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ÉDITO

Kinshasa,enattente par Zyad Limam

DÉCOUVERTE

NIGERIA

La grande promesse

Un dossier spĂ©cial de 33 pages. DÉCOUVERTE

ÉMERGENCE

Unegouvernance en panne

Selon la FondationMoIbrahim, lesconditionsdevie de troisquarts desAfricains se sont dégradéesdepuisdix ans.

BIENNALE

DAK’ART2024

L’AfriqueenĂ©veil collectif

L’ÉNIGME SONKO

Le Premierministre sĂ©nĂ©galaisest au cƓur de la rĂ©volution en cours. Àlafoissouverainiste et panafricain,conservateur et pragmatique, il porte surtoutl’espĂ©rance de changement d’une grande partiedelapopulation
Tentative de portrait. ET AUSSI

Soukaïna Oufkir, Felwine Sarr, Abou Sangare, Kiyémis, KarimMiské

KINSHASA, EN ATTENTE

C’est la capitale de la RĂ©publique dĂ©mocratique du Congo. Disons 20 millions d’habitants (un million au virage des annĂ©es 1970
), l’une des villes les plus peuplĂ©es du monde, la premiĂšre francophone, devant l’agglomĂ©ration du Grand Paris Une conurbation dopĂ©e par le choc dĂ©mographique et l’exode rural. Un chaos urbain, qui pourtant semble avoir ses propres rĂšgles mystĂ©rieuses d’auto -stabilisation Le voyageur de passage est dĂ©passĂ© par la taille, la densitĂ©, la magnitude. Presque 10 000 km2 de superficie (la taille du Liban), un stupĂ©fiant mĂ©lange de rares grands boulevards (le fameux 30 Juin) et des rues-routes largement dĂ©foncĂ©es, oĂč le carrefour, gĂ©nĂ©ralement sans feu rouge, apparaĂźt comme l’expĂ©rience ultime de la circulation. Les embouteillages sont dantesques. Paralysent l’activitĂ©. Quand il pleut, ce qui est frĂ©quent, c’est pire – les lacs se forment, des riviĂšres urbaines empor tent presque tout sur leur passage Les Kinois passent leur journĂ©e, rĂ©ellement, Ă  tenter de se dĂ©placer, d’aller de chez eux au travail Ils dorment peu, le sujet est plus que politique


Le co nc ier ge de l’hĂŽte l vo us le di t co mm e une Ă©v ide nc e : Ă  ce rtai ns mom ents , il fa ut bi en qu atre, cinq heures pour rejoindre l’aĂ©ropor t, pour tant distant d’à peine 20 km. L’aĂ©roport lui -mĂȘme, c’est toute une histoire. Un grand hangar rafistolĂ©, enchĂąssĂ© dans un im me nse qu ar ti er pop u la ire, Ndji li Ma lg rĂ© la dĂ©c rĂ©pitude, le tarmac est encombrĂ© de gros -por teurs des grandes compagnies internationales, et de jets privĂ©s et de 747 Cargo
 Clairement, business is business, malgrĂ© les obstacles.

Il y a le fleuve Congo, puissant, qui traverse toute l’Afrique et qui passe ici majestueusement, en chemin vers la mer. La capitale d’en face, Braz zaville, sembl e si petite et si calme, Ă  moins de 7 kilomĂštres Ă  vol d’oiseau Des hĂŽtels de luxe, qui rassemblent une population interlope de pirates internationaux, de chercheurs d’or, de cobalt ou de cuivre, d’entrepreneurs qui sirotent des cock tails en rĂȘvant de fortune. Le tout nouveau centre financier de Kinshasa, voulu par le prĂ©sident Tshisekedi, construit en un temps re cord, projet te ses lumiĂšres et souligne les ambitions du pays Et puis il y a le son, omniprĂ©sent, celui de la rumb a rock, celui de Fally Ipupa, de Ferre Gola, du pasteur Mike Kalamb ay et d’autres stars incontournables. On y pense en passant devant le

my thique stade des Mart yrs, monument d’architecture sino -africaine (comme, d’ailleurs, le palais du Peuple, quelques kilomĂštres plus loin). On y pense aussi en voyant la multiplication des Ă©glises pentecĂŽtistes, qui promettent si facilement aux fidĂšles un monde meilleur
 Kinshasa est surtout la porte d’entrĂ©e vers un pays gĂ©ant, instable, sur une corde, et pour tant central dans tous les sens du terme. 110 millions d’habitants, 2 millions et demi de kilom Ăštres carrĂ©s, l’ Ă©quivalent de l’Europe occidentale, un point de jonction entre toutes les Afrique – du Nord, de l’Est, de l’Ouest, du Sud. Des frontiĂšres avec neuf pays, dont une de 2 50 0 km avec l’Angola. Un pays modelĂ© par l’histoire coloniale et postcoloniale, oĂč plane toujours la figure lĂ©gendaire et tragique de Patrice Emery Lumumba, un pays- continent aux 26 provinces, une stupĂ©fiante diversitĂ© ethnoculturelle, des quasi-nations et des peuples autochtones, mais aussi une incessante compĂ©tition ethnique, pour les ressources, pour la terre. Un pay s nom in ale me nt ri ch e, dĂ© te nt eu r d’un e grande partie du patrimoine naturel mondial, avec 60 % des forĂȘts du bassin du Congo. Un puits de carbone vital pour toute l’humanitĂ©. Pour tant, chaque annĂ©e, la RDC perd un demi-million d’hectares de ce couvert vĂ©gĂ©tal. C’est le pays du fleuve, aussi, avec son formidable potentiel hydraulique – Ă  l’image de la tant at tendue rĂ©novation- ex tension du barrage d’Inga C’est le pays des mines, du cobalt, du cuivre, du zinc, de l’or, certainement du pĂ©trole et du gaz
 Et pourtant, le gĂ©ant reste encore pauvre – moins de 70 0 dollars par an et par habitant, et un PIB global (65 milliards de dollars) infĂ©rieur Ă  celui de la CĂŽte d’Ivoire (80 milliards de dollars).

Depuis la fin de l’ùre Mobutu, et le gĂ©nocide rwandai s, c’est au ssi un e nat ion en gu erre plus ou mo ins permanente De Kinshasa, cette guerre paraĂźt Ă  la fois si proche et si lointain e. À l’est, dans les provinces du Nord -Kivu et de l’Ituri, elle a fait des ravages. AlimentĂ©e par des mouvements plus ou moins directement liĂ©s au Rwanda Un processus de paix avance laborieusement Les violences communautaires sĂ©vissent un peu par tout ailleurs Sporadiques ou structurelles

La RĂ©publique est meurtrie. Le pays est difficile Pourtant, l’enjeu est lĂ . Il faut s’y engager. L’Afrique a besoin de ce gĂ©ant. L’Afrique a besoin de son cƓur, en quelque sorte, pour pouvoir Ă©merger rĂ©ellement ■

Meilleurs vƓux 2025 ànos lectrices, lecteurs et partenaires!

N° 45 9- 46 0–D ÉC

3 ÉDITO

Ki nshasa,enattente parZyadLimam

8 ON EN PARLE

C’EST DE L’A RT, DE LA CU LT UR E, DE LA MODE ET DU DESIGN TrĂ©sorschĂ©rif iens Ă Doha

29 C’ESTCOMMENT ?

Réveillon made in Africa ! parE mmanuelle Pont ié

30 PA RCOURS

Rachel Seidu parAstridKrivian

130 VINGTQUESTIONS À
 Hanane Harrath parAstridKrivian

TEMPS FORTS

32 Coup de freinsur la bonnegouvernance parCĂ©dricGouverneur

42 SĂ©nĂ©gal: L’énig me Sonko parZyadLimam

84 Bien nale Dak’Ar t2024: L’AfriqueenĂ©veil collecti f parShiranBen Abderrazak

92 SoukaĂŻna Ou fk ir : Unevoixlibre parSoundoussE lKasri

98 FelwineSar r: «Noussom mesdes ĂȘt res de l’incomplĂ©tude » parAstridKrivian

104 KiyĂ©mis: «L’art de la joie » parAstridKrivian

110 Abou Sangare: « Je fais ma vielĂ oĂčje suis » parJean-Mar ie Chazeau

114 KarimMiské :« Le mal estu ne vraieq uestionhumaine » parCatherine Faye

DÉCOUVERTE

51 Nigeria:

La grande promesse parE mmanuelle Pontié, avec MoïseGomis et OkechukwuUwaezuoke

58 Wale Edun :« Parier su rl’avenir,protĂ©ger lesplusfragiles»

62

La réfor me en avanttoute

66 Armst rong UmeTakang: «Nousdevonst rouver dessolutionslocales »

68 Au Nord,laprior ité sécu ritaire

72 Pour uneagricultu re de pointe

76 Bosu nTijani: «Unv iv ierdetalents »

78 Deslicor nes made in Nigeria

80 Afrobeatsetstar-system

AfriqueMagazine estinterd it de diffusionenA lgĂ©r ie depuismai 2018.Une dĂ©cisionsansaucunejusti cation.Cet te grande nation africaineest la seuleducontinent(et de toutenot re zone de lect ure) Ă exercer unemesuredecensu re d’un autretemps Le maintien de cettei nterdictionpĂ©nalise noslecteursalgĂ©r iens avanttout, au moment oĂč le pays s’engage dans un gra nd mouvement derenouvellement. Nosa misalgĂ©r iens peuvent nous retrouversur notresiteI nter net : www.afriquemagazine.com

BUSINESS

120 L’AGOA sous la menace du tr umpisme

124 Ronak Gopaldas : « Tout dépendra de laquelle des intentions cont radictoires nira par dominer »

126 Air Cîte d’Ivoire veut voler plus loin

127 La RDC ne renonce pas à l’or noir

128 L’A fr iq ue menacĂ©e par une croissance molle

129 La CĂŽte d’Ivoire pro te de la hausse du caoutchouc par CĂ©dr ic Gouver neur

FONDÉ EN 1983 (40e ANNÉE)

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Zyad Limam

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Assisté de Lau re nce Lim ou si n llimousin@afriquemagazine.com

RÉDACTI ON

Em manu el le Po nt iĂ© DIRECTRICE ADJOINTE DE LA RÉDACTION epontie@afriquemagazine.com

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ON T CO LL ABO RÉ À CE NU MÉ RO

Shiran Ben Abderrazak, Jean- Marie Chazeau, Catherine Faye, MoĂŻse Gomis, CĂ©dric Gouverneur Dominique Jouenne, Soundouss El Kasri, Astrid Krivian, Luisa Nannipieri, Sophie Rosemont, Okechukwu Uwaezuoke.

VE NT ES

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PRÉSIDENT : Zyad Limam.

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Imprimeur : LĂ©once Deprez, ZI

Secteur du Moulin, 62620 Ruitz.

Commission paritaire : 0229 D 85602

DépÎt légal : décembre 2024.

La rĂ© daction n’est pas re sponsable des te xt es et des phot os re çus Les indications de mar que et les adr esses figurant dans les pages rĂ© dactionnelles sont donnĂ©es Ă  titre d’informat ion , sans au cun but publ icit air e. La re pr oduct ion, mĂȘme par tielle, des ar ticles et illustrations pris dans Afrique Magazine est strictement interdite, sauf accord de la rĂ©daction. © Afrique Magazine 2024.

ON EN PA RL E

C’est ma in te na nt , et c’est de l’ar t, de la cu ltu re , de la mo de , du de si gn et du vo ya ge

Vu e de l’ex positi on

ÉV ÉN EM EN T

TRÉSORS CHÉRIFIENS À DOHA

Le fa meux MI A, MusĂ©e d’ar t isla mique, cĂ©lĂšbre en gra nd LE PATR IMOI NE

ARTIST IQUE DU MA ROC.

AV EC quelque 200 objets, manuscrits anciens, bijoux, photographies et instruments de musique, dont certains n’ont jamais Ă©tĂ© exposĂ©s auparavant, l’exposition « Splendeurs de l’Atlas » rend hommage aux nombreux courants, inspirations, productions artisanales d’exception et rĂ©alisations artistiques qui ont façonnĂ© l’identitĂ© du royaume du Maroc jusqu’à nos jours. PrĂ©sentĂ©e au MusĂ©e d’art islamique (MI A), Ă  Doha, qui abrite l’une des collections d’art islamique les plus complĂštes au monde, elle s’inscrit dans le cadre de l’AnnĂ©e culturelle Qatar-Maroc 2024 – une initiative qui vise Ă  renforcer les liens entre les pays Ce voyage Ă  travers un savoir-faire unique met en lumiĂšre l’influence des principales villes marocaines dans la promotion de l’érudition religieuse et des avancĂ©es scientifiques, ainsi que le rĂŽle importan que l’artisanat a jouĂ© dans la formation de l’ensemble des caractĂ©ristiques du pays. Parmi les Ɠuv res inĂ©dites, une coiffe alaouite ornĂ©e de plaques d’or et de pierres prĂ©cieuses, des bijoux amazighs en argent, ainsi que des poutres en bois datant du XIe au XIIIe siĂšcle, originaires d’un bĂątiment de FĂšs, proviennent des musĂ©es du Qatar, du MI A et du futur musĂ©e Lusail L’exposition prĂ©sente Ă©galement une sĂ©lection de photographies et d’Ɠuvres d’art contemporaines de Bruno Barbey, Ir ving Penn, Lalla

Essaydi, Mous Lamrabat et Mounir Raji. Et s’adosse Ă  un autre Ă©vĂ©nement proposĂ© au MI A, « Ektashif : Maroc » (jusqu’au 26 fĂ©vrier 2025), qui met en avant les Ɠuvres de sept artistes et designers qataris ayant travaillĂ© auprĂšs d’artistes et d’artisans experts du ro

Ci -c ontre, brace let (nba la ou ta nba lt).

Ci -d essous , couvre -c he f (‘a sa ba) ser ti d’or et de p ier re s prĂ©cie us es

« SPLENDEURS DE L’ATLAS : UN VOYAGE À TRAVERS LE PATRIMOINE MAROCAIN », MusĂ©e d’ar t islamique, Doha (Qatar), jusqu’au 8 mars 2025. mia.org.qa

BA RRY WINDSORSMIT H, AdastrainAfrica, Delcou rt, 52 pages, 15,50 €.

SE TOURNER VERS LESÉTOILES

Un RÉCI TGRA PH IQUE àl irecom me unefable su rL ALUT TE POUR L’IN DÉPENDANCE et l’autonomie.

CE CONTEdormait dans lesdossiersdeBarry Windsor-Smith, jusqu’àcequ’il dĂ©cide de le rĂ©Ă©crireetdeletransposerenun Ă©pisodedelajeunessedelaprincesseAdastra,exilĂ©esur terre parsamĂšre,lareine Organa.Pourrappel, cettemajestueuse divinitĂ© estlepersonnagelepluspopulaire de sa sĂ©rie Young Gods,unmĂ©lange subtil entrepiĂšce shakespearienneetbande dessinĂ©e cosmique, publiĂ©edanssarev ue rĂ©volutionnaire Stor yteller.Plusconnu pour sontravail dans l’universdes comics Marvel,ledessinateur anglaisanotamment adaptĂ© en bande dessinĂ©e le personnage de fiction crĂ©Ă© parl’écrivainamĂ©ricain Robert Er vinHoward, ConanleBarbare,unaventurierdont l’ambition se rĂ©sume Ă jouir de la vieetdumomentprĂ©sent.Dans ce nouvel ouvrageĂ l’esthĂ©tiquecaptivante, l’hĂ©roĂŻne, de retour en Afrique, essaie d’apporter la prospĂ©ritĂ© Ă unv illagefragilisĂ© parlasĂ©cheresse. L’hommeblanc estpassĂ© parlĂ etalaissĂ©des machines agricolesqui ne fonctionnent plus fautedecarburant et de piĂšces. DĂšs lespremiĂšresplanches, vĂ©ritables pĂ©pites en noir et blanc, celuiqui aapportĂ© un romantisme contemporain au mondedes comics de super-hĂ©rosnord-amĂ©ricainspropose unefable Ă©trangeinf usĂ©e de questionsexistentiellescomplexes. Il se sert du rĂ©cit pour porter un regard curieuxsur l’effetdela foietsur lesvaleurs desautochtones,dansunquestionnement constant surl’ordre Ă©tabli et l’ordrenaturel deschoses. Sans compterunclind’Ɠil explicite Ă laformule latine Pera spera ad astra.Par desvoiesarduesjusqu’auxĂ©toiles ■ C.F.

SO UN DS

Àécouter maintenant !

BlackP umas

Li ve Fr om Br ooklyn

Para mount, ATO/[PIA S].

C’estlorsdeleur derniĂšre tournĂ©eque le chanteur Eric Burton et le guitariste Adrian Quesadaont enregistrĂ© leur performancedeBrook ly n. Ilsont bien fait :enl’espacededeuxalbums (Black Puma s et Chronicles of aDiamond), lestubes ne manquentpas.Etils sont convoquĂ©sici avec l’énergie dontle duoatoujours fait preuve grĂąceĂ  de multiples inspirations –lasoul, d’abord, mais aussileblues et le funk.

Dodi

El Sherbi ni AveC esar, Kidder mi nster.

Depuis sonpremier album, Fictions (2020), et sescollaborationsavecdes pointures commePhoenix,onconnaĂźt l’aptitude du musicien français Ă manier sy nthĂ©tiseurs et textes malins.Coproduit parlegroupedepop rockfrançais Rallye, cettenouvelledĂ©monstration d’obĂ©diencepsychĂ©dĂ©lique baptisĂ©e Ave Cesar dĂ©tourne lescodes de la variĂ©tĂ© avec uneĂ©lĂ©gance irrĂ©vĂ©rencieuse.

SonghoyBlues

HĂ©ri ta ge,Tra nsgressiveRecord s/[PIA S]

Sort ie le 17 ja nv ier.

C’estunfolkd’une beautĂ© cristallineque nous livre, avecson quatriĂšmealbum HĂ©ritage,lequartet malien formĂ©Ă Bamako, mais dont les origines se trouvent Ă Tombouctou.En unedĂ©cennie, Songhoy Bluess’est imposĂ© commel’une desfigures de prouedu bluestouareg.Son secret :force guitares Ă©lectriques et voixhabitĂ©espourraconter lesravages du terrorisme
comme les bienfaitsdelamusique. ■ SophieRosemont

AN IM AT ION

LE RETOUR

DU ROILION

La saga connaĂźtu nnouvel Ă©pisode, avec UN CI NÉASTE AFRO-A MÉRICA IN au xmanet tes.

EN 2019,Disneymettait en scĂšne uneversion rĂ©aliste de son blockbuster animĂ©sorti vingt-cinqans plus tĂŽt, Le Roi lion –enfait, desbĂȘtes 100% numĂ©riques,sansqu’il s’agisse de dessinsoudecrĂ©ationsen3D, dans la tradition del’adaptation en prises de vues rĂ©elles(live action)deses classiques d’animation.Devrais-fauxanimaux,bluffants de rĂ©alisme (saufqu’ilsparlent
), quivivaientl’histoire de Simbaaffrontantson oncleScarpourlasuccession au trĂŽne deson pĂšre Mufasa.Cinqans aprĂšs, voicilasuite sous forme de prĂ©quel, expliquant lesoriginesdelalĂ©gende de Mufasa Si l’on retrouve en grande partie lesmĂȘmes personnages (avecenVOles voix de DonaldGlover ou BeyoncĂ©; en VF celles de JamelDebbouzeouDanielKamwa), ce n’estplus JonFavreau quiorchestre, mais Barr yJenkins.LerĂ©alisateur afro-amĂ©ricain de Moonlight,filmd’auteurmulti-oscarisĂ©, ahĂ©sitĂ©plusieurs jours avantd’accepter de dirigercette superproduction.C’est l’esprit de cetĂ©pisode,plongeantau

MU FASA, LE ROI LION (États-Unis), de Barr yJen ki ns. Avec lesvoi x de TaharRah im, Jamel Debbou ze, Daniel Kamwa.

En sa lles le 18 décembre

plus profonddel’ñme africaine, quil’auraitconvaincu.Autre nouveautĂ©: dans la versionfrançaise, TaharRahim assure la voix de Mufasa adulte,aprĂšs avoir dĂ©jĂ transformĂ©lasienne cetteannĂ©e dans Monsieur Aznavour.LesuccĂšsde2019 utilisaitdes techniques rĂ©volutionnaires se basant surle matĂ©riel rĂ©coltĂ©lorsd’unsafaridesix mois pour observer la fauneetlaf loreauKenya et en Tanzanie (240 000 photos). En 2024,cenouveau mixdeprisesdev uesrĂ©elles et d’images numĂ©riques metencoreplusenvaleurles paysages du continent, avecdelaneige et deszones tropicales inspirĂ©esduBost wana.LerĂ©alismedes expressions sur lesgueules desanimaux et leur façondebougercomplĂšte Ă mer veillelavoixdes acteurs,etmontre la maĂźtrise techniquedes Ă©quipes Disney.Une odeaux familles (etĂ  l’accueildes «parias»)scandĂ©e pard’inĂ©vitables chansons (etlamusique du sud-africain Lebo M),qui offreune vision somptueuse de la nature en Afrique. ■ Jean -MarieChazeau

ES SA I

Une réflex ion su r

l’ histoi re des systùmes

D’EX PLOI TAT ION mis en place pa r

l’ homme su r l’an imal – et su r ceux qu’i l considùre comme tel.

DÈS LES PR EMIÈRES pages, cet essai ultra-documentĂ© frappe fort. Difficile de ne pas penser Ă  Chien blanc. Dans ce plaidoyer contre tous les racismes, Romain Gary narrait sa tentative de sauver un chien qui avait Ă©tĂ© dressĂ© pour attaquer les Noirs amĂ©ricains dans un pays bouleversĂ© par la lutte pour les droits civiques Un demi-siĂšcle plus tard, Kaoutar Harchi part elle aussi d’un Ă©vĂ©nement vĂ©cu quand elle Ă©tait enfant pour dĂ©rouler sa trame : l’un de ses camarades, Mustapha, est mordu par un berger belge malinois de la police. En mĂȘlant littĂ©rature autobiographique, recherche historique et thĂ©orie politique, l’écrivaine et sociologue souhaite repolitiser la question de la domination « Dominer ne fut plus dominer [
] On transforma le rĂ©el. L’Occident abrita en son sein toutes les formes lointaines de vie et devint l’arbitre de ces derniĂšres. Ainsi, des choses furent dites des animaux colonisĂ©s L’on dit : ces animaux sont nos ennemis. Et l’on dit aussi : ces animaux sont nos amis. Et des choses furent faites Ă  ces mĂȘmes animaux » À travers notre rapport aux bĂȘtes, l’autrice de L’Ampleur du saccage et Comme nou s existon s livre une histoire politique et poĂ©tique de la domination des animaux et explore, en miroir, l’histoire occidentale de la pĂ©riode moderne Ă  nos jours. De fil en aiguille, le texte met en lumiĂšre le processus d’une dĂ©shumanisation rĂ©pĂ©tĂ©e des populations, invariablement contrĂŽlĂ©es ou exploitĂ©es : de l’esclavage au fascisme, en passant par la lutte des classes, la condition de la femme, les minoritĂ©s raciales, la colonisation et le capitalisme. Sans toutefois totalement dĂ©sespĂ©rer : « Si je sais la force requise pour parvenir Ă  s’élever au-dessus des horizons bouchĂ©s de la domination et entrevoir, ne serait-ce que par le bout de la lorgnette, le champ des possibles qui, nous devons le croire, demeure ouvert bien qu’étroit, je sais aussi que le temps des animaux viendra. » ■ C.F.

KAOU TA R HA RCHI, Ainsi l’animal et nous, Actes Sud, 320 pages, 22,50 €

CU ME NT AI RE

UNEVOIXQUI RESURGIT

Ba nn ideson pays pour avoi rexposĂ©les rĂ©alitĂ©sduR ÉGI ME

D’APARTH EI D, ER NEST COLE estm is àl ’hon neur pa rRaoul Peck.

DEPUIS Lumumba, la mortd’unprophĂšte (1990), RaoulPeckpoursuituntravail de mĂ©moire dĂ©centrĂ© du regard occidental.Familier desluttesanticoloniales, il avaitdĂ©filĂ©contre l’apartheid dans lesannĂ©es1970. Aussilorsque la familled’ErnestColevientletrouver aprĂšslesuccĂšsde sondocumentaireinspirĂ© desĂ©critsdeJames Baldwin, IAmNot Your Negro,lecinĂ©astehaĂŻtien se souvientdulivre de photos House of Bondage (La Maisondes servitudes), paru en 1967.Des clichĂ©sdevenus iconiques, rĂ©alisĂ©s parcejeune photographesud-africain de 27 ans, quiavait dĂ» quitterson pays pour avoirainsi rĂ©vĂ©lĂ©larĂ©alitĂ© sordidedusystĂšme Ă©rigĂ© parlepouvoir blancĂ  Pretoria.ExilĂ© auxÉtats-Unis, sans espoir de retour,iltentera unenouvellecarriĂšre sans succĂšs, invitĂ© Ă fairedes reportages surles Afro-A mĂ©ricainspauvres quandilserĂȘvaitphotographede mode et de publicitĂ©. Sontravail capteĂ mer veilleles regardsetles attitudesdelapopulation desruesamĂ©ricaines,maisn’est pasreconnu.Ilmeurt Ă New York en fĂ©vrier1990,quelques jours seulementavant la libĂ©ration de Nelson Mandela
 RaoulPeckrestituesaparoledans un rĂ©cit Ă lapremiĂšre personne,qu’il contelui-mĂȘmedanslaversion française(c’estlavoix du rappeuramĂ©ricain LakeithStanfield dans la VO), illustrĂ©par lesimagesduphotographe, dont beaucoup d’inĂ©dites.En2017, 60 000 nĂ©gatifs ontĂ©tĂ© retrouvĂ©sdansune banque
à Stockholm. Quiles yamises ?Qui apayĂ©leloyer du coffre pendantprĂšsdetrente ans? Ses ayants droitont du malĂ les rĂ©cupĂ©rer,d’oĂčleurappel au cinĂ©aste haĂŻtien. Le rĂ©alisateur, partiĂ larecherche de celles et ceux quiont cĂŽtoyĂ©ErnestColeaux États-Unis et en SuĂšde, ressuscite ainsi le parcours unique et injustementoubliĂ© d’un vĂ©ritableartiste africain ■ J.-M.C

ER NEST COLE, PHOTOGRAPHE (États-Unis), de Raou lPeck. En sa lles.

DO

Ci -d essus , un administrateu r de s pla ntations su iss es de ta ba c au x cÎté s de so n fil s, Kota ri, en 1921

Ci -c ontre, figu rin e re prĂ©senta nt la ve nte d’un e pe rsonn e rĂ© duite en esclavag e.

En 18 85, Ă  De li su r l’ Ăźl e de Sumatra , ma ison de Ka rl Kr ĂŒs i da ns la pla nta ti on Ma ry land, ba pt is Ă©e du nom de sa fe mme Ma ry

EN SUISSE, LE COLONIALISME SANS COLONIES

LE MUSÉE NATIONA L DE ZU RICH

retrace l’impl icat ion de la confĂ©dĂ©rat ion da ns le systĂšme colonial, question na nt le dĂ©ni collecti f su r le sujet.

LA SUISSE n’a jamais eu de colonies. Pourtant, les citoyens et les entreprises de la RĂ©publique helvĂ©tique ont entretenu pendant quatre cents ans des liens Ă©troits avec le systĂšme colonial. L’inĂ©dite et poignante exposition du Landesmuseum ZĂŒrich, « Colonialisme, une Suisse impliquĂ©e », lĂšve le voile sur cette histoire effacĂ©e de la mĂ©moire collective, Ă  travers des objets, des Ɠuvres d’art, des photographies, des tĂ©moignages et des documents. On y prĂ©sente avec sobriĂ©tĂ© ces firmes, ces privĂ©s et ces communautĂ©s qui ont pris part Ă  la traite et ont fait fortune grĂące Ă  l’exploitation des esclaves. Les banques, qui ont mis Ă  disposition le capital nĂ©cessaire Ă  ces entreprises. Les missionnaires suisses et les mercenaires, qui ont participĂ© aux conquĂȘtes coloniales Ă  travers le globe et Ă©crasĂ© la rĂ©sistance des peuples indigĂšnes. Sans oublier les spĂ©cialistes, qui ont mis leur savoir au serv ice des puissances coloniales et des universitĂ©s de Zurich et GenĂšve, qui ont enseignĂ© et diff usĂ© la pensĂ©e raciste qui a serv i Ă  lĂ©gitimer le colonialisme. Un regard critique Ă©clairĂ©e, pour une exposition puissante et nĂ©cessaire ■ Lu is a Na nnip ier i « COLONIALISME, UNE SUISSE IMPLIQUÉE », Landesmuseu m, ZĂŒrich (Suisse), jusqu’au 19 janvier 2025 landesmuseum.ch

APRÈSRAQQA

Trau matisĂ© pa rson djihad en Sy rie, un jeunepaysa n tu nisien rent re au pays
UnDRA ME FA MI LI AL doublĂ© d’uneenq uĂȘte policiĂšre. EnvoĂ»tantetd ’u ne grande beautĂ©.

