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DANGOTE

L’HOMME QUI VALAIT 28 MILLIARDS DE DOLLARS

C’est l’Africain le plus riche. L’entrepreneur nigérian entame une immense bataille, l’exploitation de la mégaraffinerie de Lekki. Récit et portrait.

ÉDITO PALESTINE, ANNÉE ZÉRO par Zyad Limam

NAMIBIE SURVIVRE À LA SÉCHERESSE,

LA LUTTE ENTRE L’HUMAIN ET L’ANIMAL.

DÉCOUVERTE

CÔTE D’IVOIRE, PUISSANCE AGRICOLE

Un dossier spécial de 35 pages

INTERVIEWS

◗ DJAÏLI AMADOU AMAL

« ARRÊTONS DE JUGER LES FEMMES »

◗ ALAIN MABANCKOU

« L’INTOLÉRANCE

MINE NOS SOCIÉTÉS »

PALESTINE, ANNÉE ZÉRO

Il y a un peu plus d’un an, com me nçait l’un de s cycles les plus ef froyables de violence et de guerre au Moyen- Orient. Le 7 octobre 2023, c’était l’attaque menée par le H ama s, stu pé fia nte et inim ag ina ble, au -d el à des murs de Gaza, dans le sud d’Isra ël Avec plus de 1 20 0 victim es, des jeu nes, de s coupl es, des so lda ts, des habitants de kibboutz Et des otages Un carnage Quelques heures plus tard, Israël ouvre le feu et l’enfer sur l’enclave. Le blocus est total. Les bombardements massifs incessants depuis, d’une violence inouïe À ce jour, fin octobre 2024, au moins 50 000 morts, 10 0 000 blessés, un nombre inconnu de disparus. Gaza City, la plus grande ville palestinienne du monde, rasée au sol. 80 % de l’enclave est détruite. Des gens qui meurent de tout Des missiles, de la faim, de la maladie.

On peut comprendre le droit d’Israël à se défendre. Mais peut- on qualifier de « défense » une stratégie militaire qui tue sans état d’âme autant de civils – hommes, femm es, enfants, humanitaires, journalistes ? Peut- on considérer tous les Palestiniens comme des terroristes ? Ne pas avoir d’empathie pour ces morts, ces blessés, ces traumatisés, ces corps qui s’amoncellent tous les jours ?

Peut-on continuer à ne pas prendre en compte la tragédie de ce peuple de Palestine, plus de sept décenni es d’ordre col onial et de dépossession, à acc epter le non- droit, le quasi- apar theid, le vol des terres et des maisons, l’ordre militaire ? L’idée n’est pas de relativiser la tragédie du 7 octobre, la douleur des juifs du monde et des Israéliens L’idée, c’est d’entendre aussi l’interminable douleur du peuple palestinien. Aujourd’hui, Israël est une nation forte, riche, une puissance scientifique, technologique, militaire et nucléaire – un pays enviable à plus d’un titre. La Palestine est un tas de ruines, une terre de misère C’est l’année zéro Une nouvelle génération arrive, la troisième ou la quatrième depuis 1948, nourrie par le deuil, l’occupation, la violence. Il faut imposer la paix. On pourra faire ce que l’on voudra, bombarder, éliminer, détruire, raser, tuer les terroristes et leurs chefs, lutter contre le Hamas, le Hezbollah, l’Iran, les nouveaux djihadistes, annexer et conquérir, se venger ou terroriser Faire la guerre encore et toujours Mais une question centrale, essentielle, demeure : rendre enfin justice au peuple de Palestine. Ils sont près de 14 millions : 2 millions à Gaza, 3,6 millions dans les territoires

(Jérusalem -Est et Cisjordanie), 6 millions dans le monde arabe – la plus grande par tie bénéficiant du statut de réfugié –, près de 2 millions en Israël avec le statut très relatif de citoyen. Ils ne disparaî tront pas Reconnaître cette identité que l’on cherche à contraindre, qui a survécu à des décennies d’oppression, c’est la clé du futur. Pour sauver sa démocratie, Israël doit se sauver de la guerre, de la tentation de la victoire absolue, d’imposer son « nouvel ordre ». Les Palestiniens doivent se réengager encore dans le long chemin de la libération. Chacun devra ne plus invoquer ses morts Il faudra sortir des schémas éculés, nationalistes, religieux. Les grandes puissances ne servent à rien Elles manipulent. Les États-Unis por tent une lourde responsabilité dans cette tragédie La solution viendra du terrain, il faudra un acte de foi, un leap of faith, qui rassemblera d’abord les juifs et les Arab es de raison Chaque par ti e devra faire des pas immenses. L’État juif doit accepter le fait palestinien et la nature multiethnique et multireligieuse d’un espace commun à définir Les Palestiniens doivent accepter la présence d’Israël à majorité juive, avec des garanties de sécurité dans ce même espace.

C’est le seul vrai changement de paradigme possible pour l’Orient. Celui d’une vraie réconciliation des fils d’Abraham, basée sur la reconnaissance et le partage Il n’y a pas d’autre route. Sauf à accepter celle de la guerre éternelle, de la fragmentation, d’une extension du conflit, de la possibilité, bien réelle, du chaos global. Oui, le chaos global. La guerre est par tout À Gaza Dans les territoires occupés de Cisjordanie, où les colons et les militaires sèment la terreur avec des campagnes violentes d’intimidation. Dans le nord d’Israël, où les habitants ont dû fuir. Dans les of ficines politiques de Jérusalem et de Tel-Aviv, où des ministres exaltés et racistes rêve nt de la const ru ct ion d’un grand Is ra ël Da ns le s of ficines djihadistes, où l’on concocte la revanche et la vengeance. Au Liban, où l’armée israélienne poursuit les militants du Hezbollah et leurs chefs Dans le ciel, où Israël et l’Iran s’échangent des tirs de missiles. Dans les prétoires, devant les juges de la Cour internationale de justice, où l’on dénonce le génocide. La guerre et la souf france, face au silence du monde, et sans que l’ombre d’une solution politique se dessine. Il faut que cela cesse ■

PA
MAM

45 8 - NO VE MB RE 20 24

3 ÉDITO

Pa lest ine, an née zéro par Zyad Limam

6 ON EN PARLE

C’EST DE L’A RT, DE LA CU LT UR E, DE LA MODE ET DU DESIGN Réimag iner le futu r

24 PA RCOURS

Elou kou Beyela par Astr id Kr ivian

27 C’EST COMMENT ? En quête de stats par Emmanuelle Pont ié

44 LE DOCUMEN T Pharaons noirs, une épopée afr icaine par Zyad Limam

102 CE QU E J’AI APPRIS

Gaëtan Kondzot par Astr id Kr ivian

114 VINGT QU ESTIONS À…

Fatoumata Diawara par Astr id Kr ivian

TEMPS FORTS

28 Dangote : La bataille de Lekk i par Cédr ic Gouver neur

38 Namibie : Entre les hommes et les bêtes par Agathe Labardant

84 Delphine Minoui : « En stig matisant, on crée des monstres » par Catherine Faye

90 Alain Mabanckou : « L’intolérance mine nos sociétés » par Astr id Kr ivian

96 Djaïli Amadou Amal :

« Arrêtons de juger les femmes » par Astr id Kr ivian

DÉCOUVERTE

49 Côte d’Ivoire, une puissance ag riole par Zyad Limam et Emmanuelle Pontié, avec Philippe Di Nacera, Amélie Monney-Maurial et Jihane Zorkot

50 Terres d’émergence

56 « Grow n in Côte d’Ivoire » : découv rez le menu !

60 Alassane Doum bia : « Le groupe s’engage à réduire son empreinte environnementale »

64 Cacao, le paradoxe du leader

68 Rizicult ure : l’impératif de l’autosu f sance

70 Dr Mohamed Anouar Jamali : « Produire plus, mieu x, du rablement »

74 L’om bre du changement climatiq ue

78 Portraits de terrain

P.06

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BUSINESS

104 Les fonds souverains, incontou rnables ?

108 Romuald Yonga : « Indépendance, transparence et résultats plus probants »

110 Au Maroc, le cannabis légal décolle

111 La RDC ne veut plus importer ses sodas

112 Le Nigeria mise su r l’IA

113 Le retour de la méthode zaï par Cédr ic Gouver neur

FONDÉ EN 1983 (40e ANNÉE)

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ON EN PA RL E

C’est ma in te na nt , et c’est de l’ar t, de la cu ltu re , de la mo de , du de si gn et du vo ya ge

Lungiswa Gqunta, Sleep in Witness

EX PO

RÉIMAGINER LE FUTUR

À Lisbon ne, une ex position énergisa nte, positive et RICH E EN INSTALLATIONS présente l’un ivers et les possibilités créatives de l’ar t diasporique.

LE MA AT (musée d’art, d’architecture et de technologie) de Lisbonne accueille jusqu’en mars 2025 une exposition qui rassemble les œuvres de onze artistes des diasporas africaines – d’April Bey à Baloji, en passant par Tabita Rezaire ou Sandra Mujinga –, dont beaucoup sont présentées pour la première fois au Portugal Intitulée « Black Ancient Futures », elle a été imaginée par les commissaires Camila Maissune et João Pinharanda comme

un ensemble d’espaces immersifs, où des techniques, des disciplines et des langages divers se combinent pour créer des récits utopiques, magiques ou de science-fiction, tournés vers un futur possible Un avenir « d’abondance et de bienêtre, de purification et de guérison, ancré dans un passé précolonial utopique riche de connaissances et de my thologies, libéré des contraintes géographiques et politiques qui ont conditionné le continent et libéré des hiérarchies (culturelles, esthétiques et commerciales) imposées par le modernisme occidental aux réalités artistiques africaines et diasporiques » ■ Luisa Nannipieri

« BLACK ANCIENT FUTURES », MAAT, Lisbonne (Portugal), jusqu’au 17 mars 2025 maat.pt

Nolawn Oswald Dennis, Recurse 4 [3] Worlds

RY TH ME S

TINARIWEN TRACES DU PASSÉ

LE GROU PE TOUA REGpublie

un superbe écri ndedémos et d’ inéd itsàlabeautébrute.

ÀL ASUITE DE sonexcellent dernieralbum, Amatssou, loué dans cespages,Tinariwen s’estlancé dans unetournée internationaleà succès… et afouillédansses placards pour en exhumerdesuperbes morceaux, aujourd’huiréunisdans Idrache (« traces du passé»). Si l’on connaîtla plupartd’entre euxsousdes formes arrangées,produites,abouties, selon lespériodes, cesdémos datant d’une vingtained’annéestémoignentde l’authenticité du sonTinariwen, cettemanifestation électrique, nostalgiqueetmélodiquedu blues du désert.Etquatremorceaux inéditsfont de ce disque bien plus qu’unesortiedédiéeà tromper l’absencedecegroupe légendaireduSahara– dont il célèbreles vestiges du passé tout en le rendant plus proche de nous ■ Sophie Rosemont

Idrache, Wedge. Sort ie le 15 novembre

SO UN DS

Àécouter maintenant !

PédroKouyaté

Foll owin g,Q ua iS on Re cord s/ Pias

«C ’est unespiritualité ancestrale quejeveux retrouverici », commente le chanteur et griotmalien àproposdecenouvel album, où lesr ythmes et lesv isions, tant poétiques quemusicales, variententre jazz et musiques nourries de kamalen’goni. Autour de lui, du beau monde: Erik Tr uffaz, Ar thur H, Manu Katché,OxmoPuccino… Un hy mneà l’Af riquedes ancêtres commedes générations nourries desgrandes figuresaméricaines

ZiyadA l-Sa mman

Pl ea sure Comple x,Yot ankaRecord s.

BlackA rt istGroup

Londoniend’adoption, cetartiste né en Jordanie d’un pèresyrienetd’une mère britannique sera sans doutel’une desrévélations de l’hiver, avecsapop hybride sous l’influencedePrinceoude AmrDiab, savoureusement sy nthétique, habitéepar le discodanscequ’il adeplus réjouissant.Enson cœur,untubeindie tout trouvé,« Ya Habibi ». Àdécouvrir sur scène auxTrans Musicalesle 4décembre. Alliantjazz, funk et théâtre expérimental,cecollectif fondéàSaint-Louis n’a publié qu’unseulalbum, ForPeaceand Libert y, enregistré àParis en décembre1972, àlaMaisondel’ORTF. Cesprécieuses bandes ontété perdues, puis retrouvées,pourvoirlejouravec un sonremastériséetunbeauliv ret de 20 pages. Un classiquedoté d’une aura immédiate. À(s’)offrir. ■ S.R

ForPeac ea nd Liber ty, Wewa nt sounds/Modulor Re cord s.

LUTTER (AUSSI)CONTRE LE DÉCOURAGEMENT

Ce fi lm sensible et paci fiste, réalisé pa ru nCOLLECT IF MI LI TA NT pa lest ino-israél ien, estu nactederésista nce.

C’ESTL’HISTOIRE d’unetragédiequi dure,celle du déplacementforcé de populationspalestiniennesau profit de colons juifs, et c’estaussil’histoire d’uneamitié entreunactiv iste palestinien et un journalisteisraélien Ce film,récompensé dans de nombreuxfestivals (Meilleur documentaireetPrixdupublicà Berlin, cetteannée), arrive en salles dans le contexte quel’onconnaît et présente un témoignage documentébouleversant.Ilya d’abordla forcedes images :des bulldozers détruisant,sur ordrede Tsahal,des oliv iers,des maisons, uneécole appartenant àlacommunautépaysannedeMasafer Yatta, au sudde la Cisjordanie. BaselAdra, 28 ans, juristeetjournaliste, filmedepuis dixans au Caméscope,puis au smartphone, lesépisodesdecette triste sagaqui mine la vieetl’avenir des1 800habitantsdeces villages d’agriculteurs.Yuval Abraham, journalisteisraélien,v ient souventlui rendre visite et l’aideràmédiatisersalutte dans le cadred’un collectif(aveclephotographe palestinien HamdanBallal et la directrice de la photographie et monteuse israélienne

NO OTHERLAN D (A llemagne-PalestineNorvège), de Basel Ad ra,HamdanBallal, YuvalA braham et Rachel Szor. En sa lles

RachelSzor, quicosignent la réalisation). Leurs échanges sont au cœur du film,entrecoupés de séquences montrant lesintimidationsdes militairesetcolons, et la résistance des habitantsqui tententdecontourner interditsetmenaces. BaselAdraconfieson découragementaprès avoirposté une séquencesur lesréseaux sociaux: «Quelqu’un regarde,ilest touché,etaprès ?Comment fairepourque ça change ?» Il y aparfois deslueurs d’espoir :unpassagemontre commentla visite de Tony Blair,alorsPremier ministre britannique, avait permis d’év iter la démolition desbâtiments et maisonsoùil avaitété reçu… Mais en 2022,une décision de la HauteCour de justiceisraélienne adonné le feuvertaux destructions, provoquant ce quiest considéré commeleplusgrand transfert forcédepopulations en Cisjordaniedepuis 1967. La pressiondes colons s’estrenforcée depuis l’attaquedu Hamasle7octobre 2023.Faceàcette hainedécuplée (le journalisteisraélien estlui-mêmetraitéde« juif traitre» parses concitoyens),cedocuintense et pleindedoutes est pourtantd’unpacifisme rev igorant ■ Jean -Marie Chazeau

BA ND ED ES SI NÉ E

DERRIÈRE LESMURS

MARGU ER IT E ABOU ET ET MATHIEUSAPIN, Akissi de Paris- 1, Gallimard BD, 80 pages, 16,50 €

DE L’ADAPTATION

ÀL’INTÉGRATION

MA RGUERI TE ABOU ET estderetou ravecu ne nouvel le série au xpréoccupat ions adolescentes.

«R AA AH…Premierjourd’école et je suis déjà en retaaaard! » Àpeine arrivéeenFrance, Ak issi estdéjàauboutdesav ie Aprèslesuccèsd’AyadeYopougon,lacréatrice et scénariste MargueriteAbouetnousraconte la vied’une jeunefille venue de Côte d’Ivoire et quifaitsarentrée dans un collègeparisien. Encore unefois, elle se fondesur sessouvenirsd’enfance pour raconter lesaventures d’Ak issi et de sonfrère Fofana, envoyés parleurs parents soucieux de leur avenir chez leur Papi de Paris. En convoquant cettefois-ci sonadolescence, transposée de nosjours et àpeine romancée,ellenousconte la vied’une néo-Parisienne en quêtedenouveauxamis, de nouveaux codes, de nouvellesconditionsdev ie.Unchocculturel, àportée universelle, quel’humour, la joie,lecomique de situationet la vervepétillante finissentpar apaiser. CarA kissi, comme sonalter ego, ne manquentnidetempérament ni de curiosité.

Marguerite Abouet n’en apas fini de construire sonpetit monde, quiparle de tous et s’adresseàtous. ■ Catherine Faye

Uneréf lexion profonde su rlesensdenos choi x et L’IM PACT DU POIDS DEST RA DI TIONS.

«ONNEPREND PASrendez-vous avec le destin.Ledestin empoigne quiilveut, quand il veut. Dans le sens de vosdésirs, il vous apportelaplénitude.Maisleplussouvent, il déséquilibreetheurte. Alors, on subit. » Citéeenexergue,laSénégalaise Mariama Bâ dénonçaitdéjàlacondition desfemmes en Afrique, il yaprèsd’undemi-siècle, dans Unesilonguelettre.Dansson nouveau roman, DjaïliA madou Amal [voirinterview pages96-101],lauréateduprixGoncourt deslycéens en 2020 pour LesImpatientes, nous fait pénétrer dans un universclosoù lestraditionsrègnent en maîtresses absolues Alorsque Seini,médecin,mèneune vie épanouieàYaoundé auprès de sonépouse Boussoura,professeure de littérature,cefils de roi, estappeléà prendrelasuccession de sonpère.Devenulamido, commandeur descroyantsetgarantdes coutumes ainsi quedelareligion, il se transforme en souverain tout-puissant.Dès lors,Boussoura doit-elle se résignerà unevie de reine prisonnière desmurs du palais ou choisir la liberté, quitte àrompre avecunsystème qu’ellenepartage pas? Lumineux. ■ C.F.

DJAÏLI

AM ADOU

AM AL , Le Harem du roi, Éditions Emmanuelle Collas, 288pages, 21,90 €.

ANA LY SE

ÀL’ÈRE DE L’IA

Le nouvel essa ideY UVAL NOAH

H AR AR Irev isitel ’h istoiredel ’humanité àlalumièredeses réseau xd ’in format ion.

ALORSque l’Américain John Hopfield, tout justelauréat du prix Nobel de physique pour sesrecherchessur l’intelligence artificielle, metengarde contre les récentesavancées« très inquiétantes » de l’IA,l’historien israélienrevient surla scène littéraireetanalyse lesdilemmes auxquels exposent,depuistoujours,tousles moyens reliésentre euxpouréchangerdes informations. Convaincu qu’«une meilleure compréhension de l’histoire peut s’avérer utilepourmieux appréhenderles évolutions technologiques, économiquesetculturelles actuelles–et, de manière plus urgente, pour changernos réalités politiques », YuvalNoahHarariabordeici leschoix cruciaux auxquels nous sommes et serons confrontés,aumomentoùl’I Arévolutionne la médecine, la guerre,les démocraties, et menace notreexistence même.Après

Sapiens, Homo Deus et 21 leçons pour le XXIe siècle,phénomènesinternationaux cumulant 25 millionsdeventesdans cinquantepays, Ne xus revisitecette guerre de l’informationàtravers le temps, de l’âge de pierreàlarésurgencedes populismes actuels, en passantpar la Bible. Si le titre nous rappelle celuiducélèbre roman autobiographiquedeHenry Miller,ildésigne surtout ét ymologiquement un «ensemble complexe» et,autemps de la Rome antique, le «citoyen qui, ne pouvantpayer ses dettes,était l’esclavedeson créancier»

Commeune métaphore de ce quenous révèle cetteexploration desréseaux d’information –àlafoiscimentetf léau de la civilisation –par le «premier penseur global du XXIe siècle », selon TheEconomi st. De quoi yréf léchir àdeuxfois. ■ C. F.

YUVAL NOAH HAR AR I, Nexus. Unebrève histoire desréseau x d’information,del’âge de pierreà l’IA, Al bi nM ichel, 576pages,24,90 €.

Ci -c ontre, Ghost To ni ght XXIX

Ci -d essous

La rivi ère a be au être à sec, elle ga rd e so n no m

TOGUO, Musée de la Bi bliothèq ue nationale de France, site Richelieu, Pa ris (Fra nce), jusqu’au 7 septembre 2025 bnf.fr/fr

RE ND EZ

-V OU S À L A CROISÉE DES CULTURES

L’ar tiste BA RT HÉLÉMY TOGUO est l’invité du musée de la Bi bl iothèq ue nationale de France.

DA NS LE GR AND ESCA LIER d’honneur restauré du site Richelieu de la prestigieuse bibliothèque parisienne, le buste de Voltaire côtoie une installation monumentale du plasticien camerounais. A Book Is my Hope – des livres avec des filets et des silhouettes de migrants qui les observent en contrebas – fait écho au sort réser vé aux manuscrits de Tombouctou, à l’heure du repli obscurantiste. Montrée pour la première fois en France, c’est l’une des nombreuses œuvres exposées de Barthélémy Toguo, figure originale de la scène artistique internationale, en réponse à l’invitation du musée de la BnF dans le cadre de la thématique 20242025, « Le monde pour horizon ». Voyageur infatigable et fondateur de Bandjoun Station, premier centre culturel du Cameroun, celui dont l’approche multidisciplinaire explore des thèmes aussi imposants que la mondialisation, la migration et les droits de l’homme invite ici les visiteurs à questionner le regard occidental Dans un dessein constant : celui d’éveiller les consciences. ■ C. F.

BARTHÉLÉMY

AU FOND DU TROU

Ma isoùéta it SA DDAM HUSSEI Nlorsdes hu it moisoù 150000 soldatsa mérica inslecherchaientenI ra k? Vi ng ta ns après, son« sauveu r» ma lg ré lu iraconte…

LESIMAGESDEL’E X-DICTATEUR retrouvé cachédansune fermeirakienne en 2003 sont restéesenmémoire :hirsute,hagard, il étaitsorti de sontroupar desmilitaires américains peuamènes… S’il apuleuréchapperpendant 235jours,c’est qu’ilaété abritépar un fermier portanthautla« tradition d’accueilarabe »: héberger soninvité, ne paslui poserdequestions, assurersasécurité. Alaa Namiqaeupourtanttrèspeurenreconnaissant l’homme. Mais rien,ousipeu,nesera ditaucours du film surlerégimedeterreur instauré parleprésident irakienpendant desdécennies.Son gardienetprotecteurexpliquequ’il ne connaissaitdela réalitédeson pays quecequ’en disait la chaînenationale.« Lesbombardements chimiques surles Kurdes,onnesavaitpas », précise-t-il au réalisateur, irako-norvégiend’origine kurde… HalkawtMustafaamis quatorze ansàfaireson film,letemps de retrouverla tracedugardien du trou,delui faireaccepterdetémoigner malgréletraumatisme de cet épisode(il asubiles tortures américaines et lesmises en scènedégradantes de la prison d’Abou Ghraib), et d’attendre la chutedel’Étatislamique pour tournerdanslarégion… Finalement,facecaméra, Alaa Namiqraconteposément. Sonproposest illustréd’images d’archivespercutantesetdereconstitutionsdiscrètes.Unportraitqui humanise un dictateur, faisantquasiment l’impassesur sonpassé sanguinaire, et le présente en héros quiarefusé de vendre sonpays. Mais c’estaussi la première fois qu’une vision arabedelaseconde guerre du golfeest donnéeàvoiraugrand public.A mbigu, mais passionnant ■ J.-M.C

HIDING SADDAM HUSSEIN (Nor vège-Irak), de HalkawtMustafa. En sa lles

DO CU ME NT AI RE

EN TR ET IE N

LUBIANA AUX SOURCES DU CAMEROUN

Entre pop et musiques af rica ines trad it ionnel les, LE NOU VEL

AL BU M de Lu biana, Terre rouge, br ille pa r sa si ncér ité et sa grâce.

APRÈS UN PR EMIER album très remarqué, Beloved (2021), la musicienne belge d’origine camerounaise et joueuse de kora a composé ce nouvel opus peu après une retraite avec le griot mandingue Ablaye Cissoko Hautement mélodique, témoignant de sa dextérité vocale, Terre rouge est doté de cordes arrangées par Clément Ducol (qui a récemment œuv ré sur Emilia Pérez, de Jacques Audiard) et raconte une quête de soi.

AM : Comment est né Terre rouge ?

De mes voyages en Afrique et de mon premier souvenir d’enfance du continent : la couleur de la terre, rouge. Ce rouge qui m’a longtemps intriguée, questionnée… Terre rouge a vu le jour dans mon village au Cameroun, Bangoua, mais aussi au Sénégal, à Bamako chez l’artiste Toumani Diabaté, au Togo, et bien d’autres pays. Et toujours cette couleur de la terre, rouge comme l’amour. Se manifeste également ici un désir profond de connexion, de reconnexion à mes racines africaines que j’ai si longtemps délaissées. Pouvez-vous nous parler du Cameroun que vous célébrez ici ?

Le Cameroun est le point de départ, mais nos racines sont bien plus vastes Terre rouge est une ode à l’Afrique dans sa globalité, j’y parle des djali, les joueurs de kora d’Afrique de l’Ouest Avec Gaël Faye, nous sommes allés

au Rwanda célébrer les femmes africaines, je chante le Mali, mes ancêtres, l’Afrique dans sa globalité, du nord au sud, d’est en ouest.

Je suis heureuse d’être Camerounaise, d’être métisse… Terre rouge n’aurait jamais pu voir le jour sans ces mois de voyage sur le continent. Quelles teintes musicales souhaitiez-vous apporter à Terre rouge ?

Pendant mes voyages, j’ai été bercée par les musiques traditionnelles : Toumani Diabaté, l’album Kulu de N’Gou Bagayoko, la voix d’Oumou Sangaré. J’avais un désir de musique organique, vivante, de musique live Je voulais que l’on sente les doigts vibrer sur les cordes pincées. J’avais envie de rencontrer des instruments traditionnels occidentaux, comme les quatuors à cordes, la contrebasse, la harpe, et des instruments traditionnels africains comme le n’goni, la kalimba, les percussions burundaises et, bien sûr, la kora Je souhaitais véritablement emmener les auditeurs en voyage, créer un son sensible, unique et vibrant ! ■ propos recueillis par Sophie Rosemont

LUBIANA, Terre rouge, 6&7.

NO BLABLA

(France-SénégalBu rk ina Faso), de François Bergeron. Avec Basi le Yawa nké, Hyacinthe Ka bré, Éléonore Ra ichatou

Koct y. Su r TV5MON DEPlus

SÉR IE

DE LA FUITE DANS LES IDÉES

Une production franco-sénégalobu rk inabè futu riste aborde des thèmes très actuels, EN TR E BU RLESQU E ET POÉSIE.

DA NS UN AV ENIR proche qui succède aux « temps tordus », la planète se divise en deux blocs, et un petit personnage tente de fuir le « monde cassé » pour rejoindre un prometteur « monde fermé ». Traqué par des soldats aux allures de ninjas qui pistent les migrants à l’aide de drones inquisiteurs, ce vagabond nommé Blabla, souvent muet, malin, mais un peu naïf, c’est Charlot qui se serait égaré dans la savane africaine ! Le charismatique comédien togolais Basile Yawanké fait preuve d’une agilité qui rappelle le Charlie Chaplin d’il y a cent ans. Cette série novatrice mêle scènes de marchés et de makis, séquences nocturnes poétiques et visuels hightech. Et si l’action patine parfois, elle n’est jamais aussi percutante que lorsqu’elle se passe de dialogues, jusqu’au burlesque. Y sont évoqués mine de rien les mariages forcés, la corruption, la pollution plastique ou la sur veillance des individus. Pour guider le spectateur, un griot (le conteur et slameur burk inabè Kientega Pingdéwindé Gérard, dit KPG) décr ypte avec ironie ce monde effarant où Blabla va rencontrer l’amour et, prév ient-il au bout de dix épisodes, « devoir choisir entre l’exil et l’idylle ». Dans une prochaine saison ? ■ J.-M.C

AR T POLYPHONIE VISUELLE

La Franco-MalgacheM AL AL AA NDRI AL AV IDRA ZA NA s’empa re de la Grande Verr ière du Pa la is de Tokyo, àPar is.

C’ESTL’UNE dessallesles plus emblématiques du musée d’artmoderne et contemporain parisien.Là, unesurface murale courbe de près de soixante mètres de longueurapermisàl’artiste de réagencer le travail de photomontagenumérique qu’elledéveloppe depuis 2015 pour en faireune propositioninédite,démultipliée àl’échelle de l’architecture. Cetteœuv re monumentale, àl’aunedelav ision transgressive, poétiqueetfuturiste du Palais de Tokyo, interrogenotre histoire commeles enjeux contemporains, et souligneles contrastes entrelaperception du mondede l’Occident et despaysduSud. Les« Figures» de Malala Andrialavidrazanaexposentune multitudedev isions et de voix quiabordentleprésent en allant chercherdes alliésdanslepassé,rev isitentl’histoire en l’élargissant, créentdes connexions transgénérationnelles.Elles se présentent commedes cartes géographiquessur lesquelles

se superposent desreprésentations issues de timbres,billetsdebanque, pochettes d’albums,cartespostalesetautressources iconographiques. Réaliséesàpartir d’archives héritées pour la plupartdes XIXe et XXe siècles, ellesrenvoient auximageries de la modernité: expansionducapitalisme industriel,naissance de la mondialisation dans sa relation àlacolonisation, àla circulationaccélérée desbiens et des images et àl’extractiondes ressources naturelles.Enrecyclant desimagesanciennes collectées àtravers le monde, l’artistephotographeabandonne ainsi un pointdev ue unique et le confronteàlamultiplicité. Au croisement desarts, lescollagesdeMalalaA ndrialav idrazana renversentles représentationsstéréoty pées.Etnoussaisissent. ■ C. F.

MALALAANDRIALAVIDRAZANA, « Figu res», Palais de Tokyo, Paris(France), jusqu’au 5janvier 2025. palaisdetokyo.com

Figu re s1883, Reference Map fo rB usi nes sM en,2 019.

ON EN PA RL E

IN

TE RV IE W

YASMINE BERRADA

Le Maroc investit Art Basel

Da

ns un ma rché de l’ar t compét it if, ma is de plus en plus ouvert, pa rt iciper à l’une des PLUS GR ANDES FOIR ES AU MON DE était une au ba ine év idente.

C’EST LA PR EMIÈRE galerie marocaine à participer à Art Basel Paris (du 18 au 20 octobre), l’une des foires d’ar t contemporain les plus importantes au monde. Créée à Casablanca en 2009 par Yasmine et My riem Berrada, Loft Ar t Galler y présente un solo show de Mohamed Melehi et se positionne en ambassadrice de la scène ar tistique marocaine. Rencontre.

AM : Pourquoi participer à Art Basel Paris ?

Yasmine Berrada : Créer des dialogues entre les artistes, les pays et les cultures a toujours été important pour nous et, au cours des huit dernières années, nous avons internationalisé notre travail. Nous accueillons chez nous des artistes étrangers, du continent africain et d’ailleurs, et nous défendons les artistes marocains en dehors du Maroc. L’ouverture sur le monde d’une galerie passe forcément par une participation aux foires internationales, et Art Basel est l’une des plates-formes les plus importantes. Elle réunit les structures les plus grandes, les plus importantes, et nous offre une grande visibilité vis-à-vis des collectionneurs, des institutions ou des musées Exposer ici était l’un des objectifs de notre stratégie à long terme, et nous sommes très fières et très heureuses d’avoir pu l’atteindre. À Londres, lors de la foire d’art contemporain africain 1- 54, vous avez présenté plusieurs

artistes Pourquoi opter ici pour un solo show ?

Nous travaillions avec l’artiste moderne Mohamed Melehi – décédé pendant la pandémie à 83 ans –depuis la création de la galerie. Il est l’un des fondateurs de l’école de Casablanca, le mouvement moderniste le plus important du Maroc. Ses expériences géométriques radicales ont joué un rôle essentiel dans la définition de l’esthétique du pays après l’indépendance. Il a aussi une vraie notoriété à l’international et il

a su évoluer avec son temps. C’est un artiste moderne, mais la manière dont il abordait les sujets et dont il répondait aux questions de son époque, qui à mon sens sont extrêmement importantes, est très contemporaine. Nous avons voulu lui rendre hommage avec ce solo show, qui comprend les pièces qui jalonnent les étapes cruciales de sa carrière, depuis la fin des années 1950 jusqu’à sa mort Comment envisagez-vous l’avenir de votre travail de galeriste au Maroc ?

Untitl ed, 19 96 La ga lerie a présenté l’œu vre de Mo ham ed Me le hi lor s de la fo ire.

J’espère que l’on continuera à suiv re et défendre les artistes en lesquels on croit – doucement, mais sûrement. Il faut faire attention à ne pas brûler les étapes, car défendre des œuv res qui ne sont pas forcément év identes pour le public demande beaucoup de patience Souvent, les œuvres des artistes que l’on représente donnent l’impression d’une grande facilité ou ont une ligne particulière Le public peut ne pas être réceptif tout de suite, mais on aime voir nos collectionneurs adhérer doucement à nos propositions. On construit brique après brique C’est souvent comme ça que naissent les plus belles histoires. J’aimerais consolider tout cela dans les années à venir

En février dernier, vous avez ouvert un deuxième espace à Marrakech, à l’occasion de la 5e édition de 1- 54. Quel regard portez-vous sur l’évolution de la scène artistique marocaine ces dernières années ?

