi-décembre 2020. pro.institutfrancais.com/fr/offre/africa-2020

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SOUNDS À écouter maintenant !

❶ Deleyaman Sentinel, TTO Records On entend du doudouk, du cymbalum et du bouzouki dans le huitième album de Deleyaman, le groupe fondé par Aret Madilian. Avec des morceaux aussi poétiques qu’« Exil », «The Valley » ou « Slaves », le contemplatif Sentinel manie l’anglais autant que le français. Il témoigne surtout de l’aisance avec laquelle ces musiciens conjuguent la diversité de leurs influences, entre Orient et Occident.

❷ Bai Kamara Jr.

& The Voodoo Sniffers

Salone, M.I.G Fils d’un ambassadeur de la Sierra Leone en Belgique, Bai Kamara Jr. cultive ses racines africaines grâce à un blues d’une authenticité épatante. Avec Salone, il propose une quinzaine de titres aussi chics qu’entraînants (portés par ses efficaces Voodoo Sniffers), à la fois ouverts sur les traditions de ses ancêtres et sur l’héritage de John Lee Hooker et du Delta blues.

❸ Ayo Royal, 3

Bureau/Wagram C’est un retour aux sources folk option jazzy que nous offre la chanteuse avec Royal. À la production, le guitariste Freddy Koella (Bob Dylan, Willy Deville). Bientôt quadra, Ayo nous touche en plein cœur avec sa verve artistique affirmée et ses compositions, telles que « Rest Assured » ou « Beautiful », ainsi que des reprises de Maxime Le Forestier, Lhasa ou Abbey Lincoln. Superbe. ■ S.R. ème

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BRUNO LEVY - DR (4)

La commissaire d’exposition sénégalaise N’Goné Fall.


ART

Fascinations

africaines

THE METROPOLITAN MUSEUM OF ART - DR

Le musée parisien du quai Branly présente une partie de la riche collection de la pionnière des cosmétiques HELENA RUBINSTEIN.

Tête Yoruba, Nigeria, XIIe -XVe siècle.

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ON LUI DOIT la crème mythique Valaze (un mélange d’herbes, d’écorces et d’amande), que la future industrielle polonaise et première femme d’affaires du XXe siècle avait imaginée dans sa cuisine. Si l’ascension vertigineuse d’Helena Rubinstein (1872-1965) – «Madame », comme elle aimait se faire appeler, en écho au « Mademoiselle » de Coco Chanel – est connue de tous, on oublie parfois son parcours de collectionneuse avant-gardiste et son rôle pionnier, notamment dans la reconnaissance des arts africains. Gardiens de reliquaires kota, pièces d’exception baoulé, bamana, senoufo ou encore dogon côtoyaient des œuvres d’artistes de la modernité (Chagall, Braque ou encore Picasso) dans ses salons. Juste après sa mort, 360 objets de sa collection ont été dispersés dans des ventes historiques, à New York, marquant une étape essentielle de la valorisation des arts africains. Mais après deux ans d’enquête, une partie a été retrouvée et réunie pour cette exposition. Toujours sous l’égide de la beauté. ■ C.F. « HELENA RUBINSTEIN : LA COLLECTION DE MADAME », musée

du quai Branly-Jacques Chirac, Paris (France), jusqu’au 28 juin 2020. quaibranly.fr

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ON EN PARLE

DESTIN

ÉLAN DE VIE

Nisrin Erradi et Lubna Azabal.

DÉLICE

BONNE PÂTE

Dans la médina de Casablanca, une veuve et sa fille vont RÉAPPRENDRE À SOURIRE grâce à une future mère célibataire. ABLA EST UNE VEUVE qui vend des gâteaux par la fenêtre de son échoppe. Derrière un visage fermé (implacable Lubna Azabal), elle cache son chagrin et élève strictement sa fille de 8 ans. Un jour, Samia, jeune femme célibataire enceinte et SDF, lui demande travail et hébergement… Pas de grands rebondissements à attendre, mais un film d’atmosphère qui capte notre attention par l’intensité du jeu des comédiennes, malgré un cadre assez étroit : on ne sort que très peu de cette sombre maison de la médina de Casablanca, qui finit pourtant par être chaleureuse et familière… et qui sent bon le miel et la fleur d’oranger ! C’est le premier long-métrage de Maryam Touzani, qui a coécrit et joué dans Razzia (2017), de son mari Nabil Ayouch, également producteur de ce film très maternel. ■ Jean-Marie Chazeau ADAM (Maroc), de Maryam Touzani. Avec Lubna Azabal, Nisrin Erradi, Douae Belkhaouda.

« J’ÉTAIS UNE FILLE autrefois, c’est fini. » Dès les premiers mots de ce récit saisissant, la lecture se fait haletante. On plonge dans le monologue de Maryam, la narratrice, comme au cœur des ténèbres, à l’aune du roman éponyme de Joseph Conrad. Un voyage furieux, éprouvant, celui d’une des lycéennes enlevées par le mouvement djihadiste insurrectionnel Boko Haram en 2014, et dont plus d’une centaine sont encore à ce jour portées disparues. Prix spécial du jury Femina 2019 pour couronner soixante ans de création littéraire, l’Irlandaise Edna O’Brien, à près de 90 ans, s’est glissée dans la peau de l’une de ces jeunes captives, après avoir effectué deux voyages au Nigeria pour y recueillir le témoignage de rescapées. Un roman porté par un souffle d’espoir. Une course effrénée. Pour sortir du cauchemar. Une fois de plus, l’écrivaine éprise de justice raconte le destin d’une jeune fille bravant l’obscurantisme. À la conquête de sa liberté. ■ C.F. Edna O’Brien, Girl, Sabine Wespieser Éditeur, 256 pages, 21 €.

SÉRIE

MESSIAH (États-Unis), de Michael Petroni. Avec Mehdi Dehbi, Michelle Monaghan, Tomer Sisley. 12

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DR (2) - MURDO MACLEOD - DR

QUI CROIRE?

EN TOUCHANT AUX CROYANCES RELIGIEUSES, le nouveau thriller de Netflix n’a peur de rien… Après une tempête de sable qui engloutit Daech aux portes de Damas, un prêcheur aux allures de Jésus entraîne des réfugiés musulmans jusqu’à la frontière israélienne. Quel est cet homme que la CIA et le Shin Beth surveillent de près ? Le mystère est entretenu sur 10 épisodes, qui touchent à des thèmes hautement sensibles et dans lesquels on parle aussi bien arabe qu’hébreu ou anglais. Ce nouveau messie est incarné par un acteur belge au charisme impressionnant : Mehdi Dehbi. ■ J.-M.C.


L I T T É R AT U R E

Nina Bouraoui PATRICE NORMAND

Points de ruptures

Dans Otages, l’écrivaine donne la voix à une FEMME DE L’OMBRE, victime de violences sociale, économique et familiale. Et qui renaît. Magistral. AFRIQUE MAGAZINE

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QU’ELLE ÉCRIVE ou qu’elle parle, Nina Bouraoui distille ses mots avec douceur. Une langue claire, poétique pour nous dire le déracinement, la nostalgie de l’enfance, l’homosexualité. Les mystères de l’identité aussi. Un thème constitutif qui traverse son œuvre. Dans Otages, elle donne la parole à une femme prisonnière de la brutalité, de son passé et du silence. Ni témoignage, ni confidence intime, juste un monologue intérieur, comme un coup de poing, où chaque mot, chaque douleur de l’héroïne fait écho au monde qui nous entoure. L’histoire est celle de Sylvie Meyer, 53 ans, mère de deux enfants, ouvrière d’une entreprise de caoutchouc. Et séparée de son époux depuis un an. « Ce jour-là, quand mon mari m’a annoncé qu’il s’en allait, je n’ai pas pleuré. C’était une nouvelle comme une autre que j’aurais pu intégrer aux nouvelles du jour : la courbe du chômage, le réchauffement climatique, la hausse des prix, la guerre. » La force de la romancière est d’emmener le lecteur dans les profondeurs de l’être. Son personnage est banal. Elle ne fait pas vague. Lorsque son patron lui demande de faire des heures supplémentaires, puis de surveiller et de dénoncer les autres salariés, elle y consent. Ce consentement, c’est sa perte. Et son salut. À cette aliénation, elle va soudain réagir. Avec fracas. Pour mieux renaître. C’est un portrait de femme universel que nous livre l’auteure de Mes mauvaises pensées (prix Renaudot 2005). Presque un manifeste politique sur les violences ordinaires subies par les femmes. Et un acte de résistance que la romancière franco-algérienne brandit, au nom de la liberté. ■ C.F. NINA BOURAOUI, Otages, JC Lattès,

170 pages, 18 €.

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ON EN PARLE

Q U È T E D ’I D E N T I T É

Les vivants et les morts

LE FILS

MAUDIT

Une MÈRE porte par avance le deuil de son enfant, appelé à mourir le jour de ses 20 ans…

MIEUX QU’UNE NOUVELLE VARIATION sur l’opposition entre tradition et modernité dans l’Afrique d’aujourd’hui, ce film venu du Soudan (d’où les projets sont rares) a la force d’une parabole esthétiquement très réussie. Dans un village du centre désertique du pays, un chef religieux annonce à des parents que leur fils tout juste né mourra en atteignant l’âge de 20 ans. Assommé, le père part travailler à l’étranger, et la mère se retrouve à élever seule son enfant, rayant sur un mur sombre chaque jour qui la sépare de l’issue fatale. Le garçon grandit dans la soumission à Dieu, apprenant le Coran par cœur, tandis que sa mère, écrasée par la malédiction, porte déjà son deuil. À 19 ans, il croise un personnage désabusé qui l’encourage à s’émanciper pour vivre par lui-même. Y parviendrat-il ? Cette tension crée un certain suspense dans ce conte rural magnifiquement mis en image. ■ J.-M.C. TU MOURRAS À 20 ANS (Soudan), d’Amjad Abu Alala. Avec Mustafa Shehata, Islam Mubarak, Mahmoud Elsaraj. 14

ANNE-SOPHIE STEFANINI, Cette inconnue, Gallimard, 216 pages, 18 €. nous prend par la main et nous plonge avec elle dans les labyrinthes de l’histoire et de l’identité. Dans Cette inconnue, nous errons avec Constance et Ruben, devenus adultes, en quête de vérité et d’indices sur la disparition de leurs parents. La nuit camerounaise dévoile alors peu à peu l’âme d’un pays, la force et la fragilité du militantisme. Les mystères du lien aussi. ■ C.F.

ROMAN

FLASH-BACK POUR SES CLIENTS, elle s’appelle Tequila Leila. Enfin, elle s’appelait. Car cette jeune prostituée vient d’être brutalement assassinée dans une rue d’Istanbul, « qui est, qui a toujours été une ville féminine », précise en exergue de son dernier roman l’écrivaine turque et féministe engagée. Et ce n’est pas un hasard si elle cite ces quelques mots d’Albert Einstein avant de commencer son récit : « La distinction entre passé, présent et avenir n’a d’autre valeur que celle d’une illusion. » Car pour amorcer le retour sur la courte vie de son héroïne, Elif Shafak a imaginé qu’après la mort biologique, l’esprit fonctionnait encore quelques instants. Dix minutes et trente-huit secondes exactement. Juste le temps pour Tequila Leila de se remémorer ce qui lui a fait quitter l’Anatolie. Elle, une jeune fille de bonne famille, échouée dans les quartiers les plus malfamés de la capitale. Elle, une étoile filante. ■ C.F. ELIF SHAFAK, 10 minutes et 38 secondes dans ce monde étrange, Flammarion, 400 pages, 22 €. AFRIQUE MAGAZINE

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DR (2) - F. MANTOVANI/GALLIMARD - DR - LEONARDO CENDAMO/LEEMAGE

CONTE

« UN JOUR de mai 1991, le 24, la mère de Constance avait disparu. Sept jours plus tard, le 31, c’était le père de Ruben, Jean-Martial, qui n’était plus là. » Constance et Ruben ont alors 9 ans. Ils habitent l’un en face de l’autre. Et sont inséparables. Leur monde bascule. Pour son troisième livre, Anne-Sophie Stefanini nous convie de nouveau en Afrique, à Yaoundé cette fois-ci, sur les traces de la mère de Constance, volatilisée il y a près de trente ans. Catherine, c’est le prénom du personnage central de chacun de ses romans, femme kaléidoscope, presque une ombre, qui


LA VIERGE DES MILLE COLLINES DRAME

FILM ATIQ Q

Quarante ans avant le génocide, la vie d’un institut catholique de jeunes filles au Rwanda… Une subtile adaptation du roman autobiographique de SCHOLASTIQUE MUKASONGA. DANS UNE MONTAGNE proche de Kigali, non loin d’un institut catholique, une Vierge de Lourdes surplombe un petit torrent… De près, on peut voir que le visage et les mains de cette statue de Marie sont noirs. Une couche de peinture marron – une sorte de blackface postcolonial – a rendu cette incarnation de plâtre plus proche des jeunes filles appelées à constituer l’élite de la nation rwandaise. Mais pour certaines élèves, il faudrait aller plus loin et lui donner un « nez majoritaire », celui de l’ethnie hutu. Nous sommes en 1973, et c’est dans ce genre d’établissement que la romancière Scholastique Mukasonga a étudié, les Tutsis y étant admis grâce à des quotas… Une « tolérance » qui allait s’arrêter cette année-là, dans le sang. Le réalisateur franco-afghan Atiq Rahimi (qui avait révélé Golshifteh Farahani dans Syngué Sabour, en 2013) a choisi d’éclairer le quotidien de cet internat d’excellence avec une palette de couleurs et de lumières douces, abusant parfois de quelques ralentis AFRIQUE MAGAZINE

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soulignant le mouvement des étoffes des uniformes. Mais c’est de cette atmosphère ouatée et ordonnée qu’émergent peu à peu les indices d’une détestation de la minorité tutsie. Les comédiennes qui incarnent les jeunes étudiantes sont bluffantes : non professionnelles, radieuses, elles nous font ressentir l’évolution de leurs personnages dans cet univers clos et pourtant perméable à la transmission de la haine. Parfois, les meilleures intentions contribuent au drame, comme ce personnage d’Européen (Pascal Gregorry), qui adule et survalorise l’ethnie tutsie, descendante des pharaons noirs. C’est l’une des clés du génocide à venir données par ce récit à la fois onirique et sobre, aux airs de tragédie antique, où la violence et le sacré se rejoignent pour le plus grand malheur des humains. ■ J.-M.C. NOTRE-DAME DU NIL (France-Belgique-Rwanda), d’Atiq Rahimi. Avec Santa Amanda Mugabekazi, Albina Sydney Kirenga, Angel Uwamahoro. 15


ON EN PARLE

La série raconte en trois épisodes cent cinquante ans de combat contre la domination.

DOCU

LES SECRETS D’HISTOIRE DE KARIM MISKÉ Le CINÉASTE ENGAGÉ ravive la mémoire et le passé colonial de l’Afrique à l’Asie.

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Le premier épisode retrace l’apprentissage sous la résistance, de la révolte des Cipayes en 1857 à l’étonnante République du Rif, mise sur pied par Abdelkrim el-Khattabi. On suit les parcours poignants de l’anthropologue haïtien Anténor Firmin, de la militante kényane Mary Nyanjiru et du tirailleur sénégalais Lamine Senghor, devenu communiste et anticolonialiste. L’émotion est palpable dans le deuxième volet, qui aborde l’affrontement, avec l’écrivain algérien Kateb Yacine – son petit-neveu, l’acteur et cinéaste Reda Kateb, narre d’ailleurs la série – et le combat de la poétesse indienne Sarojini Naidu. Enfin, le dernier épisode s’étend des indépendances à l’ère de la post-colonie, de 1956 à 2013. « C’est un sujet politique délicat, mais j’ai eu une vraie liberté pour le traiter, et les partages des internautes fusent », précise le cinéaste. ■ Fouzia Marouf DÉCOLONISATIONS, de Karim Miské, Marc Ball et Pierre Singaravélou. Disponible sur arte.tv jusqu’au 5 mai. Un livre sortira aussi aux éditions du Seuil en octobre 2020.

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ANTI-SLAVERY - ZEBAR/ANDIA - DR

IL A CHOISI de dire la complexité humaine, les questionnements qui l’assaillent dans le tumulte de l’Occident et de l’Afrique. Karim Miské, écrivain et documentariste, est fasciné par l’histoire des peuples depuis qu’on lui a offert, à ses 13 ans, Massacres coloniaux d’Yves Benot, qui marque son éveil politique. Né en 1964, à Abidjan, d’un père mauritanien diplomate, Ahmed Baba Miské, et d’une mère française assistante sociale, il confie : « Mes parents se sont rencontrés en Mauritanie lors de la libération. Mon père s’est battu pour l’indépendance du pays et a été emprisonné. » Il signe son premier roman, Arab jazz, en 2012, mêlant ses influences littéraires et son univers musical, puis enchaîne en 2014 avec N’appartenir. Aujourd’hui, il coréalise avec Marc Ball Décolonisations, série percutante (coproduite par RTS Sénégal et Arte France) de trois volets qui prend le contre-pied de l’histoire officielle des colonisateurs. Cette fresque inverse le regard pour raconter du point de vue des colonisés cent cinquante ans de combat contre la domination de l’Afrique à l’Asie. Une avant-première s’est tenue à Nouakchott le 29 décembre dernier. Et une prochaine projection aura lieu à Dakar fin février, car « c’est important de le présenter au Sénégal, qui a coproduit ce projet et a été colonisé, afin que tous les publics se l’approprient », précise Karim Miské.


Magistral. Le nouveau F O L K de Nina Bouraoui roman donne la voix à une femme de l’ombre. Otage de violences, sociale, économique et familiale. Et qui renaît.

Bongeziwe Mabandla Hors frontières

Fort d’un son remarquablement confectionné, LE SUDAFRICAIN s’impose définitivement avec son troisième album, Iimini. APRÈS AVOIR GRANDI À TSOLO, en Afrique du Sud, Bongeziwe Mabandla a suivi des cours de comédie à Johannesbourg, avant de se consacrer avec ferveur à la musique. Son nouveau-né, Iimini, a été annoncé avec le single « Jikeleza », sur lequel le xhosa s’allie à une mélodie éthérée et à une production ultra-contemporaine. La suite ne déçoit pas : le troisième album de l’artiste, qui travaille une nouvelle fois en collaboration avec le Mozambicain Tiago Correia-Paulo, brille par sa capacité à s’affranchir des frontières tout en honorant sa terre natale. S’ouvrant sur la douceur acoustique de « Mini Esadibana Ngayo », Iimini convoque également des beats plus synthétiques dans « Masiziyekelele ». Notre coup de cœur ? Un duo avec Sonlittle, « Ukwahlukana (#027)», entre organique et électronique. Évoquant la douleur et l’incompréhension suscitées par les ruptures amoureuses, ce nouvel opus est à la fois intime et universel. ■ S.R.

FRANCIS BUSEKO - DR

BONGEZIWE MABANDA, Iimini, Universal.

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ON EN PARLE

INTE RVIEW

Patson : « La base de tout développement, c’est la culture » L’humoriste franco-ivoirien s’est fait connaître lors de la première saison du Jamel Comedy Club. Il vient de finir de jouer Docteur Patson, rirothérapeute à Paris, et nous confie ses projets, ambitieux, pour mettre en valeur la richesse culturelle puisée dans ses racines.

Au début, on me traitait de « blédard » car je joue avec l’accent – que je n’ai pas du tout en réalité. On me renvoyait à mes origines, comme si je débarquais, alors que j’ai grandi en France. Comme si cette culture africaine était totalement étrangère. Aujourd’hui, l’afro trap par exemple est devenu incontournable dans la culture populaire française. Et c’est logique ! C’est le métissage qui s’impose. Avec l’humour, on raconte l’évolution de la société. Je prends cela très au sérieux. Dans mon spectacle, je jouais un rirothérapeute, un docteur qui veut soigner à travers le rire. Et j’y crois fortement ! Pour cela, j’étudie les neurosciences, la sociologie…

AM : Vous venez de jouer à l’Apollo Théâtre, à Paris, et vous vous préparez désormais à la nouvelle édition du festival Afrique du rire, qui débute en février 2020. Patson : Oui, et j’en suis très heureux ! Nous serons en tournée

Pour draguer mon public, j’ai commencé par ma communauté ivoirienne et africaine, car c’est ma base, ma force, mon soubassement. Après, j’ai ouvert sur les autres communautés, les Maghrébins, les Antillais… Et avec le film Qu’est-ce qu’on a encore fait au bon Dieu ?, j’ai pu toucher un public plus large. Dans tout ce que je fais, je veux garder mon style. Cette culture africaine est ma signature. Je pars bientôt aux États-Unis pour apprendre l’anglais. Mon spectacle est d’ailleurs déjà traduit. Je suis très bien en France, mais je cherche à enrichir mon style déjà métissé pour toucher les Africains anglophones.

au Maroc, au Sénégal, au Mali, mais aussi au Togo, au Bénin, et bien sûr en Côte d’Ivoire. Le festival est placé sous le haut patronage de sa majesté le roi du Maroc Mohammed VI. Il ne s’agit pas d’un simple plateau, mais d’un riche échange de 2 heures entre humoristes du continent. Nous allons lancer des castings auprès d’artistes débutants, les aider à monter sur scène avec nous. La jeunesse africaine a du talent et bouge, il faut la motiver et lui donner un coup de pouce. Vous vous présentez comme une sorte de trait d’union entre la France et le continent.

J’ai eu la chance de grandir dans plusieurs cultures. J’ai des parents adoptifs blancs, des Français. Grâce à eux, j’ai pu avoir une éducation. Mais j’ai avant tout ma culture africaine, tout ce que mes ancêtres m’ont apporté. À travers mes filles à moitié marocaines, je connais bien la culture maghrébine… J’ai tout cela en moi, je mélange tout. Cela se ressent dans mon écriture, je prends des mots de l’argot, de la rue, que je mélange avec de vielles expressions françaises… Justement, comment définir le style Patson ?

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On aurait pu vous définir comme un artiste « communautaire », mais c’est tout le contraire.

Vous vous rendez souvent en Côte d’Ivoire, comment voyez-vous le pays évoluer ?

Je veux que l’on avance dans la fraternité, que tout le monde pose la balle à terre et que l’on fasse grandir le pays. De l’extérieur, on juge mal la Côte d’Ivoire. C’est l’un des rares territoires aussi métissés : il y a des Libanais, des Marocains, des Tunisiens, des Béninois, des Togolais, des Congolais… Dans ma propre famille, il y a des musulmans, des catholiques, des bouddhistes, des athées, des juifs, des Européens, des Asiatiques… Nous sommes tellement mélangés que l’on est obligés de vivre ensemble. Il faut que le continent avance comme cela. Je sais que c’est ce qu’il va se passer. ■ Propos recueillis par Mérième Alaoui AFRIQUE MAGAZINE

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HORTENSE GILLIOT

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vec « yes papa c’est kdo », «on est ensemble » ou encore « jeu de jambes », Patson a popularisé des expressions de la rue ivoirienne dans le stand up français. De son vrai nom Patrice Kouassi, Patson, 45 ans, est né à Adiaké, dans le sud-est de la Côte d’Ivoire. L’humoriste, acteur, producteur, formateur et animateur de radio n’a pas de frontière. S’il a grandi en France, il est très attaché à ses racines africaines. Véritable touche-à-tout, il a par exemple enregistré, en 2007, le titre « C’est dans la joie » avec le rappeur Mokobé et est apparu au cinéma aux côtés de Christian Clavier dans Qu’est-ce qu’on a encore fait au bon Dieu ? en 2018.


C R É AT E U R

CECI N’EST PAS UN BIDON Les sacs à main insolites de ZAKARIA BENDRIOUICH séduisent la jet-set.

AMINE BENDRIOUICH

QUAND LE MAROCAIN a eu un accident de la route en 2012, il n’aurait pas imaginé pouvoir en tirer quelque chose de bien. Pourtant, avoir perdu un rein et être obligé de boire tout le temps lui a provoqué un déclic pour enfin faire aboutir une idée qui lui trottait depuis longtemps dans la tête : transformer les vieux bidons qu’il voyait partout à Marrakech en objets design. Et quels objets ! Des sacs à main en cuir de vache sans chichi et fabriqués à partir de bidons de récup. Le premier modèle devait lui servir de gourde, à toujours garder sur lui. Il doit abandonner l’idée à cause de la complexité de l’assemblage, mais il insiste et conçoit d’autres prototypes, dont l’un tape finalement dans l’œil lors d’une soirée de férus de mode. Les commandes foisonnent alors : parmi ses clients, Naomi Campbell ou la styliste de Rihanna. Ancien étudiant de design, Zakaria Bendriouich a complété sa formation en apprenant auprès d’artisans qui lui ont transmis les bases du métier. Aujourd’hui, il a son propre atelier à Marrakech. Instagram : @zakariabendriouich. ■ Luisa Nannipieri AFRIQUE MAGAZINE

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ON EN PARLE

Les Amants du fort de Romainville, du Congolais Freddy Tsimba, 2018.

Des pièces de l’école de Dakar.

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COULISSES

Prête-moi ton rêve

L’exposition panafricaine itinérante a poursuivi sa route à Dakar. APRÈS AVOIR RÉUNI des artistes africains en résidence à Casablanca, au Maroc, en juin dernier, l’exposition événement a fait une première halte parmi les six prévues : Dakar. Elle était accueillie du 6 décembre 2019 au 28 janvier 2020 par le musée des Civilisations noires (MCN), qui vient de fêter son premier anniversaire : l’endroit, monumental avec ses 14 000 m2 de superficie, exposait 33 artistes contemporains cotés à l’international mais dont l’art est souvent méconnu sur le continent. Pour Hamady Bocoum, le directeur du MCN, « le Maroc s’est approché du sud, et la mission du musée est d’attirer tous les publics en les amenant à la critique et à la réflexion ». Le vernissage a fédéré la profession, les collectionneurs et des scolaires, qui ont pu approcher les pièces majeures de l’école de Dakar (1965-1985) – renouveau artistique né à l’aube de l’indépendance – et de William Kentridge, Soly Cissé, Barthélémy Toguo, Abdoulaye Konaté, Freddy Tsimba, Jems Koko Bi, Brahim El Anatsui ou encore Angèle Etoundi Essamba. Les séries conceptuelles en noir et blanc de cette photographe camerounaise mettent en lumière les femmes noires, à la manière des peintres flamands. AFRIQUE MAGAZINE

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MAMADOU TOURÉ BEHAN

Le musée des Civilisations noires a accueilli cette nouvelle étape.


MAMADOU TOURÉ BEHAN

De gauche à droite, le secrétaire général de la FDCCA Fihr Kettani, le ministre de la Culture Abdoulaye Diop et le plasticien malien Abdoulaye Konaté.

« Notre but est de rapprocher l’art africain de son premier public et de donner corps à sa mémoire », précisait Yacouba Konaté, commissaire général ivoirien de l’exposition. Selon Fihr Kettani, secrétaire général de la Fondation pour le développement de la culture africaine contemporaine (FDCCA), organisatrice de l’événement : « L’un des objectifs de ce projet est de sensibiliser la jeunesse aux œuvres du continent. C’est une vraie reconnaissance, qui nous motive à poursuivre nos efforts. » Le collectionneur suisse David Brolliet, lui, a prêté Nada (2016), une vidéo de l’artiste marocain Mounir Fatmi : « “Prête-moi ton rêve” pose un acte historique en donnant à voir l’art africain sur le continent hors du circuit européen, où celui-ci est en vogue. Et cela correspond à ma philosophie : la vidéo de Fatmi jouxte celle de Kentridge. » Cette déambulation pluridisciplinaire a suscité l’engouement des acteurs locaux. Olivia Marsaud, responsable de la galerie dakaroise Le Manège, indiquait : « On a besoin de ce beau projet panafricain qui incarne un panorama des grandes œuvres au sein de cet incroyable espace muséal ouvert à tous. » Quant à Océane Harati, directrice de Oh Gallery, elle considère que l’art est un soft power : « Je salue un tel projet. Le marché sénégalais est particulier, les galeries pionnières ont lancé des artistes avec peu de clients. Or, notre art doit être valorisé en Afrique afin que les collectionneurs locaux s’adressent directement à nous. » La vitalité de la jeune scène du pays a été confiée à Malick Ndiaye, historien d’art et commissaire de l’exposition carte blanche « Fent Bokk » (« créer en partage », en wolof), qui avait réuni au musée Théodore Monod une sélection d’artistes, dont Alun Be, Aliou Diack et Kiné Aw. La troisième étape de « Prête-moi ton rêve » aura lieu à Abidjan, en Côte d’Ivoire, du 12 mars au 19 avril 2020, pour une nouvelle mise en place. ■ F.M. pretemoitonreve.com

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Malick Ndiaye, commissaire de l’exposition carte blanche « Fent Bokk », et la Camerounaise Angèle Etoundi Essamba. Cocon, d’Angèle Etoundi Essamba, 2019.

De gauche à droite : Fihr Kettani, Gérard Sénac (PDG d’Eiffage Sénégal), Yacouba Konaté (commissaire général), Abdoulaye Diop (ministre de la Culture), Taleh Berrada (ambassadeur du Maroc au Sénégal), Ismail Azennar (SG adjoint de la FDCCA), Mohamed Chaoui (galeriste), Alioune Badiane (DGA d’Eiffage Sénégal), Hamady Bocoum (directeur du MCN), Siriki Ky (sculpteur burkinabé) et Abdoulaye Konaté.


CE QUE J’AI APPRIS

Manou Gallo

CETTE VIRTUOSE IVOIRIENNE AU GROOVE UNIQUE a imposé sa lead bass dans un univers très masculin. Elle confirme son titre de reine de l’afro-funk avec son dernier album, accompagnée d’invités prestigieux comme Bootsy Collins ou Manu Dibango. propos recueillis par Astrid Krivian

Afro Groove Queen est un hommage à la petite fille que j’étais, curieuse, au caractère affirmé, d’une énergie incroyable. J’avais un don pour la musique, j’ai commencé par le tambour à 8 ans. Ma grand-mère me croyait envoûtée, car je tapais avec mes mains sur mon corps pendant que je dormais ! Elle a soutenu mon talent. Quand j’ai découvert la basse, je me suis promis d’en jouer à la manière d’une percussion. À travers cet album, la femme africaine que je suis, à l’écoute de différentes sonorités, respecte ainsi sa parole.

La guitare basse n’accompagne pas ma musique, elle en est le leader. Je suis une femme libre, et je suis instrumentiste avant d’être chanteuse ! En Afrique, beaucoup de femmes sont interprètes, des divas, mais très peu jouent de cet instrument, habituellement réservé aux hommes. Il a fallu que je m’impose, que je fasse mes preuves. Je suis l’un des premiers « piliers » du genre. J’essaie de pousser les filles à apprendre ce beau métier. Les jeunes Ivoiriens m’appellent « vieille mère ». Originaire de Divo, dans le centre-ouest, j’ai découvert les instruments modernes en débarquant à Abidjan. J’ai intégré le groupe Woya, de Marcellin Yacé [chef d’orchestre, chanteur et arrangeur ivoirien, ndlr], mon idole ! J’étais fascinée par ce grand compositeur et ce multi-instrumentiste qui passait du clavier à la trompette avec une telle facilité ! Il m’a fait découvrir James Brown, Marcus Miller, etc. J’ai eu un coup de foudre pour le son lourd de la basse. Mon identité musicale est l’afro-funk. Mon jeu est avant tout rythmique, puis je développe les harmonies. Je puise dans le riche panel des rythmes traditionnels ivoiriens, mais aussi dans le funk, le jazz, le rock, le rap… Beaucoup pensent que je suis américaine à cause de mes slaps [frapper et tirer les cordes de la guitare, ndlr], mais ma musique sonne africaine. Sur scène, je porte des pagnes du continent pour montrer qu’une Africaine est capable de jouer à ce haut niveau, avec une telle technique.