YA-T-IL UN LIEN entreune sĂ©riededisparitionsdansunvillage du nord de la Tunisieetleretourd’exild’unhomme et sonĂ©pouse en niqab? C’estl’enquĂȘte quiparcourtcepremierfilm de la CanadoTunisienne Meryam Joobeur, quin’a pourtant rien d’un polar. On estd’abord en immersiondansunpaysagearide et venteuxenbord demer,chezdes Ă©leveurs de moutonsqui ont vu deux de leurs trois enfantspartirenSyrie,rejoindre Daesh
 Troisgarçons au physique peubanal dans la rĂ©gion,rouxetauvisagecouvert de taches de rousseur.LacinĂ©asteavait fait desdeuxaĂźnĂ©s,authentiquespaysans, lesprotagonistes d’un court-mĂ©tragenommĂ© auxOscarsen2020 (Brotherhood). On lesretrouve, avec leur petitfrĂšredesix ans, aux cĂŽtĂ©sd’acteurs professionnelscomme Adam Bessa(LesFantĂŽmes, de Jonathan Millet). Mais ce sont bien lesfemmes, Ă commencer parlamĂšre (SalhaNasraoui, intense),qui sont au cƓur de ce rĂ©cit Ă©clatĂ©,plein de non-dits,dedouleurs,maisaussi d’humanitĂ© Un contesur lesdĂ©gĂątscollatĂ©raux du djihadisme ■ J.-M.C

LA SOURCE (Tun isie-FranceCanada),de Meryam Joobeu r. Avec Salha Nasraoui,Malek Mechergu i, Adam Bessa. En sa lles

CI NÉ MA

FARAH FAKHRI

Un dialogue des cultures

La collection neuse ivoi ro-l ibanaise a créé un ESPACE ARTIST IQUE INCONTOU RNABLE da ns le paysage abidja na is.

SITUÉE AU PL ATEAU, Ă  Abidjan, la Galerie Farah Fakhri met en valeur des artistes contemporains de renom comme des talents Ă©mergents, du continent et de la diaspora CrĂ©Ă©e en 2022, cette plate-forme nĂ©cessaire s’engage dans les Ă©changes culturels, l’accompagnement des artistes, leur reconnaissance sur la scĂšne mondiale.

AM : Quelle est votre ligne artistique ?

Farah Fakhri : Nous exposons le travail d’artistes Ă©tablis (Abdoulaye KonatĂ©, Joana Choumali, etc.) comme Ă©mergents (Chada, Keren Lasme, etc.). Ce dialogue crĂ©e des Ă©changes intergĂ©nĂ©rationnels, enrichit l’expĂ©rience du public et des collectionneurs. Nous sommes sensibles Ă  l’impact des Ɠuv res dans un contexte artistique et sociĂ©tal, Ă  celles qui ouvrent des perspectives, suscitent des rĂ©flexions sur des sujets tels le panafricanisme, l’exil, l’immigration, la spiritualitĂ©, la mĂ©moire. Les pratiques et techniques sont diverses, souvent complĂ©mentaires – peinture, photo, vidĂ©o, installation, sculpture, textile. Et nous construisons des relations sur le long terme avec les artistes que nous reprĂ©sentons Quelles sont vos ambitions ?

CrĂ©er un lieu de rencontres, de rĂ©flexions, contribuer Ă  l’influence des artistes du continent et de la diaspora sur la scĂšne internationale À travers une dĂ©marche Ă©ducative, nous collaborons avec les Beaux-Arts d’Abidjan, Marseille, TĂ©touan, en vue de soutenir la formation et l’éducation artistique de jeunes talents. Nous organisons aussi des ateliers de dĂ©couverte, de crĂ©ation, des sy mposiums, des Ă©vĂ©nements culturels, des rencontres au sein de la galerie et de la rĂ©sidence. Nous formons des partenariats avec les institutions d’autres pays, ce qui enrichit nos projets et amplifie leur portĂ©e En rĂ©unissant les perspectives, en partageant les ressources, on ouvre des voies d’échanges culturels, de soutiens. Parlez-nous des rĂ©sidences

ConstituĂ©e d’un comitĂ© curatorial, composĂ© de curateurs, collectionneurs et artistes, la rĂ©sidence est un espace de crĂ©ation et d’opportunitĂ©s pour les artistes, qui s’immergent dans un nouveau contexte culturel et social, afin d’ap-

profondir leurs recherches ou d’explorer d’autres pratiques. Elle est ouverte aux curateurs et doctorants pour des rĂ©sidences de recherche, qui se concrĂ©tiseront par des sy mposiums Nous travaillons aussi avec la Fondation Montresso au Maroc, afin d’organiser ensemble des rĂ©sidences croisĂ©es. En tant qu’ancienne directrice de la communication auprĂšs de la maison Chanel, ma mission consiste Ă  diff user et faire rayonner le travail des artistes sur notre continent et le monde. Et nous avons Ă©galement un rĂŽle Ă  jouer dans l’accompagnement d’artistes de la diaspora qui souhaitent (re)dĂ©couv rir le continent de leurs aĂŻeux et y travailler

Quels sont les enjeux pour l’art ivoirien ?

D’abord, la crĂ©ation d’infrastructures, qui joueront un rĂŽle clĂ© dans la transmission et contribueront Ă  la reconnaissance du travail des artistes. À l’international, l’enjeu est de garantir une prĂ©sence institutionnelle sur les rendez-vous mondiaux, tels que les biennales Le soutien public, indispensable, permettrait de mettre en lumiĂšre d’autres artistes galeriefarahfakhri.com ■ propos recueillis par Astrid Krivian

Joa na Ch ou mali, New Grow th, sér ie « Albanian », 20 24.

« Nous sommes sensibles Ă  l’impact des Ɠuvres dans un contexte artistique et sociĂ©tal, Ă  celles qui ouvrent des perspectives. »

RY TH ME S

JB MOUNDELE RACINES MANDINGUES

Entrejazzett radition ma nd ingue, le nouvel al bu mdusaxophoniste frança is n’ag uùre besoin de pa rolespou rexpri mer sesPASSIONSSONOR ES.

HOWA RD W. FR ENCH, Noiresorigines. L’Afriqueetla crĂ©ation du monde moderne 1471-1945, Ca lman n-LĂ©vy, 550pages, 25,90 €

CHANGEMENT DE PARADIGME

Si xsiĂšcles d’ histoi re oĂč

le cont inenta fr icai nret rouve unePLACE CENT RA LE da ns le récitdumonde moderne.

«SIR ÉPANDUES quesoient cesgrandes dĂ©couvertesdansl’imaginairepopulaire, concevoir les dĂ©buts de l’histoire moderneĂ leuraune[
] rev ient Ă occulterlavĂ©ritĂ©sur l’essor du monde “moderne”etĂ nepas comprendrecomment les diffĂ©rents points du globesesonttrouvĂ©s liĂ©s et commetissĂ©sles uns avecles autres.» Depuis plusieurs annĂ©es,lejournaliste amĂ©ricainHoward W. French se consacre Ă dĂ©soccidentaliser l’histoire desrelations internationales, notammentĂ partir de l’étudedel’A frique.PubliĂ©en2021aux États-Unis et finalisteduprixPulitzer en 2022, Born in Blackness, traduitaujourd’hui en français,rĂ©interprĂšte l’histoire mondiale en plaçantlecontinent et sespopulations au centre du rĂ©cit.L’auteurmet en lumiĂšre desfigures mĂ©connues, telles que lesempereursayant tenu tĂȘte auxpuissances europĂ©ennesdu XV IIe siĂšcle,les riches marchands commerçantavecl’A sieoules hĂ©ros de la libĂ©ration desesclaveshaĂŻtiens. DĂ©passantl’analyse purement verticaledes rapports de domination,l’ouv rage fait comprendreles bouleversementssocio-Ă©conomiques liĂ©s au commercedel’or, du sucre, du tabacetdu coton, et Ă latraitedemillions d’Africains. ■ C.F.

DEPUIS SONPREMIER album, Suites af ricaines (2009),nourri de duos avec balafonetkora, le saxophoniste,compositeur, producteur et arrangeurfrancilienrĂȘvaitderemonter aux sourcesdeses inspirations.C’est chosefaite avec Racines, quiallie le jazz,qu’il adĂ©couvert et appris Ă New York,Ă la musiquemandingue,qui le passionne depuis toujours.Saxophoniste de TikenJah Fakoly,entre autres, JB Moundele (dontlenom s’inspire de l’expressionlingala moundele ndombi,« le Blancnoir»)s’illustreen parallĂšledansplusieurs projetset collaborations,deSalif KeĂŻta Ă Oumou SangarĂ©. Cettefois, il s’entouredes instrumentistesMbady DiabatĂ©etBruno Desbiolles pour signer le superbe Racines,fortdedĂ©licatessestant musicalesque ry thmiques,tellesque «Moptysanko»,au groove bienbalancĂ©, et le subtil «Sankosong ». ■ S.R JB MOUNDELE, Racines, Inou ĂŻe Distri bution DR (3)

DE SI GN

Atelier nomade

Avec Kente Project Ar t La b, entre Pa ris et Lomé, ESTELLE YOMEDA crée des piÚces un iq ues de mobi lier et de text ile au x lignes épurées et sensuelles.

ARTISTE PL ASTICIENNE devenue bottiĂšre, la FrancoTogolaise Estelle Yomeda a dĂ©couvert Ă  travers la crĂ©ation de chaussures son amour pour le travail manuel Une passion qui la pousse, en 2017, Ă  lancer le Kente Project Art Lab : un laboratoire nomade, entre Paris et LomĂ©, Ă  l’intersection de l’art, du design et de l’artisanat. Alors qu’elle dĂ©couv re et retisse des liens avec le Togo du pĂšre, elle est fascinĂ©e par la dimension sy mbolique, identitaire et esthĂ©tique du tissu kente, par son graphisme ancestral et intemporel. Pour ses premiĂšres crĂ©ations textiles, elle

reprend donc la technique, mais conçoit ses propres motifs et coloris dans l’optique de rĂ©inventer la tradition Ă  l’aune de la contemporanĂ©itĂ©. Aujourd’hui, elle se fait remarquer pour ses Ă©lĂ©ments de mobilier en bois aux silhouettes sensuelles et, en mĂȘme temps, presque brutes. Ses « sĂ©ries diffĂ©renciĂ©es » comprennent des piĂšces entiĂšrement faites Ă  la main, caractĂ©risĂ©es par un mĂ©lange d’essences et de textures qui tĂ©moigne du savoir-faire des artisans togolais. ÉlĂ©gantes et espiĂšgles, ses crĂ©ations ont Ă©tĂ© remarquĂ©es lors de la Design Week parisienne et seront bientĂŽt proposĂ©es par la galerie Maria Wettergren, dans le quartier du Marais, Ă  Paris. kenteproject. com ■ L.N.

Du o de ta bouret s Nou Ou la nou

Eesah Yasuke « Nommer pour soigner »

AprĂšsu ne poig nĂ©ed ’EP, la jeune

chanteuseetrappeusef ra nco-ivoi rien ne livreu na lbum d’uneBELLE DENSIT É SONORE et trĂšs person nel
 justement nommĂ© B.O. d’unevie.Rencont re.

AM : Comment estnĂ© B.O. d’unevie ?

Eesah Yasuke : D’aussiloinque je me souvienne,j’aitoujoursvoulu Ă©crire Ă proposdemon histoire, surmon parcours trĂšs at ypique. Depuis plusieurs annĂ©es, je caresse l’idĂ©e de faireunfilmsur mes jeunes annĂ©es, mesplacements en foyers et en familled’accueil, notamment
 Il me semble que B.O. d’unevie estlapremiĂšre pierredeceprojet. Je dirais mĂȘme quej’aiinversĂ©l’ordre deschoses: j’ai composĂ©labande originale de ma vie, avantmĂȘmed’enĂ©crire le scĂ©nario !Cet albumest nĂ© de ma conv iction qu’ilfautrompre un cercle vicieuxpouraller vers le vertueux,etchaquemorceau prov ient d’uneimpulsion de nommer pour soigner. Ma seulevolontĂ©, c’étaitque ce premieralbum me ressembleetqu’il corresponde Ă mes multiples facettes En quoi vosracines africaines et lesmusiques commelarumba, quevousĂ©coutiez enfant, ont- ellesinfluencĂ© votrecrĂ©ativitĂ© ?

Je penseque le simple fait d’avoirbaignĂ©dansces mĂ©lodies entraĂźnantesm’a Ă©duquĂ©esur la volontĂ©demeser virde la musiquepourexprimerdes conv ictionsetdes valeurs trĂšs fortes.Jepense parexemple au morceau« Migrantdes rĂȘves » de FallyIpupa,qui possĂšdedeux

niveauxdelecture :s’y manifestent Ă lafoislemessageengagĂ©etla voix eniv rantedel’artiste,qui nous font passer un moment dĂ©licieux. Cetalbum a-t- il pu jouer un rĂŽle cathar tique dans votreexistence ?

DĂšsledĂ©part,lamusique l’aĂ©tĂ© pour moi. Mais davantageencore dans B.O. d’unevie,oĂčj’ailiv rĂ© desparties de moiplusintimes qu’à l’accoutumĂ©e. Il m’apermis de frayer deschemins quejen’avais jusqu’alorspas ou peuexplorĂ©s
 Pour tout vous dire,j’aiconnu une grosse panned’inspiration.Etc’est pendantcette pĂ©riodedifficile quej’aidĂ©couvert quelapeinture pouvaitĂȘtresourcede guĂ©rison,ce quim’a redonnĂ© de l’élan crĂ©atif. C’estenpartiegrĂące Ă ellesicet albumexisteaujourd’hui ■ propos recueillispar Sophie Rosemont

EESAHYASUKE, B.O. d’unevie, Blessi ng Product ion. Sort idepuis le 15 novem bre. En concer tle19dĂ©cem bre Ă laMaroq uiner ie (Paris)

s

MODE

Ivoire, la couleur du talent

MA ISON KA NTY’S rempor te le pr ix Jeune Ta lent de l’Abidja n Fash ion Week avec une collection du ra ble et ch ic, qu i cĂ©lĂšbre LES TEXT UR ES ET LES MATI ÈR ES.

LA PREMIÈRE ABIDJAN FASHION WEEK, organisĂ©e par le designer Elie Kuame en octobre dernier, a Ă©tĂ© un vĂ©ritable succĂšs. Au-delĂ  d’offrir aux crĂ©ateurs confirmĂ©s de la scĂšne ivoirienne (de Lafalaise Dion Ă  Kente Gentlemen) une plate-forme d’exception, elle a aussi permis de mettre en avant les jeunes talents locaux avec un prix dĂ©diĂ©.

Le prix Marie-ThĂ©rĂšse-HouphouĂ«t-Boigny, d’une valeur d’un million de francs CFA, a Ă©tĂ© dĂ©cernĂ© au duo d’amis William MacKenzie et Thierry Aguy pour DjĂŽlĂŽh, la premiĂšre collection femme de leur label Maison Kanty’s. DjĂŽlĂŽh, qui signifie « chance » en langue bĂ©tĂ©, comprend en tout 17 piĂšces aux teintes beige et ivoire, faites Ă  partir de coton et de lin tissĂ©s artisanalement dans l’atelier de la

marque, et inspirĂ©es des couleurs et des paysages d’Afrique du Nord. Kanty’s a Ă©tĂ© lancĂ©e en 2019, mais elle proposait jusque-lĂ  surtout du prĂȘt-Ă -porter et des tenues de ville. Cette collection reprĂ©sente donc le premier projet vĂ©ritablement crĂ©atif du duo de designers, ĂągĂ©s d’une trentaine d’annĂ©es et passionnĂ©s de mode depuis l’enfance. Seulement une dizaine de piĂšces ont dĂ©filĂ© lors du concours, mais ces quelques silhouettes ont suffi Ă  convaincre le jury de leur talent et Ă  leur ouvrir les portes de la Fashion Week de Dakar, oĂč ils sont invitĂ©s en dĂ©cembre.

Les couturiers ont fait un travail remarquable sur les textures et les matiĂšres, Ă  partir des franges qui ont Ă©tĂ© crĂ©Ă©es Ă  la main avec la technique de l’effilochage

Le
de si gne rs re ço ivent leur pr ix d’une va leur d’un mil l ion de FCFA.

Ci -d es su s, dé fil é de l a coll ectio n DjÎl Îh. Ci -c ontre, à ga uc he, la ro be Cy nthia.K ; à droi te, la ju pe du lo ok Baf lan as sor ti e à la ve ste du look

Frédériqu e Lei nin ge r.

du coton brut et de la mise en avant de textiles dĂ©structurĂ©s. GuidĂ©s par les principes de la production circulaire, ils ont par ailleurs veillĂ© Ă  dĂ©couper chaque tissu de façon Ă  pouvoir ensuite utiliser les chutes pour crĂ©er d’autres piĂšces, faisant preuve d’inventivitĂ© et de finesse. La robe Cynthia.K (les noms des looks cĂ©lĂšbrent des femmes ivoiriennes qui ont luttĂ© contre le cancer, Octobre rose Ă©tant le thĂšme du concours), avec son col haut et son design moderne, est un parfait exemple d’une mode Ă  la fois sophistiquĂ©e et durable. @lamaisonkant ys ■ L.N.

À

MAUR ICE, ces deux hĂŽtels haut de ga mme accuei llent DES TA BLES EM BLÉM AT IQUES et ra ff inĂ©es pour se fa ire plaisi r en fa mi lle ou en tĂȘte-Ă -tĂȘte.

LE BLUE MA RLIN est la table my thique du Paradis Beachcomber, un resort de rĂȘve sur la pĂ©ninsule du morne Brabant (sud-ouest). PlacĂ© en front de mer, il offre une vue imprenable sur le lagon, dans un dĂ©cor relaxant et contemporain entiĂšrement refait en 2023 Les lignes arrondies du mobilier, l’installation artistique accrochĂ©e au plafond et le carrelage, qui Ă©voquent des Ă©cailles argentĂ©es, sont autant de dĂ©tails qui rendent hommage au cĂ©lĂšbre poisson. Le chef y propose une cuisine du monde crĂ©ative, qui interprĂšte avec audace des classiques et sublime les produits de la mer. IdĂ©al aussi pour un midi gastronomique dĂ©contractĂ© au bord de la plage, Ă  base de tempura du lagon ou de filet de berri avec palmiste croquant, champignons Ă  l’huile d’argan, asperges vertes et salsa de coquillages

le dialogue culturel entre l’AmĂ©rique latine et le Japon Ă  travers un mĂ©lange culinaire fait d’une Ă©tonnante variĂ©tĂ© d’ingrĂ©dients, de textures et de mĂ©thodes de cuisson. Chaque Ă©lĂ©ment, du dĂ©cor sophistiquĂ© et authentiquement pĂ©ruvien au choix des boissons (mention spĂ©ciale pour le Pisco), valorise les saveurs Ă©laborĂ©es par le chef Pedro Burgos. Des ceviches au bƓuf Wagyu, version anticucho, fumĂ© sur le gril avec sauce chimichurri, ou lomo saltado, de qualitĂ© extrĂȘme, jusqu’au bar en rĂ©duction de parihuela (soupe de poisson) et raviolis aux crevettes, tout y est dĂ©licieux ! beachcomber-hotels.com luxresor ts.com ■ L.N. SP OT S

SAVEUR S PA RADISIAQUES

À l’autre bout de l’üle, le LU X* Grand Gaube accueille la premiĂšre table pĂ©ruv ienne de l’ocĂ©an Indien : INTI – le dieu du soleil – est un lieu emblĂ©matique, qui cĂ©lĂšbre

Une icĂŽne au Cap-Vert

Avec trois fois rien, le st ud io RA MOS CAST ELLA NO a constru it un musée éton na nt, qu i célÚbre et promeut la créativité boui llon na nte des ßles.

LA FAÇA DE Ă  pois bariolĂ©e du Centre national d’ar t et de design (CNA D) se dĂ©tache sur le paysage urbain de Mindelo, la capitale culturelle du Cap-Vert. Le musĂ©e – le premier ouvert dans l’archipel aprĂšs l’indĂ©pendance – a Ă©tĂ© entiĂšrement rĂ©novĂ© par le cabinet local de Moreno Castellano et Eloisa Ramos, portĂ© par un projet visionnaire qui met en avant la crĂ©ativitĂ© et la dĂ©brouillardise locale et qui est dĂ©jĂ  une icĂŽne internationale. Notamment grĂące aux brise-soleil orientables de l’annexe, crĂ©Ă©s Ă  partir des couvercles des barils utilisĂ©s pour l’importation de marchandises. L’intervention du studio, qui a rĂ©novĂ© aussi la maison coloniale qui constitue le corps du CNAD, a permis de recoudre le tissu urbain, transformant un espace vide

et dĂ©laissĂ© en un patio public vivant et un vieux hangar en un bĂątiment de cinq Ă©tages, dotĂ© d’une librairie, d’un atelier, d’une rĂ©sidence ar tistique et de deux espaces d’exposition. Le duo en a aussi dessinĂ© le mobilier, rĂ©alisĂ© par des ar tisans cap-verdiens Ă  partir de vieux dĂ©chets et matiĂšres locales. « Il a Ă©tĂ© difficile de convaincre les institutions que l’on peut faire de l’architecture impactante et de qualitĂ© Ă  partir d’ordures. Que cette “folie” Ă©tait faisable », expliquent les architectes depuis Bamako, oĂč ils travaillent Ă  la scĂ©nographie de la 30e Ă©dition des Rencontres. Aujourd’hui, le CNAD est un pĂŽle d’attraction pour l’üle et un lieu oĂč le potentiel crĂ©atif des CapVerdiens s’exprime et se concrĂ©tise. ramoscastellano.com ■ L.N.

LA BELLE SAISON

À cette pĂ©riode de l’an nĂ©e, l’Af rique se rĂ©vĂšle mu lt iple et propice au voya ge. Spor ts naut iq ues, vi rĂ©es en mont ag ne, cu lt ure vodu n et croisiĂšre su r le Ni l


VOICI QUAT RE EX EM PL ES

D’ESCA PA DES BÉNÉFIQU ES !

Da ns le s hau teur s de la station d’Ou ka ïm ed en

LA FIN ET LE DÉBU T de l’annĂ©e sont les meilleures pĂ©riodes pour visiter le continent : dans le Sud, on peut savourer l’étĂ© austral ; au Nord-Est, la mĂ©tĂ©o douce est parfaite pour des excursions urbaines, tandis que les montagnes peuvent se couv rir de neige et attirent les amateurs de sk i. Et si la chaleur peut quelquefois devenir Ă©touffante dans l’Est, oĂč les pluies verdissent nĂ©anmoins les paysages, on n’a qu’à mettre le cap vers le Nil et la mer Rouge pour se relaxer au bord d’une eau Ă  la tempĂ©rature idĂ©ale. Ce sont aussi les mois de la saison sĂšche pour une bonne partie des pays tropicaux, comme le BĂ©nin, oĂč l’on peut se ressourcer en contact avec la nature ou redĂ©couvrir l’histoire et la culture de la rĂ©gion. Voici quelques idĂ©es de voyage pour profiter au mieux de cette belle saison

Destination l’Atlas

EN AFRIQUE DU NOR D, la montagne attire de plus en plus de touristes et de passionnĂ©s de sk i. C’est le cas de la majestueuse chaĂźne du Djurdjura, Ă  environ 150 km d’Alger, oĂč la station de Tikjda culmine Ă  1 478 m d’altitude et offre une vue imprenable sur les pics enneigĂ©s et les paysages lunaires de l’Atlas algĂ©rien Cet endroit fĂ©erique est pour l’instant conseillĂ© aux adeptes du sk i de randonnĂ©e et des balades dans la neige, le projet de rĂ©novation des remontĂ©es mĂ©caniques Ă©tant repoussĂ© d’annĂ©e en annĂ©e. Plus accessible, l’Atlas marocain abrite la station de Michlifen, surnommĂ©e La Petite Suisse marocaine, Ă  environ 1 heure de route d’Ifrane Pour un sĂ©jour en chalet alpin de luxe, au milieu des forĂȘts de cĂšdres, le Michlifen Resort & Golf, avec spa et piscine intĂ©rieure,

est le bon choix. La station la mieux Ă©quipĂ©e et la plus prisĂ©e du pays est toutefois celle d’OukaĂŻmeden : un paradis blanc qui atteint les 3 200 m d’altitude Ă  seulement 70 km de Marrakech. L’endroit parfait pour profiter de la nature un jour et de la ville rouge le suivant. michli fen.com

FĂȘter le Nouvel An en Ég ypte

EN FIN d’annĂ©e, les tempĂ©ratures sont idĂ©ales pour visiter la vallĂ©e des Rois ou la py ramide de KhĂ©ops, mais aussi bronzer sur les rives de la mer Rouge. Pour un sĂ©jour qui conjugue douceur de vivre et tourisme culturel, naviguer sur la vallĂ©e du Nil est une Ă©v idence. En attendant la mise en serv ice du train Guardian of the Nile, qui reliera Le Caire Ă  Assouan

– en 2027, dit-on –, on peut dĂ©couv rir les sites de l’Ég ypte antique depuis une dahabiya, un bateau de croisiĂšre ou un vapeur Ă©douardien de grand st yle. Pour une pause gastronomique le long du fleuve, on conseille la cuisine crĂ©ative du Al Moudira, Ă  Louxor, qui organise aussi des dĂźners sur-mesure dans certains temples et sites archĂ©ologiques, ou la terrasse du my thique Old Cataract d’Assouan. Pour un plus petit budget, les plats faits maison du Nubian Dreams Restaurant & Cafe (A ssouan) sont imbattables et la vue sur le fleuve est magnifique Plusieurs opĂ©rateurs touristiques, via Voyageurs du monde, proposent un sĂ©jour d’exception Ă  l’occasion du Nouvel An, avec soirĂ©e de rĂ©veillon et dĂźner sur l’eau. moudira.com/soïŹtel.accor.com

Le BĂ©nin, berceau du vodun

LE PAYS revendique depuis quelques années son statut de berceau du vaudou : il développe des parcours touristiques culturels, comme la route des Couvents voduns, et investit dans la construction du futur musée international du Vodun à Porto-Novo Il célÚbre aussi cet héritage avec un festival annuel dédié aux arts, à la culture et à la spiritualité à Ouidah. La deuxiÚme édition des Vodun Days (du 9 au 11 janv ier) prévoit des concerts et spectacles en bord de mer, prÚs de

la Porte du non-retour, mais aussi des parades en l’honneur des divinitĂ©s vaudoues, des animations dans la citĂ© historique – oĂč se trouve le renommĂ© temple des Py thons – et des stands d’artisanat local. La ville cĂŽtiĂšre, qui accueille dĂ©jĂ  le musĂ©e de la Fondation Zinsou d’art contemporain et son agrĂ©able cafĂ©, vit par ailleurs une rĂ©volution urbaine, qui vise Ă  en faire une destination culturelle autour de la mĂ©moire de la traite. Les travaux sur ce front sont loin d’ĂȘtre terminĂ©s, et le musĂ©e international de la MĂ©moire et de l’Esclavage n’a toujours pas ouvert, mais l’histoire d’Ouidah vaut Ă  elle seule le dĂ©tour @ vodundays/ fondation -z insou.org ■ L.N.

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RÉVEILLON MADE IN AFRICA !

Et si, pour une fois, Ă  l’occasion des fĂȘtes de fin d’annĂ©e, on arrĂȘtait de se ruiner en achetant la derniĂšre Game Boy Ă  son fils ? Si on cessait de rĂ©server le voyage Ă  la mode vers DubaĂŻ ? Si on stoppait la commande d’huĂźtres ou de saumon fumĂ© impor tĂ©s ? Et si, enfin, on choisissait ne pas por ter une robe du soir grif fĂ©e de Paris ?