Quand nous avons démarré, elle était très locale. Aujourd’hui, du fait du travail des professionnels de l’art, des fondations, des musées et des différents acteurs de la culture au Maroc, elle est foisonnante. Nous y retrouvons des artistes de qualité, qui ont une expression riche, et on voit bien qu’elle suscite un intérêt de plus en plus fort à l’international Cela a eu un impact sur tout l’écosystème de l’art, qui s’agrandit et se développe avec la spécialisation des métiers et l’arrivée de nouveaux acteurs sur le marché, notamment les acheteurs Les collectionneurs marocains, qui auparavant ne voulaient acheter que des artistes marocains, sont aujourd’hui plus ouverts et regardent aussi du côté des artistes internationaux. De même, je pense que les collectionneurs internationaux s’intéressent plus aux Marocains. La scène artistique marocaine est devenue plus ouverte, et c’est précisément pour aller à la rencontre de ce public international que nous avons ouvert un espace à Marrakech. ■ propos recueillis par Luisa Nannipieri

« Défendre des œuvres qui ne sont pas forcément évidentes pour le public demande beaucoup de patience. »

ON EN PA RL E

ST YLE MIGRATEUR

Le la bel nigérian BLOK E met les ém ig ra nts en vedette, avec des pièces qu i question nent le regard occident al et réaf fi rment leur droit à ex ister.

DEPUIS SA CRÉATION en 2015 par le designer nigérian Faith Oluwajimi, le label de haute couture artisanale et unisexe Bloke n’a jamais renoncé à véhiculer des messages forts à chaque collection. Celle du printemps-été 2025, « Migrant/ Expatriate? », présentée récemment à Paris, naît d’une réflexion du designer sur la complexité et les contradictions de l’expérience migratoire vers l’Occident. Lui-même confronté au regard des autres, en tant que Noir dans un monde de la mode très blanc, ou que Nigérian de passage à Londres lors de récentes émeutes racistes, il a été particulièrement frappé par la distinction sémantique entre « migrant » et « expat’ ». Des mots qui cachent des biais profonds, liés à la question de la race, à des valeurs sociétales et à des privilèges. En s’inspirant entre autres de la série de peintures de Jacob Lawrence, dédiée à la migration des Afro-Américains du sud au nord des États-Unis (« The Migration Series »), ou de l’installation de Yoko Ono, Add Colours, autour d’un

Le créateur Faith Oluwajimi propose une collection printemps -été 2025 on ne peut plus politique, autour de la question des migrations.

bateau de réfugiés, il a conçu des pièces et des motifs qui attirent l’attention, occupent l’espace et soulèvent ouvertement la question. Comme les cravates et les chemises batik qui affichent bateaux et avions, déclinés aussi en iconiques accessoires de bronze, mélangeant coupes souples et androgynes du continent avec silhouettes occidentales. Ou les sandales en cuir baptisées Migrant Mule et les denims asymétriques avec détails en noix de coco. Tous les tissus utilisés, du chiffon de coton à l’acétate, une fibre végétale souple et soyeuse, sont adaptés au climat tropical et respectueux de l’environnement Avec leur allure déterminée, les mannequins de Bloke s’affichent tant sur le quai du métro d’Osaka que dans un village d’Afrique de l’Ouest, en Allemagne, ou dans les allées d’un aéroport indonésien. Certains voudraient les effacer de l’espace public et social, mais eux, ils ont leur mot à dire. Et un parcours de vie à revendiquer. bloke.ng/ ■ L.N.

SI GN

Tresses- à-porter

Les bijoux inspirés pa r les CH EV ELUR ES NOI RES et les accessoi res de coiffu re signés TA IBA AKH UETI E ET CONOR JOSEPH sont audacieu x et soph istiqués.

TA IBA AKHUETIE, artiste nigériane basée à Londres, travaille avec les chevelures noires Elle a d’abord eu du succès en tant que coiffeuse et entrepreneuse, avant de tourner ses tresses signatures en ov nis, entre l’art, le design et la mode, pendant la pandémie Son exposition d’objets tressés, « We Need Some More Black in Hair » (2021), lui vaut une commande de Rihanna, qui la propulse sur le devant de la scène. Son

amour pour l’univers de la coiffure s’est décliné depuis de mille façons différentes, y compris en marque de bijoux Avec Hair wear, qu’elle lance fin 2023 avec son ami le designer de haute joaillerie Conor Joseph, elle rend hommage aux outils indispensables à toute chevelure afro : des aiguilles à coudre aux lames de rasoir, en passant par les anneaux moulés à partir de tresses authentiques, jusqu’au capuchon de la bombe de laque. En bronze, argent ou plaqué or, simple ou avec pierres précieuses, déstructuré comme le peignebracelet ou iconique comme la pince papillon, chaque bijou devient l’accessoire qui tue, la journée comme la nuit. Véritable art-à-porter, pensé pour ceux qui aiment les détails sophistiqués et qui ne veulent jamais passer inaperçus hair wear online ■ L.N.

ON EN PA RL E

DU MAROC AU MONDE

Le s dé lici eu x re pas su r le pouce de Ch ou kran ou le s mets ra ff in és du La yo n : la cu is ine du mond e est su bl im ée à Pa ri s.

Qu’elles servent DE LA STREETFOOD marocaine ou de la bistronomie au x influences internationales, les TA BLES parisiennes surprennent toujours.

DÉJÀ COFONDATEUR de la cantine Yemma, le chef Abdel

Alaoui a poursuiv i sa recherche sur la street-food marocaine avec un livre, Choukran (2022), et un spot homony me inauguré à l’été 2023. Chez Choukran, on trouve avant tout le couscous maison, disponible sans gluten et végé Ou le rofiya, une salade de semoule froide Les deux serv is en bol, en mode poké marocain. Ou l’on se jette sur les sandwichs du chef : le Bledwich – une brioche marocaine farcie de bœuf effiloché, graines de nigelle, sauce maison et patates douces à la harissa – et le Kazdal, à base de pâte msemen Le resto, à la déco verte et blanche en st yle riad, ne sert ni tajine ni agneau, que l’on retrouvera peut-être dans le prochain Choukran : une nouvelle adresse à la palette rouge et bleue (clin d’œil à Marrakech et Chefchaouen), qui ouvrira d’ici le début de l’année prochaine.

Le Layon, inauguré fin 2017 par le chef Phildera Diazabakana, prévoit aussi de se refaire une beauté prochainement et de changer de look Dans ce bistrot où la gastronomie française se laisse influencer par petites touches par les cuisines du monde – celle asiatique, celle du Congo-Brazzav ille, d’où vient la famille du chef, ou bien celle de La Réunion de son associée, ou encore celle indienne de son fils –, les paniers en wax et les étagères de rhums arrangés seront remplacés par une déco contemporaine et accueillante sur les tons du vert, de l’orange et du bois. Un st yle plus adapté à cette cuisine raffinée, où les menus, découverte et de saison, se renouvellent tous les 45 jours Ici, pas de plat signature, plutôt l’envie d’explorer et de faire voyager, en changeant dressages et accords pour surprendre et sublimer les mets. choukran.fr/le -layon.fr ■ L.N.

L’ESPRIT YORUBA DU JOHN RANDLE CENTRE

Su r l’ île Lagos, SI.SA livre un cent re dédié à la cu lt ure et l’ histoi re YORU BA, reliant passé, présent et futur à travers son arch itectu re.

IL FAUDRA encore attendre quelques semaines pour prof iter pleinement de l’expérience immersive centrée sur la culture yoruba dans les salles du John Randle Centre de Lagos. Le temps de réceptionner depuis l’étranger les derniers ar tefacts majeurs de la collection permanente. Mais l’on peut déjà s’émer veiller devant le bâtiment rouge et jaune livré par Studio Imagine Simply Architecture (SI. SA). Intégré dans le paysage de l’île Lagos et recouvert d’une toiture végétalisée, il sort de terre (un clin d’œil à la spiritualité yoruba) en prenant une forme incurvée et se laisse envelopper par un écran métallique qui rend hommage à des savoir-faire ancestraux, tels le travail du métal, la sculpture du bois et le tissage. Dès sa création en 2015 par Seun Oduwole, SI.SA travaille en associant les st yles occidentaux, comme le modernisme, au sy mbolisme lié aux ar ts et aux langages af ricains. Avec la conv iction que l’on peut façonner les récits autour de l’Af rique et des diasporas à travers l’architecture Ce bâtiment de 1 000 m2 – dont le plan renvoie au modèle

urbanistique yoruba, et qui comprend une bibliothèque, un théâtre et des salles polyvalentes – fait partie d’un large projet de réaménagement urbain. Dans ce cadre, SI.SA a également rénové une piscine, construite en 1928 par le docteur sierra-léonais John Randle, alors que les Britanniques avaient refusé d’en destiner une à la population locale. sisa.ltd ■ L.N.

AR CH I

Eloukou Beyela

DESIGNEUSE ET ARCHITECTE D’INTÉRIEUR,

l’artiste ivoirienne puise dans ses racines, son quotidien et son histoire familiale pour créer des objets de mobilier originaux et des œuvres plastiques éloquentes. propos re cueillis par Astrid Krivian

Exposées à Paris, au 110 Galerie Véronique Rieffel, les créations de mobilier d’Eloukou Beyela s’inspirent d’objets familiers, emblématiques de sa culture, qui l’accompagnent depuis l’enfance : le pilon et le mortier. « Chaque midi, ma mère les utilisait pour cuisiner le foutou [plat ivoirien à ba se de banane et de manioc , ndlr] Le br uit produit par ces ustensiles en bois résonnait dans mon esprit J’ai voulu les retranscrire dans le monde du design, les déconstr uire, les st yliser, leur donner une autre fonction que celle culinaire, une présence différente, à travers des objets de notre quotidien : luminaire, tabouret, bureau », indique l’ar tiste, designeuse et architecte d’intérieur, née en Côte d’Ivoire en 1998. Ainsi, les formes, couleurs (notamment le jaune, en référence à la préparation du foutou), matières et jeux de lumière de ses conceptions leur rendent hommage. Pour l’une de ses lampes, les courbes du mortier encadrent l’ampoule, soulignant « l’idée de broiement, de mélange ». Comme sa mère emploie désormais des accessoires en métal, la designeuse a choisi ce matériau pour les fabriquer, « un challenge entre modernité et histoire ». Chaque choix esthétique est motivé par une réf lexion, chaque projet raconte une histoire imaginée en amont sur le papier, où elle jette ses idées, ses croquis Cette exposition permet aussi de mettre en lumière le savoir-faire des ar tisans ivoiriens avec lesquels elle travaille. « Ferronnier, menuisier ou peintre thermolaqueur, chacun a son exper tise. Ils sont très minutieux, à l’écoute C’est un apprentissage mutuel » Dans un autre espace de la galerie, l’artiste livre une facette plus intime à travers ses œuvres plastiques, « un rêve d’enfant qui se réalise ». Composée d’argile sur du verre et de dessins, sa série de tableaux « Disparition et apparition » matérialise la présence et l’absence, le passage entre la vie et la mort. « Je voulais évoquer la perte d’un être cher. Perdre ma grand-mère m’a bouleversée. C’est à ce moment-là que j’ai trouvé mon identité ar tistique, en créant des œuvres qui me ressemblent. » L’argile teintée de rouge incarne cette terre d’où nous venons et où nous retournerons ; le verre cette transition invisible entre la vie et la mort ; et les dessins de ces corps, de ces visages fragmentés suggèrent le tiraillement entre ces deux mondes. « J’utilise des matières br utes, avec du caractère ; je me suis inspirée des termites, qui font disparaître le bois, le tissu, mais qui créent aussi leur architecture. »

Celle qui a grandi entre Grand-Bassam et Abidjan, diplômée de LISA A, l’Institut supérieur des ar ts appliqués de Paris, est aujourd’hui architecte d’intérieur au sein du pôle conception d’une entreprise en région parisienne. En 2023, elle est lauréate du concours Young Designers Work shop imaginé par le maestro designer ivoirien Jean-Ser vais Somian, auprès duquel elle apprend. Du plus loin qu’elle se souv ienne, dès l’école maternelle, Eloukou Beyela a voulu être ar tiste quand elle a trempé son pied dans la peinture pour en poser l’empreinte sur une feuille de papier. Depuis, elle dessine comme elle respire. « C’est une manière de m’échapper Introver tie, dans ma bulle, j’ai toujours créé, rêvé, imaginé, vécu pour l’ar t. » ■

110 Galerie Véronique Rief fel – 110, rue Saint-Honoré, Pari s 1er

«C’est une manière de m’échapper. Introvertie, dans ma bulle, j’ai toujours créé, rêvé, imaginé, vécu pour l’art.»

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EN QUÊTE DE STATS

Le 18 nove mb re pr och ain , au ra li eu un événement tota lement incon nu du gran d public, qui passe chaque année sous le radar de la plupar t des populations africaines, loin de leurs centres d’intérêt. Et j’entends déjà des lecteurs s’emporter sur le sujet : « Franchement, on s’en fout, pas drôle, aucun intérêt ! »

Le 18 novembre, donc, aura lieu la célébration de la Journée africaine de la statistique. Si, si Certes, on s’imagine les statisticiens comme des gens austères à lunettes, relégués dans des bureaux poussi éreux et qui croulent sous des feuilles parsemées de chiffres, de courbes et de graphes incompréhensibles Si l’on passera vite sur ce cliché bien réducteur, on ne peut que se réjouir de l’instauration de cette JAS, proclamée depuis 1990 par la Conférence africaine conjointe des statisticiens, démographes, planificateurs et économistes sous l’égide de la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique (CEA).

Mai s en fi n, de pui s pr ès de vi ng tcinq ans , le domaine des statistiques sur le continent laisse toujours à désirer. Rares sont les pays qui soutiennent le domaine et peuvent s’enorgueillir de générer des données stables et utiles sur leur pays. La plupar t du temps, les stats africaines sont gérées par les grands organismes internationaux. Ou en tout cas, ce sont elles qui circulent, sont vulgarisées, aident à la compréhension

Pour tant, elles devraient être considérées comme un domaine de souveraineté nationale par les États Elles permet tent de posséder des données justes sur un pays et sa population Dans tous les domaines : l’éducation, l’économie, la lutte contre la pauvreté, le développement, les politiques de genre, le commerce, etc. Elles sont donc nécessaires pour envisager l’avenir et indispensables pour ajuster les projets à mener. Certes, la planification n’est pas le fort des pouvoirs africains en général, qui se contentent souvent de s’occuper des urgences et qui af fectionnent les politiques cour t-termistes

Mais les temps changent. Certains domaines, comme les ef fets du changement climatique sur l’agriculture, l’autosuffisance alimentaire, les migrations, nécessitent des prévisions, des réflexions, que la plupar t des États sont aujourd’hui contraints de mener. Il y va de l’avenir de leur terre, de leur jeunesse D’où l’intérêt grandissant du statisticien national et de ses données précieuses pour dessiner un avenir à l’Afrique. Alors, vive le 18 novembre ! ■

enje ux

DANGOTE LA BATAILLE DE LEKKI

C’est l’Africain le plus riche au monde. Aliko Dangote voit sa fortune s’envoler avec la mise en serv ice de sa raf nerie géante, près de Lagos. Un projet pharaonique qui doit permet tre au Nigeria, exportateur d’or noir, d’en n cesser d’importer son carburant… Malgré l’opposition de certains lobbys tout-puissants. par Cédric Gouverneur

Lo rs du Fo ru m de s af fa ires Franc eSoud an, o rg anisé par le Me de f en ma i 2 021.

Ina ugurée le 22 ma i 20 23, la ra ff in eri e est e ntré e en ser vi ce e n ja nvie r 20 24.

Plu s riche que ja ma is ! Plus riche qu’ hier, mais moins que demain Aliko Da ngote voit sa fort une êt re propulsée à des niveaux stratosphériques : à 27,8 millia rds de dollars, elle a grimpé en l’espace d’un an de plus de 15 mil liards, selon la dernière mise à jour, mi-octobre, de l’indice Bloomberg des milliardaires. Le magnat nigérian de 67 ans, fondateur du conglomérat qui porte son nom, pulvérise le classement des grandes fortunes établi par l’agence économique américaine, passant de la 170e place du palmarès en 2023 à la 65e place cette année Il est l’un des rares milliardaires de ce palmarès à devoir sa fortune à sa réussite industrielle – ses pairs, qu’ils soient Nigérians, Sud-Africains ou Ég yptiens, sont davantage focalisés sur l’extraction minière, le BT P, la finance ou les télécoms C’est d’ailleurs à son tout nouveau fleuron industriel

qu’il doit sa récente envolée, avec l’intégration dans le calcul de ses actifs de la valeur de sa raffinerie géante de Lekki, près de Lagos [voir encadré] Entré en serv ice en janv ier, après onze années de travaux et 20 milliards de dollars d’investissement, le complexe a coûté deux fois plus cher que prév u… Mais la tâche, herculéenne, valait la peine d’être accomplie. Jamais Dangote ne s’est découragé – il n’est pas homme à renoncer. « Les pressions venaient de partout », a-t-il conf ié à Bloomberg lors d’un passage à New York « On prétendait qu’elle ne fonctionnerait jamais, ne fonctionnerait jamais, ne fonctionnerait jamais », s’est-il agacé (« It will never work , it will never work, it will never work »). Mais comme le dit un proverbe haoussa : « Qui écoute les donneurs d’avis suit le vent à la trace… » Certes, le complexe industriel tourne encore en deçà de ses capacités [voir le cahier bu siness du numéro 457, octobre 2024]. Mais le dimanche 15 septembre, après moult atermoiements, une noria de 500 camions a pris liv raison de 25 millions de litres d’essence PMS (Premium Motor Spirit).

Ces prochains trimestres, l’amélioration des approv isionnements en pétrole brut de la raffinerie, la croissance de sa production et la diversification de cette dernière – incluant des produits pétroc himiques à plus forte va leur ajoutée –devraient encore faire grimper ses recet tes. La fort une du milliardaire nigérian devrait donc continuer à croître. Plus important, Lekki devrait permettre au Nigeria de cesser ses importations de carburant et contribuer à sortir le pays de l’ornière « Un événement historique », s’est félicité le ministre des Finances Wale Edun, qui marque « la reprise de la marche du Nigeria vers l’industrialisation » et « vers l’autosuffisance énergétique ». L’économie du pays souffre depuis des décennies de son déficit commercial. Aliko Dangote ne le sait que trop bien : originaire de Kano (nord), il est issu d’une lignée de commerçants haoussas qui ont fait fortune dans l’import-export. Né en 1957, le jeune Aliko a commencé sa carrière, dans les années 1970, en empruntant à un oncle de quoi acheter trois camions, puis en important du ciment, alors aussi indis-

L’entrepreneur ne s’est pas découragé. Comme le dit le proverbe haoussa : « Qui écoute les donneurs d’avis suit le vent à la trace… »

pensable que rare et cher [voir biog raphie d’Aliko Dangote du numéro 401, février 2020] Mais le fondateur de Dangote Cement a pris conscience que ces importations à outrance, si elles assuraient la prospérité de quelques négociants – dont lui-même –, avaient pour effet pervers de nuire à la nation nigériane, enkystée dans une économie de rente, qui ne parvient à faire entrer des devises étrangères et dont la monnaie est dévaluée face au dollar Lors d’un voyage au Brésil, Dangote avait observé que le géant lusophone sud-américain était quant à lui tapissé d’usines pour produire sur place ce que consommait la population Armé de ce constat, Aliko Dangote multiplie depuis les années 2000 les initiatives pour fabr iquer, cultiver ou assembler sur le sol nigérian les produits du quotidien [voir encadré] Désormais, non seulement le pays n’importe plus de ciment, mais il en exporte : les cimenteries Dangote, présentes au Nigeria et dans neuf pays du continent (Sénégal, Congo-Brazzav ille, Cameroun…), produisent 46 millions de tonnes par an, et le groupe ambitionne de porter son volume de production à 62 millions de tonnes l’an prochain

La raffinerie de Lekki s’enracine dans cette ambition de longue date Certes, Dangote a tout intérêt à ce que le pays engrange des réserves de change : entre fin 2014 et juin 2016, la chute du naira avait plombé ses affaires et fait fondre ses actifs (selon certains exper ts, le groupe aurait alors perdu 40 % de sa valeur…) Mais Lekki devrait affranchir le Nigeria d’un pa radoxe aussi intolérable qu’ humilia nt : plus de soixante ans après son indépendance, le premier producteur d’or noir du continent doit importer la quasi-totalité de son carburant par manque de capacités de raffinage… Les quatre raffineries d’État (situées à Warri, Port Harcourt et Kaduna) sont hors serv ice. Le Loca l Content Ac t de 2010, supposé encourager les investissements nationaux, a aggravé la corruption. Le mégaprojet de Lekk i a été critiqué pour son coût faramineux. Mais les experts pétroliers et économiques ont

toujours cru en son utilité économique et sociale à long terme : « Dangote donne le rythme, déclarait ainsi en 2018 au Time son compatriote Ayodele Odusola, alors directeur nigérian de la section africaine du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD). Il aide le pays à briser les chaînes de l’importation d’essence. On a besoin de plus d’entrepreneurs comme lui. » « Il n’en faudrait que dix comme moi », a d’ailleurs coutume d’asséner Dangote sans fausse modestie. « Je vais laisser un vrai héritage à l’Afrique, a-t-il déclaré récemment à Bloomberg. Je suis en train de rendre mon pays et mon continent autosuffisants » dans des domaines dont ils n’auraient « jamais rêvé ». « C’est tout de même mieux que de vendre des sacs à main », a-t-il ajouté en se gaussant, semblet-il, du magnat sud-africain du luxe, Johann Rupert, deuxième homme le plus riche du continent.

UN SUCCÈS QUI NE PL AÎT PAS À TOUT LE MONDE

Mais pour ses adversaires, un seul Dangote est sans doute déjà un de trop Pendant des décennies, l’importation de carburants a bénéficié à certains cercles économiques et politiques, qualif iés par les observateurs au mieux de « lobby », au pire de « mafia »… En janv ier dernier, alors même que la méga ra ffi nerie entrait tout juste en serv ice, des fonc tionnaires de la commission anti-cor ruption (EFCC, Economic and Financial Crimes Commission) perquisitionnaient le siège du conglomérat : le groupe Dangote et 51 autres entreprises sont soupçonnés d’avoir bénéficié de la part de la Banque centrale de taux de change préférentiels pour acheter des dollars, sous la présidence de Buhari (2015-2023). Ces derniers mois, Lekk i n’a tourné qu’au ralenti, raffinant 300 000 barils par jour, à peine la moitié de ses capacités, évaluées à 650 000 En juillet, huit mois après sa mise en serv ice, elle en était réduite à importer du brut américain et libyen alors même qu’à travers le pays, entre 400 000 et 450 000 barils de brut sont volés chaque jour – l’équivalent des productions quoti-

Le si èg e de la Ni g erian Na ti on al Petrol eu m Co rp oratio n (N NPC), si tu é à Ab uja.

diennes du Gabon et du Congo réunies ! Lassé, Aliko Dangote a alors demandé aux autorités de suspendre les importations de carburant, af in de cont raindre le marché à canaliser le brut vers sa raffinerie… Cette requête a offusqué l’association des négociants de carburant (Depot and Petroleum Products Marketers Association, DA PPMA), souvent qualifiée de lobby car elle a tout à perdre d’une réussite de Lekki. L’Autorité de régulation des produits pétroliers (National Midstream and Downstream Petroleum Regulatory Authorit y, NMDPRA) s’est également montrée agacée : « Au regard de la qualité », le carburant produit à Lekki serait « moins, bien moins inférieur aux carburants importés », cingle Farouk Ahmed, son directeur Le vice-président du groupe Dangote, Devakumar Edwin, a quant à lui dénoncé le comportement des majors pétrolières occidentales (IOC, International Oil Companies), les accusant de « délibérément et volontairement frustrer nos efforts visant à acheter le brut local… Il semble que leur objectif soit que la raffinerie Dangote échoue », a-t-il renchéri, accusant les IOC de refuser de vendre leur br ut, ou à des prix trop élevés En mai dernier, à Kigali, lors du sommet annuel Africa CEO Forum, Aliko Dangote et le patron de TotalEnergies, Patrick Pouyanné, ont toutefois révélé avoir signé un accord pour que la major française raffine du brut à Lekki.

Les pressions de Dangote et de son bras droit Edwin pour que la production de brut soit dirigée vers Lekki font grincer des dents en haut lieu : « Dire que les IOC sont en train de vous saboter » équivaut à « accuser le gouver nement d’êt re incapable de les réguler », ont confié, le 19 juillet, aux journalistes de The Economy Post deux sources au sein de l’entourage présidentiel. Aliko Dangote « a suffisamment bénéficié du Nigeria et devrait faire moins de bruit » (« should reduce hi s noise »), ont menacé ces sources anonymes, ajoutant : « On ne va pas créer un marché monopolistique pour lui comme l’ont fait les gouvernements précédents » Une allusion à la constante prox imité du magnat avec les différents pouvoirs, civils et militaires : « Nous avons été proches de presque tous les présidents », admettait Dangote en 2012 dans une interv iew à Reuters. Dans les années 1980, grâce à ses connexions, il avait obtenu les licences lui permettant de devenir un importateur clé. En 2005, une note du consul américain à Lagos, confidentielle mais révélée par WikiLeaks, écrivait déjà que « Dangote a bénéficié de l’exclusiv ité des importations de ciment, de sucre et de riz, lui permettant de se constituer un monopole et d’écarter ses concurrents », dans une décennie où la demande en ciment avait été multipliée par quatre ! En juillet 2020, le président Buhari avait notamment accordé une dérogation à Dangote Cement, lui permettant d’exporter au Togo et au Niger alors que la front ière était close. Le successeur de Buha ri, Bola Tinubu, est quant à lui plus proche d’Abdul Samad Rabiu, patron de BUA Cement et quatrième homme

Bo la Tinub u sa lu e la pop ul ation le 29 mai 20 23, après avoir prêté ser me nt en ta nt qu e nouvea u présid ent du pays.

le plus riche d’Afrique. Signe de cette prise de distance, Aliko Dangote a révélé mi-juillet que la participation de la compagnie pétrolière publique NNPC (Nigerian National Petroleum Company) au sein du capital de Lekk i, qui était de 20 %, était tombée à 7,2 %.

Face aux difficultés de sa raffinerie et aux tensions croissantes avec les autorités depuis l’élection de Tinubu, Aliko Dangote a paru lassé : « Si j’avais su dans quoi nous allions nous engager, je n’aurais pas commencé », a-t-il déclaré dans une interv iew à la Deutsche Welle le 26 juillet Amer, il a fustigé à la radio publique allemande : « La mafia du pétrole, pire que la mafia de la drogue. Parce qu’avec la drogue, vous savez au moins qui vous combattez ! ». « C’est désolant, c’est une honte nationale », a-t-il déploré au sujet des « files d’attente devant les stations-ser vice depuis 1972 », début de l’exploitation pétrolière à grande échelle dans le pays Car tandis que Lekk i rame pour dénicher du brut, les Nigérians continuent

Certains accusent le groupe de vouloir se créer des monopoles. Et d’autres cherchent à protéger leurs rentes. L’État arbitre.

Lekki, une ambition super- size !

Un investissement conséquent, mais qui pour rait rappor ter jusqu’à 20 milliards de dollars chaque an née. Et un colosse qui suscite des vocations : quatre projets de nouvelles raf neries sont an noncés.

Enfin ! Après onze années de travaux et en dépit du doublement de ses coûts de fabrication, passés de 9 à 20 milliards de dollars, la voilà fonctionnelle : la plus grande raffinerie à « train unique » au monde – cela signifie qu’elle utilise une seule unité de distillation de brut. Le projet le plus fou, le plus osé et le plus risqué d’Aliko Dangote. Sa fierté Sa py ramide de Khéops Son legs pour le Nigeria et pour le continent, aussi. Convaincus que le jeu finirait par en valoir la chandelle, le magnat et ses équipes n’ont jamais renoncé. Malgré la lenteur désespérante du projet, plombé par le Covid. Malgré l’ampleur pharaonique des obstacles techniques rencontrés : par exemple, quelque 120 000 piliers de béton ont dû être érigés afin de stabiliser le sol spongieux ! Construite sur un terrain de 2 600 hectares dans la zone franche de Lekki, dans la périphérie sud-

est de la capitale économique, la Dangote Petroleum Refinery est située à proximité d’un tout nouveau port en eau profonde, afin de permettre l’approv isionnement en brut du delta du Niger, ainsi que l’exportation de carburant. Elle devrait traiter à terme 650 000 barils de brut par jour – bien au-delà des 450 000 barils consommés dans le pays –, et selon la Banque mondiale permettre à l’État nigérian d’économiser 3 milliards de dollars par an d’importations. Le complexe industriel comprend également une usine d’engrais d’une capacité de production annuelle de 3 millions de tonnes Le tout créera « un marché de 21 milliards de dollars par an », estime le groupe Dangote, persuadé du rapide amortissement de ses investissements.

La mégaraffinerie a été inaugurée le 22 mai 2023 – huit mois avant sa mise en serv ice effective ! – par l’ancien président Muhammadu Buhari, une semaine

La cap acité de traitem ent du com pl exe est e stim ée à 65 0 000 ba ril s de pétrol e br ut par jour.

avant la fin de son second mandat Buhari, au bilan plus que mitigé – les Nigérians avaient fini par le surnommer Baba Go Slow [voir numéro 443- 444, août 2023] –, tenait visiblement à ce qu’un peu du prestige de ce colosse industriel rejaillisse sur lui. Et Aliko Dangote devait bien cela à son vieil allié « Nous sommes dans le business pour faire de l’argent, a déclaré Devakumar Edwin, le numéro deux du conglomérat, le 26 août, au quotidien The Punch Mais la question est : à qui va cet argent ? Tout l’argent que Dangote Group engrange retourne à l’économie nigériane. » Le vice-président balaie les accusations de monopole associées à son patron depuis ses débuts : « Le Nigeria était l’un des plus gros importateurs de ciment, on a commencé à le fabriquer, puis à en exporter Pareil avec le sucre. Le sel. Les engrais. On a ouvert la porte à d’autres investisseurs, et le Nigeria s’en porte mieux ! », conclut-il. Et dans le sillage de Lekki, pourraient émerger de nouvelles raffineries, accélérant l’industrialisation africaine. Outre les projets de réhabilitation des quatre anciennes raffineries d’État, Abuja a annoncé début octobre la construction de quatre nouvelles unités d’une capacité de 100 000 barils par jour chacune par un consortium d’investisseurs sud-coréens. ■ C.G.

de ramer pour remplir leur réservoir : dès son investiture, le président Tinubu a suppr imé les subventions qui garantissaient aux citoyens un carburant abordable, mais coûtaient des milliards aux finances publiques. Le chef de l’État a également harmonisé les taux de change en dévaluant à plusieurs reprises le naira, dont le cours avait été gelé artificiellement par son prédécesseur, Buhari La monnaie nigériane s’échange désormais à 1 600 nairas pour 1 dollar américain, et la Bourse de Lagos (NSE) aurait en un an perdu plus de 30 milliards de dollars… En l’espace d’un an et demi, les prix des carburants ont été multipliés par cinq ! Les automobilistes font souvent la queue pendant des heures devant les stations-ser vice. D’autres sont prêts à tout pour se procurer du carburant : le 16 octobre, dans l’État de Jigawa (nord), au moins 140 personnes ont péri da ns l’ex plosion d’un camion-citer ne accidenté, dont el les tentaient de récupérer le contenu… Le renchérissement des coûts de transport s’est aussi mécaniquement répercuté sur les prix à la consommation et sur ceux de l’électricité (beaucoup de Nigérians utilisent des groupes électrogènes). En juillet, l’inflation a atteint 33 %… Selon le FMI, le Nigeria, qui était encore la première puissance économique du continent en 2022, a dégringolé à la quatrième place en 2024 Un rapport de la Banque mondiale, publié mi-octobre, évalue à 56 % la proportion de Nigérians sous le seuil de pauv reté, contre 40 % en 2018 La misère urbaine aurait doublé en l’espace d’un an. Face à ce désast re social, le chef de l’État appelle ses concitoyens à « accepter des sacrifices pour la surv ie du pays ». « Des réformes audacieuses et nécessaires pour restaurer la stabilité macroéconomique », renchérit le ministre des Finances, Wale Edun La plupart des économistes nigérians jugent cette cure d’austérité nécessaire et profitable à moyen terme pour les finances publiques, perf usées en vain sous la présidence de Buhari Séduits par cette méthode et par les incitations fiscales, les investisseurs commencent à revenir au Nigeria, et le CEO de la banque d’affaires J.P. Morgan, Jamie Dimon, a inclus le pays dans sa tournée africaine. La Banque mondiale, qui table sur une inflation réduite à 15 % en 2025, promet un prêt de 2,25 milliards de dollars au Nigeria afin d’« amoindrir les effets de ces réformes sur la vie quotidienne », a expliqué son directeur pour l’Afrique de l’Ouest et centrale, le Mauritanien Ousmane Diagana.