Bootsy Collins [producteur de son album, père fondateur du funk et bassiste collaborant notamment avec James Brown ou George Clinton, ndlr] m’a découverte grâce à l’une de mes vidéos postées sur le Net, qu’il a partagée. Il a participé à mon album, et inversement. Manu Dibango est présent aussi, c’est formidable de recevoir des encouragements de tels artistes. On en a besoin dans les moments de blues, de doutes. Cela donne la force de continuer à travailler chaque jour, à explorer. Mon morceau « Femme » s’inspire de la chanson « Ain’t Got No, I Got Life » de Nina Simone, dans laquelle elle chante qu’elle n’a ni maison, ni argent, ni homme, mais qu’elle a son esprit, sa réflexion ! Je partage cette idée que seul mon travail me mènera vers mon but. Et que les femmes doivent se battre pour prendre leur indépendance et ne laisser personne décider de leur vie à leur place.

Je vis à Bruxelles depuis près de vingt ans. J’aime cette ville multiculturelle, à taille humaine, proche de Londres et de Paris, calme, beaucoup moins stressante que d’autres capitales. Je me sens vraiment bruxelloise, j’ai attrapé l’accent et j’apprécie la bonne bière ! ■ En concert à la Tricoterie (Bruxelles), le 4 mars 2020.

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OLIVIA DROESHAUT & YVES DETHIER

« Beaucoup pensent que je suis américaine, mais ma musique sonne africaine. »

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C’EST COMMENT ?

PAR EMMANUELLE PONTIÉ

DOM

GOURMANDISE COUPABLE Tout le monde le subit, mais personne ne s’en émeut vraiment. Le phénomène s’est banalisé depuis des années. Les circuits de paiement en Afrique, publics en tête, sont de plus en plus longs, complexes, retardés par des tracasseries administratives et une foire orchestrée aux justificatifs et autres blancs-seings. L’idée, officiellement, c’est de sécuriser l’argent de l’État, d’éviter les détournements et les mains baladeuses dans les caisses. Très bien, et bravo pour le souci de moralisation du système… Mais la multiplication des étapes et des interventions sur les dossiers génère une hausse des opportunités de bakchich pour faire avancer la chaîne. Chaque petit fonctionnaire dépositaire d’un tampon magique est tenté de le monnayer. Et les sociétés, étranglées par des retards abyssaux… monnayent. On prévoit d’ailleurs le truc avant même que la facture ne soit établie. On sait d’avance que l’on va passer à la moulinette. Et l’augmentation des vérifications d’origine des fonds et de leur circulation, à la suite des montées des terrorismes dans le monde, retarde un peu plus le Schmilblick, engraissant encore plus de monde et étranglant encore plus de petites sociétés qui réalisent des marchés sur place. Même les banques et le privé, donc, s’y mettent. Envoyez un virement en Afrique, et votre débiteur le recevra parfois sur son compte une semaine plus tard, après avoir dû justifier de l’origine des fonds en répondant à des demandes de preuves de plus en plus compliquées, voire surréalistes. Bref, complexifier les circuits à outrance arrange beaucoup de monde, arrondit les fins de mois de pas mal de gens. Mais d’un point de vue plus global, ces blocages exponentiels creusent la dette intérieure, forcent des centaines de petites sociétés à baisser le rideau quand elles comprennent, au bout d’années entières, que le Trésor a enterré définitivement leurs factures (parfois pour le rerouter sur un autre compte). Nous savons que les salaires de la fonction publique sont bas, insuffisants pour nourrir une famille. Nous savons aussi que le flou savamment organisé bénéficie bien sûr aux ponctions encore plus gourmandes, plus « haut placées ». Mais si les appétits, à tous les niveaux, continuent de grandir à cette vitesse, du plus haut au plus bas de l’échelle sociale, nos pays se dessinent un avenir bien compromis, avec une économie vouée à l’enlisement. C’est mathématique… et vraiment dommage pour les générations futures. Il faudrait peut-être y penser sérieusement, et voir un peu plus loin que son petit intérêt perso immédiat. ■ AFRIQUE MAGAZINE

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analyse

PHOTOSHOT/PANORAMIC

LE MYSTÈRE KAÏS SAÏED Conservateur et révolutionnaire à la fois, par26 Frida Dahmani et Zyad Limam

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À son bureau, au palais de Carthage, la plume à la main !

il rêve de changer « le système ». Portrait. AFRIQUE MAGAZINE

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ANALYSE

vec 72 % des suffrages des votants à la présidentielle d’octobre 2019, Kaïs Saïed, 61 ans, est entré au palais de Carthage, mais surtout dans l’histoire de la Tunisie. Successeur de Béji Caïd Essebsi, il est le deuxième président élu au suffrage universel depuis la révolution de 2011. Ce juriste de formation impose un style pour le moins atypique. « Ce qui se passe à Carthage reste à Carthage » pourrait être la nouvelle ligne d’une présidence qui rompt avec la communication traditionnelle et les usages du « métier ». Une mise à distance, une opacité diront certains, un mystère diront d’autres, qui déstabilisent les médias et l’opinion. Mais une approche qui correspond tout à fait à Kaïs Saïed. Le candidat indépendant avait déjà pris de court l’ensemble de la classe politique en obtenant un score massif, après une campagne longuement mûrie, menée sans esbroufe, ni beaucoup d’argent, ni show politique, mais avec le soutien des réseaux sociaux et d’une bonne partie de la jeunesse. Devenu président, l’homme mince aux costumes immuablement bleus demeure cohérent avec ses positions de candidat. Il s’efface pour privilégier la fonction de magistrat suprême et donner la préséance aux citoyens. Fidèle au slogan révolutionnaire « le peuple veut » (« el shaab yourid »), emprunté au poète Abou El Kacem Chebbi, il n’entend pas forcément apporter des solutions mais veut être à l’écoute de celles que les Tunisiens avancent eux-mêmes. Une forme de participation directe et une démarche qui va de pair avec son projet de remplacement de l’actuel système « centralisé » par un autre fondé sur la démocratie participative. Durant ses cent premiers jours au palais, Kaïs Saïed s’est imposé comme l’une des figures clés du pays. Sans répondre aux critiques ni aux provocations, ni même vraiment aux questions, il met en place une nouvelle approche de la présidence. Ses origines. Il est né à Tunis dans une famille originaire de Béni Khiar, une petite ville agricole du cap Bon, région connue pour sa production d’agrumes. Et son faible poids politique. Il grandit à Radès, aux portes de la capitale, où vivaient les petits fonctionnaires de l’État colonial et où s’est installée la classe moyenne au lendemain de l’indépendance. Fils d’un fonctionnaire municipal et d’une femme au foyer qui a élevé trois garçons et une fille, formé à l’école publique par le système d’enseignement instauré par Bourguiba, il évolue simplement, dans un 28

Son style, sa raideur, son phrasé saccadé, qui lui vaut le surnom de « Robocop », l’usage systématique de l’arabe classique le distinguent. milieu conservateur. Dans son entourage, les valeurs comptent. Son oncle, Hichem Saïd, premier chirurgien pédiatre en Tunisie, connu pour avoir séparé des siamois dans les années 1970, est un exemple. De son côté, Moncef, son père, lui a inculqué la piété et la tolérance. Durant la Seconde Guerre mondiale, celui-ci a protégé des autorités de Vichy Zeiza Taïeb, une jeune juive, en l’accompagnant quotidiennement au lycée, à bicyclette ; elle deviendra la célèbre avocate engagée Gisèle Halimi, connue pour avoir défendu les militants algériens du Front de libération national (FLN) et pour ses positions féministes qui ont participé à la dépénalisation de l’avortement en France. Son foyer. Enseignant à la faculté de droit de Sousse, il rencontre celle qui deviendra son épouse, Ichraf Chebil (46 ans), native de Sfax mais originaire de Téboulba, ville côtière du Sahel. « Une véritable histoire d’amour », confie un proche aux médias. Discrète, la petite fille de Sidi Ali Chebil, un homme vénéré dans la région comme un saint, est apparue brièvement aux côtés de son époux les jours de vote. Élégante avec sa coupe de cheveux impeccable et les coquets foulards qu’elle porte autour du cou, la vice-présidente de la chambre civile du tribunal de première instance de Tunis s’est d’ailleurs mise en réserve de ses fonctions et a renoncé à ses émoluments pour la durée du mandat de son mari. Le soir du scrutin, les photographes ont saisi le regard à la fois tendre, fier et inquiet qu’elle portait sur le père de ses enfants (Sarah, Mouna et leur fils, Amrou, étudiant en droit). À l’investiture de Kaïs Saïed, elle l’a accueilli au palais de Carthage par une brève et pudique accolade ; ce sera sa seule apparition face aux caméras. Elle ne sera pas la première dame du pays et demeure en retrait de la vie publique. AFRIQUE MAGAZINE

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Son épouse, Ichraf Chebil, au bureau de vote lors des élections législatives à Tunis, le 6 octobre 2019.

ONS ABID

Son parcours. Il est titulaire d’un diplôme d’études approfondies en droit international obtenu à la faculté de droit et des sciences politiques de Tunis et d’un diplôme académique international en droit constitutionnel. Il laisse sa thèse – portant sur les Constitutions dans le monde – inachevée alors qu’il entame son parcours d’enseignant. Assistant à la faculté de droit et des sciences politiques de Tunis, après avoir été directeur du département de droit général à l’université de Sousse, il devient vite la coqueluche de ses étudiants. Disponible, engagé, il leur transmet sa passion pour le droit, les motive et devient LE professeur, à la fois admiré et respecté. L’une de ses étudiantes, Semeh Selmi, le décrit comme un « professeur complet, cool et serviable. Il était à l’écoute de toutes les questions et de [leurs] problèmes, même en dehors des cours ». Certains seront ses plus fervents supporters durant la campagne, et on évoquera même le poids d’une « génération Kaïs Saïed ». Membre du groupe d’experts du secrétariat général de la Ligue arabe et expert à l’Institut arabe des droits de l’homme, il sera aussi secrétaire général puis vice-président de l’Association tunisienne de droit constitutionnel. Sous l’« ancien régime », il participe à des colloques, comme d’autres de ses collègues, encadre une exposition sur la Constitution tunisienne mais demeure loin des sphères du pouvoir. Il reste dans l’ombre, travaillant sa posture d’enseignant et de spécialiste. On ne le voit pas à l’avant-garde des événements de décembre 2010 et janvier 2011. Au lendemain de la révolution, il sera consulté pour le projet de la nouvelle Constitution. Vers la candidature. Kaïs Saïed a bâti sa popularité à la télévision, où il était convié régulièrement pour commenter des points de droit constitutionnel. Son style, son allure, sa raideur, son phrasé saccadé – qui lui vaut le surnom de « Robocop » –, son maintien austère, l’usage systématique qu’il fait de l’arabe classique et ses analyses implacables le distinguent des politiques et des experts qui courent les plateaux et les débats. Le professeur a les idées claires. Il plaide alors pour une « Constituante représentative du peuple et non de pseudo-partis politiques ». Il rassure et propose de relancer le développement en imposant aux hommes d’affaires jugés pour corruption d’investir dans des projets régionaux et de les accompagner, et en exigeant d’eux des résultats. Ces recommandations ne seront pas retenues par des constituants soucieux, avant tout, de rétablir la prééminence du AFRIQUE MAGAZINE

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ANALYSE

Parlement et des formations politiques. Dès 2013, il critique la nouvelle loi fondamentale, qui sert les partis, va au contact des populations, mûrit avec son premier cercle une vision pour la Tunisie, et l’idée d’entrer dans la course politique fait son chemin. Son nom apparaît dans les sondages, mais il ne franchira le pas que fin 2018. « Lorsque le devoir vous appelle, vous ne pouvez vous y soustraire. L’obligation d’assumer des responsabilités face au peuple tunisien s’est imposée », commente-t-il. Depuis plusieurs années, Kaïs Saïed sillonne le territoire ; dans les régions et les quartiers populaires, il s’arrête dans les cafés, écoute les jeunes et échange avec eux en sirotant un cappuccino accompagné d’une cigarette. Une habitude qu’il va conserver en tant que président. De débats télévisés en rencontres spontanées, il s’est forgé une réputation d’homme droit et attentif aux maux du pays et des personnes. Kaïs Saïed paraît sincère et ça s’entend. Il ne semble pas mû par une ambition personnelle mais par le profond sentiment qu’une injustice est faite au peuple et au pays, et une réelle empathie. C’est sa connexion avec les Tunisiens. La campagne. « L’énergie pour la Tunisie est plus porteuse que l’argent », assénait le candidat. Il n’a accepté de financement de campagne d’aucun parti ni organisation, mais a bénéficié de l’appui des jeunes, spontanément accompagné par des groupes très actifs sur les réseaux sociaux, dont le mouvement des Jeunes Tunisiens. Celui-ci a largement battu le rappel sur Facebook et fait sa promotion, réunissant des milliers de membres. La vague est puissante et, pour les experts en commu-

admirent et adulent cet homme modeste qui leur veut du bien et mène sa campagne sans ostentation ni moyens dispendieux. Ils s’identifient à lui ; eux aussi ont des objectifs sans avoir de ressources, eux aussi se soucient de leur avenir et de celui de leur pays. Au premier tour, à la surprise générale, il arrive en tête, devant l’autre phénomène de cette élection, Nabil Karoui, pourtant emprisonné depuis la mi-août. Le débat télévisé face à ce dernier, opportunément libéré le 11 octobre mais épuisé et mal préparé, tourne à la démonstration. À l’issue du second tour, le 13 octobre 2019 à 20 heures, c’est le visage de Kaïs Saïed qui apparaîtra sur les écrans. Son idéologie et son projet. Kaïs Saïed est certes conservateur, mais il n’est pas un adepte de l’islam politique, un islamiste au sens propre. Il puise son inspiration dans les textes d’Alexis de Tocqueville et dans son parcours à l’université. Comme beaucoup de Tunisiens de sa génération, il y a été en contact avec les mouvements protestataires et a été témoin de la répression des années 1970-1980, qui touchait la gauche mais aussi les mouvements syndicaux et islamistes. Trente-cinq ans plus tard, il semble être le prototype du Tunisien politique contemporain, mélange étonnant de conservatisme social et de nationalisme arabe dopé par le militantisme des années 1970-1980, par la révolution, mais aussi par les idéaux de la gauche occidentale. Un mélange difficile à cerner. Avec l’élection, il devient aussi un président paradoxal, chargé de défendre une Constitution qu’il souhaite ardemment (pour le moins…) réformer. Son ambition est là, institutionnelle avant tout. Il s’agit de changer de système politique. Substituer à la démocratie représentative, difficilement mise en place depuis 2011, une démocratie participative. Favoriser la refonte totale d’un système arrivé en bout de course. La réorganisation politico-administrative voulue par Kaïs Saïed revient à inverser la pyramide du pouvoir, en allant du local vers le régional, puis le central pour déterminer les besoins en développement et les attentes dans les régions. Des conseils locaux, élus au scrutin uninominal et au suffrage universel mais au mandat révocable, identifieront dans chaque délégation les programmes souhaités et les urgences. Les projets seront ensuite examinés par le conseil régional émanant des conseils locaux, auxquels seront adjoints les directeurs régionaux de l’administration. Chaque conseil régional aura son représentant à l’Assemblée avec une alternance des membres pour éviter la corruption et les dérives. Etc. Ce projet peut sembler utopiste, certains y voient quelque chose qui ressemblerait à la Jamahiriya libyenne sans Kadhafi ou aux valeurs promues par la révolution iranienne sans les mollahs… « La société ne doit plus être gérée par l’autorité de l’État, mais doit s’autogérer, et l’État doit s’y conformer. » Le cadre est posé, mais Kaïs Saïed n’indique pas

Il n’a accepté de financement de campagne d’aucun parti, mais a bénéficié de l’appui des jeunes. nication politique, tout cela ne peut qu’avoir été orchestré. On s’interroge sur ceux qui pourraient avoir conceptualisé la campagne, organisé la montée digitale. Certains y voient la patte du producteur et animateur de radiotélévision Nizar Chaari, gendre du défunt magnat du tourisme Aziz Miled. D’autres assurent que le mouvement a été spontané. Kaïs Saïed ne dit rien et mène sa barque. On lui reproche ses positions conservatrices contre la dépénalisation de l’homosexualité, l’égalité dans l’héritage et la peine de mort ; au contraire, il plaît en se positionnant à l’opposé des élites. Il apparaît comme un Monsieur Propre qui va contrer les dérives du pays et le clientélisme, il inspire confiance, et sa probité ne fait aucun doute. Les jeunes 30

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À Sidi Bouzid, lors de son premier déplacement officiel en tant que président, le 17 décembre 2019, où il est accueilli à bras ouverts.

STRINGER/AFP/TUNISIAN PRESIDENCY

(encore) le mode d’emploi. « La jeunesse trouvera les solutions », dit-il, une affirmation qui inquiète – c’est le moins que l’on puisse dire – l’establishment, mais aussi une bonne partie de la classe moyenne, peu disposée à changer de paradigme. Avec aussi peu de précisions… Évidemment, nous n’en sommes pas encore là. Le président n’a pas de parti, ni de députés à la Chambre des représentants du peuple. Pour faire la « révolution », il faudra des troupes et des élus. Ses proches et son équipe. Au premier rang de ses intimes, on trouve Naoufel Saïed, son frère. Avocat, il a été très présent durant la campagne. Les médias ont surtout révélé qu’il codirige, avec Hmida Ennaifer, fondateur de la Jamâa Al-Islamiya, devenue Ennahdha, la Ligue de Tunisie pour la culture et la pluralité, association au référentiel islamiste, intellectuelle, modérée, qui « œuvre pour un dialogue constructif dans la diversité ». Depuis quelques semaines, Naoufel Saïed donne de la voix, à titre personnel, sur les réseaux sociaux et les médias pour s’interroger sur l’utilité du Parlement, maintenant ainsi la ligne du président sur le chamboulement institutionnel. Certains disent même de lui qu’il est l’inspirateur de cette idée, AFRIQUE MAGAZINE

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l’architecte de cette société inversée, la tête en bas, mais néanmoins disciplinée. Et de s’interroger sur ce statut de « Monsieur Frère », disposant d’une très large liberté de parole. Ridha Chiheb Mekki, dit « Ridha Lénine », lui, est un ami de longue date du président. Ancien inspecteur dans l’enseignement secondaire, il s’emploie à faire connaître, expliquer et promouvoir le projet de Kaïs Saïed, sans toutefois être dans l’équipe de Carthage. Il a fondé, dans les années 1970, la Ligue des forces de la Tunisie libre (FTL), « groupes de réflexion et d’action répartis dans toutes les régions du pays, pour la construction et l’élaboration d’un projet, meilleur et révolutionnaire ». L’homme ne cache pas sa radicalité. Il désavoue le régime représentatif, condamne le système actuel, « corrompu » et qui a essuyé « un échec total », appelle à la création d’une « société égalitaire fondée sur l’autogestion et la responsabilité individuelle ». Pour conclure : « C’en est fini du temps des intermédiaires, l’heure est à la relation directe entre le peuple et la chose publique », assène-t-il sur la chaîne de télévision Attessia le 9 décembre 2019. Dans cette approche radicale de la société, « les islamistes peuvent être perçus comme des alliés très temporaires », analyse un observateur de la scène politique. 31


ANALYSE

Son pilier au palais. Ambassadeur à la retraite, Abderraouf Betbaieb est ministre conseiller à Carthage, mais aussi parent de l’épouse de Kaïs Saïed. Diplômé en droit public et droit international, il a occupé plusieurs postes au sein de l’administration, en particulier au sein du ministère des Affaires étrangères. Comme souvent dans la nouvelle organisation du palais de Carthage, son rôle n’est pas clairement défini. Présent lors de la plupart des entretiens du chef de l’État, il intervient sur l’aspect diplomatique, domaine réservé de ce dernier. On lui impute un changement perceptible dans la diplomatie tunisienne, notamment la mise à distance des partenaires occidentaux au profit des interlocuteurs arabes. Tarek Bettaieb, qui a retrouvé son poste d’ambassadeur de Tunisie en Iran, après une période de deux mois comme directeur du cabinet présidentiel, a été remplacé par Nadia Akacha, docteure en droit public, spécialiste du droit constitutionnel, qui était affectée à la direction du département des affaires juridiques. Kaïs Saïed a confié le protocole au diplomate Tarek Hannachi. De par la Constitution, le chef de l’État est le haut commandant des forces armées et préside le Conseil de sécurité nationale. À ce titre, il a rappelé le général de brigade Mohamed Salah Hamdi au poste de conseiller à la sécurité nationale. Il en avait été écarté en 2014 à la demande pressante, dit-on, des autorités algériennes. Camarade de faculté de Kaïs Saïed et ancienne journaliste, Rachida Ennaifer est chargée de l’information et de la communication. Mission particulièrement complexe compte tenu de la personnalité présidentielle.

page Facebook de la présidence. Très peu d’ambassadeurs ou de personnalités occidentales ont été reçus. Le programme international reste mystérieux. Kaïs Saïed ne s’est pas rendu à Alger pour son premier déplacement officiel, que ce soit pour féliciter son homologue algérien, Abdelmadjid Tebboune, pour son élection ou pour présenter ses condoléances lors du décès une semaine plus tard du chef d’état-major de l’Armée nationale populaire, le général Ahmed Gaïd Salah. Il s’est cependant rendu à Oman pour le décès du sultan Qabus ibn Saïd, puis a rejeté l’invitation de dernière minute à représenter la Tunisie au sommet de Berlin sur la paix en Libye et décliné l’invitation au sommet de Davos. On parle également d’une visite avortée au Maroc. Et finalement d’un départ vers Alger pour début février. Entre-temps, le président turc Recep Tayyip Erdogan a été reçu au pied levé sans que l’on connaisse la réelle teneur de sa visite, ce qui floute un peu plus, si cela était encore possible, la position tunisienne sur l’affaire libyenne. À Tunis, on se perd en conjectures. Que veut Kaïs Saïed, qui, selon la Constitution, a la charge de la diplomatie et des Affaires étrangères ? Quels sont les choix du président sur des dossiers particulièrement brûlants et qui impliquent la Tunisie : le Maghreb, la Libye, les relations avec les monarchies du Golfe, les relations avec l’Europe ? Sur un terrain plus politique, Kaïs Saïed, sans réelle prérogative majeure sur le plan intérieur, cherche à se placer au centre d’un jeu politique particulièrement confus et stérile. Tout en martelant son message. Les partis ont tout de suite saisi l’occasion de se ranger aux côtés de celui qui a pulvérisé les scores électoraux. Le Courant démocrate, le Mouvement du peuple, mais également Tahya Tounes, du chef du gouvernement sortant Youssef Chahed, ont appelé plus ou moins clairement à constituer un « parti du président », manière de se prévaloir de l’aval tacite du chef de l’État. L’ironie est que ces mêmes partis qui défendaient à cor et à cri le régime parlementaire il y a peu sont prêts à soutenir un président soucieux de changer les règles du jeu. Tous se revendiquent de sa ligne « révolutionnaire », même quand ils appartiennent à une famille politique opposée, voire carrément bourgeoise. Elyes Fakhfakh, un dirigeant du parti d’Ettakatol, qui n’a recueilli que 0,34 % de voix au premier tour de la présidentielle et dont le parti n’a aucun siège au Parlement, a été chargé par Kaïs Saïed de composer un nouvel exécutif. Mais tous craignent au fond un second échec (après celui de Habib Jemli), un refus de la confiance par une Chambre des représentants morcelée qui ouvrirait la porte à des législatives anticipées, voire à un référendum… Une configuration qu’aucun politique n’est prêt à accepter, surtout pas le puissant leader d’Ennahdha et président de la Chambre des représentants, Rached Ghannouchi. Attaché au régime parlementaire et à la position de son parti en son sein, ce proche des

En soixante ans d’indépendance, jamais dirigeant n’aura autant dédaigné les ors de la République. Cent jours à Carthage. En campagne électorale, Kaïs Saïed avait annoncé qu’il n’emménagerait pas à Carthage et continuerait de vivre avec sa famille dans leur villa du quartier d’El Mnihla, à L’Ariana, près de Tunis. Une décision perçue comme originale, difficile à mettre en œuvre tant sur le plan de la sécurité que de la tranquillité des voisins, mais à laquelle le président ne déroge pas (encore). Il n’aime pas Carthage, dit-on. Il veut être chez lui. Et le protocole, ce n’est pas son truc… En soixante ans d’indépendance, jamais président n’aura autant dédaigné les ors de la République. Les médias ne cachent pas leur irritation de ne pas avoir accès au palais ou à des informations plus précises que celles publiées sur la 32

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à aller au contact, à passer le matin, comme avant, au petit café du coin. À se rendre sur les lieux d’un accident (comme à Amdoun, après le tragique accident du bus scolaire), ou là où la situation est troublée (comme à Ouardanine, agitée par des rumeurs d’attaques terroristes). Le 17 décembre dernier, il part pour Sidi Bouzid, épicentre de la révolution, où il est accueilli (c’est probablement le seul homme politique tunisien dans ce cas) à bras ouverts. Et où il prend la parole, quasiment pour la première fois depuis l’élection présidentielle. Il maintient son message et son discours, mélange d’espoir et de radicalité. Il oublie son costume de président, il se pose dans la posture du seul contre tous, prend un ton révolutionnaire. Il promet aux habitants de concrétiser les exigences de 2011 : « Liberté, traPopulaire ? Depuis ce second tour de l’élection présidenvail, dignité »… Et de s’en prendre aussi à ceux qui « chaque jour tielle, la cote du président a baissé, de plus ou moins dix points. complotent contre la volonté du peuple ». Le 8 janvier, visite inoMais il reste populaire. Comme une balise au centre d’une pinée à Kasserine, autre berceau révolutionnaire. Là, il évoque mer démontée. Et si des élections avaient lieu aujourd’hui, il la nécessité de revoir le code électoral et la Constitution… Kaïs serait élu au premier tour, avec près de 55 % des voix (sonSaïed intervient aussi sur des sujets plus triviaux, comme la dage Emrhod). Au fond, pour beaucoup, l’homme reste l’un grève des éboueurs de Tunis. Ce n’est pas dans ses prérogatives, mais cela touche le quotidien de centaines de milliers de gens. Il reçoit également beaucoup, aussi bien les jeunes contestataires d’El Kamour que des blessés de la révolution ou des diplômés chômeurs, et même des enfants de djihadistes. Ce qui a d’ailleurs provoqué un véritable tollé dans la société civile, laquelle aurait souhaité plus d’attention envers les familles des victimes d’assassinat politique et des martyrs de la révolution (ce sont aussi des enfants de la Tunisie, dit-il). À tous, il dispense des accolades chaleureuses. « Le palais est atteint du syndrome d’Amma », ironise un investisseur, évoquant cette figure spirituelle hindoue, fondatrice de l’ONG Embracing The World, qui a pris des millions de personnes dans ses bras. En clair, Kaïs Saïed, ce sont deux maîtres mots : révolution et empathie. Reste Naoufel Saïed, le frère du chef de l’État, et un homme de forte influence. à savoir si l’approche permettra au pays de sortir de son interminable et multiforme crise postdes rares dépositaires des valeurs de la révolution, une personrévolutionnaire. Résoudre la paralysie du politique en rendant nalité droite, honnête, nouvelle, soucieuse de transformer un l’utopie possible. Peut-être ? Mais en attendant cet avènement, ordre social inégalitaire et injuste… Soutenu par la jeunesse la Tunisie est confrontée à d’immenses difficultés économiques qui croit en lui, qui cherche presque désespérément sa place et sociales : dettes, croissance en berne, appauvrissement. Le dans la société tunisienne. Soutenu aussi par les régions de pessimisme est général. « Le peuple veut » certainement, mais l’intérieur, déshéritées, en attente de développement et d’espéle peuple a surtout besoin maintenant de développement, d’emrance. Le président parle au petit peuple, il connecte (même si ploi, de stabilité, de progrès, de perspectives. ■ son arabe littéraire n’est pas toujours compris). Il n’hésite pas

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islamistes turcs ne compte pas plier devant Carthage. Il joue de son influence pour orienter la politique tunisienne dans le sens de la gouvernance par consensus et s’adjoindre un exécutif à sa mesure, mais il est lui-même confronté, depuis la campagne électorale, à la division des siens. Il table sur les exclus, surtout Qalb Tounes, fondé par Nabil Karoui, qui en dépit de ses 38 sièges a été écarté des négociations gouvernementales… En attendant, les amis de Ridha Lénine rêvent d’un grand mouvement populaire soutenu par l’aura présidentielle, d’un mouvement du 13 octobre qui porterait les espoirs révolutionnaires du pays…

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PARCOURS

Aliou Diack

PLASTICIEN ATYPIQUE, CET ENFANT DU SÉNÉGAL exalte et célèbre la nature dans une œuvre prolifique, d’où jaillissent la force, les rêves et l’Afrique. Son art a été présenté au cours de l’exposition panafricaine itinérante « Prête-moi ton rêve », qui a fait halte à Dakar du 6 décembre 2019 au 28 janvier 2020. par Fouzia Marouf

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nigmatique, promenant sa silhouette d’esthète avec grâce, Aliou Diack allie l’élégance du dessin à la liberté des formes. Ses reflets ocre, ses éclats bleus au cœur de ses toiles monumentales sont autant de traces de ses souvenirs d’enfance. S’il rêve tout éveillé, il nous convie à faire de même avec ses pièces sensorielles. Né à Sidi Bougou en 1987, il grandit en parfaite harmonie avec la faune et la flore. « Pour aller à l’école, je marchais durant une heure, matin et soir, au contact des animaux sauvages, de leurs cris dans la forêt. J’étais effrayé, mais je devais dépasser ma peur », confie-t-il. Gamin débordant de vie, créatif, touche-à-tout, il fabrique sans cesse divers objets. Guidé par son instinct, il dessine aussi pendant ses cours de mathématiques, au lycée : « Mon professeur, très agacé, m’a vivement conseillé de m’inscrire aux beaux-arts ! » Nourri par le désir effréné propre aux autodidactes, il devient major de sa promotion à l’École nationale des arts de la capitale, en 2013, à l’issue de quatre ans d’études. Son œuvre prolifique et son univers captivant l’amènent à rejoindre la galerie Atiss à Dakar en 2016 : « J’instille mes pigments naturels sur mes toiles comme un paysan plante ses graines attendant que la pluie tombe. Je les laisse dans la nature au contact de la poussière. C’est le son de la nature que j’y matérialise, je recherche une forme vivante. Comme de l’or dans la boue. » Tel un alchimiste, le plasticien laisse sa matière éclore savamment au fil des saisons. Rompu à réaliser une quinzaine de pièces par an au sein de son atelier, refuge où il vit entouré de colombes qui participent au processus de création à coups de traces de pattes sur ses toiles, il crée comme chantent les oiseaux, sans vraiment y penser : « Je me sens heureux et libre. J’ignore où me mène l’exploration de chaque tableau. Finalement, les détails marquent. On doit s’approcher de mes toiles, alors que d’habitude, on regarde les œuvres avec du recul. » Des lignes et des textures atypiques que l’on a retrouvées entre 2014 et 2019 à la Biennale de Dakar, ART X Lagos, 1-54 New York et London, ou encore AKAA et Art Paris Art Fair. Le jeune artiste, sensible au destin de ses frères humains qui meurent en mer, a présenté en 2019 une installation d’inspiration politique, Ghost 54, à Berlin, en Allemagne : 54 visages de tissu plantés sur des tiges de bambous incarnant des corps de migrants – un par État africain… Ses pièces majeures (Cœur, Autopsie) ont été présentées au musée Théodore Monod lors de l’étape dakaroise de l’exposition panafricaine itinérante « Prêtemoi ton rêve » [voir p. 20-21], en décembre et janvier derniers. « Celle-ci a le mérite de faire circuler des œuvres réalisées par des artistes africains, de les faire voyager sur le continent en allant à la rencontre de tous les publics. Un tel événement devrait se produire une fois par an », précise-t-il. Lors du off de la Biennale de Dakar, en juin prochain, Aliou Diack exposera dans un espace monumental avec Oh Gallery. Pour un retour aux sources. ■

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JAAKWAAR

«J’instille mes pigments naturels sur mes toiles comme un paysan plante ses graines, attendant que la pluie tombe.» AFRIQUE MAGAZINE

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enquête

NOS MILLI Ils sont à peine quelques-uns à dépasser le cap du milliard. Un seul est entré dans le top 100 mondial. Mais leur nombre augmente régulièrement. (On compte déjà plus de 7 000 multimillionnaires…) Et ils incarnent, à leur manière, les forces et les limites de l’Afrique entrepreneuriale.