Il su ff it de le dĂ©cider. Et de se dire trĂšs fort que tout cela est devenu ringard. Le must, cette annĂ©e, c’est de consommer local, de promouvoir son propre patrimoine et de privilĂ©gier les circuits cour ts ! Et franchement, le continent regorge de tout ce dont on a besoin pour passer un rĂ©veillon made in Africa

Primo, ceux qui fĂȘtent NoĂ«l oublient le sa pi n ve rt en pl as ti qu e et sa fausse neige, et couvrent plutĂŽt de guirlandes les palmiers et les cocotiers du jardin ou n’impor te quelle jolie plante locale en pot dans la maison. Au pied, on dĂ©pose des cadeaux, comme un awale et ses graines, ou un Monopoly City of Lagos commercialisĂ© par une entreprise nigĂ©riane. À l’occasion du rĂ©veillon du 24 pour certains, et du 31 pour tous les autres, on s’habille local – et si l’on veut frimer, on peut se payer une robe du soir de chez Gilles Toure ou JosĂ© Esam, un costume

Elie Kuame, une robe de princesse Alphadi ou encore un drapĂ© noir chic d’Imane Ayissi, pour ne citer qu’eux La liste est infinie, tant la crĂ©ation africaine regorge de talents.

Et si vous décidez de vous payer un petit voyage, franchement, là encore, le choix des destinations sur le continent subsaharien est incommensurablement varié ! Depuis la croisiÚre en bateau sénégalais vers Saint- Louis au lodge sud- africain, en passant par un trek en Pays Dogon, une plage de sable blanc en Mauritanie ou une visite aux gorilles à dos argenté dans les montagnes rwandaises


Et enfin, cĂŽtĂ© agapes , absolument tous les plats traditionnels locaux sont une fĂȘte Ă  eux tout seuls ! Un gbekui togolais et ses ablos, un folĂ©rĂ© du Nord Cameroun ou une sauce graine Ă  Abidjan composeront pile comme il faut votre repas de rĂ©veillon Allez, on peut mĂȘme mettre des huĂźtres des palĂ©tuviers sĂ©nĂ©galaises en entrĂ©e, le tout arrosĂ© d’un vin de palme frappĂ© ou d’un puissant vin rouge sud- africain.

Pour plus de dĂ©paysement, le Gabonais pourra choisir un mafĂ© malien et le BurkinabĂš un saka -saka congolais L’essentiel, c’est de consommer afro Ça sera trop bien, vous verrez : il faut lancer la mode ! Bonnes fĂȘtes et meilleurs vƓux pour l’annĂ©e qui s’annonce ! ■

Rachel Seidu

AVEC SA SÉRIE « PEAS IN A POD », prĂ©sentĂ©e au festival Planches Contact Ă  Deauville, la photographe nigĂ©riane explore l’expĂ©rience sociale et intime de personnes queers dans son pays et en Normandie. propos re cueillis par Astrid Krivian

En cette matinĂ©e d’automne, dans la citĂ© balnĂ©aire de Deauville en Normandie, la mer Ă©tincelle sous un ciel nuageux. Sur la cĂ©lĂšbre promenade des Planches longeant la plage, Rachel Seidu, 27 ans, lunettes de soleil sur le nez et bonnet vissĂ© sur les nattes, se rĂ©jouit : le public a rĂ©servĂ© un accueil enthousiaste Ă  sa premiĂšre exposition personnelle majeure, « Peas in a Pod ». PrĂ©sentĂ©e Ă  l’espace adjacent Le Point de Vue, elle a Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©e dans le cadre de la rĂ©sidence Tremplin Jeunes Talents du festival photographique Planches Contact. Dans la tranquillitĂ© de ce lieu de villĂ©giature, l’agitation de Lagos, oĂč elle vit, semble loin. Pourtant, l’artiste met en lumiĂšre des correspondances entre ces deux espaces. En croisant les portraits de personnes issues de la communautĂ© LGBTQI A+ qu’elle a rĂ©alisĂ©s dans la capitale nigĂ©riane et dans cette rĂ©gion française, elle interroge : la vie est-elle plus facile en France, oĂč l’homosexualitĂ©, la transidentitĂ© ne sont pas criminalisĂ©es par l’État comme dans son pays natal ? La rĂ©ponse est plus complexe et nuancĂ©e : « L’Occident a toujours donnĂ© cette image d’environnement sĂ»r pour les queers ; or, Ă  ma grande surprise, certaines personnes ici subissent du harcĂšlement. L’homophobie persiste. Et des exilĂ©s NigĂ©rians en Europe sont aussi en proie au racisme, Ă  l’isolement. Existe-t-il donc un safe space pour nous dans ce monde ? », se dĂ©sole Rachel Seidu.

Ses clichĂ©s ont pour signature st ylistique un dĂ©licat clair-obscur ; au plus prĂšs des modĂšles, de leur intĂ©rioritĂ©, de leur quotidien, ils Ă©voquent l’envie de trouver une lumiĂšre, une solidaritĂ© dans un contexte hostile, discriminant « Nous existons, nous sommes lĂ  ! Oui, nous souffrons, mais nous tissons nous-mĂȘmes notre sĂ©curitĂ©, nous crĂ©ons de la joie, du lien, nous constituons une communautĂ©, nous cultivons une fiertĂ©, nous essayons de rendre nos vies plus lĂ©gĂšres Le spectateur ne peut pas diffĂ©rencier quelle photo a Ă©tĂ© prise au Nigeria ou en France. Car la communautĂ© est unie, globale. »

Vu e de l’ex positi on

AprĂšs avoir passĂ© son enfance Ă  peindre, dessiner, imaginer des histoires, elle a appris la photographie en autodidacte. Ses figures tutĂ©laires ? Vivian Maier, Gordon Parks, James Barnor, Seydou KeĂŻta. Membre de Black Women Photographers, Rachel Seidu a participĂ© Ă  des expositions collectives dans son pays, en Autriche, en Équateur RepĂ©rĂ© sur Instagram en 2023, son travail fait l’objet d’une rĂ©trospective dans la rev ue Rive Droite d’ Yves Saint Laurent et est exposĂ© Ă  Los Angeles. « Je suis trĂšs reconnaissante de cette grande opportunitĂ© pour ma carriĂšre, qui a nourri mon estime personnelle. » DiplĂŽmĂ©e dans l’enseignement, l’éducation et la formation des Beaux-Arts et des arts appliquĂ©s, elle se destine Ă  transmettre sa passion « Ma mission sur Terre n’est pas seulement de photographier, mais aussi d’enseigner. » Le pouvoir d’une image rĂ©ussie Ă  ses yeux ? « Sa capacitĂ© Ă  Ă©mouvoir. Peu importe qu’elle suive les rĂšgles esthĂ©tiques. C’est mon ambition : je veux que les gens ressentent une Ă©motion face Ă  mes images, lesquelles racontent une histoire. » Pari rĂ©ussi. ■ Festival Planches Contact Ă  Deauville, ju squ’au 5 janvier 2025

«Je veux que les gens ressentent une émotion face à mes images, lesquelles racontent une histoire.»

COUP DE FREIN SUR LA BONNE GOUVERNANCE

Le dernier rapport de la Fondation

Mo Ibrahim souligne les contradictions africaines. L’égalitĂ© de genre avance, tout comme les infrastructures. Mais les processus dĂ©mocratiques et la sĂ©curitĂ© rĂ©gressent. Les opinions ne ressentent pas le changement. Les Seychelles dominent le classement, mais globalement – mĂȘme si chaque pays est diffĂ©rent –, le progrĂšs ralentit. par CĂ© dr ic Go uver ne ur

La mari na rĂ© sid enti el le Ed en Is land , re li Ă©e Ă  l’ Ăźl e de Ma hĂ©, au x Seyc he ll es

C’e st une enquĂȘte statistique dont les conclusions sont toujou rs trĂšs at tendues : le rapport de la Fondation Mo Ibrahim (MIF – mo.ibrahim.foundation). Milliardaire anglo-soudanais de 78 ans, ex-magnat de s tĂ©lĂ©coms, Mo Ibra hi m consac re depu is prĂšs de deux dĂ©cenn ie s une pa rt ie de sa fort une Ă  l’amĂ©l iorat ion de la gouvernance en Afrique. Tous les deux ans, l’Ibra hi m Index of Af rica n Governance (II AG) cumule une somme considĂ©rable de donnĂ©es portant sur des dizai nes de domaines, rĂ©coltĂ©es da ns les 54 pays du continent et dont la compilation permet de dresser un tableau prĂ©c is des Ă©volut ion s, des prog rĂšs et des reculs. « Les donnĂ©es sont extraites de 49 sources indĂ©pendantes, et les 96 indicateurs qui composent l’IIAG sont identiques pour les 54 pays. Cela permet Ă  la fois d’évaluer la performance finale et la trajectoire d’un pays dans la durĂ©e, et de les comparer Ă  celles de ses homologues », nous prĂ©cise Nat halie Delapalme, directrice exĂ©cutive de la MIF [inter view pa ge s suivante s]. La limite de l’exercice est que l’II AG rend compte des donnĂ©es nationales, mais ne quantifie pas les inĂ©galitĂ©s au sein d’un mĂȘme pays, entre les rĂ©gions et entre les classes d’ñge.

PubliĂ© fin octobre, l’II AG 2024 a de quoi inquiĂ©ter : le panorama continental, dans l’ensemble, n’est guĂšre encourageant. MĂȘme si la gouvernance globale prog re sse da ns 33 pays su r 54, le s conditions de vie de trois Africains sur quatre (77 %) se sont dĂ©gradĂ©es ces dix derniĂšres annĂ©es en matiĂšre de sĂ©curitĂ© et de droits dĂ©mocratiques La sĂ©curitĂ©

physique des individus pĂątit log iquement de l’escalade des conf lits : Sahel, Est de la RĂ©publique dĂ©mocratique du Congo, Éthiopie, Soudan Leurs droits sont menacĂ©s pa r le durcissement de ce rt ain s rĂ©gi me s : va gue de coup s d’État militaires au Sa hel, rĂ©pression violente des manifestations au SĂ©nĂ©gal, au Nigeria et au Kenya – pourtant des pays oĂč les gouvernants sont dĂ©mocratiquement Ă©lus
 Pour plus de la moitiĂ© de la population africaine, rĂ©sidant dans 26 pays, l’insĂ©curitĂ© a augmentĂ© ce s di x dern iĂšre s an nĂ©es. S’observe mĂȘme une aggravation de la situation depuis 2019, du fait de l’accumulation de crises (pandĂ©mie, inflation, endettement, catastrophes naturelles liĂ©es au changement cl imat ique, etc.). Enoc k Nyor ek wa Tw inobu ryo, Ă©conomi ste ougandais et expert de l’II AG, souligne « l’urgence de rĂ©pondre Ă  l’insĂ©curitĂ©, Ă  la corruption et aux dĂ©fis en matiĂšre de gouvernance, qui menacent les objectifs de dĂ©veloppement durable ». Affronter ces problĂšmes s’avĂ©rera « cr ucial pour forger la future trajectoire de dĂ©veloppement de l’Afrique ».

RIEN N’EST ACQUIS

MĂȘ me si plus ie urs pays ont accompli de s progrĂšs considĂ©rables en matiĂšre de droits et de pa rt ic ipat ion, la dĂ©mocratie bat de l’aile : pour tr oi s qu ar ts de s Af ricains, l’espace d’ex pression de la sociĂ©tĂ© civi le s’est rĂ©trĂ©ci ces di x derni Ăšre s an nĂ© es . Au tr e phĂ©nomĂšne inquiĂ©ta nt : la diminution de l’adhĂ©sion aux valeurs dĂ©mocratiques, pour lesquelles les Africains se sont pour tant souvent battus dans les annĂ©es 1990 et 2000 « L’enquĂȘte sur l’at titude du public mont re qu’un État de droit faible entraĂźne un dĂ©clin de l’engagement populaire envers la dĂ©mocratie, constate Joseph Asunka, prĂ©sident gha nĂ©en d’Af roba rometer, institut de sondages panafricain qui a

participĂ© Ă  l’élaboration de l’II AG 2024

En d’autres termes, la conf ia nce des citoyens dans la dĂ©mocratie risque de s’éroder avec le dĂ©clin de la qualitĂ© de l’État de droit. » Au Ma li, au Burk ina Faso et au Niger, des gouver nements Ă©lus, cr itiquĂ©s pour leur gestion de la crise sĂ©curitaire, ont Ă©tĂ© renversĂ©s par des militaires putschistes avec l’appui d’une partie de la population Sans que la situation sĂ©curitaire s’amĂ©liore pour autant, bien au contraire [encadrĂ©].

Au tr e en sei gn em en t de ce tt e enquĂȘte : rien n’es t ja ma is ac qu is !

Aucun prog rĂšs n’est pĂ©renne s’il n’est pas sans cesse consolidĂ©. Sans surprise, la Tunisie, oĂč un br utal virage autoritaire a succĂ©dĂ© en 2021 Ă  la rĂ©volution qui, en 2011, avait marquĂ© l’aurore des Pr intemps arabes, s’ef fondre da ns le classement L’ Ăźle Maur ice, dĂ©mocratie insulaire de l’OcĂ©an indien, 1 865 km2 pour 1,3 million d’habitants, qui a longtemps caracolĂ© en tĂȘte du classement, dĂ©gringole, du fait de l’inflation galopante, de scandales de corruption et de reculs sur le plan de la santĂ© et de l’éducation À l’inverse, en Ég ypte, pourtant tenue d’une ma in de fer par le prĂ©sident al-Sissi, les progrĂšs accomplis dans la constr uction d’in frastr uctures, la santĂ©, l’éducation, l’en vi ro nn em en t et le s droits des femmes portent leurs fruits.

« Les conditions de vie de trois Africains sur quatre (77 %) se sont dégradées ces dix derniÚres années. »

Gl ob al em en t, l’ II AG constate que la perception publique des opportunitĂ©s Ă©conomiques s’est dĂ©tĂ©riorĂ©e ces derniĂšres annĂ©es.

Le Fonds monĂ©taire international (FMI), dans son rapport sur les perspectives Ă©conomiques de l’Af rique subs ah ar ie nn e ren du fi n oc to br e, observe que « l’interaction comple xe entre la pauv retĂ©, le manque de dĂ©bouchĂ©s et la mauv ai se gouver na nce », conjuguĂ©e Ă  l’inflation et aux difficultĂ©s du quotidien, « nourrit les fr ustrations sociales ». « Les attentes non satisfaites, en particulier chez les jeunes, alimentent

CLASSEMENT

Entre2014et2023, surles 54 paysafricains,33ont vu leur gouvernance s’amĂ©liorer, et 21 se dĂ©tĂ©riorer.LaTunisie et lesComores subissent la rĂ©gression la plusprononcĂ©e La situation en RĂ©publique dĂ©mocratique du Congo(RDC), 4e payslepluspeuplĂ© du continent, se dĂ©tĂ©riore depuis 2014 :elleest dĂ©sormais classĂ©e 48e sur54. Àl’inverse, la CĂŽte d’Ivoire,leTogo, la MauritanieetDjibouti enregistrentles progrĂšs lesplus notables. LesSeychelles prennent la tĂȘte du classement continental, devant l’ ĂźleMaurice

Le 25 ju in 20 24, le s ma n ifestations a ntig ou ve rn em enta le s au Ke nya tourneront Ă  l’ém eute et fe ro nt pl usie ur s mo rt s.

la frustration et la colĂšre, les meilleurs dĂ©clencheurs de troubles et de conf lits », aler te Mo Ibra him dans la prĂ©face de l’II AG. Curieusement, mĂȘme lorsque la gouvernance s’amĂ©liore, sa perception par les populations demeure nĂ©gative, faute d’amĂ©liorations visibles au quotidien ! C’est l’un des aspects les plus frappa nts de l’enquĂȘte : le dĂ©ca lage entre les amĂ©liorat ions de la gouver na nce, quant if iĂ©es pa r les enquĂȘteu rs, et la perception de cette mĂȘme gouvernance pa r les popu lation s. « MĂȘme lor sque les gouver nement s prog ressent da ns des domaines tels que les in frastr uctures et les opportunitĂ©s Ă©conomiques, constate Mo Ibra him, de nombreuses pe rs on ne s se se ntent la is sĂ©e s pour compte. » Un phĂ©nomĂšne courant, que la sociologie politique dĂ©nomme law of ri sing ex pectations, dĂ©finie par l’AmĂ©ricain Abraham Maslow (1908-1970). Ce psychologue amĂ©ricain avait remarquĂ© que les citoyens se rĂ©voltent alors mĂȘme que s’amĂ©liorent leurs conditions matĂ©rielles, estimant mĂ©riter davantage.

Que cette dĂ©gradat ion des condition s de vie soit ta ng ible ou si mplement ressentie, elle a quoi qu’il en soit des impact s politiques et prof ite au x populistes En Afrique du Sud, l’ancien prĂ©sident Jacob Zuma – que la classe politique cr oy ait ente rr Ă© depuis le scanda le de corruption « Gupta » – a rĂ©uni 15 % des voix au x lĂ©gislative s de ma i de rn ier, un score sa ns doute alimentĂ© par les inĂ©galitĂ©s abyssales et le dĂ©senchantement face Ă  l’us ur e du pouvoi r de l’ANC
 auquel appartenait pour tant un certain Jacob Zuma ! En Af rique francophone, des ca mpag nes de dĂ©sinformation orchestrĂ©es pa r Moscou tentent d’in fluencer le s citoyens, comme l’ont dĂ©mont rĂ© nos conf rĂšres de Radio France internationale [voir « PlongĂ©e dans la machine de dĂ©sinformation russe en Cent rafrique », RFI, 21 novembre , ndlr] Le continent,

« Tangible ou ressentie, la dégradation des conditions de vie a des impacts politiques et profite aux populistes. »

de plus en plus connectĂ©, n’échappe pas Ă  cette dĂ©sinfor mation en vogue dans le monde entier. L’élection de Donald Tr ump le conf ir me : l’ancien prĂ©sident amĂ©ricain est de retour, malgrĂ© ses mensonges (comme cette histoire grotesque – et raciste – de rĂ©fugiĂ©s ha ĂŻt ie ns qu i ma ngera ie nt de s ch at s). Sa ca mpag ne Ă©lec tora le a bĂ©nĂ©ficiĂ© de la dĂ©sinformation orchestrĂ©e sur X (e x-Tw it ter), le rĂ© seau social de son nouvel ami Elon Musk
 En 2016, en Gr an de -B re ta gn e, les « brex iters » avaient remportĂ© le rĂ©fĂ©rendum de sort ie de l’ Un ion eu ropĂ© en ne ave c de s argu ment s et des ch if fres qu i, pour beaucoup, se sont avĂ©rĂ©s mensongers. En Europe, l’extrĂȘme droite xĂ©nophobe a le vent en poupe (R N en France, Af D en Allemagne), malgrĂ© le vieillissement de la population, qui rend le recours Ă 

LES FR AGILES DROITS DES FEMMES

La plupart des pays s’amĂ©liorent sur les questions de l’inclusion et de l’égalitĂ© de genre, leviers indispensables Ă  l’essor de toute la sociĂ©tĂ©. Mais les freins sociĂ©taux demeurent, les associations observant mĂȘme un possible « retour de bĂąton ».

C’est l’une des bonnes nouvelles de l’enquĂȘte : pour la quasi-totalitĂ© de la population africaine (94,8 %), dans 47 pays sur 54, l’égalitĂ© de genre a progressĂ© cette derniĂšre dĂ©cennie. Dans 23 pays, rassemblant 60 % de la population, l’amĂ©lioration s’accĂ©lĂšre mĂȘme depuis 2019 – l’effet sans doute d’une prise de conscience sociĂ©tale, gĂ©nĂ©rationnelle et gĂ©nĂ©ralisĂ©e, des violences faites aux femmes et des inĂ©galitĂ©s. L’II AG souligne que les Ă©volutions englobent notamment un « renforcement des lois contre les violences faites aux femmes », une plus grande « acceptation sociale du leadership fĂ©minin » et, dans une moindre mesure, une « meilleure reprĂ©sentation politique des femmes » dans les cercles dirigeants « Les rĂ©sultats sont plus mitigĂ©s toutefois en ce qui concerne l’accĂšs des femmes aux opportunitĂ©s Ă©conomiques, fortement impactĂ© par la crise du Covid-19 », prĂ©cise Nathalie Delapalme, directrice exĂ©cutive de la Fondation Mo Ibrahim.

de la population, conduisant Ă  davantage d’innovation, de croissance Ă©conomique et de progrĂšs social » NĂ©anmoins, mĂȘme lorsque des lois ambitieuses sont votĂ©es, les progrĂšs tardent parfois Ă  se concrĂ©tiser
 En mai dernier, l’association fĂ©ministe internationale Equality Now s’est penchĂ©e sur vingt pays d’Afrique subsaharienne. Elle observe que, malgrĂ© des avancĂ©es lĂ©gislatives rĂ©elles, malgrĂ© le Protocole de Maputo (signĂ© en 2003 pour garantir les droits des femmes et ratifiĂ© par 44 pays membres de l’Union africaine), des « lois coutumiĂšres et des traditions religieuses rendent parfois difficile l’application des lois ». C’est notamment le cas pour le respect des droits Ă  l’hĂ©ritage des veuves

Da ns la qu asitota li tĂ© des p ays du contin ent, l’égal itĂ© de gen re progresse

La plupart des pays prennent cependant des mesures pour favoriser la participation des femmes dans l’économie. La CĂŽte d’Ivoire et le Gabon « montrent l’exemple », estime la Banque mondiale dans une note publiĂ©e en novembre 2023, en mettant en place des rĂ©formes pour renforcer l’accĂšs des femmes Ă  l’emploi comme au crĂ©dit, les prĂ©munir de toute discrimination dans l’obtention de facilitĂ©s bancaires, et bien sĂ»r les protĂ©ger des violences domestiques. Ces mesures « ouvrent de nouvelles voies afin que les femmes puissent accomplir leurs aspirations professionnelles ». Le Togo a, lui, votĂ© fin 2022 plusieurs lois pour interdire les discriminations Ă  l’accĂšs au crĂ©dit, lutter contre les violences domestiques et favoriser l’égalitĂ© des droits des mariĂ©s « Ces rĂ©formes ont crĂ©Ă© un environnement qui permet aux femmes de participer davantage Ă  l’économie, contribuant au dĂ©veloppement socio-Ă©conomique gĂ©nĂ©ral », estiment dans une note deux responsables de la Banque mondiale, Paula Tavares (BrĂ©sil) et Dion Benetatos (USA). Ils insistent sur le fait que ces rĂ©formes profitent aux femmes, mais aussi Ă  toute la sociĂ©tĂ© : « En souscrivant Ă  l’égalitĂ© des genres, nous dĂ©verrouillons le potentiel complet de la moitiĂ©

ou l’interdiction du viol conjugal La plupart des pays ont par exemple interdit le mariage des mineures. Mais dans le nord du Nigeria, plus de vingt ans aprĂšs cette interdiction, une fille sur deux est mariĂ©e avant son dixhuitiĂšme anniversaire
 « On assiste, de plus, aujourd’hui Ă  un backla sh de mouvements opposĂ©s aux droits des femmes », notamment sur les questions des mutilations gĂ©nitales et du mariage des mineures, observe Esther Waweru, avocate d’Equality Now En octobre dernier, la Cour de cassation du Maroc a cassĂ© le jugement de la Cour d’appel de Tanger qui, en 2019, avait pour la premiĂšre fois condamnĂ© un viol conjugal La juriste kĂ©nyane dĂ©plore Ă©galement la « stagnation » lĂ©gislative, quand des textes de lois restent « dans les limbes pendant des dĂ©cennies » en attendant d’ĂȘtre promulguĂ©s ■ C.G.

l’immigration indispensable Ă  l’économie. Ca r Ă  l’ùre des rĂ©seaux sociau x, omniprĂ©sents et addictifs, peu importe la rĂ©alitĂ© des faits : le biais de confirmation vient mĂ©caniquement conforter le citoyen impr udent da ns ce qu’il croit savoir Au dĂ©triment de la qualitĂ© des dĂ©bats
 et de la dĂ©mocratie !

DES INFR ASTRUCTURES PARTOUT EN PROGRÈS

Cette envolĂ©e des rĂ©seau x sociau x en Afrique – pas toujours bĂ©nĂ©fique, on le voit – est pour tant l’une des consĂ©quence s d’une autre Ă©volut ion, fort positive : la prog ression de s Ă©quipements internet et de tĂ©lĂ©phonie mobile. Pour la quasi-totalitĂ© de la population cont inenta le (95,7 %), les in frastr uctures se sont amĂ©liorĂ©es ces di x derniĂšres an nĂ©es, avec une accĂ©lĂ©ration depuis 2019 dans 24 pays rassemblant environ un tiers des Africains. Les progrĂšs sont nota mment trĂšs visibles au Ma roc, au SĂ©nĂ©ga l ou au BĂ©n in Les amĂ©liorations sont aussi substantielles en matiĂšre d’accĂšs Ă  l’énergie. Et deux tiers de la population af ricaine vivent dans des pays oĂč, globalement, la situation de l’habitat s’amĂ©liore. « Beaucoup reste encore Ă  faire, observe Nathalie Delapal me, en pa rt ic ul ier en ce qu i concer ne les infrastr uctures de transport intracontinentales – Ă  l’instar, par

exemple, du corridor de Lobito », entre l’Angola, la RDC et la Za mbie. Autre prog rĂš s considĂ©rable : l’amĂ©l iorat ion de la paritĂ© entre hommes et femmes [encadrĂ©]. En fi n, la lutte cont re le changement climatique et contre les menaces pesant sur la biodiversitĂ© s’est gĂ©nĂ©ralisĂ©e : dans 45 pays, rassemblant 90 % des Af rica ins, la pr ise en compte de la notion d’envi ronnement du rable s’amĂ©liore – mĂȘme si, une fo is en co re , le ryt hm e de ce s pr og rĂš s a ra le nt i depuis 2019 et la succession de crises amputant les budget s ! Le rappor t soul ig ne nota mment les belles performances du Togo dans ce domaine. Ces progrĂšs quantifiables mĂ©ritent d’ĂȘtre mis en avant. « La totalitĂ© des donnĂ©es de l’II AG 2024 est librement dispon ible, prĂ©ci se Nat ha lie De lapa lme. Mi-novembre, l’ II AG 2024 avait fa it l’objet d’une couver ture dans 79 pays, dont 39 africains, y compris en langues bambara, foula, haoussa, kinyar wanda et swahili. » Justement, la transparence et la responsabilitĂ© des administrations sont en nette progression sur le continent : « Un nombre croissant de pays af ricains adoptent des lois de droit Ă 

« Consolider la dĂ©mocratie implique de ne plus la rĂ©sumer Ă  la simple tenue d’élections tous les quatre ou cinq ans. »

l’information », en rendant accessibles au public les textes et les documents, note Joseph Asun ka « Cela s’accorde fortement au x at tentes des citoyens », souligne-t-il. Et c’es t sa ns contes te l’un des moyens de rĂ©soudre ce dĂ©calage entre la rĂ©alitĂ© et sa perception : « Lorsque les citoyens peuvent aisĂ©ment accĂ©der Ă  l’in format ion publ ique, il s font davantage confiance aux autoritĂ©s et ont moins tendance Ă  les considĂ©rer comme corrompues », ce qu i en retour « accroĂźt le sout ien popu la ire Ă  la dĂ© mo cr at ie », poursuit Asunka C’est aussi l’un des enseignements de cette radiog raph ie du cont inent : ce s di x de rn iĂš re s annĂ©e s, le s citoyen s af rica in s sont devenus davantage exigeants !

Comment tr adui re ce re ga in d’at te nt es en rĂ©al isat ions, de façon Ă  amĂ©l iorer concrĂštement la vie des Af ricains, redonner espoir Ă  la jeunesse et lui Ă©v iter de cĂ©der aux sirĂšnes de l’exil ou de l’extrĂ©misme ? Au niveau Ă©conomique, la mi se en place depu is 2021 de la ZLEC Af (dont les impacts, trop rĂ©cents, ne sont pas vraiment quantifiables dans l’II AG 2024) peut permet tre d’accĂ©lĂ©rer le dĂ©veloppement, en ma ximisant le potentiel considĂ©rable du continent africain (notamment pour la croissance verte) ; l’intĂ©g ration Ă©conomique peut aussi exercer un impact positif sur la rĂ©duction des tensions rĂ©gionales. Au niveau politique, consolider la dĂ©mocratie implique de ne plus la rĂ©sumer Ă  la si mple tenue d’élec tions tous les quat re ou cinq ans : « Il faut accorder une importance croissante Ă  la dĂ©mocratie locale, beaucoup plus signif icative pour les citoyens, estime Nathalie Delapal me Pa r exemple au SĂ©nĂ©ga l, le Pastef et sa Yewwi Askan Wi avaient dĂ©jĂ  remportĂ© Ă  une large majoritĂ© les Ă©lec tions loca les de 2022, bien avant l’élection prĂ©sidentielle de 2024. » ■

LE COUP D’ÉTAT : UN REMÈDE QUI ACHÈVE LE MALADE

Le c ap itai n e b ur ki nab Ăš Ib ra him TraorĂ©, Ă  ga uche, au x cĂŽtĂ© s du cap itaine Kiswe nd si da Fa rouk Azar ia So rg ho, lor s du coup d’État du 30 septe mbre 20 22

Dans les pays sahĂ©liens oĂč des gouvernements Ă©lus ont Ă©tĂ© renversĂ©s par des juntes militaires, la situation sĂ©curitaire ne s’est guĂšre amĂ©liorĂ©e, bien au contraire.