L’insertion de Lekk i dans le tissu économique nigérian interv ient donc dans un contexte difficile Mais un rebondissement est survenu le lundi 29 juillet : Bola Tinubu s’est enfin décidé à lâcher la bride à Aliko Dangote Réuni par le chef de l’État à Abuja, la capitale fédérale, le Conseil exécutif fédéral (FEC) a ordonné à la NN PC de livrer du br ut à la mégaraffinerie, et surtout de le vendre non plus en dollars, mais en nairas. « Le risque de nouvelles manifestations et la hausse en spirale des prix des carburants ont joué à l’avantage de Dangote dans sa dernière bataille contre Tinubu », analysait Af rica Conf idential le 23 août, alors que les Nigérians

descendaient dans les rues pour protester contre le coût de la vie. Aussitôt, les économistes ont montré leur soulagement : « La ra ffinerie est un ac tif st ratég ique national qui mérite d’être protégé, entretenu et encouragé », a déclaré à la BBC Shuaibu Idris, CEO de Time-Line Consult Limited. « Elle peut aider à lutter contre l’inflation, en stabilisant et sécurisant la fourniture énergétique », a ajouté Tilewa Adebajo, patron du cabinet CFG Advisory. Mais malgré cette annonce présidentielle, la NNPC a rechigné et entretenu le suspense tout au long du mois de septembre, sur fond de nouvelles hausses de ses tarifs… Le quotidien The Punch, dans son éditorial du 16 septembre, ne cachait pas son écœurement : « Il est à craindre que les forces invisibles qui ont conspiré pour s’assurer que le Nigeria demeure perpétuellement dépendant des importations de carburants soient en passe de remporter cet odieux jeu d’intrigues » Finalement, le 1er octobre, jour de la fête nationale et de la célébration de l’indépendance, alors que les Nigérians manifestaient leur ras-le-bol sous le hashtag #FearlessOctober (Octobre sans peur), la NNPC s’est engagée à fournir à Lekki 385 000 barils de brut quotidien. La crainte d’un mouvement de protestation sociale d’ampleur a sans doute précipité cette décision Pour autant, la bataille de Lekki n’est pas terminée : Dangote Refinery a saisi la justice début septembre afin d’interdire à la NNPC et à six sociétés d’importer du carburant… sauf dans le cas d’une pénurie de brut à Lekki ! Le conglomérat demande 100 milliards de nairas (60 millions de dollars) de dommages-intérêts à la NMDPR A, qui s’obstine à délivrer des licences d’importation de carburant. La justice doit se prononcer le 25 janv ier. Aliko Dangote prend le peuple à témoin, accusant ses adversaires d’être responsables de la crise. Malgré les résistances de la NMDPR A, le pouvoir semble désormais du côté du milliardaire : le ministre Wale Edun encense la mégaraffinerie et ses futurs impacts vertueux sur l’économie. Et fin octobre, le Ghana a annoncé envisager d’importer son carburant depuis Lekki.

UN CIEL QUI S’ÉCLAIRCIT

Début octobre, les compagnies aériennes nigérianes ont annoncé qu’elles se four niraient dorénavant exclusivement auprès de la raffinerie, comme l’a conf ir mé le ministre de l’Aviation Festus Keyamo : cela « protégera le transport aérien des fluctuations des cours du br ut et diminuera les coûts ». Une décision qui parachèverait la conquête éclair par Dangote du marché du carburant pour avion : depuis ses premières exportations de kérosène en mars-avril, la raffinerie de Lekki a déjà capté les deux tiers du marché nigérian, et même la moitié du marché ouest-africain, selon Energ y Intelligence. Ce média spécialisé américain a calculé que les importations de kérosène du Nigeria ont chuté de 13 000 à 5 000 barils par jour en l’espace d’un an. Foluso Sobanjo, le directeur du distributeur de carburants pour avion Asharami Sy nerg y, a expliqué que le kérosène raffiné à Lekk i est « un peu moins cher ou

au même prix que les importations », avec « un discount de 2 à 3 dollars la tonne ». Les concurrents étrangers se retrouvent hors jeu : toujours selon Energ y Intelligence, le groupe indien Reliance, qui avait importé au Nigeria 140 000 tonnes de kérosène en 2023, n’a plus rien vendu au pays depuis av ril… Lekki a exporté en six mois 1,1 million de tonnes de kérosène, dont 315 000 tonnes en Afrique de l’Ouest et 290 000 en Europe Les importations de kérosène de l’Afrique de l’Ouest ont été divisées par deux en un an, chutant de 34 500 à 17 900 barils par jour La raffinerie exporte déjà son carburant pour avion au Sénégal, en Gambie, au Togo, au Bénin et au Gabon. À terme, Dangote vise à approvisionner l’ensemble du transport aérien africain

« UNE MYRIADE D’OPPORTUNITÉS »

Du 6 au 8 septembre, Aliko Dangote a réuni à Kigali 52 personnalités parmi les plus influentes du continent pour des discussions conf identielles, baptisées « Af rican Renaissance Retreat ». Outre Paul Kagame, président rwandais, un seul chef d’État en exercice était présent, le Kényan William Ruto. Vieil ami de l’organisateur, Olusegun Obasanjo (président de 1999 à 2007) était de la partie Les autres étaient issus du secteur privé. Enthousiaste, le PDG de la banque UBA, le Nigérian Alex Alozie, a commenté sur X : « L’impact de la “retraite” est clair : des idées audacieuses et des solutions concrètes qui façonnent l’avenir de l’Afrique. » Dans son discours d’accueil, Dangote a urgé les entrepreneurs à devenir « le fer de lance de la transformation économique ». Il a rappelé qu’avec 30 % des réserves de minerais, 65 % des terres arables et 10 % de l’eau douce de la planète, le continent dispose d’« une my riade d’opportunités pour une croissance robuste, inclusive… non seulement pour l’Afrique mais pour le monde ». Il est aussi revenu sur la trajectoire singulière de son conglomérat, dans un pays où l’on fait davantage fortune dans la banque ou les mines que dans l’industrie : « Malgré les difficultés, nous sommes parvenus à construire un groupe panafricain de plus de 50 000 salariés, qui génère des revenus devant dépasser 30 milliards de dollars en 2025. » Il a qualifié ses invités de « visionnaires et de catalyseurs », et ajouté : « C’est notre responsabilité collective de jouer un rôle dans la transformation de notre continent. Personne ne le fera pour nous. » Les thèmes discutés portaient sur les conf lits, l’énergie, la sécurité alimentaire, les chaînes d’approvisionnement, la crise de la dette et le financement. « Les ambitions de Dangote pour le futur économique de l’Afrique semblent visionnaires », a commenté Andile Masuku, entrepreneur zimbabwéen, cofondateur de African Tech Roundup, soulignant « ses plans pour révolutionner des secteurs clés comme le pétrole et la pétrochimie ». Mais le volontarisme du secteur privé ne pourrait suffire, comme le montrent les blocages et les tergiversations politiques qui ont retardé la mise en route de sa mégaraffinerie. « Derrière les ambitions reposent les dures réalités du commerce interafricain », souligne Andile Masuku ■

Da ng ote Ce me nt est la plu s gran de entreprise coté e d’Af riqu e de l’Oue st.

La stratégie de se rendre indispensable

Ciment, riz, sucre, camions… Et désormais carburants. Le conglomérat assure sa réussite en proposant ce qui est nécessaire au quotidien ( providing your basic needs). L’objectif à long terme est de tout produire sur place, a n de rend re le pays autosuf sant et d’en faire un exportateur.

- Dangote Cement (ciment) : coté au Nigerian Stock Exchange (NSE) (DANGCEM). Premier producteur de ciment du Nigeria. Présent dans une dizaine de pays, du Sénégal à l’Afrique du Sud. Son chiffre d’affaires a doublé en un an

- Dangote Sugar Refinery (sucre) : coté au NSE (DANGSUG). Premier producteur de sucre du Nigeria avec 1,44 million de tonnes

- Dangote Rice Limited (riz) : le groupe ambitionne de libérer le pays de ses importations de riz – 6,5 millions de tonnes consommées chaque année

- National Salt Company of Nigeria (NASCON) : production de sel, de condiments et d’huile de cuisson. Le groupe entend fusionner ses activités alimentaires (riz, sucre, sel, tomates, laiteries…) en une seule entité.

- Dangote Refinery (raf finerie et pétrochimie) : le complexe pétrochimique de Lekki vise le raffinage de 650 000 barils par jour et la production de 3 millions de tonnes d’engrais par an

- Dangote Sinotruk West Africa Ltd : assemblage de camions, en joint-venture avec le chinois Sinotruk

- Dangote Peugeot Automobile Nigeria Ltd : joint-venture avec le constructeur automobile français (présent au Nigeria depuis les années 1970).

- AG -Dangote Construction Company Ltd : joint-venture établie en 2013 avec le groupe brésilien de BTP Andrade Gutierrez, afin de construire des routes autour des usines Dangote

- Twister B.V. : Dangote a racheté cette société néerlandaise spécialisée dans le gaz naturel, afin d’alimenter ses usines en électricité

- Dangote Cooperative (DANCOOPS) : caisse d’épargne, prêts immobiliers et bourses d’études pour les salariés du groupe et leur famille.

- Aliko Dangote Foundation (ADF) : financement de projets éducatifs, notamment dans les États nordistes (cité universitaire, école de commerce) ; dons lors de catastrophes naturelles ; partenariat avec la fondation Bill et Melinda Gates. ■ C.G.

fo cu sNAMIBIE

Févri er 2017. En bo rd de route, un panne au s i gnal e le passage fréq uent d’animaux sauvag es

ENTRE LES HOMMES ET LES BÊTES

Terre de tourisme et de préser vation, le pays fait face à une sécheresse exceptionnelle. Et à une situation économique complexe, marq uée par les inégalités persistantes. À quelques semaines d’une élection cruciale, le gouver nement a pris la décision d’autoriser l’abat tage d’animau x sauvages. Polémique. par Agathe Labardant

La Na mibie est un pays où l’on peut véritablement re ssenti r l’im mensité du monde. Avec ses vastes étendues désert iques bordées pa r les eaux de l’Atlantique, elle affiche l’une des plus fa ibles densités au niveau mondia l : 2,5 millions d’habitants pour un territoire de 824 292 km², soit presque 1,5 fois la superficie de la France Ses déserts révèlent une diversité de paysages impressionnants, des dunes rouges aux sols argileux, où la nature règne en maître et la présence humaine apparaît comme une exception Ces panoramas saisissants donnent l’impression de pénétrer da ns un un ivers ir réel. Mais au-delà de ses paysages grandioses, la Namibie affiche aussi un développement remarquable. Le pays est classé parmi les di x premières économies d’Af rique subsaharienne, avec un PIB de 12 milliards de dollars en 2022 (PIB par tête de 4 800 dollars) Sa capitale Windhoek, ses collines verdoyantes et son architecture moderne sont le reflet de ce développement. Aujourd’hui, le pays est particulièrement connu pour le tourisme, qui occupe une

place de choix dans l’économie nationale. Il attire les voyageurs av ides de découv rir sa faune, l’une des plus impressionnantes au monde dans une région sèche, et ses paysages hors du commun En plus de cet atout touristique, la Namibie possède d’importantes ressources minières, notamment des diamants, de l’or, de l’argent et de l’uranium, dont l’exploitation représente environ 20 % de son PIB. Ce secteur contribue de manière significative à la prospérité économique du pays.

L’État se démarque également par son engagement visionnaire en faveur de l’environnement : dès son indépendance, il inscrit la protection de la nature dans sa Constitution, devenant ainsi un modèle de conser vation en Afrique. Aujourd’hui, 44 % de son territoire est constitué d’espaces protégés, selon la WW F France, témoig nant de sa riche biodiversité et de son engagement envers la protection de l’environnement. La Namibie a vu des populations d’espèces menacées, comme le rhinocéros noir, croître grâce à des initiatives communautaires et à une baisse significative du braconnage

FACE AU CHANGEMENT CLIMATIQUE ET AUX INÉGALITÉS

Le système d’autogestion des aires protégées a confié un rôle clé aux communautés locales, renforçant non seulement la surveillance et la préser vation de la faune, mais of frant aussi des bénéfices économiques durables En se voyant attribuer la responsabilité directe de ces terres, les habitants ont développé un lien profond avec leur environnement et un fort

Netu mbo Nan d i- Nd ai twah (SWAP O) es t can didate à l’él ectio n présid enti el le du 27 nove mbre 20 24

« Si la faune est perçue comme menacée, l’afflux de visiteurs pourrait chuter, accentuant encore les difficultés financières du pays. »

sentiment d’appartenance. Cette implication accrue favorise leur engagement dans la lutte contre le braconnage et encourage une utilisation respectueuse des ressources naturelles. Les résultats sont concrets : stabilisation de certaines espèces menacées, sensibilisation croissante aux enjeux environnementaux, et équilibre harmonieux entre préser vation de la biodiversité et moyen de subsista nce pour les populations locales. Cependant, cette prospérité économique et écologique contraste avec les blessures d’un passé colonial douloureux La Namibie a d’abord été occupée par l’Allemagne, responsable du génocide des peuples Herero et Nama, les deux principales tribus du pays Ces éleveurs de bétail furent exterminés dans le but d’anéantir toute résistance à la domination coloniale Environ 65 000 Hereros et 10 000 Namas ont péri, représentant respectivement 75 % et 50 % de la population de chaque communauté

En 1920, après la capitulation allemande, le terr itoire passe sous mandat sud-africain Le régime d’apartheid y est alors imposé, laissant des séquelles profondes, qui perdurent encore aujourd’hui. Bien que le pays ait obtenu son indépendance en 1990 sous l’impulsion de la SWAPO (Organisation du peuple de l’Af rique du Sud- Ouest), il reste l’un des plus inégalitaires au monde : plus de la moitié de la population y vit avec moins de deux dollars par jour Derrière une apparence moderne, la capitale est entourée de townships qui témoignent de la subsistance de fortes disparités. Par ailleurs, la Namibie demeure économiquement dépendante de l’Afrique du Sud, son principal partenaire commercial. En 2024, cette vulnérabilité économique et sociale est exacerbée par une baisse de la demande mondiale de diamants, ralentissant l’économie Ce coup dur est aggravé par une sécheresse sans précédent, la plus grave depuis des décennies, qui menace l’autre pilier de son économie : l’agriculture, dominée par l’élevage. Ce secteur, essentiel pour l’emploi d’environ un quar t de la population

Ob ser va tio n et prise de vu e d’él ép hants dans le p arc nat iona l d’Etos ha, haut li eu du tour is me

namibienne, selon la Banque mondiale, subit de plein fouet les effets du changement climatique, accentuant la précarité sociale dans un contexte déjà fragile. La sécheresse aggrave la compétit ion entre les populations humaines et la faune sauvage pour les ressources naturelles Les éléphants, rhinocéros et autres grands herbivores se ret rouvent en concurrence directe avec les agriculteurs pour l’accès à l’eau et aux pâturages. Les léopards, quant à eux, continuent d’attaquer les élevages, exacerbant les tensions dans les zones rurales. Ce conf lit homme-animal, autrefois maîtrisé, refait surface dans un contexte où le changement climatique fragilise l’équilibre naturel Cette tension est une préoccupation mondiale, car elle a des répercussions sur les moyens de subsistance, la sécurité et le bien-être des communautés. Devant cette situation critique, le gouvernement namibien a pris une décision difficile et controversée : en septembre, le ministère de l’Environnement a autorisé l’abat tage de plus de 700 animau x sauvages – hippopotames, éléphants, buff les, gnous, zèbres et impalas – dans les zones les plus touchées par la sécheresse. Depuis cette annonce, près de 160 animaux ont déjà été tués

La décision vise à réduire la pression sur les ressources naturelles, tout en fournissant de la viande aux populations les plus affectées. Selon l’ONU, plus de la moitié de la population serait touchée par l’insécurité alimentaire, car le pays avait épuisé

84 % de ses réserves en août. Cette mesure, bien que motivée par des impératifs humanitaires, soulève de vives protestations. L’organisation de défense des animaux PETA dénonce une atteinte irréversible à la biodiversité et rappelle que les animaux sauvages et les humains n’utilisent pas les mêmes sources d’eau, invalidant ainsi l’argument de la concurrence pour les ressources. Elle souligne également les risques sanitaires liés à la consommation de viande d’animaux sauvages, qui pourrait augmenter le risque de nouvelles pandémies. De nombreuses ONG locales indignées invitent à signer des pétitions, afin d’exhorter le gouvernement à renoncer à cette initiative, considérée comme une solution à court terme risquant de gravement perturber les écosystèmes et de compromettre des décennies d’efforts de conser vation

PRÉSERVER L’ÉCOSYSTÈME

D’autres opposants soulignent également l’impact potentiel de cette mesure sur l’image de la Namibie à l’international Le pays, qui attire des milliers de visiteurs chaque année grâce à sa faune sauvage emblématique, pourrait voir sa réputation ternie par cette décision Le tourisme est en effet directement lié à la protection de ses paysages uniques et de ses animaux. Si la faune est perçue comme menacée, l’afflux de visiteurs pourrait chuter, accentuant encore les difficultés économiques

« La SWAPO, parti au pouvoir depuis l’indépendance, a vu sa popularité s’éroder en raison des inégalités persistantes. »

du pays Cette annonce n’est pas le seul point de friction avec les objectifs de protection environnementa le en Na mibie. Récemment, la découverte d’un gisement de pétrole au large des côtes, estimé à 11 milliards de barils, a suscité l’espoir d’une croissance économique sans précédent. Cette capacité d’extraction pourrait faire du pays le cinquième producteur de pétrole en Afrique et, selon les autorités, pourrait même doubler le PIB du pays d’ici à 2040. Cependant, cette perspective divise l’opinion : d’un côté, les retombées financières envisagées sont significatives ; de l’autre, la préser vation d’un écosystème parmi les plus importants du continent est en jeu. Le projet pétrolier serait implanté dans le bassin de l’Orange, tout près du delta de l’Okavango, un site classé au patrimoine mondia l de l’ Unesco et l’un des plus vastes ma rais d’eau douce d’Afrique. Cette région, ref uge pour une faune sauvage exceptionnellement riche, pourrait être gravement menacée par l’extraction pétrolière. Les associations de protection de l’environnement redoutent notamment les risques de fuite de polluants, qui pourraient contaminer les terres agricoles, les cours d’eau et les rares sources d’eau potable, un danger particulièrement préoccupant dans un pays déjà touché par la sécheresse. La faune locale et les paysages, véritables trésors naturels, risquent d’être altérés de manière irréversible.

ENTRE CONSERVATION ET SURVIE

Le s commun auté s lo ca le s, de leur côté, ex pr iment leurs préoccupations face à ce projet opaque, dont elles ne connaissent ni l’avancée ni les potentielles conséquences à long terme. La méfiance grandit, alimentée par l’incertitude quant aux impacts de cette exploitation sur leurs moyens de subsistance, leur accès à l’eau, et l’équilibre écologique de leur région. À l’approc he des élec tions lég islatives et présidentielles de novembre 2024, ces événements récents pourraient avoir des répercussions politiques signif icatives Un groupe

de chercheurs et de défenseurs africains de l’environnement a souligné que la décision d’abat tage d’animaux interv ient juste avant les élections et pourrait serv ir à distribuer de la viande dans les zones où la SWAPO fait face à une forte opposition En effet, ce parti au pouvoir depuis l’indépendance a vu sa popularité s’éroder en raison des inégalités persistantes, de la pauv reté et du chômage. Lors des dernières élections de 2019, la marge de victoire du président Hage Geingob avait chuté à 56 %, contre 87 % en 2014. La perte de contrôle de la capitale Windhoek et des villes portuaires de Walv is Bay et Swakopmund au prof it de l’opposition témoig ne de ce déclin. En outre, la dy namique politique change, avec une part croissante d’électeurs urbains et de jeunes nés après l’indépendance en 1990, dont la perspective sur les mérites de la

Le ce ntre -vil le de Wi ndho ek

La capi ta le re ste marqué e pa r l’héritag e douloureu x de l’apar th ei d.

SWAPO en matière de libération diffère de celle des générations plus anciennes.

La candidate de la SWAPO, Netumbo Nandi-Ndaitwah, première femme à représenter le parti, était favorite jusqu’à maintenant Or, les controverses récentes pourraient affecter son succès. La négligence perçue des préoccupations des communautés locales face aux conséquences environnementales de l’extraction pétrolière, bien qu’encouragée par la promesse de retombées économ iques, pour rait lui êt re défavorable. D’autant que l’opposition gagne du terrain : en 2019, Panduleni Itula, dirigeant du parti Independent Patriots for Change (Pat riotes indépendants pour le changement) et pr incipa l rival de la SWAPO, a obtenu le meilleur score jamais atteint par un candidat d’opposition à la présidentielle en Namibie

De plus, les partis concurrents ont récemment renforcé leur organisation et leur capacité à mobiliser, intensifiant la compétition dans cette élection décisive.

Finalement, ce dilemme entre conser vation et surv ie met en lumière les défis auxquels la nation doit faire face Le choix du gouvernement soulève des questions cruciales pour l’avenir du pays en matière de gestion des ressources naturelles, de développement durable et de satisfaction des besoins immédiats de la population. La Namibie est ainsi confrontée à un tournant où les priorités politiques et économiques de longue date doivent être réévaluées pour répondre aux exigences d’un avenir incertain. Reste à savoir si le peuple choisira de continuer sur la voie de la SWAPO, ou d’opter pour une alternative qui pourrait redéfinir la trajectoire du pays ■

Pharaons noirs, uneépopéeafricaine

OriginairesdeNubie,ils vont régnersur le trôned’Égy pte, voiredominer la région pendantprèsd’unsiècle (-700à -600 avantJ.-C.). Tout un pandel’histoire retracépar lesfouilles et le récitdel’archéologuesuisse

Charles Bonnet. par Zyad Limam

Onlui doit la découverte de cesgrandes statuesdegranit noir dans le désert soudanais.

Cellesdeces souverains nubiens,fondateurs d’un royaumetout-puissant,etqui aura conquis le trôned’Égy pte.

CharlesBonnet, professeur honorairede l’antiquité tardiveàl’UniversitédeGenève, acodirigé unetrès importante missionsuisso-franco-soudanaise dans lesrégions de KermaetDoukk iGel pendantprès d’unedizained’années( jusqu’en 2022). Cesstatues permettent d’ouvrir tout un panjusqu’alorsquasiment inconnudel’histoire,celui desmystérieuxroyaumes nubiens et despharaonsnoirs.Des monuments impressionnants, traces de grandesagglomérations urbaines,témoignages de l’essor de cetteciv ilisation.

C’estl’histoire du royaumenubien, du royaume de Koush. Puis ce sera l’histoire de la XXVe dy nastie d’Ég ypte,dont les terres s’étendaient du NilBlanc au NilBleu. Le pharaonTaharqa estsansdoute l’un despersonnages lesplusmarquants de cette épopée.Ilrégna pendantprèsde vingt-cinq ans, marquant les territoiresdel’empreintedeses nombreusesconstructions.L’hégémonie despharaons noirsprendfin àpartirde-663avant J.-C.,avec l’avancéedes armées assyriennes soutenuespar

CHAR LES BO NNE T, LesPha raons no irs–Une histo ire de la Nu bi e, éditions Favre, 216p ages, 14 ,5 0 €.

desroitelets renaissant du Delta.L’aventurecontinuera plus au sud, avecleroyaume de Méroé… Le livre, narrationdes fouilles,interprétation desdécouvertes,entendbienrendrejustice àcerécit longtemps méconnu. Il cherche àécrireune autre histoire,enparticulier celledel’A frique antique, trop souventéludéeeteffacée au profit du discours colonial. Au musée de Kerma,setrouventaujourd’hui lesstatues royales. Commepourlemusée de Khartoum,lav iolencecontemporaine, en l’occurrence la guerre civile fratricide quidéchireleSoudan, menace la préser vation de ce patrimoineinestimable, de cettehistoirecommune àtoutel’A frique ■

Ex tr ai ts Introduction

Après plus de cinquante années de recherches historiques et archéologiques au Soudan, il paraît indispensable de se demander dans quelle mesure nos résultats modifient l’analyse du développement de l’Afrique centrale. Certes, les échanges avec l’Ég ypte nous semblent mieux établis et l’indépendance des pays coalisés avec Kouch et des territoires plus méridionaux apparaissent de manière impressionnante. Les confrontations tout au long du troisième et du deuxième millénaires avant J.-C sont attestées assez régulièrement au cours de certaines périodes. Ainsi, on constate la mise en place de fortifications sur la deuxième cataracte en une chaîne très efficace et la contrepartie des Nubiens à partir de Douk ki Gel et Kawa. Sans doute le système fortifié du Sud devait se prolonger le long du Nil, peut-être jusqu’au Gebel Barkal. En étudiant la ville-double d’un territoire convoité par l’Ég ypte, il est devenu clair qu’un État complexe existe durant au moins un millénaire. Ce sont les institutions restituées par ces deux villes dont l’urbanisation révèle une architecture singulière à Douk ki Gel ou plus conventionnelle à Kerma. Des organisations religieuses ou militaires ont été identifiées grâce aux vestiges archéologiques en briques crues, en terre façonnée ou en pierres La découverte extraordinaire, en 2003, d’une cachette dans laquelle étaient déposés quarante fragments de superbes statues, parfaitement conser vés, a changé notre perception du territoire nubien. Elle a donné à la recherche une notoriété qui nous a vite dépassés car nombreux étaient ceux qui voulaient s’approprier l’image de ces pharaons noirs d’une beauté stupéfiante qui se distinguaient nettement des représentations ég yptiennes. Peu après leur mise au jour, il a été admis que ces œuvres d’art en granit noir étaient à rattacher au patrimoine centre-africain et qu’il était possible de restituer vers 700 et 600 av J.-C. un passé encore inconnu. Du temps s’était écoulé après avoir trouvé les premières traces d’une civilisation d’un continent resté bien mystérieux. Alors que les forces du Sud prenaient le pouvoir dans

« Nom breux étai ent ceux qui voul ai ent s’approp ri er l’image de ces pharaon s no ir s d’un e beau té stupéfiante.

» Rep ré senta ti on de Se nkama n i sken, cons er vé e au mu sé e de Ke rma

l’Ég ypte de la Basse Époque, un atelier de sculpteurs pouvait produire des statues rivalisant avec la qualité des exemples contemporains les plus remarquables En creusant dans la fosse circulaire, où étaient enfouies ces pièces magnifiquement travaillées, nous pouv ions observer la surface polie de la pierre ressemblant à du verre. Lorsque nous avons transporté les premiers fragments pour les photographier, une simple manipulation en les renversant dans le sable se marquait sur cette surface : nous av ions donc des éléments dans un état parfait qu’il restait

à assembler. Nous av ions noté dans les musées de Khartoum et de Boston que les statues contemporaines découvertes par G. Reisner au Gebel Barkal ne pouvaient leur être comparées et que la préser vation unique de celles de Douk ki Gel donnait un effet exceptionnel au granit sombre Afin de la préser ver, il est devenu nécessaire de prendre d’infinies précautions pour remonter les pierres démembrées. Dans un local transformé en laboratoire, durant une longue période, il a fallu coller les morceaux avec une précision inouïe. Le résultat a dépassé nos espoirs en mettant en valeur la grandeur de ces « pharaons noirs ». Ce terme a été utilisé par les médias qui ont répandu la nouvelle de notre découverte Indirectement, c’est tout le problème de l’histoire africaine qui a pu être mis en lumière et l’élaboration d’une nouvelle interprétation de la richesse des pays appartenant à ces populations si diversifiées pourtant restées dans l’ombre des travaux de recherches des spécialistes occidentaux. Ces statues ont aussi apporté une gloire injustement oubliée dans les manuels décrivant l’Afrique méridionale. Elles permettaient de rouv rir le dossier de l’afrocentrisme où les jeunes générations de ces pays voulaient retrouver les racines des anciens royaumes pour reconstruire un passé plus glorieux. Ce mouvement a développé des théories artificielles puisque la base documentaire indispensable manque. La cachette de Douk ki Gel a donc apporté un argument fondamental pour définir des temps anciens enfouis profondément. Il est vrai que les statues, grâce à leurs qualités esthétiques, ont touché un public élargi Elles ont attiré aussi bien les habitants du Soudan que des visiteurs étrangers Au cœur du musée de site à Kerma, elles sont

Copi es de s sept statu es de ro is (Tah arqa, Ta nouéta ma ni , Se nkam ani sken , Anlamani et As pe lta)

devenues un trésor africain à disposition de tous La physionomie des rois ancêtres était un gage de beauté en relevant le merveilleux traitement du granit noir La population noire de Nubie pouvait faire la preuve de la grandeur de ses origines. Ces représentations affirment la puissance des souverains, elles prouvent qu’une force animait les habitants de la région et que cette tradition doit se perpétuer aujourd’hui. Deux de ces rois avaient même dirigé les destinées de l’Ég ypte et s’étaient battus contre les Assy riens, de dangereux envahisseurs À cette époque, une fois encore, une coalition des pays du Sud représente un pouvoir fort en Afrique centrale et cette situation doit unifier les peuples qui constituent plusieurs royaumes

Une nouvelle interprétation et la présentation des statues

Les statues des pharaons Taharqa et Tanoutamon nous ont donné l’une des clés des dernières décennies de la XXVe dy nastie Les représentations physiques de ces rois sont remarquables et les deux statues de Tanoutamon complètent la connaissance d’un personnage pour lequel on ne disposait pas d’effigie en ronde-bosse. Le roi Senkamanisken est également deux fois représenté : une fois avec la peau de panthère du prêtre-sem et la coiffe nubienne dont la pierre piquetée était recouverte d’or, une

La statue de Ta ha rq a déc ou ve rte à Doukki Ge l.

autre fois avec la couronne de Haute et Basse Ég ypte peinte aux couleurs rouge et blanche. Le souverain napatéen Anlamani porte lui aussi la double couronne d’Ég ypte sur la tête et les deux uræi. En outre, de chaque côté de son visage sont sculptées les cornes de bélier, seul témoin conser vé en ronde-bosse du caractère divin d’un souverain Quant à la statue d’Aspelta, la plus petite, elle nous permet de retrouver le jeune roi guerrier qui a tenu tête au pharaon Psammétique II. Cette part de l’histoire, ainsi représentée, touche une période de grands bouleversements avec ses rois légendaires

« Grâce à leur s quali tés es thét iq ues, el les ont touché un pu bl ic él argi et, au cœu r du mu sée de si te à Kerma , sont devenues un tréso r af rica in à di spos ition de tous . »

En étudiant les détails des œuvres sculptées, nous avons relevé que leur destruction a été opérée avec un ciseau d’environ 2 à 3 cm de large : il s’agit d’un travail effectué avec soin par un sculpteur. Visiblement, celui-ci a respecté les statues car la taille et les cassures se développent autour des têtes qui, de cette manière, sont restées en bon état. Les bustes sont dégagés et ce sont surtout les chev illes qui ont été sectionnées pour év iter tout déplacement de la personne figurée Les quarante fragments sont donc bien conser vés et cela a permis une restitution d’une grande qualité. Dans la fosse, ces fragments étaient rangés avec les têtes déposées au fond de la cavité, puis le corps et enfin les pieds et les bases, près de la surface. Plusieurs fragments de l’une des statues de Senkamanisken ont été mis au jour à quelque 80 m à l’ouest sous la masse sableuse de l’une des collines postérieures Une partie du visage du roi de belle qualité et sa main droite avec l’étuimékès, quelques mètres plus loin, avaient été abandonnés hors de la cachette Ces éléments jointifs ont été délaissés durant la guerre et c’est seulement un peu plus tard que le vent du nord apportera le sable à l’origine des dunes.

Ces observations ont suscité très vite les réactions de nombreux historiens informés par les médias et une première publication de nos résultats. Le terme de « pharaons noirs » utilisé par l’un de nos collègues anglais a été reproduit maintes fois, c’était donc un titre priv ilégié qui mettait en valeur la découverte de la cachette. Se transformant curieusement en un fait historique, ce terme a été repris par un large public. Toutefois, avec l’évolution des mouvements afrocentristes, cette appellation a été ref usée par des chercheurs noirs considérant que leurs rois

e d’Ouse rsatet, chef de s pays ét ra ng er s du S ud

étaient d’abord africains. Un terme évoquant la couleur de peau pouvait devenir difficile dans des pays où l’esclavage et les colonisations rendaient ces sujets très sensibles. Nous avons suiv i cette discussion, car elle touche directement notre propos, étant entendu que la découverte constitue un complément important à un dossier qui mérite de nouvelles analyses Les données historiques qui concernent la Nubie ont une influence décisive sur les origines culturelles du Continent africain dans son ensemble. Ces difficultés sont apparues dans certains médias, lorsqu’un ministre ég yptien et célèbre responsable nous a accusés de transformer les données du terrain. Il considérait que les terres nubiennes étaient directement sous l’influence de l’Ég ypte et que ce territoire n’avait pas d’histoire propre. Heureusement, des amis ég yptiens ont su remettre de l’ordre dans une interprétation qui a paru rapidement assez nationaliste Cette expérience nous a rendus prudents et nous a permis de mieux comprendre que de grandes découvertes suscitent des réflexions polémiques que les spécialistes ont peine à assimiler et à ajouter aux connaissances générales. C’est grâce aux longues recherches que nous avons pu effectuer durant plusieurs décennies que la complexité des périodes Kerma,

Stèl

puis les traditions maintenues durant les transformations suivantes peuvent être présentées. En cela, l’archéologie devient un auxiliaire des éventuels textes disponibles

Les statues des magnifiques pharaons nubiens doivent alors être considérées comme une aubaine fixant une période exceptionnelle tout en donnant les preuves du développement d’un État en pleine évolution

Le gouvernement soudanais a pris conscience de l’importance de ce trésor national et, peu après la découverte de la cachette, la construction d’un musée de site a été décidée. Certes, le projet de bâtiment était déjà prév u et nous avons pris contact avec l’architecte de Khartoum qui a conçu un édifice bien intégré dans les environs de la deffufa dont la majestueuse silhouette se découpait dans le ciel aux environs immédiats. Le st yle original marqué par l’architecture régionale caractéristique de cet homme de l’art a donné à la réalisation un grand intérêt. Il est devenu clair que les statues devraient être présentées au centre de l’édifice et que les objets retrouvés dans les villes ou les cimetières se répartiraient dans les pièces voisines. S’est posé alors le problème de la reconstitution des sculptures démembrées. Il s’est avéré que ce travail demandait un savoir-faire d’une très grande précision par un restaurateur expérimenté. Pour trouver un individu compétent, il a fallu chercher en Ég ypte un spécialiste ayant déjà effectué plusieurs remontages de ce genre. L’Institut suisse du Caire nous a conseillé de faire appel à un Allemand qui avait restauré plusieurs statues dans la région de Louxor

« Les don nées hi stor iq ues qui concer nent la Nubi e ont un e in flu ence déci sive su r les or ig ines cu lt urel les du Cont in ent af rica in dan s son en semb le.