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ARDAIRES

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par Jean-Michel Meyer

sement Forbes – et le patriarche marocain Othman Benjelloun, 87 ans, ils sont en moyenne âgés de 64,5 ans. À côté d’Aliko Dangote (62 ans), on retrouve sur le podium l’Égyptien Nassef Sawiris (59 ans) et le Nigérian Mike Adenuga (66 ans). La seule femme ferme le classement : avec une fortune obtenue dans le pétrole estimée à 1 milliard de dollars, la Nigériane Folorunsho Alakija, vice-présidente de Famfa Oil, ne fait pas exception et affiche 69 printemps. HÉRITIERS OU SELF-MADE-MEN

Les milliardaires africains ont bâti leur fortune dans la banque et la finance, les télécoms, ou sur un socle très diversifié d’activités (matières premières, agroalimentaire, construction, mines, pétrole, chimie…). Ils misent en général sur une stratégie panafricaine, à l’image d’Othman Benjelloun, riche de 1,4 milliard de dollars et PDG de BMCE Bank of Africa, qui a implanté son groupe dans plus de 20 pays du continent. Mais, signe d’évolution, ils ne sont plus uniquement des Sud-Africains blancs, comme le reflétaient les premiers classements du magazine.

SHUTTERSTOCK

out paraît si évident. « Pour construire un business florissant, il faut commencer à petite échelle et rêver grand. » L’homme le plus riche d’Afrique, le Nigérian Aliko Dangote, livre volontiers le secret – très convenu – de sa réussite. Avec une fortune personnelle estimée à 10,1 milliards de dollars par Forbes, il est pour la neuvième année consécutive 1er du top des milliardaires africains du magazine américain, publié en janvier 2020. Le magnat fait même mieux dans le classement mondial en temps réel de l’agence Bloomberg, puisque son patrimoine est cette fois estimé à 16,5 milliards de dollars, le situant à la 79e place au 29 janvier 2020. Dans ce monde d’argent, les 20 milliardaires africains qui ont bâti leur empire dans les affaires cumulent une fortune de 73,4 milliards de dollars, portée par la hausse des cours des actions, contre 68,7 milliards un an plus tôt. Ils n’étaient qu’au nombre de 3 en 2000, et 14 en 2010. Ce club très sélect est dominé par les hommes. Presque tous sont d’âge mûr. Entre le benjamin tanzanien Mohammed Dewji, 44 ans, qui a repris le flambeau familial – seul quadra du clas-

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ENQUÊTE

UNE PROSPÉRITÉ FLUCTUANTE

Ces entrepreneurs ont beau accumuler les milliards de dollars, leurs avoirs sont sensibles aux coups de vent des marchés monétaires et boursiers, ainsi qu’aux aléas politiques ou aux soubresauts d’économies instables. La fortune du Zimbabwéen Strive Masiyiwa a atteint 2,3 milliards de dollars en janvier 2019 grâce à l’envolée de ses actions dans Econet Wireless Zimbabwe et la société de banque mobile Cassava Smartech. Mais en 2020, son patrimoine a fondu à 1,1 milliard de dollars, après la décision des autorités du pays d’interdire les devises étrangères et d’instaurer une nouvelle monnaie qui a effacé la moitié de la valeur de sa fortune. Année 2020 faste, en revanche, pour Nassef Sawiris, au 2e rang du classement Forbes. Sa participation de 5,7 % dans l’équipementier Adidas, portée par une très forte hausse du cours de l’action, lui a permis de voir sa fortune gagner près de 1,5 milliard de dollars en un an, passant à 8 milliards de dollars. Ylias Akbaraly, Très tributaire, lui aussi, première fortune du cours de l’action Dangote de Madagascar. Cement, Aliko Dangote n’est pas à l’abri des convulsions boursières : la fortune de l’homme d’affaires le plus riche du continent a fondu de moitié depuis 2014. 38

Les 10 pays d’Afrique en fonction de la richesse totale privée (en milliards de dollars) Pays

Richesse totale

Afrique du Sud

649

Égypte

303

Nigeria

225

Maroc

114

Kenya

93

Angola

69

Ghana

59

Éthiopie

57

Tanzanie

57

Côte d’Ivoire

43 (Source : Africa Wealth Report)

EN AFRIQUE FRANCOPHONE

Au Maghreb, le Maroc et l’Algérie progressent dans les classements. La Tunisie reste un mystère. Quelques groupes familiaux s’approchent de la barre du milliard de dollars ou la dépassent. Mais la dévaluation du dinar et l’opacité des structures de holding rendent le classement difficile. Les milliardaires d’Afrique francophone subsaharienne brillent pour le moment par leur absence. La raison en est simple : les principaux classements se basent sur les actifs cotés en Bourse. De fait, la majorité d’entre eux se concentre dans les « Big five » : l’Afrique du Sud, l’Égypte, le Nigeria, le Maroc et le Kenya, aux places financières les plus avancées. Dans le classement Forbes 2020, l’Afrique du Sud et l’Égypte abritent cinq milliardaires chacune, le Nigeria quatre et le Maroc deux. Quatre ultra-riches venus d’Algérie, d’Angola, de Tanzanie et du Zimbabwe complètent le palmarès. Les entrepreneurs les plus fortunés d’Afrique francophone, à en croire le top 20 de Forbes publié fin 2019, ont eux aussi bâti leur empire dans des activités très diversifiées. Un classement dominé par les Camerounais, qui trustent sept des 20 places. S’étant enrichi dans l’immobilier, l’agroalimentaire, l’hôtellerie, le transport et les télécoms, Baba Danpullo, un ancien camionneur devenu roi du thé, serait le nabab, avec une fortune évaluée à 920 millions de dollars. Il est talonné par son compatriote Paul Kammogne Fokam, avec 900 millions de dollars : le président du groupe Afriland First Bank, présent dans 11 pays du continent, rayonne aussi dans l’assurance, la communication, l’immobilier ou l’industrie papetière. La troisième marche est occupée par la famille Rawji, à la tête de Rawbank, la première banque de République démocratique du Congo. Nés de parents indiens, les cinq AFRIQUE MAGAZINE

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WIKIPÉDIA

Un plafond de verre ébréché par le magnat des mines Patrice Motsepe, première fortune noire d’Afrique du Sud, et pulvérisé par Aliko Dangote en 2011. Indépendamment de leurs origines, les héritiers rivalisent avec les entrepreneurs partis de rien ou presque. Dépositaire de la fortune familiale bâtie avec la société De Beers dans les diamants, le Sud-Africain Nicky Oppenheimer est un habitué des classements. Tout comme les frères Sawiris, membres de la famille la plus riche d’Égypte (télécoms, construction, etc.). Ou encore Aziz Akhannouch, ministre marocain de l’Agriculture et de la Pêche et 15e fortune africaine. Fils de l’homme d’affaires Ahmed Oulhaj Akhannouch, il est le propriétaire majoritaire du conglomérat familial Akwa Group (pétrole, gaz et produits chimiques). De son côté, l’expert-comptable algérien Issad Rebrab a fondé à marche forcée le groupe Cevital (agroalimentaire, sidérurgie, automobile, etc.) en 1971. À la tête de la première entreprise privée d’Algérie et 6e fortune africaine, le Kabyle a toujours eu des relations tumultueuses avec le pouvoir. Après avoir purgé une peine de huit mois de prison pour corruption, Issad Rebrab, qui nie en bloc, a été libéré le 1er janvier 2020. Un nouveau départ à 76 ans ?


JEAN-PIERRE KEPSEU

En Afrique francophone, les super-riches montent petit à petit dans les classements, presque au milliard…

Le Camerounais Paul Kammogne Fokam est à la tête d’une fortune de 900 millions de dollars.

frères Rawji, présents dans la distribution de biens de consommation et automobile, possèdent un patrimoine de 820 millions de dollars. En quatrième position se glisse l’octogénaire George Arthur Forrest, figure emblématique du Groupe Forrest International. Né au Congo dans l’ex-Katanga, ce Belge d’origine néo-zélandaise a gagné 800 millions de dollars dans les mines et la banque. Dans ce top 20, deux Malgaches se détachent : Ylias Akbaraly, première fortune de la Grande Île, avec 710 millions de dollars, a fondé le groupe de médias Sipromad. Et Hassanein Hiridjee, avec 705 millions de dollars, dirige Axian, présent dans les télécoms, l’énergie, l’immobilier et les services financiers. Curieusement, les deux économies phares d’Afrique francophone, la Côte d’Ivoire et le Sénégal, sont représentées seulement quand les fortunes tournent autour du demi-milliard de dollars. Au Sénégal, Abdoulaye Diao, surnommé le roi du pétrole, et Yérim Sow, qui dirige le holding Teyliom (banque, télécoms, hôtellerie), affichent des actifs personnels respectifs de 540 et 510 millions de dollars. De son côté, la Côte d’Ivoire ne glisse que la famille Billon (410 millions de dollars), qui contrôle le groupe agro-industriel Sifca, et Jean Kacou Diagou (405 millions de dollars), à l’origine du premier groupe ivoirien de banque-assurance, NSIA. À noter aussi pour le Gabon, la présence du Franco-Gabonais Christian Kerangall (520 millions de dollars), à la tête de la Compagnie du Komo. Dans un monde en plein tumulte, les ultra-riches du continent peuvent rester confiants. « La richesse privée totale détenue en Afrique devrait augmenter de 35 % au cours des dix prochaines années, pour atteindre 3 000 milliards de dollars d’ici à 2028 », affirme l’Africa Wealth Report 2019 d’AfrAsia Bank. Tandis que « l’Afrique subsaharienne concentrera en 2050 près de 90 % des personnes vivant dans l’extrême pauvreté », relève Divyanshi Wadhwa, experte à la Banque mondiale. Afrique, terre de contrastes… ■ AFRIQUE MAGAZINE

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Aliko Dangote «Il en suffirait de dix comme moi…»

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C’est ce que pense en tout cas ce formidable entrepreneur nigérian, présent dans le ciment, l’agriculture, le raffinage… Et qui vient de faire son entrée dans le top 100 mondial. par Cédric Gouverneur 40

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Dans son bureau à Lagos, en 2012, avant une interview.

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e sera sa pyramide de Khéops. À la fin de l’année 2020, le magnat Aliko Dangote devrait inaugurer la titanesque raffinerie de Lekki, à 40 km de Lagos. Lekki pour les affaires : il achète des sacs de friandises qu’il revend à pourrait changer le visage du Nigeria. l’unité à ses camarades de classe ! Acheter en gros, revendre au Qu’on en juge : de ce géant de 2 100 hecdétail et investir le bénéfice : la recette du succès… Ses grandstares – six fois la taille du quartier parents l’envoient étudier le business à la prestigieuse université d’affaires de Lagos, Victoria Island ! –, Al-Azhar, au Caire. Une fois diplômé, à l’âge de 21 ans, il se employant directement 20 000 perlance dans le négoce : il emprunte à un oncle un demi-million de sonnes et indirectement 40 000 autres, devraient sortir chaque nairas (environ 3 500 euros d’aujourd’hui), qu’il promet de remjour 650 000 barils d’essence et de diesel. Ce complexe pétrobourser en deux ans, et lui achète trois camions. Il importe du chimique permettra au Nigeria d’en finir avec cet insupportable ciment, alors rare et cher. Les bénéfices sont aussitôt réinvestis : paradoxe : être un producteur de pétrole brut contraint d’imporl’homme est un bosseur ascète qui n’a ni le temps ni l’envie de ter son carburant… Un bouleversement qui, à n’en pas douter, dilapider son argent. Un peu comme, aux XVIe et XVIIe siècles, ces ravit davantage l’austère milliardaire africain de 62 ans qu’une marchands protestants de Hollande qui plaçaient leurs deniers, place dans des palmarès américains : « Quand on aura terminé plutôt que de les « flamber » dans un luxe ostentatoire – comme ce projet, pour la première fois de son histoire, le Nigeria sera le faisaient les nobles espagnols avec l’or inca –, assurant ainsi le plus grand exportateur de carburants d’Afrique », déclamait-il le dynamisme des Pays-Bas, tandis que l’Espagne s’enkystait avec fierté en 2018 au Financial Times. dans une économie de rente… En l’espace de En 2007, Forbes avait décrit Oprah Wintrois mois, le futur magnat peut rembourser son frey comme « la personne noire la plus riche du oncle. Et prendre son envol. monde » : le magazine avait visiblement oublié que les Noirs ne sont pas tous afro-américains… EN FINIR AVEC LA DÉPENDANCE AU BRUT Aliko Dangote s’en était offusqué, rappelant Voici donc le jeune négociant en ciment à dans le journal nigérian The Sun être « bien Lagos, capitale économique (et encore poliplus riche » que l’animatrice de talk-show, qui tique) du Nigeria. En 1981, il crée le Dangote pesait 1,5 milliard de dollars. L’année suivante, Group. Le coup d’État militaire du réveillon Dangote entrait dans le classement Forbes, 1983 va indirectement favoriser ses activités : à la 334e place, et devenait le premier natif les putschistes (à la tête desquels figure l’actuel président, Muhammadu Buhari) embastillent, d’Afrique subsaharienne à y figurer, en un siècle « pour corruption », la plupart des hommes d’existence du magazine. Sa fortune tournait d’affaires. Un nettoyage par le vide qui laisse alors autour de 3 milliards de dollars, et deux Le fameux ciment au jeune Haoussa les coudées franches pour de ses sociétés venaient d’entrer à la Bourse de made in Nigeria. prendre leur place – ce qui lui sera ultérieureLagos, avec une capitalisation estimée à plus de ment reproché. Dangote diversifie ses activités : outre le ciment, 10 milliards de dollars. Aujourd’hui, le conglomérat représente le voilà qui vend du riz, des pâtes, de la farine, du sucre, du sel, à lui seul entre un cinquième et un quart de la Bourse. Et s’il a de la sauce tomate… Son slogan ? « Providing your basic needs » subi de plein fouet la crise de la monnaie nigériane entre 2014 (« satisfaire vos besoins essentiels »). Il a en effet le génie de se et 2017, il s’en est relevé. En 2019, le magazine Forbes l’avait rendre incontournable, fournissant aux Nigérians des produits placé au 136e rang des fortunes mondiales. Fin janvier 2020, dont ils ne peuvent se passer : ceux qui font tenir leurs murs ou Bloomberg le situe au 79e rang : sa fortune a augmenté de plus constituent les ingrédients de base de leurs repas. Aussi simple de 5 milliards de dollars l’année dernière, pour se situer aux qu’imparable. Ce n’est pas sans raison que Moshood Fayemiyo alentours de 16,5 milliards selon l’agence de presse américaine ! (qui a coécrit sa biographie, Aliko Mohammad Dangote: The Aliko Dangote n’est pas un self-made-man parti de rien – et Biography of the Richest Black Person in the World, avec Margie n’a jamais prétendu l’être. Né le 10 avril 1957 à Kano, dans le Neal, en 2013), le compare à Samuel Walton (1918-1992), simple nord du pays, le magnat est issu d’une riche famille de comgérant de supérette devenu l’homme le plus riche des États-Unis merçants haoussas musulmans : son arrière-grand-père matergrâce à sa chaîne de supermarchés, Walmart. Dangote grimpe, nel, Alhassan Dantata, avait fait fortune dans l’import-export grimpe, et plus rien ne l’arrête. « Quand vous êtes jeune, le preentre le Nigeria et le Ghana. Son grand-père, Sanusi Dantata, mier million est important, mais après, les chiffres ne veulent importait lui de l’avoine et du riz. À l’âge de 8 ans, au décès de plus dire grand-chose », raconte-t-il, blasé, en avril dernier au son père, le jeune Aliko est confié à ses grands-parents. Fasciné forum Mo Ibrahim d’Abidjan. « Un jour, j’ai retiré de ma banque par leur réussite, il démontre déjà de sérieuses prédispositions


SAM PHELPS/GATES ARCHIVE VIA GETTY IMAGES BEN GABBE/GETTY IMAGES/AFP

Le magnat en compagnie de Bill Gates, le 20 mars 2018 à N’Djamena. Au Tchad, les fondations Dangote et Bill et Melinda Gates sont engagées dans le combat contre la poliomyélite.

L’homme a le génie de se rendre incontournable, fournissant aux citoyens des produits dont ils ne peuvent se passer. AFRIQUE MAGAZINE

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À ses côtés, Halima, sa deuxième fille, directrice des opérations commerciales de 43 son conglomérat.


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Un conglomérat tentaculaire

Si le ciment reste l’activité principale – et la machine à cash – du groupe Dangote, ce dernier ne cesse de diversifier ses activités.

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uatre sociétés du conglomérat sont cotées à la Bourse de Lagos (Nigerian Stock Exchange, NSE), totalisant entre un cinquième et un quart de sa capitalisation. Dangote Cement étant de loin la première cotation. À noter que le natif de Kano a ouvert plusieurs projets dans le Nord pour pallier le sous-emploi qui alimente le fanatisme et le terrorisme.

Dangote Cement (ciment), cotée au NSE (DANGCEM). Production annuelle : plus de 45 millions de tonnes, au Nigeria et dans une dizaine de pays d’Afrique. Dangote Sugar (sucre), cotée au NSE (DANGSUG). Objectif de production annuelle : 1,5 à 2 millions de tonnes, pour 150 000 hectares de canne. La raffinerie sucrière d’Apapa est la plus importante du continent. Dangote Flour Mills (farine et pâtes), cotée au NSE (DANGFLOUR). Revendue en avril 2019 au groupe singapourien Olam International Ltd. National Salt Company of Nigeria (sel), cotée au NSE (NASCON). Production annuelle : 567 000 tonnes de sel et 156 000 tonnes d’huile végétale. Dangote Farms (agroalimentaire). Objectif 2020 : 1 million de tonnes de riz et 500 millions de litres de lait, notamment dans les États nordistes de Sokoto, Zamfara et Jigawa. Inaugurée en 2016, l’usine de transformation de tomates de Kano a une capacité de production de 1 200 tonnes de concentré par jour. Mais les producteurs locaux n’arrivent pas à suivre le rythme : la production a cessé pendant deux ans, avant de reprendre en 2019.

10 millions de dollars en liquide. Je les ai apportés à la maison, je les ai contemplés et je me suis dit : maintenant, je comprends que j’ai de l’argent. » À titre de rappel : 60 % de ses 195 millions de concitoyens (sur)vivent avec 1 dollar par jour… Mais l’importateur-exportateur prend conscience qu’il peut encore mieux faire. Mieux pour lui. Mieux pour ses affaires. Et mieux pour son pays. C’est un euphémisme de dire que le Nigeria est outrageusement dépendant du pétrole, qui représente plus de 90 % de ses exportations. Les travers de cette dépendance sont connus : une économie rentière, qui favorise moins la productivité que la corruption. Un taux de croissance calqué sur le cours du brut. L’or noir, que l’un des fondateurs de l’Opep, le ministre vénézuélien Juan Pablo Pérez Alfonzo, avait fini par surnommer « l’excrément du diable », désabusé par les cas de pays pauvres 44

Dangote Refinery (raffinerie et pétrochimie). Le complexe pétrochimique de Lekki permettra de raffiner 650 000 barils de carburant par jour et de produire 3 millions de tonnes d’engrais par an. Il sera relié aux pays voisins par l’Ewoggs (East-West Offshore Gas Gathering Pipeline System), un double gazoduc de 550 km, construit en joint-venture avec la société nigériane de prospection pétrolière et gazière First E&P. Dangote Sinotruk West Africa Ltd (automobile). Jointventure créé en 2017 avec le constructeur de poids lourds chinois Sinotruk. Production de 10 000 camions par an. Dangote Peugeot Automobile Nigeria Ltd (automobile). Joint-venture créé en 2018 avec le constructeur français PSA (présent au Nigeria depuis les années 1970). AG Dangote Construction Ltd (routes). Joint-venture établi en 2013 avec le groupe brésilien de BTP Andrade Gutierrez. Twister BV (gaz). Le conglomérat a acquis en 2016 cette société néerlandaise spécialisée dans l’ingénierie du gaz naturel afin d’alimenter ses usines et ses raffineries en électricité issue de cette énergie. Dangote Cooperative (association). Caisse d’épargne, prêts immobiliers et bourses d’études pour les employés du groupe et leur famille. Aliko Dangote Foundation (fondation). Financement de projets éducatifs, notamment dans les États nordistes (cité universitaire, école de commerce). Partenariat avec la fondation Bill et Melinda Gates pour lutter contre la poliomyélite. ■ C.G.

où la ressource s’était muée en malédiction ! Car à force de tout importer, le Nigeria souffre de pénuries de devises qui font plonger sa monnaie. L’alternative ? Diversifier l’économie et produire localement. Lors d’un voyage au Brésil, dans les années 1990, Aliko Dangote constate que ce pays n’importe plus ses produits de base mais les fabrique, et exporte même le surplus. À son retour au Nigeria, le magnat se lance dans l’industrie. Avec la ferveur d’un nouveau converti, celui qui a jadis fait fortune dans l’import-export se fait le chantre de la production nationale. Il prend pour exemple la Corée du Sud, pays pauvre jusque dans les années 1970 : « Les investisseurs étrangers n’ont pas construit la Corée du Sud. Ce sont les Sud-Coréens qui ont développé leur pays. » Depuis les années 2000, le groupe Dangote fabrique du ciment made in Nigeria plutôt que d’en importer. Aujourd’hui, le AFRIQUE MAGAZINE

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TEMILADE ADELAJA/REUTERS

Le futur site de Lekki, à Lagos, devrait produire 650 000 barils de carburant par jour.

Le Nigeria est outrageusement dépendant du pétrole raffiné, qui représente plus de 90 % de ses exportations. AFRIQUE MAGAZINE

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conglomérat détient trois usines au Nigeria : Ibese, Gboko, et surtout Obajana, capable de produire à elle seule plus de 13 millions de tonnes annuelles. Sur les neuf premiers mois de 2019, Dangote Cement a vendu plus de 10 millions de tonnes de ciment au Nigeria et plus de 7 millions dans le reste de l’Afrique. Afin notamment de contrer la concurrence de Lafarge Africa, Dangote a signé en 2015 un contrat de 4,34 milliards de dollars avec le groupe chinois Sinoma pour bâtir 11 cimenteries à travers le continent (Sénégal, Cameroun, Niger, Éthiopie, Kenya, Zambie) et… jusqu’au Népal ! Pour mettre en œuvre cette industrialisation, Aliko Dangote a fait jouer ses connexions politiques. Le milliardaire a en effet financé les campagnes électorales du président Olusegun Obasanjo (1999-2007). Or, dans un entretien au Financial Times, le magnat a reconnu qu’il avait incité le chef d’État à restreindre les importations afin de favoriser la production nationale. Ou, plus précisément, sa production nationale… Ainsi que l’écrivait en 2017 Afrique Méditerranée Business (n° 18), des câbles américains de 2005, révélés par WikiLeaks, s’étonnent de coïncidences troublantes : « De nombreux produits qui sont sur la liste des importations interdites au Nigeria sont justement ceux où Dangote a des intérêts… Les barrières douanières élevées ou les interdictions pour toute une catégorie de produits favorisent le groupe dans pratiquement tous les sec-

teurs dans lesquels il opère, du ciment au sucre en passant par certains textiles ou les pâtes. » Renvoi d’ascenseur ? Peu avant le terme de son second mandat, Obasanjo a vendu au magnat deux des quatre raffineries d’État, celles de Port Harcourt et de Kaduna… DU PÉTROLE À L’AGROALIMENTAIRE

La ficelle est, cette fois, un peu trop grosse : en juin 2007, les syndicats nigérians exigent – et obtiennent – l’annulation de cette vente contestée. Et, une décennie plus tard, Dangote finance la bibliothèque créée par l’influent ex-président dans sa ville natale d’Abeokuta (Sud-Ouest). Aliko Dangote fut également proche de Goodluck Jonathan (2010-2015), qui l’a décoré en 2011 du titre de Grand Commandeur de l’ordre du Niger, une des plus hautes distinctions nigérianes. D’aucuns lui reprochent cette proximité avec les pouvoirs successifs. Dangote réplique que, contrairement à d’autres nantis, il réinvestit son argent sur place : « Oui, j’ai de l’argent, mais aucune propriété hors du pays », à l’inverse de beaucoup de Nigérians fortunés. Ce qui ferait du magnat un « champion national », qui booste l’économie du pays : « Dangote donne le rythme », a résumé au Time en 2018 le directeur pour l’Afrique du Programme des Nations unies pour le développement (Pnud), son compatriote Ayodele Odusola.

Robert Omotunde

« Aliko Dangote est le président économique non élu du Nigeria »

Robert Omotunde, vice-président Investissements et Recherche du cabinet Afrinvest, à Lagos, témoigne de la façon dont est perçu l’homme le plus riche du continent dans son propre pays. AM : Quelle est l’image d’Aliko Dangote au Nigeria ? Robert Omotunde : Plutôt bonne : la plupart des Nigérians

succès – afin de faire annuler la vente au groupe Dangote de deux raffineries publiques ?

savent qu’il s’agit d’un businessman sérieux, pas de quelqu’un qui a fait fortune grâce à la politique. Cela dit, les gens ont aussi le sentiment qu’il bénéficie, de la part du gouvernement, d’un soutien ou d’une considération que d’autres n’ont pas. En fait, Dangote s’attaque à d’importants marchés. Il mise gros et s’assure d’exploiter la moindre opportunité. Sa stratégie est de devenir l’acteur le plus important dans chaque industrie où il intervient. C’est le cas dans le business du ciment, du sucre, du sel.

Cela a davantage affecté l’image du Nigeria que celle d’Aliko Dangote ! Si cette vente n’avait pas été annulée, le secteur du gaz et des produits pétroliers se porterait bien mieux aujourd’hui. C’est le même homme qui investit désormais des milliards de dollars dans ce secteur.

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Aliko Dangote est un businessman très influent. Sans doute ne l’était-il pas autant en 1983, mais je peux confirmer que sa success-story ces vingt dernières années

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Son image a-t-elle été écornée par la grève de 2007, lorsque plusieurs syndicats se sont mobilisés – avec

Il avait indirectement bénéficié du coup d’État militaire de 1983. Quelles sont ses relations avec les différents pouvoirs ?


d’essence, de diesel et d’engrais. Et multiplierait les revenus du conglomérat par cinq ou six ! Les produits pétroliers ne sont pas les seuls concernés par le manque de production nationale : ainsi, « 98 % du lait consommé au Nigeria doit être importé », rappelle Aliko Dangote. Le Nigeria est aussi le premier importateur mondial de riz : 6,5 millions de tonnes y sont consommées chaque année, pour une production locale de seulement 2,5 millions. Depuis 2016, le groupe a investi 4,6 milliards de dollars dans l’agroalimentaire : des champs de cannes à sucre, une raffinerie de sucre, une minoterie, une usine de sauce tomate, des rizières, des laiteries… Ainsi, Dangote Rice, lancée en 2017, entend produire jusqu’à 1 million de tonnes de riz dans les États du Nord, avec pour objectifs la création de 10 000 emplois directs et indirects, la réduction de la pauvreté rurale et la facilitation de l’accès au marché. Sans jamais perdre de vue la question de la pénurie de dollars : « Cela permettra d’éliminer la dépendance du pays aux importations, et le casse-tête des réserves de change qui en découle », avait précisé en 2017, lors de la crise des devises, le directeur exécutif du conglomérat, Edwin Devakumar. Dans la même optique, Aliko Dangote s’attaque au secteur du transport. Avec un succès fulgurant. En 2013, le conglomérat a signé un accord avec la Chine afin d’importer

a été le fruit d’un travail acharné et de son engagement dans le secteur privé. Désormais, il est en relation avec la plupart des politiciens qui comptent. Pour l’homme le plus riche du pays, ce cas de figure est inévitable. Pas seulement au Nigeria, mais partout en Afrique.

Sait-on à quelle date ce complexe pétrochimique de Lekki sera inauguré et pourra produire les 650 000 barils journaliers envisagés ?

Sait-on combien le groupe Dangote a perdu d’argent lors de la crise du naira, entre 2014 et 2016 ?

Les analystes du secteur suggèrent que les opérations pourraient débuter autour du quatrième trimestre 2020 ou début 2021. Cependant, je ne m’attends pas à ce que le complexe soit pleinement opérationnel avant 2022.

Le cours s’est déprécié de 197 nairas pour 1 dollar à 365 nairas pour 1 dollar. Cela se traduit par une chute de 46,03 %. Il est possible que le groupe Dangote ait alors perdu 40 % de sa valeur.

Aliko Dangote est proche de l’ex-président Obasanjo. Que sait-on de ses relations avec le président Buhari ? Il n’a pas dû apprécier sa gestion de la crise du naira en 2014-2016…

Cette dégringolade du naira a-t-elle convaincu Dangote de bâtir le complexe industriel de Lekki, afin de limiter les facteurs d’apparition de crises de change ?

Aliko Dangote est une force avec laquelle il faut compter : aucun président ne peut l’ignorer, même s’il ne l’apprécie pas. Il dispose d’une puissance économique telle qu’elle fait de lui « le président économique non élu du Nigeria » ! Il apparaît comme un homme simple, qui ne fait pas étalage de ses pouvoirs, mais en fait, il tient tout détenteur de pouvoir politique dans une position de respect. Donc, les chefs d’État du pays doivent le considérer.

Je pense que le business du raffinage a toujours suscité l’intérêt du groupe : le secteur est quasiment inexistant au Nigeria. Ce qui implique que tout acteur se lançant dans l’aventure récolterait d’énormes profits. Le groupe Dangote a choisi un emplacement stratégique pour la raffinerie [près de Lagos, ndlr], de façon à desservir l’ensemble du marché africain grâce au transport maritime. Je crois également que Dangote sera capable d’utiliser son influence pour forcer le gouvernement à véritablement déréguler ce marché, afin qu’il devienne vraiment rentable à long terme.

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Est-il sérieux quand il parle de racheter le club de football anglais Arsenal ?

Il est le seul à connaître ses véritables intentions concernant Arsenal. Je pense qu’il peut se le permettre financièrement. Mais il y aura des obstacles à surmonter avec les actuels propriétaires… ■ Propos recueillis par C.G.