L’insĂ©curitĂ©, en menaçant les citoyens de perdre leurs biens, leur vie et celle de leurs proches, peut les conduire Ă  opter pour la maniĂšre forte. À appuyer un coup d’État militaire, afin de renverser des autoritĂ©s civiles perçues comme incapables de les protĂ©ger.

Le Sahel est confrontĂ©, depuis l’effondrement de l’État libyen en 2011, Ă  un afflux d’armes et d’insurgĂ©s, alimentant une galaxie transfrontaliĂšre de groupes armĂ©s djihadistes, criminels et sĂ©paratistes Depuis 2020, la rĂ©gion a vĂ©cu une vague de putschs qui a mis successivement un terme aux institutions dĂ©mocratiques du Mali (janvier et aoĂ»t 2020), du Burk ina Faso (septembre 2022), puis du Niger (juillet 2023).

Dans ces trois pays, les putschistes ont lĂ©gitimĂ© leurs coups de force par un dĂ©sir de rĂ©pondre aux aspirations populaires en mettant fin Ă  l’insĂ©curitĂ© et Ă  la corruption, sur fond de rejet de l’ancienne puissance coloniale française et de ses troupes. Le colonel Assimi GoĂŻta (Mali), le capitaine Ibrahim TraorĂ© (Burkina Faso) et le gĂ©nĂ©ral Abdourahamane Tchiani (Niger) semblent bĂ©nĂ©ficier d’une certaine popularitĂ© : selon les enquĂȘtes d’opinion menĂ©es entre 2021 et 2023 par Afrobarometer, prĂšs de 80 % des Maliens et deux tiers des Burk inabĂš se disent favorables Ă  un rĂ©gime militaire. « L’effet d’attentes insatisfaites et de promesses non tenues, mais aussi la difficultĂ© Ă  gĂ©rer un risque essentiellement rĂ©gional dans un

contexte d’isolation croissante », commente Nathalie Delapalme, directrice exĂ©cutive de la Fondation Mo Ibrahim. Pourtant, la situation sĂ©curitaire s’est dĂ©gradĂ©e dans les trois pays dirigĂ©s par les putschistes, malgrĂ© le renfort des paramilitaires russes : « Le calendrier Ă©lectoral n’a pas Ă©tĂ© tenu et ni les conditions de vie ni la sĂ©curitĂ© ne se sont amĂ©liorĂ©es », constate la fondation Mo Ibrahim dans un rapport intitulĂ© « Un coup d’État n’est pas la solution », publiĂ© en octobre 2023. Le Burk ina Faso subit dĂ©sormais une moyenne de 53 attaques djihadistes chaque mois, contre 47 avant le putsch, et environ la moitiĂ© du territoire Ă©chappe au contrĂŽle Ă©tatique L’enquĂȘte a Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©e avant le massacre de Barsalogho – entre 130 et 300 victimes. Deux tiers des Burk inabĂš jugent leurs conditions de vie « mauvaises », contre 40 % avant le coup d’État Au Mali, la superficie contrĂŽlĂ©e par les djihadistes a doublĂ© depuis le putsch Le nombre d’attaques contre des civils a lui aussi presque doublĂ© (49 par mois, contre 25 avant les putschs). Le Mali se classe dĂ©sormais 48e sur 54, et le Burk ina 49e – il n’existe pas d’informations pour le Niger. « Les donnĂ©es montrent que les coups d’État n’ont eu aucun impact positif sur les situations sĂ©curitaires qu’ils Ă©taient censĂ©s rĂ©soudre, observe la Fondation Mo Ibrahim Ils ont au contraire entraĂźnĂ© une augmentation de l’insĂ©curitĂ© et une aggravation de la situation intĂ©rieure. » ■ C.G.

Nathalie Delapalme

Directrice exécutive de la Fondation Mo Ibrahim et cosecrétaire générale de la Fondation Afrique-Europe

« Les inĂ©galitĂ©s au niveau infranational peuvent alimenter l’insatisfaction »

RĂ©pondre aux attentes de la jeunesse doit ĂȘtre la prioritĂ©. La croissance verte peut constituer l’une des clĂ©s

AM : L’IIAG 2024 constate une dĂ©gradation inquiĂ©tante des conditions d’exercice de la dĂ©mocratie. Nathalie Delapalme : Des 16 sous-composantes de l’II AG, la Participation est, avec la SĂ©curitĂ©, celle qui affiche la trajectoire la plus prĂ©occupante sur la dĂ©cennie 20142023. Plus de 77 % de la population vivent en 2023 dans un pays oĂč la participation dĂ©mocratique est moins bonne qu’en 2014, et plus de 30 % dans un pays oĂč cette dĂ©gradation s’est accĂ©lĂ©rĂ©e depuis 2019. Une Ă©volution essentiellement tirĂ©e par la dĂ©tĂ©rioration des indicateurs LibertĂ© d’association et de rĂ©union et Espace accordĂ© Ă  la sociĂ©tĂ© civile. On relĂšve aussi le rĂ©trĂ©cissement en matiĂšre de LibertĂ©s digitales dans 40 pays (plus de 65 % de la population du continent).

Comment comprendre le recul constatĂ© de l’adhĂ©sion aux valeurs et institutions dĂ©mocratiques ?

Le systĂšme dĂ©mocratique prĂŽnĂ© par les partenaires occidentaux, qui en font souvent une condition essentielle de leur appui, ne paraĂźt pas en mesure d’apporter des rĂ©ponses adĂ©quates, tant aux grands dĂ©fis globaux (climat, pandĂ©mies, conf lits, etc.) qu’aux attentes de la vie quotidienne (perspectives d’emploi, santĂ©, sĂ©curitĂ©, justice, etc.). Selon la derniĂšre enquĂȘte d’Afrobarometer, une majoritĂ© de citoyens africains (66 %) – 64 % chez les jeunes – continuent d’accorder leur prĂ©fĂ©rence Ă  un rĂ©gime dĂ©mocratique, « le moins mauvais des systĂšmes ». Mais la confiance accordĂ©e aux Ă©lections nationales a chutĂ© de 8 points en moyenne pour les 30 pays observĂ©s. L’instabilitĂ© croissante dont tĂ©moignent la recrudescence des coups d’État et la montĂ©e des troubles sociaux reflĂšte cette dĂ©fiance Ă  l’égard des valeurs et institutions dĂ©mocratiques. Certes, cette distanciation de la dĂ©mocratie au profit de systĂšmes autocratiques – incarnĂ©s en Afrique par les juntes militaires – n’est pas l’apanage du

seul continent. Mais elle est particuliĂšrement prĂ©occupante pour l’Afrique, parce qu’elle fragilise les progrĂšs acquis en matiĂšre de dĂ©veloppement humain et Ă©conomique, et compromet gravement ceux qui restent Ă  accomplir. Les perceptions des citoyens en matiĂšre d’opportunitĂ©s Ă©conomiques et de sĂ©curitĂ© se dĂ©gradent, mĂȘme lorsque des progrĂšs sont constatĂ©s ! Comment expliquer ce dĂ©calage ?

« 600 millions de personnes, soit prĂšs de la moitiĂ© de la population du continent, n’ont toujours pas accĂšs Ă  l’électricitĂ©. »

Le dĂ©calage constatĂ© entre une amĂ©lioration consĂ©quente – prĂšs de 3 points sur la dĂ©cennie 20142023 pour la composante OpportunitĂ©s Ă©conomiques – et les perceptions du public en la matiĂšre – qui reculent de plus de 12 points – interpelle. Il peut s’expliquer par la conjonction de plusieurs facteurs D’abord, le fait que l’apparition mĂȘme de progrĂšs suscite des attentes croissantes, de moins en moins satisfaites. Ensuite, le fait que les informations qui circulent, notamment via les rĂ©seaux sociaux, ont plutĂŽt tendance Ă  souligner ce qui ne marche pas, ou marche moins bien qu’ailleurs Enfin, la limite actuelle des donnĂ©es disponibles : il s’agit de moyennes nationales, qui n’apprĂ©hendent donc pas les inĂ©galitĂ©s sur le terrain entre zones gĂ©ographiques, entre gĂ©nĂ©rations et entre catĂ©gories sociales. Ce sont ces inĂ©galitĂ©s au niveau infranational, vraisemblablement croissantes, qui peuvent alimenter l’insatisfaction. Cette tendance lourde doit ĂȘtre prise en considĂ©ration, car les attentes non satisfaites engendrent frustration et colĂšre, notamment chez une jeunesse largement majoritaire sur le continent, et conduisent inĂ©v itablement Ă  des situations conf lictuelles Quels facteurs peuvent expliquer les disparitĂ©s ?

On ne peut rĂ©duire cet immense continent Ă  une simple moyenne unique C’est une mosaĂŻque de 54 États disparates, avec des gĂ©ographies et des Ă©conomies diffĂ©rentes. Il y a peu de points communs entre l’AlgĂ©rie, qui s’étend sur prĂšs de 2,5 millions de km2, et l’archipel des Seychelles, qui en couv re Ă  peine 400, ou entre le Nigeria et ses 225 millions d’habitants et Sao TomĂ© avec un peu plus de 200 000 habitants. Bien sĂ»r, il faut considĂ©rer

la soliditĂ© des institutions et la capacitĂ© des dirigeants Ă  adresser les multiples dĂ©fis auxquels ils sont confrontĂ©s – bien supĂ©rieurs Ă  ceux des pays dĂ©jĂ  dĂ©veloppĂ©s –, en particulier Ă  rĂ©pondre aux attentes d’une jeunesse toujours en forte croissance. C’est lĂ  que se situe l’enjeu prioritaire en matiĂšre de gouvernance et de leadership. Un aspect positif : les infrastructures progressent globalement. Les ef forts d’investissements et les politiques publiques portent leurs fruits ?

Des 16 sous-composantes de l’Indice, celle dĂ©diĂ©e aux infrastructures progresse le plus, gagnant plus de 7 points au niveau du continent. Pour 95 % de la population, la situation en la matiĂšre est meilleure en 2023 qu’en 2014 Ce progrĂšs est essentiellement liĂ© Ă  l’amĂ©lioration des Ă©quipements digitaux et de communication, et, dans une moindre mesure, de l’accĂšs Ă  l’énergie Cela dit, il est essentiel de considĂ©rer Ă  la fois la trajectoire accomplie au cours de la dĂ©cennie sous rev ue, et le niveau atteint en fin de pĂ©riode. Pour les infrastructures, ce niveau reste encore faible, puisque cette dimension ne figure qu’au 14e rang des 16 sous-composantes de l’II AG. Ainsi l’indicateur relatif aux infrastructures de transport se classe en 2023 parmi les derniers des 96 de l’II AG. Mais les investissements des gouvernements et de leurs partenaires portent leurs fruits. La transition Ă©nergĂ©tique est- elle globalement sur la bonne voie ?

L’indicateur mesurant l’accĂšs Ă  l’énergie des populations figure parmi les dix indicateurs de l’II AG qui ont le plus progressĂ© au cours de la dĂ©cennie 2014 -2023. NĂ©anmoins, lĂ  encore, le niveau atteint en 2023 reste l’un des plus faibles de l’II AG et est notoirement insuffisant 600 millions de personnes, soit prĂšs de la moitiĂ© de la population du continent, n’ont toujours pas accĂšs Ă  l’électricitĂ©. Il est essentiel que cette transition se fasse dans des conditions qui

accĂ©lĂšrent l’accĂšs de tous Ă  l’énergie Sans cela, pas de santĂ©, pas d’éducation, pas d’emploi, pas de dĂ©veloppement, et davantage de conf lits. Le continent possĂšde indubitablement des sources d’énergies renouvelables multiples et consĂ©quentes – solaire, Ă©olien, hydraulique. Il n’en reste pas moins que les seules Ă©nergies renouvelables ne seront pas en mesure d’équiper Ă  court terme 600 millions de personnes. Le gaz, de loin la moins polluante des Ă©nergies fossiles, produit par 18 pays du continent, demeure en l’état actuel une Ă©nergie de transition indispensable. Mais cela suppose d’accĂ©lĂ©rer les investissements, non pas tant en matiĂšre de production pour l’exportation qu’en matiĂšre de stockage et de distribution au profit des populations locales. Demeure la question de l’avenir des mĂ©galopoles africaine face au changement climatique et Ă  la croissance urbaine : comment rĂ©pondre Ă  ces dĂ©fis ?

La conjonction d’une forte croissance dĂ©mographique et d’un taux d’urbanisation encore trĂšs faible – deux fois moins que l’AmĂ©rique latine – fait que l’Afrique devrait enregistrer le taux de croissance urbaine le plus rapide du monde d’ici 2050. Cette croissance devrait d’ailleurs plus se manifester sous la forme d’une multiplication des villes moyennes que la poursuite de l’extension des mĂ©galopoles existantes. Le potentiel de dĂ©veloppement du secteur agricole pourrait Ă©galement conduire Ă  une modification des perspectives d’amĂ©nagement des territoires. Il reste crucial d’inscrire cette forte croissance urbaine dans le contexte du bouleversement climatique Cette demande exigeante ouvre aussi des perspectives considĂ©rables : l’Afrique et ses partenaires pourraient dĂ©montrer leur capacitĂ© Ă  concevoir et construire des villes et des infrastructures climato-compatibles, capables Ă  la fois de rĂ©sister aux impacts du changement climatique, et de diminuer l’empreinte carbone des matĂ©riaux et procĂ©dĂ©s utilisĂ©s ■

Pa rc Ă©o li en du G houb et Ă  Djib outi

po uvoi r

SĂ©nĂ©gal L’énigme Sonko

Il est Premier ministre, mais il n’est pas PrĂ©sident. Pourtant, il est incontestablement au cƓur de la rĂ©volution en cours, dont les Ă©chos vont bien au-delĂ  des frontiĂšres du pays. À la fois souverainiste et panafricain, conservateur et pragmatique, impulsif et Ă  l’écoute, il porte surtout l’espĂ©rance de changement d’une grande partie de la population
 Tentative de portrait en cinq actes. par Zyad Lim am

Acte I. L’élection prĂ©sidentielle du 24 mars 2024 donne une premiĂšre idĂ©e de la lame de fond. Bassirou Diomaye Faye, libĂ©rĂ© de prison quelques jours plus tĂŽt, rempor te l’élection prĂ©sidentielle au premier tour, sa ns coup fĂ©rir, avec 54 % des voix Il est prĂ©sentĂ© et soutenu par son mentor Ousmane Sonko, libĂ©rĂ© lui aussi quasiment Ă  la veille du scrutin, mais inĂ©ligible. C’est une victoire sans conteste, la fin de plus d’une dĂ©cennie Macky Sall (2012-2024), une alternance spectaculaire, le marqueur de la volontĂ© d’une rupture profonde, multidimensionnelle, Ă  la fois gĂ©nĂ©rationnelle, sociale, sociĂ©tale et politique. Le rejet d’un modĂšle d’émergence et de gouvernance « libĂ©rale », qui n’aurait profitĂ© qu’à certaines « Ă©lites ». Le SĂ©nĂ©gal bouleverse la scĂšne. En passant par le chemin institutionnel, le vote, en Ă©v itant la bascule violente ou le mirage et les

Le Premier mi nis tre Ousma ne Son ko (à ga uc he) au x cÎté s du p ré sid ent de la Répu bl ique Bas sirou Di om aye Fa ye (à droi te) dans la cour du pal ais présidenti el

impasses du coup d’État. Et en portant Ă  la tĂȘte de la nation des opposants jeunes, la quarantaine, pour beaucoup issus d’un milieu modeste et de la mĂ©ritocratie locale.

Acte II. Bassirou Diomaye Faye s’installe au palais de la prĂ©sidence. Et Ousmane Sonko devient son Premier ministre. L’AssemblĂ©e nationale incarne la nouvelle opposition, avec une majoritĂ© relative issue du rĂ©gime prĂ©cĂ©dent. Huit mois se passent, souvent difficiles, tant sur le plan Ă©conomique que social et politique. Avec une complexe « passation de rĂ©gime ». Il s’agit de succĂ©der Ă  la prĂ©sidence forte, celle de Macky Sall De rassembler un pays qui s’est dĂ©chirĂ© au cours des derniers mois. D’installer de nouvelles Ă©quipes. De maintenir Ă  flot le bateau SĂ©nĂ©gal, d’apprĂ©hender les mĂ©canismes gouverne-

mentaux, de rĂ©pondre aux promesses de campagne, de tenir compte des Ă©quilibres et des dĂ©sĂ©quilibres macroĂ©conomiques Les embardĂ©es sont frĂ©quentes. DĂ©clarations intempestives, parfois contre-productives, en particulier sur le plan financier, guerre larvĂ©e avec la presse nationale, relations tendues avec ceux qui ne sont pas d’accord
 Le nouveau gouvernement mĂšne aussi une campagne d’audits, de chasse aux « contrats corrompus », qui effraie le monde des affaires Et les affaires sont assez largement paralysĂ©es. L’État est Ă  sec, paie peu ou mal. Les relations avec le FMI sont tendues, au bord de la rupture. Le fameux « projet », celui de la transformation Ă©conomique et sociale du pays, est annoncĂ© en octobre. Il paraĂźt ambitieux, sachant que dans le monde plus ou moins feutrĂ© des institutions financiĂšres internationales, on se demande

Le cas de figure est inédit. On évoque parfois des coups de chaud et des montées de voix. Et puis des réconciliations rapides.

bien comment tout cela pourra ĂȘtre financĂ© sans mettre en place des rĂ©formes de fond (ingĂ©rables par ailleurs sur le plan social, comme la fin des subventions).

Avec Mack y Sall, la rupt ure est profonde. L’ancien prĂ©sident vit comme en exil, il parcourt le monde. Son « procĂšs », celui de ses proches, de certains de ses ministres est instruit quotidiennement sur la place publique, sur la thĂ©matique du dĂ©tournement de fonds gĂ©nĂ©ralisĂ©, de l’enrichissement illicite. Les acquis, certains bien rĂ©els, sont passĂ©s par pertes et profits. L’ancien prĂ©sident veut rester en politique, Ă  la tĂȘte de son parti, il cherche Ă  rassembler ses troupes. Les images presque bienveillantes de mars 2024, lors de la passation de pouvoir, sont dĂ©jĂ  bien loin.

On observe ce nouveau pouvoi r s’in stal ler, ce « duo » exĂ©c utif surprenant, assez unique, incarnĂ© pa r le Premier ministre Ousmane Sonko et le prĂ©sident Bassirou Diomaye Faye. Les deux leaders ont une histoire commune, ils ont menĂ© une vĂ©ritable odyssĂ©e ensemble, celle de la crĂ©ation et de la montĂ©e au pouvoir du Pastef Ils sont comme les deux faces d’une mĂȘme piĂšce. Comme des frĂšres qui auraient fait un serment de loyautĂ©. Ils ont des codes traditionnels entre SĂ©rĂšre et Diola. Diomaye a mĂȘme un fils qu’il a appelĂ© Ousmane. Mais le plan A, c’était bien Ă©videmment Ousmane Sonko, fondateur du parti, le hĂ©raut des militants, lui qui est en premiĂšre ligne depuis 2016 Lui qui se prĂ©sente dĂ©jĂ  Ă  l’élection de 2019 (oĂč il obtient un score d’un peu plus de 15 %). Lui qui a menĂ© la lutte frontale avec Macky Sall Ses arrestations multiples, ses dĂ©tentions, en particulier Ă  la suite d’une triste affaire de viol, entraĂźneront Ă©meutes, rĂ©pressions et victimes. C’est Ousmane Sonko qui a dĂ©cidĂ© d’encourager la candidature alternative de Diomaye Faye Ă  la prĂ©sidentielle pour « protĂ©ger le projet ». C’est Sonko, Ă©tonnamment libĂ©rĂ© par Mack y Sall, qui va Ă©lectriser la campagne C’est lui, le chef Mais ce n’est pas lui, le prĂ©sident.

Entre les deux hommes, forcĂ©ment, les tensions ne sont pas absentes Diomaye rassure, son domaine de compĂ©tences constitutionnelles est large, nous sommes dans un rĂ©gime prĂ©sidentiel Il incarne le rĂ©galien, c’est lui qui annonce le retrait progressif des troupes françaises du SĂ©nĂ©gal. C’est lui qui prĂ©side les cĂ©rĂ©monies liĂ©es au 80e anniversaire du massacre du camp de Thiaroye, lui qui voyage et rencontre les chefs d’État homologues Le prĂ©sident « parle » aux Ă©lites traditionnelles, qui voient en lui un possible contrepoids Ă  Sonko, l’impĂ©tueux, le populaire, l’incarnation de ce SĂ©nĂ©gal soucieux de rupture. L’équilibre entre les deux tĂȘtes de l’État est subtil. L’ambition et les entourages jouent leur rĂŽle, les diffĂ©rences de fond et de tempĂ©rament Ă©galement. Mais Ousmane Sonko reste le centre de grav itĂ© politique, l’hyper-Premier ministre adoubĂ© par le peuple avec l’élection lĂ©gislative. On l’a dit, le cas de figure est rĂ©ellement inĂ©dit On Ă©voque parfois des coups de chaud et des montĂ©es de voix. Et puis des rĂ©conciliations rapides. L’un se rendant chez l’autre, et vice versa, pour vider le dĂ©but de contentieux et aller de l’avant
 L’aventure du « duo » ne fait que commencer. Ils ont besoin l’un de l’autre. Pour le moment.

Acte III. Novembre Le duo engage donc la dissolution de l’AssemblĂ©e nationale, au terme du dĂ©lai imposĂ© par la constitution. Le pays entre en campagne pour les lĂ©gislatives. Ousmane Sonko arpente le territoire Il sait Il fait appel Ă  ses militants et Ă©lecteurs pour financer l’opĂ©ration. Les petits dons affluent, c’est un signe
 Le Pastef y va seul, sans alliance, certain de sa dy namique. L’opposition se dit pourtant qu’il y a un coup Ă  jouer. Qu’il y a moyen de dĂ©stabiliser le nouveau pouvoir. Qu’il est possible d’avoir suffisamment de dĂ©putĂ©s pour peser. Et se protĂ©ger aussi. Le bilan de ces derniers mois aurait, dit-on, ref roidi une partie des Ă©lecteurs. Mack y Sall prend la tĂȘte d’une liste, il fait une campagne de loin, l’opposition avance en ordre dispersĂ© L’erreur d’apprĂ©ciation est patente et les rĂ©sultats sont sans appel. Le Pastef emporte tout sur son passage. Avec 55 % des voix et 130 siĂšges sur les 165. Les tĂ©nors de l’opposition sont mĂȘme battus chez eux, dans leur circonscription.

Acte IV. La prĂ©sidentielle, c’était le moment de Bassirou Diomaye Faye. Les lĂ©g islatives, c’est bien le moment et la victoire d’Ousmane Sonko. Certes, comme toujours au SĂ©nĂ©gal, les lĂ©gislatives viennent confirmer la prĂ©sidentielle Et comme souvent, les majoritĂ©s sont confortables, Ă  l’exception d’ailleurs notable de celles issues des Ă©lections de 2022. Mais la signification, cette fois, semble bien diffĂ©rente Nous ne sommes plus dans une alternance prĂ©v isible, entre partis historiques et traditionnels, nous ne sommes plus da ns une forme d’entre- soi. Nou s sommes da ns u n sc hĂ©ma de rupt ure. Une clas se politique tout entiĂšre ou presque est ba layĂ©e – social istes, libĂ©raux, hĂ©ritier s d’Abdou laye Wade, ac teurs post-Mac ky, Amadou Ba, Ba rt helemy Dias Un peu

plus de di x an s aprĂšs sa crĂ©ation, le Pa stef s’est in st al lĂ© au cent re de la scĂšne politique, et Ousma ne Sonko au cƓu r du pouvoi r. Avec sa s up er-m ajor itĂ©, le pa rt i es t dotĂ© de tous le s moye ns pour mettr e en Ɠuv re le fa meu x « pr ojet », cette rĂ©volut ion Ă©conom ique, sociale, in st it ut ionnel le ta nt at tendue pa r les SĂ©nĂ©ga la is. Quasiment une nouvel le rĂ©publ ique Su r le pl an politique, la mĂš re de s rĂ© formes sera it de promouvoir une prat ique du pouvoi r plus dĂ©centr al isĂ©e, plus in st it ut ion ne lle, qu i s’ém anciper ait de l’ hyperprĂ©sident ia li sme, de cette not ion selon laquel le un seul homme ou une seule fe mme peut ĂȘt re le ce nt re de tout. Cer ta ines in st it ut ion s consultatives « budgĂ©t ivores » seront da ns le coll imateu r, comme le Consei l Ă©conom ique, social et envi ronnementa l (C ESE) et le Haut Conseil des collectivitĂ©s territoriales (HCCT). On parle aussi de l’abrogation de la loi d’amnistie, votĂ©e dans les tout derniers jours du mandat de Macky Sall, qui exempte de poursuites toutes les personnes impliquĂ©es dans les manifestations et leur rĂ©pression entre fĂ©vrier 2021 et 2024 Et surtout de l’instauration de la Haute Cour de justice. Une institution qui aura pour mission de juger les ministres et officiels qui ont eu Ă  gĂ©rer les deniers publics et qui sont aujourd’hui Ă©pinglĂ©s dans diffĂ©rents scandales ou accusĂ©s de mauvaise gouvernance.

Év idemment, les observateurs locaux et internationau x cherchent Ă  dĂ©cr ypter le personnage À dĂ©finir le sonkoisme. Le mouvement ratisse large dans une sociĂ©tĂ© fragilisĂ©e et en attente. Il entraĂźne avec lui la jeunesse dĂ©shĂ©ritĂ©e des quartiers pĂ©riurbains et des citĂ©s, les enfants de la dĂ©mographie, de l’exode rural, de l’échec des systĂšmes scolaires, les Ă©tudiants sans perspectives ni dĂ©bouchĂ©s. Mais aussi les sa la riĂ©s, la petite bourgeoisie urbaine et rurale privĂ©e d’opportunitĂ©s, et des cadres sĂ©duits par la promesse d’un nouveau modĂšle (et d’autres par pur opportunisme, pratiquant avec une certaine habiletĂ© la transhumance).

UNE FIGURE AMBIVALENTE ET INSAISIS SABLE

Le patron du Pastef s’inscrit dans une certaine gauche nĂ©omar xiste, altermondialiste, Ă  la recherche de nouveaux hĂ©ros (et orpheline depuis la mort de Thomas Sankara). Il se positionne aussi, « en mĂȘme temps », comme un conser vateur intransigeant sur les valeurs traditionnelles. Il est musulman pratiquant et polygame (avec deux Ă©pouses). En mars 2022, il dĂ©clarait vouloir durcir la loi criminalisant l’homosexualitĂ© (passible actuellement d’un Ă  cinq ans de prison) dans « un souci de prĂ©ser vation de l’humanitĂ© ». Inspecteur des impĂŽts, ex-cadre du ministĂšre des Finances, il n’est pas particuliĂšrement proche de l’esprit d’entreprise. Il se proclame souverainiste, patr iote et panafr icain. Tout en Ă©tant, semble-t-il, pragmatique, mĂȘme sur des questions qui furent au centre de la campagne prĂ©sidentielle, comme l’abandon possible du FCFA, la reforme ou le dĂ©mantĂšlement de la Cedeao. Il n’a guĂšre voyagĂ©, il ne connaĂźt pas bien le monde, par culture, il

Le 12 nove mbre 20 24,

n’est pas fascinĂ© par l’Occident, il alterne le chaud et le froid dans ses relations avec la France, il porte haut l’étendard de la tragĂ©die des soldats du camp de Thiaroye. Pour Sonko, l’objectif n’est pas de remplacer « les uns par les autres », l’objectif, c’est de « rester libres et dignes ». Mais le systĂšme s’adapte et compense par l’intense activitĂ© diplomatique du prĂ©sident Diomaye Faye, qui maintient les canaux traditionnels ouverts, tout en annonçant une possible visite Ă  Moscou.

Au fond, il y a aussi le saut quantique, le passage d’opposant, de mobilisateur des foules, Ă  responsable d’un gouvernement, d’un État, d’une Ă©quipe de ministres et de dĂ©cideurs. Ousmane Sonko est encore en apprentissage, en formation. Et les actes et les mots d’aujourd’hui pĂšsent bien plus lourd que ceux d’hier
 Comme le souligne un proche du Pastef, « la conquĂȘte du pouvoir et l’exercice du pouvoir sont des choses bien diffĂ©rentes ».