»

Cette restauration entreprise assez tôt a demandé un long travail d’analyse et l’utilisation d’une colle spéciale qui n’était efficace qu’avec une température assez haute. Le maître d’œuv re choisi était un personnage étrange, exigeant le silence complet durant son temps de travail, cependant que lui-même n’arrêtait pas de parler. Il n’aimait pas les visiteurs et nous devions user de toute notre diplomatie. Il avait pourtant annoncé la pose de la tête de Taharqa sur son corps reconstitué Le hasard a voulu que, ce jour, l’Ambassadrice de France nous rendait visite. Nous avons préparé le spectacle avec l’accord peu enthousiaste du restaurateur La tête fut déplacée et au

moment où l’ensemble de la statue était remis verticalement les différents morceaux se sont disloqués et sont tombés sur le socle prév u. Manque de chance, il faisait froid et la colle n’avait pas la consistance voulue. L’Ambassadrice a compris que le travail était compliqué et le restaurateur donneur de leçons a retrouvé une certaine humilité. Malgré cet épisode, les restaurations se sont poursuiv ies et le groupe des statues royales constitue le cœur du musée de Kerma. Après un temps de préparation, nous avons terminé les travaux de muséographie et l’inauguration du bâtiment a été effectuée le 19 janv ier 2008. Le Président du Soudan s’étant déplacé, il a fallu organiser une cérémonie digne de la découverte À cette occasion, tous nos amis et des générations de terrassiers des fouilles ont participé à la réunion En prenant la parole avec ce public conquis à l’avance, mon discours hésitant a eu un immense succès Après que le Président, à son tour, a parlé, ce dernier me rejoignant m’a malicieusement demandé si je comptais me présenter aux prochaines élections. Le musée est devenu un point de réunion pour les hommes habitués à aller au souk. C’était le rôle normal des chefs de famille pour les achats du marché Nous avons alors organisé des visites commentées pour les femmes et les enfants. Ainsi la réunion du vendredi est devenue régulière pour les familles se retrouvant à l’occasion de repas en commun Le musée a donc joué un rôle d’émancipation et aujourd’hui encore, on rencontre une foule constituée par les habitants de la région, mais aussi par des visiteurs venant de la capitale pour retrouver leurs parents, fiers de leur patrimoine.

La vie des statues s’est perpétuée jusqu’en 2022 car une exposition au musée du Louv re, à Paris, nous a permis de découv rir une fois encore les sculptures présentées de manière étonnante. Devant notre refus de tout déplacement des originaux, notre ami Vincent Rondot, conser vateur général, a élaboré une exposition faisant état non seulement de répliques en résine des sept statues effectuées par un laboratoire allemand à partir de scans 3D, mais en y ajoutant leurs parures de gy pse et de feuilles d’or, en ajoutant aussi des plaques de verre et de lapis-lazuli.

Des pendentifs représentant le bélier Amon donnaient également du prestige aux statues. Les fragments du visage de Senkamanisken étaient restitués pour l’occasion. De nombreux objets contemporains de la XX Ve dy nastie, retrouvés principalement en Ég ypte, préparaient les visiteurs à cette image des pharaons africains impressionnants par l’or qui brillait sur les surfaces de granit noir Cet événement a mis en valeur le passé glorieux du Soudan tout en évoquant les recherches en cours et les interprétations concernant l’histoire d’un pays resté presque inconnu. ■

DÉCOUVERTE

CÔTE D’IVOIRE, UNE PUISSANCE AGRICOLE

C’est le pilier de l’économie du pays. Un « patrimoine » inestimable qui doit se transformer, s’adapter pour entrer dans des modes de production durables et à haute valeur ajoutée.

Fève de ca cao
cu lt ivée à Sou bré, dans le su d- ou est du pays.

Terres d’émergence

Cacao, anacarde, coton, huile de palme, manioc, banane… Le secteur représente 25 % du PIB et fait vivre trois Ivoiriens sur cinq. Une richesse et des oppor tunités confrontées à de nouveaux défis : la transformation des matières premières, la souveraineté alimentaire – une priorité pour le président Alassane Ouat tara – et les ef fets du changement climatique. par Ph ilippe Di Nacera

Ch arge me nt de sa cs de ca cao prép arés pour l’ex po rtation, da ns le po rt d’Ab idja n.

Depuis 1960, l’agriculture s’est imposée comme la colonne vertébrale de l’économie ivoirienne De l’ère du président Félix Houphouët-Boigny à aujourd’hui, ce secteur a joué un rôle crucial dans le développement du pays, tant sur le plan économique que social. Le rôle central de l’agriculture dans l’économie ivoirienne ne date pas d’hier Le père de l’indépendance a vite compris que le développement agricole jouerait un rôle majeur pour la prospérité du pays Fils de cultivateur, lui-même planteur de cacao et de café dans sa région natale de Yamoussoukro, il maîtrisait parfaitement les codes du monde rural et agricole. Et c’est grâce au sy ndicat agricole africain, qui donnera naissance en 1946 au PDCI-R DA (le parti qui a permis l’indépendance), que démarre son ascension. Une fois arrivé au pouvoir, il met en place une politique de modernisation et d’expansion des cultures d’exportation, à l’instar du cacao et du café Le résultat se fait sentir dès les années 1970, quand le pays devient le premier producteur mondial de cacao, rang qu’il conser ve aujourd’hui.

LA CLÉ DE L’ÉCONOMIE NATIONALE

Cette stratégie se fait toujours sentir en 2024 Elle a permis au pays d’accéder à des ressources financières substantielles, qui ont alimenté le développement des infrastructures et financé des projets sociaux. Dans des régions forestières comme la Nawa, Houphouët-Boigny a encouragé l’installation de nombreux planteurs, ce qui a eu pour conséquence l’essor de plantations commerciales. L’agriculture ivoirienne a, dès ses débuts, bénéficié de politiques volontaristes qui ont assuré son rôle moteur dans l’économie du pays

Sous l’ère Ouattara, la place prépondérante du secteur ne s’est pas démentie Au contraire, le président en a fait la clé de l’industrialisation du pays Avec 25 % du produit intérieur brut, l’agriculture reste un secteur vital pour la Côte d’Ivoire. Plus de 60 % de la population active y est

employée. Selon les données du ministère de l’Agriculture et du Développement rural, en 2023, les exportations de produits agricoles ont généré environ 7 milliards de dollars, soit 38 % des ventes totales nationales. En 2023, la Côte d’Ivoire a produit plus de 2 millions de tonnes de fèves de cacao, selon les statistiques de l’Organisation internationale du cacao (ICCO) La cacaoculture génère chaque année des millions d’emplois directs et indirects, tout en constituant la principale source de devises du pays Bien que moins dominant, le café se taille également la part du lion, avec une production d’environ 1 million de tonnes par an D’autres filières se sont développées de manière significative au fil des années, notamment l’anacarde (noix de cajou), dont la Côte d’Ivoire est devenue le premier producteur mondial, avec plus de 1,25 million de tonnes en 2023 Le pays est également l’un des leaders continentaux de la culture de l’hévéa (caoutchouc). L’huile de palme, le coton et les fruits tropicaux, comme la banane et l’ananas, viennent compléter cet étal diversifié. Sans oublier les cultures vivrières, comme le riz, le manioc, le maïs, l’igname ou encore la banane plantain, qui nourrissent des millions d’Ivoiriens. Du côté des semences, la Côte d’Ivoire est sur la bonne voie, notamment en ce qui concerne le maïs et ses 895 000 tonnes produites en 2023. Des performances qui vont dans le bon sens, selon le ministre de l’Agriculture Kobenan Kouassi Adjoumani, qui, au cours du sommet sur les semences dans le secteur agroalimentaire, a rappelé la volonté du gouvernement de disposer d’un « semencier solide et diversifié ».

UN SECTEUR HAUTEMENT STRATÉGIQUE

Au titre du budget 2024, 2 000 milliards de FCFA (env iron 3,05 milliards d’euros) ont été alloués au secteur agricole par l’État ivoirien, soit une hausse de 5 % par rapport à l’année précédente Une copieuse enveloppe budgétaire, qui traduit la place stratégique de l’agriculture dans le développement. Les infrastructures rurales, à l’image des routes et des systèmes d’irrigation, bénéficient

d’une partie de ces fonds, tandis qu’une autre sera consacrée à la formation des agriculteurs, notamment aux nouvelles technologies agricoles. Mais l’agriculture ne se résume pas à ses retombées économiques. Elle joue aussi un rôle fondamental dans la cohésion sociale du pays. Environ 60 % de la population ivoirienne vit en milieu rural. Pour beaucoup, l’agriculture, qui constitue la principale source de revenus, est un puissant levier de réduction de la pauv reté, ainsi qu’un vecteur d’inclusion sociale, en particulier pour les jeunes et les femmes. Selon la Banque mondiale, la main-d’œuv re agricole est composée de femmes à 45 %, mais peu d’entre elles sont propriétaires foncières et elles peinent à accéder aux financements

Malgré les succès historiques et actuels, le secteur fait face à de nombreux défis : les effets du changement climatique (la forte pluv iométrie a affecté la campagne 20232024 de cacao, par exemple), la dégradation des sols, la fluctuation des prix sur les marchés internationaux Pis, la concurrence accrue dans certaines filières.

MODERNISER POUR AFFRONTER LES DÉFIS

La Côte d’Ivoire a pour objectif de renforcer la productivité agricole, tout en protégeant l’environnement. Une ambition qui se traduit par le Programme national d’investissement agricole (PNI A II) La deuxième génération du PNIA, courant de 2017 à 2025, bénéficie d’un budget d’environ 4 500 milliards de FCFA (env iron 6,8 milliards d’euros). L’initiative vise à moderniser les infrastructures rurales, à améliorer l’accès au financement pour les petits agriculteurs et à encourager la transformation locale des produits agricoles pour créer plus de valeur ajoutée et d’emplois. Si HouphouëtBoigny a fait de l’agriculture un pilier, aujourd’hui, le gouvernement a conscience que pour en faire un levier vers l’émergence, il faut passer à la transformation locale des produits Le Plan national de développement (PND) 2016 -2020 l’évoquait, le PND 2021-2025 considère l’industrie agroalimentaire comme un pilier de la transformation structurelle

Un levier réel de réduction de la pauvreté et un vecteur d’inclusion sociale.

LA QUÊTE DE LA SOUVER AINETÉ ALIMENTAIRE

La lutte contre la déforestation, liée à l’expansion des plantations de cacao, et l’adaptation face au changement climatique font aussi partie des priorités sur le plan écologique.

L’agriculture durable est d’ailleurs devenue un enjeu à part entière, avec l’adoption de

pratiques vertueuses Autre sujet majeur, outre le développement de l’agro-industrie : répondre à la question de la souveraineté alimentaire, tout en maintenant un rôle de premier plan sur les marchés internationaux.

S’il est vrai que la Côte d’Ivoire excelle dans la production de cultures de rente destinées à

Le prés i de nt Alassane O uat ta ra lor s de la CO P 15, la Co nventio n de s Na ti on s un ie s su r la lu tte contre la dé ser ti fication, qui s’es t te nu e du 9 au 20 ma i 20 22 à Abidja n.

et du Déve loppem ent rural

l’exportation, le pays reste encore dépendant des importations pour plusieurs produits alimentaires de base, tels que le riz, le blé, la viande, le poisson et certains produits laitiers Un véritable paradoxe Par exemple, en 2022, 1,5 million de tonnes de riz ont été importées, alors que le pays en produit et que cet aliment est consommé quotidiennement par des millions d’Ivoiriens Pour mettre fin à ce paradoxe, le gouvernement a pris des mesures. Mi-janvier 2024, l’exportation de produits vivr iers est suspendue de manière temporaire, pour une durée initiale de si x mois En ligne de mire de cette suspension : le riz et le manioc Le but ? Assurer un approv isionnement suffisant du marché local Le tout da ns un contex te d’in flat ion généra lisée, que certaines

voix commençaient à décr ier. Le 18 juin dernier, le président Alassa ne Ouat tara af firmait sa volonté : « Notre ambition est de transfor mer une plus grande propor tion de nos matières premières. À cet égard, notre pays est sur le point de devenir, à brève éc héance, le prem ier broyeur mondia l de fèves de cacao », ex pliquait-i l au x deux chambres du Pa rlement réunies en Cong rès. Un exemple qui résume la volonté du gouver nement de voir la Côte d’Ivoire maît riser l’ensemble de la chaîne de va leur, de la produc tion à la transfor mation. Empêcher une potentielle crise alimentaire intérieure causée par la hausse des prix mondiaux et l’instabilité d’approv isionnement due aux soubresauts géopolitiques, telle est alors la démarche Cette décision marque un tournant historique dans la politique agricole ivoirienne, en mettant l’accent sur la nécessité de garantir la disponibilité de produits alimentaires de base à un prix abordable pour les consommateurs locaux Une stratégie qui vise à renforcer la souveraineté alimentaire du pays Depuis, l’interdiction d’exportation a été partiellement levée pour certains produits vivriers, notamment les bananes plantains, le manioc et ses dérivés, ainsi que l’igname Mais nombreux sont ceux qui restent soumis à une autorisation d’exportation. La pandémie de Covid-19 et la guerre en Uk raine ont levé le voile sur la vulnérabilité des pays dépendant des importations alimentaires. La Côte d’Ivoire est à un tournant de sa vie agricole Pour que le secteur conser ve ses lettres de noblesse, les réformes doivent être poursuivies, associées à une gestion durable des ressources naturelles Ces mesures devraient permettre au pays de conser ver sa position de leader sur le continent, tout en assurant le bien-être de sa population En somme, le secteur agricole ivoirien reste une pierre angulaire de l’économie nationale, un moteur de croissance et d’emploi, mais aussi un secteur résilient et en constante évolution pour pouvoir mieux répondre aux défis de demain. ■

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Ko be nan Kouass i Adjou ma ni , mi nis tre de l’Ag ric ulture

Malgré les succès, le secteur fait face à de nombreux défis : le changement climatique, la dégradation des sols, la fluctuation des prix sur les marchés.

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Tour d’horizon des principales productions dans un pays qui ti ent le premie r rôle, en Af rique mais aussi dans le monde par Am élie Mon ney- Maurial

L’agriculture en Côte d’Ivoire ne se contente pas d’être une tradition séculaire ; elle constitue également le socle de l’économie moderne du pays En disant : « La terre est notre seule richesse », Félix HouphouëtBoigny soulignait l’importance cruciale de ce secteur. Du cacao, qui domine le marché mondial, à l’émergence d’autres cultures, comme l’anacarde et le latex, ces productions représentent des leviers économiques majeurs Alors que le pays cherche à diversifier son agriculture et à optimiser ses ressources, un tour d’horizon des principales cultures révèle un tableau dy namique et prometteur pour l’avenir de la Côte d’Ivoire.

Cacao

C’est la culture emblématique, représentant un peu plus de 40 % de la production mondiale En 2023, la production de cacao a atteint près de 2,3 millions de tonnes, consolidant ainsi la première place du pays au niveau mondial. Cependant, cette production intensive est associée à des défis environnementaux conséquents, notamment la déforestation. Pour la saison 20232024, la production de cacao est estimée à 1,75 million de tonnes, marquant une baisse de 20 % par rapport à la saison précédente en raison de plusieurs facteurs, tels que la propagation de la maladie virale du cacaoyer, les conditions météor ologiques défavorables causées par l’harmattan et El Niño, ainsi que le vieillissement des arbres.

Anacarde (noix de cajou)

La Côte d’Ivoire est également le leader mondial de la production de noix de cajou, avec environ 1,2 million de tonnes produites en 2023 Ce secteur contribue au PIB à hauteur de 7 %. Le pays est régulièrement en concurrence avec l’Inde et le Vietnam pour la première place mondiale.

Huile de palme

Le pays est le premier exportateur africain d’huile de palme brute et le deuxième producteur du continent après le Nigeria. Sa capacité de traitement avoisine les 800 tonnes par heure, répartie entre 16 grandes huileries et plusieurs petites et moyennes installations. Palmci, principal producteur du pays, a connu une baisse de ses résultats financiers en 2023, principalement due à la chute des cours mondiaux de l’huile de palme.

Latex (caoutchouc naturel)

Le caoutchouc naturel est un autre secteur en croissance rapide, avec une hausse de 24,3 % par rapport à 2022 En 2023, la Côte d’Ivoire est devenue le plus grand producteur africain, avec près de 1,7 million de tonnes, se hissant au rang de troisième producteur mondial. Le secteur du caoutchouc contribue de manière significative à l’emploi rural et aux exportations. Une nouvelle hausse est attendue pour 2024.

DÉ CO UV ER TE / Côte d’Ivoire

Noix de cola

La Côte d’Ivoire est parmi les plus grands producteurs mondiaux de noix de cola, avec environ 280 000 tonnes par an, soit 16 % de la production globale. Elle est aussi le premier exportateur africain, avec près de 70 % de sa production expédiée vers d’autres nations d’Afrique de l’Ouest, principalement le Nigeria.

Riz

La Côte d’Ivoire a produit 1,2 million de tonnes de riz en 2023, et devrait en produire davantage en 2024. Le pays dépend à 60 % des importations pour satisfaire la demande nationale, représentant près de 3 millions de tonnes par an. Pour atteindre l’autosuffisance d’ici à 2025, le gouvernement a mis en place une stratégie nationale de développement de la riziculture et investit dans la modernisation du secteur.

Coton

La Côte d’Ivoire a produit 347 922 tonnes de coton en 2023-2024, avec une prév ision de 367 000 tonnes pour 2024 -2025 (+6 %)

Le coton est majoritairement cultivé dans le nord et le centre du pays sur 400 000 hectares

Bien que le pays ne soit pas un leader mondial, il reste un acteur clé en Afrique de l’Ouest, soutenu par des subventions gouvernementales de 8,6 milliards de FCFA

Banane plantain

La production de bananes plantains est évaluée à environ 1,6 million de tonnes, bien que les données disponibles soient trop anciennes pour évaluer le niveau actuel C’est l’une des principales cultures vivrières du pays, menée essentiellement dans la zone forestière Contrairement à la banane douce, majoritairement exportée, la banane plantain est d’abord destinée à la consommation intérieure

Banane douce

En 2023, les exportations de bananes douces ont atteint 340 000 tonnes, en hausse de 4 % par rapport à l’année précédente Le pays est le 7e producteur mondial de cette variété, avec une production évaluée à 450 000 tonnes en 2019 La filière a généré 145 milliards de FCFA de chiffre d’affaires, représentant environ 3 % du PIB, et emploie près de 45 000 personnes, dont 9 000 directement 80 % de la production est exportée vers l’Union européenne ■

Alassane Doumbia

PCA du groupe SIFCA

«

Le groupe s’engage à réduire son empreinte environnementale »

Vé ri ta bl e pi onni er ag ro -industri el, SIFCA pa rt ic ip e active me nt au déve lopp em ent du se cteur su r le te rri to ire et por te de s projets nova te urs, à l’ima ge de la ce nt ra le él ectri qu e à biomasse Bi ovéa, prév ue pour 2 025. propos recueillis par Em manuelle Pont ié

AM : Le groupe SIFCA, trei ze filiales, premier employeur privé de Côte d’Ivoire avec 33 000 salariés, est présent dans cinq pays. Vous fêtez cette année soixante ans d’existence. Quel regard portezvous sur l’évolution du monde de l’agriculture dans votre pays depuis six décennies ?

Alassane Doumbia : En soixante ans, l’agriculture en Côte d’Ivoire a connu des transformations majeures et encourageantes. Elle est jusqu’à ce jour le moteur de l’économie, avec des cultures de rente comme le cacao, l’hévéa, l’anacarde, le palmier à huile, le coton, etc. L’industrialisation accélérée et la modernisation des chaînes de production et de commercialisation ont permis non seulement d’accroître et de diversifier les produits mis sur le marché, mais également d’améliorer leur qualité, tout en soutenant la croissance économique du pays Les innovations dans les techniques agricoles, l’accès à la formation et à la mécanisation, ainsi que les investissements dans les infrastructures ont profondément transformé le secteur Ces dernières années, la digitalisation et l’appropriation progressive des NTIC ont permis aux agriculteurs de maximiser leurs performances et offrent des perspectives majeures de croissance Aussi la place

prépondérante du secteur privé et des organisations agricoles a-t-elle positivement impacté la structuration du secteur agricole L’histoire de SIFC A, créée en 1964, se confond avec cette évolution et est un excellent modèle de transformation de l’agriculture ivoirienne Au départ pionnier dans les secteurs clés du café et du cacao, le groupe est aujourd’hui présent sur toute la chaîne de valeur, depuis l’exploitation des plantations industrielles jusqu’à la transformation et la commercialisation de l’huile de palme, du caoutchouc naturel et du sucre de canne. Il a ainsi intégré, au fil de son évolution, des pratiques plus durables pour répondre aux exigences des marchés internationaux et aux attentes en matière de responsabilité environnementale et sociale. Le groupe SIFC A a fait le choix de mettre l’humain au cœur de sa stratégie depuis 1964 Un modèle de développement basé sur trois valeurs, à savoir la responsabilité, l’éthique et la qualité, et qui fait de notre groupe le leader de l’agro-industrie en Afrique de l’Ouest et le premier employeur – après l’État de Côte d’Ivoire –, avec 33 000 employés, treize filiales, dont la dernière-née est Biokala, dédiée à la production d’énergie verte, et 21 usines. De nombreux défis persistent toutefois, notamment le financement durable du développement des exploitations agricoles, la sécurisation du foncier rural, l’impact du changement climatique, sans oublier la gestion durable des ressources naturelles Vous êtes spécialisés dans l’huile de palme, le caoutchouc et le sucre. Comment évoluent ces trois secteurs aujourd’hui ?

Les secteurs de l’huile de palme, du caoutchouc et du

sucre connaissent chacun des dy namiques spécifiques, influencées par les tendances économiques mondiales, les régulations de l’écosystème et les attentes des consommateurs. En ce qui concerne l’huile de palme, le secteur reste porteur, en raison de la demande croissante de produits alimentaires, cosmétiques et biocarburants Selon les projections, la consommation mondiale devrait atteindre environ 85 à 90 millions de tonnes d’ici 2030, soit une augmentation d’environ 30 % par rapport aux niveaux actuels. La Côte d’Ivoire, avec un climat favorable et une expertise acquise par ses acteurs, dispose d’atouts majeurs pour contribuer significativement à répondre à cette demande. Cependant, la pression foncière et les exigences pour une production durable incitent SIFC A et ses filiales à adopter des pratiques plus respectueuses de l’environnement et à obtenir des certifications internationales pour garantir un impact moindre sur les forêts et la biodiversité. La production d’huile de palme en Côte d’Ivoire est largement supérieure à la consommation nationale ; néanmoins, la souveraineté alimentaire reste un enjeu majeur en Afrique. Nos défis sont donc orientés vers l’accroissement continu des productions locales pour répondre en partie au déficit d’oléagineux en Afrique de l’Ouest, estimé à environ 2,5 millions de tonnes par an Pour le caoutchouc, le secteur est également en pleine croissance, avec une demande soutenue de l’industrie automobile et de diverses industries manufacturières. La Côte d’Ivoire est devenue

un acteur majeur de la production de caoutchouc dans le monde, avec plus de 1,7 million de tonnes en 2023, et est le troisième producteur mondial derrière la Thaïlande et l’Indonésie. Des efforts ont été faits pour moderniser les pratiques agricoles et améliorer la qualité du latex, en vue d’accroître sa compétitiv ité. De plus, avec une interprofession dy namique et tournée vers des objectifs communs, une traçabilité sur toute la chaîne de valeur et l’installation d’une capacité industrielle performante de première transformation, la Côte d’Ivoire dispose d’atouts clés pour la croissance soutenue de ce secteur. Cependant, ce dernier est sensible aux fluctuations des prix mondiaux, ce qui nécessite une gestion prudente et une diversification pour limiter les impacts des baisses de prix Et enfin, en ce qui concerne le sucre, l’une des priorités des industries sucrières en Côte d’Ivoire est d’assurer l’approv isionnement régulier du marché domestique par un produit d’une qualité irréprochable et à un prix accessible Dans ce cadre, et conformément aux engagements pris avec les pouvoirs publics, des investissements importants ont été mis en œuv re pour améliorer l’outil de production et les performances industrielles afin de tenir cet objectif. Ce secteur dispose d’un potentiel intéressant pour répondre à la demande régionale croissante en Afrique de l’Ouest. Toutefois, il fait face à des défis de coûts de production et

Ces dernières années, la digitalisation et l’appropriation progressive des NTIC ont permis de maximiser les performances et of frent des perspectives de croissance.

à l’efficacité de la régulation pour garantir la croissance durable des investissements nécessaires pour atteindre la taille critique permettant de faire face à la concurrence des importations. La stratégie de SIFC A dans ce secteur implique des investissements pour moderniser les plantations de canne à sucre et optimiser les procédés de production

Comment se répartit votre chif fre d’af faires entre le marché local et l’exportation ?

En considérant que le marché local concerne tous les pays d’Afrique de l’Ouest dans lesquels le groupe SIFC A est implanté, 100 % du chiffre d’affaires du secteur du caoutchouc est réalisé à l’export Ce qui représente environ 55 % du chiffre d’affaires consolidé. La part du chiffre d’affaires du secteur oléagineux et du secteur sucre est quasi exclusivement réalisée localement, en y incluant les ventes d’oléagineux réalisées en Afrique de l’Ouest

On parle souvent de la guerre des prix, pour les planteurs, pour l’expor t. Comment vous positionnez-vous par rappor t à ces questions ?

La guerre des prix est un sujet central pour les agriculteurs dans le monde, et spécifique pour les agriculteurs africains Elle impacte à la fois les producteurs locaux, en ce qui concerne leurs revenus, mais aussi la compétitiv ité des industriels de transformation que nous sommes Dans un contexte de volatilité des prix – notamment pour l’huile de palme, le caoutchouc et le sucre en ce qui concerne les importations –, l’optimisation des coûts, l’innovation et la diversification sont des stratégies indispensables pour faire face aux fluctuations des prix des produits agricoles, dont les cours varient sous l’influence de facteurs globaux comme l’offre et la demande, les coûts de production et la concurrence. Selon vous, comment la politique agricole du pays pourrait- elle être améliorée ?

Le cha ntie r de constructio n de la centrale él ectri qu e à bi om ass e Bi ovéa

La politique agricole en Côte d’Ivoire a fait des progrès significatifs, mais bien entendu, elle pourrait être optimisée pour mieux soutenir les agriculteurs, renforcer la durabilité et maximiser la compétitiv ité des filières agricoles sur les marchés internationaux On peut évoquer, parmi les priorités, l’amélioration de l’accès aux financements et aux ressources pour les petits producteurs et le renforcement des infrastructures rurales et logistiques. Des mécanismes de financement plus accessibles et adaptés aux réalités locales sont nécessaires pour que les petits producteurs puissent moderniser leurs pratiques, respecter les exigences des itinéraires techniques agricoles, et ainsi améliorer de manière significative leurs rendements L’amélioration des accès routiers, des installations de stockage et des unités de transformation permettrait aux agriculteurs d’écouler leurs produits plus efficacement et de réduire les pertes Enfin, la mise en œuv re d’une véritable politique d’accompagnement et de soutien aux champions nationaux pourrait permettre d’envisager progressivement une approche durable de la contribution du secteur privé national à l’essor du secteur agricole. Parlez- nous du projet de la centrale électrique à biomasse, porté par SIFCA en partenariat avec les français EDF et MERIDIAM , qui devrait sor tir de terre en 2025 ?

La centrale à biomasse est un modèle d’économie circulaire avec des retombées sociales fortes. Ce projet, dont les travaux de construction sont en cours, est situé dans la commune d’Aboisso, à environ 100 km à l’est d’Abidjan.

C’est une centrale dotée d’une puissance de 46 MW, qui sera alimentée par environ 520 000 tonnes de déchets de palmiers, fournis par Palmci, filiale du groupe SIFC A. Elle s’inscrit dans le cadre du Plan d’action national des énergies renouvelables 2014 -2030 de la Côte d’Ivoire, qui a l’ambition d’atteindre 45 % de son mix énergétique issus d’énergies renouvelables à l’horizon 2030, et va répondre aux besoins en électricité de l’équivalent de 1,7 million de personnes par an Cette centrale, dont la mise en serv ice est prév ue fin 2025, va générer au moins 500 emplois locaux. En revanche, pendant toute la période d’exploitation, ce sont plus de 1 000 équivalents temps plein locaux qui seront créés directement, avec à la clé des retombées économiques importantes et la création de nombreux emplois indirects stables. L’achat de la biomasse nécessaire au fonctionnement de cette centrale générera des revenus additionnels à près de 12 000 planteurs de la région pendant vingt-cinq ans, contribuant ainsi à l’amélioration des conditions de vie des populations rurales. Véritable innovation technologique et industrielle, Biovéa permettra ainsi d’év iter 4,5 millions de tonnes de CO2 sur les vingt-cinq ans d’exploitation et de fiabiliser le système électrique ivoirien. Le consortium ambitionne déjà de la dupliquer dans d’autres bassins agricoles de la Côte d’Ivoire La Fondation SIFCA, qui fête son dixième anniversaire cette année, a inauguré le Centre de nutrition en cancérologie Dominique Ouattara cette année Pouvez-vous nous parler de cette réalisation ?

Et quels autres projets pour la Fondation ?

C’est l’aboutissement d’un partenariat entre le groupe SIFC A et le CNRAO via la Fondation SIFC A, qui remonte à 2022. Il est marqué par une série de conventions et d’activités, notamment la convention pour la prise en charge des employés et de leurs ayants droit, ainsi que les communautés environnantes de nos sites, la subvention de prise en charge des femmes rurales atteintes de cancers, l’organisation de journées de sensibilisation et de dépistage avec le personnel du groupe et des femmes rurales, et la formation pour le renforcement des capacités du personnel médical de SIFC A. Entièrement

financé par la Fondation SIFC A, le Centre de nutrition

Dominique Ouattara a été réalisé sur une superficie de 250 m² Il est composé d’une salle de kinésithérapie pour la rééducation des malades du cancer, d’une cafétéria de 120 places pour les malades et leur famille, d’une cuisine aménagée et d’équipements modernes D’un coût global de 200 millions de francs CFA, ce centre de nutrition a pour objectif d’offrir un espace de restauration et de rafraîchissement aux patients et à leur famille, d’apporter un espace complémentaire dédié à l’écoute et à l’accompagnement nutritionnel des patients Peu avant ce centre de nutrition, la Fondation SIFC A avait déjà déroulé de grands projets dans divers domaines. Notamment son projet « 1 cantine scolaire = 120 repas dans mon école », pour réduire l’abandon scolaire et contribuer à la santé, à l’éducation et au bien-être des élèves. En seulement dix ans d’existence, la Fondation SIFC A en est à sa quatorzième cantine. Lancée en décembre 2014, elle a réalisé au total 250 projets dans divers domaines : l’éducation (80 projets) ; l’autonomisation des femmes (25 projets) ; l’environnement (14 projets) ; la santé et le sport (59 projets) ; et 100 autres projets portés sur des activités culturelles et la distribution de vivres et de non-vivres

Cette année, l’As de la palme a été remporté pour la première fois par une femme. Face à un monde agricole plutôt masculin, vous dites vouloir mener une politique du genre. C’est- à- dire ?

Contrairement à ce que l’on croit, le genre n’est pas forcément tourné vers l’homme et la femme. Il implique tout ce qui est lié au comportement, tout ce que l’on a en commun en matière de culture, de tradition, de coutume. Disons que les femmes constituent un genre, les hommes aussi. Les enfants, les personnes handicapées et les seniors également. Tout le monde est concerné. Et tout cela renvoie à l’égalité des chances. Au sein du groupe SIFC A, nous avons décidé de prendre le taureau par les cornes et de briser cette barrière, en luttant contre toutes formes d’inégalités. Objectif : permettre aux femmes, censées être la couche la plus vulnérable, de développer leur pleine potentialité Aujourd’hui, les résultats sont là, et Mme Ehouman Assoma Marie a remporté le prix de l’As de la palme 2024 La culture du palmier à huile, généralement réservée, à tort ou à raison, aux hommes, change désormais d’a priori.