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« Il aide le Nigeria à briser les chaînes de l’importation d’essence. On a besoin de plus d’entrepreneurs africains comme lui. » Aliko Dangote a d’autant plus de raisons d’inciter à la diversification économique que la dépendance au pétrole nuit directement à ses affaires. Entre fin 2014 et juin 2016, la chute des cours du pétrole et celle du naira (dont la valeur a été divisée par deux) ont entraîné la fonte de ses actifs. La crise a été aggravée par l’obstination du président Buhari à accrocher artificiellement le naira au dollar, obligeant le pays à dilapider – en vain – ses réserves de change pour soutenir sa monnaie… Selon Forbes, le patrimoine de Dangote a plongé de 25 à 15 milliards de dollars en deux ans. Alors, plutôt que de voir les milliards partir en fumée lors de la prochaine crise monétaire, autant investir afin d’extirper les racines du mal. En 2017, l’industriel se lance dans un projet démesuré : faire sortir de terre la plus grande raffinerie du monde, couplée à une usine d’engrais chimiques (en partenariat avec l’Office chérifien des phosphates marocain) et connectée aux pays voisins par deux gazoducs de 55 km de long ! Le terrain est marécageux ? Qu’importe ! Le complexe sera porté par 120 000 piliers de béton… Un investissement de 18 milliards de dollars, mais qui permettrait au Nigeria d’économiser 7,5 milliards chaque année, en évitant des importations, puis d’engranger 5 autres milliards grâce à l’exportation


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1 700 semi-remorques. Quatre ans plus tard est lancé le joint-venture Dangote Sinotruk West Africa Ltd, qui assemble 10 000 poids lourds par an à l’usine Ikeja de Lagos. Selon une récente enquête de la presse économique nigériane (Hallmark News, décembre 2019), les parts de marché des constructeurs européens et coréens (Volvo, Hyundai, etc.), qui étaient de 95 %, ont chuté à 45 % en l’espace de trois ans ! L’explication ? Les entreprises nigérianes plébiscitent les camions Sinotruk parce qu’ils sont moins chers et leurs pièces détachées disponibles. Et les entreprises chinoises implantées au Nigeria parce qu’elles préfèrent acheter… chinois. Le conglomérat aspire à exporter ses camions dans toute l’Afrique de l’Ouest. Toujours la même recette : Aliko Dangote s’impose avec un produit incontournable. Quelle entreprise peut se passer de camions ? En 2018, il récidive en rachetant l’usine Peugeot de Kaduna et en créant un joint-venture avec le constructeur automobile français afin d’ouvrir une seconde usine, à 25 km de la première. À noter que le groupe Dangote rénove une partie du réseau routier autour de Lagos… en échange d’une exemption fiscale. Pour industrialiser le continent et le rendre autosuffisant, « dix comme moi feraient l’affaire », déclarait-il en 2017. Sans fausse modestie, il avait ajouté avec humour, comme un clin d’œil aux rois de la Silicon Valley qui recherchent, eux, l’immortalité : « J’aimerais pouvoir me cloner ! » ARSENAL EN LIGNE DE MIRE

Aujourd’hui âgé de 62 ans, ce père d’un fils adoptif et de trois filles, par deux fois divorcé, confiait au Financial Times qu’il se sentait « parfois seul », mais « manquait de temps pour rencontrer quelqu’un ». L’homme gère lui-même ses affaires. Omnipotent, il peut se montrer très dur, non seulement avec ses concurrents, mais aussi avec ses cadres, qui restent rarement longtemps en place… Sa deuxième fille, Halima Aliko Dangote, paraît bien placée pour lui succéder : en novembre dernier, cette ancienne cadre des filiales farine et sel a été nommée directrice des opérations commerciales du conglomérat. Il ne dort que « quatre à cinq heures par nuit » et avoue décrocher son téléphone « une centaine de fois par jour ». Il parcourt en jet le continent, où son conglomérat est présent dans 18 pays. Le Nigérian déplore d’ailleurs avoir besoin de « 38 visas » pour voyager en Afrique ! Son ami Tony Blair (dont l’épouse, Cherie, siège au conseil d’administration du groupe) lui a recommandé de lever le pied : « Aliko, le monde ne va pas s’arrêter de tourner parce que tu ne décroches pas ton téléphone… » Il demeure l’ascète qu’il a toujours été : à Lagos, s’il reçoit sur son yacht à 40 millions de dollars (baptisé du prénom de sa mère, Mariya), il sert lui-même ses hôtes. Volontiers philanthrope, il a créé en 1997 une fondation qui finance notamment des projets d’enseignement supérieur dans le Nord. Et, en 2017, il a versé 250 millions de nairas pour les victimes des inondations dans l’État de Benue. Il a aussi fait en septembre une donation de 20 millions de dollars à l’Africa Center de New York, où siège sa 48

Isabel dos Santos L’affaire Luanda Leaks

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endant des années, elle fut avant tout la femme la plus riche d’Afrique, l’incarnation du succès entrepreneurial. À la tête d’un groupe implanté aux quatre coins du monde, en Angola et au Portugal particulièrement. Avec son époux Sindika Dokolo, ils forment un couple glamour, globalisé, à l’image d’une Afrique moderne et décomplexée. Elle est la fille de José Eduardo dos Santos, l’ex-président angolais. Lui est collectionneur, mécène, engagé dans le rapatriement des œuvres historiques vers le continent [voir Afrique Magazine n° 356]. Dokolo milite aussi en République démocratique du Congo, son pays, avec le mouvement des Congolais debout, qui prendra sa part dans le processus qui mènera au départ de Joseph Kabila et à l’organisation d’élections présidentielles. Le 19 janvier 2020, une trentaine de médias membres du Consortium international des journalistes d’investigation, parmi lesquels la BBC, Le Monde et le New York Times, publient une enquête concluant que la fille de l’ex-président angolais et son mari auraient construit une très grande partie de leur fortune de manière frauduleuse, en « siphonnant » l’économie du pays. C’est l’affaire des Luanda Leaks qui commence, fondée sur près de 700 000 documents (mails internes, lettres, échanges, contrats…), certains directement hackés sur les serveurs des entreprises du groupe. Quelques jours après, la justice angolaise, qui avait déjà gelé les avoirs d’Isabel dos Santos et de Sindika Dokolo en décembre, accuse formellement le couple de détournement de fonds et blanchiment d’argent. L’affaire rebondit lorsque les avocats de Rui Pinto, le hacker portugais à l’origine des Football Leaks, annoncent qu’il est à l’origine des Luanda Leaks. Celui-ci est actuellement détenu au Portugal pour

fille Halima. Musulman pratiquant, il s’efforce de jeûner une fois par semaine afin de purger son organisme. Le milliardaire a tout de même une passion avouée : Arsenal ! Il est un fervent supporter du club londonien depuis sa rencontre, il y a trente ans, avec David Dein, vice-président des Gunners entre 1984 et 2007. Depuis dix ans, il répète qu’il rêve de racheter le club et a confié à Bloomberg qu’il formulera une offre d’achat en 2021, après l’inauguration de la raffinerie de Lekki. Le travail avant tout : « Nous avons des projets d’une valeur de 20 milliards de dollars, et c’est sur cela que je veux me concentrer. » AFRIQUE MAGAZINE

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La femme la plus riche d’Afrique et son époux, Sindika Dokolo, en 2018.

divers crimes informatiques et tentatives d’extorsion liés au scandale des Football Leaks. Enfin, le procureur angolais annonce sa volonté de faire comparaître Isabel dos Santos à Luanda par tous les moyens possibles… UNE BATAILLE SANS CONCESSIONS

MIKE COPPOLA/GETTY IMAGES FOR UNITEL/AFP

L’attaque est frontale, mais « IDS » et son mari se défendent. Leurs opérations, disent-ils, sont légales, au regard du droit angolais en particulier. Ils sont décidés à répondre point par point aux accusations. Isabel dos Santos annonce aussi qu’elle va poursuivre ceux qui diffusent ces « allégations infondées » et ces « fausses informations ». La bataille s’annonce durable. Et sans concessions. En Angola, on s’inquiète aussi pour un groupe dont les activités sont gelées, et qui reste pourtant le premier employeur et le premier contribuable fiscal du pays. Mais le pouvoir se dit déterminé à mener une lutte anticorruption « implacable ». Le danger « existe que ce processus de réforme ne soit que sélectif, ne ciblant que la famille et les amis des Dos Santos, alors qu’il y a clairement aussi des gens dans l’entourage de Lourenço qui devraient être poursuivis »,

Aliko Dangote se désole de voir si peu d’Africains au forum de Davos et appelle les entrepreneurs du continent à suivre son exemple. En 2017, lors d’un sommet organisé à Londres par le Financial Times, il les invitait même à mettre à profit la crise du naira pour investir, les prix étant au plus bas. « Il y a tant d’opportunités, quand vous y regardez de plus près », déclarait-il au magazine Time en octobre dernier. Les secteurs les plus prometteurs selon lui ? Les technologies, bien entendu, mais aussi l’agriculture. « Nous devons rester en Afrique et contribuer à l’économie de nos propres pays. » AFRIQUE MAGAZINE

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juge Alex Vines, directeur du programme Afrique chez Chatham House. Retour en arrière, en août 2017. Au pouvoir depuis près de trente-huit ans, le président José Eduardo dos Santos choisit de se retirer et de ne pas se présenter aux élections générales. Longtemps ministre de la Défense, vice-président du Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA), João Lourenço est adoubé par « JES » pour lui succéder. Il fait partie de la vieille garde du parti, plutôt modéré sur le plan idéologique, et on dit de lui que sa fortune est déjà importante (comme la plupart des grands pontes du MPLA). Mais aussi que c’est un « général », un « dur » qui a participé à la guerre d’indépendance. Normalement, d’une présidence à l’autre, la solidarité du parti aurait dû jouer. Mais la nature des relations entre les deux hommes paraît complexe. Dans les cercles informés de Luanda, on parle d’ humiliation et de revanche. Et Lourenço ne veut pas être un demi-président. En quelques semaines, les relations s’enveniment et ce dernier monte à l’assaut de la famille Dos Santos. Il écarte des institutions, des entreprises publiques et de l’appareil sécuritaire du pays les proches de son prédécesseur. Une véritable épuration qui touche l’ex-président lui-même, quasi exilé en Espagne depuis plusieurs mois. Comme le souligne un haut responsable politique africain, « on comprend la nécessité du nouveau président d’imposer son autorité, de se désencercler des Dos Santos, mais on aurait pu éviter ce déballage. Tout cela aurait pu être négocié entre les uns et les autres, pour s’assurer d’une passation relativement équilibrée, avec une redéfinition des cercles d’influences et de pouvoir ». Dans l’intérêt du pays en quelque sorte. À Luanda, en tout cas, il y a urgences politique, économique et sociale. Plombé par la chute des prix de l’or noir, le deuxième producteur de pétrole d’Afrique subsaharienne est englué dans une crise grave, avec une croissance nulle. Un grand pays, riche, mais au bord de la faillite économique. Le président Lourenço est sous pression pour répondre à la demande des Angolais. Mais aussi pour reformer réellement un système politique miné et épuisé par la toute-puissance du MPLA (et de ses baronnies internes). ■ Zyad Limam

Reste que la dégringolade du naira, en 2014-2016, a fait évoluer ce credo : dans une interview diffusée par Bloomberg en janvier 2020, le milliardaire annonce son intention d’ouvrir à New York un bureau de gestion de son patrimoine (« family office »), arguant vouloir mettre sa fortune personnelle « à l’abri des fluctuations monétaires du continent ». Il précise également que, sur la trentaine de milliards de revenus escomptés de la mise en service du complexe de Lekki et des récents investissements dans l’agroalimentaire, 40 %, certes, seront réinvestis en Afrique… tandis que 60 % le seront à l’extérieur. ■ 49


ENQUÊTE

Capital Portraits de fortunes

Issus d’une grande famille ou parfois partis du bas de l’échelle, ils ont souvent des projets encore plus grands. Et ne sont pas, comme tout le monde, à l’abri d’un revers… Focus sur 10 personnalités de ce club très select des milliardaires. par Cédric Gouverneur 50

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Issad Rebrab, le révolutionnaire

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Agroalimentaire, sidérurgie, presse : 4,4 milliards de dollars (Algérie) LORS DES MANIFESTATIONS monstres contre un cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika, Issad Rebrab, 75 ans, a battu le pavé, un drapeau algérien sur les épaules ! Le fondateur du conglomérat Cevital n’a jamais caché son hostilité au régime, qu’il accuse par ailleurs de contrecarrer systématiquement ses projets d’expansion (deux importants marchés, le rachat d’une usine Michelin et la construction d’un nouveau port près d’Alger lui ont ainsi échappé). « Le pouvoir craint que je me lance en politique », a-t-il déclaré en avril 2019 au journal économique français Les Échos. Peu après cette interview, Rebrab était incarcéré… À son procès, le 31 décembre, il a été condamné à six mois de prison AFRIQUE MAGAZINE

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ferme pour « faux et usage de faux », puis libéré. Les autorités algériennes jugent-elles son groupe trop puissant et l’homme, trop charismatique ? Celui que l’on surnomme parfois le Berlusconi algérien a en effet diversifié ses activités dans l’électronique, l’électroménager et l’agroalimentaire, mais aussi dans la presse, avec Liberté, un quotidien fondé en 1992 où œuvre notamment le caricaturiste Ali Dilem. Cevital serait le premier employeur privé du pays, avec 18 000 salariés. Rebrab cultive de bonnes relations avec la France, où son groupe a sauvé de la faillite deux usines (le fabricant de fenêtres Oxxo et celui d’électroménager Fagor-Brandt) et projette d’en ouvrir une troisième, dans les Ardennes.

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ENQUÊTE

Les frères Sawiris, la relève

LES TROIS FILS d’Onsi Sawiris (né en 1930), qui dans les années 1970 avait fondé Orascom Construction Industries (OCI), ont pris la relève. Le groupe a diversifié ses activités dans les télécoms, le tourisme, mais aussi les engrais, la prospection minière… L’aîné de cette famille copte, Naguib (né en 1954), a développé Orascom Telecom, revendu en 2011 à une compagnie russe. À la tête d’un pactole estimé à 3 milliards de dollars, Naguib a fondé en 2011 le Parti des Égyptiens libres, qui regroupe les libéraux et de nombreux coptes. Samih (né en 1957) est quant à lui à la tête d’Orascom Development Holding, qui œuvre dans le secteur du tourisme (durement touché depuis la révolution de 2011). Le cadet, Nassef (né en 1961), est l’homme le plus riche d’Égypte, avec une fortune évaluée à 8 milliards de dollars : directeur général d’OCI, il est également actionnaire du cimentier Lafarge Holcim (5 %) et de l’équipementier sportif Adidas (7 %). Société de droit néerlandais cotée à la Bourse d’Amsterdam, le groupe OCI produit des engrais aux États-Unis et détient des participations dans des mines d’or en Côte d’Ivoire, au Burkina Faso (Endeavour Mining), au Ghana (Golden Star Resources) et jusqu’en Australie (Evolution Mining). Naguib Sawiris, l’aîné de la fratrie.

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BENNO SCHWINGHAMMER/DPA/DPA PICTURE ALLIANCE

Construction, tourisme, télécoms, mines : 12 milliards de dollars (Égypte)


Patrice Motsepe, le clairvoyant Mines : 2,6 milliards de dollars (Afrique du Sud) ISSU D’UNE FAMILLE PRINCIÈRE TSWANE, Patrice Motsepe est le Noir le plus riche d’Afrique du Sud, où le capital est en majorité aux mains de Blancs. Né en 1962 à Soweto, il grandit dans une petite ville au nord de Pretoria, où son père, syndicaliste, a été exilé par le régime. Spécialiste du droit minier, il se met en 1994 au service du Congrès national africain, conseillant le gouvernement de Nelson Mandela dans la gestion des ressources du sous-sol. En 1997, alors que le cours de l’or est au plus bas, il achète un puits qui se révélera profitable… Ses investissements lui permettent de créer, dans les années 2000, le conglomérat African Rainbow Mineral, qui dispose de mines en Afrique du Sud, au Zimbabwe, en Zambie et en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Il a aussi investi dans les assurances (groupe Sanlam) et acheté le Mamelodi Sundowns FC, un club de football de Pretoria. Il est le beaufrère du président Cyril Ramaphosa (lui-même milliardaire) et de Jeff Radebe, ministre de l’Énergie de tous les gouvernements depuis 1994.

Nicky Oppenheimer, l’héritier Diamants : 7,7 milliards de dollars (Afrique du Sud)

STEFAN WERMUTH/REUTERS - NOAM GALAI/GETTY IMAGES/AFP

CE N’EST PAS LUI FAIRE INJURE que de dire que l’ex-président de De Beers, de la Diamond Trading Co et du holding Anglo American a eu un destin tout tracé : né en 1945, Nicky Oppenheimer est le fils du diamantaire Harry Oppenheimer et le petit-fils d’Ernest Oppenheimer, juif allemand émigré, fondateur du holding. Bizarrement surnommé le Cubain (pour sa barbe, pas pour ses idées politiques), il affiche une relative simplicité : il joue du tambour avec les mineurs… et pilote lui-même son hélicoptère. En 1997, devant la Commission vérité et réconciliation, supposée solder les comptes des décennies d’apartheid, Nicky Oppenheimer et deux autres dirigeants de De Beers ont voulu faire amende honorable, reconnaissant « des occasions ratées » et « des erreurs »… En 2011, il a revendu ses 40 % de parts à la holding Anglo American pour la bagatelle de 5,1 milliards de dollars. Aujourd’hui directeur non exécutif de cette dernière, il gère une réserve naturelle et une petite compagnie d’aviation de luxe privée.

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ENQUÊTE

Aziz Akhannouch, Monsieur le ministre Pétrole, tourisme, presse : 1,7 milliard de dollars (Maroc) NÉ EN 1961, Aziz Akhannouch est le fils du négociant en pétrole de Casablanca Ahmed Oulhaj Akhannouch (proche des nationalistes et victime de la répression coloniale), dont la petite société, Afriquia, s’est vu attribuer une licence de distribution des hydrocarbures à l’indépendance. En 1995, Aziz et ses frères Ali, Jamal et Abdelhadi reprennent les affaires de leur père en les diversifiant. Le groupe Akwa a désormais des intérêts dans le tourisme, l’immobilier et même la presse grâce au rachat, en 1996, du groupe Caractères. Son épouse, Salwa Idrisshi, est la présidente de la holding Aksal. Aziz Akhannouch est devenu l’homme le plus riche du royaume, juste derrière le roi Mohammed VI, dont il est proche : ministre de l’Agriculture et de la Pêche depuis 2007, il préside depuis 2016 le parti libéral Rassemblement national des indépendants (RNI). Cette proximité avec le palais ne plaît pas à tout le monde : depuis avril 2018, les stations-service Afriquia (comme les produits Danone et l’eau minérale Sidi Ali) sont boycottées, dans le cadre d’une campagne contre la vie chère.

Mike Adenuga, le taxi driver Télécoms, pétrole, services bancaires : 7,7 milliards de dollars (Nigeria) NÉ EN 1953 À IBADAN, dans le sud-ouest du Nigeria, Mike Adenuga est le fils d’une énergique femme d’affaires yoruba, qui l’a envoyé décrocher un MBA à l’université de Pace, à New York. Afin de financer ses études, le jeune homme s’y fait chauffeur de taxi. De retour au Nigeria, il engrange son premier million de dollars dès 26 ans, grâce à la vente de sodas. Ce capital lui permet d’investir, au début des années 1990, dans un secteur très prometteur, qui va générer partout sur la planète de spectaculaires réussites : la téléphonie mobile. L’opérateur dont il est propriétaire, Globacom, dispose à ce jour de 43 millions de clients au Nigeria, au Bénin et au Ghana. Adenuga a diversifié ses investissements dans le pétrole (Conoil) et les services bancaires (Equatorial Trust Bank, cédée en 2011). À noter que le magnat connaît quelques déboires avec la justice nigériane : soupçonné de fraude, il est interpellé en 2006 avant d’être relaxé. Il s’éclipse alors à Londres, pour ne rentrer qu’après le départ du président Obasanjo, l’année suivante.

Télécoms, services bancaires : 1,1 milliard de dollars (Zimbabwe) APRÈS UNE ÉNIÈME DÉGRINGOLADE du dollar zimbabwéen, le magnat des télécoms a vu sa fortune fondre de moitié en un an : 1,1 milliard de dollars US en janvier 2020, contre 2,3 en 2019, selon Forbes. Né en 1961, Strive (« s’efforcer » en anglais !) Masiyiwa étudie en Grande-Bretagne. De retour au Zimbabwe indépendant, il est ingénieur télécoms. Dès 1993, il flaire le potentiel du téléphone mobile en Afrique. Une banque appuie son projet, Econet, mais les autorités refusent de lui accorder des fréquences. Après des années de bataille judiciaire, il lance enfin Econet Wireless et s’impose dès lors comme le roi des technologies nomades : paiement sur mobile (Ecocash, adopté par un tiers des Zimbabwéens), fibre optique (Liquid Telecom, en passe d’irriguer tout le continent), et même chaînes de télévision payantes (Kwese TV, née en 2017). Marié et père de six enfants, ce fervent chrétien a aussi fondé en 2015, avec l’appui de Barack Obama, l’Africa Business Fellowship (ABF), un programme qui permet à des cadres américains de travailler trois à six mois sur le continent pour devenir « les ambassadeurs de l’Afrique aux États-Unis ». La rumeur lui prête régulièrement des ambitions politiques. 54

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JALAL MORCHIDI/ANADOLU AGENCY - DR - GUS RUELAS/REUTERS

Strive Masiyiwa, le pionnier


Folorunsho Alakija, la pétroleuse Pétrole : 1 milliard de dollars (Nigeria)

MICHAEL PRINCE/THE FORBES COLLECTION

CETTE NIGÉRIANE de 69 ans est la femme la plus riche du continent et fut même, en 2012, la femme noire la plus riche du monde, devant Oprah Winfrey. Née d’un père polygame qui eut 52 enfants, cette fille de commerçants aisés a été éduquée en pension, au pays de Galles. De retour au Nigeria, elle débute à la Merchant Bank, mais sa carrière est brutalement interrompue par la faillite de l’établissement. La jeune femme repart pour le Royaume-Uni, où elle étudie la mode. Dans les années 1980, elle lance au Nigeria la marque de vêtements Supreme Stitches (« points de suture suprêmes »), qui va conquérir la haute société lagotienne. Elle compte parmi ses clientes Maryam Babangida. L’épouse du dictateur militaire Ibrahim Babangida (1985-1993) devient son amie et lui permet d’acquérir une licence de prospection sur un terrain de 250 000 hectares. Mais contrairement à moult Nigérians qui revendent aussitôt leurs concessions à des multinationales, Folorunsho Alakija crée sa propre compagnie, Famfa Oil, où travaillent son mari et ses enfants. Depuis, ce gisement d’une capacité quotidienne de 200 000 barils assure la fortune familiale. En 2017, pour le mariage de l’un de ses fils, Mme Alakija lui a offert… 1 million de roses !

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politique

Faure

Gnassingbé

EC_AHOUNOU/AID

en reconquête

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Face à des adversaires divisés, le président sortant, quinze ans de pouvoir, se projette déjà vers un nouveau mandat. Le Togo change, s’ouvre, s’engage petit à petit dans la croissance. Mais les défis sont encore nombreux. par Emmanuelle Pontié

Le chef d’État et le Premier ministre, Komi Sélom Klassou (à sa droite), lors de la cérémonie de lancement du PND le 4 mars 2019, à Lomé. AFRIQUE MAGAZINE

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L es Togolais reprendront le chemin des urnes le 22 février. Pour un scrutin à deux tours, qui propose sept candidats à la présidentielle. La campagne se déroule depuis le 6 février, de Lomé à Dapaong, avec un « favori », le chef d’État sortant, Faure Essozimna Gnassingbé : 54 ans le 6 juin prochain, au pouvoir depuis mai 2005, il se présente pour un quatrième mandat. En quinze ans, ce pays longtemps qualifié de Quartier latin de l’Afrique pour la qualité de ses ressources humaines a évolué, et tourné le dos aux trente-cinq années de mandature Eyadéma, avec ses périodes sombres et un pouvoir cristallisé dans le Nord, dont était originaire le général. La capitale togolaise a changé de visage. Des immeubles neufs sont sortis de terre. Les visiteurs, pour le business ou le tourisme, y retrouvent une certaine douceur de vivre, entre les tables gastronomiques ou les maquis savoureux, où l’on déguste le gbékui national, et des enseignes hôtelières de qualité. Au nord de la ville, un quartier administratif s’est construit autour du Nouveau Palais présidentiel, où le président travaille autant que dans l’ancien Palais de la Marina. De nombreux groupes financiers internationaux ont installé leur siège au centreville, comme la Banque ouest-africaine de développement (Boad), Orabank ou Ecobank. Avec une belle ouverture sur l’océan et des infrastructures de qualité, Lomé s’est forgé une image de hub sécu58

La capitale s’est dotée de nouvelles infrastructures pour accueillir touristes et hommes d’affaires.

risé ouvert aux grandes rencontres internationales. Inauguré fin 2016, en prélude à la célébration du 56e anniversaire de l’indépendance, le nouvel aéroport international Gnassingbé-Eyadéma, avec ses 21 000 m2 d’infrastructures modernes, peut aujourd’hui accueillir 13 avions simultanément. Le port autonome, véritable poumon économique d’un pays enchâssé entre les marchés frontaliers du Ghana et du Bénin, à moins de sept heures de route du géant nigérian, affiche des résultats en hausse, avec un trafic conteneurs qui vient de franchir la barre de 1,5 million d’EVP. Le taux de croissance, stabilisé entre 5 et 6 %, place le Togo parmi les bons élèves de la plupart des classements internationaux. Il a notamment fait un bond de 19 places dans le classement Doing Business 2019 de la Banque mondiale, grâce aux réformes entreprises et à la modernisation de la gestion des finances publiques. TENIR LE PAYS À L’ABRI

Et c’est sur son bilan que Faure Gnassingbé s’attend à être récompensé dans les urnes. Sans rien renier de l’héritage de son père dans les très rares interviews qu’il accorde, il a su imposer un style. Homme discret, réputé affable et élégant, il est peu disert dans les médias et reconnaît volontiers que la communication n’est pas son fort. Il n’affiche pas sa vie privée, s’offrant la liberté d’être à ce jour l’un des rares chefs d’État du continent encore officiellement célibataire. On le dit travailleur et lève-tôt, faisant une heure de marche le matin avant de se rendre au bureau. Il sait s’entourer de conseillers compétents, à l’intérieur comme à l’étranger. L’an-

cien Premier ministre britannique Tony Blair, l’économiste français Dominique Strauss-Kahn ou l’ex-secrétaire exécutif de la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique Carlos Lopes font partie des habitués du Nouveau Palais, aux salons sobres et ordonnés. Bien loin du légendaire Lomé 2, où recevait le général-président, aux salles d’attente bondées de quémandeurs de tout poil entourés de militaires aux

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BAUDOUIN MOUANDA

manières parfois très affranchies, qui monnayaient volontiers les visites. Fervent catholique, né d’un père du Nord et d’une mère du Sud, Sabine Mensah, il a su profiter de son bi-ethnisme pour rompre avec les années du parti du Rassemblement du peuple togolais (RPT), à forte coloration nordiste, changé en Union pour la République (Unir), un nom symbolique. Il a su aussi se forger des amitiés chez ses pairs, notamment AFRIQUE MAGAZINE

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Le taux de croissance, stabilisé entre 5 et 6 %, place le pays parmi les bons élèves des classements internationaux.

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malien et ivoirien, et tenir son pays à l’abri, à ce jour, des secousses terroristes récurrentes de la sous-région, malgré une frontière dangereuse au nord avec le Burkina Faso. Aujourd’hui, le Togo est en paix, un atout pour accueillir de grandes rencontres internationales, comme le Forum Togo-UE 2019, ou encore le sommet de chefs d’État contre le trafic de faux médicaments, mi-janvier dernier, qui a attiré sept présidents de la sousrégion. Faure Gnassingbé a d’ailleurs fait en sorte que son pays soit pionnier dans le domaine, durcissant son Code pénal sur ce trafic endémique dès 2015. Le côté mystérieux, voire secret de sa personnalité ne l’a pas empêché de donner un ton à sa gouvernance, de prendre des dossiers à bras-le-corps, de réformer, et d’afficher des ambitions claires pour le Togo.

L’opposition a durablement protesté contre la modification de la Constitution. Ici, son chef de file, Jean-Pierre Fabre, à Lomé, le 21 septembre 2017.

Sept candidats en lice

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ix prétendants à la magistrature suprême feront face au candidat de l’Union pour la République (Unir) le 22 février. Opposant de poids, qui en est à sa troisième tentative de se faire reconnaître par les urnes, Jean-Pierre Fabre (Alliance nationale pour le changement, ANC), arrivé deuxième aux scrutins de 2005 et 2010, est un militant de la première heure pour l’alternance et le changement. Ce métis franco-togolais de 67 ans affiche constance et ténacité dans son combat, sans pour autant avoir réussi à fédérer les autres partis de l’opposition. Agbeyomé Kodjo, candidat malheureux en 2010 avec 0,9 % de voix, revient en 2020 sous la bannière du Mouvement patriotique pour la démocratie et le développement (MPDD). Tour à tour ministre, patron du port autonome, président de l’Assemblée nationale et Premier ministre, sous la présidence du général Eyadéma, âgé aujourd’hui de 65 ans, ce vieil habitué de la scène politique a été nommé candidat unique de l’opposition par un comité mis sur pied par l’archevêque de Lomé, qui a demandé aux cinq autres opposants qui affronteront Faure Gnassingbé de s’allier au MPDD. Sans succès à ce jour. En plus de Jean-Pierre Fabre, Aimé Thabouré Gogué (Alliance des démocrates pour le développement intégral, ADDI), Me Mouhamed Tchassona Traoré (Mouvement citoyen pour la démocratie et le développement, MCD), Komi Wolou (Pacte socialiste pour le renouveau, PSR) et le Dr Georges William Assiongbon Kuessan (Santé du peuple) devraient faire cavalier seul. Tout en étant crédités de scores assez faibles. Une opposition qui ira à l’élection en rangs dispersés, donc, ce qui favorisera sans nul doute le candidat de l’Unir. Et comme trop souvent sur le continent, seulement des hommes en lice. ■ E.P.

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« Le président Faure est le meilleur candidat que nous puissions avoir. C’est un homme qui a engagé la transformation de notre pays sur plusieurs plans, notamment économique et social. Son ambition pour notre pays est réelle et une source d’inspiration pour la jeunesse togolaise », déclarait dès le 21 janvier Kanka-Malik Natchaba, ministre délégué, coordonnateur de la Cellule présidentielle d’exécution et de suivi des projets prioritaires. Ce dernier est aussi à la manœuvre pour le bon déroulement du Plan national de développement (PND) 2018-2022, lancé le 4 mars 2019 en grande pompe à Lomé par le président devant un parterre de journalistes internationaux, doté d’une enveloppe de 4 622 milliards de francs CFA. Le PND, fer de lance du programme de Faure Gnassingbé et de sa vision pour le pays, trace le chemin vers l’émergence, à travers une batterie de projets de construction d’infrastructures routières, d’un port sec, d’un parc industriel, d’une agropole, ou encore plusieurs programmes massifs de formation agricole pour les jeunes. Le plan comporte aussi un volet social, dont les

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STRINGER/REUTERS

UN PROGRAMME AMBITIEUX


avancées en matière d’éducation et surtout de santé sont très attendues dans les quartiers. L’idée, louable, est de sortir le Togo de l’ornière, après sa mise au ban des institutions internationales au lendemain de 2005. Dès 2010, le jeune chef d’État parvient à renouer avec les financements et les prêts indispensables au développement d’un pays de 7 millions d’âmes, composé majoritairement de commerçants et de paysans. Entre 2015 et 2017, l’indice de pauvreté est passé de 55,1 % à 53,5 %, baissant de 1,6 point. Lentement, la courbe évolue dans le bon sens. Le PND et la mise en place de ses différents mécanismes devraient d’ici à 2022 accentuer la tendance. Car au-delà des infrastructures et des projets de développement urbain, la création d’emplois est au cœur du Plan national. Pour exemple, juste dans le domaine de l’agriculture, le Mécanisme incitatif de financement agricole (Mifa), qui a pour vocation d’augmenter l’investissement privé dans le secteur agricole, a déjà accompagné près de 80 000 acteurs de la filière en mobilisant 8 milliards de francs CFA de financement. Le projet de développement rural de la plaine de Djagblé a pu décoller, avec ses châteaux d’eau, ses bornes-fontaines, ses salles de classe, etc. Au total, 5 000 emplois directs y ont été créés en 2019. L’Aprodat, agence chargée de la mise en place des agropoles, multiplie les actions concrètes sur le terrain. Où encore 20 000 jeunes étaient en formation d’entrepreneuriat agricole, début février à Dapaong, dans le cadre du Camp du futur Togo 2020.