Pour un autre observateur averti de la scĂšne sĂ©nĂ©galaise, il faut surtout et avant tout comprendre de quoi Ousmane Sonko est le nom. « Ce qu’il dit, ce n’est pas lui qui le dit. C’est la trĂšs grande majoritĂ© du SĂ©nĂ©gal. Il agit comme un porte-voix. Il incarne une demande puissante de changement, de rupture sociĂ©tale. La fin d’un modĂšle, la fin d’un systĂšme qui favoriserait les Ă©lites et les inĂ©galitĂ©s, qui dĂ©laisse les petites gens, le peuple et les jeunes. Sonko incarne aussi l’importance, la nĂ©cessitĂ© de la rĂ©Ă©dition des comptes. Il sait que c’est attendu. Et il pense Ă  la fois idĂ©ologiquement et stratĂ©giquement qu’il faut en passer par la. » Et notre observateur d’ajouter : « Si l’on fait l’impasse sur le Pastef, sur Ousmane Sonko, si on l’em-

Nous sommes dans un schéma de rupture. Une classe politique tout entiÚre ou presque est balayée.

pĂȘche d’une maniĂšre ou d’une autre, c’est lĂ  que la violence peut intervenir, que la rĂ©volution peut mal tour ner, que la foule peut exploser, que le coup d’État dev ient une possibilitĂ©. Sonko canalise la colĂšre et la demande. Il promet une solution. De ce fait, il stabilise le pays Et en ce sens, on a tous intĂ©rĂȘt Ă  ce qu’il rĂ©ussisse. » Quoi qu’il en soit, Ousmane Sonko est bien dĂ©cidĂ© Ă  agir. Au cƓur de l’exĂ©cutif, de la bagarre. Pas sur un strapontin ou inversement sur un lointain Aventin. Il centralise beaucoup – trop, certainement –, la plupart des dossiers remontent Ă  la primature. Le personnage, on l’a dit, peut ĂȘtre impulsif, impĂ©-

La tragédie du camp Thiaroye

Le 1er dĂ©cembre 1944, prĂšs de Dakar, des centaines de tirailleurs de retour de la guerre rĂ©clament leurs droits. La rĂ©pression est sanglante. Un crime colonial doublĂ© d’un crime d’État. Dans une lettre au prĂ©sident Bassirou Diomaye Faye, son homologue français reconnaĂźt enfin qu’il s’agissait d’un « massacre ».

Novembre 1944 AprĂšs quatre annĂ©es de captivitĂ© dans les stalags allemands, des milliers de tirailleurs sont rapatriĂ©s par bateau en Afrique. Mais Ă  leur arrivĂ©e au camp militaire de Thiaroye, Ă  une quinzaine de kilomĂštres de Dakar, ils se rendent compte que les autoritĂ©s françaises rechignent Ă  leur payer les arriĂ©rĂ©s de soldes
 Le 27 novembre, ils protestent en refusant de monter dans le train pour Bamako. « Ces sommes d’argent consĂ©quentes auraient pu changer le cours de la vie de ces hommes Ă  leur retour dans leurs villages », explique l’historien Martin Mourre dans un rĂ©cent entretien au CNRS Le gĂ©nĂ©ral de division Marcel Dagnan leur promet d’examiner leurs revendications Mais en rĂ©alitĂ©, il prĂ©pare la rĂ©pression : le matin du 1er dĂ©cembre, les automitrailleuses du 6e rĂ©giment d’artillerie coloniale dĂ©ciment les contestataires


Le bilan officiel fera Ă©tat de 35 Ă  70 victimes – un chiffre encore repris, en 2014, par le prĂ©sident français François Hollande lors d’une visite au SĂ©nĂ©gal. Mais les historiens estiment le bilan rĂ©el Ă  des centaines de morts. Ils en veulent pour preuve un document de la police militaire, antidatĂ©, mentionnant la « dĂ©sertion de 40 0 tirailleurs » lors d’une escale de leur navire Ă  Casablanca. Étrangement, aucun autre rapport ne mentionne cette prĂ©tendue dĂ©sertion massive, qui a probablement servi Ă  effacer des registres les noms de quatre cents victimes du massacre de Thiaroye


seule ce bout d’histoire tragique » La rĂ©action du Premier ministre sĂ©nĂ©galais, Ousmane Sonko, Ă  cette annonce montre Ă  quel point l’omerta qui a prĂ©valu – cĂŽtĂ© français – pendant plusieurs dĂ©cennies sur ce massacre a laissĂ© des traces profondes. « Une dĂ©cision qui pourrait ĂȘtre complĂ©tĂ©e dĂšs lors que l’identitĂ© exacte d’autres victimes aura pu ĂȘtre Ă©tablie », a commentĂ© la secrĂ©taire d’État française aux Anciens combattants, Patricia MirallĂšs Ce qui lui a valu cette rĂ©plique cinglante du Premier ministre Sonko : « Ce n’est pas Ă  la France de fixer unilatĂ©ralement le nombre d’Africains trahis et assassinĂ©s aprĂšs avoir contribuĂ© Ă  la sauver ».

Le 1er décembre, le président Diomaye Faye a tenu une cérémonie solennelle et officielle marquant

En juillet dernier, les autorités françaises ont enfin reconnu que quatre Sénégalais, un Ivoirien et un BurkinabÚ, soit six victimes, étaient « morts pour la France ». Un statut juridique, et donc historique, important « La France ne pourra plus ni faire ni conter

le 80e anniversaire de cette tragĂ©die En prĂ©sence des prĂ©sidents mauritanien, gambien, bissau-guinĂ©en et comorien La crĂ©ation d’un mĂ©morial et d’un centre d’études a Ă©tĂ© annoncĂ©e. En attendant, il est toujours possible de revoir Camp de Thiaroye, le magnifique film de SembĂšne Ousmane, corĂ©alisĂ© avec Thierno Faty Sow en 1988 Prix spĂ©cial Ă  la Mostra de Venise la mĂȘme annĂ©e, le film ne sortira en France qu’en 1998 dans quelques rares salles d’art et d’essai. Il a Ă©tĂ© rediffusĂ© Ă  l’occasion du Festival de Cannes 2024, dans la sĂ©lection Cannes Classics, qui reprend les grandes Ɠuvres du cinĂ©ma mondial Un hommage bien tardif, mais nĂ©cessaire ■ CĂ© dr ic Go uv ern eu r et Zy a d Lim am

tueux. Il n’aime pas qu’on lui marche sur les pieds, il rĂ©agit Mais il Ă©coute aussi. Il cherche, dit l’un de ses proches, Ă  corriger les erreurs. Et la culture politique du Pastef implique du dialogue et des Ă©changes entre les leaders, qui peuvent ĂȘtre, dit-on, assez vifs Lors de la campagne, Sonko s’était emportĂ© cont re les troupes de Bart helemy Dias, maire de Da kar et ancien alliĂ©, accusĂ© de violences et d’outrances verbales (avĂ©rĂ©es). « Que chacune des agressions subies par Pastef de leur part depuis le dĂ©but de la campag ne, que chaque patriote qu’ils ont agressĂ© et blessĂ© soit propor tionnellement vengĂ© Nous exercerons not re droit lĂ©gitime Ă  la riposte », avait-il alors Ă©crit sur Facebook, dans la nuit du 11 au 12 novembre. « Barthelemy Dias et sa coalition ne doivent plus battre campagne dans ce pays », avait-il ajoutĂ©. Le lendemain matin, Ă  la suite d’intenses dĂ©bats internes, Sonko appelait finalement ses militants Ă  « continuer la campagne dans le calme et la paix pendant les jours qui restent ». « Le PM sait ce qu’il veut, poursuit l’un de nos tĂ©moins. Il veut aller de l’avant, il a clairement une volontĂ© d’affirmer son autoritĂ© Mais il Ă©coute. Et il faut l’engager, ouvrir la discussion avec lui. »

Acte V. Le pays sort aussi d’une longue sĂ©quence Ă©lectorale, fortement politisĂ©e, ou il fallait mobiliser les troupes Une page se tourne, une nouvelle phase arrive, avec certainement une forme de normalisation, d’af frontement du rĂ©el aussi, celui de la situation Ă©conomique et sociale du pays. Comme le souligne cet investisseur, « la rĂ©Ă©dition des comptes ne peut pas serv ir de politique Ă©conomique ad vita m aeternam Il faut relancer la machine, remett re de la conf iance dans le systĂšme, renouer avec les principaux partenaires locaux et internationaux ». Le dĂ©fi est de taille. Le SĂ©nĂ©gal reste classĂ© comme un pays pauv re, avec un PIB de prĂšs de 30 milliards de dollars, aux alentours de la 20e place du continent. Un pays en urgence sociale. L’ñge mĂ©dian y est de di x-neuf ans. Et 70 % des SĂ©nĂ©galais ont moins de trente ans. Chaque annĂ©e, plus de 200 000 jeunes diplĂŽmĂ©s arrivent sur le marchĂ© du travail. Beaucoup veulent un emploi, un logement, se marier D’autres, dĂ©sespĂ©rĂ©s, partent sur les pirogues, au pĂ©ril de leur vie. D’ici 2050, la population devrait doubler, avec plus de 50 millions d’habitants. Le « projet » portĂ© par le Pastef est porteur d’une philosophie sĂ©duisante. Celle de l’émancipation par la transformation des modes de productions. Par l’intĂ©gration des chaĂźnes de valeur Par la crĂ©ation de richesse locale Par l’industrialisation. La stratĂ©gie, c’est de ne pas tomber dans le piĂšge d’une continuitĂ© habilement amĂ©nagĂ©e (celle d’une reprise habile des anciens PA ES). Mais comment le « projet » pourrait-il rĂ©ussir sans appui extĂ©rieur, sans apport de capital et d’expertise ? Comment ne plus ĂȘtre uniquement producteur de matiĂšres premiĂšres ? Comment transformer la pĂȘche, les mines, rĂ©Ă©quilibrer les fr uits de l’exploitation du gaz et du pĂ©trole, s’inscrire dans une politique ambitieuse d’exploitation et de transformations de phosphate ? Comment promouvoir

Il y a ici le passage d’une Ă©poque Ă  une autre, une recherche de ce que pourrait ĂȘtre un autre systĂšme, un nouveau chapitre.

les politiques d’import-substitution ? Le projet vise Ă©galement Ă  rĂ©duire sensiblement la dette extĂ©rieure et Ă  doubler le revenu moyen par habitant en cinq ans. À quitter dans le mĂȘme laps de temps la zone des pays Ă  dĂ©veloppement humain faible pour passer Ă  celle des pays Ă  dĂ©veloppement moyen. Mais tout cela nĂ©cessite de la cohĂ©rence, de la stabilitĂ©. Et comme le savent tous les hommes et les femmes de pouvoir, il y a le court terme et le moyen terme, il y a les besoins de croissance pour financer le social, il y a des besoins de financements pour l’État et les entreprises


L’HISTOIRE SE JOUE À DAKAR

Le SĂ©nĂ©gal a des atouts, du talent, de l’intelligence, une dĂ©mocratie, une grande façade maritime, des ressources naturelles. Pour rĂ©ussir, il faudra apaiser le climat politique, sortir des querelles permanentes et inutiles. Pour rĂ©ussir, il faudra attirer des vrais talents, des crĂ©ateurs, des techno-opĂ©rationnels, mobiliser les forces, favoriser la croissance, la confiance, l’investissement. Pour rĂ©ussir, il faudra faire preuve Ă  la fois d’audace, d’habiletĂ©, de sĂ©duction, de rĂ©alisme et de pragmatisme. Un exercice d’équilibriste.

Au fond, comme nous l’avons dĂ©jĂ  Ă©c rit da ns Af rique Maga zine [A M 454, avril 2024], quelque chose d’avant-gardiste, d’histor ique, se joue Ă  Da kar. Ce besoin de changement systĂ©mique, la permanence des inĂ©galitĂ©s, leur ref us, la furieuse envie de vivre des jeunes, de s’émanciper, interpelle toute l’Afrique ou presque. Il y a ici le passage d’une Ă©poque Ă  une autre, d’une lignĂ©e gĂ©nĂ©rationnelle Ă  une autre, une recherche de ce que pourrait ĂȘtre un autre systĂšme, un nouveau chapitre de la trĂšs longue histoire de la dĂ©colonisation et la construction de l’Afrique moderne. Changer le monde, changer le SĂ©nĂ©gal, ne se fera pas du jour au lendemain Mais que l’on soit en accord ou en dĂ©saccord sur le plan idĂ©ologique, le pays a intĂ©rĂȘt Ă  ce qu’Ousmane Sonko – et Bassirou Diomaye Faye – ne trĂ©buche pas sur une partie de ce chemin ■

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De s an al ys es et de s po in ts de vu e in Ă©dit s.

L’ac cù s au x ar chives .

DÉCOUVERTE

Compr en dr e un pa ys , un e vil le , un e ré gi on, un e or ga ni sati on

Le prĂ©s i de nt Tinubu Ă  Abuja , lor s de la Journ Ă©e de la dĂ© moc ra ti e, qui fĂȘta it son 25 e annive rsaire le 12 ju in 20 24

NIGERIA LA GRANDE PROMESSE

Au pouvoi r depu is moi ns de deux ans, le prĂ©sident Ti nu bu mĂšne une politique choc. Des changement s en profondeur q ui doivent transfor mer la prem iĂšre Ă©conomie d’Af rique su bsahar ienne.

Vu e aé ri en ne de Vi ctoria Is land , le centre éc onom iq ue de La gos.

Changement de cap

Cette vĂ©ritable superpuissanc e en devenir doit d’abord passer par l’ Ă©tap e difficile d’un chang ement de modĂšle Obje ctifs : assainir les finances publiques, restaurer la compĂ©titivitĂ©, sortir du tout-p Ă©trole. Et sĂ© duire les partenaires ex tĂ©rieurs.

Aso Rock Villa domine Abuja.

« The Villa » pour les habituĂ©s. C’est du haut de cet imposant rocher que Bola Tinubu, 72 ans, prĂ©side aux destinĂ©es du pays mastodonte du continent et de ses 225 millions d’habitants (voire 230, selon certaines estimations), depuis l’étĂ© 2023 DĂšs son arrivĂ©e, l’ancien gouverneur de Lagos donne le ton en imposant deux rĂ©formes majeures, selon lui essentielles Ă  la refonte en profondeur de l’économie du pays Il met fin aux subventions du carburant et au contrĂŽle des changes. RĂ©sultat, le prix Ă  la pompe est multipliĂ© par trois et le cours du naira s’effondre Le coĂ»t des denrĂ©es alimentaires flambe de 40 % plus cher.

« Depuis ces mesures, le pouvoir d’achat a totalement chutĂ©. J’ai un travail et je gagne ma vie, mais depuis un an, j’avoue qu’à la maison, c’est un repas par jour », confie Blessing, 36 ans, assistante dans une petite sociĂ©tĂ© de communication Ă  Abuja. En aoĂ»t dernier, d’imposantes manifestations contre la vie chĂšre n’ont pas fait reculer le pouvoir, qui s’attelle depuis des mois Ă  mettre en place des mesures de compensation, comme des versements directs sur les tĂ©lĂ©phones des plus dĂ©munis, ou encore une augmentation de la production de vivres locaux afin d’en inonder le marchĂ© et faire baisser les prix L’administration Tinubu a aussi annoncĂ© il y a trois mois que les nĂ©gociations avançaient avec les syndicats pour mettre en place un nouveau

Une batterie de mesures ont Ă©tĂ© lancĂ©es : facilitations pour les entreprises Ă©trang Ăšres et locales qui veulent investir, augmentation de l’alimentation en Ă©nergie, lutte anticorruption.

salaire minimum national. « Je comprends la douleur et la frustration qui motivent ces manifestations », a dĂ©clarĂ© le 4 aoĂ»t dernier le chef de l’État Ă  l’occasion d’un discours tĂ©lĂ©visĂ©. Dans le mĂȘme temps, ses ministres, notamment Wale Edun aux Finances, multiplient les interventions publiques. Selon ce dernier, l’État a dĂ©jĂ  rĂ©cupĂ©rĂ© 20 milliards de dollars grĂące Ă  l’arrĂȘt de la subvention sur le carburant, qui coĂ»tait 5 points du PIB, et espĂšre emmagasiner 7,5 milliards chaque annĂ©e. En rĂ©sumĂ©, l’économie nigĂ©riane a besoin de rĂ©formes depuis des dĂ©cennies, afin de sortir de sa dĂ©pendance excessive aux revenus de l’exploitation du pĂ©trole. Le but est de crĂ©er des bases solides sur le long terme pour un futur Nigeria compĂ©titif, et, aussi, de faire en sorte que la population ait un accĂšs

plus équitable aux opportunités financiÚres.

L’idĂ©e est de diversifier l’économie, en dopant notamment le potentiel agricole et les services, comme les nouvelles technologies, en crĂ©ant des opportunitĂ©s d’investissements massifs. Une batterie de mesures ont Ă©tĂ© lancĂ©es dans ce sens, secteur par secteur : facilitations pour les entreprises Ă©trangĂšres et locales qui veulent investir, augmentation de l’approvisionnement en Ă©nergie, lutte anticorruption, particuliĂšrement dans le monde du pĂ©trole, oĂč le gouvernement dĂ©nonce un dĂ©tournement abyssal de 400 000 barils de pĂ©trole brut par jour, lutte encore contre l’insĂ©curitĂ©

Sur ce dernier point, des premiers rĂ©sultats se font sentir dans le Nord, oĂč la rĂ©gion de Maiduguri, la capitale de l’État du Borno ravagĂ© depuis 2009 par les exactions de la

Traf ic ro utie r dan s la cap ital e, Abuja

Bo la Tinub u aux cĂŽtĂ© s du prĂ©sid ent françai s Emm anue l Ma cron, le 28 nove mbre 20 24, Ă  l’hĂŽte l de s Inva lid es, Ă  Pa ri s, l or s d’une vi si te d’État De rri Ăšre eu x, le s Prem iĂš re s dames Ol uremi Tinubu et Br igi tte Ma cron.

Le pays capte dĂ©jĂ  l’intĂ©rĂȘt d’un nombre impressionnant d’entreprises Ă©trang Ăšres, qui y ont implantĂ© des ïŹliales lucratives.

secte islamiste Boko Haram, reprend vie peu Ă  peu, grĂące aux efforts, entre autres soutiens de forces conjointes, de l’armĂ©e nigĂ©riane.

Depuis le jour de son accession au pouvoir, Bola Tinubu et sa volontĂ© ferme de transformer l’économie du pays en profondeur, y compris Ă  marche forcĂ©e, sont largement soutenus par les institutions financiĂšres internationales La Banque mondiale, la BA D, l’AFD, pour ne citer qu’elles, saluent Ă  chaque occasion le courage des autoritĂ©s et rappellent leur conviction qu’un modĂšle libĂ©ral assumĂ©, oĂč l’économie se redressera majoritairement par les investissements, permettra au gĂ©ant africain d’exploiter Ă  plein son incroyable potentiel. Car enfin, les donnĂ©es de la RĂ©publique fĂ©dĂ©rale parlent d’elles-mĂȘmes. En 2050, le Nigeria devrait compter 440 millions d’habitants et se hisser Ă  la troisiĂšme place des nations les plus peuplĂ©es, derriĂšre l’Inde et la Chine et juste devant les États-Unis

L’URGENCE DU DÉVELOPPEMENT

À On it sha , de s Ă©l Ăšve s pe rfectio nn ent leur ma Ăźt ri se d e l’ou til informati que

Des donnĂ©es dĂ©mographiques qui appellent Ă  l’urgence du dĂ©veloppement en matiĂšre d’éducation, d’emploi, de logement, d’autosuffisance alimentaire. Mais le pays s’imposera dans le mĂȘme temps comme le troisiĂšme marchĂ© mondial. Il capte dĂ©jĂ  l’intĂ©rĂȘt d’un nombre impressionnant d’entreprises Ă©trangĂšres, qui y ont implantĂ© des filiales lucratives Son potentiel en matiĂšre de pĂ©trole, de gaz, de mines est exploitĂ© par des investisseurs venus du monde entier. Premier ou second producteur d’or noir du continent, selon les annĂ©es, le Nigeria tirait directement

du pĂ©trole 5,67 % de son PIB en 2022, et bien plus indirectement Le brut Ă  lui seul, la mĂȘme annĂ©e, reprĂ©sentait 78,74 % de la totalitĂ© des exportations. Une dĂ©pendance toxique, selon certains. Cependant, le Nigeria devrait Ă  moyen terme rĂ©duire sa facture d’importation de produits raffinĂ©s, grĂące Ă  l’ouverture de la mĂ©garaffinerie locale du milliardaire Dangote Au-delĂ  de l’attrait de ses matiĂšres premiĂšres, le pays veut miser sur ses ressources humaines, comme en tĂ©moignent les programmes de formation ambitieux rĂ©cemment lancĂ©s pour former les jeunes aux mĂ©tiers des nouvelles technologies ou Ă  l’intelligence artificielle. L’idĂ©e est de rĂ©pondre Ă  la demande croissante, locale comme mondiale, de profils chev ronnĂ©s dans le secteur

Et puis, il y a aussi la position de poids lourd. L’immense marchĂ© nigĂ©rian pĂšse Ă©conomiquement – beaucoup, comparĂ© Ă  ses pays voisins. Il reprĂ©sente 60 % du PIB de l’Afrique de l’Ouest. Bola Tinubu est actuellement Ă  la tĂȘte de la Cedeao Il a son mot Ă  dire en matiĂšre de conf lits, d’engagements militaires, de diplomatie. C’est certainement la raison majeure qui a motivĂ© sa visite d’État en France les 28 et 29 novembre derniers. La premiĂšre pour un prĂ©sident nigĂ©rian depuis 2000 Emmanuel Macron l’a reçu avec les honneurs, notamment avec un accueil officiel dans la cour carrĂ©e des Invalides, Ă  Paris. Ce qui n’est pas donnĂ© Ă  tous Depuis les expulsions de la prĂ©sence française au Mali, au Burkina, puis au Niger, le chef de l’État compte, selon la plupart des observateurs, trouver un nouvel appui solide en Afrique. D’autant que le prĂ©sident Tinubu aime Paris, oĂč il effectue des sĂ©jours privĂ©s prolongĂ©s frĂ©quents, la plupart du temps dans le confort luxueux de l’hĂŽtel Peninsula situĂ© dans le XVIe arrondissement Emmanuel Macron, pour sa part, avait sĂ©journĂ© six mois Ă  Lagos, Ă  l’ñge de 23 ans, en stage Ă  l’ambassade de France, dans le cadre de son cursus Ă  l’École nationale d’administration (ENA). Au-delĂ  des enjeux diplomatiques et des vraisemblables atomes crochus entre les deux hommes, il faut rappeler que le Nigeria

reprĂ©sente 20 % des Ă©changes commerciaux de la France avec l’Afrique subsaharienne. Plus d’une centaine d’entreprises de l’Hexagone y opĂšrent. Comme TotalEnergies, bien sĂ»r, mais aussi CM A CGM, Michelin, Fougerolle, Danone, Pernod Ricard, LV MH, etc Emmanuel Macron a dĂ©voilĂ©, aux cĂŽtĂ©s de son homologue nigĂ©rian, une Ă©volution du partenariat entre les deux pays : « Nous avons dĂ©fini plusieurs lignes d’actions nouvelles pour l’investissement des entreprises françaises au Nigeria, dans le domaine de l’énergie, des mĂ©taux rares et minĂ©raux critiques, nĂ©cessaires au dĂ©veloppement des nouvelles technologies, et en particulier des nouvelles industries dĂ©carbonĂ©es, dans le numĂ©rique, des industries culturelles et crĂ©atives. » Et d’annoncer dans le mĂȘme temps un montant de 330 millions d’euros de prĂȘts de l’AFD en 2025 pour des projets « de sĂ©curitĂ© alimentaire, de mobilitĂ© urbaine, d’enseignement supĂ©rieur, d’agriculture, de formation professionnelle et de changement climatique ».

Un programme de soutien aux secteurs qui semblent tenir Ă  cƓur au nouveau pouvoir nigĂ©rian, tournĂ©s vers le dĂ©veloppement, mais aussi la jeunesse et l’avenir Dans un

pays oĂč 43 % de la population a moins de 15 ans, Bola Tinubu a bien compris l’enjeu. Les jeunes peuvent Ă  la fois reprĂ©senter une force pour demain dans un pays restructurĂ© oĂč la redistribution des richesses fonctionne, ou une dangereuse bombe Ă  retardement. Son ambition, martelĂ©e Ă  chaque occasion, est de construire un Nigeria fort, arguant que tous les fondamentaux pour cela sont dĂ©jĂ  lĂ  Quelques premiers indices montrent que la politique menĂ©e depuis moins de deux ans commence Ă  donner des signes positifs. La croissance Ă©conomique s’accĂ©lĂšre pour atteindre 3,46 % au troisiĂšme trimestre 2024 contre 2,98 en dĂ©but d’annĂ©e Il n’empĂȘche, le chantier reste immense. La corruption, jugĂ©e endĂ©mique par la plupart des organismes de notation internationaux, et l’insĂ©curitĂ© qui rĂšgne encore dans plusieurs rĂ©gions du pays, avec le phĂ©nomĂšne des enlĂšvements par les « bandits » qui continuent Ă  sĂ©vir, constituent encore des obstacles Ă  la sĂ©curitĂ© des investissements. Et cĂŽtĂ© population, Ă  ce jour, le quotidien est dur. À Abuja ou Ă  Lagos, rares sont ceux qui croient dans les quartiers que cette pĂ©riode difficile dĂ©bouchera sur des lendemains plus doux. C’est pourtant la promesse ferme de Tinubu. ■

Le «

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Co mp uter Vi
la ge » d’Ikeja, au c Ɠu r de la cap ital e de l’État de La gos.

Wale Edun

Ministre des Finances et ministre coordinateur de l’Économie

«

Parier sur l’avenir, protĂ©ger les plus fragiles »

Depuis mai 2023 et le début de la présidence Tinubu, le pays est engagé dans un ambitieux et difficile programme de reconstruction économique. Un ef fort salutaire à moyen terme, mais qui implique des coûts sociaux à cour t terme. Explications. propos recueillis par Emmanuelle Pontié

AM : Depuis votre arrivĂ©e il y a un an et demi, comment se porte l’économie du pays ?

Wale Edun : Depuis ces treize derniers mois, nous sommes sur la voie de la stabilitĂ© macroĂ©conomique, de la reprise, de l’augmentation des investissements et de la productivitĂ©, de la croissance, de la crĂ©ation d’emplois et de la rĂ©duction de la pauv retĂ©. Le 29 mai 2023, lorsque le prĂ©sident Bola Tinubu est arrivĂ© au pouvoir, le pays Ă©tait en trĂšs mauvaise santĂ© sur le plan Ă©conomique, et plus particuliĂšrement en matiĂšre de finances publiques. Comme il l’avait promis, il a immĂ©diatement commencĂ© Ă  rĂ©former l’économie Les subventions pĂ©troliĂšres, qui coĂ»taient 2 % du PIB, soit environ 8 milliards de dollars par an, ont notamment Ă©tĂ© supprimĂ©es. En plus de suspendre les subventions du carburant, vous avez dĂ©valuĂ© le naira. Ces rĂ©formes ont dĂ©clenchĂ© d’importantes Ă©meutes sociales En effet, la rĂ©forme macroĂ©conomique ne s’est pas arrĂȘtĂ©e Ă  la suspension des subventions du carburant. Il y en avait une autre, qui coĂ»tait encore 2 Ă  3 % du PIB : celle des devises, qui Ă©taient vendues en dessous du prix du marchĂ©. Nous avons donc procĂ©dĂ© Ă  sa fixation pour le pĂ©trole, l’essence, le carburant, ainsi que pour les devises. Sur cette base, l’économie a une chance de se redresser, ainsi que les finances du gouvernement, comme celles de la compagnie pĂ©troliĂšre nationale. C’est le cƓur des rĂ©formes. Et, bien sĂ»r, nous assistions Ă  une sous-Ă©valuation

des principaux actifs, qui profitaient Ă  quelques personnes impliquĂ©es dans le rĂ©gime des subventions et le rĂ©gime d’allocation des devises Ă©trangĂšres. Les Ă©trangers, pour leur part, bĂ©nĂ©ficiaient de la contrebande d’essence par la frontiĂšre L’abandon de ce systĂšme a naturellement entraĂźnĂ© une hausse du niveau des prix, puisqu’il n’y avait plus de sous-Ă©valuation de ces ressources clĂ©s : l’essence, les produits pĂ©troliers et les devises. ForcĂ©ment, lorsque l’on passe d’un tel systĂšme Ă  un autre qui, Ă  long terme, sera plus bĂ©nĂ©fique, il faut faire face Ă  la douleur. C’est ce qu’il se passe chez nous, et c’est normal Quelles mesures d’accompagnement concrĂštes avez -vous prĂ©vues Ă  court et Ă  moyen termes pour soulager la population d’une augmentation vertigineuse du coĂ»t de la vie ?