Palmci, pour célébrer et récompenser les meilleurs acteurs et planteurs liés à la filiale. C’est surtout le résultat des efforts combinés de Mme Ehouman, qui a su appliquer à la lettre les consignes de durabilité en matière de production agricole, et de l’engagement du groupe SIFC A de contribuer à la fois à la promotion du genre, à la mise en œuvre effective de nos bonnes pratiques agricoles et au respect des exigences environnementales et sociales Enfin, quels sont les projets à court et moyen termes de votre entreprise ?

SIFC A a pour ambition de consolider sa position de leader dans ses secteurs d’activité, tout en poursuivant des initiatives visant à renforcer sa durabilité, son innovation, et son impact social. Nous continuerons à investir pour l’expansion, la modernisation des capacités de production et l’amélioration des chaînes de transformation, notamment en Côte d’Ivoire, au Liberia et au Ghana. La durabilité est une priorité pour nous Le groupe s’engage dans des initiatives visant à obtenir des certifications internationales et à réduire son empreinte environnementale Un accent majeur sera mis sur l’innovation et la transformation digitale, afin de renforcer la numérisation des processus agricoles et industriels pour améliorer la traçabilité, la gestion de la chaîne d’approv isionnement et la transparence Le groupe entend poursuivre, chaque fois que cela est possible,

Le groupe s’engage dans des initiatives visant à obtenir des certifications internationales et à réduire son empreinte environnementale.

C’est une grande première dans l’histoire de l’As de la palme, mené depuis 2016 par le groupe SIFC A, à travers

l’exploration de nouvelles opportunités pour étendre son activité dans d’autres pays d’Afrique de l’Ouest et renforcer sa présence sur les marchés régionaux. L’objectif étant de réduire les risques liés aux fluctuations des prix mondiaux, aux changements climatiques, et bien entendu de continuer à contribuer de manière significative à la souveraineté alimentaire en Afrique de l’Ouest. Enfin, toujours au centre de nos priorités, l’amélioration des conditions de travail et du développement communautaire par notre engagement ferme à toujours investir dans le bien-être des employés, ainsi que dans les communautés locales environnantes de nos sites d’implantation Des projets en matière de formation, de santé, et d’éducation sont en cours pour renforcer l’impact social du groupe. Enfin, SIFC A déploie également des programmes avec des agriculteurs locaux pour les aider à améliorer leurs pratiques et leurs revenus ■

Cacao, le paradoxe du leader

Depuis les années 1970, le pays est le champion du monde de la fève et de « l’or brun ». Une domination « brute », encore axée sur la matière première Aujourd’hui, l’enjeu de la transformation locale et de la production durable s’impose à l’État et à tous les acteurs de la filière.

Voilà plus d’un demi-siècle que la Côte d’Ivoire règne sans partage sur la production mondiale de fèves : 40 % du cacao consommé dans le monde est produit par le pays Une véritable manne économique, qui fait vivre près de 800 000 planteurs, tout en contribuant à hauteur de 15 % au PIB. Les chiffres pour la campagne 2024 -2025 ont d’ailleurs été rev us à la hausse, après un recomptage des fèves réalisés en septembre. Entre 2,1 et 2,2 millions de tonnes sont donc attendues pour cette période, avec un prix bord-champ plafonné à 1 800 francs CFA. Un constat qui, à première vue, fait rêver, mais qui cache une autre réalité. En effet, la Côte d’Ivoire peine encore à transformer localement son or brun Cette contradiction soulève de nombreux enjeux pour le pays, qui ambitionne de capter plus de valeur ajoutée à travers la transformation industrielle de la ressource.

UNE DÉPENDANCE ÉCONOMIQUE PROFONDE

Le développement économique de la Côte d’Ivoire et la cacaoculture sont intimement liés. La culture de la fève est la spécialité du pays depuis l’époque coloniale, les conditions climatiques et les terres se montrant propices. Une spécialisation accentuée ensuite par le père fondateur, le président Félix Houphouët-Boigny Dès les premières heures de l’indépendance, il fait le pari de la densification de la production et de l’exportation de la quasi-totalité de cette dernière. Une politique qui porte ses fruits En 1974, un peu plus de dix ans après l’accession à l’indépendance, la Côte d’Ivoire produit déjà 241 500 tonnes. Aujourd’hui, elle en est à 2,3 millions de tonnes Une ascension fulgurante, qui conduit la nation au premier rang des producteurs mondiaux. Mais cette performance porte aussi son revers. La spécialisation du pays dans la

Le sé ch age de s fève s au sei n de la pl anta ti on de l’Ami ti é à An gb avi a.

culture du cacao le rend particulièrement dépendant des marchés internationaux et des flux du cours du cacao. Ce mécanisme est d’ailleurs à l’origine de la grande crise économique qu’a connue la Côte d’Ivoire à la fin des années 1980. L’enjeu actuel du gouvernement d’Alassane Ouattara est de parvenir à créer de la valeur grâce à la transformation sur place, et non plus seulement à l’exportation, de cette matière première Aujourd’hui encore, en dépit de décennies de production de masse, seulement 30 % du cacao ivoirien est transformé localement Un accroissement notable par rapport aux années précédentes, mais qui reste faible compte tenu des ambitions gouvernementales L’essentiel de l’or brun prend le large pour l’Europe ou l’Amérique du Nord, où il est transformé en tablettes de chocolat, produit à haute valeur ajoutée.

LA TR ANSFORMATION LOCALE , UN DÉFI DE TAILLE , MAIS PAS IMPOSSIBLE

C’est conscient de ce défi que le gouvernement a inclus dans son Plan national de développement 2021-2025 des mesures incitatives pour encourager la transformation du cacao, avec un accent particulier sur l’industrialisation. De quoi attirer les investisseurs, comme tout récemment GCB Cocoa Singapore Pte. Ltd. Des subventions, des exonérations fiscales et des partenariats publicprivé sont également encouragés pour la construction d’usines locales.

Les efforts, progressivement, commencent à porter leurs fruits En 2015, le groupe français Cémoi posait déjà ses valises dans la zone industrielle de Yopougon – l’une des treize communes d’Abidjan. S’ensuiv ront des PME locales, comme Instant chocolat

Da ns l’usi ne de l’Ateli er du c hoco lat, à Ab idja n.

ou MonChoco, qui transforment le cacao en produits artisanaux. La transformation locale du cacao est en retard, mais des producteurs entendent renverser la vapeur, afin de se réapproprier le fruit de leurs propres terres. C’est le cas, par exemple, de Viviane Kouamé, artisan maître chocolatier, qui revendique une chaîne de production tree-to-bar (de l’arbre à la tablette) avec une intervention « sur toute la chaîne de valeur, depuis les champs jusque dans nos assiettes ». Une démarche qui démarre par le choix des fèves, se poursuit par leur récolte et se termine dans son atelier de fabrication de chocolat à Abidjan. Un choix teinté de ch « La matière première est loca mais les outils et instruments mécaniques prov iennent de l’extérieur, occasionnant des surcoûts considérables », explique-t-elle. Ajoutés à cela, la perception de la qualité et coût élevé des produits locaux qui, selon l’artisan, compliqu davantage leur mise sur le marché Néanmoins, « il y a de l’espoir, nous dit-elle, car de plus en plus de personnes s’intéressent aux productions locales, qui sont plus proches de nos cultures et semblent plus naturelles ».

produits chocolatés restent peu consommés dans un pays où le SMIG (salaire minimum interprofessionnel garanti) est fixé depuis 2023 à 75 000 francs CFA (env iron 115 euros). Le chocolat est toujours perçu comme un produit de luxe Il ne fait pas partie des habitudes alimentaires d’une majorité d’Ivoiriens, qui lui préfèrent des produits qu’ils jugent plus accessibles. Une réalité persistante, mais qui commence à changer.

Fève s br utes

Pour Madame Kouamé, la comparaison entre la transformation artisanale locale et l’exportation massive de cacao par les grandes industries n’est pas pertinente « Chaque industrie a ses réalités et son public », précise-t-elle Néanmoins, elle revendique de nombreux avantages à la transformation locale, tels que la valorisation du savoir-faire artisanal ou le renforcement du label made in Côte d’Ivoire

Des facteurs sociaux, qui compliquent la tâche des entrepreneurs sur le marché intérieur, entravent également l’avènement de l’industrie de la transformation du cacao en Côte d’Ivoire Si certains consommateurs sont av ides de cette production locale, les

La Côte d’Ivoire n’a donc pas uniquement pour défi de développer son industrie de transformation, mais aussi celui de renforcer sa capacité à commercialiser des ocolatés de qualité marché international. solution passe, pour ains acteurs locaux, la montée en puissance oduits certifiés bio sus du commerce table. Donc par une élioration de la qualité la fève ivoirienne. D’autres insistent r la double nécessité investir dans la formation technique et d’encourager les Ivoiriens à la consommation de chocolat. Le soutien aux initiatives de transformation artisanale pourrait par ailleurs jouer un rôle majeur dans l’essor de cette industrie.

UNE QUESTION DE SOUVER AINETÉ ÉCONOMIQUE

La Côte d’Ivoire cherche à renverser le modèle actuel, où l’exportation des matières premières reste dominante. Tant que le pays sera dépendant des fluctuations des prix du cacao sur les cours internationaux, sa capacité à renforcer son économie restera limitée. Créer de l’emploi et de la richesse, reprendre pleinement le contrôle de sa principale richesse, ce sont les objectifs du développement d’une industrie locale de transformation du cacao. ■

Le chocolat est toujours

perçu comme un produit

de luxe. Il ne fait pas par tie des habitudes alimentaires d’une majorité d’Ivoiriens, qui lui préfèrent des produits qu’ils jugent plus accessibles. Une réalité persistante, mais qui commence à changer.

Riziculture : l’impératif de l’autosuffisance

Près de 3 millions de to nn es de riz ont été conso mm ées en 2023. Le pays n’en a produit, cette mê me anné e, qu e 1,2 million Un écar t qu e le gouvernem ent ambitionne de combl er à l’horizon 20 30 par Ph ilippe Di Nacera

Nation agricole, la Côte d’Ivoire se heurte à un défi majeur : atteindre l’autosuffisance dans cette denrée. Qu’elle soit locale ou importée, la céréale, facile à cuisiner et peu onéreuse, se retrouve au quotidien dans les assiettes de millions d’Ivoiriens, avec une demande croissante causée par l’urbanisation rapide. Cependant, malgré le potentiel de la riziculture locale, le pays dépend encore largement des importations pour satisfaire les besoins de la population.

La problématique dure depuis des décennies. La Côte d’Ivoire importe la plus grande partie du riz consommé par la population Au premier trimestre 2024, le gouvernement a encore dû régler une facture particulièrement salée : 140,59 milliards de francs CFA pour payer 346 812 tonnes de riz. Un chiffre en baisse par rapport aux 431 514 tonnes de mars 2023. Le riz vient principalement des pays asiatiques, comme le Vietnam ou la Thaïlande et l’Inde Là-bas, la production, plus compétitive, bénéficie de techniques agricoles avancées et de rendements plus élevés

Cette dépendance, de fait, rend vulnérable la Côte d’Ivoire aux fluctuations des prix de la céréale sur les cours mondiaux Conséquence :

il pèse sur le pays des incertitudes sur la sécurité alimentaire. Les crises politiques mondiales répétées, ces dernières années, celle du Covid-19 ou de la guerre en Uk raine, ont rappelé l’importance de produire localement pour év iter les pénuries.

UNE PRODUCTION ENCORE INSUFFISANTE Riz africain, asiatique, l’hybride des deux (New Rice for Af rica), gambiaka, WITA, pluv ial ou irrigué… Les variétés de la céréale cultivées en terre ivoirienne sont nombreuses, mais peinent à s’imposer dans les assiettes des populations. Selon les chiffres du ministère de l’Agriculture et du Développement rural, la production nationale de riz paddy (riz non décortiqué) s’élevait à environ 1,2 million de tonnes en 2023. En augmentation par rapport aux années précédentes, mais encore insuffisante pour répondre à la demande intérieure. Quant au riz blanchi (consommable), sa production s’élève à 700 000 tonnes environ, ce qui est loin de combler le besoin de consommation. Le différentiel s’explique par le faible rendement des rizières ivoiriennes. La conjonction des méthodes agricoles traditionnelles, du manque d’irrigation, de la faiblesse des infrastructures et de l’accès

limité aux intrants agricoles modernes (engrais, semences améliorées) en est l’une des principales raisons. Alors que le rendement moyen des rizières ivoiriennes est de 2 à 3 tonnes par hectare, il peut atteindre 7 à 8 tonnes dans certains pays asiatiques

MULTIPLIER LES INITIATIVES

Dans le but d’atteindre l’autosuffisance, le gouvernement d’Alassane Ouattara a lancé plusieurs programmes pour renforcer la production locale de riz. Il s’agit, en 2018, du Programme national d’investissement agricole de deuxième génération (PNIA II), véritable figure de proue de cette nouvelle ambition affichée par les autorités ivoiriennes : stimuler la production agricole, en particulier celle de riz. Ce programme vise à moderniser les techniques de production, à améliorer l’accès aux intrants et à renforcer les infrastructures

L’initiative pour la riziculture en Afrique CA RD est une dy namique continentale qui vise à doubler la production De manière concrète, la CA RD soutient la mise en œuvre des politiques nationales, parmi lesquelles celle de la Côte d’Ivoire C’est dans ce cadre que le pays a lancé des projets de développement de rizières irriguées, à travers le programme SNDR II (Stratégie nationale de développement du riz 20202030), notamment dans les régions du nord et du centre, où les conditions climatiques sont particulièrement favorables

L’autosuffisance passe aussi par la transformation, et les autorités ivoiriennes l’ont bien compris. Le 1er août 2024, en Conseil

des ministres, le gouvernement a annoncé la création de dix unités industrielles de transformation de riz dans des villes telles que Ferkessédougou, Saïoua ou encore SanPédro. Toutes seront dotées d’une capacité de transformation de 5 tonnes par heure

Autre pan de la stratégie pour booster la production locale : la mise en place de partenariats avec des acteurs privés. En 2021, par exemple, un accord a été signé avec l’entreprise marocaine OCP Africa L’objectif est de fournir des engrais adaptés aux cultures locales. Des investissements ont par ailleurs été réalisés dans les infrastructures de transformation, notamment dans le but d’améliorer la qualité du riz produit localement

L’ANADER, Agence nationale d’appui au développement rural, a aussi un rôle à jouer pour vulgariser les bonnes pratiques agricoles. Les producteurs peuvent, grâce à elle, bénéficier de formations pour améliorer les techniques de culture, notamment la gestion des sols et l’utilisation de semences améliorées.

Moderniser les techniques agricoles, renforcer les infrastructures et améliorer l’accès aux financements pour les petits producteurs : pour arriver à l’autosuffisance, ces trois objectifs doivent être combinés Avec, à la clé, la réduction de la dépendance aux importations, mais aussi et surtout, la garantie d’une sécurité alimentaire durable pour la population ivoirienne Les efforts conjoints du gouvernement, des acteurs privés et des partenaires internationaux seront essentiels pour atteindre cet objectif à long terme. ■

Un
Moderniser les techniques agricoles, renforcer les infrastructures et améliorer l’accès aux financements pour les petits producteurs : ces trois objectifs doivent être combinés.

Dr Mohamed Anouar Jamali

«

Produire plus, mieux, durablement »

Pour le groupe marocain OCP, l’un des leaders mondiaux de production d’engrais et de nutriments, l’Afrique est un enjeu stratégique majeur. Et en particulier la Côte d’Ivoire. Entretien et retour d’expérience terrain avec le Chief Executive

Of ficer de la filiale panafricaine propos recueillis par Zyad Limam

AM : Quelle est la place de l’Afrique dans la stratégie du groupe OCP ?

Dr Mohamed Anouar Jamali : L’Afrique est au cœur de notre stratégie. Nous sommes un groupe marocain, nous sommes un groupe africain, nous sommes intimement impliqués dans le développement de notre continent. Notre mission va bien au-delà des intérêts commerciaux Nous sommes au cœur des enjeux agricoles. En Afrique, la population pourrait dépasser les 2 milliards d’habitants d’ici à 2050 Il faudra donc relever ce défi sans précédent de produire davantage de nourriture de manière durable et efficace. Aujourd’hui, près du quart de la production totale d’engrais du groupe OCP est destiné à répondre aux besoins du continent. Nous sommes donc pleinement engagés dans les objectifs de souveraineté alimentaire. Nous sommes également engagés dans la révolution agricole en cours.

L’Afrique possède des atouts considérables, notamment le plus grand potentiel mondial en matière de terres arables et d’accroissement des rendements Mais le secteur doit se transformer pour faire face à l’ampleur des besoins et des opportunités Nous appuyons cette transformation par une approche holistique, globale, qui dépasse la vente d’engrais. Nous agissons en renforçant la recherche et les études des sols, en structurant des initiatives durables pour accompagner les agriculteurs africains avec des solutions innovantes et adaptées à leurs besoins, en développant des programmes de formation Nous en sommes convaincus : l’Afrique peut non seulement nourrir sa population, mais aussi contribuer à la sécurité alimentaire mondiale, et ce tout en s’adaptant aux changements climatiques. Quelle est la spécificité d’OCP Africa ?

Servant plus d’une quarantaine de pays sur le continent, avec quatorze filiales, OCP Africa est un acteur clé de cette approche intégrée qui englobe la formation, l’accès aux intrants, le financement, la mécanisation, ainsi que les solutions digitales. À ce jour, nous avons soutenu et formé plus de 3,2 millions de fermiers En collaboration avec nos partenaires locaux, nous avons cartographié près de 50 millions d’hectares de terres agricoles. Cela nous permet de proposer en continu des formules de fertilisants

adaptées à chaque ty pe de sol et de culture. Ce travail de précision a permis d’augmenter les rendements de certaines cultures, comme le maïs ou le riz, de 20 à 40 % selon les régions.

Nous sommes engagés dans le développement de solutions à la fois opérationnelles et durables pour les petits exploitants, qui constituent le cœur de l’agriculture continentale Sans eux, absolument rien n’est possible

Nous en sommes convaincus : le continent peut nourrir sa population, mais aussi contribuer à la sécurité alimentaire mondiale.

Dans cette stratégie globale, quelle est la place de la Côte d’Ivoire ?

C’est l’un des pays clés de notre approche holistique La Côte d’Ivoire est une puissance agricole grâce à ses sols

OCP s’inve stit en p ar ti culi er dans la cu lt ure du ri z, pri or ité nat ional e.

fertiles, à son climat tropical, et surtout à l’engagement de l’État ainsi qu’au travail de tous les acteurs des différentes filières. C’est le premier producteur mondial de cacao, un acteur majeur pour le café, la noix de cajou, le caoutchouc. Le pays a fait des avancées remarquables dans des filières agricoles stratégiques, comme le riz, le maïs et le manioc, et nous sommes fiers de contribuer modestement à ces progrès. Depuis plus de dix ans, nous travaillons main dans la main avec les autorités ivoiriennes et les acteurs locaux pour soutenir le développement du secteur. Nous déployons un ambitieux programme d’une douzaine de projets stratégiques Et en accentuant les cercles vertueux en matière d’investissements, de recherche, de formation, la Côte d’Ivoire pourra certainement assurer sa sécurité alimentaire, mais aussi devenir un modèle d’agriculture durable pour toute l’Afrique de l’Ouest. Les investisseurs doivent -ils s’intéresser au secteur agricole en Côte d’Ivoire ?

Absolument, le secteur offre d’immenses opportunités pour les investisseurs, tant locaux qu’internationaux. Tout d’abord en s’inscrivant dans les objectifs de souveraineté alimentaire définis par le gouvernement, par exemple le riz. En investissant aussi dans le secteur agro-industriel et la transformation des matières premières phares, comme le cacao, pour accroître la valeur ajoutée locale et assurer un emploi durable à la jeunesse ivoirienne Mais aussi en travaillant sur des secteurs connexes et tout aussi importants, comme les infrastructures de transport et de stockage, les technologies agricoles, les serv ices financiers dédiés aux agriculteurs Le développement des infrastructures, par exemple, pourrait réduire les pertes post-récolte et faciliter l’accès aux marchés.

Nous avons évoqué les exigences de souveraineté alimentaire, en particulier dans le secteur du ri z.

En quoi OCP Africa par ticipe-t- il à la réalisation de cet objectif ?

de maïs ont bénéficié de ces initiatives, contribuant à une production de plus de 25 000 tonnes sur 4 500 hectares, avec des rendements satisfaisants. Vous êtes impliqué, en amont, dans un projet éducatif majeur, celui de la Digital Farming School à Yamoussoukro. En quoi la formation est- elle une activité commerciale ?

La Digital Farming School entre pleinement dans notre concept d’approche globale. La formation est un levier indispensable pour assurer un développement agricole durable. L’école est un projet phare développé en partenariat avec l’Université Mohammed VI Poly technique (UM6P) et l’Institut poly technique Félix HouphouëtBoigny (INP-HB). C’est la première école d’agriculture digitale en Afrique ! Adossée à une ferme expérimentale, elle répond à d’incontournables priorités : préparer une nouvelle génération aux évolutions de l’agriculture moderne, se former à ce que l’on appelle dorénavant l’agritech, contribuer à la transformation durable de l’agriculture ivoirienne, et plus largement africaine. En quoi le digital farming est- il un élément stratégique dans le développement des agricultures africaines ?

Le digital farming, l’agriculture numérique, l’agritech… Ces concepts sont révolutionnaires pour le secteur agricole, particulièrement en Afrique. Il s’agit d’appliquer des technologies numériques pour optimiser l’ensemble des processus, depuis la gestion des sols jusqu’à la commercialisation des récoltes et la réduction des pertes après récolte. L’approche digitale permet d’intégrer les questions liées au stockage, au traitement, à la transformation et à la distribution des produits agricoles.

L’approche digitale permet d’intégrer les questions liées au stockage, au traitement, à la transformation et à la distribution des produits agricoles.

Nous collaborons étroitement avec les autorités ivoiriennes pour structurer la chaîne de valeur du riz et aussi celle du maïs Nous travaillons sur la formation, l’innovation, le développement de formule d’engrais adaptés qui augmentent le rendement de 20 %. Nous avons mis en place des fermes modèles qui agrègent les petites exploitations et fournissent des serv ices complets, incluant mécanisation, financement et accès aux marchés En 2023, 4 000 producteurs de riz et

Et aussi de maîtriser au mieux les conditions climatiques changeantes. Le modèle digital permet enfin d’attirer les jeunes Africains vers les métiers de l’agriculture. Ces vocations sont nécessaires Des discussions en cours avec des acteurs locaux et globaux portent sur le développement de la Digital Farming School dans d’autres pays du continent. La Côte d’Ivoire doit faire face à d’importants enjeux en matière de changement climatique et de développement durable Que peut appor ter OCP sur ce front ?

Ma qu et te de la Di gi ta l Fa rm ing S ch ool à Ya mous soukro, qu i devrait êt re inaugu ré e en ja nvie r 20 25

Nous agissons là où nous avons une expertise et une expérience. L’un des plus grands défis pour l’agriculture durable en Afrique reste la dégradation des sols. OCP Africa a adopté une approche intégrée basée sur la cartographie des terres agricoles et le développement de formules spécifiques d’intrants pour chaque région. En Côte d’Ivoire, nous avons cartographié 2,5 millions d’hectares, permettant de développer 23 formules spécifiques pour la culture du cacao. Dans cette bataille, la technologie est un allié indispensable. À titre d’exemple, OCP Africa développe l’utilisation du GIS, le Geospatial Information System, en

partenariat avec des équipes de recherche de l’Université Mohammed VI Poly technique (UM6P) et du Massachusetts Institute of Technolog y (MIT). Le GIS se positionne comme un outil essentiel dans le suiv i des cultures en Afrique. Cet outil permet d’ores et déjà de produire des cartes agricoles reconnaissant les parcelles et les cultures, de suiv re leur croissance, de détecter les maladies, de prédire et d’estimer les rendements Ces données précieuses facilitent les actions, préventives ou correctives, à entreprendre par tous les acteurs concernés, depuis les petits fermiers jusqu’aux autorités compétentes, en passant par tous les partenaires ■

L’ombre du changement climatique

Co njugue r le développ em ent économique veloppe ment et des pratiques agricoles durabl es s’impose s co le pour préser ve r les popula tio ns, les te rres tions, s rr et la bio di ve rsité. par Am élie Monney- Maurial n ne

Le

En Côte d’Ivoire, le changement climatique est plus que jamais un enjeu majeur, avec des conséquences concrètes observables au quotidien : périodes de sécheresse prolongées suiv ies de pluies tardives compromettant les récoltes, température plus élevée que jamais, érosion régulière des sols, montée du niveau de l’eau et biodiversité qui s’efface Face à cette situation alarmante, en partie causée localement par la déforestation, de nouvelles réglementations voient le jour, visant à protéger les forêts tropicales dans le monde entier, parfois au détriment des populations locales qui vivent de ces cultures. Allier aujourd’hui agriculture durable et développement économique est un équilibre complexe où l’État ivoirien, les agriculteurs, les coopératives, les ONG, les acheteurs professionnels et le consommateur final ont tous un rôle à jouer.

LA LÉGENDAIRE FERTILITÉ DE LA TERRE

IVOIRIENNE REMISE EN CAUSE

Les forêts tropicales jouent un rôle crucial à l’échelle de la planète, pour l’ensemble des populations, en agissant comme un puits de carbone, régulant le climat mondial, préser vant la biodiversité et fournissant des ressources vitales. Aujourd’hui, leur affaiblissement remet en cause ce rôle, conséquence d’un usage intensif dédié à une agriculture qui répond aux demandes locale et internationale intenses.

Depuis 1960, près de 80 % de la couverture forestière ivoirienne a disparu, principalement en raison de la déforestation, notamment pour les cultures du cacao, du café, de l’hévéa et de l’huile de palme, qui exigent des surfaces considérables et des sols suffisamment riches pour donner des productions généreuses Les agriculteurs abandonnent ainsi un sol agricole qui s’épuise, au profit d’une forêt sauvage qui va être rasée pour accéder à son sol riche en nutriments et chargé en carbone, acteurs de la fertilité. Les terres n’étant pas illimitées, le risque est de voir disparaître la forêt et sa fonction

Depuis 1960, près de 80 %

de la couver ture forestière ivoirienne

a disparu. Les cultures du cacao, du café, de l’hévéa, de l’huile de palme, exigent des surfaces considérables.

vertueuse de réduction des gaz à effet de serre, et d’assister dans le même temps à une baisse des productions agricoles dans un pays qui en dépend économiquement. En effet, la Côte d’Ivoire a toujours eu un avantage économique considérable en Afrique de l’Ouest, grâce à la fertilité de sa terre. Elle est aujourd’hui remise en cause, et l’avenir économique du pays se jouera très certainement là-dessus. Cet affaiblissement de la fertilité des sols est aussi lié à l’utilisation intensive de phytosanitaires, qui viennent altérer leur qualité et les appauv rissent considérablement.

PRÉSERVER L’ENVIRONNEMENT, PARFOIS

AU DÉTRIMENT DE LA POPULATION ?

Moderniser les pratiques pourrait permettre aux agriculteurs d’améliorer leurs conditions de travail et le rendement de leurs productions. Il est prouvé aujourd’hui que l’utilisation de pesticides a des conséquences dramatiques sur la santé de celles et ceux qui les utilisent dans les champs, tout en détériorant les sols Mais pour réduire l’utilisation d’intrants chimiques, il est impératif de passer par des formations à des méthodes plus durables et par l’utilisation d’engrais naturels, innovants. Toutes ces améliorations nécessitent des politiques de proximité et des financements pour accompagner les agriculteurs dans la transition

Au-delà de la question des pesticides, qui reste encore trop peu abordée – notamment parce que la demande du marché local n’est pas encore sensible aux produits issus d’une agriculture raisonnée, voire biologique –, il reste la question majeure de la déforestation

Le Ghana et la Côte d’Ivoire ont créé la norme ouest-africaine ARS-1000, qui établit les exigences de bonnes pratiques pour garantir la traçabilité et la durabilité de la filière cacao. Sur le terrain, certaines critiques émergent quant aux processus radicaux de préser vation, allant jusqu’au déguerpissement de populations installées aux abords de forêts protégées L’év idente et

légitime volonté de préser ver ces zones de la déforestation a parfois des conséquences désastreuses à l’échelle des familles, qui se trouvent chassées sans solution à court terme pour subvenir à leurs besoins primaires

Ces normes ouest-africaines vont être désormais renforcées par celles de l’Europe, via le Règlement européen contre la déforestation et la dégradation des forêts

Certains agriculteurs ne pourront plus vendre leur cacao au marché européen, qui interdit à partir du 30 décembre 2024 la mise sur le marché ou l’exportation de produits ayant contribué à la déforestation ou à la dégradation des forêts Même si les PME auront six mois de plus pour s’y conformer, on peut s’interroger sur la capacité de l’ensemble des acteurs à régulariser leurs pratiques prochainement, pour un cacao importé en Europe qui devra désormais remplir trois critères :

•un cacao « zéro déforestation », c’est-à-dire sans déforestation ou de dégradation après la cut-off date ;

•un cacao légal, qui soit en phase avec la législation du pays d’origine ;

•un cacao faisant l’objet d’une déclaration de diligence raisonnée.

LE COMPLEXE TIS SAGE D’AIDES TECHNIQUES ET FINANCIÈRES DE L’ÉTAT ET DES ONG

L’Union européenne accompagne l’État ivoirien, en travaillant avec le Conseil du café-cacao, à l’élaboration d’un système national de traçabilité Il semblerait que des avancées aient été réalisées, même si tout ne se fait pas aussi rapidement qu’espéré et bien que certains aspects restent à améliorer

Pour certifier que le cacao acheté ne prov ient pas d’une zone qui était encore forestière au 31 décembre 2020, la carte qui est développée montrera précisément les zones forestières et les zones déforestées à cette date. Ainsi, grâce aux points GPS, il sera possible d’identifier si un cacao vient d’une parcelle déforestée après le 1er janv ier 2021 et, dans ce cas, il ne pourra pas être vendu sur le marché européen

Cette carte a été établie par le BNETD, le

bureau national d’études techniques et de développement. Renaud Lapeyre, responsable Côte d’Ivoire de l’ONG Nitidæ [voir interview pages précédentes], estime que la situation est globalement positive : de nombreux planteurs ont été recensés et disposent aujourd’hui de cette carte. Cependant, l’accompagnement doit aussi êtré mené sur le terrain. Il faut davantage de soutiens financier, technique et logistique pour que les ONG ivoiriennes et internationales puissent renforcer la traçabilité et aider les agriculteurs localement

De nombreuses études s’accordent à dire que les nouvelles réglementations européennes sur la déforestation engendreront des coûts supplémentaires, qui seront majoritairement imputés aux coopératives, qui assureront le suiv i de la traçabilité et la lutte contre la déforestation

Il est donc nécessaire que le secteur privé et les acheteurs de cacao contribuent à ces frais, car les coopératives et les

agriculteurs devront s’organiser pour garantir la traçabilité et le respect des nouvelles normes auprès de ces acteurs en particulier.