FRANCOIS GUENET/DIVERGENCE

VERS 2025 ?

Bien entendu, et davantage en période préélectorale, la lecture du bilan diffère et les impatiences s’aiguisent. Selon certains, les données macroéconomiques positives à mettre au crédit des quinze années Faure n’ont pas encore porté leurs fruits dans l’économie au quotidien. C’est le credo de l’opposition. Notamment du principal challenger du candidat Gnassingbé, Jean-Pierre Fabre, AFRIQUE MAGAZINE

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Le port autonome de Lomé affiche des résultats en hausse.

Au-delà des projets de développement urbain, la création d’emplois est au cœur du Plan national. président de l’Alliance nationale pour le changement (ANC), qui en sera cette année à sa troisième candidature à la magistrature suprême. Pour lui, trop de Togolais, après soixante ans d’indépendance, vivent encore sous le seuil de pauvreté. Il prône le changement, et d’abord l’alternance, après que la même famille aura présidé à la destinée du pays pendant plus d’un demi-siècle. La colère de l’opposition, qui s’était manifestée durablement fin 2017 et en 2018 dans les rues de Lomé, au lendemain de la modification de la Constitution et de la levée de la limitation des mandats présidentiels, s’est calmée. L’heure est aujourd’hui à l’épreuve du scrutin, que l’opposition s’apprête à affronter en rangs dispersés [voir encadré].

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Selon son entourage, fin janvier, le président candidat avançait assez sereinement vers le scrutin… 2020, et peut-être 2025, puisque la Constitution lui permet depuis mai 2019 de faire encore deux mandats de cinq ans. Pour le chef d’État, l’avenir semble tracé, dans la stabilité et la continuité, avec le temps suffisant pour mettre le pays sur la voie de l’émergence. Et si le candidat du parti Unir remporte la bataille du 22 février, il faudra peut-être travailler dans les années qui viennent à une ouverture politique, dans un pays émaillé de rancœurs sociales et encore recroquevillé, malgré tout, sur une bipolarisation Nord-Sud. Afin que le Togo, avec ses réels atouts, puisse prendre et consolider sa place dans la sous-région. Voire au-delà. ■ 61


interview

MAHI BINEBINE «RENDRE JUSTICE À CES FEMMES LIBRES, FORTES ET FRAGILES» Avec son dernier ouvrage, Rue du Pardon, l’artiste plasticien et écrivain marocain signe l’histoire d’une jeune chanteuse à Marrakech bravant calomnies et violences. Un récit d’émancipation féminine, en écho au débat actuel sur les libertés individuelles dans le royaume. propos recueillis par Astrid Krivian 62

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LAURENT MOULAGER

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on grand-père fut le courtisan du pacha El Glaoui, son père celui du roi Hassan II, et lui, plaisante-t-il, l’a « échappé belle », préférant de loin être le courtisan de ses lecteurs. Quand on rencontre Mahi Binebine, on est vite gagné par sa jovialité AM : Comment cette histoire d’une cheikha, chanteuse contagieuse, une parole généreuse où jailpopulaire des festivités marocaines, est-elle née ? lissent éclats de rires constants. Humeur en Mahi Binebine : J’ai eu envie de raconter ces femmes excepcontraste avec ses œuvres, lui qui trempe tionnelles, à la fois aimées et détestées, méprisées et adulées sa plume et son pinceau dans les blessures au Maroc. Elles sont invitées aux mariages, aux circoncisions de son pays. Selon lui, l’artiste doit pointer les maux d’une pour animer l’ambiance, mais on ne veut pas qu’elles soient société, afin d’y insuffler plus de justice. nos sœurs, nos épouses ! On est injustes envers elles. Parmi ses plus célèbres romans, Les Étoiles de Chaque mois, j’organise des fêtes chez moi, et je les Sidi Moumen (2010), traduit en 14 langues, invite, elles sont mes amies. Mon identité marocaine retrace le basculement tragique de jeunes se trouve dans leurs chants et leurs danses. Quand je originaires d’un bidonville, devenus auteurs les entends, je vibre, j’ai des frissons. Dans mon atedes attentats de Casablanca en 2003. Avec le lier, j’écoute La Callas toute cinéaste Nabil Ayouch, qui a adapté ce récit la journée, mais dès que sur les écrans (le très acclamé Les Chevaux de je mets les aïta [chants des Dieu) en 2012, il fonde des centres culturels cheikhat, ndlr], j’ai la chair au sein de ces quartiers défavorisés, afin de de poule, l’envie de danser, donner à rêver à cette jeunesse démunie et de taper des pieds. de lutter contre l’obscurantisme. C’est l’une d’entre Ses sculptures et peintures, dont cerelles, Tsunami, qui taines font partie de la collection permavous a inspiré Hayat, nente du musée Guggenheim (New York), votre héroïne… sont peuplées de personnages souvent ligoOui, c’est une copine, tés, enfermés. À l’origine de ce geste créaelle a chanté pour moi au teur, l’emprisonnement de son frère Aziz au Jour de l’an ! Imane, de son ◗ Rue du Pardon bagne de Tazmamart pendant dix-huit ans, vrai nom, est surnommée (2019) condamné pour avoir participé à la tentative Tsunami : lorsqu’elle danse, du coup d’État de Skhirat en 1971 contre Has- ◗ Le Fou du roi (2017) tous les hommes tombent à san II – lequel avait donc pour courtisan… le ◗ Les Étoiles de Sidi terre, comme emportés par père du jeune officier en question. À sa sortie Moumen (2010) une vague [rires] ! Excepté de prison, Aziz n’aura qu’une hâte : étreindre ◗ Pollens (2001) cette histoire de viol par le ce père, qui l’a pourtant renié publiquement. père que j’ai inventée, mon Car cette longue détention dans des conditions roman est en grande partie effroyables lui a appris une chose : la haine détruit, celui de sa vie. Ces femmes c’est elle qui a décimé ses compagnons de cellule. sont parfois perçues comme Le romancier raconte cet épisode digne d’une trades prostituées, alors qu’elles gédie shakespearienne dans son précédent ouvrage, sont des artistes accomplies. Le Fou du roi (2017), coulisses de la cour royale à Elles sont marginalisées, mais travers les yeux de son père. Publié au printemps libres, et craintes. Elles ont été des féministes avant dernier, Rue du Pardon nous plonge cette fois-ci l’heure. Dans mon enfance, je les voyais arborer un dans le Marrakech populaire de son enfance. Entre rouge à lèvres très vif, porter des djellabas moulantes, l’infamie d’un père et les jalousies de son entourage, la cigarette aux lèvres… Elles s’appropriaient la rue, Hayat (« vie » en arabe), jeune chanteuse-danseuse, laquelle n’appartenait pas aux hommes. Ces derniers trouve le salut grâce à la figure tutélaire de la « diva ». Cette sont hypocrites, car ils aiment les regarder, mais ne veulent pas illustre cheikha va lui enseigner le métier, mais aussi comment qu’elles soient de leur famille. Cette complexité de jugement braver les hostilités et conquérir sa place dans la société. Avec m’intéressait. Elles vivent avec l’interdit, elles osent, véhiculent ce portrait de femmes puissantes, l’auteur incite à changer le une certaine sensualité, décomplexent les femmes. À la fois regard porté sur ces artistes emblématiques. fortes et fragiles, j’ai voulu rendre justice à ces êtres à part. 64

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bibliographie sélective


Le romancier, aux multiples talents, peint et sculpte également. Ici, Enfermement, 2014.

Dans le monde rural, autrefois, les cheikhat étaient les poétesses des tribus. Avec la modernité, la présence des colons, le contexte urbain, leur rôle a changé, et elles sont désormais perçues comme des femmes de cabaret aux mœurs légères…

MAHI BINEBINE

Oui. Alors qu’à travers leur chant, elles ont résisté, se sont dressées contre les dictatures. À Safi, une cheikha est morte en prison parce qu’elle s’était opposée au caïd. Notre société est hypocrite : si vous avez des vices, cachez-les ! Faites ce que vous voulez, mais tant que c’est en cachette ! Cette hypocrisie autorise à certains ce qu’elle renie à d’autres. Cachez en public cette sensualité, ou cette homosexualité, dont vous jouirez en privé sans souci ! Cette duplicité est insoutenable. On essaye de changer les choses, mais une grande partie de la population y est réfractaire, car on leur a mis les textes religieux dans la tête. Cela fait écho au combat actuel sur les libertés individuelles au Maroc. Avec l’écrivaine Leïla Slimani et l’auteure Sonia Terrab, vous avez porté le manifeste du Collectif 490, publié dans la presse et qui compte désormais 15 000 signatures. Le texte appelle les

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Les hommes sont hypocrites, car ils aiment regarder les cheikhas, mais ils ne veulent pas qu’elles soient de leur famille. Cette complexité de jugement m’intéressait. 65


INTERVIEW

gouvernants à ouvrir le débat et à changer les lois liberticides qui criminalisent la vie sexuelle des citoyens (sexualité hors mariage, avortement, etc.).

On a porté ce mouvement et remué ciel et terre, avec le soutien de nos contacts. Nous avons obtenu un premier résultat : la journaliste Hajar Raissouni [condamnée à un an de prison pour avortement illégal et relations sexuelles hors mariage, ndlr] a été graciée par le roi. Ce n’est que le début du combat. Maintenant, il faut changer la loi, notamment l’article 490 du Code pénal [punissant d’une peine d’emprisonnement les relations sexuelles hors mariage, ndlr], obsolète, injuste, qui ne correspond pas à la réalité. Les choses bougent doucement, mais ce n’est pas gagné. On emprisonne encore aujourd’hui des adolescents de 17 ans parce qu’ils ont fait l’amour. C’est horrible. Arrêtons aussi de pénaliser les homosexuels. Laissons les personnes tranquilles avec leur vie sexuelle et intime, et occupons-nous des sujets urgents de notre société, comme la santé, la justice, l’hôpital… La vie spirituelle est souvent convoquée dans Rue du Pardon, à travers les anges, la transe. La musique des cheikhat est-elle sacrée pour vous ?

Oui. D’ailleurs, leurs chants mêlent le grivois et le sacré. Elles parlent de Dieu, du prophète et de sexe dans la même chanson [rires] ! J’évoque les anges, car ces artistes sont quasiment en transe quand elles dansent. Les tambourins, les crotales font monter le rythme, et elles semblent basculer dans une autre dimension, entrer en lévitation. J’ai tenté de décrire l’inexplicable, quand leur corps devient juste un outil, et que leur âme, leur esprit, est là-haut, dans un autre territoire. Vous racontez aussi ce Maroc ésotérique, notamment avec le désenvoûtement de votre héroïne…

Par certains aspects, votre roman s’apparente au conte…

Né à Marrakech, j’ai été nourri aux contes. Captivé, j’écoutais pendant des heures les conteurs de la place Jemaa el-Fna. Cette tradition orale fait partie de notre histoire. Aujourd’hui, l’écrivain couche ses histoires sur du papier, mais il perpétue en quelque sorte l’héritage des Mille et Une Nuits. Votre personnage de Mamyta, la diva, dit en substance qu’un artiste, « même à genoux », reste libre. Est-ce que vous partagez cette idée ?

Absolument. On a essayé d’emprisonner des artistes, mais on n’y parvient jamais, car leur esprit est ailleurs, dans une autre dimension, inaccessible aux dictatures. Le corps et l’esprit sont deux éléments différents. Aujourd’hui, la censure tente toujours de sévir, mais à l’ère d’Internet, ce n’est plus possible. « La liberté ne se donne pas, elle s’arrache», affirme-t-elle également…

Personne ne viendra nous donner nos droits, notre liberté à notre place. Il faut les arracher. Même l’air que l’on respire. C’est mon combat. Mes romans racontent ce Maroc qui me fait mal, ces choses qui me touchent, me blessent. Mais je le fais sous une forme poétique et agréable, car je n’aime pas la littérature militante. Toutefois, nous, écrivains du Sud, sommes investis d’une mission donquichottesque de redresseur de torts. Nous essayons de contribuer à instaurer un peu plus de justice dans ce chaos. Quelle est la particularité pour un romancier de s’imaginer dans la tête d’une femme ?

C’est le propre du travail d’écrivain de se glisser dans la peau d’un assassin, d’une personne qui n’est pas de son genre… Mes amies ont trouvé le roman juste, mon personnage crédible. Peut-être que ma part de féminité a ici pris le dessus.

C’est une histoire vraie. À 14 ans, Tsunami, une réelle beauté, s’est enfuie de chez ses parents et a intégré un groupe de cheikhat. Dès qu’elle dansait, elle faisait de l’ombre à tout le monde, et notamment à la diva, la danseuse consacrée, la plus ancienne de la troupe. Les autres danseuses voyaient en cela un crime de lèse-majesté. Pour écarter Tsunami, elles l’ont empoisonnée, ce qui lui a fait perdre la raison pendant des années. Au Maroc, on ne dit pas qu’une personne est folle, mais qu’elle est possédée par un djinn. Il faut alors l’exorciser, avec l’aide de marabouts et par diverses pratiques ésotériques. Pourquoi aborder la question de l’inceste ?

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Le manifeste du Collectif 490, qui compte désormais 15 000 signatures, dénonce un article du Code pénal punissant d’une peine d’emprisonnement les relations sexuelles hors mariage.

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CAPTURES D’ÉCRAN

Comme dans moult sociétés, ce fléau est tabou, objet d’un déni. Comme si cela n’existait pas, les gens ne veulent pas le voir… Mais, islam ou pas, il y a des êtres abjects partout ! J’avais aussi envie de montrer la complicité des mères, parfois. Certaines se taisent, s’écrasent, ne veulent pas de scandale, continuent à prier, tandis que leur mari viole leur fille.

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Laissons les personnes tranquilles avec leur vie intime, et occupons-nous des sujets urgents de notre société, comme la santé, la justice, l’hôpital…

LAURENT MOULAGER

Devant l’une de ses œuvres, en 2014.

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INTERVIEW

Vous êtes né dans la médina de Marrakech. Entre l’ocre de ses bâtiments, le vert de sa végétation et le bleu Majorelle, vous avez grandi entouré de couleurs. Comment décririez-vous votre ville ?

Je l’ai quittée pendant vingt-trois ans pour vivre à Paris et à New York. Mais quand je suis revenu, en 2002, je me suis demandé pourquoi j’étais parti si longtemps ! Je m’y sens tellement bien. Je m’installe à une terrasse de café, et quelqu’un s’assoit à mes côtés, me raconte une histoire et m’offre ainsi un livre avec des personnages romanesques ! Presque tous mes ouvrages s’inspirent de ces récits, de ces gens avec lesquels j’ai grandi, au fin fond de la médina. De temps en temps, je retourne marcher par là-bas, et cela me fait toujours beaucoup de bien. J’aime les couleurs de la ville, bien sûr, et la manière dont on les interprète. Les Marrakchis savent que lorsque l’on a planté le minaret au cœur de la Koutoubia, elle a tellement saigné que la ville est devenue rouge ! On reste dans le conte, le rêve. Votre enfance difficile est-elle aussi votre moteur ?

En effet. Je n’ai jamais pleuré sur mon sort. Je suis né dans une famille très modeste de sept enfants, et ma mère, secrétaire, rencontrait de grandes difficultés pour subvenir à nos besoins. J’ai bâti ma carrière à partir de ça. Il ne faut pas se renfermer, mais s’ouvrir et transformer le négatif : je l’avale, je le digère par des canaux de sensibilité et vous le restitue sous forme poétique. Mon frère, enfermé pendant dix-huit ans au bagne de Tazmamart, est à l’origine de toute ma peinture. Vos œuvres, qui évoquent l’enfermement, une vision obscure du monde, de ses maux, contrastent avec votre nature très joviale…

C’est parce que je vous livre tout ce qui ne va pas justement [rires] ! Une fois sorti, ce n’est plus en moi. Les personnages y sont enfermés, ligotés, à l’image du peuple marocain dites-vous, lequel a été muselé, momifié, pendant les années de plomb, sous le règne d’Hassan II…

Oui. Sous son règne, pendant très longtemps, nous avions peur. Dans les cafés, on chuchotait car la délation faisait partie des pratiques. C’était un état policier terrible. Cela n’a pas beaucoup changé, mais maintenant, les gens sont contents, car ça aide à traquer les islamistes ! Même si nous n’avons plus peur, la société reste policière. Les choses ont évolué, mais parfois en apparence seulement. Par exemple, quand un journaliste le dérangeait, Hassan II fermait l’organe de presse et jetait l’auteur en prison. Sous cette ère nouvelle, dans la même situation, les entreprises du palais retireraient leur publicité du média en question, ce qui le mettrait à terre financièrement. Ce serait un signal pour les autres publications et annonceurs. Cette méthode est donc plus subtile, mais obéit toujours à la même logique. Quel rapport entretient l’écrivain avec le plasticien que vous êtes ?

Ils cohabitent en parfaite harmonie. Je m’astreins à une discipline assez militaire. Je me lève à 7 heures, j’écris dans mon 68

Je me sens tellement bien à Marrakech. Je m’installe à une terrasse de café, et quelqu’un s’assoit à mes côtés et me raconte une histoire ! bureau jusqu’à midi, puis je déjeune avec mes enfants. Ensuite, je travaille dans mon atelier jusqu’à 19 heures. Évidemment, quand je passe la matinée à écrire sur l’immigration clandestine, je me retrouve l’après-midi à dessiner une barque avec des passagers dessus. Le peintre se nourrit allègrement de l’écrivain. Abordez-vous différemment une œuvre plastique et un roman ?

Oui. Je traîne la patte quand je dois m’asseoir à mon bureau et je suis content quand j’ai fini un livre. L’écriture est un processus laborieux, difficile, je m’évertue à chercher le mot juste dans les dictionnaires, les encyclopédies… Tandis qu’entrer dans mon atelier est toujours un moment de joie, d’excitation. Car je ne sais pas où je vais. Je vais rencontrer des silhouettes, des personnages, des histoires, sans savoir où ceux-ci vont me mener ni quel sera le résultat. Quels matériaux utilisez-vous ?

Pour la peinture, de la cire d’abeille, des pigments naturels, des minéraux, des végétaux. Pour la sculpture, je vais très souvent en France, en Auvergne, où j’ai découvert une fonderie exceptionnelle. Je m’y installe un moment pour réaliser mes grands projets de plusieurs mètres, car il est très compliqué de déplacer les moules d’un pays à l’autre. En 2016, vous avez créé le Jardin des arts à Marrakech, situé sur l’avenue Mohamed V.

C’était à l’occasion de la COP 22. J’ai cherché des sponsors et rassemblé 22 artistes afin d’exposer de façon permanente des sculptures monumentales. Étant nommé président d’honneur du programme Marrakech capitale africaine de la culture en 2020 [à l’heure où nous imprimons ces pages, les autorités marocaines ont finalement décidé de déplacer l’événement à Rabat, ndlr], je suis en train d’en concevoir un deuxième. Cela va être un événement majeur, nous préparons des choses exceptionnelles, dont AFRIQUE MAGAZINE

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ce jardin de sculptures africaines. J’en rêvais depuis toujours ! Il donnera sur la place Jemaa el-Fna. Je démarche actuellement des artistes. Au Maroc, nous regardons vers l’Europe, avec l’impression de nous situer de ce côté. Alors que nous sommes africains, et il faut en être fiers ! Vous retirez-vous souvent dans votre maison d’Essaouira ?

Presque tous les week-ends ! Moins pour travailler, même si j’écris aussi là-bas. Je m’y repose vraiment. Je passe mon temps à marcher, bercé par le cri des mouettes, avec ce vent particulier, pénible pour certains, mais que j’aime tant ! Je trouve une paix à Essaouira, c’est une ville unique au monde. Depuis mon enfance, je rêve d’y avoir une maison, avec vue sur la mer. Vous avez été professeur de mathématiques. Quel est le lien entre les arts et cette discipline scientifique pour vous ?

Les gens ne soupçonnent pas la poésie des mathématiques. Moi, je la perçois, je l’ai vécue et pratiquée. Cette discipline structure l’esprit. Écrire un roman est quasiment une démarche mathématique, on crée un espace, on y évolue avec les contraintes de la réalité, on part d’un point A pour arriver à un point B. On a aussi le monde des complexes, le roman pouvant s’extraire du réel vers des échappées lyriques, poétiques, sans queue ni tête. Et en peinture, chaque tableau obéit à des lois d’équilibre. Les mathématiques sont présentes partout.

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Parlez-nous de vos centres culturels destinés aux jeunes des quartiers défavorisés…

pour lancer un deuxième centre à Tanger, Les Étoiles du Détroit, puis un troisième à Agadir, Les Étoiles du Souss. Assoiffés de culture, les gamins s’y précipitent, il faudrait en fait 20 centres par ville ! Et c’est le seul moyen de les éloigner de ces mafias pseudo-religieuses qui sévissent dans nos bidonvilles et banlieues, entraînant les gamins à mourir. Nous venons d’inaugurer le quatrième à Fès, Les Étoiles de la Médina. Et le plus impressionnant sera celui de Marrakech, au printemps prochain : un riad de 1 000 m² au sol, une œuvre absolument magnifique ! Quels sont vos soutiens financiers pour ces structures ?

Ils sont plutôt issus du secteur privé. Même si, désormais, l’État constate la qualité de notre travail et commence à nous aider. Mais ni Nabil ni moi ne sommes dans leurs petits papiers [rires] ! Car nos œuvres ne sont pas vues d’un bon œil, elles racontent des réalités de notre pays que le pouvoir n’aime pas regarder en face. Mais l’on ne peut pas nous reprocher de faire ce qu’ils ne font pas : c’est-à-dire démocratiser la culture et donner à rêver aux enfants des quartiers défavorisés. C’est facile de leur dire : « Ne suivez pas les islamistes, qui vous apprennent la culture de la mort », mais il faut leur proposer d’autres perspectives à la place, la culture de la vie. Leur montrer que l’on peut devenir peintre, informaticien, cinéaste… On leur rappelle que Nabil vient de Sarcelles, moi du fin fond de la médina, et qu’aujourd’hui, nous roulons dans une belle voiture ! On leur tient un langage qu’ils comprennent, ça les motive. Vous œuvrez aussi pour

C’est l’affaire de ma vie. la scolarisation des jeunes En 2003, après les attentats de Casafilles en milieu rural… blanca, voyant 14 jeunes originaires Mes sœurs ont ouvert il y a de Sidi Moumen [bidonville de la vingt ans un internat de jeunes filles ville, ndlr] devenir kamikazes et à Marrakech. Hélas, seulement commettre l’irréparable, j’ai essayé 250 places sont disponibles, donc Les Étoiles de Sidi Moumen, qui retrace le parcours de comprendre ce qu’il s’était passé. elles se rendent dans les montagnes de jeunes originaires d’un bidonville devenus auteurs des attentats de Casablanca, a été adapté J’ai alors écrit le roman Les Étoiles pour chercher les filles les plus brilau cinéma par Nabil Ayouch en 2012. de Sidi Moumen, qui a été traduit en lantes. Il leur faut alors convaincre 14 langues et adapté au cinéma par Nabil Ayouch en 2012. Les leurs parents de les autoriser à venir poursuivre leur scolarité en Chevaux de Dieu a remporté un franc succès. Avec Nabil, nous ville, au collège. D’anciennes élèves sont aujourd’hui devenues avons gagné beaucoup d’argent en parlant de la misère, donc avocates, médecins… C’est génial ! Afin de permettre à l’étail fallait rendre quelque chose à ces personnes ! Nous avons blissement de fonctionner, on organise chaque année une vente ainsi ouvert un premier centre culturel à Sidi Moumen, qui est aux enchères de l’une de mes œuvres – ou d’autres artistes. équipé d’une salle de cinéma et dispense des cours de musique, Mais bientôt, elles n’auront plus besoin de ce revenu financier, de danse, d’informatique, de langues… Tout est gratuit, et l’on car elles ont obtenu l’autorisation d’ouvrir des commerces, un peut y accueillir jusqu’à 1 000 enfants. L’expérience a dépassé bain maure, pour faire vivre le lieu, comme c’est le cas avec nos rêves ! Il y a une assiduité qui n’existe nulle part, les jeunes les mosquées. On peut arranger ce pays avec un peu de cœur sont là tous les jours. Nous avons ensuite cherché des mécènes et d’intelligence. ■ AFRIQUE MAGAZINE

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cinéma

MANÈLE

LABIDI ET SON DIVAN TUNISOIS Sa réjouissante comédie livre un portrait contrasté de la société tunisienne post-révolution, à travers la psychanalyse, sujet quasi tabou. Confidences d’une jeune réalisatrice prometteuse. propos recueillis par Astrid Krivian

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iserte, le visage illuminé par un sourire constant, Manèle Labidi signe son premier film, Un divan à Tunis, prix du public de la Mostra de Venise. Née de parents tunisiens, elle grandit en région parisienne, en France, et passe toutes ses vacances à Tunis. Nourrie par les comédies italiennes et le cinéma des frères Coen, cette diplômée en science politique a d’abord travaillé dans la finance, avant d’écrire des fictions pour la radio, la télé ou encore le théâtre. Riche de ce regard biculturel et fine observatrice des bouleversements d’une société post-révolution, elle a imaginé les péripéties d’une psychanalyste dans la Tunisie actuelle : quittant la France pour le pays d’origine de ses parents, Selma (Golshifteh Farahani) ouvre son cabinet dans la capitale. Les patients, truculents, affluent, livrent leur désarroi, leurs fantasmes. La parole intime résonne avec celle d’un pays en questionnement. Décalages culturels, névroses, conflits familiaux, sexuels sont autant de ressorts comiques, dépeints avec justesse, entre rire et gravité. AFRIQUE MAGAZINE

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VIVIANA MORIZET

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CINÉMA

AM : En quoi la révolution tunisienne a-t-elle déterminé votre film ? Manèle Labidi : La parole s’est libérée. Depuis mon enfance, j’ai

toujours passé mes vacances en Tunisie. Il ne fallait surtout pas parler de politique. La dictature faisait régner une vraie paranoïa, une peur des dénonciations, on croyait le pays sur écoute téléphonique… On discutait donc de choses quotidiennes. Après la révolution, le pays est devenu bavard. Une chape de plomb s’est effondrée. Les gens donnaient leur avis sur la politique à mener, sur des tas de sujets. On débattait dans les commerces, à la télévision aussi, pour la première fois. La parole se déversait en continu. Mais elle était surtout politique, sociétale. Or, la révolution sera incomplète si la parole intime demeure verrouillée. Pourquoi l’histoire se déroule-t-elle au cœur de la classe moyenne ?

Cette classe est intéressante à explorer, car elle subit un profond conflit identitaire, elle vit dans un entre-deux. C’est une classe populaire qui parle français, très attirée par certains aspects du modèle occidental. Mais depuis le 11 septembre 2001, on note également un certain repli, une recherche identitaire. La classe privilégiée de la banlieue nord tunisoise est toujours très occidentalisée, mais on trouve moins cette forme de schizophrénie. Quant aux couches les plus pauvres, elles sont dans une lutte de survie économique. Selma, votre héroïne, est psychanalyste. Quel est votre lien avec cette discipline ?

Après la chute de la dictature, beaucoup d’enfants d’immigrés de ma génération ont eu envie d’aller en Tunisie. Selma a coché toutes les cases du projet de ses parents, du « pacte migratoire ». Mais elle a aussi envie de partir réparer quelque chose, d’amener son savoir, son expertise et de créer du sens. Beaucoup se sont cassé les dents, car ce n’est pas simple. On a l’impression que l’on maîtrise la langue, les codes, mais on nous rappelle que l’on n’est pas vraiment d’ici. Finalement, on fuit le pays où l’on a grandi, où l’on fait face parfois à des situations discriminatoires, conflictuelles – surtout depuis le 11 septembre 2001 –, et l’on arrive dans un pays dans lequel on est en décalage aussi. Cette difficulté de s’ancrer quelque part, de n’être ni ici ni là-bas m’intéressait. Dans ce berceau méditerranéen, au sein de cette relation « je t’aime moi non plus » entre la France et le Maghreb, comment trouver sa place ? Faut-il vraiment choisir entre les deux, n’y a-t-il pas une troisième voie ? De par sa profession, mon héroïne a une neutralité, elle ne juge pas. Elle est donc à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de cette communauté.

Après la révolution, le pays est devenu bavard. Une chape de plomb s’est effondrée.

La psychanalyse est un thème qui me hante depuis longtemps. Il y a plusieurs années, j’avais évoqué mon travail psychanalytique à ma mère. Sa réaction m’avait marquée : elle ne comprenait pas et s’était énervée. Comment osais-je déconstruire ainsi ma culture, mon identité, mon éducation devant un inconnu, et en plus le payer en cash ? Mes parents sont arrivés en France à la fin des années 1970, ce sont des immigrés tunisiens plutôt traditionnels, ils n’ont pas fait d’études. Leur rapport à la culture et à la psychanalyse est très étranger. Cette discipline trouve son succès dans les populations citadines, plutôt diplômées, et peut d’ailleurs susciter les mêmes réactions réticentes dans les foyers occidentaux. Mais dans mon cas s’ajoutait cette dimension culturelle. Même si l’on parle beaucoup chez nous, les nondits sont nombreux, très peu de choses intimes sont évacuées. La réaction de ma mère avait un aspect tragicomique. Et c’est resté dans un coin de ma tête. 72

Votre film est à la fois le portrait d’un pays en pleine mutation, qui s’exprime à travers la parole, et celui de Selma, en quête d’elle-même. Vous abordez aussi le thème du « retour au pays » des descendants d’immigrés…

Pour autant, le « choc culturel » n’y est pas violent…

Car ce n’est pas la réalité. J’évite le piège de la femme occidentalisée faisant face à un peuple qui ne comprendrait rien à la psychanalyse. C’est beaucoup plus complexe ! Les Tunisiens ne sont pas réfractaires à la psychanalyse, à la psychologie. Il y a une vraie demande, sauf que l’offre n’existe pas forcément. Des blocages culturels persistent, mais depuis quelques années, les gens ont moins de problème à dire qu’ils vont voir un psychologue, même au sein des classes moyennes. La psychanalyse, elle, en revanche, n’est pas répandue. J’ai donc rapidement désamorcé ce clash. Bien sûr, des incompréhensions s’établissent : Selma est célibataire, le revendique, ne cherche pas à se marier. Elle ne suit pas les codes de la féminité classique, elle est plutôt virile, elle fume dans les lieux publics, ce qui reste un acte politique là-bas. Par ses décisions, ses actes, sa personnalité, elle est extrêmement subversive, mais sans provocation gratuite. Quels autres clichés souhaitiez-vous déjouer ?