Le prĂ©sident Bola Tinubu s’est toujours engagĂ© Ă  ce que les plus pauv res et les plus vulnĂ©rables soient protĂ©gĂ©s autant que possible des pires effets de l’augmentation du coĂ»t de la vie Ă  la suite de ces mesures audacieuses. Des aides ont ainsi Ă©tĂ© mises en place, de mĂȘme que des interventions, initialement pour les agriculteurs, les petits exploitants, afin d’obtenir des engrais, des semences, d’autres intrants et des cĂ©rĂ©ales Nous avons procĂ©dĂ© Ă  une vĂ©ritable libĂ©ration des rĂ©serves de denrĂ©es alimentaires sur le marchĂ©. En outre, des surfaces supplĂ©mentaires ont Ă©tĂ© mises en culture afin que la nourriture soit abondante, disponible et abordable, et que la production augmente

Ainsi, nous contribuons Ă  rĂ©duire les prix et le coĂ»t de la vie pour le NigĂ©rian moyen. Des paiements directs ont aussi Ă©tĂ© planifiĂ©s en collaboration avec la Banque mondiale, Ă  l’instar des mesures mises en Ɠuv re lors du Covid, oĂč l’on apporte un soutien ponctuel d’urgence aux populations. Une initiative a Ă©tĂ© mise en place pour fournir Ă  15 millions de mĂ©nages, soit environ 75 millions de NigĂ©rians au total, trois paiements directs sur leur compte, ce qui leur permettra de faire face aux prioritĂ©s. Cette initiative est en cours. Parfois, mĂȘme lorsque nous disposons d’une bonne mesure, sa mise en Ɠuv re peut s’avĂ©rer complexe En raison de la transparence, de l’intĂ©gritĂ© et de la responsabilitĂ© requises pour de tels paiements, un systĂšme a dĂ» ĂȘtre mis en place pour que les personnes inscrites au registre social, Ă  savoir les 15 millions de mĂ©nages qui ont Ă©tĂ© choisis parmi les 60 % les plus pauv res de la population remplissant les conditions requises, soient identifiables de maniĂšre unique et biomĂ©trique, afin d’ĂȘtre payĂ©es par le biais d’un mĂ©canisme numĂ©rique. Il ne s’agit pas de distribuer de l’argent liquide. Ce processus a pris du temps en matiĂšre de recensement et de vĂ©rification, mais il est important de le maĂźtriser pour pouvoir atteindre, de maniĂšre ciblĂ©e, les plus pauv res et les plus vulnĂ©rables. De mĂȘme, des subventions pour aider les plus petites microentreprises et DR

des prĂȘts Ă  des conditions prĂ©fĂ©rentielles – Ă  la moitiĂ©, voire au tiers du coĂ»t du taux d’intĂ©rĂȘt normal – sont disponibles. Ainsi, Ă  une Ă©poque oĂč les autoritĂ©s monĂ©taires, sous la houlette de la Banque centrale, luttent contre l’inflation en augmentant les taux d’intĂ©rĂȘt, il existe des prĂȘts Ă  taux abordables pour soutenir les entreprises, le secteur manufacturier et le secteur productif. L’ambition af fichĂ©e est de transformer le Nigeria. Combien de temps cela prendra- t- il, Ă  votre avis ?

Nous avons entrepris des rĂ©formes dĂšs le premier jour oĂč le prĂ©sident Bola Tinubu est arrivĂ© au pouvoir, et les bĂ©nĂ©fices commencent dĂ©jĂ  Ă  se faire sentir. Il y a des rĂ©ussites, il y a des amĂ©liorations. Le taux de croissance du PIB s’est redressĂ©, la balance commerciale est forte, l’équilibre des comptes courants est excĂ©dentaire et en croissance. L’inflation est en train d’ĂȘtre maĂźtrisĂ©e. Elle a lĂ©gĂšrement augmentĂ© en raison de l’ajustement rĂ©cent du prix des carburants, afin de le baser sur le marchĂ©, de sorte que tant pour les devises que pour l’essence, nous ayons un prix dĂ©terminĂ© par le marchĂ© et non un prix administratif ou subventionnĂ© Le dĂ©ficit budgĂ©taire, qui est passĂ© d’environ 6,1 % du PIB Ă  environ 4,4 % du PIB, affiche Ă©galement des progrĂšs. De mĂȘme, le serv ice de la dette, c’est-Ă -dire la part des recettes publiques consacrĂ©e aux emprunts, est passĂ© de 90 % ou 100 % des recettes Ă  un peu plus de 60 % des recettes. C’est encore Ă©levĂ©, mais c’est beaucoup mieux. Ce sont ces ty pes d’amĂ©liorations qui ont favorisĂ© le rĂ©gime d’investissement dans le secteur du pĂ©trole et du gaz. Les rĂ©gimes fiscaux ont Ă©galement Ă©tĂ© amĂ©liorĂ©s Nous avons supprimĂ© les

Des surfaces supplĂ©mentaires ont Ă©tĂ© mises en culture aïŹn que la nourriture soit abondante, disponible et abordable, et que la production augmente.

retenues Ă  la source pour le secteur manufacturier et l’avons encouragĂ© par des incitations fiscales Ă  employer davantage de personnel. En consĂ©quence, nous assistons Ă  des investissements majeurs dans le secteur pĂ©trolier de la part d’entreprises telles que TotalEnergies (6 milliards de dollars sur plusieurs annĂ©es), ou encore, dĂ©but octobre dernier, en marge de l’AssemblĂ©e gĂ©nĂ©rale des Nations unies, Ex xonMobil avec 10 milliards de dollars. Et il y en

aura d’autres. Certains fabricants nationaux sont restĂ©s en retrait, mais ils voient aujourd’hui un rĂ©gime orientĂ© vers le marchĂ©, oĂč l’économie se stabilise et devient plus attrayante. RĂ©sultat, mĂȘme les investisseurs nigĂ©rians sont intĂ©ressĂ©s. J’ai rĂ©cemment discutĂ© avec un homme d’affaires qui m’a dit qu’il Ă©tait restĂ© en retrait, mais qu’il Ă©tait dĂ©sormais prĂȘt Ă  investir 1,2 milliard de dollars dans le secteur productif, Ă  partir de matiĂšres premiĂšres qu’il extrait pour fabriquer des produits industriels, des intrants pour d’autres entreprises manufacturiĂšres. Il est maintenant dĂ©cidĂ© Ă  aller de l’avant. Il a Ă©tudiĂ© les mesures d’incitation disponibles et a indiquĂ© celles dont il aimerait profiter, comme le financement Ă  taux d’intĂ©rĂȘt prĂ©fĂ©rentiel. Nous pensons qu’il s’agira d’une histoire commune. Ceux qui se sont retenus jusqu’à prĂ©sent regardent ainsi le nouveau climat d’investissement et ne veulent pas rester Ă  la traĂźne. Vous dĂ©clarez rĂ©guliĂšrement miser sur les investissements plutĂŽt que sur les emprunts. Pour tant, vous continuez Ă  emprunter. En at tendant ?

Nous avons dĂ» emprunter des financements concessionnels bon marchĂ© auprĂšs de banques multilatĂ©rales de dĂ©veloppement, comme la Banque mondiale et la Banque africaine de dĂ©veloppement Nous avons Ă©galement pu lever des fonds auprĂšs des NigĂ©rians, notamment ceux qui ont des Ă©conomies Ă  l’étranger, en Ă©mettant pour la premiĂšre fois des obligations en dollars – ce qui est historique –, mais en utilisant le systĂšme de rĂ©glementation financiĂšre nigĂ©rian Cependant, il faut emprunter parce que c’est nĂ©cessaire. L’objectif consiste Ă  attirer les investissements Ă©trangers directs et nationaux, les capitaux propres et mĂȘme publics, provenant des impĂŽts et de l’augmentation des recettes de la production pĂ©troliĂšre. En effet, les incitations Ă  la production dans le secteur pĂ©trolier ont Ă©tĂ© amĂ©liorĂ©es, d’une part Et le moyen le plus rapide pour le Nigeria d’obtenir des devises et de disposer de liquiditĂ©s dans l’économie, Ă  la fois en devises et en nairas, provenant des recettes publiques, est bien sĂ»r d’augmenter la production pĂ©troliĂšre, d’autre part Mais pour cela, il faut des investissements et de la sĂ©curitĂ©. Nous disposons aujourd’hui d’un environnement beaucoup plus sĂ»r, parce que c’est une prioritĂ© pour le prĂ©sident Tinubu. Cela a permis Ă  un plus grand nombre de personnes de retourner dans leur ferme pour pratiquer l’agriculture ou d’autres activitĂ©s, telles que l’élevage, la pĂȘche, etc. Mais c’est Ă©galement positif pour le secteur pĂ©trolier, car l’amĂ©lioration de la sĂ©curitĂ© dans ce

domaine est essentielle, tout comme le renforcement de la surveillance et la rĂ©duction des vols et autres pertes. Depuis quelque temps, la production pĂ©troliĂšre du Nigeria baissait d’annĂ©e en annĂ©e. Elle semble avoir remontĂ© rĂ©cemment

Lorsque le chef de l’État a pris ses fonctions, la production Ă©tait d’environ 1,2 million de barils par jour. Elle est passĂ©e Ă  environ 1,6 million de barils par jour. Les forces de sĂ©curitĂ© et la Nigerian National Petroleum Corporation (NNPC) se sont engagĂ©es Ă  atteindre 2 millions de barils par jour, en profitant des prix relativement Ă©levĂ©s du pĂ©trole et des ressources en combustibles fossiles dont dispose le pays. Par ailleurs, nous avons signĂ© plusieurs protocoles en faveur de l’énergie propre, de l’objectif « net zĂ©ro » et de l’action climatique – mais, en mĂȘme temps, il conv ient d’ĂȘtre rĂ©alistes. Nous devons utiliser les combustibles fossiles dont nous disposons pour nous industrialiser, pour moderniser notre Ă©conomie et pour sortir notre population de la pauv retĂ©. Pour nous, le secteur du pĂ©trole et du gaz est une Ă©v idence Et pour la premiĂšre fois depuis quarante ans, nous raffinons le brut sur place, produisant non seulement du PMS [ Premium Motor Spirit , essence produite par la raffinerie Dangote, ndlr], du diesel et du Jet-A1, mais aussi des intrants, des matiĂšres premiĂšres pour le secteur agricole, des engrais, des matiĂšres premiĂšres pour le textile, pour les industries du bĂątiment, chimique et pharmaceutique. On assiste donc Ă  une renaissance, Ă  une relance de la tentative

On assiste Ă  une vĂ©ritable renaissance, Ă  une relance de l’industrialisation du Nigeria.

d’industrialisation du Nigeria, de la modernisation de l’économie basĂ©e sur les investissements du secteur privĂ©. En dehors du pĂ©trole, vous cherchez Ă  diversifier votre Ă©conomie Quels secteurs voulez-vous promouvoir ? Vous parlez d’abord de l’agriculture, mais pas seulement ?

L’agriculture ne produit pas seulement des denrĂ©es alimentaires, mais aussi des matĂ©riaux comme l’éthanol, l’amidon et bien d’autres intrants qui peuvent serv ir de base Ă  un boom du secteur. C’est pourquoi nous crĂ©ons des zones agro-industrielles dans tout le pays Les produits de l’arriĂšre-pays sont dĂ©sormais acheminĂ©s vers un centre oĂč se trouvent des entrepĂŽts, des usines et des Ă©quipements de transformation, de fabrication, de finition,

de congĂ©lation, d’emballage, etc On transforme ainsi les matiĂšres premiĂšres en produits finis dans un pĂ©rimĂštre plus proche. Les diffĂ©rentes demandes pour ces produits sont traitĂ©es lĂ  oĂč se trouvent les agriculteurs Ensuite, nous misons bien sĂ»r sur l’industrie manufacturiĂšre. Sur le marchĂ© rĂ©gional, et mĂȘme national, il y a une forte croissance des produits manufacturĂ©s de base, des produits mĂ©nagers et des biens de consommation destinĂ©s Ă  l’exportation locale, et mĂȘme sur l’ensemble du continent. Une population de 1,3 milliard d’habitants Ă  l’échelle de l’Afrique, une population rĂ©gionale d’environ 300 millions d’habitants
 VoilĂ  des marchĂ©s attrayants pour les producteurs nigĂ©rians et les exportateurs En outre, nous nous intĂ©ressons au secteur du logement. Les NigĂ©rians disposent d’une Ă©pargne Ă  long terme, de pensions, de fonds d’assurance-vie. En utilisant ces fonds combinĂ©s Ă  un financement concessionnel de 1 % sur quarante ans de la Banque mondiale, nous pouvons offrir un taux d’intĂ©rĂȘt relativement bas que les gens peuvent supporter, et ensuite, bien sĂ»r, en plaçant l’argent Ă  long terme, ils peuvent obtenir des prĂȘts hy pothĂ©caires sur vingt ou vingt-cinq ans. Cela donnera un coup de pouce aux classes moyennes, qui ont souvent assez d’argent pour l’apport, mais qui ne peuvent pas payer des taux d’intĂ©rĂȘt de 30 % ni rembourser un prĂȘt en trois ans. Cela devrait dĂ©clencher une hausse de la construction. Enfin, nous disposons d’un Ă©norme dividende dĂ©mographique, avec environ 600 000 diplĂŽmĂ©s par an, issus de diffĂ©rentes universitĂ©s, publiques et privĂ©es. Ils ont des compĂ©tences de base et peuvent fournir des serv ices d’externalisation par Internet Dans les pays oĂč l’externalisation est la plus importante, la croissance dĂ©mographique tend Ă  ralentir, de sorte que ceux-ci risquent de manquer de main-d’Ɠuv re qualifiĂ©e, ce dont le Nigeria dispose en abondance. L’exportation

de serv ices est donc un autre domaine trĂšs fertile dont le pays peut tirer parti. Et, bien Ă©videmment, nous avons amĂ©liorĂ© notre environnement fiscal de sorte que les entreprises Ă©trangĂšres puissent se procurer directement les serv ices des NigĂ©rians sur Internet, et ce sans avoir Ă  payer une taxe onĂ©reuse. Auparavant, pour employer des NigĂ©rians, il fallait ĂȘtre au Nigeria. Aujourd’hui, nous disons : « Restez dans votre pays, employez des NigĂ©rians, ils paient leurs impĂŽts, c’est trĂšs bien. »

Quels sont les principaux partenaires financiers du Nigeria aujourd’hui ?

Parce que nous sommes obligĂ©s d’emprunter, nous nous tournons vers les financements Ă  conditions prĂ©fĂ©rentielles. La Banque mondiale est un vĂ©ritable partenaire, de mĂȘme que la Banque africaine de dĂ©veloppement et l’Agence française de dĂ©veloppement Elles ne cherchent pas seulement Ă  financer des projets, mais aussi Ă  soutenir le budget et les rĂ©formes macroĂ©conomiques du gouvernement Nous sommes reconnaissants envers ces partenaires et nous avons, bien sĂ»r, comptĂ© sur les NigĂ©rians pour nous aider Ă  financer nos sorties sur le marchĂ© Lorsque nous approchons ce marchĂ©, nous le faisons de sorte que la population puisse nous soutenir, celle du Nigeria et celle de la diaspora, qui possĂšde des dollars ou qui conser ve ses Ă©conomies en devises Ă©trangĂšres, probablement en raison du manque de force de la monnaie nationale en tant que rĂ©serve de valeur Et puis, Ă©v idemment, nous avons accĂšs aux marchĂ©s des euro-obligations et nous n’imprimons plus d’argent pour payer les factures Ce n’est pas facile, mais nous respectons tous nos devoirs en matiĂšre de serv ice de la dette internationale et de la dette intĂ©rieure.

Vous semblez trùs confiant en l’avenir

Oui, jusqu’à prĂ©sent. ■

Le ch a mp of fs hore d’Ofon, au la rg e de s cĂŽte s, in iti Ă© pa r Tota l.

La réforme en avant toute

Bo la Tinubu, prĂ©sid ent d’un e fĂ© dĂ© ra tio n de 225 milli ons d’hab itants, assume les consĂ© qu en ces de m esures courag euses et doul oureuses Un ag enda in contour na bl e pour fa ire du Ni ge ri a, enfin, un e puissa nc e Ă©c on om ique de prem ie r pla n. par MoĂŻs e Gomi s

L«es subventions aux carburants sont donc terminĂ©es », annonce de maniĂšre laconique et sans prendre de pincettes le successeur de Muhammadu Buhari lors de son discours d’investiture. Dans la foulĂ©e, Bola Tinubu dĂ©clare sa volontĂ© de libĂ©raliser le marchĂ© des changes pour permettre au naira de retrouver sa valeur Quasi immĂ©diatement, la Banque centrale du Nigeria rend la paritĂ© du naira fluctuante avec la devise amĂ©ricaine

Les subventions sur les carburants, qui avaient cours depuis la fin des annĂ©es 1970, Ă©taient prĂ©v ues dans le budget fĂ©dĂ©ral jusqu’en juin 2023 Lui, prĂ©sident, revendique d’y mettre un

terme sans dĂ©lai, alors que cette mesure fut longtemps considĂ©rĂ©e comme un « acquis social » par les classes moyennes et supĂ©rieures Dix-huit mois plus tard, la position de Tinubu n’a pas bougĂ© d’un iota. MalgrĂ© le mouvement #EndBadGovernance, qui rĂ©clamait en aoĂ»t dernier le retour de la subvention MalgrĂ© les multiples bras de fer avec les principales centrales sy ndicales, qui en parallĂšle exigent l’augmentation du salaire minimum. MalgrĂ© aussi les nombreuses visites, diurnes et nocturnes, de certains gouverneurs et parlementaires de sa majoritĂ© en audience privĂ©e Ă  la villa d’Aso Rock, le palais prĂ©sidentiel d’Abuja. Sans parler des critiques acerbes de ses deux opposants Atiku Abubakar

Le po rt de Lekki et se s nom breu x conta in er s vu s du ci el

(PDP) et Peter Obi (Parti travailliste). Il entend tout. Il Ă©coute tout le monde. Mais le chef d’État nigĂ©rian maintient son cap. SĂ»r de lui et de sa mĂ©thode. Sans ciller devant l’envolĂ©e des prix du carburant Ă  la pompe, passĂ©s de 185 Ă  plus de 1 200 nairas dans les États les plus Ă©loignĂ©s de Lagos, port d’arrivĂ©e des produits raffinĂ©es importĂ©s au Nigeria. Le prĂ©sident est conscient du choc pour une large majoritĂ© de ses concitoyens. NĂ©anmoins, l’arrĂȘt des subventions aux carburants est aussi un signal fort, en direction de toute la filiĂšre du pĂ©trole d’abord, mais aussi vis-Ă -vis de tous les opĂ©rateurs Ă©conomiques publics et privĂ©s du Nigeria, selon Olabode Sowunmi, expert en pĂ©trole et gaz de Cabtreng Consulting : « La façon dont le Nigeria organise et Ă©quilibre ses comptes, mais aussi la maniĂšre dont il administre son budget et gĂšre son Ă©conomie sont problĂ©matiques Ce n’est pas comme si cela datait d’hier Par consĂ©quent, le pays ne peut plus se permettre de verser ces subventions aux carburants »

DE GR ANDS PROJETS NATIONAUX

Expert-comptable de formation, le prĂ©sident Tinubu s’attaque naturellement aux comptes du Nigeria, comme le suggĂšrent depuis plusieurs annĂ©es le FMI et la Banque mondiale De maniĂšre systĂ©mique, les recettes liĂ©es au pĂ©trole financent Ă  prĂšs de trois quarts le budget de l’État C’est d’ailleurs toujours le cas pour le budget 2025, prĂ©sentĂ© fin novembre 2024. L’objectif du prĂ©sident est donc de transformer le Nigeria du XXIe siĂšcle comme il a su le faire Ă  Lagos entre 1999 et 2007. En effet, Ă  l’époque, l’ex-gouverneur de la ville s’appuie sur une politique fiscale inĂ©dite au Nigeria pour nourrir les finances de la mĂ©galopole du sud-ouest. PrivĂ© d’allocation fĂ©dĂ©rale par le prĂ©sident d’alors, Olusegun Obasanjo, Tinubu muscle les serv ices fiscaux de son administration Il taxe ainsi les grandes entreprises nationales et internationales dont les siĂšges sont sur le territoire, mais aussi les emblĂ©matiques danfos – ces minibus jaunes qui sillonnent Lagos.

Dix-sept ans plus tard, le prĂ©sident dĂ©pose au Parlement nigĂ©rian un projet de loi fiscale – pour l’instant peu visible par la population, mais qui pourrait Ă  long terme modifier la rĂ©putation du Nigeria auprĂšs des milieux financiers internationaux, si ce projet s’applique. Il est question de l’harmonisation et de la simplification des guichets fiscaux Ă  tous les Ă©chelons, du fĂ©dĂ©ral au local, de l’utilisation des technologies numĂ©riques pour collecter les impĂŽts, de faire passer la TVA par paliers de 10 % l’an prochain Ă  15 % en 2030 L’idĂ©e Ă©tant que les rentrĂ©es fiscales puissent peser 18 % du produit intĂ©rieur brut Ă  l’horizon 2026.

UN GOUVERNEMENT QUI MONTRE L’EXEMPLE

Ce vƓu n’est pas forcĂ©ment chimĂ©rique. En effet, en 2011 les impĂŽts constituaient un cinquiĂšme de la production de richesses. La prise en compte du secteur informel depuis 2014 dans le calcul du PIB du Nigeria a fait reculer mĂ©caniquement le poids des impĂŽts Puisqu’informels, donc sans existence lĂ©gale, des pans entiers de l’économie ne paient pas d’impĂŽts sur les bĂ©nĂ©fices ni sur les revenus C’est pourquoi en 2021 les impĂŽts reprĂ©sentaient seulement 10,86 % du PIB. Ainsi le chef de l’État mise sur la fiscalisation de la quatriĂšme puissance Ă©conomique africaine, et donc sur la normalisation du secteur informel. Un pari potentiellement gagnant sur le papier, tant ce secteur dy namisĂ© par la jeunesse contribue Ă  l’économie. Selon le FMI, le secteur informel nigĂ©rian reprĂ©sentait plus de la moitiĂ© (65 %) du produit intĂ©rieur brut du pays en 2017. Aujourd’hui, de nombreux experts estiment que cette part reprĂ©sente 58,2 %. Pourtant, le dĂ©fi est immense : dans un pays dont le nombre d’habitants approchera les 377 millions en 2050, le prĂ©sident Tinubu doit absolument convertir la grogne actuelle de dizaines de millions de NigĂ©rians, mĂ©contents du prix du carburant, du prix de l’électricitĂ© et de l’effondrement de leur pouvoir d’achat, en adhĂ©sion pour faire repartir le pays sur des bases financiĂšres plus saines Car comme l’indique le rapport sur

L’objectif du prĂ©sident est de transformer le Nigeria comme il a su le faire Ă  Lagos entre 19 99 et 20 07.

À l’ Ă©poque, l’ex-gouverneur s’appuie sur une politiqu e ïŹscale inĂ©dite pour nourrir les ïŹnances de la mĂ©galopole.

les comptes budgĂ©taires 2023 de l’auditeur gĂ©nĂ©ral de la FĂ©dĂ©ration, le gouvernement a rĂ©alisĂ© des recettes d’environ 6 000 milliards de nairas, dĂ©pensĂ© 19 500 milliards de nairas et enregistrĂ© un dĂ©ficit de 13 500 billions de nairas, soit -225 % des recettes totales, soit plus de trois fois ce qu’il a gagnĂ© en recettes.

En annonçant des Ă©conomies dans le train de vie de l’État fĂ©dĂ©ral, avec notamment la suppression des doublons dans les administrations et agences fĂ©dĂ©rales, Bola Tinubu fait passer un message fort : la FĂ©dĂ©ration doit montrer l’exemple. Pour les femmes et les hommes politiques originaires du sud-ouest, le social-dĂ©mocrate Obafemi Awolowo a longtemps Ă©tĂ© une rĂ©fĂ©rence : figure majeure pour l’indĂ©pendance nigĂ©riane au cours des annĂ©es 1950, puis dĂ©fenseur du

fĂ©dĂ©ralisme, l’ancien Premier ministre de la rĂ©gion Ouest a portĂ© des politiques basĂ©es sur l’État-providence, rendant notamment l’éducation et les soins gratuits. Yoruba comme lui, Tinubu fait sien l’hĂ©ritage d’Awolowo Mais c’est aussi d’une autre source de sa rĂ©gion qu’il s’inspire : l’homme d’affaires et politicien Moshood Abiola, vainqueur de l’élection prĂ©sidentielle du 12 juin 1993, mais jamais investi et mort en prison. Ce dernier soutenait la dĂ©rĂ©gulation du marchĂ© pour sortir le Nigeria de la gestion centralisĂ©e et autocratique des juntes militaires. En accĂ©dant au poste suprĂȘme trente ans aprĂšs l’échec tragique de son mentor, le prĂ©sident Tinubu veut laisser une trace dans l’histoire de son pays et ĂȘtre reconnu comme un homme d’État rĂ©formateur libĂ©ral ■

Un da nfos tra ve rs e le s ru es de La gos.

Armstrong Ume Takang

Directeur général du Ministry of Finance Incorporated (MOFI)

« Nous devons trouver des solutions locales »

Face Ă  la crise, l’agence gouvernementale dĂ©diĂ©e Ă  la gestion des actifs de l’État accompagne les entreprises, publiques comme privĂ©es, pour dessiner l’architecture Ă©conomique de demain. propos recueillis par Emmanuelle PontiĂ©

AM : Qu ’est -ce que le MOFI ?

Armstrong Ume Takang : C’est l’acrony me de Ministry of Finance Incorporated. Le MOFI est le gestionnaire des actifs et des investissements du gouvernement fĂ©dĂ©ral. Il a Ă©tĂ© crĂ©Ă© par une loi de 1959, mais il n’est devenu opĂ©rationnel qu’en fĂ©vrier 2023 Le MOFI dispose dĂ©sormais d’une structure de gouvernance et, au plus haut niveau, d’un conseil d’administration prĂ©sidĂ© par le chef de l’État, le vice-prĂ©sident en Ă©tant le supplĂ©ant. Nos activitĂ©s portent sur deux domaines clĂ©s Le premier consiste Ă  dĂ©terminer ce que le gouvernement fĂ©dĂ©ral possĂšde, et pour ce faire, nous avons crĂ©Ă© un registre des actifs nationaux, qu’il s’agisse d’actifs d’entreprises, immobiliers, de concessions ou d’autres. DeuxiĂšmement, nous travaillons avec les entreprises publiques, que nous soutenons pour qu’elles fournissent des rendements supĂ©rieurs ajustĂ©s au risque, crĂ©ent plus d’emplois et boostent la croissance Ă©conomique. Avez -vous des exemples de ce type d’entreprises ?

La Nigerian National Petroleum Corporation (NNPC), la Bank of Industry, ou encore la Banque de développement du Nigeria, Family Homes Funds, Galax y Backbone, NigComSat
 Nous possédons également des parts dans la Nigerian Mortgage Refinance Company (NMRC).

Détenez-vous aussi des parts dans des sociétés privées ?

Oui, et nous possĂ©dons aussi des entreprises publiques que nous dĂ©tenons Ă  100 %, censĂ©es ĂȘtre de nature commerciale. Nous les aidons Ă  amĂ©liorer leur rendement en introduisant un bon niveau de gouvernance et en trouvant les moyens de leur donner plus de capital. Le troisiĂšme aspect de notre travail consiste Ă  mobiliser les investissements destinĂ©s aux secteurs stratĂ©giques de l’économie, tels l’agriculture, l’industrie manufacturiĂšre, les infrastructures ou la santĂ©. Nous collaborons ainsi avec diffĂ©rents partenaires, en particulier le secteur privĂ© et les entreprises internationales, afin de mobiliser des capitaux. Si l’une des entreprises que vous choisissez n’est pas disposĂ©e Ă  vous laisser entrer dans son capital, que se passe- t- il ?

Nous la laissons tranquille ! Et comme nous sommes une agence gouvernementale destinĂ©e Ă  soutenir l’économie, nous ne nous intĂ©ressons pas Ă  toutes les entreprises. Quel est votre niveau de participation, en gĂ©nĂ©ral ?

Il peut aller de 11 % Ă  100 %, selon les cas.

Quel est le volume des acti fs détenus par la République fédérale ?