À terme, c’est aussi une question de société, qui doit interpeller les consommateurs européens. S’ils sont déjà de plus en plus favorables à une consommation locale, ils continuent d’acheter des produits disponibles essentiellement sur les terres d’autres continents, comme le cacao et le café Une prise de conscience à l’égard de ces produits permettrait d’accepter un prix plus élevé, qui refléterait non seulement la localisation de leur production, mais aussi les conditions équitables pour les agriculteurs Payer un peu plus pour le chocolat et le café, c’est garantir que ces produits offrent un revenu décent aux agriculteurs et contribuent à la préser vation des forêts, bénéfiques à toutes et tous. C’est un engagement pour une économie plus juste et durable, où les bénéfices de nombreuses filières seront mieux partagés ■

Pl anta tio n de coto n dans la ré gi on de Ko rhog o. Prés er ve r la fe rtil ité de s so ls pour acc roît re le s re nd em ents

Portraits de terrain

Elles et ils so nt jeun es, dy namiqu es, et fourmill ent d’approches nova tric es, dessinant les contours de l’agro -industri e de de main. par Jihane Zorkot

MAKANY TOURÉ AF TERMARKE T

« Offrir des produits de qualité, contrôlés par une technologie de pointe, à des prix abordables »

TOUT AU LONG de son parcours universitaire et professionnel, cette jeune entrepreneuse ivoirienne a su acquérir une expertise solide dans le domaine agricole Ayant étudié dans les plus prestigieux établissements en Côte d’Ivoire et aux États-Unis, cette passionnée d’analyse de données statistiques peut se vanter d’avoir exercé pour les plus grands organismes, tels que le Programme alimentaire mondial et la Banque mondiale à Washington DC Elle se fait connaître en 2022 en remportant le concours Miss 2.0 avec son projet Af terMarket. Cette start-up est conçue pour soutenir les petits agriculteurs, en utilisant des platesformes numériques afin d’améliorer les processus post-récoltes et accroître l’accès au marché. Son objectif est d’autonomiser les femmes dans le secteur, en leur donnant les outils et les connaissances dont elles ont besoin pour prospérer économiquement et durablement. Grâce à une base de données recensant 60 productrices partout en Côte d’Ivoire, elle opère aussi au niveau du monde rural en offrant des formations sur les pratiques innovantes de réduction du gaspillage alimentaire. Après quatorze mois d’activité, Af terMarket a déjà reçu plusieurs distinctions, notamment le prix de la Meilleure start-up logistique à AfricA rena 2024

CAFÉ CONTINENT

« De la sélection des grains jusqu’à la préparation en tasse »

C’EST en Australie que Hadi Beydoun se découv re une passion pour l’art du café. Après avoir arpenté le globe durant son parcours universitaire, il rev ient s’installer à Abidjan et fonde Café Continent, son usine de torréfaction, en 2021. Avec pour cœur de métier la création de cafés africains de qualité supérieure. L’entreprise est déterminée à offrir une expérience unique, mettant en valeur les riches saveurs des grains ivoiriens, en les alliant à d’autres provenant principalement de pays du continent, tels que le Kenya, l’Éthiopie ou la Tanzanie La Côte d’Ivoire étant le troisième exportateur mondial de café, le défi était de pouvoir proposer un produit gourmet de qualité, répondant aux normes de traçabilité. Les grains issus des meilleurs crus sont méticuleusement sélectionnés avec des coopératives et producteurs locaux, généralement dans les régions de Man et Danané Les fèves sont ensuite travaillées et alliées à d’autres pour offrir des notes et mélanges riches en saveurs. De la graine à la tasse, le produit peut être dégusté dans l’un des trois coffee shops d’Abidjan portant le même nom que la marque sous forme de capsule, café en grain ou drip bag. La production est made in Côte d’Ivoire à 100 % et est également vendue dans d’autres pays, notamment le Sénégal, le Gabon, le Congo, ainsi qu’au Liban. Hadi Beydoun détient le titre d’Arabica Q-grader, une certification unique lui permettant d’évaluer et de noter des cafés de ty pe Arabica.

ALEX ASSAHORE COLONIE

« Notre vision est de faire de l’apiculture ivoirienne une industrie prospère en Afrique et dans le monde »

DEPUIS son enfance, Alex Assahore est fasciné par les abeilles Diplômé d’un master en marketing, il se lance dans le secteur de l’apiculture pour répondre aux besoins d’un marché où la demande dépasse l’offre. En 2021, l’entreprise Colonie voit le jour.

Le défi : produire un miel 100 % made in Côte d’Ivoire, à la fois qualitatif et respectueux de l’environnement, le tout en encourageant les producteurs locaux Quatre ans après le début de cette aventure, la petite entreprise compte plus de 350 ruches réparties dans six villes différentes, dont Yamoussouk ro et Katiola. C’est en étant au plus près de ses apiculteurs que Colonie s’engage à fournir aux consommateurs un miel de qualité. Un projet à 360 degrés, dans lequel chaque maillon de la chaîne est acteur du changement. De nombreuses campagnes de sensibilisation sont menées auprès des apiculteurs, notamment pour prévenir les feux de brousse. On leur dispense régulièrement des formations sur la protection de l’environnement et le reboisement. Colonie s’engage également à défendre l’intérêt des producteurs locaux et à booster leurs conditions socio-économiques En juin 2024, la structure est arrivée à la seconde place du Prix Pierre Castel, récompensant 36 entrepreneurs agricoles dans six pays africains. Alex Assahore souhaite placer son produit au cœur de l’innovation, avec un packaging d’exception qui le distingue de la concurrence. Produisant principalement du miel d’acacia et d’anacarde, il innove également avec la création d’un miel au gingembre qui fait l’unanimité Il souhaite imposer son produit, disponible aussi bien en épiceries fines qu’en grandes surfaces, sur les marchés internationaux et valoriser la richesse du terroir ivoirien

FRÉDÉRIQUE GUEÏ

SOST NUTS

« L’autosuffisance alimentaire peut être une réalité en Afrique »

GÉNIE en procédés physicochimiques et ingénieure en gestion des risques industriels de formation, elle est convaincue que l’autosuffisance alimentaire est une perspective réaliste en Afrique. En 2015, Frédérique Gueï quitte Toulouse et vient s’installer à Abidjan, où elle découv re qu’elle souffre de colopathie fonctionnelle, ce qui la pousse à adopter un mode de vie sain basé sur la nutrition et le bien-être. À l’aide de ses formations et expériences personnelles, elle se lance dans une série de tests sur les céréales et oléagineux naturellement sans gluten disponibles en Af rique subsaharienne. En novembre 2018, elle crée SOST, une marque de produits nour rissant à la fois le corps, l’espr it et l’âme. L’entrepreneuse se spécialise

dans le snacking, proposant une gamme de biscuits, de conf iseries, de farines et d’autres dérivés principalement à base de noix de cajou. Fin 2020, elle décide de placer la barre plus haut, et s’associe avec la directrice générale de son four nisseur de noix de cajou, Cy nt hia Niamoutié, du groupe Cilagri Ensemble, elles fondent en mars 2022

SOST NU TS, alliant ainsi leurs forces et savoir-faire respectifs af in d’apporter un changement signif icatif et durable dans le paysage de l’ag roalimentaire indust riel

Elles proposent un éventail de produits qui allient santé et plaisir du goût, en toute transparence pour le consommateur Par ailleurs, l’usine sœur Cilagri cajou est un site certif ié HACCP et BRC AA Vendue principalement en épiceries fines et grandes surfaces, la collection

SOST NU TS est également disponible en France, où elle représente fièrement la Côte d’Ivoire et les produits de son terroir. Frédér ique Gueï, passionnée de cuisine, partage également des recettes healthy et au bon goût de Côte d’Ivoire sur son compte @a_la_table_des_origines

LYNNE FAKHRI

ATELIER WAKK A

« Allier la richesse du terroir africain au savoir-faire des maîtres confituriers »

PASSIONNÉE de cuisine et de bien-être, Ly nne Fakhri propose dès 2016 des jus naturels, frais et pressés à froid. Succès immédiat puisque, aujourd’hui, elle se positionne comme l’une des références dans le domaine à Abidjan. Mais pour cette entrepreneuse, l’ambition est plus grande. Elle souhaite faire rayonner les richesses du terroir ivoirien et proposer au grand public des produits 100 % made in Af rica. Avec son associée et amie d’enfance Sophie Marraud des Grottes, elles fondent en 2021 l’Atelier Wakka. La recette du succès, c’est de transmettre la

passion du goût dans une région où la nature est ancrée au cœur des traditions. Elle propose ainsi une gamme de confitures de fruits exotiques fabriquée localement dans les règles des ar tisans confituriers français Tous les produits sont choisis minutieusement en circuit fermé avec des producteurs locaux, et les recettes s’adaptent au gré des saisons. Les confitures sont mijotées dans des chaudrons en cuiv re, af in de sublimer les arômes des fruits, et elles contiennent moins de sucre que les recettes classiques En 2023, la structure rempor te le prix d’argent du concours Épicures de l’épicerie fine pour son délicieux chutney de mangue aux épices, dans la catégorie « Confitures, assimilés et chutneys ». Fort d’un réseau de distribution en France, en Suisse, en Belgique, mais aussi en Espagne, l’Atelier Wakka se hisse dans les rangs des produits d’élite du savoir-faire à l’ivoirienne

DANIEL OULAÏ

GR AINOTECH

« Faire de l’agriculture un moteur du succès collectif »

DE LA FOURCHE à la fourchette, tel est le credo de Daniel Oulaï, agroéconomiste de formation et entrepreneur social. Petit-fils de paysans, c’est en constatant les difficultés de ses grands-parents à vendre leurs récoltes de manière équitable que germe en lui l’idée de fonder une entreprise à finalité sociale. En mai 2017, naît GrainoTech, une société d’ingénierie agricole et animale, qui se distingue sur le marché par son engagement dans l’innovation, la durabilité et le soutien aux producteurs locaux La structure se décline en plusieurs entités – Porc’Ivoire, Riz Danané et Aliment des montagnes – et compte plus de 3 000 bénéficiaires, dont 71 % de femmes impactées par ce projet

La force de l’entreprise réside dans l’organisation de ses filières, basée sur un système d’intégration totale, depuis les unités de production paysannes jusque dans l’assiette du consommateur. Daniel Oulaï souhaite promouvoir une agriculture bas carbone et adaptée au défi des changements climatiques locaux. Avec une approche holistique et écologique, l’entreprise adopte la politique du zéro déchet Ainsi, les produits issus du label Riz Danané aident plus de 500 femmes à améliorer leurs revenus, et les déchets liés à cette production sont directement transmis à Aliments des montagnes pour répondre aux besoins nutritionnels des animaux – notamment ceux de Porc’Ivoire. L’entrepreneur assure par ce biais un élevage de qualité supérieure et des produits répondant aux normes de traçabilité. De nombreux emplois ont pu être créés, et proposés notamment à la jeunesse, qui est formée et encadrée par la fondation de la GrainoTech. À l’aide de divers appuis et soutiens, dont un financement de la fondation Bill Gates d’une valeur de près de 200 000 euros, Daniel sème son combat et compte bien goûter les fruits de sa récolte. ■

entret ie n

Delphine Minoui

« EN STIGMATISANT, ON CRÉE DES MONSTRES »

La jour na liste francoiran ienne, spécialiste du Proche-Orient, signe un nouvel ouvrage coup de poing, mettant en scène une génération Z bien décidée à se déba rrasser des ca rcans d’un monde obsolète. Quand les mots font acte de résistance. propo s re cu ei lli s pa r Ca th er in e Fay e

Gra nd reporter, spéc ia liste du Proc heOr ient, qu’elle si llon ne depuis vi ng tcinq ans, prix Albert Londres pour ses reportages sur l’Irak et l’Iran, Delphine Mi noui nous fa it entendre la révolte des Iraniennes dans un nouveau roman écrit sous la forme d’un monologue intérieur. En se glissant dans la peau d’une adolescente prête à mourir pour défendre la liberté, l’autrice franco-iranienne porte ici le combat d’une nouvelle génération en pleine ébullition. Deux ans après le soulèvement Femme, Vie, Liberté, deux ans après la mort de Mahsa Amini et de Nika Shakarami, arrêtées par la police des mœurs, c’est un texte coup de poing contre le poids de la religion, le patriarcat, l’injustice. Mais aussi une réf lexion sur les processus de domination et de soumission, intimes, collectifs et politiques. L’héroïne s’appelle

Bad-jens : mot à mot, mauvais genre. En persan de tous les jours : espiègle ou ef frontée À 16 ans, cette jeune fille d’aujourd’hui

incarne l’audace et la résistance, la vie et l’avenir Comme dans Je vous écri s de Téhéran, une lettre posthume à son grand-père, et Le s Pa sseurs de livres de Daraya, où de jeunes révolut ionnaires sy riens font le pari insolite de créer une bibliothèque clandestine, Delphine Minoui met en lumière les ressor ts de l’huma nité et dénonce l’obsc urantisme. Rencontre avec une femme engagée.

AM : Après avoir évoqué la résistance souterraine par les livres, vous mettez en avant le dévoilement du corps féminin comme arme de contestation. Qu ’est -ce que ces actes d’insoumission nous disent ? Delphine Minoui : Ces gestes indiquent que même da ns les contextes les plus noirs, il y a toujours de l’espoir Il suffit d’ouvrir les yeux pour le trouver. On a l’exemple de l’ancienne Union soviétique, où ont été produites les plus belles œuvres littéraires, les meilleures pièces de théâtre. Pour dire ce que l’on ne peut exprimer frontalement, on va faire un pas de côté, ouvrir une brèche dans le mur. Parce que l’interdit suscite une envie de raconter différemment. Que ce soit dans Les Passeurs de livres de Daraya, où une bande de jeunes révolutionnaires se raccroche à la culture et à tout ce qui reste de son patrimoine – en sauvant les livres des ruines pour créer une bibliot hèque clandestine dans un sous-sol –, ou que ce soit les adolescentes iraniennes de Badjens qui, dans un geste très emblématique, retirent leur voile pour afficher leurs cheveux, devenant à leur tour des instruments de résistance, telles des armures de combat, cela nous prouve que la protestation ex iste Face au x adorateurs de la mort, en Sy rie avec Bachar Al-A ssad ou en Iran avec un régime qui a inst rumentalisé la ma rt yrolog ie, nota mment penda nt les huit années de guerre avec l’Irak, ces jeunes parv iennent à opposer la vie et, mieux encore, la joie, le corps, la culture et les livres comme formes de subversion et armes de contestation Le philosophe Gilles Deleuze disait : « Le pouvoir exige des corps tristes. Le pouvoir a besoin de tristesse parce qu’il peut la dominer. La joie, par conséquent, est résistance, parce qu’elle n’abandonne pas. » Cela illustre bien l’idée que la tristesse – en imposant le noir, le foulard, la mort – est un verrou pour tenir une population. Et qu’en se plaçant du côté de la pulsion de vie, du souffle vital, en dansant, en chantant, on objecte que l’on fait face, avec détermination.

Debout sur une benne à ordures, Badjens met le feu à son voile. Pensez-vous que seules les démonstrations musclées peuvent faire bouger les choses, combat tre l’oppression ?

Chez les jeunes Iraniennes, il existe un paradoxe avec, d’un côté, une vraie pulsion de vie et, de l’autre, le sens profond du sacrifice pour y arriver. Dans l’un de leurs slogans, elles disent : « Que notre sang coule, mais que notre voile br ûle. » Comme

s’il fallait passer par la mort pour atteindre la vie. C’est ce que j’évoque également à la toute fin de mon livre, lorsque j’écris : « Quelque part, sur un mur de Chiraz : Vous pensiez me tuer. Vous nous avez ressuscitées. » Ces jeunes femmes savent qu’elles marchent vers la mort, et pourtant elles y vont Pour forger le personnage de Badjens, j’ai essayé de me mettre dans la peau de Nika Shakarami, agressée sexuellement et tuée après son arrestation par les forces de sécurité, en septembre 2022, lors d’une manifestation contre le régime. À l’époque, le mouvement Femme, Vie, Liberté venait d’être déclenché quelques jours plus tôt, après l’assassinat d’une autre jeune fille, Mahsa Amini En retirant son voile, en le faisant brûler, Nika n’a jamais été autant en vie. Elle se réapproprie tout : ses cheveu x, son corps, ses formes, sa condition de femme à part entière. Debout sur sa benne, c’est une espèce de Marianne, acclamée par la foule, par les hommes. Elle sait qu’elle frôle la mort, et pourtant elle fait ce geste. La peur se transforme en force. Quand on a passé un certain stade, le coup de la rage est aussi très contagieux. Si l’on additionne la souffrance et les petits combats d’un individu à toute la communauté des autres individus, qui à ce moment-là sortent dans la rue, cela fait corps. On passe de l’individu au collectif et, ensemble, on est plus fort. Il y a ce point de bascule qui semble difficile à comprendre, mais qui fait sens Lorsqu’elles

Le 19 nove mbre 20 22 , à Mi lan, en Itali e, man ifestation à la su ite de la mor t de Ma hsa Amini, tu ée en Iran en se pte mbre 20 22

passent à l’acte, elles ne se posent plus de question : elles ont déjà pris leur envol. Advienne que pourra Que représente l’ef facement des femmes dans les régimes théocratiques islamiques ? De quoi ont peur les hommes ?

Cet ef facement a été in st it ut ion na lisé en Iran à pa rt ir de 1979 par les religieux qui prennent le pouvoir, avec des lois très rigides inspirées de la charia, où la femme ne vaut que la moitié d’un homme, n’a pas accès à certains métiers, n’a plus le droit de danser ni de chanter en public, et où le foulard devient obligatoire. Comme une espèce de territorialisation, de colonisation du corps de la femme. Au-delà d’une volonté d’étouffement, c’est un instrument de contrôle de toute une société, très réfléchi politiquement. À cette époque, Khomey ni et les ayatollahs pensent qu’en invisibilisant une moitié de la société, ils gardent le contrôle sur l’autre moitié, car, par procuration, ils donnent les clés de la répression aux hommes C’est comme si on disait indirectement au mari de garder un œil sur son épouse. Il en devient le garant. Si sa femme se voile mal dans la rue, c’est à lui de l’admonester, en invoquant le regard des voisins, les conséquences directes et indirectes, le risque qu’il perde son travail. Il s’agit d’un patriarcat d’État, officialisé, qui se greffe sur un patriarcat plus traditionnel qui a toujours existé en Iran

« Les jeunes opposent la vie, la joie, le corps, la culture et les livres comme formes de subversion et armes de contestation. »

Ce qui est intéressant également, c’est qu’au cœur même des discours et des discussions avec les garants du pouvoir, il y a presque un aveu de faiblesse : il faut voiler les femmes, parce que les hommes ne sauront pas se tenir Elles seraient donc les victimes d’une défaillance non assumée des hommes, incapables de se maîtriser. La clé, c’est l’éducation des garçons. Pour casser un schéma transmis de génération en génération

Vous citez la poétesse Tâhereh en exergue de votre roman. Qui est cette pionnière du féminisme iranien ?

Le mouvement Femme, Vie, Liberté n’est pas né de nulle part Toutes ces femmes ne sont pas sorties dans la rue il y a seulement deux ans. C’est quelque chose qui coule dans leurs veines. Il y a une fronde ancestrale chez les femmes iraniennes qui est très inspirante Ce sont les héritières de grandes poétesses – la poésie est dans l’ADN des Iraniens et des Iraniennes –, telles que Tâhereh, issue de la minorité religieuse bahaïe, à la fois féministe, politiquement engagée et théologienne. Elle a été la première femme à oser se dévoiler devant une assemblée d’hommes, il y a un peu plus de cent cinquante ans, et a été exécutée. En citant quelques-uns de ses vers, qui évoquent les cheveux et la condition féminine, je lui redonne une place, l’immortalise.

Où en est aujourd’hui le mouvement Femme, Vie, Liber té ?

S’il a été effacé en tant que manifestation en raison de la répression féroce – utilisation de la violence, tirs de chev rotine, fusils d’assaut, visant parfois sciemment les parties génitales ou les yeux des filles, entre 300 et 500 morts, peut-être plus –, il y a eu tout un système de solidarité souterrain qui s’est mis en place, notamment avec des médecins et des infirmiers qui se sont relayés pour soigner les blessés chez eux. À l’heure où je vous parle, des milliers d’Iraniens sont encore derrière les barreaux, dont Narges Mohammadi, prix Nobel de la paix, maintes fois condamnée et emprisonnée pour son engagement contre le voile obligatoire pour les femmes et contre la peine de mort. Et il y a eu des condamnations à mort, dont celles de jeunes hommes qui avaient suiv i le mouvement, car le rôle des hommes a été inédit dans cette révolte. Certes, les manifestations se sont tassées et les Iraniens ne sont pas parvenus à renverser le régime, mais ils ont réussi à créer une véritable révolution dans les têtes et dans les mentalités, qui couvait depuis de longues années. Je ne pense pas qu’il puisse y avoir un retour en arrière possible, parce que la société civile est arrivée à maturité et que la génération Z, les enfants de la révolution islamique, est très connectée et au fait de ce qu’il se passe à l’étranger, via Internet Lorsque le régime veut leur faire croire que les protestataires étaient des mercenaires vendus à la cause de l’Occident, des espions d’Israël et des États-Unis, ça les fait rire, ils savent que c’est faux Ce qui me fait dire qu’aujourd’hui, il suffirait d’une étincelle pour que ça redémarre – un incident, une crise économique, peut-être un jour la mort du guide suprême –, pour qu’il y ait à nouveau un raz-de-marée dans les rues.

L’arrivée d’un nouveau président, Massoud Pezeshkian, en juillet dernier n’a donc rien changé ?

Non, cela a pu insuff ler un peu d’espoir au niveau de la classe moyenne et des gens de ma génération, qui se sont dit que lui au moins n’avait pas de sang sur les mains comme son prédécesseur – Ebrahim Raïssi, l’un des commanditaires des assassinats en série da ns les années 1980, est mort en mai dernier dans un crash d’hélicoptère Le nouveau président est

« J’ai voulu comprendre ce qui poussait ces filles à être capables d’une telle audace, d’un tel jusqu’auboutisme. »

un réformiste, médecin de formation, qui a été ministre de la Santé, mais en même temps il a les mains liées, car c’est le guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei, qui a le dernier mot. Cependant, le fossé se creuse peu à peu entre les minorités au pouvoir et une masse contre ce même pouvoir. En effet, tous les jeunes ont appelé à boycotter les élections, et le taux d’abstention était record depuis les quarante-cinq ans de la Révolution islamique. Ne pas voter est une façon de dire « à bas le système ». Pourquoi a-t- il été important pour vous de parler à travers la voix d’une jeune fille de 16 ans ?

À la mort de Mahsa Amini, trois jours après qu’elle a été arrêtée par la police des mœurs iranienne pour « port de vêtements inappropriés », j’ai eu un électrochoc. Cela aurait pu être moi quand j’habitais à Téhéran, ou ma voisine ou ma meilleure amie. Nous avons toutes eu dans notre vie des démêlés avec la police des mœurs, on s’en sortait toujours en slalomant entre les interdits, car il y avait toujours des voiles qui tombaient, des mèches qui s’échappaient. On nous embarquait parfois dans une camionnette, jusqu’au commissariat, et nous nous tirions d’affaire avec une réprimande, une grosse dose d’humiliation, une amende à payer, parfois des coups de fouet, mais c’était le prix à payer et tout le monde l’assumait. Mais prendre conscience qu’une jeune femme de 22 ans est morte rien que pour cela, c’est dévastant. Ce qui m’a encore plus bouleversée, c’est de voir le courage de toutes ces femmes qui, dès lors, sont sorties dans la rue – un réveil national Elles retirent leur voile, se coupent les cheveux, font des pichenettes sur les turbans des mollahs. Et elles sont très jeunes. Puis, quelques jours plus tard, il y a la mort de Nika, la vidéo qui circule sur les réseaux sociaux… Ça m’a obsédée. J’ai voulu comprendre ce qui poussait ces filles à être capables d’une telle audace, d’un tel jusqu’au-boutisme. Un instinct suicidaire, certes, mais au nom de la vie. Tout l’inverse des mart yrs et de ces régimes qui, au nom de la mort, disaient aux jeunes garçons qui s’enrôlaient dans la guerre Iran-Irak qu’ils allaient mourir parce que la vraie vie était au paradis, qu’ils y

épouseraient des vierges qui les y attendaient… J’ai passé des jours et des nuits à essayer de me mettre à leur place, de ressentir à nouveau ces humiliations que peut subir une femme en Iran, comment on intègre tout cela, comment on s’invisibilise, comment le foulard devient une seconde peau. Je suis retombée en adolescence, dans mes souvenirs, et j’ai commencé à glaner sur Internet des traces de vies qui pouvaient rester de ces filles-là, leurs jour naux inti mes, leurs chaî nes Telegram, leurs blogs. En reprisant le fil imaginaire de toutes ces bribes de destins brisés, j’ai créé et tissé mon propre personnage, qui allait devenir Badjens. Et comme cela ne me suffisait pas et que je voulais être dans leur langue à elles, dans la text ure, la corporéité, car c’est une langue très charnelle, j’ai commencé à prendre contact avec une dizaine d’adolescentes en Iran – je tenais à ce que ce soit en province, pour casser le stéréoty pe de Téhéran. Pendant un an et demi, j’ai entretenu une relation orale avec des filles issues de différentes ethnies – baloutche, kurde, etc. – et avec une adolescente à Shiraz qui m’a beaucoup inspirée. Elles m’ont enrichie dans leur façon de parler, de se raconter, et ça m’a permis de faire une mise en récit, en créant ma propre voix, mon propre souffle, ce cri étouffé de rage, de colère, qui progressivement s’est mû en un cr i d’espoir et de pulsion de vie.

Que ce soit pour la presse ou pour vos livres, vous ne cessez d’explorer le Proche- Orient, riche en paradoxes. Qu ’est -ce qui vous anime ?

C’est intéressant, parce qu’au début, ce n’était pas prév u ainsi. Je me considérais comme une reporter de paix. En réalité, je fonctionne beaucoup à l’instinct. Lorsque je suis partie en Iran, pour redécouvrir mes origines iraniennes, je pensais rester dix jours et je suis restée dix ans. En arrivant, c’était l’ouverture, avec l’élection présidentielle de Mohammad Khatami, en 1997, considéré comme un religieux modéré et plutôt libéral. Il y avait encore un processus de paix en Palestine et en Israël. Et comme un espoir, à la chute du régime des talibans et à celle de Saddam Hussein. Mais on a vite basculé dans la guerre Sans compter les aléas de l’actualité, comme le 11-Septembre. J’ai passé beaucoup de temps en Afghanistan et en Irak. Alors, par défaut, je suis devenue reporter de guerre, ce qui ne me correspondait pas du tout, parce que je suis très peureuse, que je déteste les av ions, que je tombe dans les pommes quand je vois du sang Seulement, une fois que je me suis retrouvée dans ce contexte-là, j’ai eu cette volonté de rester, pour pouvoir décr ypter l’importance du long cours, le sens du détail, de la nuance. L’Iran n’est pas l’Ég ypte, l’Ég ypte n’est pas l’Afghanistan, et ce

n’est pas le Yémen. Le problème, c’est que de l’ex térieu r, on englobe cette région avec beaucoup de stéréoty pes. Je me suis donc dit que j’avais la chance de pouvoir saisir cette diversité dans ses gradat ions et ses pa radoxes, et je me suis sentie beaucoup plus utile là-bas, à raconter tout cela à la lumière de ma seconde identité, plutôt qu’en Occident. Vous qui avez éprouvé les régimes dictatoriaux, quel regard portezvous sur ce qu ’il se passe en Europe et ailleurs ?

Ce qui m’inquiète beaucoup, c’est la dislocation du tissu social. Je vois se reproduire ce que j’ai vécu dans pas mal de pays, notamment la question de la polarisation politique. On vous oblige à choisi r votre ca mp et la neut ra lité, la pondérat ion, qu i sont censés êt re des richesses, deviennent quelque chose de douteux. J’ai vécu cela en Ég ypte, en Turquie, et c’est ce qui est en train de se passer en France, entre autres. Il n’y a plus de gris. Rien que du noir ou du blanc. Chacun se mure dans ses carcans, dans ses stéréoty pes, dans la fabrique d’un ennemi Y compris chez les intellectuels. Ce qui m’alarme également chez les nouvelles générations, c’est leur perméabilité à l’instrumentalisation des théories du complot À cela, il faut ajouter l’effet per vers des réseaux sociaux, lorsqu’ils ne sont pas utilisés à bon escient, les systèmes d’algorithmes… On nous enferme dans des clans. Chacun est entretenu dans sa propre bulle. Il est urgent de se réveiller, de recréer du tissu social, de parler à tout le monde, même au x personnes avec qui on ne partage pas les mêmes points de vue. En écoutant, on comprend mieux. En stigmatisant, on crée des monstres.

L’élection présidentielle américaine a lieu ce mois- ci. Quel impact cette dernière peut -elle avoir au ProcheOrient ?

Si Tr ump l’emporte, il y a de quoi s’inquiéter. On connaît son tropisme russe, qui serait très déstabilisant d’un point de vue géopolitique, dans la mesure où cela redimensionnerait complètement l’échiquier. Et, face aux États-Unis, la faiblesse européenne n’a pas de quoi rassurer Il fut un temps où on se tournait vers les États-Unis, sorte de garde-fou dans la région, mais plus maintenant. C’est une autoroute d’incertitudes. Sans oublier le soutien des Américains à Israël, qui bombarde Gaza et le Liban. Et puis, il y a cette course permanente à l’armement, où le militaire a remplacé la diplomatie. On fait d’abord parler les armes, on négocie ensuite. Pour avoir vécu tout l’après 11-Septembre au Moyen-Orient, avec les retombées de l’aventurisme militaire de George Bush, cela me fait très peur, parce que ça va être pire Bien pire Une boîte de Pandore est déjà ouverte. ■

De lp hin e Mi noui, Badje ns, Seuil, 152 pages, 18 €

re nc ontre

Alain Mabanckou

« L’intolérance mine nos sociétés »

L’auteur congolais rend honneur dans son dernier ouvrage à l’une des plus grandes icônes de la lutte contre les discriminations – raciales, mais pas que. À travers la gure d’Angela Davis, il se questionne sur son propre parcours, et livre ainsi un texte à la portée universelle. propos recueillis par As tr id Kr ivi an

Un grand écrivain sait regarder au plus près son enfance, estime-t-il. Plume majeure, auteur prolifique de romans, d’essais, de récits autobiographiques, il prend pour point de départ ce royaume de l’enfance avec Cette femme qui nous regarde. Dans la bibliothèque familiale à Pointe-Noire, trônait l’autobiographie d’Angela Davis. Militante, activiste communiste et antiraciste af ricaine-américaine dès les années 1960, philosophe, intellectuelle, elle est une figure iconique de la lutte contre les inégalités, les discriminations, contre les injustices causées par le système capitaliste. Le féminisme intersectionnel qu’elle défend prend en compte les différentes situations d’oppression subies en fonction du genre, de la classe, de la couleur de peau, de l’orientation sexuelle Dans une approche à la fois documentée et intime, Alain Mabanckou tisse sa biographie et relate les combats d’Angela Davis, en mettant en miroir son propre parcours, sa jeunesse dans un Congo communiste, son regard sur l’Amérique… C’est lors d’une conférence donnée par Angela Davis en 2014 à la UCLA, où il enseigne la littérature francophone, que l’écrivain la rencontre pour la première fois. Puis, ils se croisent à nouveau en septembre 2024 à la Fête de l’Humanité, en France. « La rencontre de ma vie », confie-t-il.

AM : En quoi le titre de votre ouvrage, Cette femme qui nous regarde, se réfère-t- il à une dimension personnelle, mais aussi collective ?

Alain Mabanckou : Sy mbolique, ce titre montre à quel point la présence d’Angela Davis est pour moi à la fois personnelle et familiale. Parce que j’ai grandi avec l’image de cette femme : la couver ture de son autobiographie trônait dans la bibliothèque de mon oncle. Chaque fois que nous partagions un repas en famille, on avait l’impression qu’A ngela Davis nous regardait, en particulier ma mère et moi. Jusqu’au jour où ma mère a demandé à mon père : « Mais qui est cette femme qui nous regarde ? » Cette phrase est devenue le titre de mon livre, qui porte aussi une dimension collective : cette femme, dont les principes de la quête de liberté ont été posés depuis les années 1970, continue de nous obser ver, de nous questionner sur ce que nous faisons de ces acquis

De quelle manière sa pensée et ses luttes sont-elles d’actualité ? Vous en soulignez le caractère prophétique et nécessaire… Angela Davis nous interpelle dans notre présent, parce que les thématiques qu’elle embrasse, les luttes qu’elle a menées demeurent d’actualité. Par exemple, sur la question du féminisme : doit-on le définir selon les critères du féminisme occidental, désigné « universa liste », ou en ajoutant les visions d’autres espaces géographiques, de femmes au x destins différents ? Elle pose aussi la question du racisme, de l’intolérance, de l’abolition des prisons – devenues à ses yeux des machines à faire du prof it Elle épouse les luttes du peuple palestinien pour la justice, la paix, la liberté. Tous ces enjeux sont au cœur d’une br ûlante ac tual ité, en pa rt ic ul ier en plei ne période d’élec tion présidentiel le au x Ét at sUnis, impliquant la candidature d’une femme non blanche, Kamala Harris, issue de la civilisation du mélange. Angela Davis a su poser les ja lons d’un combat plus grand que celui axé sur le peuple afro-américain Il dépasse la question raciale, les pays, mettant au cœur les femmes et les hommes, mais aussi la nature, dénonçant les ravages du système capitaliste. Dès les années 1970, elle a prophétisé ce que nous sommes aujourd’hui. Comment avez-vous eu l’idée de ce livre sous forme de lettre adressée à Angela Davis, et qui entremêle vos deux parcours de vie ?

« La libération d’un peuple est celle du genre humain. Il faut cultiver un sens de la globalité. Nous sommes désormais un village planétaire et devons vivre comme tel. »

qu’elle a eue dans ma propre existence, et je me suis demandé comment sa vie pouvait être comparée à la mienne. Je suis or ig inaire d’un pays commun iste, qui s’appelait la République populaire du Congo [l’actuel Congo-Brazzaville, ndlr] à l’époque où Angela Davis était elle-même membre du parti communiste aux États-Unis, très décrié par les autorités américa ines. C’était intéressant de tisser ces liens entre le communisme au Congo et aux États-Unis, entre l’esclavage des Noirs américains et la colonisation chez nous, entre les assassinats de Martin Luther King, de Malcolm X, de JFK, et ceux de présidents en Afrique comme Thomas Sankara ou Marien Ngouabi.