Souvent, dans les films de « retour au pays », le personnage est non seulement mécontent d’être là, mais rejette tout en bloc : traditions, religion, etc. Je voulais casser ces situations attendues : ici, les principes libertaires ne sont pas antinomiques avec la spiritualité. Pareil pour le voile. La tante qui le porte est AFRIQUE MAGAZINE

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était donc contenu, endigué. Ce régime s’est effondré du jour au lendemain. Personne ne l’aurait parié. Tout s’est accéléré. L’état d’urgence a été décrété, les gens surveillaient leur maison avec des fusils pour se protéger. Cette insécurité générale a provoqué auprès de la population des troubles psychologiques, de l’anxiété, de la paranoïa, de la dépression. Le pays se retrouve désormais face à lui-même, à ses démons, cherche des réponses et a besoin d’une figure neutre qui ne juge pas. D’autant plus là où la tradition est encore très prégnante et le jugement difficile à gérer. Ce double mouvement, à la fois individuel et collectif, s’incarne, dans mon film, autour de la psychanalyse. Pourquoi avoir choisi le registre de la comédie ?

Il s’est imposé naturellement. Je ne conçois pas la vie et ses drames de manière unilatérale, j’essaie toujours d’y déceler l’absurdité. Mes parents sont très mélancoliques, nostalgiques, graves, tout en ayant un grand sens de l’humour. D’ailleurs, la langue arabe est drôle, imagée. J’avais envie de montrer ces deux aspects de la culture tunisienne. Rendre hommage à un pays où la vitalité, l’hystérie, la tristesse, la violence animent une conversation, les rapports sociaux. De nombreux films dramatiques ont été réalisés sur la révolution, sur la difficulté d’être soi dans un pays arabo-musulman. Sans oublier les documentaires et les actualités, qui s’en chargent très bien. Mais c’est une vue partielle de cette culture. Un divan à Tunis sortira dans les salles françaises le 12 février.

d’une coquetterie extrême : il est imprimé léopard, assorti à sa tenue, et elle est très maquillée… Les femmes voilées dans les pays arabes sont souvent hypersexualisées, modèles inspirés du Moyen-Orient, où les présentatrices de télévision ressemblent à des gravures de mode. Le voile est aussi une manière de se réapproprier une identité, il n’est pas forcément un outil d’oppression masculine. L’adolescente de mon film, Olfa, le porte par commodité car elle a raté sa coupe de cheveux ! C’est très fréquent. Ce sujet très diabolisé est plus complexe, il y a beaucoup de nuances.

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Vous comparez la période post-révolution aux débuts d’une psychanalyse…

Quand on commence une thérapie, c’est difficile, tout est à détruire pour reconstruire. On se déverse, on pleure, puis les choses se mettent progressivement en place, on rebâtit, on reconsidère. Il ne s’agit pas de trouver une solution, mais des explications et de vivre avec. Après la révolution, le pays s’est retrouvé livré à lui-même, sans la figure dictatoriale de Ben Ali. Ses portraits étaient placardés dans tout le pays – les foyers, les commerces, les administrations… Un vrai culte de la personnalité. Les opposants qui tentaient de s’exprimer étaient réprimés. Mais en même temps, cet état policier assurait une sécurité, une protection par rapport au spectre islamiste, terroriste, qui AFRIQUE MAGAZINE

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Vous défendez une comédie méditerranéenne…

Les personnages des comédies italiennes des années 19601970 ressemblent beaucoup à ma famille ! Notre monde oublie ces ponts entre les cultures et essaie de les cloisonner. Mais il faut rappeler ce qui nous rapproche, nous, les Méditerranéens : le langage du corps, la manière de parler, l’intonation, l’humour et l’absurdité, conjugués à la précarité de ces pays. Les comédies italiennes se sont inscrites dans un contexte social et économique très grave, pourtant ces œuvres sont souvent très drôles, survoltées, parfois outrancières. Ce n’est pas antinomique. Pourquoi se l’interdire ? Pourquoi toujours choisir la veine dramatique, alors qu’un propos peut être tout aussi percutant en prenant des chemins de traverse ? On atteint ainsi l’émotion plus profondément. La comédie impose ses codes. Pour construire mes personnages, je suis partie d’archétypes, pour ensuite les tordre et arriver à une vérité. En psychanalyse, les rêves sont porteurs de sens et permettent d’accéder à l’inconscient. Mis en scène ou racontés oralement, ceux de vos personnages ont une vraie place dans le film. Par exemple, Raouf, un boulanger, confie qu’il rêve d’embrasser des dictateurs…

J’ai envisagé ce film comme un rêve, mélange de réalisme et d’absurde, car quand je suis en Tunisie, je me trouve dans des situations très terre à terre, et en quelques secondes, on bascule dans l’ubuesque ou la gravité. Nous rêvons tous. Ces 73


CINÉMA

phénomènes racontent aussi quelque chose de l’époque, de la société. Les dictateurs, avec ce culte de la personnalité, deviennent des pères de la nation. Certains sont érigés en héros. Perçu à juste titre comme un autocrate sanguinaire chez nous, Saddam Hussein incarnait à une époque le héros du monde arabe, qui allait redorer le blason de ces sociétés, qui savait dire non à l’Occident. D’un point de vue psychanalytique, je me suis demandé si cette adoration des hommes envers les dictateurs ne cachait pas le fantasme d’une relation amoureuse. Je me suis donc amusée à imaginer ce personnage qui rêve d’eux, les embrasse, etc. Il se cherche d’ailleurs à tous les niveaux…

Il s’interroge sur lui-même, au même titre que la société se cherche. Je voulais aborder l’homosexualité, qui fait l’objet d’un débat actuellement en Tunisie pour la dépénaliser. La thérapie de Raouf ouvre une boîte de Pandore, qui se manifeste à travers ses rêves, ses fantasmes, ses souvenirs d’enfance. Et raconte comment des personnes comme lui trouvent des stratégies pour vivre leur liberté. Nous sommes dans une phase où l’on ne peut pas encore clamer sa réalité. Mais il y a un début d’acceptation des uns, et une volonté d’assumer de la part des autres. Le film traite de problématiques universelles. Était-ce important pour vous ?

Oui. Tout spectateur occidental peut s’identifier à mes personnages. Ils sont universels et ne sont pas des porte-drapeaux politiques ou sociologiques. Ils rencontrent des difficultés ordinaires. Cette quotidienneté me manquait dans la représentation du monde arabe. Souvent, les femmes sont montrées comme des victimes de l’oppression d’hommes machos, et la thématique du terrorisme revient souvent. Je ne nie pas ces réalités, mais je ne voulais pas qu’elles définissent en premier mes personnages. Certes, ils évoluent dans un pays en révolution, où plane la menace de l’islamisme, mais au quotidien, dans un climat postrévolutionnaire fragile, la vie reprend le dessus : les histoires d’amour, de famille, de couple… Cette banalité rend le propos encore plus politique, parce que l’on parle des gens dans leur quotidien, et non pas à travers l’exceptionnel, le sensationnalisme. J’assume ce parti pris, pour nous rapprocher. Je ne voulais pas essentialiser un monde arabe soi-disant rongé par le terrorisme et le fondamentalisme, où la démocratie et la psychanalyse ne sauraient s’appliquer. C’est une vision incomplète de la réalité.

C’est un personnage de cow-boy. Comme dans un western, elle arrive dans un village un peu hostile et tente de mettre en place une pratique, de réparer un trauma familial, un exil. Le mystère, le côté ténébreux sont très appréciés chez les figures masculines. Mais dès lors qu’on les attribue à une femme, celle-ci est soupçonnée d’avoir un problème, d’être frustrée. De même, l’enjeu de Selma n’est pas de tomber amoureuse. Je joue avec les codes de la comédie romantique, que je désamorce à chaque fois. Elle cherche un sens à la fois intime et professionnel à sa vie. Pour beaucoup de femmes, c’est déjà beaucoup de s’accomplir professionnellement. Tout ne repose pas sur le mariage ! Or, dans les fictions, on a souvent l’impression que leur salut passe par là. La comédienne iranienne Golshifteh Farahani est très prisée, du cinéma d’auteur aux grandes productions hollywoodiennes. Vous dites que son parcours d’exilée résonne avec celui de son personnage, Selma. Elle est la seule actrice à qui vous avez proposé le rôle, qu’elle a très vite accepté. Comment s’est passée votre collaboration ?

J’avais en effet un grand désir de travailler avec elle. Pour cette héroïne un peu taiseuse, il fallait une actrice avec une puissance cinématographique, un charisme un peu mystérieux. Elle a été une vraie partenaire de mise en scène. Elle a l’intelligence du jeu et elle sait s’adapter à tous les comédiens, professionnels ou non, créant ainsi une vraie dynamique de groupe.

J’ai envisagé ce film comme un rêve, mélange de réalisme et d’absurde.

Votre héroïne incarne une féminité aux antipodes du modèle habituellement attendu : solitaire par choix, elle n’attend pas une rencontre amoureuse…

Selma assume sa solitude, elle n’est pas très souriante, à l’inverse des femmes dans les comédies, souvent avenantes, pétillantes, qui cherchent l’amour. Pourquoi être dans la séduction sous prétexte que c’est une comédie et qu’elle est une femme ? 74

Alors qu’elle incarne la féminité ultime, elle endosse ici un rôle à contre-courant du modèle classique, c’était intéressant. Dans la vie, Golshifteh a une forme de virilité, une force, des qualités souvent attribuées aux hommes, qui ont beaucoup nourri la complexité de Selma. Quelle place tient la religion dans votre film ?

Je ne voulais pas que le film évacue cette question, ni qu’il soit à charge. L’islam est une religion d’État, il est au cœur de ces sociétés. En Tunisie, son poids dans les traditions, le quotidien est beaucoup moins important qu’au Maroc ou en Algérie. Même si depuis 2001, elle a quand même pris beaucoup d’importance. Des extrêmes existent, mais la majorité des Tunisiens vivent leur religion de manière paisible. C’est très important de le montrer et de rendre justice à ces gens, dont la foi est souvent maltraitée dans les médias, les représentations collectives. L’imam du film est jeune, il traverse une crise existentielle car les islamistes ont délogé les imams modérés, d’État. Cet homme de foi en proie à une faille émotionnelle intime se distingue du stéréotype de l’imam réprobateur barbu. La religion façonne aussi les relations AFRIQUE MAGAZINE

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La nièce de Selma, Olfa (Aïcha Ben Miled), et sa tante, Amel (Ramla Ayari)…

entre les individus, les comportements vis-à-vis des tabous, les préceptes, comme le mariage… Elle peut donc aussi être un facteur d’oppression. Et c’est intéressant de montrer quelles stratégies les individus développent pour trouver une liberté malgré ces interdits, cet enfermement. Pourquoi teniez-vous à un personnage de policier incorruptible ?

Je voulais jouer avec le cliché que tous les flics seraient corruptibles, que la corruption rongerait la Tunisie. J’avais envie d’un justicier, d’un idéaliste, du seul policier qui ne cherche pas de bakchich. Quand j’ai expliqué cela aux acteurs lors du casting, ils m’ont dit que ça n’existait pas ! Et que le ministère de l’Intérieur allait m’adorer, car rien de tel n’avait jamais été raconté ! La révolution a amené tellement d’espoirs : un État de droits, la fin du népotisme, des combines, du piston… La rigidité de ce personnage est noble.

… Selma (Golshifteh Farahani) et le flic incorruptible Naïm (Majd Mastoura)…

Vous avez tourné tout près de la maison de vos grands-parents, à Ezzahra, dans une banlieue sud de Tunis.

Dans laquelle j’ai passé tous mes étés d’enfant ! Un beau hasard de dernière minute, que j’ai vécu comme un signe un peu mystique. Ezzahra est une banlieue populaire, où perdure une certaine mixité sociale malgré la paupérisation grandissante. Elle ressemble aux villes du Sud, comme Naples ou Marseille : l’architecture, la lumière, le physique des gens… Le tournage n’a pas été simple car il faisait 45 degrés, et parfois la caméra cédait ! Mais nous avons retourné les contraintes en avantages. Les imprévus nous ont aidés à repenser les choses. C’était un tournage rock’n’roll ; ça se ressent à l’image, cette énergie insuffle le film. Je retrouvais quelque chose de très familier dans cette hystérie collective. Je n’aurais pas obtenu ce résultat dans un décor en France, au Maroc, où l’accueil des tournages est plus rôdé.

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Comment avez-vous bravé les difficultés inhérentes au montage d’un premier long-métrage ?

Je suis optimiste, je ne me suis pas posé la question, j’ai foncé ! Un certain degré d’inconscience est nécessaire. Et j’ai découvert toutes les difficultés au fil du parcours… Ce n’est pas facile de monter un film, de convaincre, de ne pas lâcher sa ligne, car on vous invite souvent à une forme de facilité, à creuser les écarts entre l’Occident et l’Orient, à jouer sur les clichés. Comment en êtes-vous venue au cinéma ?

J’ai fait des études académiques pour cocher la case de la bonne élève un peu imposée par le pacte migratoire. J’ai d’abord travaillé dans la finance, je m’y suis plu, et cela m’a permis d’acquérir une certaine sécurité. La peur héritée de l’éducation s’estompe avec cette confiance que donnent les études et le premier job. Mais c’était une carrière purement pragmatique, quelque AFRIQUE MAGAZINE

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… ainsi que le boulanger Raouf (Hichem Yacoubi) sont autant de personnages hauts en couleur.

chose sonnait faux, cela n’avait plus de sens. J’ai toujours écrit pour mon plaisir, pour évacuer certaines choses, sans penser à être lue. J’ai alors décidé d’arrêter ce travail en 2013 pour me lancer dans l’écriture de fictions, en me formant sur le tas. J’ai lu des manuels, assisté à des conférences, à des formations courtes. J’ai eu l’opportunité d’écrire une fiction pour la station de radio France Culture, une autre pour la télé, puis j’ai adapté une pièce de théâtre pour le théâtre de l’Atelier, De l’influence des rayons gamma sur le comportement des marguerites. J’ai ensuite suivi un cursus scénario à la Fémis, où j’ai commencé à développer mon film. J’y ai rencontré mon producteur, et j’ai aussi réalisé mon premier court-métrage, Une chambre à moi. Le chemin n’a pas été si long que ça finalement, quand on sait le temps qu’il faut pour réussir à faire un premier film. J’ai eu la chance de rencontrer des personnes géniales qui m’ont donné des coups de pouce, je leur serai toujours reconnaissante ! ■ 75


DAVID EKUE

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rencontre

Elie Kuame

« En Côte d’Ivoire,

nous avons l’habitude de marier les influences » Inspiré par les femmes, le métissage, l’amour du continent, il s’impose comme l’un des stylistes en vogue, à la « touch » très personnelle. propos recueillis par Dounia Ben Mohamed

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RENCONTRE

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ruit d’un métissage libano-ivoirien, Elie Kuame, bientôt 40 ans, est né à Bruxelles, en Belgique, mais a passé son enfance en Côte d’Ivoire. Il se découvre très tôt une passion pour la mode. Envoyé en France pour étudier les sciences économiques et sociales, il fait l’école buissonnière pour aller nicher dans le quartier parisien du Sentier (spécialiste du textile) et s’oriente finalement vers sa vocation depuis toujours : le stylisme. Après quatre ans d’études et un début de carrière dans la maison Clarisse Hieraix, il gagne un concours de jeunes créateurs, sponsorisé par la prestigieuse maison Hermès. C’est fort de ces expériences qu’il lance sa marque, Elie Kuame Couture. Il puise son inspiration dans sa fascination pour les femmes et son amour du continent, ce qui, combiné à son extrême sensibilité, caractérise la touch Elie Kuame. Une symbiose harmonieuse entre la quête du beau et de l’élégance, la célébration de la féminité et le métissage culturel qu’offre l’Afrique.

« En aucun cas, je ne vais être frustré de voir Jean Paul Gaultier s’inspirer de l’Afrique. Au contraire. Ses collections sont pour nous une base de données. »

AM : Votre histoire commence en Côte d’Ivoire. Comment devient-on le styliste des premières dames africaines, à la renommée internationale, et plébiscité par de grandes marques ? Elie Kuame : J’ai grandi dans le sud de la Côte d’Ivoire jusqu’au

avons le souci de les honorer, de veiller à leur confort, de les accueillir dignement. Ma première source d’inspiration, ce sont les femmes. Leur corps est pour moi l’architecture la plus parfaite qui puisse exister, quelles que soient leurs mensurations. Je me laisse aussi influencer par mes voyages : l’Afrique, la découverte de l’Orient, ainsi que de l’Occident, qui a des charmes cachés. Sans oublier mon métissage – mauritanien, libanais, ivoirien… Tous ces éléments m’inspirent et nourrissent ma créativité. L’amour pour le beau, l’art, la culture africaine…

bac, avant de partir en France pour des études en sciences économiques, que j’ai finalement arrêtées parce que je m’ennuyais. Je ne me sentais pas à ma place. J’ai alors eu l’opportunité d’intégrer un lycée professionnel qui formait aux métiers de la mode. Après un BEP, puis un BTS, j’ai été accepté dans la maison de couture de Clarisse Hieraix. Celle-ci a été mon mentor dans la couture, elle m’a beaucoup transmis, inspiré. J’ai ainsi pu apprendre dans le vif, à l’intérieur du milieu. Au départ, j’étais apprenti, mais je suis très vite devenu responsable du showroom. J’ai ensuite gagné un concours de jeunes créateurs avec Hermès, ce qui m’a donné l’opportunité de travailler en Arabie saoudite, en Chine, tout en continuant à voyager en Afrique. Et cela fait dix-sept ans que ça dure… Dix-sept ans que vous sublimez les femmes. Qu’est-ce qui vous inspire ?

Ma mère et mes tantes mettaient un point d’honneur à toujours avoir de belles toilettes, de belles lignes, de beaux tissus. Je me souviens que, petit, le tailleur de maman venait à la maison pour réaliser des commandes qui pouvaient prendre toute l’après-midi… Pour moi, le meilleur moyen d’exprimer l’amour que je porte à ma mère est d’honorer les femmes. Celles-ci sont des reines. J’ai construit un univers parallèle dans ma tête, habité par des femmes de pouvoir, et ici [sa boutique, au Vallon, à Abidjan, ndlr], nous sommes dans le palais des reines où nous 78

Justement, aujourd’hui, l’Afrique est de plus en plus présente dans les défilés des grands couturiers internationaux, dans les collections des enseignes les plus connues… Êtes-vous heureux de voir enfin le continent à l’honneur ou frustré que cette tendance ne soit pas le fait de stylistes africains ?

Je la perçois de façon positive. L’Afrique inspire. Je ne vais jamais reprocher à quelqu’un de vouloir avoir plus à manger dans son assiette. L’industrie occidentale travaille pour l’industrie occidentale. À nous d’en faire autant. Il faut que nos différents acteurs travaillent ensemble pour avancer. Ce qui veut dire que nous aussi devons œuvrer pour rendre pérenne notre industrie. On ne peut pas toujours jeter la pierre sur les autres. Charité bien ordonnée commence par soi-même. À nous de consommer ce que l’on trouve sur notre continent pour le développer. Mais en aucun cas, je ne vais être frustré de voir Jean Paul Gaultier s’inspirer de l’Afrique. Bien au contraire. Ses collections sont pour nous une base de données. Avec tout ce que l’on a, on ne peut être que de meilleurs créatifs. Aujourd’hui, il faut structurer cette créativité, aller dans les meilleures écoles, AFRIQUE MAGAZINE

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PHOTO : DAVID EKUE MAKE-UP : TYTYSHU MODÈLES : GEMIMA GBATO/AUDE IRMA/ORNELLA AGENCE : KWAYO MODELS/DSD MODELS

Dans sa collection African Queen Dream, le couturier rend hommage aux femmes du continent. Ici, une robe entièrement conçue à la main, en dentelle de sequins.

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RENCONTRE

apprendre à vendre son produit. On est dans un marché global, il faut nous aligner sur ses codes. Les écoles de formation sont-elles présentes dans le paysage local et régional des étudiants ?

Oui, à Abidjan, il y a l’École internationale de formation professionnelle Michelle Yakice, qui forme les élèves désireux d’intégrer les instituts de couture. Récemment, j’ai travaillé avec les beaux-arts pour voir comment construire des cours destinés aux personnes désireuses d’évoluer dans des métiers artisanaux. J’ai également le projet d’une masterclass afin de partager tout le savoir acquis au fil des années, des rencontres, des voyages… J’ai déjà des accords avec des personnes prêtes à venir pour enseigner. C’est très important, le savoir ne se garde pas, il se partage. Autrement, il est caché, il ne sert à rien. Le principal, c’est que l’industrie ivoirienne grandisse, et pas seulement ma marque. Toute une nouvelle génération de stylistes apparaît dans le pays et se fait connaître hors des frontières. Est-ce plus facile de percer aujourd’hui, avec l’avènement des réseaux sociaux ?

À l’ère du numérique et des réseaux sociaux, c’est peut-être plus facile, cependant dans un atelier, on n’a pas besoin de Facebook mais de personnes compétentes, qui savent travailler. La maîtrise du savoir-faire à la française, du savoir-faire à l’africaine (ou à l’ivoirienne), on ne l’acquiert pas en passant son temps sur les réseaux sociaux, mais en transpirant. Je suis très exigeant, très méticuleux dans mon travail. Facebook peut aider, mais reste un moyen de détente. Vous parlez d’un savoir-faire à l’ivoirienne. Peut-on parler d’une « Babi touch » ?

Cette touch, c’est savoir mixer toutes les influences qui font la richesse de la Côte d’Ivoire. Porter un pagne tissé avec un sac Chanel, des sandales Elie Kuame et un chapeau akan. Nous avons cette latitude de marier les influences, sans rester figés sur un style. Avec une certaine maîtrise. Je suis promoteur de cette ancienne éducation, où les femmes étaient plus élégantes, savaient se tenir, s’habiller… Nous avons quand même eu Marie-Thérèse Houphouët-Boigny, qui était l’une des femmes les plus élégantes d’Afrique. Aujourd’hui, sans citer de noms, nous en avons d’autres, très raffinées, aussi bien dans leur façon de s’habiller que dans leur attitude. C’est un état d’esprit. Une femme qui sait se tenir sait se vêtir. En Côte d’Ivoire, on sait mixer, utiliser, maîtriser ces codes. Reste que nous continuons à consommer sans produire. Le défi, désormais, est de devenir des fabricants de luxe. C’est notre ambition chez Elie Kuame Couture. Faire en sorte que les consommateurs de luxe viennent en Afrique, et plus précisément en Côte d’Ivoire. Aujourd’hui, la clientèle existe, mais ne répond pas forcément présent, parce qu’on ne lui donne pas ce qu’elle attend, parce que le luxe a ses codes. C’est toute une chaîne de valeur. La clientèle ne veut pas que du wax, elle veut aussi du bogolan, de la soie, des broderies anglaises, du tulle de soie… Désormais, les consommatrices ont besoin de tout. À partir du moment où les industriels investiront 80

« La maîtrise du savoir-faire à l’ivoirienne, on ne l’acquiert pas en passant son temps sur les réseaux sociaux, mais en travaillant. » dans le design textile et la mode, chaque acteur de ce secteur répondra à un besoin relatif. Nous avons besoin de ces industriels. Et c’est à nous de leur donner le meilleur. Par exemple, nous avons besoin de gradeur, de repasseur ou encore de coupeur… Ce sont de vrais métiers ! Le but n’est pas de remplir la caisse d’argent, mais de bousculer l’économie et d’avoir un véritable impact social. Cette industrie de la mode ivoirienne (et plus particulièrement celle du luxe) ne se construit-elle pas aujourd’hui ? Lorsque l’on voit tous les éléments de la chaîne de valeur se développer, de la formation à la distribution, en passant par la production et donc les usines de textile…

Je pense qu’il y a encore beaucoup à faire, même si nous avons des retours très rassurants, mais je crois qu’il faut continuer à travailler. Le plus important est de créer des métiers et d’impacter nos environnements, de susciter chez les jeunes l’envie de travailler. Pour cela, il faut en parler. Et créer des plates-formes qui donnent aux nouvelles générations les moyens de trouver de quoi s’occuper, et pas seulement de s’amuser. C’est une nuance importante. Voici un paradoxe : de nos jours, on a de quoi s’amuser mais pas de quoi s’occuper. Moi, je me souviens, quand j’avais 14 ans, je devais me cacher pour travailler sur mes projets parce que mes parents voulaient que j’aille à l’école. Je fouillais les poubelles pour trouver des tissus… Le résultat, c’est que je sais tout faire, du croquis jusqu’à la réalisation, parce que je me suis intéressé à tous ces métiers. Vous avez présenté votre dernière collection à Abidjan, en novembre dernier, à l’occasion d’une soirée organisée par la maison Guerlain. Un hommage aux années 1950, manifestement ?

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Boubou-chemise en dentelle de Calais et mousseline de soie, porté avec un chapeau royal nigérian.

Des silhouettes élégantes magnifiées par un travail minutieux sur la matière.

Cette femme danse autour de moi. Elle m’inspire. Dans tout cet engouement pour le luxe, le beau, les fragrances, elle tient à avoir une certaine discrétion. C’est une femme empreinte des années 1970, qui aime à outrance ce qui est beau, mais qui, en raison de son rang, tient à son éducation et retranscrit les codes de la génération précédente. Elle est donc un lien entre les années 1950 et les années 1970. Nous avons présenté cette collection en janvier prochain, à l’occasion de l’inauguration de notre nouvelle boutique. Nous avons également préparé un événement avec le Maroc le 8 décembre dans le cadre du partenariat maroco-ivoirien. Le but était de montrer notre nation sous ses plus belles coutures.

Tout le monde m’a déconseillé d’ouvrir ma nouvelle boutique, d’attendre 2020. Mais quand on aime sa terre, ses frères et sœurs, on ne peut pas attendre. Je prie pour que le pays reste en paix, et je suis certain que si l’on arrive à passer 2020, la Côte d’Ivoire retrouvera ses lettres de noblesse. C’est aussi ce qui fait notre force, cette capacité à pouvoir se retrouver, au-delà de notre diversité. C’est pour cela que j’ai commencé à faire de la mode, je voulais montrer mon Afrique. En Europe, on a des cahiers de tendance, mais ici, c’est impossible de définir la tendance, elle est tellement vivante. C’est ce que je veux faire connaître : une Afrique belle, colorée, raffinée, luxuriante, outrancière, parfois discrète, mais en même temps tellement là que l’on ne peut pas la rater, dynamique, jeune, foudroyante, courageuse. Car il faut être brave pour traverser l’océan… Même si l’on doit démontrer que l’on peut apprendre un métier ici, sur ce continent où il y a encore de l’humain. ■ AFRIQUE MAGAZINE

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Vous avez un agenda très chargé en 2020. Comme la Côte d’Ivoire. Voyez-vous le pays évoluer avec espoir ou avec inquiétude ?

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BUSINESS

Interview

Samir Abdelkrim, fondateur d’Emerging Valley

Les big boss de la tech à la conquête du continent

La nouvelle

Sénégal

frontière de l’agrobusiness

La bataille de l’eau

Mohammed VI reçoit l’ambassadeur Chakib Benmoussa, le 19 novembre 2019, pour le charger de mener les travaux de la CSMD.

Le Maroc cherche son nouveau modèle de développement 82

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Les plans économiques se succèdent dans le pays depuis quarante ans. Mais sans atteindre l’objectif visé : L’ÉMERGENCE. Le roi a chargé une commission d’établir « un état des lieux » et de formuler « des recommandations pertinentes ». Résultats en juin. par Jean-Michel Meyer

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35 personnalités désignées par Mohammed VI le 12 décembre. Sous pression, il doit remettre ses recommandations en juin 2020. « Les dernières années ont révélé l’incapacité de notre modèle de développement à satisfaire les besoins croissants d’une partie de nos citoyens, à réduire les inégalités sociales et les disparités spatiales. C’est la raison pour laquelle nous avons appelé à sa réévaluation et sa réactualisation », justifiait le roi dans son discours du Trône le 29 juillet 2019. Une volonté qu’il exprimait déjà dans un discours devant les parlementaires le 13 octobre 2017. Le Maroc affronte de nombreux défis : croissance molle, balance commerciale déficitaire, inégalités dans l’accès à l’emploi et l’insertion des jeunes, enclavement du monde rural, ressources naturelles fragiles et limitées, ainsi qu’une grande vulnérabilité au changement climatique. Le monarque exige de la CSMD « un constat exact de l’état des lieux, aussi douloureux et pénible puisse-t-il être ». Mais en vingt ans de règne, Mohammed VI a également démontré son intérêt pour l’Afrique et son potentiel économique pour les entreprises du royaume. Depuis son retour dans l’Union africaine (UA) en janvier 2017, il veut que le Maroc soit un modèle de développement possible pour les autres États du continent. Un statut que le pays peine à atteindre. L’émergence se caractérise par une

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xcédé par l’échec des politiques de développement alignées depuis plus de trois décennies, le roi exige une nouvelle stratégie. Le 19 novembre 2019, il confiait cette mission à Chakib Benmoussa, ambassadeur du Maroc en France. Polytechnicien et diplômé du MIT, ce dernier a pris la tête de la Commission spéciale sur le modèle de développement (CSMD), avec

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croissance forte et continue et d’une insertion réussie L’ampleur durant plusieurs décennies des inégalités, dans des chaînes de valeur successives, induite mondiales à fort contenu renforcée surtout par des gains de technologique, telles que par des productivité, ce qui conduit les industries automobile à une élévation du niveau et aéronautique, cette disparités de vie et des indicateurs de question reste posée. » régionales, développement humain. Dès 2005, le Hautdemeure Depuis 1973, le commissariat au plan inchangée. royaume multiplie les plans (HCP) sonne l’alerte : de développement dans « Entre 1960 et 2002, l’industrie, l’agriculture, etc. Mais les l’économie marocaine a progressé en résultats sont décevants. Dans une note termes réels à un taux d’accroissement publiée en décembre 2019, l’Agence naturel de 4,2 %. Sur la même période, française de développement (AFD), la population s’est accrue de 2,2 % l’un de ses premiers bailleurs de fonds, annuellement. La performance de s’interrogeait : « Pourquoi le Maroc ne l’économie marocaine mesurée par cet réussit-il pas à s’engager durablement indicateur reste de loin insuffisante dans une trajectoire d’émergence, alors comparée aux potentialités réelles que les conditions paraissent en grande du pays.» Au début des années 1960, partie réunies ? Ainsi, en dépit d’une son économie est comparable à celle relative stabilité politique et sociale, de la Malaisie ou de la Corée du Sud. d’une amélioration notable du climat Le royaume fait illusion pendant des affaires, d’un effort exceptionnel la décennie 2000-2010, avec une d’investissement public et parapublic, croissance moyenne de 5 % par 84

an. La transformation structurelle de l’économie paraît engagée, avec les premières remontées dans la chaîne de valeur mondiale grâce à l’essor des industries automobile et aéronautique, tandis que le secteur agricole continue de décroître. Mais à partir de 2012, l’économie ralentit. La croissance du PIB chute à 3,2 % en moyenne et décélère encore à 2,7 % en 2019. La crise mondiale est passée par là. Et sa compétitivité prix s’est aussi détériorée ces dernières années du fait de l’appréciation du taux de change effectif réel et de la hausse des coûts salariaux, avec, dans le même temps, une légère diminution de l’investissement public. En 2018, selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), les coûts salariaux dans de grandes filières manufacturières marocaines, comme les accessoires automobiles ou les produits chimiques, dépassent ceux de pays comme l’Espagne ou la Pologne !