L’exercice d’évaluation des actifs est en cours Ceux que nous avons identifiĂ©s jusqu’à prĂ©sent reprĂ©sentent au moins 20 000 milliards de nairas Avez -vous Ă©galement une fonction de levĂ©e de fonds ?

Nous identifions un projet, puis nous approchons diffĂ©rents investisseurs pour leur prĂ©senter l’opportunitĂ©. Quels sont les avantages pour les personnes prĂȘtes Ă  investir ?

Pour beaucoup, c’est une occasion de rentabiliser l’argent Pour d’autres, c’est une opportunitĂ© de contribuer au dĂ©veloppement, notamment pour les institutions financiĂšres. Certains sont intĂ©ressĂ©s par l’ESG (l’env ironnement, le social et la gouvernance), l’emploi et le dĂ©veloppement, et ont dĂ©jĂ  investi dans nos sociĂ©tĂ©s de portefeuille. Vous avez aussi l’ambition de crĂ©er des opportunitĂ©s d’emploi.

Le gouvernement a un plan pour crĂ©er des millions d’emplois, mais pour cela, l’économie doit renouer avec la croissance. Nous finançons notamment des entreprises agroalimentaires, qui se dĂ©veloppent et crĂ©ent de nouveaux emplois. Nous intervenons Ă©galement dans le secteur manufacturier en fournissant l’argent nĂ©cessaire pour accroĂźtre la production, crĂ©ant ainsi davantage de postes Ă  pour voir Nous octroyons aussi des aides dans le domaine du logement et, grĂące Ă  un programme de prĂȘts hy pothĂ©caires, nous augmentons la demande dans le secteur Par l’intermĂ©diaire de certaines de nos sociĂ©tĂ©s de portefeuille, nous finançons Ă©galement des start-up dans le domaine de la technologie Cela les aide Ă  lancer de nouvelles entitĂ©s, qui vont recruter.

les investissements. Elles devraient offrir de formidables opportunitĂ©s pour les nationaux et les Ă©trangers qui s’intĂ©ressent au Nigeria. Nous sommes trĂšs confiants, mĂȘme si nous traversons une pĂ©riode difficile, avec une inflation plus Ă©levĂ©e que prĂ©v u, des problĂšmes de change et de liquiditĂ©, un taux de chĂŽmage important. Les rĂ©formes mises en place ouvrent de nouvelles opportunitĂ©s.

C’est une pĂ©riode di fficile pour la population. Et aussi pour cer tains investisseurs, qui quittent le pays en raison de l’insĂ©curitĂ© et de la dĂ©valuation du naira

C’est une pĂ©riode difficile, en effet

Le gouvernement a un plan pour crĂ©er des millions d’emplois, mais pour cela, l’ Ă©conomie doit renouer avec la croissance.

Quelle est la taille minimale des entreprises avec lesquelles vous choisissez de travailler ?

Les entités dans lesquelles nous investissons directement sont généralement de taille moyenne.

Mais les sociĂ©tĂ©s de notre portefeuille peuvent investir dans les petites entreprises. Êtes -vous confiant en l’avenir ?

Oui, car notre Ă©conomie est en croissance Nous avons besoin de plus d’infrastructures pour booster la production, soutenir la population. Et ce besoin offre des opportunitĂ©s d’investissement De plus, la population Ă©tant trĂšs jeune, nous disposons d’une importante main-d’Ɠuv re et n’aurons pas de mal Ă  trouver des travailleurs pour accompagner le dĂ©veloppement de l’économie. Le pays propose aujourd’hui de nombreuses incitations fiscales pour les entreprises et

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L’environnement macroĂ©conomique n’est pas celui que nous souhaiterions. L’augmentation du coĂ»t de la vie, qu’il s’agisse des transports, de l’électricitĂ© ou de l’alimentation, crĂ©e des difficultĂ©s pour les entreprises et la population Et certaines entreprises se sont retirĂ©es pour ces raisons. Or, c’est l’occasion de redĂ©finir notre architecture Ă©conomique. C’est Ă  nous de rester dĂ©terminĂ©s dans les rĂ©formes entreprises, d’ĂȘtre innovants et crĂ©atifs dans la recherche de solutions locales. Il faut commencer Ă  regarder vers l’intĂ©rieur. Nous ne pouvons pas tout importer, parce que le problĂšme de liquiditĂ© et le marchĂ© des changes nous en empĂȘchent. Nous devons donc trouver des solutions locales, afin de rĂ©duire la pression sur les devises. Je suis sĂ»r que ces temps difficiles ne dureront pas. Nous en sortirons plus forts, meilleurs et plus av isĂ©s Ce sera pour le bien de notre peuple et de notre pays Combien de temps faudra -t -il pour que la situation s’amĂ©liore vraiment, selon vous ?

Au Nord, la priorité sécuritaire

Le septentrion du pays est se couĂ© depuis prĂšs d’une quinzaine d’annĂ© es par les violences. Au Nord -Est, la vie sociale et Ă©conomique reprend grĂąc e Ă  la reprise par l’armĂ© e des territoires de l’État de Borno, jusque -lĂ  infiltrĂ©s par les membres de Boko Haram et de l’ISWA P. Mais au Nord -Ouest, des group es criminels prospĂšrent, poussant les civils Ă  l’exode. par MoĂŻse Gomis

Lentement, Mai Aji Kolo pousse une charrette mĂ©tallique et rouillĂ©e dans la rue menant Ă  son logement Ce quadragĂ©naire prend le temps de saluer chaque voisin qu’il croise sur son chemin Dans ce lotissement d’Auno Ă  quelques dizaines de kilomĂštres Ă  l’ouest de Maiduguri, la capitale de l’État de Borno, tous les habitants sont d’anciens dĂ©placĂ©s internes ayant vĂ©cu plusieurs annĂ©es dans la promiscuitĂ© de camps humanitaires

Comme tout son voisinage, Mai Aji a obtenu gratuitement la clĂ© d’une maison de deux piĂšces. Sans hĂ©sitation, en novembre 2022, cet agriculteur signait les documents officialisant son retour Ă  une vie « normale » pour ses sept enfants et son Ă©pouse. « Je suis serein, explique Mai Aji au moment de franchir le seuil de sa cour, car Ă  chaque fois que je quitte ma maison et que je reviens, je retrouve ma famille saine et sauve. La communautĂ© aussi vit en paix maintenant Nous ne sommes plus menacĂ©s par Boko Haram. »

AprÚs avoir mis sa vie entre parenthÚses, ballotté avec les siens dans plusieurs campements humanitaires de Maiduguri, cet agriculteur a retrouvé le sourire.

Comme 160 000 ex-dĂ©placĂ©s, Mai Aji et sa femme sont les bĂ©nĂ©ficiaires d’un programme de relogement impulsĂ© par le gouverneur de l’État de Borno, Babagana Umara Zulum. En 2020, alors que le Nigeria subissait encore la pandĂ©mie de Covid-19, ce dernier multiplie les dĂ©placements pour constater de ses yeux les progrĂšs en matiĂšre de sĂ©curitĂ© dans les principales localitĂ©s de l’État de Borno, sous occupation de Boko Haram encore six ans plus tĂŽt. Et progressivement libĂ©rĂ©es de cette emprise grĂące aux efforts conjuguĂ©s de l’armĂ©e nigĂ©riane, organisĂ©e autour de « supercamps » militaires regroupant plusieurs bataillons, et de ses alliĂ©s de la Force multinationale mixte (Cameroun, Tchad, Niger, BĂ©nin).

FidĂšle Ă  ses promesses Ă©lectorales, le gouverneur Zulum s’engage alors Ă  fermer tous les camps de dĂ©placĂ©s dans sa capitale Maiduguri. Il poursuit d’abord la politique de

Ce ntre -vill e de Budum.
La

fermeture ef fe

ctive

des 22 camps a bouleversĂ© le visage et l’atmosphĂšre des quar tiers villag es, avec l’ouverture de plusieursliaisons aĂ©riennes et l’ Ă©mergence inĂ©dite d’hĂŽtels cinq Ă©toiles.

De s jeu ne s fill es de l’éc ole pri mai re de Galtim ar i, Ă  Ma idugur i, da ns l’État de Bo rno oĂč le calm e es t reve nu.

reconstruction de logements dĂ©marrĂ©e par son prĂ©dĂ©cesseur Kashim Shettima, l’actuel vice-prĂ©sident du pays, avant d’organiser les premiĂšres rĂ©installations de familles dans leur communautĂ© d’origine. Ces retours, le gouverneur Zulum les accompagne lui-mĂȘme dans bien des cas. À la grande stupeur de nombreuses organisations humanitaires prises de court. « Avant l’insurrection de Boko Haram, se justifie alors l’élu Ă  l’époque, le Borno Ă©tait un Ă©tat clĂ© pour l’agriculture. Je veux que ces paysans et ces pĂȘcheurs, qui ne peuvent plus contribuer Ă  l’économie du territoire, retournent dans leur communautĂ© d’origine pour y reprendre leur activitĂ© » La sĂ©curitĂ© autour des returnees est renforcĂ©e avec la crĂ©ation des agro rangers, rattachĂ©s au Corps de la sĂ©curitĂ© et de la dĂ©fense civile : ces miliciens volontaires en milieu rural ont pour mission de protĂ©ger les communautĂ©s lorsqu’elles cultivent leurs champs Avec, Ă  terme, l’objectif de prendre le relais de l’armĂ©e nigĂ©riane, qui n’a pas pour mandat de rester indĂ©finiment dans des zones considĂ©rĂ©es comme libĂ©rĂ©es de Boko Haram


Aujourd’hui, quatre ans plus tard, la fermeture effective des 22 camps a bouleversĂ© le visage et l’atmosphĂšre de Maiduguri. Ses quartiers villages sont en mutation, mĂȘme si l’immense majoritĂ© des habitants y vit encore sous le seuil de pauvretĂ©. Quelques indices du dĂ©but de cette transformation : l’ouverture de plusieurs liaisons aĂ©riennes, rompant l’isolement de la capitale du Borno. Et surtout l’émergence inĂ©dite d’hĂŽtels cinq Ă©toiles, pour

attirer et fidĂ©liser une clientĂšle d’affaires nationale, voire internationale, ainsi que de nombreux projets immobiliers

Shareef Hamza, directeur commercial d’une entreprise vendant du ciment, est Ă  la fois un acteur et un observateur de cette nouvelle Ăšre. Le trentenaire raconte : « DĂ©sormais, on peut sans crainte mettre sur la route des convois, avec chaque camion transportant pour 200 Ă  300 millions de nairas de marchandises On a retrouvĂ© la confiance. Pas encore comme avant, oĂč Maiduguri Ă©tait un hub incontournable pour les grossistes du Tchad, du sud-est du Niger ou encore du Cameroun Mais disons que nous avons recouvrĂ© notre force commerciale Ă  60 %. » Le retour de la sĂ©curitĂ© et le volontarisme du gouverneur Zulum ont servi d’accĂ©lĂ©rateurs. Mais pour Hamza Suleiman, expert en sĂ©curitĂ© pour la sociĂ©tĂ© Zagazola, le rĂŽle des civils volontaires dans la guerre menĂ©e contre le groupe terroriste n’est pas suffisamment reconnu : « Sans ces miliciens, jamais l’armĂ©e nigĂ©riane n’aurait rĂ©ussi. Dans toutes les opĂ©rations de contreinsurrection dans le Nord-Est nigĂ©rian, ces hommes ont Ă©tĂ© essentiels, et le sont encore pour identifier les membres de Boko Haram. »

MENACES ET DEMANDES DE RANÇON

AU NORD- OUEST

Dans le mĂȘme temps, au nord-ouest du Nigeria, une autre zone d’insĂ©curitĂ© s’est ouverte. Quasiment Ă  la mĂȘme pĂ©riode que celle oĂč Boko Haram commençait Ă  causer des ravages dans le Borno. De faible intensitĂ© d’abord, avec des cycles d’attaques et de reprĂ©sailles dans de petites communautĂ©s rurales de l’État de Zamfara. Puis le phĂ©nomĂšne a pris de l’ampleur ces cinq derniĂšres annĂ©es pour dĂ©border sur les États voisins (Sokoto, Kebbi, Katsina et Kaduna).

Des groupes criminels impliquĂ©s dans des enlĂšvements de masse contre rançon, des vols Ă  main armĂ©e, des vols de bĂ©tail, des viols et autres violences sexuelles, des pillages d’exploitation agricole et de mines. À l’hĂŽpital Turai de Katsina, Mariam range son linge

dans un sac plastique. AprĂšs deux semaines d’hospitalisation avec son nourrisson, cette maman d’à peine vingt ans vient d’obtenir l’autorisation de rentrer dans son hameau dans la pĂ©riphĂ©rie de Batsari – une localitĂ© Ă  la lisiĂšre de la forĂȘt de Rugu, une bande vĂ©gĂ©tale transfrontaliĂšre s’étendant sur prĂšs de 220 km entre le Niger et une partie de l’État de Katsina au Nigeria. À partir de cette zone composĂ©e de bois, collines et grottes, des groupes criminels hantent les populations des États de Katsina, Zamfara et Kaduna Alors Mariam prĂ©fĂšre attendre le lendemain pour voyager trĂšs tĂŽt le matin. « On vit avec la peur permanente des bandits, raconte la jeune femme. Ils peuvent essayer de nous dĂ©rober notre argent, et si on n’en a pas, ils nous tuent. Je suis venue en transport en commun et on a pu arriver jusqu’à Katsina. Un jet de combat militaire patrouillait Ă  faible altitude C’était plus facile pour nous de venir. Les bandits ne nous ont pas inquiĂ©tĂ©s. Mais parfois, ils attaquent, alors on court dans la brousse pour nous cacher » Mariam, ses quatre enfants et son mari ne peuvent quitter leur hameau faute de moyen. Et surtout par manque de relations pour tenter de construire une nouvelle vie dans une zone urbaine telle que Batsari


Cette famille arrive encore Ă  accĂ©der au lopin de terre qu’elle cultive Car avec une dizaine de voisins, ils ont pu rassembler les 200 000 nairas (l’équivalent de 112 euros) rĂ©clamĂ©s en guise de sĂ©same par le groupe de bandits rackettant leur zone. Depuis 2014, entre 500 000 et 700 000 personnes dans le nord-ouest du Nigeria ont Ă©tĂ© chassĂ©es de leurs terres Ă  cause de l’insĂ©curitĂ©.

Le gouvernement fĂ©dĂ©ral n’a pas encore dĂ©crĂ©tĂ© de plan d’urgence pour rĂ©pondre Ă  cette crise humanitaire. Les bandits sont particuliĂšrement violents, n’hĂ©sitant pas Ă  tuer leurs captifs lorsque les rançons ne sont pas payĂ©es. Les enlĂšvements ne sont pas seulement une charge Ă©motionnelle pour les familles ; ils ont Ă©galement un impact Ă©conomique durable sur les mĂ©nages du Nord-Ouest, qui, statistiquement, comptent dĂ©jĂ  parmi les plus pauvres du Nigeria.

OU NON Depuis 2019, plus de 94 000 NigĂ©rians se sont rĂ©fugiĂ©s dans la rĂ©gion de Maradi, au Niger, en jouant sur leurs alliances familiales, Ă  cause de l’explosion de la violence au nordouest de leur pays Le mari de Mariam a envisagĂ©, lui aussi, de traverser la frontiĂšre avec sa famille. Mais devant les rĂ©ticences de son Ă©pouse, il a renoncĂ© momentanĂ©ment Ă  cet exode. « Nos enfants sont trop jeunes, se justifie Mariam. Et puis, nous ne pouvons pas abandonner notre terre comme ça C’est vrai que c’est dur de devoir passer par des chemins et des routes oĂč l’on croise ces bandits en permanence. Mais je suis de Batsari. Et je ne me vois pas vivre ailleurs » ■ À

FAIRE LE CHOIX DE PARTIR

Un e éq ui pe de Gree n Ed en Fa rm s, aprÚs la ré colte de poivron s ja un es.

Pour une agriculture de pointe

C’est l’une des prioritĂ©s de l’ag enda prĂ©sidentiel.

Le se cteur emploie 35 % de la population, avec d’immenses oppor tunitĂ©s Et cherche Ă  se moderniser en pariant sur la te chnologie, mais aussi sur l’utilisation, contestĂ©e par certains, d’OGM, pour mieux s’adapter aux conditions naturelles par MoĂŻse Gomis

Maria et Blessing, d’un geste mĂ©canique mais prĂ©cis, Ă©pluchent des tubercules de maĂŻs Ă©talĂ©s devant elles. C’est la pĂ©riode de la rĂ©colte. Comme ces deux trentenaires, chaque jour depuis la fin octobre, elles sont une bonne centaine d’ouvriĂšres agricoles Ă  rejoindre Foburg, une exploitation de 22 hectares gĂ©rĂ©e par Green Eden Farms, Ă  une trentaine de kilomĂštres de la ville de Jos. Assises cĂŽte Ă  cĂŽte, les deux femmes sont chaudement vĂȘtues. Car un vent frais descendant des collines voisines souffle dans cette partie orientale de l’État de Plateau, limitrophe de celui de Bauchi Bonnet rouge sur le crĂąne, survĂȘtement noir et sneakers marron, Theophilus Maimako montre l’exemple. Le fondateur de la start-up effectue aussi des tĂąches de manutentionnaire. Personne n’est priv ilĂ©giĂ©, ici. Surtout lorsque le maĂŻs ne demande qu’à ĂȘtre Ă©vacuĂ© Ă  Jos, Ă  moins d’une heure de route. Avec quatre compagnons, le directeur gĂ©nĂ©ral est prĂ©posĂ© au va-etvient pour porter, puis charger les sacs de jute vert et blanc remplis dans le vĂ©hicule

utilitaire Ă  benne : « Cette rĂ©colte est une belle satisfaction, dĂ©clare le jeune homme. Nous enregistrons un pourcentage de perte relativement faible pour le moment Dans l’idĂ©al, il nous faudrait doubler le nombre de bras, car nos pieds de maĂŻs ont bien produit, cette annĂ©e 2024 Et nous espĂ©rons atteindre pour l’ensemble de notre exploitation nos trĂšs bons rĂ©sultats de l’an dernier. » En 2023, c’est un chiffre d’affaires de 100 000 dollars que Green Eden Farms a dĂ©gagĂ©, en dĂ©pit des alĂ©as climatiques. Notamment des Ă©pisodes successifs de pluies diluviennes alternant avec de courtes pĂ©riodes de sĂ©cheresse. Les plants de maĂŻs, bien sĂ»r, mais Ă©galement ceux de tomates et de soja ont rĂ©sistĂ© grĂące Ă  un appui technologique. Car Theophilus et son associĂ©e principale, Stephanie Meltus, PDG et cofondatrice de la sociĂ©tĂ©, ont conjuguĂ© leurs forces et talents pour dĂ©velopper une application pour smartphone reliĂ©e Ă  des capteurs Ă©lectroniques : un systĂšme de micropuces dissĂ©minĂ©es dans les sols Ă  l’air libre et dans les bacs placĂ©s dans des serres, permettant en temps rĂ©el de connaĂźtre

Booster l’agriculture, c’est aussi l’une des mesures phares pour at teindre l’autosufïŹsance, et surtout gĂ©nĂ©rer des revenus capables de limiter la dĂ©pendance Ă  l’or noir.

les besoins de chaque plant en matiĂšre de nutriments, d’eau et de lumiĂšre. Pour dĂ©marrer cette entreprise, les deux tĂȘtes pensantes de Green Eden ont Ă©tĂ© aidĂ©es par leur entourage proche, puis ont bĂ©nĂ©ficiĂ© de campagnes de crowdf unding via Internet Au Nigeria, des millions d’agriculteurs et d’agricultrices n’ont ni l’entregent ni les ressources pour accĂ©der Ă  ce ty pe de rĂ©seau. Pourtant, plusieurs administrations, d’Olusegun Obasanjo Ă  Muhammadu Buhari, ont affectĂ© des fonds dans le budget fĂ©dĂ©ral pour soutenir des petites et moyennes exploitations agricoles. Au cours de la derniĂšre dĂ©cennie, la Banque centrale du Nigeria a notamment octroyĂ© des prĂȘts Ă  faible taux pour encourager l’installation et la mĂ©canisation Et aussi faciliter l’achat d’engrais ou de semence. Depuis l’état d’urgence de l’agriculture, dĂ©crĂ©tĂ© par le prĂ©sident Tinubu en juillet 2023, le ministĂšre de l’Agriculture pilote plusieurs programmes en s’appuyant sur les Ă©conomies rĂ©alisĂ©es avec le retrait des subventions au carburant. « Nous avons pour objectif chaque annĂ©e de soutenir la mise en culture de 500 000 hectares, promet le chef d’État Ce sont 500 milliards de nairas Ă  terme que nous comptons investir pour soutenir les filiĂšres de riz, maĂŻs, blĂ© et manioc » Booster l’agriculture, c’est aussi l’une des mesures phares pour atteindre l’autosuffisance, et surtout gĂ©nĂ©rer des revenus capables de limiter la dĂ©pendance Ă  l’or noir

SUCCESS -STORY

Ce soutien aux jeunes agriculteurs et agricultrices, Yemisi Iranloye le voit d’un trĂšs bon Ɠil. Cette biochimiste de formation est Ă  la tĂȘte de Psaltr y International Limited, premiĂšre entreprise agro-industrielle de transformation du manioc en Afrique. Chaque annĂ©e, elle gĂ©nĂšre un chiffre d’affaires de 12 millions de dollars. La clĂ© de sa rĂ©ussite : le sorbitol, un Ă©dulcorant Ă  base de manioc AprĂšs dix ans d’expĂ©rience chez Ek ha Agro Processing, une entreprise spĂ©cialisĂ©e dans la fabrication de sirop de glucose, Yemisi quitte Lagos pour s’installer Ă  Ado-Awaye,

une localitĂ© rurale reculĂ©e dans l’État d’Oyo : « On utilisait le manioc pour fabriquer ce sirop, explique la PDG de Psaltr y. J’avais constatĂ© que les agriculteurs qui fournissaient la sociĂ©tĂ© Ek ha parcouraient 200 kilomĂštres pour livrer le manioc et que, bien souvent, Ă  leur arrivĂ©e, au moins 30 Ă  50 % des produits n’étaient pas exploitables Ă  cause de la mauvaise conser vation lors du trajet » En 2015, Ă  Ado-Awaye, tout est Ă  construire : ni Ă©lectricitĂ© ni systĂšme d’eau, et seulement un chemin menant Ă  la communautĂ© quasi coupĂ©e du monde. Yemisi a une vision. Elle construit une modeste habitation sur le terrain qu’elle a achetĂ© avec ses Ă©conomies, fruit de toute une vie salariĂ©e, avant d’y rĂ©sider avec une Ă©quipe d’environ six employĂ©s Ensemble, ils commencent Ă  cultiver la terre. Et en parallĂšle, la cheffe d’entreprise se rapproche de ses voisins, agriculteurs locaux Avec comme objectif d’inciter ces paysans Ă  diversifier leur culture du manioc, destinĂ© au fufu ou au garri, pour se concentrer plutĂŽt sur une production Ă  des fins industrielles. PrĂšs de dix ans plus tard, avec l’appui de la Banque centrale du Nigeria via deux banques commerciales (FCMB et Prov idus Bank), cinq usines forment dĂ©sormais un complexe industriel, oĂč un relais incessant de camionnettes se dĂ©roule 5 jours sur 7. Un pont a Ă©tĂ© construit par le gouverneur de l’État d’Oyo, Seyi Makinde, permettant l’approv isionnement en manioc sur un rayon de plusieurs dizaines de kilomĂštres auprĂšs de 5 000 familles de producteurs À l’intĂ©rieur des bĂątiments de couleur verte trĂŽnent de gros silos oĂč transite toute la matiĂšre premiĂšre avant sa transformation en dĂ©rivĂ©s de haute qualitĂ© (farine, amidon). Cette production attire des clients tels que la multinationale NestlĂ© ou le gĂ©ant local Nigerian Breweries. L’histoire de Psaltry s’est accĂ©lĂ©rĂ©e en 2022, avec le lancement de la premiĂšre usine africaine de fabrication de sorbitol, Ă©dulcorant plus connu sous l’étiquetage E240. En raison de sa faible teneur en calories, il est utilisĂ© dans les aliments sans sucre, les produits pharmaceutiques et les produits d’hygiĂšne

buccodentaire. « Je savais qu’il Ă©tait possible d’extraire le sorbitol du manioc, raconte Yemisi. Donc quand Unilever, l’un de mes plus gros clients, m’a indiquĂ© qu’au Nigeria, toutes les entreprises agroalimentaires et pharmaceutiques importaient le sorbitol faute de fournisseurs au Nigeria, j’ai immĂ©diatement compris que j’avais sous les yeux et Ă  portĂ©e de main un marchĂ© inĂ©puisable »

CÉDER OU NON AUX SIRÈNES DES OGM


Le gouvernement de Bola Tinubu a validĂ© depuis le 11 janv ier 2024 la commercialisation du maĂŻs transgĂ©nique. À Zaria, Ado Yusuf dirige l’Institut de recherche agricole rattachĂ© Ă  l’UniversitĂ© Ahmadu Bello. Depuis sa crĂ©ation en 1922, l’IR A est le principal moteur des transformations agricoles au nord du pays. Chaque annĂ©e, ses chercheurs partagent leurs innovations en matiĂšre de labour, de plantation, de dĂ©sherbage, de rĂ©colte des cultures. Et surtout au sujet des semences hybrides « Nous impactons la vie des agriculteurs, se fĂ©licite le professeur Yusuf. Sur ces cinquante derniĂšres annĂ©es, nos recherches, ici, Ă  Zaria, ont amĂ©liorĂ© 200 variĂ©tĂ©s Au-delĂ  du Nigeria, nos variĂ©tĂ©s d’arachide et de niĂ©bĂ© dĂ©veloppĂ©es au sein de l’IR A sont largement cultivĂ©es par les agriculteurs de la rĂ©publique du Niger, du Mali et du Cameroun. » ConfrontĂ© au dĂ©fi de l’obsolescence de ses Ă©quipements et de ses infrastructures, cet institut centenaire n’en demeure pas moins un centre de recherche reconnu Ă  l’international. Dans ses collaborations extĂ©rieures au Nigeria, l’IR A de Zaria participe depuis plusieurs annĂ©es au projet TELA Maize, un partenariat publicprivĂ© dont l’objectif est la commercialisation de variĂ©tĂ©s de maĂŻs transgĂ©nique. Comme les Ă©quipes d’instituts nationaux de six autres pays du continent (A frique du Sud, Éthiopie, Kenya, Mozambique, Tanzanie et Ouganda), celles du professeur Yusuf ont mis sur le marchĂ© quatre variĂ©tĂ©s de maĂŻs transgĂ©nique « conçues pour rĂ©sister Ă  la fois Ă  la sĂ©cheresse et aux infestations d’insectes ». Cette commercialisation

suscite toujours un vif dĂ©bat au sein de la communautĂ© scientifique, mais aussi dans la sociĂ©tĂ© civile Joyce Brown est la directrice des programmes de la fondation Health of Mother Earth, une organisation de dĂ©fense de l’environnement et de la souverainetĂ© alimentaire basĂ©e Ă  Benin City. La jeune femme organise sur le terrain des formations autour de techniques de culture sans produit chimique. Son public cible : des agriculteurs dans des zones du Nigeria frappĂ©es par diverses maladies touchant les vĂ©gĂ©taux. Joyce Brown regrette l’introduction des OGM au Nigeria : « Le Covid-19 nous a donnĂ© la leçon de toujours construire notre Ă©conomie locale en prioritĂ©. Nous devons donc avoir un systĂšme de circuits beaucoup plus courts, dans lequel les agriculteurs locaux contrĂŽlent la production alimentaire, les semences et, bien sĂ»r, la façon dont elles sont plantĂ©es Or, toutes les semences transgĂ©niques actuelles viennent de l’extĂ©rieur du Nigeria, et nous serions donc dĂ©pendants, ce qui ne serait pas bĂ©nĂ©fique pour les petits exploitants agricoles ou pour le consommateur en gĂ©nĂ©ral, Ă  long terme. » Les semences du projet TELA Maize sont concĂ©dĂ©es sous licence libre de droits par Bayer CropScience LP (anciennement Monsanto Company) aux partenaires du projet. Au Nigeria, rĂ©aliser plusieurs tests sur les risques, en plus des validations administratives, est obligatoire pour qu’un produit alimentaire soit mis sur le marchĂ©. Certains experts scientifiques auraient aimĂ© des dĂ©lais plus longs avant l’autorisation du maĂŻs transgĂ©nique. Ces principes de prĂ©caution et de prudence, le directeur de l’Institut de recherche agricole de Zaria les comprend : « Pour cette premiĂšre annĂ©e, nous nous contentons de distribuer 3 tonnes de semences pour tout le Nigeria. Il s’agit d’un nouveau domaine scientifique, en particulier en Afrique. Je comprends que des gens aient des doutes par rapport aux organismes gĂ©nĂ©tiquement modifiĂ©s. Moi, je ne me suis pas engagĂ© en tant que chercheur dans l’agriculture pour faire du mal, mais bien pour nourrir des ĂȘtres humains. » ■

Le s te chn ologi es digi ta le s pe rm et te nt au ssi de mie ux con na Ăźt re la nature de s so ls et le s be soins des plants

Bosun Tijani

Ministre des Communications, de l’Innovation et de l’Économie numĂ©rique

«

Un vivier de talents »

Cadre légal, formations, incubateurs


Prendre la tech à bras-le- corps pour devenir un acteur incontournable. propos recueillis par Emmanuelle Pontié

AM : En novembre 2023, vous avez lancĂ© un programme de formation destinĂ© Ă  3 millions de talents technologiques. Quels premiers rĂ©sultats ? Bosun Tijani : Notre programme « 3 Million Technical Talent », connu sous le nom de « 3MTT », avance bien. Il priv ilĂ©gie l’inclusion, assurant la participation de l’ensemble des 774 zones de gouvernement local du Nigeria, et en particulier des communautĂ©s mal desser vies, des femmes et des jeunes. Il s’agit d’une initiative qui a des consĂ©quences significatives, non seulement au Nigeria, mais aussi dans le monde entier Ainsi, l’un des principaux objectifs est de faire de notre pays un exportateur net de talents techniques en matiĂšre de compĂ©tences technologiques recherchĂ©es, Ă  l’instar de ce que l’Inde a fait rĂ©cemment 3MTT a Ă©tĂ© structurĂ© en trois phases. La premiĂšre, le Prototy pe, a commencĂ© par 1 % de l’objectif souhaitĂ©, Ă  savoir 30 000 boursiers, et s’est avĂ©rĂ©e trĂšs fructueuse. Nous avons tirĂ© les enseignements et les meilleures pratiques de cette phase pour amĂ©liorer la prestation des formations et l’apprentissage dans la phase 2, le Pilote, qui est axĂ©e sur l’augmentation du nombre total de boursiers formĂ©s Ă  300 000, ce qui reprĂ©sente 10 % de notre objectif. Une fois cette Ă©tape franchie, nous passerons Ă  la phase 3, d’ici Ă  2025, afin d’atteindre notre objectif de 3 millions d’ici Ă  2027. Les premiers boursiers ont dĂ©jĂ  trouvĂ© un emploi et jouent dĂ©sormais leur rĂŽle dans la croissance de l’économie numĂ©rique du Nigeria. Nous sommes Ă©galement reconnaissants d’avoir pu Ă©tablir des partenariats avec des organisations telles que IHS Towers, MTN, le PNUD, AWS, Microsof t et d’autres,

tandis que nous constatons Ă©galement un intĂ©rĂȘt accru de la part des entreprises technologiques locales et mondiales pour la formation avancĂ©e et les possibilitĂ©s d’embauche Selon vous , combien de jeunes peuvent ĂȘtre impactĂ©s par le secteur des nouvelles technologies ?