Dès le départ, j’ai voulu établir cette forme de pa ra llèle entre la vie d’Angela Davis et mon ex istence au Congo. Partant du fait qu’elle était un personnage dans notre famille, dans notre bibliothèque, je n’ai pas voulu parler d’elle à travers une biographie traditionnelle destinée aux universitaires et aux initiés J’ai souhaité raconter l’influence

Vous décrivez votre enfance dans ce Congo communiste : l’idéologie marxiste- léniniste faisait partie du quotidien, votre oncle René était tout juste revenu de l’Union soviétique où il avait étudié les sciences sociales,et à l’école, vous chantiez les louanges des « pays frères » et de leurs héros… Comme beaucoup de pays africains au sort ir des indépenda nces, le Congo avait embrassé le commun isme, l’idée d’un pa rt i un ique, d’un « guide de la nation », et le culte de la personnalité qui va avec. On a un peu « tropicalisé » cette idéologie. J’ai vécu dans un régime rouge, où l’on allait à l’école en uniforme, où l’on chantait les louanges des dirigeants communistes, du maré-

Cette fe mm e qu i nou s rega rd e, éd iti on s Ro be rt La ffont, 16 0 pages 18,9 0 €

chal Tito, de Ceausescu, de tous ces dictateurs qui étaient alors considérés comme les amis du peuple. Vivre dans une telle situation me préparait déjà à af fronter le monde avec l’idée que ma liberté, c’était de choisir qui pourrait me diriger. Parti unique d’alors, le MNR vous apprenait que le principal ennemi, c’était le système capitaliste incarné par les États-Unis ?

Oui. Nous étions au beau milieu de la guerre froide, où le monde était divisé entre deux blocs : l’idéologie capitaliste et l’idéologie communiste On nous apprenait que les pays ennemis étaient les États-Unis et, par ricochet, les nations dites « développées » d’Europe. De la même manière qu’aux États-Unis, on apprend que l’ennemi numéro 1 est le communisme, l’URSS, avec ses espions et son arsenal de guerre. On a souvent tendance à présenter la guerre froide comme un conf lit opposant ces deux grandes puissances Or, elle a plutôt été menée par les nations communistes – le Congo, le Tchad, l’Angola, etc. –, qui faisaient la guerre au nom des grandes puissances, lesquelles la faisaient par procuration En grandissant, c’était à moi de savoir ce qui m’inspirait d’un côté et de l’autre pour forger ma propre identité.

Angela Davis est comme une mère lointaine pour vous. Enfant, vous la perceviez comme une sœur jumelle de votre propre mère, écrivez-vous. Pourquoi ?

Je trouvais que ces deux femmes avaient une certaine ressemblance physique, dans le st yle vestimentaire aussi, et sans doute parce que, dans les années 1970, beaucoup d’Africaines avaient adopté la mode de la coupe afro J’ai toujours

pensé que ma mère ressemblait beaucoup à Angela Davis, ce qui ne lui faisait pas plaisir : selon elle, qui n’était pas allée à l’école, elle ne pouvait pas ressembler à une image ! Elle pensait même que cette femme n’existait pas. En écrivant ce livre, j’ai eu l’impression d’écrire à une mère lointaine, à un membre de ma famille. Cette présence et cette ressemblance entre ces deux femmes font qu’aujourd’hui, je considère un peu Angela Davis comme ma mère par procuration.

Vous pressentiez que vos chemins se croiseraient un jour. Et votre première rencontre a eu lieu en 2014 , lorsqu ’Angela Davis est venue donner une conférence à l’Université de Californie -Los Angeles, dans laquelle vous enseignez.

C’est une autre coïncidence qui justifie ce livre et a déclenché son écriture. En 1969, Angela Davis a aussi enseigné au sein du département de philosophie de cette université UCLA, où j’exerce depuis 2005. Elle avait été renvoyée une année après pour appartenance au parti communiste, et pour avoir traité de « pigs » [porcs, ndlr] des policiers. C’était l’ironie du sort : on a chassé Angela Davis parce qu’elle était communiste, et j’ai été engagé alors que je venais d’un pays rouge. C’est un autre lien entre nos deux existences Quand je suis allé l’écouter à cette conférence, c’est toute l’histoire, toute mon enfance qui remontaient ; je sentais que c’était aussi ma propre ex istence qui trouvait un sens Mes pensées osci llaient entre introspection, souvenirs, et écoute attentive du moment. Ce jour-là, je me suis dit : il n’y a rien de hasardeux dans la vie, elle est une suite d’événements qui ont peut-être

Éc hang e entre Alain Ma ba nckou et An ge la D avi s au Villa ge du livre, lor s de la Fête de l’Hum ani té, le 14 septe mbre 20 24.

été déterminés Le livre est construit comme un ensemble de tous les problèmes et thèmes qu’elle avait évoqués ce jour-là : son enfance, son engagement, son emprisonnement. Puis mon travail d’écrivain a consisté à ajouter des éléments, à les relier Ce livre est le récit de nos deux vies à travers cette conférence. Vous l’avez à nouveau rencontrée en septembre 2024 , lors de la Fête de l’Humanité, en région parisienne. Comment avez-vous vécu ce moment ?

Ce qui m’a particulièrement marqué, c’est de voir dans le regard d’Angela Davis la même détermination, la même opiniâtreté J’ai senti que quelque chose d’étrange et de très intéressant se produisait dans mon existence. Savoir qu’elle a lu mon livre, qu’elle a apprécié cette analyse affective m’a donné le sentiment d’avoir terminé une mission. J’en suis très fier ! Angela Davis était membre du parti Black Panther.

Les mouvements pour les Noirs au x États-Unis étaient regroupés sous le nom générique de Black Power, engagés à mettre sur pied le pouvoir noir à travers des organisations politiques, des institutions Il y avait plusieurs branches : celle des Black Muslims, la plus radicale, qui prônait un rejet de la mixité, un ref us de cohabiter avec les Blancs, une rupture avec le mouvement pacifiste des droits civiques ; le courant plus modéré Black Panther – mais qui admettait l’usage de la force contre les suprémacistes blancs –, où l’on retrouvait beaucoup de femmes, et qui pactisait avec les autres branches pour rechercher une solution commune, solidaire avec tous les « damnés de la terre », les prolétaires du monde entier ; et enfin, la veine pacifiste du pasteur Martin Luther King, qui prêchait pour un autre mode de lutte que la violence. En 1970, elle est accusée de complicité dans une prise d’otage ayant causé la mort d’un juge fédéral. Traquée à travers tout le pays, elle est inscrite par le FBI et par Ronald Reagan, gouverneur de Californie de l’époque, sur la liste des dix personnes les plus recherchées. Rappelons les faits : Angela Davis était engagée dans le comité de soutien aux Frères de Soledad – trois détenus Afro -Américains accusés, à tort selon elle, d’avoir tué un gardien de prison. Jonathan Jackson, jeune frère de l’un des détenus, organise le 7 août 1970 une prise d’otage dans une salle d’audience pour exiger leur libération. Lors d’échanges de coups de feu avec la police, Jonathan Jackson, deux autres preneurs d’otage et un juge trouvent la mort. L’une des armes utilisées pendant cette prise d’otage appartenait à Angela Davis. Arrêtée à New York le 13 octobre 1970, risquant la peine capitale, la militante est finalement innocentée lors de son procès en 1972…

Son emprisonnement lui a permis de prendre conscience des conditions carcérales aux États-Unis, et de forger sa philosophie d’abolition des prisons : à ses yeux, elles sont soutenues par des firmes capitalistes. Elle a été acquittée aux yeux du monde, soutenue par des personnalités comme Jean-Paul Sartre, James Baldwin, Rosa Parks.

Née en 1944 , Angela Davis a grandi dans l’État raciste d’Alabama, où sévissait la ségrégation. Sa ville, Birmingham, était surnommée « Bombingham » en raison des constants attentats perpétrés par les suprémacistes contre les Afro -Américains. Sous la menace constante des lynchages de Noirs opérés par le Ku Klux Klan, son père possédait une arme à feu pour se défendre en cas d’agression. Vous évoquez aussi votre père, Papa Roger, qui de son côté « s’accommoda du système colonial, s’imaginant que Dieu avait ainsi conçu le monde, avec les Blancs et leur pouvoir d’un côté, de l’autre les Noirs frappés par la malédiction depuis la nuit des temps », pour reprendre vos mots… À travers le parallèle de nos existences, j’essaie d’analyser, de regarder l’enfance d’Angela Davis, la mienne, et de voir dans quelle mesure on peut trouver un centre de grav ité. Entre un père qui a vécu le Ku Klux Klan et la ségrégation raciale, et un autre qui a vécu la colonisation, il existe une grande différence. En général, la colonisation ne s’était pas effectuée par le biais de la ségrégation raciale, mais dès l’exploitation des territoires. Nous, nous étions les peuples déracinés culturellement et exploités. Aux États-Unis, les corps des Noirs étaient utilisés comme un instrument d’asserv issement. Quel est l’héritage de cette idéologie du marxismeléninisme aujourd’hui, dans les pays africains qui l’avaient adoptée ?

C’est mitigé. Le communisme a subi un coup d’arrêt. On est dans un mélange de situations, avec des régimes hybrides, qui conjuguent despotisme et influence de l’Occident. Ils ont plus ou moins abandonné le communisme pour vivre dans l’incertitude politique. La société actuelle, matérialiste, entrepreneuriale, promeut l’appropriation des biens. Elle est beaucoup plus prompte à l’individualisme qu’au collectivisme. Vous rapportez cette triste réalité : depuis la mort de George Floyd, homme noir tué par un policier en 2020, et malgré les promesses politiques de réformer la police, les États-Unis enregistrent une hausse continue des crimes imputés aux forces de l’ordre…

On pensa it qu’après ce choc à l’éc helle mondia le, les choses s’ar ra ngeraient Le mouvement Blac k Lives Matter n’a pas forcément réglé la situation, et la police continue à commettre des violences. Dans mon livre, j’invite à débattre sur ce racisme structurel, car certaines anémies de la société américaine sont sœurs de celles de la société française. Le racisme et l’intolérance continuent à miner nos sociétés. Et en général, la maladie dont souffre une partie de la planète va toucher une autre partie.

Lors de son intervention à la Fête de l’Humanité, évoquant les Palestiniens menacés de génocide, tués par milliers par l’armée israélienne, Angela Davis a affirmé : « La libération d’un peuple profite à tous les autres peuples. »

La libération d’un peuple est celle du genre humain Se battre pour ses droits, sa liberté fait partie de notre humanité

Si nous estimons que cela ne nous concerne pas, nous nous trompons. Il faut cultiver un sens de la globalité. Nous sommes désormais un village planétaire, nous devons vivre comme tel.

Cette guerre au Proche-Orient fait partie de moi. Je lis des poètes palestiniens, afghans. Je dois faire un bilan intérieur, comprendre qu’un écrivain n’a jamais de nationalité. Sa seule nationalité, c’est celle de ses lectrices et de ses lecteurs.

L’espoir est une discipline, a-t- elle aussi déclaré.

Il est nécessaire. Il faut refuser la situation actuelle, et chercher la lumière par le dialogue, pas la violence. Que vous inspire cette décision de la présidente de la région Île-de- France, Valérie Pécresse, de rebaptiser le lycée Angela Davis à Saint- Denis en mémoire de Rosa Parks, en 2023 ?

C’est la politique de la division, encore et toujours On retrouve souvent dans la pensée française ce jeu traditionnel de la puissance coloniale qui tente de diviser pour mieux régner. Pendant longtemps, la France a refusé de parler de la question coloniale comme de la question raciale. Beaucoup de gens ignorent qui sont Angela Davis et Rosa Parks, deux femmes noires, deux héroïnes qui partagent le même combat.

Cette décision de Valérie Pécresse est la preuve de cette ignorance, de cette incompréhension.

Une autre figure des droits pour les Africains-Américains est l’écrivain James Baldwin, dont on fête le centenaire cette année, et à qui vous avez consacré un ouvrage, Lettre à Jimmy (Fayard, 20 07). Il a le visage du frère que vous auriez aimé avoir, du père que vous n’avez pas connu, dites-vous. Que représente-t- il pour vous ?

Une lumière. La liberté, l’indépendance. Je l’ai toujours considéré comme le modèle de l’artiste, de l’écrivain. Dès mes débuts, je l’ai envisagé en ce sens dans ma quête d’identité Vous dressez aussi un parallèle entre la révolte de la jeunesse aujourd’hui, notamment contre les violences policières, le réchauffement climatique, pour la Palestine, pour les droits des femmes, et vous, plus jeune, qui n’aviez pas idée que l’on pouvait se soulever contre un pouvoir…

Nous avons été éduqués dans cette cult ure du communisme, où le pouvoir ne se discutait pas, où il était unanimement accepté. Nous n’av ions pas le choix ! Dans cette situation de pouvoi r imposé, nous ét ions tenus de nous compor ter comme des moutons de Panurge.

Comment vivez-vous cette période à l’approche de l’élection présidentielle américaine, avec le duel entre Donald Trump et Kamala Harris ?

Donald Trump tient toujours son discours du désespoir. Quant à Kamala Harris, au-delà du fait d’être une femme noire à la conquête du pouvoir, si elle est élue, il faudra se rappeler que le pays ne se gouverne pas forcément par le biais de thé-

« Elle a posé les jalons d’un combat plus grand. Il dépasse la question raciale, les pays, et met au cœur les humains, la nature, dénonce le système capitaliste. »

L’a vi s de re ch erche pu bl ié par le FB I lor sq ue l’activi ste était con si dé ré e com me une enn emi e pu bl ique aux État s- Un is en 1970

matiques de diversité, mais par des visions d’unité. Tout l’enjeu est de faire de la diversité un élément pour construire l’unité. Sur les réseaux sociaux, vous avez posté une photo de vous aux côtés de Karen Bass, maire de Los Angeles. Nous travaillons ensemble sur des projets poétiques pour les prochains Jeux olympiques, qui se dérouleront en 2028. Qu ’y a-t- il d’américain en vous ?

Je suis resté l’éter nel Congolais. Je vis au x États-Un is depuis vingt ans, après avoir vécu en France. Je suis loin de mon pays depuis longtemps, mais je n’éprouve pas de nostalgie. J’ai vécu sur les trois continents, c’est peut-être ma particularité. J’aime la liberté que je trouve ici – celle d’écrire, de respirer, d’être moi-même. ■

inte rv iew

DJAÏLI AMADOU AMAL

Ar mée de sa plume, défenseu re in fatiga ble des la issées-pou r-compte, l’autrice br ise les ta bous et s’ indigne cont re les violences qu i leur sont

fa ites, depuis la polyga mie au x ma riages précoce et forcé. propo s re cu ei lli s pa r As tri d Kr iv ia n

« ARRÊTONS DE JUGER LES FEMMES »

La littérature lui a sauvé la vie, confie-t-elle. Née à Maroua, au Cameroun, l’écrivaine peule a trouvé dans l’écriture et la lecture la force pour s’af franchir des violences conjugales qu’elle a subies par le passé, se libérer de l’oppression. Lauréate du prix Goncourt des lycéens en 2020 pour son roman Les Impatientes, traduit dans plus de vingt langues, elle est distinguée de l’éminent titre de docteur honoris causa par l’université Sorbonne Nouvelle à Paris. Cer taines de ses œuvres sont désormais inscrites et étudiées dans les programmes scolaires au Cameroun. Son association Femmes du Sahel œuvre pour la scolarisation des jeunes filles, mène des actions de prévention contre les violences, favorise l’accès aux livres. Avec son saisissant nouveau roman Le Harem du roi (Emmanuelle Collas, 2024), l’autrice noue son intrigue au sein d’une chefferie traditionnelle, un lamidat. Couple moderne et épanoui établi à Yaoundé, Seini, médecin, et Boussoura, professeure de littérature, voient leur relat ion et leur équilibre familial s’ébranler lorsque le premier, d’ascendance royale, est appelé à monter sur le trône. Au palais, il est désormais entouré de ses nombreuses concubines. Ce livre dénonce l’iv resse du pouvoir, certaines traditions dévastatrices et injustes envers les femmes, la persistance de la serv itude, l’instrumentalisation de la religion, et donne une voix aux invisibilisées.

AM : Pourquoi avez-vous choisi d’ancrer votre roman au cœur d’un lamidat, cet État dans l’État ?

Dj aï li Am ad ou Am al : Chef ferie trad it ion nelle data nt de l’époque précoloniale, le lamidat est garant des traditions, de la religion, il gère la vie quotidienne de la population. Le chef, le lamido, est secondé par ses ministres Cette orga nisation traditionnelle perdure et garde son pouvoir au sein de l’État constitutionnel. Elle existe au Cameroun, mais aussi au Nigeria, au Mali, au Burk ina Faso, au Sénégal, en Guinée. Je m’y suis très tôt intéressée, car l’une de mes camarades était mariée à un lamido. Elle communiquait avec moi via une personne intermédiaire. Elle insistait pour que je lui rende visite Toutes les règles à observer pour entrer dans un palais m’effrayaient, mais ce monde me fascinait aussi. Mon amie se plaignait des co-épouses, exprimait sa souffrance. Son histoire m’avait touchée. Et dernièrement, dans le Nord-Cameroun, de nombreuses élections ont eu lieu pour trouver un successeur au la mido décédé Tout cela m’a inspirée Je voulais aussi parler de ces figures invisibilisées dans notre société : les concubines, qui ne disposent pas des mêmes droits que les épouses et qui sont d’origine servile. En 2024, l’esclavage persiste ! Pendant trois ans, j’ai

« Nous devons préser ver nos valeurs, notre langue, notre st yle vestimentaire, notre mode de vie, à condition qu’ils s’ancrent dans le monde actuel. »

fait des recherches, consulté des études scientifiques, mené des enquêtes sur le terrain, de la Mauritanie à la bande sahélienne Le statut d’esclave existe et est reconnu dans ces pays. Cela peut prendre une dimension très politique. Au Burk ina, les rimaïbé sont des affranchis Aujourd’hui encore, on parle d’affranchissement, de serv itude… Pourquoi citez-vous en exergue une sourate du Coran autorisant la polygamie ?

Elle justifie la polygamie, permet aux hommes d’avoir jusqu’à quatre femmes, mais avec des conditions – ce qu’ils choisissent délibérément d’oublier ! Seini a ainsi dix concubines officielles et n’est pas hors la loi d’un point de vue islamique, car elles sont d’origine serv ile. Il les traite comme des épouses de seconde zone Or, dans l’islam, la polygamie n’a jamais été une obligation. Aussi, peut-on être juste dans la polygamie ? Le Coran répond bien à cette question : la sourate suivante indique qu’il ne sera pas possible d’être équitable envers toutes ces épouses. Médecin, Seini forme un couple moderne avec sa femme Boussoura. Quand il accède au statut de lamido, est- ce l’ivresse du pouvoir qui le change complètement ?

Oui, et il se retrouve pris à son propre piège. On peut éprouver de l’empathie pour lui, car il nous semble quelqu’un de bien, pétri de bonnes intentions : en prenant la tête de la chefferie, il veut lutter contre l’obscurantisme, le terrorisme, éradiquer des épidémies, faire avancer la population. Tout au long de l’histoire, il répète à qui veut l’entendre combien il aime son épouse. Mais cela ne l’empêche pas d’avoir des relations avec ces femmes, de profiter de son harem. Boussoura s’interroge : qu’est-ce qui détruit l’homme ? Les traditions, le pouvoir et ses apparats, ou bien le plaisir éphémère du changement ? C’est aussi la lutte perpétuelle entre la modernité et les traditions, entre l’acceptable et l’intolérable. Et même si Seini est le roi

Le Ha re m du ro i, 20 24 , éditi on s Emm anue ll e Co llas, 28 8 pages, 21,9 0 €.

Le s Im pati ente s, 20 20, éditi on s Emm anue ll e Co llas, 252 page s, 17 €

tout-puissant, ce n’est pas lui qui tire totalement les ficelles La chefferie est régie par un système ancestral, qui fait en sorte que rien ne bouge. Mais ce n’est pas une raison pour tromper sa femme ! À quoi Boussoura est -elle confrontée ?

C’est assez universel : d’un côté, un homme à l’approche de la soixantaine, perçu par la société comme élégant, tout-puissant, séduisant ; de l’autre, Boussoura, une femme au seuil de la ménopause, considérée désormais uniquement comme la mère des enfants, et l’épouse de Seini. Elle est taraudée par ces questions sur son pouvoir de séduction, la peur de voir son corps changer, confrontée à l’image de femmes plus jeunes avec qui elle partage son mari. À son âge, on a besoin de quelques années de réflexion pour accepter pleinement tout ce qui vient avec la ménopause. À l’image de toute femme qui voit son homme la tromper, Boussoura a comme premier réf lexe de se remettre en question, de se regarder dans le miroir : ai-je grossi ? Ne suis-je plus suffisamment séduisante ? Elle donne des circonstances atténuantes à son époux. Elle ne voit pas qu’il est un goujat. Ce serait de sa faute à elle Elle culpabilise. Pourquoi accepte-t- elle de rester dans ce mariage malgré tout ?

Toute la société la juge, en dépit de sa propre souffrance Dans son entourage, chacun y va de son commentaire : pour sa mère, être trompée n’est pas une raison valable pour quitter un homme. Sa fille, elle, lui enjoint de divorcer C’est ce déchirement entre la jeune génération et l’ancienne, la modernité et les traditions. Qu’est-ce qu’une femme, notamment instruite, peut accepter, tolérer ou ref user ? Boussoura est ainsi embourbée, elle essaie jusqu’au bout de sauver son amour, son mariage. De rester digne aussi, au point de fermer les yeux. Elle fait comme si les concubines n’existaient pas. Pourtant, elles sont bien pré-

sentes, et font des enfants avec son mari. À un moment, elle est obligée de regarder la réalité en face

De quelle manière des alliances, mais aussi des rivalités, se créent entre les femmes concubines ?

Le harem est constitué de femmes qui ne sont pas seulement des concubines, mais des êtres humains, avec leurs histoires, leurs rêves, leurs espoirs. Ce sont des figures complètement invisibilisées dans notre société. On les appelle « les femmes du lamido », personne ne les connaît, ne les voit, elles restent enfermées derrière les hauts murs du palais Et Seini les présente ainsi : ce ne sont rien que des concubines. Elles sont infériorisées. Moi, je tenais à leur donner une identité. Ces femmes veulent ex ister. On s’at tache à chacune d’elles, on les accompagne. Chacune essaie de vivre, ou plutôt de surv iv re. Il se crée entre elles des jalousies, des alliances. Certaines sont-elles amoureuses de Seini ? Est-ce par intérêt ? Ou juste par confort matériel ? Pour celles d’origine serv ile, être la concubine du lamido représente un statut social plus élevé et valorisé que d’être une épouse dans un foyer précaire

Certaines sont entrées au palais alors qu ’elles étaient mineures…

Dernièrement, des chefs traditionnels ont été accusés d’avoir entretenu des relations avec des mineures. Ces scandales ont été dénoncés sur les réseaux sociaux, mais ça ne va jamais plus loin. Rien ne bouge dans les lamidats Quand une fille de 13 ans est envoyée par sa famille au palais, elle n’a pas le choi x. Et comment peut-elle se défendre ? Elle n’a pas été éduquée en ce sens Beaucoup me demandent pourquoi les femmes ne quittent pas une situation d’oppression, pourquoi elles ne disent pas non. Cela semble facile vu depuis une autre société. Mais on vous apprend à ne pas dire non, à obéir, à accepter tout simplement ce que l’on vous demande de faire. Vous êtes jeune, vous ne connaissez que vos parents, votre entourage. Si vous vous révoltez, où irez-vous ? Quelles structures l’État a-t-il mises en place ? Aucune. Si vous portez plainte, on va vous rire au nez, à défaut d’être taxée de rebelle et mise au ban de la société. Les associations de femmes n’ont pas de moyens Et aux affaires sociales, on vous écoute avec la meilleure volonté du monde, puis on vous renvoie. Vous n’avez pas de choix, pas d’issue.

Le roman soulève ce débat entre tradition et modernité…

C’est un questionnement perpétuel. Je suis attachée à nos traditions, mais à condition qu’elles ne causent pas de souffrance. Nous devons préser ver les bonnes valeurs inculquées dès notre plus jeune âge, notre langue, notre st yle vestimentaire, notre mode de vie, à condition qu’ils s’ancrent dans le monde actuel, et que l’on puisse trouver notre place. De nombreuses

traditions sont néfastes pour les femmes, mais pour les hommes aussi. Seini se retrouve piégé : est-il plus heureux que lors de sa vie de couple ? La réponse est claire dans le roman. Cer tains lamidos sont progressistes et ref usent le harem ; malheureusement, les jeunes rev iennent en arrière Les traditions sont en train de devenir à la mode, et c’est très inquiétant, comme si une femme qui refuse la polygamie n’était pas une vraie femme africaine, une vraie musulmane. C’est à l’image de notre société : l’impression de faire un pas en avant, deux pas en arrière. En quoi l’émancipation féminine est- elle fondamentale pour l’évolution d’une société ?

Dans tous mes romans, je prône l’éducation comme clé de l’émancipation des femmes. Elles doivent aussi avoir la possibilité, la liberté de faire des choix, ne pas être ostracisées. Arrêtons de juger les femmes, laissons-leur le droit de choisir qui elles veulent être. Celle qui divorce sera taxée de « femme de mauvaise vie » ; on brandira un verset coranique pour lui asséner qu’elle est une mauvaise musulmane. Cet argument fait peur aux femmes ; elles ne se rendent pas compte qu’elles ont le droit, sur le plan islamique, de dire non. La religion est instrumentalisée, prise en otage par les hommes, qui veulent la tourner à leur avantage. Je défends un islam qui nous a donné des droits, et j’entends qu’ils soient respectés.

Vous citez Germaine Tillion : « L’asservissement ne dégrade pas seulement l’être qui en est victime, mais celui qui en bénéficie. »

On le voit clairement dans le roman. J’ai été extrêmement scanda lisée lors de mes recherches sur la surv ivance de la serv it ude en Af rique. Aujourd’hui encore, une personne instruite, avec un travail, qui a réussi sa vie, peut se rendre chez un individu qui en serait le « propriétaire », afin de demander une at testation d’af franchissement pour se sentir totalement libre ! C’est finalement banal, ça se passe tout le temps, mais on n’en parle pas. Dans certains villages, dans des mosquées, à l’aube, telle personne décide d’affranchir son esclave Ça se passe en 2024… Je suis tombée sur un document officiel : une attestation d’affranchissement cachetée, signée par un lamido. Il faut en parler La Convention des droits de l’homme stipule que l’esclavage n’existe plus ; or, une autre forme persiste, et ce dans ces pays qui ont ratifié ladite Convention. Quel peut être le rôle de la littérature, selon vous ?

C’est une arme de combat. Grâce à la littérature, je me suis sauvée, j’ai sauvé mes filles, j’ai trouvé ma place. Réussir n’était plus un choix, c’était une obligation pour elles, pour moi. J’ai décidé de passer par la littérature – ce que j’aime le plus – pour avoir cette voix, cette possibilité de m’exprimer. Je suis très fière de mes filles, aujourd’hui. Elles sont libres de choisir, de mener

« Grâce à la littérature, je me suis sauvée, j’ai sauvé mes filles, j’ai trouvé ma place. Réussir n’était plus un choix, c’était une obligation. »

leur vie comme elles l’entendent. C’est grâce à la littérature que je peux aborder tous ces sujets tabous dont on ne parle pas. Sur les réseaux sociaux, on me traite de tous les noms Mais au moins, cela ouvre le débat. Les gens sont obligés de parler de ces sujets. Et au-delà de mon modeste combat pour les droits des femmes, j’ai lu cela : la plume d’un écrivain est capable de destit uer un royaume, un roi. On veut à tout pr ix trouver le moyen d’être écouté.

Pourquoi cer tains vous attaquent -ils ?

Ce que l’on me reproche en premier lieu, c’est d’écrire. Qui plus est, sur des questions qui dérangent, comme le mariage précoce et forcé, la polygamie, la ser vitude Tant qu’on n’en parle pas, ça n’existe pas. Mais moi, je veux susciter le débat. On me reproche aussi de ne pas être suffisamment af ricaine, traditionaliste Mais on me reproche surtout de m’ex pr imer Pour ces détracteurs, on devrait se taire et laisser les choses ainsi. Cela étant, le poids des détracteurs n’est finalement pas grand-chose au regard des messages de sy mpathie et d’encouragements que je reçois au quotidien.

Cer tains de vos romans sont étudiés dans les établissements scolaires au Cameroun. Qu ’est -ce que cela représente pour vous ?

Rien ne me fait plus plaisi r ! Et cela aide tellement mon combat Un sujet tabou devient une œuv re scolaire. Les élèves peuvent en discuter avec leurs professeurs, c’est très important. Si ça aide les jeunes à se prémunir des violences, à prendre conscience de la place des femmes, j’en suis très heureuse. Pour les institutions c’est aussi un appui, car on parle beaucoup de ces questions sans trouver de solutions. Passer par les livres, par la culture, est très constr uctif Car les élèves d’aujourd’hui sont les adultes de demain.

En plus du Goncourt des lycéens, Les Impatientes a été primé du Goncourt de l’Orient.

L’a utric e re çoit le titre de do cteu r honori s cau sa à l’unive rs ité Sorbo nn e Nouvel le, à Pa ri s, le 28 nove mbre 20 22

C’est bien la preuve que je ne suis pas contre l’islam. Dans mes te xtes je cr it ique plutôt la mauvaise interprétation du Coran. Ce dernier a été instrumentalisé par certains hommes pour serv ir de prétex te et faire souf fr ir les femmes. Ce pr ix Goncourt de l’Orient, réunissant dix pays arabes musulmans, a coupé l’herbe sous le pied de mes détracteurs. Depuis, ils ont abandonné cet argument. Désormais ils me traitent de « mauvaise femme », « contre les traditions ». [Rires.]

Vous dédiez ce roman à votre père, qui vous a transmis l’intérêt pour la culture peule. Que lui devez-vous ?

Ta nt de choses Je lui dois toutes les va leurs humaines, universelles qu’il m’a inculquées Je lui dois aussi de m’avoir inscrite à l’école, ce qui n’était pas le cas de nombreuses filles de ma génération, dans ma région natale Mon père était un homme extraordinaire, il m’encourageait à lire, à écrire. Érudit, professeur de lang ue arabe au lycée, juriste de formation, il avait étudié le droit islamique à l’université Al-Azhar en Ég ypte Comme une destinée, juste avant de mourir brutalement d’un infarctus, il m’a demandé de ne jamais m’arrêter d’écrire. Vous regret tez que les femmes ne soient pas assez conscientes de leur pouvoir. C’est- à- dire ?

Elles mettent au monde des en fa nts, les éduquent. El les sont déterm inées, courageuses, savent comment at teindre leurs objectifs. Aujourd’hui, de plus en plus de jeunes femmes prennent la parole, s’expriment en Af rique. Toute l’économie est tenue par les femmes : elles se lèvent tôt, nour rissent les enfants, les envoient à l’école. Elles accèdent à des responsabilités et savent ce qu’elles veulent, mais devraient changer ce regard sur elles-mêmes. Elles font toutes ces choses extraordinaires, mais n’ont pas conscience de leur pouvoir, de leurs accomplissements. Elles continuent à se mirer dans le regard de l’autre, sur tout de l’homme. Encore aujourd’hui, la valeur d’une femme est déterminée selon son statut marital et familial. On la juge sans cesse, et hélas elle se juge elle-même aussi. On cherche encore le mariage à tout prix comme pour trouver l’approbation dans le regard d’autr ui et de la société. En quoi le mariage forcé est- il la source de nombreuses violences ?

C’est la plus pern icieuse des violences, ca r el le entraî ne toutes les autres. Une fille mariée de force très jeune n’a pas fini ses études, n’a pas appris un métier Elle va vivre une violence économique, et si vous n’avez pas les moyens, vous n’avez pas le droit à la pa role, pas la possibilité de choisir, de dire non. Vous êtes dépendante. Dans l’Ex trême-Nord, au Cameroun, environ 60 % des filles sont mariées avant l’âge de 18 ans. Elles sont 35 % à l’échelle du pays. Ce n’est pas rien ! Cer tes, de plus en plus d’écoles sont créées, mais les déperditions scolaires

concernent beaucoup plus les filles que les garçons. Et c’est à cause des mariages précoces, des grossesses non désirées, des traditions, mais aussi d’autres perturbations, comme le terrorisme de Boko Haram, le changement climatique qui entraîne l’insécurité alimentaire, les inondations.

Quelles actions menez-vous avec Femmes du Sahel ?

Nous travaillons sur le terrain pour l’éducation et le développement. Nous prenons en charge la scolarité des petites filles. Nous fournissons des kits scolaires (cartable, cahiers, etc.) aux enfants défavorisés. Nous menons des campagnes de sensibilisation sur l’importance de l’éducation des filles, et aussi pour se prémunir des violences, comme le mariage précoce et forcé, le harcèlement sexuel. Ça m’aurait rendu serv ice quand j’ai été envoyée en mariage au collège. On leur donne les armes nécessaires pour qu’elles sachent dire non sans être chassées de leur foyer. Nous donnons des livres au x écoles pr imaires dans des endroits reculés. Avec le soutien de l’ambassade de France au Cameroun et de Studely, une entreprise de mobilité estudiantine vers l’Europe, j’ai créé deux bibliothèques, une à Douala, dans mon quartier de résidence, et une à Maroua, ma ville natale Enfant, j’escaladais le mur de l’église catholique pour trouver des livres ! Les jeunes doivent lire : la lecture fait rêver, permet de se cultiver, d’avancer dans la vie. Pourquoi est- ce important, malgré toutes les difficultés, d’aimer votre pays ?