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FRÉDÉRIC REGLAIN/DIVERGENCE

L’usine Renault-Nissan, à Tanger.


SHUTTERSTOCK

Le résultat ? L’activité économique crée de moins en moins d’emplois. En 2015, selon le HCP, au terme du second pacte national pour l’émergence industrielle, ce secteur comptait globalement 100 000 postes de moins qu’en 2009 ! Et si la part de l’agriculture dans le PIB s’est réduite, passant de 17,8 % en 1980 à 14 % en 2017, le poids de l’industrie manufacturière est resté stable, passant de 16,7 % du PIB en 1980 à 17,8 % en 2017. De fait, entre 2000 et 2018, la population en âge de travailler a augmenté de 34,8 %, alors que le nombre d’emplois ne progressait que de 22,2 %. Les jeunes et les femmes sont les premiers exclus du marché du travail. Depuis 1993, toutefois, les plans ont réduit le taux de pauvreté, chutant de 15,3 % en 2001 à 4,8 % en 2014. Mais l’enjeu reste entier. L’ampleur des inégalités, renforcée par des disparités régionales, demeure inchangée. Le coefficient de Gini (mesure de calcul des inégalités) n’a guère varié, passant de 0,40 en 2001 à 0,39 en 2014. Soit le niveau de 1985. Ces dernières années, la Banque mondiale, l’OCP Policy Center, l’OCDE, la BAD ou encore l’AFD ont tenté de comprendre les faiblesses du modèle marocain. Leurs rapports dégagent des pistes qui pourront inspirer la CSMD : poursuite des réformes de gouvernance, amélioration du climat des affaires, assouplissement du marché du travail, qualité du capital humain, politique d’investissement public plus ciblée sur les infrastructures technologiques, et transformation structurelle de l’économie par l’appui à des secteurs clés et la recherche d’une plus grande diversification des activités. À la CSMD de trouver d’ici juin un modèle conduisant à l’émergence, tout en favorisant la lutte contre la pauvreté et les inégalités, au risque sinon d’attiser le feu de la contestation sociale. ■ AFRIQUE MAGAZINE

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LES CHIFFRES 3 milliards de dollars de financement

C’est ce qu’ambitionne de mobiliser le Ghana auprès de sa diaspora. Le tracé des nouvelles routes de la soie.

44 pays africains

participent déjà aux nouvelles « routes de la soie » créées par la Chine.

447 milliards de dollars

C’est le montant du PIB du Nigeria, pays le plus riche d’Afrique. Lagos.

400 MILLIONS DE COMPTES DE MOBILE MONEY SONT ACTIFS EN AFRIQUE SUBSAHARIENNE. UN RECORD MONDIAL.

1,3 milliard de dollars d’investissements sous forme de capital-risque ont été réalisés en Afrique au cours de l’année 2019 (+84,6 % par rapport à 2018).

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BUSINESS

Samir Abdelkrim FONDATEUR D’EMERGING VALLEY ET CONSULTANT

« Les innovateurs africains réenchantent le numérique » Auteur de Startup Lions sur la révolution digitale du continent, il a fondé le sommet international Emerging Valley, labellisé « Africa2020 ». Lors de sa 3e édition en décembre dernier, à Marseille, cet événement ambitieux a réuni des investisseurs et les acteurs de la tech d’Afrique et de Méditerranée, afin de catalyser l’impact des start-up.

propos recueillis par Astrid Krivian 86

AM : Présentez-nous Emerging Valley. Samir Abdelkrim : Cet événement fait

se rencontrer différents écosystèmes pour travailler ensemble et créer une communauté entre l’Europe, le ProcheOrient, la Méditerranée et l’Afrique. De par son histoire, sa géographie et ses diasporas, Marseille est légitime pour incarner ce hub. Ce sommet connecte entrepreneurs, investisseurs, incubateurs, speakers, leaders de l’innovation organique, transformateurs de l’Afrique à travers la « tech for good ». En 2019, plus de 1 350 participants représentant 45 pays étaient présents. Le financement est-il la principale difficulté des entrepreneurs ?

Oui. Les investisseurs étrangers perçoivent les start-up africaines comme un facteur de risques, ne maîtrisent pas l’ingénierie d’investissement et préfèrent miser sur des secteurs traditionnels, comme le foncier. Mais les chiffres sont encourageants : il y a cinq ans, le niveau des levées de fonds était de 120-150 millions d’euros captés par les start-up de 54 pays. L’équivalent d’une levée en une semaine à Paris, et en un week-end, voire un après-midi, dans la Silicon Valley ! Aujourd’hui, on atteint plus de 1,3 milliard, mais le Kenya, le Nigeria et l’Afrique du Sud à eux seuls captent 85 % du financement. La partie francophone (une quinzaine de pays) est très loin derrière et ne parvient pas à lever plus de 50 millions. C’est l’objectif

d’Emerging Valley : rassembler pour créer un écosystème du financement, faire émerger des collaborations. Permettre aux ministres, aux bailleurs de connaître les difficultés et de proposer des solutions. Ainsi, l’AFD (Agence française pour le développement) va aider les start-up, à hauteur de 15 millions d’euros, à sortir de la « vallée de la mort », ces trois ans après le démarrage durant lesquels on décolle ou on meurt. Cette période est beaucoup plus âpre en Afrique. Être entrepreneur est une vocation. Il faut beaucoup de courage, mais parfois cela ne suffit pas. Quand les banques vous snobent, les investisseurs vous ignorent et que l’État vous met des bâtons dans les roues, les rêves s’effondrent. Vous estimez que l’innovation africaine est à visage humain, au service du bien commun, à l’opposé de l’occidentale, frivole.

L’innovation de la Silicon Valley est celle du contrôle, de la manipulation, de l’impérialisme des Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon). Très éloignée de son esprit originel de libérer l’humain. Les innovateurs africains réenchantent le numérique et améliorent la vie des citoyens, en imaginant des solutions en matière d’éducation, d’agriculture, de santé… L’humain est au centre. Combien de vies sauvées grâce, par exemple, aux ambulances citoyennes conçues par Dashmake au Togo ? La force de

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ces start-up est de pouvoir toucher le plus grand nombre grâce au téléphone portable, que tout le monde possède.

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C’est en Afrique que se conçoit l’innovation du futur, en matière d’environnement notamment ?

Dans un contexte mondial d’effondrement des ressources, de réchauffement climatique, c’est sur le continent qu’émergent des technologies de développement durable, de télé-irrigation, d’optimisation agricole, d’électricité hors réseau via l’énergie solaire, de nouveaux modèles très peu coûteux en énergie et en bilan carbone. Les phénomènes climatiques frappent l’Afrique de plein fouet. Les chutes Victoria en Zambie sont à sec. Des études de l’université de Berkeley prévoient une augmentation de la température au Sahel de 2 °C dans les prochaines décennies, ce qui va fragiliser l’agriculture, déjà fortement impactée par la sécheresse et l’érosion des terres lors de la saison des pluies. Le climat tempéré européen sera touché d’ici vingt ans. Ces innovateurs AFRIQUE MAGAZINE

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imaginent donc les solutions de l’avenir au présent. D’où cette alliance nécessaire entre les deux continents, qui n’y parviendront pas l’un sans l’autre. Selon la Banque mondiale, la population en Afrique va doubler d’ici 2050, ce qui implique de grands défis…

de leur propre numérique, non imposé de l’extérieur. Il ne faut pas que la captation de valeur du digital africain soit colonisée par les géants chinois, américains. Il faut faire émerger un marché digital, et il y a du travail. Les gouvernements et les sociétés seuls n’y arriveront pas. La bataille se joue maintenant. Les Africains ont pris le train de la révolution numérique. En faisant bloc et en créant ce marché, on pourra espérer qu’il ne soit pas détourné. Sans doute les Gafa réussiront à capter cette valeur, car la connectivité va progresser. Mais peut-être qu’un Web différent va émerger. La start-up BRCK, au Kenya, crée ainsi un Internet open source gratuit, diffusé dans les villages les plus reculés. Il permet aux populations de surfer, sans passer par les grandes multinationales. Un Internet africain, libre, à usage différent, en dehors du schéma de monétisation. De nombreuses entrepreneuses étaient présentes à Emerging Valley.

Pour citer Zeinebou Abdeljelil, cofondatrice de l’incubateur Hadina Rimtic, en Mauritanie, les Africaines Cet enjeu peut être une sont déjà entrepreneuses formidable chance si l’on crée L’alliance entre le sans le savoir. Mais il ne les conditions pour éduquer, s’agit pas d’entrepreneuriat des infrastructures de services continent choisi, elles créent leur publics, des opportunités et l’Europe auto-emploi par défaut, d’emplois… Est-ce que l’on est nécessaire par carence d’aide sociale. perpétue le schéma classique pour Sous le poids des traditions, d’aides au développement ? elles ne sont pas mises Ou fait-on le choix de miser imaginer en avant. Mais si elles sur l’entrepreneuriat, la seule les solutions l’étaient et devenaient solution selon moi pour créer de demain. entrepreneuses par mission, des emplois ? Si on lui en elles transformeraient le continent. donne les moyens, la jeunesse du Car ce sont les premières à faire face continent peut grandement contribuer aux réalités : logement, alimentation, à résoudre ces défis sociétaux. transports, santé, éducation… Elles Un Internet africain est-il possible ? sont au centre de tout : la tradition, le Une connexion souveraine est un lien clanique, la terre aussi. Il y a donc droit fondamental. Même les pays les un potentiel extraordinaire inexploité. ■ plus pauvres doivent pouvoir disposer

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BUSINESS Les big boss de la tech à la conquête du continent

que l’avenir de l’Afrique sera construit par ses entrepreneurs – par les rêveurs affamés qui voient les problèmes comme des opportunités […]. Et j’ai juré de faire ma part pour les aider à atteindre leurs objectifs », écrivait Jack Ma, le 5 décembre 2019, dans une tribune au New York Times. « C’est un marché naturel pour tout entrepreneur dans les technologies », insiste Witney Schneidman. En avril Le cofondateur et PDG de Twitter, Jack Dorsey, dernier, Google implantait au Ghana a annoncé qu’en 2020, il vivrait entre 3 et 6 mois son premier laboratoire de recherche en Afrique. Une décision qui illustre la volonté sur l’intelligence artificielle du des géants du numérique de s’y implanter. continent. En mai, Microsoft annonçait investir 100 millions de dollars sur cinq ans pour créer un centre de développement technologique, avec des sites au Kenya et au Nigeria. es rois des Big Tech, de la Satya Nadella, à Nairobi Google, Facebook, Uber, Silicon Valley (États-Unis) (Kenya). Un groupe qui Square, Visa, Mastercard ou à Hangzhou (Chine), profite du travail de fond en encore Salesforce prennent fondent sur l’Afrique Afrique de la fondation Gates. des participations dans comme une nuée de sauterelles sur Mais c’est le séjour au Nigeria C’est ici des start-up locales. Mais une récolte prometteuse. Cofondateur et au Kenya du fondateur de que l’avenir de Twitter et de la société de paiement Facebook, Mark Zuckerberg, se construira, derrière cette euphorie hightech se cache une guerre électronique Square, Jack Dorsey a en 2016, qui a été le premier annonçait entre Washington et Pékin. conclu sa tournée en Afrique par un à être médiatisé. Sur un aussi Mark En 2019, Visa a acquis post le 27 novembre dernier qui a fait continent qui abritera la 20 % de PalmPay, une le tour de la twittosphère en un rien de moitié de la population Zuckerberg, plate-forme de services temps : « Triste de quitter le continent… mondiale d’ici 2050 et a vu en 2016. financiers nigériane, qui a pour l’instant. L’Afrique définira l’avenir les abonnés de ce réseau levé 40 millions de dollars auprès du (en particulier, le bitcoin !). Je ne social croître de 732,8 % entre 2010 fabricant chinois de téléphones portables sais pas encore où, mais je vivrai ici et 2016, le magnat lançait : « C’est en Transsion ! Les investisseurs chinois en pendant 3 à 6 mois au milieu de 2020. » Afrique que l’avenir se construira. » capital-risque auraient d’ailleurs investi Depuis, plusieurs pays se disputent pour Depuis, Sundar Pichai, le PDG de plus de 220 millions de dollars fin 2019 accueillir le patron visionnaire de la Google, s’est rendu à Lagos (Nigeria) dans des start-up du continent. Jack Ma Silicon Valley. « Jack Dorsey est au bon en 2017, et Jack Ma, le fondateur est la partie émergée de cette volonté. endroit au bon moment, et il investit d’Alibaba, la plate-forme d’e-commerce L’homme d’affaires ne se contente pas le temps nécessaire pour commencer chinoise, y va tous les ans. « Je crois de former des jeunes entrepreneurs à comprendre la complexité du du Net à la Alibaba Business School, marché africain », a commenté Witney à Hangzhou. Il a aussi fondé l’Africa Schneidman, membre de l’Africa Netpreneur Prize, doté de 10 millions Growth Initiative et sous-secrétaire de dollars. Plus de 10 000 candidats ont d’État adjoint aux affaires africaines postulé, et trois ont été récompensés le sous Clinton. 27 novembre 2019. « Les entrepreneurs Ce tourisme d’affaires high-tech s’est Jack devraient être les vrais héros de développé à partir de 2015 lors d’une Dorsey. l’Afrique », justifie-t-il. ■ J.-M.M. visite discrète du patron de Microsoft, 88

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« Investir dans les hommes, la planète et la prospérité », le 3e Forum des entreprises africaines se tiendra le mardi 11 février 2020 à Addis-Abeba, en Éthiopie, en marge de la 33e Session ordinaire de l’assemblée des chefs d’État et de gouvernement de l’Union africaine. Ce forum des entreprises a pour objectif de promouvoir un dialogue permanent entre les secteurs privé et public africains, afin de nouer des liens de coopération et d’optimiser les efforts collectifs en vue de la réalisation de l’Agenda 2063 et du Programme de développement durable à l’horizon 2030. ■

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uneca.org/fr/3rd-africabusiness-forum

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44E ASSEMBLÉE GÉNÉRALE DE LA FANAF ➠ La 44 assemblée générale de la Fédération des e

sociétés d’assurances de droit national africaines (Fanaf) se tiendra du 17 au 20 février 2020 à Libreville, au Gabon. Cette édition sera placée sous le thème suivant : « La donnée et l’innovation au cœur de l’assurance.» Une journée spéciale sera dédiée aux nouveautés du secteur, avec à la clé la présentation d’une dizaine de start-up de l’insurtech. « L’innovation est aujourd’hui un passage obligé pour la croissance des entreprises du secteur des assurances. La dématérialisation et la personnalisation de l’offre en sont les maîtres-mots », justifie Adama Ndiaye, président de la Fanaf. ■ fanaf2020.net

6E FORUM RÉGIONAL AFRICAIN POUR LE DÉVELOPPEMENT DURABLE ➠ Le 6

Forum régional africain pour le développement durable (Fradd) se tiendra dans la station balnéaire de Victoria Falls, au Zimbabwe, du 24 au 27 février 2020. Cette 6e édition aura pour objectif de permettre aux acteurs d’explorer, d’approfondir, de partager et de convenir d’actions concrètes et réalisables, dans l’optique que les pays africains atteignent les 17 objectifs de développement durable (ODD). Le Fradd fournit ainsi une plate-forme d’apprentissage et d’échange entre pairs, en particulier sur les examens nationaux volontaires (ENV) et la mise en œuvre des ODD. ■ e

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➠ Avec comme sujet

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3E FORUM DES ENTREPRISES AFRICAINES

par Jean-Michel Meyer

DU 24 AU 27 FÉVRIER

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L’AGENDA

53E SESSION DE LA COMMISSION ÉCONOMIQUE POUR L’AFRIQUE ➠ La 53 session de la e

Commission économique pour l’Afrique (CEA) se déroulera du 18 au 24 mars 2020 à Addis-Abeba, en Éthiopie. Avec comme thème « L’industrialisation et la diversification durables de l’Afrique à l’ère du numérique », la manifestation réunira la conférence des ministres africains des Finances, de la Planification et du Développement économique. L’accent sera mis sur la mesure dans laquelle la numérisation ouvre des possibilités dans les domaines de l’agriculture, des services et de l’énergie propre, mais aussi sur la façon dont les possibilités numériques peuvent stimuler les processus d’industrialisation et de diversification, tout en offrant des solutions pour s’adapter aux changements climatiques. ■ uneca.org/fr/cfm2020

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BUSINESS

La nouvelle frontière de l’agrobusiness

N’importe quel supermarché du continent propose des marques locales familières à toute la population. Ici, à Abidjan.

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ptimisme survitaminé. « Depuis dix ans, un tour dans les allées de n’importe quel supermarché africain révèle des marques locales de produits devenus familiers pour tout le monde. Du riz Dangote du Nigeria à l’huile de poivre Akabanga du Rwanda, jusqu’au café Tomoca d’Éthiopie, ces produits témoignent de l’évolution vers une plus grande transformation agroalimentaire et une valeur ajoutée dans le secteur de l’agriculture dans les pays du continent. » Des propos tenus, le 5 novembre 2019, par Mariam Yinusa et Edward Mabaya, de la Banque africaine de développement (BAD). Pour 90

eux, « l’agroalimentaire est la nouvelle frontière à conquérir par l’Afrique ». Pour les plus optimistes, la révolution verte est enfin en marche sous l’effet de la forte demande. Derrière les géants comme Dangote, des champions régionaux (Poulina, Koutoubia, Sifca, Compagnie sucrière sénégalaise, Chococam…) se renforcent ou se développent au fil d’une stratégie panafricaine. Le discret groupe nigérian Promasidor alimente ainsi en boissons et en produits alimentaires un potentiel de 850 millions d’Africains dans 30 pays, notamment avec sa marque Cowbell. En 2016, le fabricant japonais Ajinomoto a déboursé 532 millions de dollars pour

acquérir 33 % du capital de Promasidor, évalué alors à 1,6 milliard de dollars. Et chaque jour, de nouveaux entrepreneurs cherchent à sortir de l’anonymat, comme Dana Mroueh, fondatrice de Mon Choco, qui promeut un chocolat « made in Côte d’Ivoire ». Signe qui ne trompe pas, des start-up misent sur le numérique pour dynamiser la filière. Ainsi, l’ivoirien Lono veut créer de l’engrais et du biogaz à partir de déchets organiques. Tandis que la kényane Twiga Foods met en relation, via sa plate-forme en ligne, 17 000 agriculteurs avec 180 000 détaillants à Nairobi et ses environs. Elle vient de lever

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Les groupes africains de l’agroalimentaire montent en puissance sur un marché qui atteindra 1 000 milliards de dollars en 2030. Une euphorie à nuancer, puisque les rendements agricoles pourraient chuter de 20 % d’ici à 2050.


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30 millions de dollars pour investir d’autres villes du continent. Dans ce bouillonnement, les investissements se multiplient. Au Maroc, la première usine de production de graisses végétales d’Afrique (35 000 tonnes par an) entrera en service à Casablanca en 2020. L’investissement de 32,5 millions de dollars, né d’un partenariat entre le marocain Cosumar et le singapourien Wilmar International, doit approvisionner les agro-industries d’Afrique du Nord et de l’Ouest, limitant ainsi les importations. Mi-novembre, le Ghana Cocoa Board, qui emploie 800 000 familles de paysans, a signé un accord de facilité portant sur un prêt de 600 millions de dollars, destiné à améliorer la productivité de la filière, accordé par la BAD, le Crédit suisse et l’Industrial and Commercial Bank of China. Un dynamisme auquel contribuent les géants de l’agroalimentaire mondial (Nestlé, Danone, Unilever, etc.), attirés par l’énorme potentiel du marché. Selon la Banque mondiale, les secteurs agroalimentaires et agricoles africains, qui pèsent aujourd’hui 313 milliards de dollars, pourraient atteindre 1 000 milliards d’ici 2030. Il n’empêche. 240 millions d’Africains sont toujours frappés de malnutrition. Et ils seront 320 millions en 2025. Or, le continent risque de connaître d’ici 2050 une baisse de 20 % de ses rendements agricoles à cause des inondations et des sécheresses. De 35 milliards en 2015, les importations pourraient dépasser les 110 milliards de dollars en 2025. Seyni Nafo, ambassadeur des pays africains auprès des conférences internationales sur le climat, se heurte à ce paradoxe : « Six des 10 pays les plus vulnérables au climat sont situés en Afrique, qui possède par ailleurs deux tiers des terres arables disponibles dans le monde. » Rien n’est gagné. ■ J.-M.M. AFRIQUE MAGAZINE

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LES MOTS

« Le coût des phénomènes climatiques extrêmes devrait passer de 895 milliards de dollars en 2018 à 1 400 milliards de dollars en 2023, soit près de la moitié du PIB du continent. » NGOZI OKONJO-IWEALA, MEMBRE DE L’AFRICA GROWTH INITIATIVE

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« L’heure du développement a enfin sonné. » P PATRICE TALON, PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE DU BÉNIN D

« Le développementt industriel n’arrive jamaiss par accident dans un pays. » MACKY SALL, PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE E DU SÉNÉGAL

« Il est plus coûteux d’enregistrer u un brevet en Côte d’Ivoire, aau Kenya ou au Sénégal q qu’au Canada, au Royaume-Uni oou au Japon. » V VERA SONGWE, SECRÉTAIRE EXÉCUTIVE DE LA COMMISSION ÉCONOMIQUE D POUR L’AFRIQUE (CEA) P

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BUSINESS

Acculé, le pays doit emprunter toujours plus pour rembourser ses emprunts.

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ttention danger : la dette publique de la Tunisie explose depuis 2011. À la fin de l’année 2019, elle avoisinait les 85 milliards de dinars (27 milliards d’euros), soit plus de 72 % du PIB. Et rien ne paraît enrayer cette envolée. Le plan 2016-2020 visait à limiter l’endettement public à 54,7 % du PIB cette année. Or, il culminera, selon les prévisions, à 89 % en 2020. Une spirale infernale alimentée par une croissance molle de 1,4 %, la dévaluation du dinar, les dépenses de compensation, le déficit énergétique (qui coûté l’équivalent de 7 % du PIB) et la masse salariale de la fonction publique. Le pays comptait en effet en 2019 près de 700 000 salariés du public, contre 404 000 en 2010. Sur cette période, la masse salariale de la fonction publique s’est envolée, passant de 7 à près de 17 milliards de dinars.

Et en 2020, elle devrait atteindre les 20 milliards sur un budget de 41 milliards ! L’État n’a plus d’argent pour relancer la croissance, rembourser ses emprunts et assurer ses dépenses de fonctionnement. Il doit emprunter toujours plus, tout en imposant l’austérité. Or, à partir de 2020 et jusqu’en 2025, l’État devra rembourser 10 milliards de dinars par an à ses créanciers. Soit le triple de la facture annuelle entre 2010 et 2015. « Le remboursement de cette dette pèse de manière continue et croissante comme un prélèvement de plus en plus lourd sur le revenu national brut (RNB). […] L’autre facteur d’inquiétude est qu’une partie sans cesse croissante de la nouvelle dette contractée est consacrée au remboursement de l’ancienne dette », relevait en octobre dernier l’Institut tunisien de la compétitivité et des études quantitatives (ITCEQ). ■ J.-M.M.

Moscou veut libérer le commerce du diamant

La Centrafrique est une mine pour la Russie.

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e 1er janvier 2020, la Russie a pris la présidence du Processus de Kimberley. Entré en vigueur en 2003, celui-ci fixe les conditions d’exportation des diamants pour ses 82 États membres à travers un système de certification internationale chargé d’éliminer du marché les « diamants de guerre », qui financent les conflits. En s’appuyant sur la Centrafrique, point d’ancrage russe sur le continent, Moscou veut assouplir la vente des diamants. Si le pays a officiellement exporté 13 571 carats en 2018, contre 365 000 avant la guerre en 2012, le nord et l’est du pays sont exclus de ce commerce. Réputée liée à un proche de Vladimir Poutine, la Lobaye Invest a déjà obtenu des permis d’exploration en Centrafrique et aurait déjà vendu des diamants à des groupes non autorisés par le Processus de Kimberley. ■ J.-M.M. 92

Eskom tient son patron

Andre de Ruyter doit redresser l’entreprise publique à la dérive.

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ttendu pour le 15 janvier 2020, Andre de Ruyter est finalement entré en fonction le 6 janvier. Comme si les graves difficultés de la compagnie nationale d’électricité sud-africaine, qui pénalisent l’économie du pays, n’attendaient plus. Eskom accumule en effet une dette de 450 milliards de rands (28 milliards d’euros). L’entreprise produit 95 % de l’électricité du pays, mais le 6 janvier, elle déclarait que 13 000 MW de sa capacité nominale de 44 000 MW étaient inutilisables en raison de pannes. Le 8 janvier, la Banque mondiale abaissait la prévision de croissance du pays à 0,9 % en 2020, en raison « des contraintes d’approvisionnement en électricité ». Le nouveau PDG, 50 ans, a été choisi parmi 142 candidats pour appliquer le plan de redressement gouvernemental. Depuis 2014, il dirigeait la plus grande entreprise africaine d’emballage, Nampak, qu’il a redressé. « Je tiens à remercier M. De Ruyter d’avoir accepté ce poste ainsi qu’une rémunération inférieure à la sienne actuellement », a déclaré Pravin Gordhan, ministre des Entreprises publiques. ■ J.-M.M.

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Tunisie : le mur de la dette


Il faut rapidement développer le système actuel afin de satisfaire l’objectif d’un service d’accès pour tous.

Sénégal

La bataille de l’eau Fin de partie pour la SDE, qui gérait le marché de l’eau potable depuis 1996. La mission a été confiée au groupe français Suez.

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ée sur les cendres de la Sénégalaise des eaux (SDE), Sen’Eau gère, depuis le 1er janvier 2020, le marché de l’eau potable. Après une procédure de près de trois ans, Suez et le ministère de l’Eau et de l’Assainissement ont fini par signer, le 31 décembre 2019, un contrat d’affermage, d’une durée de quinze ans, pour la gestion du service public de production et de distribution d’eau potable, permettant l’approvisionnement à une population initiale d’environ 7 millions d’usagers, sur près de 15 millions d’habitants que AFRIQUE MAGAZINE

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compte le Sénégal. Une mission confiée à Sen’Eau, une société dotée d’un capital social de 6 milliards de francs CFA (13,7 millions d’euros) qui doit intégrer les 1 200 salariés de la défunte SDE. « Le partenaire technique de référence, le groupe Suez, détient 45 % du capital de la nouvelle société (contre 57 % pour le partenaire du contrat qui s’achève), le reste du capital étant réparti entre l’État du Sénégal à hauteur de 24 % (contre 5 % auparavant), les travailleurs du secteur à 11 % et le secteur privé sénégalais à 20 %», a précisé le ministre de l’Eau

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et de l’Assainissement Serigne Mbaye Thiam. Rassurant, celui-ci a affirmé que la remise en concurrence a permis « de baisser le prix exploitant de l’eau, qui va passer de 364,70 francs CFA actuellement à 298,50 francs CFA, soit un gain de plus de 66 francs CFA par m3 et de plus de 200 milliards de francs CFA sur la durée du contrat. » Depuis l’appel d’offres international lancé en 2017, trois ans ont été nécessaires pour arriver à ce résultat – la nomination de Suez comme « adjudicataire provisoire » ayant eu lieu en 2018. Détentrice de l’exploitation et de la gestion du service public de l’eau potable depuis 1996, la SDE a multiplié les recours juridiques pour conserver « son » marché et a mobilisé ses actionnaires pour sa défense. Elle appartenait à 57,83 % au groupe industriel Eranove, actif dans la gestion de services publics et la production d’électricité et d’eau potable en Afrique de l’Ouest, et détenu principalement par le fonds Emerging Capital Partners (53,3 %) ainsi que des entités du groupe d’assurance AXA (17,8 %). Le nouvel adjudicataire est face à un véritable défi. La gestion de l’eau exigera des sauts technologiques, en imposant la numérisation des services, l’utilisation de logiciels d’optimisation des réseaux, etc. L’opérateur privé devra aussi composer avec une population qui passera de 15,7 millions d’habitants à 25 millions en 2025. Il devra aussi faire face à une évolution du noyau familial, avec une baisse attendue de la natalité. Un branchement d’eau alimente 11 personnes dans le pays aujourd’hui, contre 5 à l’horizon de 2030. « Il va falloir développer le système actuel de façon rapide et exponentielle dans les années à venir afin de satisfaire l’objectif d’un service d’accès à l’eau pour tous », explique une source interne au groupe Suez. ■ J.-M.M. 93


BUSINESS Temps couvert pour les

Bourses africaines

Leurs performances ont été très contrastées en 2019, et cela devrait se poursuivre en 2020.

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es performances des marchés boursiers ont connu des hauts et des bas en 2019. Un euphémisme tant les résultats ont été particulièrement contrastés l’an passé. Après une année 2018 déjà compliquée pour la plupart des places boursières du continent, 11 ont terminé l’année 2019 dans le rouge, sur les 16 places actives. Parmi les Bourses qui ont bien résisté, on trouve le Zimbabwe (RTGS) Industrial Index (+57,32 %), largement en tête par le dynamisme. Viennent ensuite les places de l’Ouganda (+9,17 %), du Maroc (+8,38 %), le FTSE/JSE Afrique Top 40 (index de

Une plantation de laitues à Niamey.

Casablanca.

la Bourse de Johannesbourg, composé des 40 valeurs boursières les plus importantes du pays, qui a conclu l’année en hausse de 8,2 %), l’Égypte (7,33 %) et le Malawi (4,38 %). Parmi celles qui ont connu une année difficile, on peut relever les Bourses de Tunis (-2,06 %), de

Nairobi (-6,33 %), la Bourse régionale des valeurs mobilières d’Abidjan (BRVM, -7,55 %) ou encore celle de Lagos (-14,60 %). Une contreperformance de la BRVM qui n’a pas empêché son directeur général, Felix Edoh Kossi Amenounvé, d’être élu « financier de l’année 2019 » !

Les performances du Sahel Sa croissance économique reste soutenue.

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e Sahel retient, à juste titre, l’attention pour les attentats, les attaques terroristes et la montée de l’insécurité. Mais il pourrait aussi attirer les commentaires pour ses performances économiques. Malgré les tensions, sa croissance économique reste soutenue : +5,4 % en 2019, soit le taux de croissance le plus élevé des régions d’Afrique. Une vraie trajectoire économique de pays du Sud-Est asiatique ! Un Sénégal performant, des cours favorables pour l’or et le fer, et une bonne pluviométrie pour l’agriculture depuis plusieurs années expliquent ce résultat. « Bien sûr, les problèmes de sécurité perturbent l’économie au Sahel. Mais on peut avoir des territoires avec une grande insécurité et une forte croissance. Les crises naissent parfois quand il y a quelque chose à se partager », relève Rémy Rioux, le directeur général de l’Agence française de développement (AFD). ■ J.-M.M.