Beaucoup de jeunes rêvent d’évasion ; je les comprends, ce n’est pas facile Mais si nous partons tous, que restera-t-il ? C’est important d’aimer notre pays. On a la possibilité, le pouvoir de changer les choses, de fonder une société conforme à nos attentes Je ne me vois pas vivre ailleurs qu’au Cameroun De même, pour les Camerounais qui le peuvent, c’est important de passer ses vacances au pays, de le faire découv rir aux enfants. On rêve d’aller à Dubaï, à Paris ou aux États-Unis Or, le Cameroun est riche de cultures et de langues très diverses, avec des paysages très variés. On ne profite pas suffisamment de cette chance. ■

Gaëtan Kondzot

COMÉDIEN ET METTEURENSCÈNE, il aporté surscène lesgrandstextes, de ShakespeareàJames Baldwin. Au Théâtre du PointduJour, àLyon, il étaitàl’affiche de la pièce Desgenscomme eux,inspiréed’uneffroyablefaitdivers, incarnantunpersonnage complexe,intrigant. proposrecueillispar AstridKrivian

L’Afriqueest ma mère. J’ai vécu uneenfance heureuse et insoucianteà Brazzaville, au Congo Je me souv iens desjeuxdanslejardinavecmon frère et messœurs,aupieddu baobab et desarbresfruitiers J’admirais ma mère,saforce, sa puissance. Puis elle esttombéegravement malade et estdécédée. Je ne connaissaispas monpère.Homme politique, il représentait le Congo àTaïwan, àl’époqueoùsebâtissaient des pontsidéologiques avecl’ex-URSS, la Chine. Il estvenunouschercheretons’est installésenFrance, àLyon. Grand conteur et intellectuel, monpèrenousrelatait l’histoire du continentavant l’esclavageetlacolonisation. Il nous parlaitdenos origines,denotre passéglorieux, de notrefamille. Il nous aappris ànerienenv ieraux autres,àêtrefiers de nous,toutenétant curieux, ouvertsaumonde.Je passaismes journées dans sa bibliothèqueextraordinaire–c’était le lien quinousunissait. Je lisais tout ce quime tombaitsouslamain,des mémoires de De Gaulle àlacomtessede Ségur. C’étaitpresque pathologique !À10ans, j’ai découvertShakespeare.Jen’aipas tout saisi, mais la langue et l’écriture m’ontmarqué.

J’ai commencé le théâtrependant ma scolarité. Àlafaculté,j’aiétudié leslettres,l’anthropologiethéâtrale.J ’aivoulu explorer aussilapratique. Avec les cours de théâtre, j’ai eu uneétincelle :c’était ce quejevoulais fairedepuis toujours ! J’étaisalorstrèsréser vé,timide,dansl’obser vation,avecunimaginairefoisonnant.

La scène étaitlelieuoùjepouvais enfinparler, m’exprimer

Je suis aussimetteur en scène (DomJuan,deMolière, La Prochaine Fois,lefeu,deJames Baldwin…). Cetteliberté estimportante–jenevoulais pas attendre lespropositions, n’être qu’un objetdedésir.Lethéâtre offreplusdediversité de rôlesque la télé ou le cinéma.Chaquereprésentationest unique, le jeuest remis en question chaque soir,undialogue s’instaure aveclepublic

Je me sens partoutchezmoi, où je trouve dessimilitudesavec ma cultureafricaine. Commeledit un personnage de Koltès,jenesuis pasune salade :mes racinesne sont pasfaitespourpousser dans le sol. Depuis monancrage,jemedéploie ailleurs.Laquestionqui compte, d’autant plus aujourd’hui, est: quisommes-nous en tant qu’humains ?Pourciter Sony LabouTansi,êtrenoirn’est qu’unprétexte, pour queriendecequi esthumainnemesoitétranger. Je revendiquecette complexité,cette diversitéd’identitésetcette opacité, quiéchappe au déterminisme, àl’essentialisation.

L’écriture de Samira Sediraetlaforce théâtraledesapièce Desgenscommeeux m’onttouché. Bakar y, monpersonnage, estcomplexe, ambigu,intrigant,trèsintéressantàincarner. Inspirée d’un fait divers français [affaire Flactif,outuerieduGrand-Bornand, où un couple et sestrois enfantsont été assa ssinés parunvoi sinen2003, ndlr],miroirdelasociété,cette histoire évoque le racismeordinaire, quijalonne nosv ies. L’esclavageetlacolonisationont forgédes imaginaires. Bakary estunhomme noir riche, et cela semble suspectaux yeux desautres; il va susciter l’envie, la jalousie ■

«Chaque représentation est unique, le jeuestremis en question chaquesoir,undialogue s’instaure avec le public.»

BUSINESS

Interv iew

Romuald Yonga

Au Ma roc, le ca nnabis léga l décolle

La RDC ne veut plus importer ses sodas

Le Nigeria mi se su r l’IA

Le retour de la méthode za ï

Les fonds souverains, incontournables ?

Un nombre croissant d’États africains, bien au-delà du cercle restreint des exportateurs d’or noir, créent ces structures d’investissement. Efficacement gérés, ces outils d’épargne publique permettent de diversifier l’économie et de miser sur l’innovation. par Cédric Gouverneur

Le rythme de création de fonds souverains s’accélère sur le continent, où ces dispositifs publics de financement suscitent un véritable engouement du fait de leur bonne image auprès des investisseurs : « Des véhicules qui parlent le langage du secteur privé, tout en œuv rant pour les priorités du secteur public », s’est ainsi félicité Mohamed Benchaâboun, ex-ministre de l’Économie et des Finances du Maroc, et actuel directeur général du Fonds Mohammed VI pour l’investissement (FM6I). Deuxième fonds souverain du royaume après Ithmar Capital, créé en 2016, le FM6I est destiné au soutien aux entreprises et à l’innovation Depuis 2016, pas moins de huit nouveaux pays africains ont créé des fonds souverains : le Maroc,

l’Ég ypte, le Cap-Vert, Djibouti, l’île Maurice, l’Éthiopie, le Mozambique et la Namibie. À noter que les récents fonds s’avèrent assez différents de leurs prédécesseurs : la plupart des fonds souverains créés sur le continent au tournant du millénaire l’avaient été par des producteurs de pétrole et de gaz (A lgérie, Libye, Angola, Guinée équatoriale, etc.), avec pour objectif d’épargner une partie des revenus issus des exportations d’or noir. Désormais, remarque l’économiste Henri-Louis Vedie, auteur d’une récente étude sur le sujet [ Les Fonds souverains africains : une deuxième vague (2016-2023) sous le signe de la redéfinition stratégique, Policy Center for the New South, 2024, ndlr], les nouveaux fonds souverains sont, pour la plupart, mis en place par des pays dépour vus de réserves

d’hydrocarbures, mais entendant mettre en place des « plates-formes stratégiques d’investissements ». Il souligne, par ailleurs, « le rôle clé du Maroc » dans cette nouvelle dy namique de création de fonds souverains : le royaume est à la tête depuis fin 2021, via Ithmar Capital, du Forum international des fonds souverains (International Forum of Sovereign Wealth Funds, IFSW F), une structure qui chapeaute des fonds des cinq continents Le Maroc est également à l’origine du Forum africain des fonds souverains (A frica Sovereign Investors Forum, ASIF) : lancé à Rabat en juin 2022, l’ASIF, qui a jusqu’ici pour membres les fonds souverains du Maroc, de l’Angola, de Djibouti, de l’Ég ypte, du Gabon, du Ghana, du Nigeria, du Rwanda et du Sénégal, aspire

« Ces dispositifs publics de financement suscitent un véritable engouement du fait de leur bonne image auprès des investisseurs. »

BUSINESS

à promouvoir les investissements directs étrangers (IDE) sur l’ensemble du continent, en défendant des projets communs et intégrateurs

LE MODÈLE BOTSWANAIS

Structures peu connues du grand public, les fonds souverains (Sovereign Wealth Fund s, SW F) sont nés dans les années 1950 aux îles Kiribati, un archipel du Pacifique : les autorités locales, inquiètes de l’inéluctable épuisement des mines de phosphate, avaient créé une taxe sur les exportations d’engrais, dont elles ont mis de côté les revenus au sein d’un fonds d’investissement public. Le principe était de pérenniser, pour les générations futures, des richesses minières périssables. Après les chocs pétroliers des années 1970, des États producteurs africains ont cherché à épargner les excédents issus de l’exploitation des énergies fossiles, avec pour objectif de prémunir leur budget

national contre la volatilité des cours des matières premières. Le Fonds monétaire international (FMI) avait alors encouragé les pays émergents exportateurs d’hydrocarbures à créer de tels fonds publics, afin de se soustraire aux maux, hélas bien connus, de l’extractivisme à outrance : économie de rente, manque de réinvestissement et d’innovation…

En Afrique, le pionnier des fonds souverains fut le Pula Fund du Botswana : créé en 1994 en prenant exemple sur la Nor vège, le fonds botswanais (dont le nom Pula – « pluie » en tswana – est aussi celui de la monnaie nationale) est alimenté par les revenus des mines de diamants. Cogéré par l’État et la Banque centrale de

« Le FMI a, dans les années 1970, encouragé les pays émergents exportateurs d’hydrocarbures à créer ces fonds publics. »

Gaborone, réputée pour sa bonne gouvernance, le Pula Fund dispose de plus de 4 milliards de dollars. Une épargne modeste, comparée aux 1 700 milliards de dollars du fonds souverain norvégien ! Le royaume scandinave, riche pays producteur d’hydrocarbures, qui a toujours refusé d’intégrer l’Union européenne, épargne scrupuleusement depuis trente ans une partie de ses revenus pétroliers au sein du Government Pension Fund Global Devenu un acteur aussi méconnu qu’incontournable de la finance mondiale, ce fonds détient des parts dans environ 9 000 entreprises à travers le monde, sélectionnées selon des critères éthiques stricts quant au respect des normes sociales et environnementales… Sa puissance donne une idée de ce que peut devenir un fonds souverain s’il est correctement géré.

TR ANSFERT DES ACTIFS

D’ENTREPRISES PUBLIQUES

Selon le Boston Consulting Group (BCG), l’Afrique compte désormais 25 fonds dans 21 pays, contre une dizaine seulement en 2014. Créé en 2022, Ethiopian Investment Holdings (EIH) reçoit les actifs de 27 entreprises publiques éthiopiennes, totalisant environ un tiers du PIB, parmi lesquelles figurent les mastodontes Ethiopian Airlines et Ethio Telecom. L’EIH a investi plus de 100 millions de dollars dans le port logistique de Damerjog, à Djibouti. Le fonds ég yptien TSFE coopère avec les fonds saoudiens et émiratis, afin de stimuler les investissements dans le pays, notamment en matière

Mo ham ed Be ncha âb ou n, directe ur gé n é ra l du fo nd s ma ro cain FM 6I

d’infrastructures : « Le coût du capital des fonds souverains est relativement faible, analyse le BCG, ce qui en fait l’investissement idéal pour valoriser les opportunités sur le continent ».

Les fonds souverains ég yptien comme éthiopien se financent grâce aux actifs des colossales entreprises publiques nationales, souvent « en difficulté et peu attractives en l’état pour des investisseurs éventuels, nationaux et internationaux », relève Henri-Louis Vedie. Or, les capacités opérationnelles de cette catégorie de fonds sont logiquement plus limitées que celles de fonds alimentés, mois après mois, par la manne des ressources en hydrocarbures et en minerais

D’après les économistes Tony Addison et Amir Lebdioui du blog GlobalDev, si la centaine de fonds souverains du globe totalise plus de 8 000 milliards de dollars d’actifs, les fonds africains n’en représentent qu’une infime partie… Atteignent-ils leurs objectifs de croissance et de développement ? Ces experts sont perplexes : « Les citoyens africains dont les besoins fondamentaux ne sont pas satisfaits pourraient bien préférer que les pouvoirs publics dépensent davantage pour eux aujourd’hui », écrivent-ils sévèrement dans une étude publiée en début d’année. « Les gouvernements ont souvent du mal à appliquer une stratégie cohérente de dépense de l’épargne publique : les fonds souverains conçus comme fonds intergénérationnels se transforment souvent de facto en fonds de stabilisation quand les gouvernements sont amenés à contrôler les dépenses », comme ce fut le cas pendant la pandémie de Covid-19 ou bien lors de la période inflationniste déclenchée en février 2022 par l’invasion de l’Uk raine. ■

LES CH IFFR ES

3,37 milliards de dollars : les revenus du tourisme en Tanzanie en 2024.

17,3 % DES START-UP AFRICAINES ONT ÉTÉ FONDÉES OU COFONDÉES PAR DES FEMMES.

+177 % : les flux de capitaux étrangers au Nigeria au 1er semestre 2024.

La Côte d’Ivoire a fixé le prix d’achat du cacao au planteur à 1 80 0 FCFA (2,70 € ) le kilo, un record.

30 0 000 em ploi s créés grâce à l’hydrogène « vert » au Maroc d’ici 20 30.

320 mi llions d’Af rica ins devraient être abon nés à la 5G d’ici 2029.

Romuald Yonga « Indépendance, transparence et résultats plus probants »

La dynamique de création de nouveaux fonds d’État s’accompagne d’une diversification de leurs ressources comme de leurs finalités. Reste à obtenir des effets sur le terrain plus visibles. Entretien avec le fondateur et CEO d’African Markets, qui s’intéresse depuis longtemps à ce sujet.

propos recueillis par Cédric Gouverneur

AM : En 2014 , dix fonds souverains étaient en activité en Afrique, et cinq en projet. Quels sont les principaux changements en une décennie ?

Romuald Yonga : Nous assistons depuis dix ans à une prolifération de fonds souverains sur le continent. Leurs objectifs sont assez différents, tout comme leurs sources de revenus, leurs stratégies, leurs actifs sous gestion Sur les cinq qui étaient à l’étude en 2014, trois ont depuis été créés, au Zimbabwe, au Mozambique et à l’île Maurice. Beaucoup des nouveaux fonds ne concernent pas des pays exportateurs d’hydrocarbures ou de minerais, mais entendent soutenir le tourisme, le développement des énergies, les infrastructures, etc Le fonds souverain mauricien a été lancé pour répondre à la pandémie, afin d’aider les entreprises, notamment dans le domaine du tourisme, à surmonter la crise du Covid-19 Au Sénégal, le FONSIS alloue une partie de ses recettes pour investir dans des secteurs clés (agriculture, éducation, santé, énergies, etc.). Le cas du fonds rwandais est très

intéressant : Agaciro est financé sur la base du volontariat par des Rwandais locaux, de la diaspora ou d’« amis » du pays, et l’objectif est principalement de moins dépendre des aides extérieures. En Ég ypte, le fonds souverain, pourtant non minier, est très important : 12 milliards de dollars d’actifs sous gestion Le Ghana s’est doté de deux supports : l’un afin d’optimiser les revenus des ressources aurifères, l’autre pour soutenir et diversifier l’économie. Cet outil est- il en passe de se généraliser à toutes les économies africaines ?

La prolifération de ces outils témoigne d’une véritable prise de conscience quant à leur utilité, notamment pour établir des stratégies de développement à long terme. Le fonds souverain peut convertir des ressources épuisables en investissements pour les générations futures, et diversifier l’économie afin de ne plus dépendre d’une seule source de revenus. L’absence de fonds souverain en République démocratique du Congo (R DC) est une anomalie, compte tenu de ses richesses minières ! Les multinationales n’ont sans doute pas intérêt à l’établissement d’une telle mesure Un fonds souverain a besoin d’indépendance et de transparence. En Afrique, ils connaissent donc des évolutions contrastées selon la situation politique et économique des pays

Le premier fonds souverain africain fut le Pula Fund botswanais, basé sur les revenus des mines de diamants (1994). Comment expliquer sa réussite ?

Son succès est lié à la stabilité politique et économique du Botswana depuis l’indépendance. Les gouvernements s’y succèdent démocratiquement, les institutions sont fortes. Le cadre réglementaire est très strict. Le Pula Fund a, depuis ses origines, une stratégie claire sur le long terme : investir les revenus issus des diamants pour les générations futures. Jamais il n’a été utilisé pour combler les déficits budgétaires. Ses comptes sont publiés et font l’objet d’audits Le succès est donc logique

Quel bilan pour les fonds souverains des États pétroliers ?

Ils sont importants en matière d’actifs sous gestion, mais leurs succès ne sont guère palpables. Ils ont réalisé quelques investissements dans l’agriculture, les énergies renouvelables, mais rien de très conséquent. Ils ont pourtant eu la possibilité de changer la donne. En Angola, le dispositif a, hélas, été affecté par des scandales de corruption. Au Nigeria, la dévaluation du naira se poursuit et impacte le fonds souverain En Algérie, il est régulièrement accusé de mauvaise gestion et de corruption. Et il a également été employé pour combler les déficits budgétaires, ce qui n’est pas son rôle originel. En Libye, du fait de la situation conf lictuelle depuis 2011, on ignore qui dirige véritablement le fonds souverain. Ils ont été critiqués, après la crise des subprimes (2007-20 08), pour leur opacité. Est- ce toujours le cas ?

leurs actifs en actions et obligations, le board de leurs dirigeants, leur actualité… La situation s’améliore et va dans le bon sens Le Forum international des fonds souverains (IFSWF, International Forum of Sovereign Wealth Funds), créé en 2008, regroupe des fonds du monde entier ayant adopté les « principes de Santiago », qui les engagent à agir dans la transparence et la bonne gouvernance. Le Sénégal a créé en 2012 le FONSIS. Depuis, le pays s’est lancé dans l’extraction d’hydrocarbures : les revenus générés par cette extraction pourraient -ils, en partie, rejoindre le FONSIS ?

Il est, à mon av is, inév itable que les autorités sénégalaises intègrent en partie au FONSIS les revenus issus de l’exploitation récente des hydrocarbures. Ou bien que, à l’image du Ghana, elles créent un nouveau fonds souverain dédié à ces recettes. Depuis quelques années, au Sénégal, le niveau de vie augmente, les infrastructures se multiplient, l’économie se diversifie Or, le pétrole peut créer des tentations, comme ailleurs sur le continent. Un proverbe dit : « Lorsqu’il y a beaucoup d’argent, il y a beaucoup de problèmes ! » Le risque existe que la rente pétro-gazière entraîne de la corruption.

Le fonds doit donc être géré de façon transparente, indépendante, avec une bonne gouvernance.

En 2022 , au Maroc, s’est créé l’ASIF (Africa Sovereign Investors Forum).

Que vous inspire ce type d’alliance ?

« Ces outils sont en mesure de convertir des ressources épuisables en investissements pour les générations futures. »

En 2008, certains fonds souverains avaient renf loué les banques après la crise des subprimes Depuis, beaucoup de fonds souverains ont développé un site web et rendent publics leur stratégie, leurs réalisations concrètes, leurs portefeuilles détaillés, leurs participations dans des sociétés,

En théorie, cette alliance est intéressante : l’union fait év idemment la force, et l’ASIF pourrait stimuler les investissements intra-africains. Renforcer les capacités d’investissement, et donc augmenter en quelque sorte la « force de frappe » des fonds souverains. Partager les expertises et les expériences des différents fonds. Mais personnellement, je n’y crois guère : les pays membres sont très singuliers, les monnaies ont des statuts très différents, les stratégies et les priorités ne sont pas les mêmes (épargner pour certains, diversifier l’économie pour d’autres, etc.). Quelles seraient les priorités de l’ASIF ? Comment les fonds seraient-ils alloués ? Les challenges sont nombreux. Je crois davantage à des plates-formes régionales. Prenez l’Afrique de l’Est, où les économies des pays sont bien intégrées entre elles : le Kenya, la Tanzanie, l’Ouganda, le Rwanda, etc. Cela me semblerait une meilleure idée de mettre en place des fonds souverains régionaux entre pays voisins. african- markets.com ■

Au Maroc, le cannabis légal décolle

Avec la commercialisation de la fameuse plante pour usage médical, le pays réalise ses premières exportations. Et un nombre croissant d’agriculteurs rifains se reconvertissent.

En juillet 2021, le Maroc a légalisé le cannabis à des fins médicales et industrielles. Et cela est en train de faire naître un nouvel écosystème économique dy namique, avec ses cultivateurs, ses usines de transformation et ses produits destinés à l’export Selon la Fédération marocaine de l’industrie et de l’innovation pharmaceutiques (FMIIP), le secteur pourrait rapporter jusqu’à 600 millions d’euros annuels d’ici à trois ans. Le marché mondial du cannabis légal, et notamment

du CBD (cannabidiol, une molécule sans effet psychotrope), est estimé à 50 milliards de dollars en 2028 En Europe, 21 pays ont légalisé le cannabis à usage médical et industriel.

MIEUX RÉMUNÉRER POUR

INCITER À LA RECONVERSION

Le Maroc serait, selon les Nations unies, le premier producteur mondial de cannabis à effet psychotrope (contenant du THC, tétrahydrocannabinol). Plusieurs centaines de tonnes de stupéfiants sont exportées clandestinement

chaque année depuis la région du Rif, au nord du pays. La légalisation a aussi pour but de reconvertir les quelque 400 000 personnes qui tirent leurs revenus de cette drogue. En août dernier, 4 831 cultivateurs ont bénéficié d’une grâce royale pour des délits commis en lien avec le trafic Selon l’Agence nationale de réglementation des activités relatives au cannabis (A NR AC), plusieurs de ces cultivateurs cherchent désormais à s’inscrire dans le circuit légal :

« La grâce royale place le projet de légalisation dans un tournant décisif,

Un e ou vr iè re ma ro ca i ne en pl ein e ré colte.

a récemment expliqué Mohammed El Guerrouj, directeur général de l’ANRAC, à l’hebdomadaire marocain

TelQuel Une étape décisive pour rompre avec les anciennes pratiques, en éliminant les cultures illicites et en les remplaçant par des activités alternatives. » La dy namique est en marche : environ 3 300 agriculteurs sont agréés par l’ANRAC, un nombre qui a été multiplié par sept en un an. Le nombre d’hectares dédiés à la culture de cannabis légal a, quant à lui, été multiplié par dix, passant à environ 3 000 en 2024 Afin d’inciter les cultivateurs rifains à se reconvertir, l’ANRAC prend soin de les rémunérer davantage, à 75 dirhams le kilo, contre 10 à 20 pour le cannabis illicite.

Environ deux cents entreprises marocaines travaillent désormais dans le secteur du cannabis légal, sous le strict encadrement de l’ANRAC et du ministère de l’Intérieur.

Fondée en 2022, la coopérative Bio Cannat commercialise ainsi des cosmétiques et des compléments alimentaires à base de CBD. En janv ier, Bio Cannat a inauguré son premier site de fabrication d’huile de CBD à Bab Berred, dans la prov ince rifaine de Chefchaouen. L’usine, qui dispose d’une capacité de production de 720 000 bouteilles, devrait à terme employer 70 salariés, en plus des 80 agriculteurs partenaires des alentours. La production de cannabis légal ayant souffert des fortes cha leurs de l’été dern ier, l’AN RAC et l’ In st it ut ma roca in de rec herc he ag ronomique cherchent à promouvoir une va riété sa ns THC de ca nnabi s autochtone précoce, la beldiya (sig nif ia nt « qu i vient d’ic i »)

Récoltée avant l’été, la plante rési ste mieu x au cha ngement cl imat ique, et pourrait donc inciter encore davantage de cultivateurs à la reconversion ■

Les brasse ri e s Brac ong o à Ki ns ha sa

La RDC ne veut plus importer ses sodas

VBL, filiale indienne de PepsiCo, annonce la construction d’une seconde usine près de Lubumbashi

La consommation de sodas ne cesse d’augmenter en République démocratique du Congo (R DC), où la croissance démographique est d’une rapidité fulgurante (105 millions d’habitants estimés) : les importations de boissons augmentent chaque année de près de 10 %, dépassant 1 milliard de dollars en 2022. Le 26 juin, en accord avec la Fédération des entreprises du Congo (FEC), le ministre du Commerce extérieur Julien Paluku a suspendu pour douze mois les importations de bières et de boissons gazeuses, afin de favoriser l’industrie nationale et d’inciter les investisseurs étrangers à créer des sites de production en RDC. Une mesure protectionniste suiv ie d’effets : la société indienne Varun Beverages Limited (V BL) a annoncé fin septembre la construction

d’une seconde usine en RDC, dans la zone économique spéciale (ZES) de Kiswishi, près de Lubumbashi. En juillet, VBL avait déjà inauguré une première usine de mise en bouteille à Maluku, près de Kinshasa. « Notre expansion en RDC répond à la demande en hausse et appuiera notre trajectoire de croissance à long terme sur le continent », s’est félicité Ravi Kant Jaipuria, PDG de VBL, se disant « confiant dans le potentiel de croissance du continent », et promettant la création de milliers d’emplois. Filiale de l’américain PepsiCo, le groupe VBL est implanté sur le continent depuis 2007, avec des sites au Maroc, en Zambie, au Zimbabwe, au Mozambique. VBL a également racheté, en décembre 2023, le sud-africain BevCo et ses cinq usines, qui écoulent des sodas dans toute l’Afrique australe ■

Bosu n Tija ni en septe mbre 20 23, lor s de la conférence

Uns to pp ab le Af ric a.

Le Nigeria mise sur l’IA

Sous l’impulsion de son ministre de l’Innovation venu de la tech, le pays ambitionne de s’imposer comme un véritable hub en Afrique. Feuille de route.

Le Nigeria va sélectionner dix star t-up spécialisées dans l’intelligence ar tificielle (I A) et les financer à hauteur de 10 millions de nairas chacune (env iron 6 000 dollars), via un fonds dédié, l’AI Fund Les lauréats bénéficieront également de l’aide matérielle de Google, af in de développer leurs activités, comme des outils et des formations. Le Centre national nigérian pour l’intelligence ar tificielle et la robotique (NCA IR) fera son

choi x parmi les star t-up ayant leur siège au Nigeria, comptant au moins un Nigérian parmi leurs fondateurs et ayant déjà lancé sur le marché un produit utilisant l’IA

Ce dispositif d’aide s’inscrit dans une stratégie globale du pays pour s’imposer comme le hub de l’IA sur le continent. Nommé ministre des Communications, de l’Innovation et de l’Économie numérique par le président Bola Tinubu en 2023, Bosun Tijani, 47 ans, n’est autre que le fondateur de Co-creation Hub Nigeria (CcHUB),

un important incubateur de start-up qui, depuis 2010, a contribué au lancement de « jeunes pousses » technologiques, non seulement dans le pays, mais également au Kenya, au Rwanda et en Namibie. Ce ministre issu de l’entrepreneuriat aspire à mettre en place, d’ici 2028, une « force de travail de 3 millions de jeunes nigérians spécialement formés pour la tech » : « Je suis persuadé que dans quelques années, le Nigeria sera comme l’Inde », qui, depuis les années 2000, fournit des cohortes

d’informaticiens aux entreprises du monde entier. En effet, la jeunesse nigériane hy perconnectée, qu’il s’agira de convaincre et de former, pourrait répondre aux besoins croissants en IA dans un Occident vieillissant

DÉVELOPPEMENT DES IA EN LANGUES NIGÉRIANES

En av ril dernier, le ministre Tijani a réuni 120 experts autour d’un atelier sur la stratégie nationale pour l’IA (National Artificial Intelligence Strategy, NA IS), afin de définir une roadmap pour intégrer l’IA aux différents secteurs de la nation la plus peuplée du continent. Rendu public en août, le rapport de la NA IS pointe notamment l’utilisation de l’IA dans l’agriculture nigériane, afin d’aider les paysans à optimiser leurs récoltes, dans les énergies renouvelables, afin d’estimer au plus près la demande en électricité, ainsi que le développement des outils d’IA par la société AWAR RI dans cinq langues nationales (yoruba, igbo, haoussa, pidgin, ibibio). Le marché de l’IA au Nigeria devrait dépasser 430 millions de dollars en 2026, avec une croissance de 44 % par an. La vivacité entrepreneuriale nigériane constitue un terrain fertile à l’essor de l’IA, quoique menacé par la limitation des infrastructures du pays et par le brain drain, la fuite des jeunes talents tentés par l’émigration « L’AI Fund constitue une étape cruciale pour nourrir l’innovation nationale, qui adressera les besoins locaux et contribuera à la croissance économique », s’est félicité Bosun Tijani « Nous sommes engagés à fournir aux start-up nigérianes les outils et les ressources nécessaires afin d’innover et de réussir à l’échelle globale », a déclaré le directeur de Google pour l’Afrique de l’Ouest, Olumide Balogun. ■

Le retour de la méthode zaï

Face à l’épuisement des sols, cette technique traditionnelle refait surface au Sahel.

D’ici 2030, le Cameroun veut restaurer plus de 12 millions d’hectares en voie de désertification à cause du changement climatique et de l’épuisement des sols. Dans la région Nord, trois ONG (FODER, Wildlife Conser vation Societ y et le Centre pour le développement rural) incitent depuis 2022 les paysans à renouer avec la technique du zaï. En effet, cette méthode de culture ancestrale, également appelée tassa au Niger, consiste à creuser des trous d’une vingtaine de centimètres, espacés de 80 cm, puis d’y planter des graines sur une base de compost, le tout recouvert de terre. Ainsi, les pluies ne glissent plus à la surface du sol, mais le pénètrent et l’irriguent. Le zaï préser ve l’humidité deux semaines et év ite l’érosion des pentes Au Burk ina Faso, le célèbre

paysan Yacouba Sawadogo (19462023), surnommé « l’homme qui arrête le désert », utilisait notamment le zaï pour reverdir des dizaines d’hectares Les paysans camerounais, en deux ans de pratique du zaï, observent des rendements à l’hectare deux à trois fois supérieurs, selon un reportage de nos confrères du journal environnemental américain en ligne Mongabay Un retour en grâce pour une technique tombée en désuétude dans les années 1950 avec le recours aux engrais chimiques Selon l’Institut sénégalais de recherches agricoles (ISR A), la technique du zaï permet également de séquestrer dans le sol 52 % de CO2 supplémentaires. Seul point négatif : ce procédé demande un travail physique considérable… Son nom vient d’ailleurs d’une expression mooré signifiant « se lever tôt pour préparer la terre ». ■

Au Nig er, prép aration de la te rre avant de p la nter le millet.

LE S 20 QU ES TI ON S

Fatoumata Diawara

L’ARTIST E MA LI EN NE croit au pouvoi r guér isseur de la musique. Entre pop, rock, du b et électro, London Ko dénonce les violences faites au x femmes et au x enfa nts. propos re cueillis par Astrid Krivian

1 Votre objet fétiche ?

Mes cauris, sans lesquels je me sens vide.

2 Votre voyage favori ?

À Bamako. Comme beaucoup d’ar tistes maliens menant une carrière internationale, je suis très attachée à ma maison Je me ressource, entourée de ma famille, je savoure la cuisine locale.

3 Le dernier voyage que vous avez fait ?

À Marseille, au festival Fiesta des Suds.

4 Ce que vous emportez toujou rs avec vous ?

Mon lance-pierre.

5 Un morceau de musique ?

Les musiques religieuses, qui m’apaisent.

6 Un livre su r une île déserte ?

Les œuvres d’Amadou Hampâté Bâ, pour leur sagesse, leur enseignement

7 Un film inou bliable ?

Moolaadé, d’Ousmane Sembène, sur la mutilation génitale, m’a profondément émue, bouleversée.

8 Votre mot favori ?

« Incroyable ! »

9 Prodig ue ou économe ?

J’achète à tout-va, même des choses dont je n’ai pas besoin. C’est un problème !

10 De jour ou de nuit ?

De jour. En tournée, les nuits sont intenses : je me couche tard après le concer t et me lève à l’aube pour la date suivante Je dors peu.

11 X, Facebook, WhatsApp, coup de fil ou lettre ?

J’utilise beaucoup les réseaux sociaux. Je passe des coups de fil, aussi.

12 Votre tr uc pour penser à autre chose, tout ou blier ?

Écouter de la musique qui parle de spiritualité. C’est le seul moyen pour m’abandonner, m’oublier.

13 Votre extravagance favorite ?

Confectionner mes nouvelles tenues

J’invente, je couds avec divers matériaux ; j’ai des exigences, une liberté, je ne veux pas m’habiller comme tout le monde.

14 Ce que vous rêviez d’être quand vous étiez enfant ?

Chanteuse. J’ai commencé par la danse. Je voulais m’exprimer. Tout s’est fait naturellement.

15 La dernière rencontre qui vous a marquée ?

À Bamako, dans le cadre de mon engagement avec l’Unicef, je prépare une comédie musicale avec des enfants : les entendre me passionne.

16 Ce à quoi vous êtes incapable de résister ?

La scène Chanter me libère l’esprit, le cœur, pour tolérer, aimer, pardonner, me guérir

17 Votre plus beau souvenir ?

La naissance de mes deux enfants. C’était aussi une renaissance pour moi.

18 L’endroit où vous aimeriez vivre ?

Partout où l’on trouve la paix, l’amour, la cohésion sociale. Ou sur scène ! [Rires.] Je m’y sens protégée.

19 Votre plus belle déclaration d’amou r ?

Celle de mes enfants. Je fonds en larmes Je culpabilise d’être souvent absente.

20 Ce que vous aimeriez que l’on retien ne de vous au siècle prochain ?

Un être qui était dans l’amour, l’entente, l’écoute, le partage. Qui a aidé, soutenu ceux qui étaient dans le besoin. ■

London Ko, (Mont uno Producciones

Y Eventos/3e Bu reau /Wag ra m Mu sic)

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