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De son côté, en reprenant des couleurs en 2019, la Bourse de Casablanca, qui affiche des ambitions de leader continental, revient de loin après une année 2018 où elle avait enregistré un recul de 8,27 %. Sur les 246 séances écoulées l’an passé, le marché marocain a drainé un volume d’affaires global de 75,394 milliards de dirhams (7 milliards d’euros), dont 9,847 milliards en augmentation de capital et 2,382 milliards en offres publiques. À Tunis, qui n’a connu aucune introduction en 2019, la tendance est inverse. « Après cinq années consécutives de hausse, la capitalisation du marché s’est rétractée, en 2019, de 2,7 %, à 23,7 milliards de dinars (7,6 milliards d’euros), plombée par le secteur bancaire », analyse l’intermédiaire en bourse MAC SA. Et la situation ne devrait pas s’améliorer cette année. « Le marché actions sera encore mis à l’épreuve en 2020 dans un environnement économique toujours difficile, malgré des prémisses de redressement », prédit l’intermédiaire. Pour prétendre à de meilleures performances de ses membres à l’avenir, l’Association des Bourses de valeurs africaine (ASEA) a lancé un projet qui reliera sept Bourses sur le continent d’ici le premier trimestre 2021, afin d’accroître les échanges de titres. Les courtiers des Bourses de Casablanca, de la BRVM, de Johannesbourg, de Lagos, de Maurice, de Nairobi et d’Égypte pourront passer des ordres de titres sur les autres plates-formes de trading. « Nous voulons améliorer la contribution des marchés des capitaux à la croissance du continent et positionner également les Bourses africaines comme la porte d’entrée pour le développement de l’Afrique », a promis Karim Hajji, président de l’ASEA et DG de la Bourse de Casablanca. ■ J.-M.M. AFRIQUE MAGAZINE

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SAVOIR-FAIRE

Mahamadou Camara Fondateur et directeur général du groupe Impact Media (Mali)

Êtes-vous e-mail, WhatsApp ou téléphone ?

À quelle heure êtes-vous au travail et que faites-vous en premier ?

Forcément les trois. Les mails pour être plus explicatif, formel. WhatsApp pour l’instantanéité et l’envoi de vidéos. Et le téléphone pour le contact, le relationnel.

Entre 8 h 30 et 9 heures, selon les embouteillages ! La première chose ? Appuyer sur ma machine à café pour un expresso sans sucre. Puis, je lis la presse du matin, pendant environ 20 minutes.

Êtes-vous plutôt réunion ou one to one ?

MBA ou expérience ?

Quelle attitude pour mobiliser ses collaborateurs ?

Plutôt en voyage ou au bureau ?

Les deux. Je reçois mes collaborateurs individuellement. Et je fais des réunions lorsque l’on a un projet qui nécessite d’entendre tout le monde en même temps, toutes les idées. C’est l’effet de groupe, c’est très utile. Les deux. Le diplôme est indispensable, mais très vite, l’expérience prend le dessus. Et c’est elle qui fait avancer. Leur montrer qu’on sait soi-même faire ce qu’on leur demande de faire. Vendre, écrire… Montrer l’exemple, c’est la meilleure manière de les mobiliser, de les motiver. Ça dépend des périodes. Là, on lan lance début avril notre télé TM1, pas de Bamako et du bureau, tout donc je ne bouge p Mais à d’autres moments, je voyage se passe ici. Ma beaucoup. beau ucoup. C’est C’es selon les besoins professionnels.

La clé du succès pour un patron ?

C’est une u alchimie de plusieurs facteurs. Mais en gros, gros ce qui compte, c’est de faire en sorte que son service ou son produit adéquation avec un marché. soit en ad Puis, Pui de s’entourer de collaborateurs qui y croient. Les ressources humaines, c’est central dans un pays comme le nôtre où elles sont rares. ■

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MADE IN AFRICA

Attachez vos ceintures, partez en voyage, prenez votre temps

par Luisa Nannipieri

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D É PA R T

L’ÂME SACRÉE DES BIJAGOS

Un archipel PRÉSERVÉ ET HORS DU TEMPS, où spiritualité et nature se confondent.

SHUTTERSTOCK - DR

CES 88 ÎLES SITUÉES à l’écart du monde, au large de la Guinée-Bissau, prennent leur nom de l’ethnie Bijago, un peuple aux traditions animistes, qui règnent toujours dans ce bout d’Atlantique. Reconnue réserve de biosphère par l’Unesco en 1996, cette terre sauvage est tapissée de mangroves et de palmeraies qui alternent avec la savane et de vastes bancs de sable. Les espèces les plus rares y coexistent dans une symbiose et une biodiversité parmi les plus riches d’Afrique. Les habitants, qu’ils soient pécheurs, agriculteurs ou encore ramasseurs de coquillages, s’engagent depuis toujours à respecter les êtres vivants, qu’ils considèrent comme sacrés. Plus de 170 espèces de poissons convergent ainsi dans les eaux chaudes, qui accueillent également des raies, des requins et d’incroyables lamantins. Au sud, le parc national d’Orango est une destination incontournable : hippopotames, dauphins et crocodiles se partagent lagunes et palmeraies. Mais les Bijagos sont aussi considérés comme l’un des principaux sites de reproduction des tortues vertes et un sanctuaire naturel pour les oiseaux migratoires. Dans la vingtaine d’îles habitées, la vie est toujours régie par le cycle des saisons et, lors de la longue période sèche, l’archipel se dédie aux rites et aux cérémonies. L’un des rituels les plus connus a lieu pendant le carnaval : lors du festival de Vaca Bruto, des danseurs s’inclinent face à un masque spectaculaire représentant un taureau sauvage. Ce casque en bois avec des yeux de verre dépoli, de vraies cornes, des oreilles en cuir et une corde en travers de la narine est également porté lors de rites d’initiation masculine. Ici, ce sont les femmes qui ont le dernier mot. Sur l’île de Canhabaque, à l’est, on peut rencontrer la reine Rainha-Okinka, la femme la plus influente de ce petit monde matriarcal. Magiques, les Bijagos offrent un séjour de rêve aux aventuriers et à celles et ceux qui veulent se retrouver comme hors du temps. ■ AFRIQUE MAGAZINE

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LES VRAIES ADRESSES

Kéré. Un îlot privé, niché entre Carache et Caravela. Ce bout de terre paisible et verdoyant abrite un hôtel ainsi qu’un camp de pêche sportive, l’une des activités les plus pratiquées dans l’archipel.

bijagos-kere.fr L’Orango Parque Hôtel. En plein cœur du parc national, il est géré par une ONG qui promeut le tourisme écoresponsable.

orangohotel.com Poilão. Une plage de 2 kilomètres tout au sud de l’archipel qui, entre juillet et octobre, devient le plus important site de ponte de tortues vertes en Afrique. Kasa Afrikana. La vie est simple aux Bijagos, mais on y trouve aussi des structures plus luxueuses que les autres, comme cette résidence avec piscine et jardin tropical, à Bubaque, la principale ville de l’archipel. kasa-afrikana.com Mausolée d’Okinka Pampa. Un temple dédié à la famille royale sur l’île d’Orango. Il est interdit de toucher la porte ou d’y pénétrer sans autorisation.

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NEWS

MADE IN AFRICA

Avec ses différentes activités proposées, l’hôtel peut être découvert en famille, avec des amis ou en amoureux.

VIP

EN IMMERSION SAHARIENNE

L’ANANTARA TOZEUR RESORT propose une luxueuse porte d’entrée aux merveilles du désert tunisien.

LE CADRE EST À COUPER LE SOUFFLE. L’hébergement aussi. Luxueux et raffiné, le nouveau resort Anantara près de l’oasis de Tozeur, à l’ouest de la Tunisie, dans le majestueux désert du Sahara, rend hommage à l’architecture mauresque : espaces en forme d’arche de serrure, jeu d’eau à l’infini en mosaïque ou encore chandelier déconstruit qui domine la réception. La véranda et les piscines sinueuses de l’hôtel ont pour panorama la vaste plaine saline du Chott el-Jérid. Dans un subtil mariage de motifs berbères et de mobilier nord-africain aux nuances chaleureuses et accueillantes – clin d’œil au Sahara –, les intérieurs proposent des chambres spacieuses avec terrasse. Les deux villas royales privées, avec piscine à débordement, sont parfaites pour des séjours en famille.

Pensé pour les enfants de moins de 12 ans, le Dunes Kids Club propose d’ailleurs un programme quotidien gratuit et supervisé, un menu spécial, et possède sa propre piscine. Mais les adultes ne sont pas en reste ! Entre une excursion dans le désert et une visite culturelle dans la vieille médina, les visiteurs pourront opter pour une pause relax : cours de yoga, partie de tennis, soins dans le spa ou encore promenade dans le souk du Village culturel arabe. À côté, une tente en plein air accueille le restaurant Les Nuits arabes, dans lequel les chefs mettent à l’honneur les saveurs locales avec des plats préparés traditionnellement sur un feu ouvert. ■ ANANATARA TOZEUR RESORT, Tozeur (Tunisie). anantara.com/en/tozeur

EN BREF

quinzième destination d’Uber en Afrique et la première en Afrique francophone. Il est désormais possible de commander une course de l’aéroport d’un simple clic. Afin de trouver sa place parmi ses concurrents (TaxiJet, Bolt ou encore Yango), la célèbre et controversée société américaine mise sur des trajets « sécurisés, fiables et abordables ». L’application sera ouverte aux autres opérateurs de transport, s’ils le souhaitent. ■ 98

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Abidjan est officiellement, depuis décembre dernier, la


ARCHI

GAME, SET ET MATCH !

Moderne et iconique, le nouveau STADE DE TENNIS de Tanger est le premier en son genre dans le pays.

YASSINE RAZZAKI

LA FAÇADE BLANCHE, courbée aux extrémités, attire les regards : érigé au milieu de la nouvelle cité sportive de Tanger, le stade de tennis est déjà un repère urbain. Inaugurée fin décembre, cette structure n’a pas d’égal au Maroc. Même le complexe de Casablanca ne peut accueillir autant de spectateurs (3 000 lors des matchs sur son terrain principal). Derrière le projet se trouve le groupement Diwane Architectes, qui rassemble les cabinets d’Abdelhak Brahimi, Salim Bouchkhachakh et Yassine Razzaki : « Nous avons utilisé des motifs traditionnels, en tournant les losanges verticalement afin de rythmer la façade et en les transformant en éléments porteurs de la structure », expliquent-ils. Les couleurs, du vert au gris en passant par le rouge brique, ne fatiguent pas les yeux des joueurs, et l’emploi de plexiglas et de composite, résistants aux vents de l’est, assure un éclairage naturel des espaces. Respectueux des normes internationales, le stade a été construit malgré de nombreux défis techniques et s’inscrit dans la politique de démocratisation du sport de la ville. ■

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SPOTS

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Inzia

Une adresse historique, et un repaire d’artistes et de gourmands. Depuis 1976, ce restaurant propose l’une des meilleures cuisines congolaises de Bruxelles. Renommé pour son savoureux buffet découverte en semaine, Inzia propose aussi des plats insolites sur commande, à base de vers palmistes, de chenilles et de grillons, comme à Kinshasa (où il a d’ailleurs une antenne). À la carte, on retrouve des plats juteux, comme le bœuf boucané à la sauce tomate ou d’arachides, le biteku-teku (feuilles d’amarante) au poisson ou encore le liboke de Mbika (des graines de courge pilées et cuites à l’étouffée). Le tout parmi des écrivains, artistes et poètes africains venus se restaurer. Et des musiciens et chanteurs congolais qui improvisent parfois un concert ! ■ 37 RUE DE LA PAIX, IXELLES, BRUXELLES (BELGIQUE).

MOUSSA L’AFRICAIN

By Le Tricycle Une cuisine afro-caribéenne végane avec une touche rasta.

LES RACINES DE DAQUI ET CORALIE se trouvent au Sénégal, en Guinée et en Martinique. Ce couple a voulu célébrer leur culture culinaire avec une carte végane, loin des clichés des assiettes fades et ennuyantes. Les plats changent au fil des saisons, mais la cuisine propose tous les jours un bol cru, un bol froid et un bol chaud, ainsi que des burgers et des hot dogs. Parmi les propositions fortes, inspirées de la cuisine ital (régime alimentaire approuvé par les Rastafariens), on retrouve le mafé de légumes avec pickles de gombo, les wings de choux-fleurs à la sauce barbecue, le jamaican curry ou encore le stew de légumes. Un vrai délice, servi avec le sourire. ■ 11 RUE DES PETITES ÉCURIES, PARIS (FRANCE). 100

NÉ AU CAMEROUN, Alexandre Bella Ola prépare avec soin des classiques de la cuisine de l’Afrique de l’Ouest (mafé, yassa, attiéké ou encore thiéboudiène). Avec l’Atelier des sens, le chef propose également tout au long de l’année des cours personnalisés. Pour goûter aux variantes de la cuisine africaine ou aux plats afropéens, qui ont fait la renommée du restaurant, il vaut mieux passer le midi, lorsque le chef ajoute des éléments créatifs dans les assiettes. À tester absolument : la blanquette de veau à la togolaise, avec une sauce blanche à base d’arachides. ■ 21 RUE PIERRE LESCOT, PARIS (FRANCE). AFRIQUE MAGAZINE

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SCOTT IMAGE CONCEPT - LUISA NANNIPIERI - DR (2)

Jah Jah

Ce bistrot parisien est l’endroit parfait pour découvrir ou redécouvrir les meilleures spécialités de l’Afrique de l’Ouest.


Le Kuthengo Camp, au cœur du Liwonde National Park.

MALAWI

FOCUS SUR LE SAFARI RESPONSABLE

DANA ALLEN - DR

Un voyage de rêve dans un pays qui cherche à conjuguer tourisme, développement durable et bien-être animal. PARTIR AU MALAWI, le « cœur chaleureux de l’Afrique », pour un safari entièrement consacré aux projets sauvegardant l’environnement, c’est la proposition de Robin Pope Safaris, opérateur touristique spécialisé dans le tourisme responsable. En partenariat avec African Parks, une ONG qui gère 16 parcs nationaux et zones protégées dans dix pays, Robin Pope propose un voyage d’une semaine dans deux réserves hors normes, à la rencontre des hommes et des femmes qui les entretiennent. Le parcours démarre dans le Sud-Ouest, au cœur de la Majete Wildlife Reserve : celle qui était auparavant une lande désolée à cause du braconnage est aujourd’hui une iconique réserve des big five (lion, léopard, rhinocéros noir, éléphant et buffle). La présence dans le parc de plus de 12 000 animaux permet même d’en repeupler d’autres. La deuxième destination de ce safari est le Liwonde National Park. Ici, on découvre les activités nées autour du parc, comme un projet d’apiculture communautaire, et la vie locale aux abords. Mais on peut aussi admirer les animaux depuis le fleuve : les éléphants adorent se balader sur les plaines inondables de la rivière Shire. Le voyage prévoit trois nuits à Mkulumadzi, dans un lodge privé au milieu du bush, puis trois nuits au Kuthengo Camp, sous des tentes confortables et intimistes avec vue sur le fleuve. À partir de 3 191 $ par personne. ■ robinpopesafaris.net

EASYJET DE RETOUR EN TUNISIE La compagnie low cost ouvre une route vers Enfidha, une première depuis 2015. LA LIAISON Londres Gatwick-Enfidha Hammamet opérée par EasyJet ouvrira bientôt aux réservations. À partir du 2 mai, deux vols hebdomadaires (le mercredi et le samedi) relieront la capitale britannique à la côte tunisienne. Le retour dans le pays de l’une des plus importantes compagnies à bas prix d’Europe est une belle nouvelle pour le secteur du tourisme, qui poursuit son embellie après les années très difficiles qui ont suivi les attentats de Sousse en 2015. À l’époque, EasyJet avait dû fermer la ligne Stansted-Monastir, ouverte à peine trois mois plus tôt. ■

RADISSON BLU S’INSTALLE À CASA

La marque hôtelière haut de gamme

a posé ses cartons dans la ville blanche, près du quartier des affaires et de la marina. Ce premier Radisson Blu à Casablanca (et deuxième au Maroc) compte 120 chambres sophistiquées et chaleureuses, dont 16 suites, donnant sur des bâtiments art déco et sur l’océan Atlantique. Doté d’un sky bar, de piscines, d’un restaurant gastronomique et d’un spa, il accueille aussi une exposition permanente de l’artiste moderniste Mohamed Melehi. ■

RADISSON BLU, 2 BOULEVARD MOHAMED DIOURI, CASABLANCA (MAROC).

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VIVRE MIEUX Pages dirigées par Danielle Ben Yahmed, avec Annick Beaucousin et Julie Gilles

ANGINE DE POITRINE ET INFARCTUS

LES SYMPTÔMES QUI DOIVENT ALERTER CHACUN, À N’IMPORTE QUEL ÂGE, PEUT ÊTRE TOUCHÉ. UNE PRISE EN CHARGE TRÈS RAPIDE EST ESSENTIELLE POUR SURMONTER LA CRISE.

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UNE DOULEUR DANS LA POITRINE ?

Au cours d’un effort physique, vous ressentez une douleur ou comme un serrement dans la poitrine, avec une irradiation parfois vers le bras gauche ou les mâchoires. Un essoufflement peut s’y ajouter, mais le tout disparaît lorsque vous arrêtez l’effort. Ces troubles ponctuels peuvent révéler une angine de poitrine, appelée aussi « angor » : les artères du cœur commencent à être encrassées par des plaques de graisse, gênant le passage du flux sanguin. D’où l’apparition de troubles lors d’efforts, dus à la diminution de l’apport d’oxygène au muscle cardiaque. AFRIQUE MAGAZINE

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CELA N’ARRIVE PAS QU’AUX AUTRES… Les troubles cardiaques peuvent toucher tout le monde, à tout âge, aussi bien les femmes que les hommes. Certains facteurs augmentent néanmoins le risque d’en être victime : le tabagisme, l’hypertension, l’excès de cholestérol, le diabète, le manque d’activité physique, le stress, ou encore des antécédents familiaux. Mais la prise en charge a fait des progrès : grâce à la connaissance des symptômes qui permet de s’alerter quand il le faut, on peut éviter des séquelles et reprendre une vie normale après.


Attention, chez les femmes, les symptômes peuvent être moins typiques : douleur au milieu du dos ou dans le creux de l’estomac – pouvant évoquer des ennuis digestifs –, voire fatigabilité lors d’un effort minime. Dans tous les cas, même si la gêne disparaît rapidement après l’activité physique, il faut en parler à son médecin pour être orienté vers un cardiologue – ou directement consulter ce dernier. On pourrait presque dire que l’angine de poitrine est en soi une aubaine, puisqu’elle permet d’alerter sur les débuts de la maladie coronaire. Après des examens confirmant le diagnostic, un traitement est institué en fonction de l’état des artères : médicaments ; dilatation d’une artère encrassée à l’aide d’un ballonnet gonflé à l’endroit du rétrécissement ; pose de stent (petit dispositif qui maintient le diamètre de l’artère afin que le sang y circule bien de nouveau) ; voire chirurgie avec pontage pour constituer une nouvelle voie de vascularisation du cœur. Lorsqu’une angine de poitrine est détectée tôt et bien traitée, l’infarctus qui risquait de se produire un jour ou l’autre peut ainsi être prévenu !

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ET SI ELLE NE PASSE PAS ?

Lorsqu’une artère se bouche à cause d’un caillot ou d’une plaque de graisse qui se détache d’une paroi, une partie du cœur ne reçoit plus de sang et d’oxygène. L’infarctus n’est donc pas forcément précédé d’angine de poitrine et peut surprendre brusquement, en survenant à l’effort comme au repos. Classiquement, chez l’homme, il provoque une très forte douleur dans la poitrine, qui part irradier dans le bras gauche et la mâchoire. Mais à la différence de l’angine de poitrine, la douleur ne cesse pas, même lorsque l’on se repose. Là encore, chez les femmes, d’autres symptômes peuvent alerter : essoufflement, difficultés à respirer, palpitations, nausées, douleur moins violente mais typique, obligeant à arrêter son activité et avec l’impression que l’on va se trouver mal. Si l’on suspecte un infarctus, il faut immédiatement appeler les urgences, sans perdre de temps à chercher à joindre son médecin. Chaque minute compte ! S’il s’agit bien de cela, plus l’artère bouchée est vite désobstruée, plus cela limite ou évite des lésions du cœur, et donc des séquelles. L’enjeu est que l’organe souffre le moins possible du manque d’oxygène. Une prise en charge rapide peut ainsi éviter un arrêt cardiaque, et donc un décès. Aujourd’hui, les techniques pour rétablir la circulation du sang dans l’artère bouchée sont performantes. Après un infarctus vite traité, la médecine (par le biais d’une réadaptation basée sur l’exercice et un contrôle des facteurs de risque dans le but de prévenir une récidive) donne toutes les chances de bien vivre. ■ Annick Beaucousin AFRIQUE MAGAZINE

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LA MYOPIE PLUS FRÉQUENTE CHEZ LES ENFANTS NOS NOUVELLES HABITUDES DE VIE SONT MISES EN CAUSE. LA MYOPIE (soit le fait d’avoir une mauvaise vision de loin) est en forte augmentation chez les enfants. Elle apparaît en général entre 6 et 12 ans. Même s’il existe un facteur héréditaire certain, l’environnement apparaît responsable de cette « épidémie » de myopie. En cause, le temps plus important passé à solliciter la vision de près, notamment sur les écrans, et le manque d’exposition à la lumière du jour – les enfants sortant, de ce fait, moins –, nécessaire au bon développement de la vision. Quels sont les signes devant amener à effectuer un contrôle ophtalmologique ? L’enfant écrit ou lit le nez collé à la feuille ; il plisse les yeux pour voir au tableau, devant la télé, ou s’en rapproche ; il se plaint de ne pas voir le ballon quand il joue, ou encore privilégie les activités de près. Non seulement une correction au plus tôt lui permettra d’apprendre mieux, mais elle ralentira également l’évolution de la myopie. Et malgré le port de lunettes, sortir à la lumière du jour reste capital. ■ A.B.

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VIVRE MIEUX

En bref Plongée dans la médecine du futur

LES ŒUFS, DES ALIMENTS COMPLETS

Sucre et fertilité masculine

SOUS LEUR COQUILLE, ON TROUVE DES NUTRIMENTS BIENFAITEURS.

◗ Des facteurs comme l’obésité et le diabète sont connus pour affecter la qualité du sperme. Une étude suédoise publiée dans la revue PLOS Biology a aussi montré qu’une consommation excessive de sucre avait très vite (une à deux semaines) un effet négatif, notamment sur la mobilité des spermatozoïdes. Pour la fertilité, on mise sur une alimentation équilibrée !

PREMIER GRAND ATOUT : ils sont riches en protéines, avec une teneur comparable à la viande ou au poisson. Ce sont en outre des protéines d’excellente qualité, car tous les acides aminés essentiels au fonctionnement de l’organisme sont présents. Les œufs sont ainsi un aliment idéal pour la croissance des enfants, entretenir un bon capital musculaire à tout âge, et parer à la dénutrition chez les personnes âgées. Ce produit est aussi une très bonne source de vitamines et d’oligo-éléments : en en mangeant deux, on couvre une bonne partie de notre besoin quotidien en fer, iode, sélénium, phosphore, et vitamines A, E et B. Ils renferment même 100 % de notre besoin en vitamine B12. Pour ce qui est des graisses que contient le jaune d’œuf, elles sont bonnes 104

pour la santé (très peu saturées). Quant au cholestérol qui a fait la mauvaise réputation de cet aliment, il ne faut pas s’en inquiéter. Certes, le jaune en contient beaucoup, mais on sait désormais que celui qui est apporté par les aliments a finalement peu d’influence sur le taux dans le sang. Le cholestérol sanguin est fabriqué par le foie, et lorsque l’on mange un aliment riche en cholestérol, le foie ralentit naturellement sa production. Enfin, l’œuf est peu calorique, tout en étant rassasiant (surtout si on le consomme dur). Il tient une place de choix lorsque l’on fait attention à son poids. Il est conseillé d’acheter des œufs de poules élevées en plein air ou bio. À noter que la couleur de la coquille n’a aucun rapport avec sa qualité nutritionnelle ! ■ Julie Gilles AFRIQUE MAGAZINE

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◗ Robots qui opèrent, logiciels qui nous diagnostiquent et suivent nos maladies, médicaments personnalisés, organes imprimés avec nos propres cellules… D’ici dix ans, l’intelligence artificielle pourra faire aussi bien, sinon mieux, que les médecins ! Ce livre, avec réflexion, nous projette dans ce monde. Les Sorciers du futur, par le Dr Loïc Étienne, Marabout, 17,90 euros.


DIABÈTE ET INFLAMMATION DES GENCIVES ON L’IGNORE SOUVENT, MAIS IL Y A UNE CORRÉLATION ÉTROITE ENTRE CES DEUX AFFECTIONS.

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LA MALADIE PARODONTALE toucherait la moitié des adultes dans le monde. S’installant à la suite d’une gingivite non traitée (gencives rouges, gonflées, saignant), elle se caractérise par une atteinte des tissus de soutien des dents, soit une inflammation en profondeur et une formation de poches entre les dents et la gencive, dans lesquelles prolifèrent des bactéries, qui peuvent se diffuser dans le corps via la circulation sanguine. Ce phénomène déclenche une réponse immunitaire, augmentant la résistance à l’insuline (hormone qui pompe le sucre dans le sang). Premier constat : les personnes rencontrant ce problème ont un risque plus élevé de diabète. Second constat : en cas de diabète déjà présent, la maladie parodontale peut rendre plus difficile le contrôle de la glycémie, et ainsi augmenter le risque de complications. Donnée inverse à connaître : être atteint de diabète, surtout s’il est mal équilibré, expose davantage à la maladie parodontale. Les raisons ? Cette maladie réduit la production de salive, dont le rôle antibactérien est grand, et affecte les tissus des gencives, les rendant plus vulnérables aux infections. Si des visites régulières chez le dentiste sont conseillées pour tous (en moyenne une fois par an), elles sont donc encore plus importantes pour les diabétiques, un contrôle étant préconisé tous les six mois. À noter qu’en cas de maladie parodontale, son traitement effectué pour préserver les dents a aussi un impact positif sur la régulation de la glycémie. ■ A.B.

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LA VITAMINE D, ESSENTIELLE ! ET PAS SEULEMENT POUR LES OS… ELLE EST AUSSI PRÉCIEUSE POUR LA SANTÉ. LA VITAMINE D est synthétisée par la peau sous l’effet de l’exposition aux rayons du soleil. Surtout connue pour son rôle indispensable sur le squelette (elle facilite l’absorption du calcium par les os, participe à leur minéralisation et les rend plus solides), elle est essentielle pour la croissance des enfants et la santé osseuse chez les adultes. Mais cette vitamine a d’autres actions moins connues. Importante pour une bonne fonction musculaire – d’autant plus avec l’âge, quand les muscles faiblissent –, elle renforce aussi les défenses immunitaires. Des études ont montré qu’elle jouait un rôle de prévention sur le plan cardiovasculaire et vis-à-vis de certains cancers (côlon, sein, prostate). Elle interviendrait par ailleurs sur la fatigue, l’humeur, et dans la prévention du déclin intellectuel chez les personnes âgées. Plusieurs aliments apportent cette vitamine : poissons gras (saumon, hareng, sardine, maquereau, thon), huile de foie de morue, jaunes d’œufs, foies d’animaux, produits laitiers entiers… Mais en général, cela ne suffit pas. Pour faire le plein, il est conseillé de s’exposer au soleil 10 à 15 minutes à la mi-journée. Lorsque l’on ne peut pas profiter du soleil (à cause de la saison, de sa profession…), une supplémentation en vitamine D3 peut être préconisée avec des compléments sous forme d’ampoules à prendre en cure pendant trois mois, ou de gélules et gouttes à absorber au quotidien – une formule plus contraignante, mais qui permettrait une meilleure assimilation. À savoir, les peaux mates, foncées et noires synthétisent moins bien la vitamine D au soleil. En effet, la mélanine, qui donne sa couleur à la peau, agit comme une barrière. Elles ont ainsi besoin d’un temps d’exposition au moins deux fois supérieur à celui pour les peaux claires. Et quand cela est nécessaire, d’une dose de complément plus importante (à évaluer avec son médecin). ■ J.G. 105


« Eau ». J’aime sa mélodie dans toutes les langues, en arabe, en espagnol, en anglais : l’ma, agua, water.

9 Prodigue ou économe ?

Habib Farroukh Ce guitariste aux influences métissées est LE GRIOT DU GROUPE BAB EL WEST, dont le nom fait écho au Maroc et à la Bretagne, tous deux à l’ouest (de l’Afrique et de la France). Entre funk, soul et pop arabe, leur second opus, Houdoud, qui signifie « frontière », allie ces mondes. propos recueillis par Fouzia Marouf 1 Votre objet fétiche ? Un bracelet berbère que ma mère m’a offert il y a dix-sept ans en me disant : « Va voyager, perds-toi, mais pour mieux te retrouver. »

2 Votre voyage favori ?

10 De jour ou de nuit ? De nuit. J’aime le silence, le sentiment d’être seul au monde. L’idée d’attendre patiemment poindre l’aube.

11 Twitter, Facebook, e-mail, coup de fil ou lettre ? Lettre. Mon père, enseignant, nous a toujours écrit des lettres de plusieurs pages, exigeant que l’on y réponde. Écrire, c’est renouer avec les pensées de la journée.

12 Votre truc pour penser à autre chose, tout oublier ? Je pense à ma grand-mère paternelle disparue, paix à son âme. Instantanément, je deviens plus serein.

13 Votre extravagance favorite ? Les bonnets. On m’en offre sans cesse. Certains sont liés à des concerts marquants.

14 Ce que vous rêviez d’être quand vous étiez enfant ?

La Corse. Tout me ramène au Maroc et à la région de l’Atlas dont je suis originaire : les parfums du maquis, la faune, la flore. J’y vais deux fois par an, dans un village niché dans les montagnes. J’y retrouve mon enfance aux côtés des animaux de l’étable.

Voyager dans le temps, comme le petit prince d’Antoine de Saint-Exupéry. Avant de m’endormir, je choisissais une époque : les années 1950, le Moyen Âge…

3 Le dernier voyage que vous avez fait ?

Rachid Taha. Pour son âme, son humour, son détachement puisqu’il a combattu la maladie durant trente ans, son engagement artistique et politique.

La Bretagne, mon second pays. Je viens d’y achever une nouvelle tournée d’hiver. J’aime la force du vent et de la Manche, qui me coupe le souffle.

4 Ce que vous emportez toujours

avec vous ?

Des stylos. Surtout lorsque je voyage, pour pouvoir envoyer des cartes postales, j’adore ce rituel.

5 Un morceau de musique ? « Africa », de Toto. Cette chanson m’a toujours porté chance.

6 Un livre sur une île déserte ? J’ai récemment découvert un livre passionnant, Corse noire, qui allie la mouvance littéraire du XIXe siècle à l’histoire : ça m’a tenu en haleine, c’est mieux que Netflix !

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Prodigue. Même lorsque je m’efforce d’être économe, je n’y parviens pas. Je suis né pour partager.

15 La dernière rencontre

qui vous a marqué ?

16 Ce à quoi vous êtes incapable de résister ? Les noix. Dès que je vois un noyer, j’en cueille.

17 Votre plus beau souvenir ? La naissance de mon fils, suivie de celle de ma fille deux ans plus tard.

18 L’endroit où vous aimeriez vivre ? L’Atlas, pour revenir à mes racines.

19 Votre plus belle déclaration d’amour ?

7 Un film inoubliable ?

Lorsque ma compagne m’a déclaré sa flamme.

La première fiction tournée exclusivement en berbère au Maroc : Boutfounaste et les 40 voleurs, d’Archach Agourram.

L’altérité. Chacun a besoin de l’autre pour se révéler. ■

20 Ce que vous aimeriez que l’on retienne

de vous au siècle prochain ?

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PIERRICK GUIDOU

LES 20 QUESTIONS

8 Votre mot favori ?


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