La majoritĂ© (plus de 60 %) de notre population ayant moins de 25 ans, nous nous attendons Ă  ce que la technologie joue un rĂŽle important dans la vie de nombreux jeunes NigĂ©rians au cours de la dĂ©cennie Ce potentiel est dĂ» Ă  la croissance exponentielle de l’économie tech mondiale, Ă  la facilitĂ© d’accĂšs aux compĂ©tences, Ă  l’adoption et Ă  la consommation croissantes de plates-formes et de serv ices numĂ©riques dans notre pays Actuellement, il y a plus de 4,5 millions d’emplois technologiques non pour vus dans le monde, et environ 30 millions de postes supplĂ©mentaires Ă  crĂ©er au cours des quatre prochaines annĂ©es. Nous avons donc la possibilitĂ© de constituer un vivier de talents pour rĂ©pondre Ă  cette demande. Par des investissements stratĂ©giques dans l’éducation, l’intelligence artificielle, l’infrastructure numĂ©rique et l’innovation, nous voulons donner Ă  nos jeunes les moyens de faire carriĂšre et de tirer parti des opportunitĂ©s Ă©conomiques et de croissance dans le domaine de la technologie. OĂč en est le projet de loi sur l’économie numĂ©rique et la gouvernance Ă©lectronique ?

Il est actuellement au stade avancĂ© de l’examen lĂ©gislatif et devrait ĂȘtre adoptĂ© dans les mois Ă  venir Nous sommes en train de le prĂ©senter aux 36 États et au territoire de la capitale fĂ©dĂ©rale, afin d’obtenir de nombreux apports des parties prenantes des secteurs public et privĂ© qui seront concernĂ©s par son adoption Cette consultation inĂ©dite des parties prenantes – la premiĂšre du genre au Nigeria – vise Ă  susciter un engagement total, compte tenu du rĂŽle essentiel de l’économie numĂ©rique dans le dĂ©veloppement financier. Ce projet de loi permettra de formaliser le cadre de l’infrastructure publique numĂ©rique et de l’e-gouvernance, de fluidifier l’accĂšs aux serv ices gouvernementaux et de favoriser l’innovation en crĂ©ant une clartĂ© juridique autour des technologies Ă©mergentes telles que l’IA, la blockchain et la fintech. Des changements fondamentaux sont attendus,

notamment une meilleure prestation de serv ice pour les citoyens, une plus grande transparence dans la gouvernance et un cadre juridique plus solide pour attirer les investissements Ă©trangers dans le secteur technologique nigĂ©rian. En quoi consiste l’initiative « DevsInGovernment », qui vise Ă  amĂ©liorer la prestation des services publics ?

L’initiative « DevsInGovernment » est un Ă©lĂ©ment clĂ© de notre stratĂ©gie visant l’intĂ©gration de l’innovation technologique dans la gouvernance. Il s’agit d’une communautĂ© qui rassemble des professionnels et des passionnĂ©s de technologie au sein des ministĂšres, des dĂ©partements et des agences gouvernementales, afin de partager les connaissances, de favoriser l’apprentissage, de collaborer et de crĂ©er collectivement des solutions pour la transformation numĂ©rique, en vue d’amĂ©liorer la prestation des serv ices publics. Cette initiative sert Ă©galement Ă  mettre en place l’utilisation de la technologie au sein du gouvernement et Ă  faire en sorte que les utilisateurs en premiĂšre ligne deviennent ensuite des champions Ă  travers l’ensemble du gouvernement.

Vous ĂȘtes trĂšs impliquĂ© dans l’arrivĂ©e de l’intelligence ar ti ficielle. Vous avez notamment reçu une subvention de 2,8 milliards de nairas de Google Ă  cet ef fet. Co comptez-vous utiliser et rĂ©guler l’

Nous misons beaucoup sur l’IA et aura sur notre Ă©conomie. Je suis pa du soutien que nous avons reçu de la organisations telles que Google, ma qui a soutenu notre communautĂ© de – AI Collective – avec un financemen dollars. La subvention de Google se mation de jeunes NigĂ©rians, ainsi qu dĂ©cideurs Ă  la science des donnĂ©es et est Ă©galement apportĂ© Ă  dix start-up travaillant dans l’innovation en mati dans des domaines tels que la santĂ©, l’agriculture, l’éducation et les serv ic publics. Nous avons dĂ©cidĂ© de prendr les devants sur la maniĂšre dont elle façonne notre avenir, notamment du

Donner Ă  nos jeunes les moyens de faire
carriĂšre et de tirer par ti du domaine de la technologie.

point de vue du Sud global. Nous avons commencĂ© par Ă©laborer notre stratĂ©gie nationale en matiĂšre d’intelligence artificielle en rĂ©unissant des experts d’origine nigĂ©riane du monde entier travaillant dans le domaine pour cocrĂ©er ce document. Nous avons Ă©tĂ© en mesure d’établir clairement une orientation cohĂ©rente pour le travail que nous effectuons, et nous constatons que cela est reconnu par un meilleur classement du Nigeria dans le domaine de l’IA au niveau mondial. Nous soutenons Ă©galement le dĂ©veloppement d’un modĂšle multilingue local Ă  grande Ă©chelle, qui facilitera le dĂ©veloppement d’applications d’IA Tout cela a Ă©galement permis de renforcer nos capacitĂ©s en vue de devenir un centre de talents pour l’IA, en commençant par le niveau de base de l’étiquetage et de l’annotation, et en dĂ©veloppant progressivement les ensembles de compĂ©tences locales pour devenir compĂ©titifs sur le marchĂ© mondial. Vous dĂ©clarez que l’ambition de votre pays est de devenir « un fournisseur mondial de talents dans les technologies ».

Comment comptez-vous vous y prendre ?

Abritant six des huit licornes africaines, l’écosystĂšme nigĂ©rian dĂ©diĂ© Ă  l’innovation est une destination de choix % du finanPourtant, truit notre mposĂ© d’un onnels, qui et aux aginez l’imgnificative de fre de talents e mondiale combler t actuel au niveau parvenir, ntentons notre plan nous amĂ©lioent l’accĂšs Ă  haut dĂ©bit et numĂ©riques tre projet 90 000 km es Ă  fibres pour coml’infrastrucistante. ■

Des licornes made in Nigeria

Solutions de paiement aux institutions financiĂšres, services aux particuliers

Les fintechs sont en plein essor. Et certaines valorisations dépassent déjà le milliard de dollars. par Moïse Gomis

Juste au pied de la passerelle pour piĂ©tons qui traverse l’autoroute Ă  trois voies reliant la partie nord d’Abuja et sa proche banlieue, Salatu Ibrahim jongle entre les deux terminaux bleus Moniepoint posĂ©s sur sa petite table en bois

Ses clients sont toujours pressĂ©s et veulent que leur retrait de cash ou leur transfert d’argent soit validĂ© sur l’écran d’une des machines Ă  carte de dĂ©bit qu’elle utilise pour fidĂ©liser sa clientĂšle. « Nous n’étions que trois agents Ă  faire des transactions financiĂšres dans ce coin, il y a un peu plus d’un an, raconte Salatu DĂ©sormais, j’ai de nombreux concurrents Ma voisine d’en face travaille avec le boĂźtier Ă©lectronique d’OPay. Une autre, Ă  cinq mĂštres, fait du Moniepoint comme moi, mais a aussi un terminal mauve PalmPay. »

Au Nigeria, ces terminaux colorĂ©s reliĂ©s Ă  des applications ont dĂ©ferlĂ© en moins de dix ans sur le marchĂ© des transactions financiĂšres des particuliers et des entreprises. Les paiements sont instantanĂ©s et vĂ©rifiables sur tout Ă©cran, avec un taux d’échec moyen infĂ©rieur Ă  celui des virements bancaires traditionnels Et surtout une accessibilitĂ© permettant l’ouverture d’un compte via un tĂ©lĂ©phone, ainsi que l’obtention rapide d’une carte de crĂ©dit Si la Banque centrale du Nigeria (CBN) tance rĂ©guliĂšrement tel ou tel opĂ©rateur de ce secteur Ă  la fois concurrentiel et imaginatif, elle reconnaĂźt aussi le rĂŽle clĂ© qu’ont jouĂ© ces jeunes

entreprises du numĂ©rique lors de la crise du Covid-19 bien sĂ»r, et surtout celle de la fin 2022 jusqu’au premier trimestre 2023, alors que le pays n’avait pas assez de nouveaux billets en service pour satisfaire la demande. Mais si les fintechs nigĂ©rianes ont rĂ©volutionnĂ© ces quinze derniĂšres annĂ©es les pratiques bancaires au sein du pays et du continent, elles ont aussi rĂ©intĂ©grĂ© dans le systĂšme tout un monde habituellement invisible : le secteur informel Avec 37 % et 20 % des parts du marchĂ© des transactions financiĂšres gĂ©nĂ©rĂ©es, les nigĂ©rianes OPay et Moniepoint sont les leaders des POS (points of sale), les points de retrait, de dĂ©pĂŽt et de transfert. La sociĂ©tĂ© PayCom a Ă©tĂ© crĂ©Ă©e Ă  Lagos par le Chinois Zhou Yahui, soutenue par SoftBank Vision Fund et Sequoia Capital China. Sous l’appellation PayCom Nigeria, OPay s’impose rapidement comme l’application fintech la plus tĂ©lĂ©chargĂ©e dans le pays. Son secret : combiner plusieurs services En se diversifiant avec OFood, ORide, OCar, OBus et OKash, OPay jette les fondations de sa croissance exponentielle. OPay garde le sourire malgrĂ© l’interdiction des okada – ces taxis-motos sans signe distinctif – dans l’État de Lagos, notamment pour des raisons de sĂ©curitĂ©, qui met un terme au service ORide. Car en parallĂšle, ses services monĂ©taires et de paiements mobiles continuent de prospĂ©rer La CBN lui accorde une licence bancaire. La stratĂ©gie

Elles ont révolutionné les pratiquesbancaires, ici et bien au -delà des frontiÚres.

de la start-up fonctionne : son application multiser vice permet d’aimanter les clients sur une plateforme unique, en proposant une solution de paiement Ă  des utilisateurs non bancarisĂ©s ou sous-bancarisĂ©s, qui peuvent envoyer et recevoir de l’argent facilement, et payer des factures par l’intermĂ©diaire d’un vaste rĂ©seau d’agents OPay revendique Ă  ce jour 35 millions de clients individuels. En plaçant le secteur informel au cƓur de sa stratĂ©gie de dĂ©veloppement, Moniepoint a une trajectoire similaire Ă  celle de sa rivale OPay. Mais le chemin parcouru est bien diffĂ©rent. « Aucune autre entreprise de technologie financiĂšre n’a passĂ© comme nous quatre ans Ă  comprendre comment le secteur bancaire fonctionne de maniĂšre pratique, et pas seulement thĂ©orique, estime Edidiong Uwemakpan, vice-prĂ©sidente de Moniepoint. Et lorsqu’on a dĂ©cidĂ© de se lancer, on Ă©tait mieux prĂ©parĂ©s que quiconque. » L’aventure Moniepoint dĂ©marre sous le nom de Team Apt en 2015 Aux manettes, six dĂ©veloppeurs basĂ©s Ă  Lagos. Sous le leadership de Tosin Eniolorunda et de Felix Ike, tous deux issus d’Interswitch, la premiĂšre licorne africaine lancĂ©e en 2002 Le duo contribue alors Ă  la crĂ©ation d’un systĂšme numĂ©rique permettant d’interconnecter les banques au Nigeria. Quatre autres dĂ©veloppeurs rejoignent Team Apt. En conjuguant les expĂ©riences de chacun, la start-up accouche de deux produits : le terminal de paiement Moniepoint et les comptes virtuels Monify. Une combinaison rĂ©volutionnaire en 2018, alors que la majoritĂ© des banques nigĂ©rianes valident encore manuellement la plupart de leurs transactions. Team Apt devient Moniepoint en janvier 2023 « Nous opĂ©rons sous licence de banque de microfinance, avec la souplesse et l’agilitĂ© d’une banque numĂ©rique, justifie Edidiong Uwemakpan tout sourire. Nous essayons d’atteindre le niveau de crĂ©dibilitĂ© dont jouissent les banques traditionnelles » Des millions de PME, notamment issues de l’économie informelle, mais aussi des grandes entreprises, s’enregistrent alors sur les plateformes proposĂ©es par Moniepoint,

attirĂ©es par les possibilitĂ©s de prĂȘts. En 2024, la start-up affiche la santĂ© d’une grande entreprise. Elle dĂ©clare un volume de 800 millions de transactions mensuelles. Et, toujours selon Moniepoint, sur ses machines, transiteraient 17 milliards de dollars par mois, dissĂ©minĂ©s dans chaque recoin du pays. Deux autres fintechs se disputent la troisiĂšme marche du podium des services digitaux de paiements au Nigeria : PalmPay et Kuda Bank, au coude Ă  coude pour devenir la prochaine licorne. Mais elles sont encore loin de la sociĂ©tĂ© Flutterwave, cofondĂ©e et dirigĂ©e par Olugbenga Agboola. Avec une valeur estimĂ©e en 2024 Ă  3 milliards de dollars, cette start-up fintech devenue multinationale continue d’attirer les investisseurs. Elle cĂŽtoie et Ă©change avec des mastodontes tels que Visa et Mastercard. En s’appuyant sur une API (Application Programming Interface), Flutterwave est capable de traiter toute forme de paiement. Sans aucune incompatibilitĂ© de systĂšmes ou de services financiers. TestĂ©e et validĂ©e d’abord par des commerçants en Afrique, puis par ceux des marchĂ©s Ă©mergents, cette solution de paiement en ligne compterait pour clients Facebook, Uber ou encore Jumia. Et si Flutterwave a installĂ© son siĂšge Ă  San Francisco, aux États-Unis, son cƓur bat toujours depuis ses bureaux de Lagos. Au Nigeria. ■

Le bo Ăźtie r bleu de Mo ni ep oint est re connai ssab le entre mi ll e.

Afrobeats et star-system

Plus qu’unstyle musical, c’estunvĂ©ritable phĂ©nom Ăšne de sociĂ©tĂ©por tĂ© pardes tĂȘtesd e file ultrapopulaires. par Okechukwu Uwaezuoke

Cegenre musicalvibrant estnĂ©auNigeria, mais adĂ©finitivement conquis le monde. CaractĂ©risĂ©par un ry thme dy namique, fusion de musiquetraditionnelleyoruba, de jazz, de fuji et de funk,l’afrobeats estdevenuunphĂ©nomĂšne viral. Àl’avant-garde de ce mouvement, se trouvent certainsdes musiciensnigĂ©riansles plus emblĂ©matiques

Ainsi, Wizkid et Davido se sont faitspionniers et l’ont prĂ©sentĂ© au mondeĂ travers des featurings avecDrake, BeyoncĂ©ouChris Brown. Pendantcetemps,Burna Boya Ă©tĂ©une indĂ©niable forcemotrice pour la reconnaissancedu genre. Sesalbums Twice As Tall et Af ricanGiant luiont valu unereconnaissance internationale et permisdecollaborer avec desartistescomme Justin Bieber ou SamSmith

Et la nouvelle vaguede talentsqui dĂ©ferle, parmi lesquels se distinguent notammentRema,AyraStarr ou Asake, pousselegenre vers de nouveaux sommets. Le premieralbum de Rema, Rave &Roses,etson EP Ravage, reprenant desĂ©lĂ©mentsdetrapetdemusique Ă©lectronique, tĂ©moignent de sonespritinnovant. La voix soul d’Ay ra Starr l’arendueincontournable,tandisque lemĂ©lange unique d’afrobeatsetdef ujid’A sake asucaptiverles foules

L’intĂ©rĂȘtinternational suscitĂ©par l’afrobeats s’explique parune fusion unique de sons traditionnels et modernes,ref lĂ©tant le richepatrimoineculturel nigĂ©rian.Les icĂŽnes inspirentdejeunesartistesetassoient la puissancemusicaledupays–symbole de la fiertĂ© et de l’identitĂ© africaines.Portraits de troissuperstars de l’afrobeats: BurnaBoy,Rema et Ay ra Starr.

BURNABOY L’ICÔNE

MÉLA NGEZ l’esprit rebelledeFelaKuti, lesv ibrationssoul de BobMarley, le feulyriquedeKendrickLamar,etvous obtenezBurna Boy, la starnigĂ©riane quifaitdes ravages surlascĂšne musicale mondiale !GrĂące Ă unson unique teintĂ© d’afrobeats, de hip-hop, de reggae et de R’n’B, cette icĂŽneinternationaleaentamĂ©une ascensionirrĂ©versible. NĂ© en 1991 Ă PortHarcourt, au Nigeria, Damini EbunoluwaOgulu granditdansune famillede musiciens, auxcĂŽtĂ©sd’unpĂšre manageretd’une mĂšre choriste.IlcommenceĂ faire de la musiquedĂšs l’ñge de dixans,inf luencĂ© parles sons traditionnelsnigĂ©rians, le hip-hop amĂ©ricainetlereggaejamaĂŻcain

Sonpremier single,« Like to Part y» (2013),aallumĂ© l’étincelle, suiv ideson premieralbum, LIFE (2013), quia consolidĂ©sabasedefansnigĂ©rians.En2017, BurnaBoy signeavecAtlanticRecords et Warner MusicGroup,etles albums Outside (2018) et Af ricanGiant (2019) mettent en valeur songĂ©nie musical, luivalantleBET du Meilleur artisteinternational –prixamĂ©ricain crĂ©Ă© en 2001 parle rĂ©seauBlack Entertainment Television –etune nomination auxGrammypourlemeilleuralbum de musiquedumonde

Ce n’étaitque le dĂ©but: Twice As Tall (2020) remportele Grammy du Meilleuralbum de musiquedumonde en 2021. Love,Damini (2022) fait sonentrĂ©e dans le classement Billboard200,battant desrecords pour lesartistesnigĂ©rians.

Avec un sonafro-fusion trĂšs Ă part, BurnaBoy continue de brĂ»ler lespistes. Un parcours enflammĂ©loind’ĂȘtreterminĂ©!

REMA L’ÉTOILE MONTANTE

ALORS QUE LE RIDE AU se fermait sur sa tournĂ©e Ă  Auck land et Wellington, l’écho de ses hy mnes afrobeats rĂ©sonnait encore, laissant une marque indĂ©lĂ©bile dans le cƓur des fans nĂ©o-zĂ©landais.

NĂ© Divine Ikubor le 1er mai 2000 Ă  Benin City, au Nigeria, Rema s’est dĂ©couvert une passion pour la musique alors qu’il Ă©tait lycĂ©en. Il ne savait pas que le mĂ©lange unique d’afrobeats, de hiphop et de R’n’B qui caractĂ©rise ses morceaux allait bientĂŽt captiver les foules du monde entier

En 2019, Rema sort « Dumebi », un premier single qui a causĂ© une onde de choc sur la scĂšne musicale locale Mais c’est « Calm Down », en 2022, qui le propulse vers la cĂ©lĂ©britĂ©, avec un remix accompagnĂ© de Selena Gomez qui a atteint la troisiĂšme place du classement Billboard Hot 100. Rave & Roses, son premier album, a assis sa position de puissance musicale mondiale, atteignant la 81e place du classement Billboard 200.

L’ancien prĂ©sident amĂ©ricain Barack Obama a inclus la chanson « Yayo » dans sa playlist d’étĂ© 2024, aux cĂŽtĂ©s d’autres artistes talentueux, tels que Tems et Tyla, tĂ©moignant ainsi de la portĂ©e internationale de sa musique.

VĂ©ritable Ă©toile montante de l’afrobeats, il peut se targuer d’ĂȘtre l’auteur du premier album africain Ă  avoir dĂ©passĂ© les deux milliards de stream s sur Spotif y. Son st yle musical, mĂȘlant rythmes traditionnels nigĂ©rians et sonoritĂ©s modernes, inspire une nouvelle gĂ©nĂ©ration d’artistes.

Également connu pour son engagement envers la justice sociale, il a Ă©tĂ© un fervent soutien du mouvement #EndSA RS, qui lutte contre la violence policiĂšre au Nigeria.

Les critiques vantent son talent et son inf luence : Rolling Stone le dĂ©crit comme « un emblĂšme de la montĂ©e en puissance de l’afrobeats Ă  l’échelle mondiale ». The Guardian Nigeria souligne la « dominance de la musique nigĂ©riane sur la scĂšne internationale ». Et ses fans attendent aujourd’hui la suite avec impatience

AYRA STARR LA NOUVELLE REINE

AV EC UNE VOIX semblable Ă  celle d’un rossignol et une incroyable prestance scĂ©nique, la nouvelle sensation nigĂ©riane de 22 ans a explosĂ© sur la scĂšne musicale mondiale, laissant derriĂšre elle une traĂźnĂ©e de records et de fans sous son charme Oy inkansola Sarah Aderibigbe est nĂ©e Ă  Cotonou, au BĂ©nin, en 2002, mais a grandi au Nigeria. Benjamine d’une famille de cinq enfants, elle a commencĂ© Ă  chanter dans le chƓur de son Ă©glise, oĂč elle a dĂ©veloppĂ© une grande passion pour la musique. Cette talentueuse chanteuse et autrice-compositrice a, en effet, connu un succĂšs fulgurant et est aujourd’hui considĂ©rĂ©e comme une pure artiste du cru.

Son ascension vers la célébrité a été rapide. Son premier EP Away et le single éponyme, sortis en 2021, ont dominé le classement TurnTable Top 50 du Nigeria pendant deux semaines consécutives Son premier album 19 & Dangerou s, également sorti en 2021, a reçu des éloges de la critique et a généré deux tubes dans le Top 40 du pays

Ay ra Starr est aussi une grande passionnĂ©e de mode et a collaborĂ© avec des marques telles que Nike et Adidas. DĂ©fenseuse des droits des femmes et des jeunes, elle a travaillĂ© avec des organisations caritatives pour soutenir l’éducation et la santĂ© dans les communautĂ©s dĂ©favorisĂ©es.

Son single « Bloody Samaritan » est le premier titre solo féminin à atteindre la premiÚre place du classement

Top 50. Et quand on lui demande son secret pour ĂȘtre aussi douĂ©e, Ay ra rĂ©pond simplement : « C’est le feu qui brĂ»le en moi
 et un peu de magie bĂ©ninoise ! »

Mais c’est « Rush », sorti en 2021, qui la propulse vers la gloire internationale. La chanson a atteint la 24e place des charts au Royaume-Uni et a dĂ©crochĂ© une nomination aux Grammy Awards pour la Meilleure prestation musicale africaine. En 2024, elle sort son deuxiĂšme album, The Year I Turned 21, consolidant ainsi sa position de PremiĂšre dame de l’afrobeats. Ay ra Starr a reçu de nombreux prix et distinctions, notamment le titre de Meilleure artiste fĂ©minine aux Headies Award 2023, un concours de musique crĂ©Ă© en 2006 par le Hiphop World Maga zine pour rĂ©compenser les acteurs de l’industrie musicale locale, et s’est retrouvĂ©e numĂ©ro trois du classement Next Big Sound de Billboard en 2021. DĂšs le dĂ©but de sa carriĂšre, son succĂšs brise le plafond de verre pour les artistes fĂ©minines, dans l’afrobeats et au-delĂ . ■

BIENNALE DAK’ART 2024 L’AFRIQUE EN ÉVEIL COLLECTIF

Pour cette 15e Ă©dition, de l’ancien palais de Justice aux pavillons

et au parcours of f, les artistes se saisissent des grands enjeux de notre temps, entre climat, identitĂ© et mĂ©moire postcoloniale, pour un continent qui se parle en n Ă  lui-mĂȘme, sans compromis.

par Sh ir an Be n Ab de rr az ak

L’im me nse ta pi sser ie de Ma nel Ndoye, Po rtĂ©e cu lturel le, ex posĂ©e au cƓur du pavil lo n ce nt ra l sĂ© nĂ©gala is a re çu le Prix du mai re de la

En ce dĂ©but de mois de novembre, la capitale sĂ©nĂ©galaise a Ă©tĂ© l’un des Ă©picentres culturels mondiaux avec l’ouverture de la quinziĂšme Ă©dition de Dak’Art, Biennale de l’art contemporain africain Depuis sa crĂ©ation en 1992, elle s’est imposĂ©e comme une institution phare qui attire tous les regards dans le monde de l’art. L’édition de 2024 a Ă©tĂ© difficile Ă  rĂ©aliser compte tenu de la transition politique Ă  laquelle le pays fait face. Son report de six mois, en mai, a eu l’effet d’un coup de massue, et certains acteurs craignaient de la voir tout bonnement annulĂ©e. Pourtant, Ă  la veille des Ă©lections lĂ©gislatives du 17 novembre, dans la chaleur intense post-saison des pluies, Dak’Art s’ouvrait bel et bien. Et elle a offert aux amateurs et professionnels de l’art du SĂ©nĂ©gal, du continent et du reste du monde une programmation ambitieuse, riche et foisonnante. Sous le thĂšme de l’éveil, « The Wake », Salimata Diop, sa directrice artistique, l’a construite comme on compose un roman ou une sy mphonie. « Parce que nos arbres, notre monde, notre sociĂ©tĂ©, notre jeunesse brĂ»lent », il s’agit de se laisser Ă©veiller par les artistes, de suiv re leur sillage.

Une ouverture engagée

Le 7 novembre au matin, dans le Grand ThĂ©Ăątre national, la cĂ©rĂ©monie d’ouverture donne le ton : un parterre d’invitĂ©s prestigieux venus du monde entier assiste Ă  la remise des prix qui rĂ©compensent six des 58 ar tistes de la sĂ©lection officielle, entrecoupĂ©e d’intermĂšdes de musique live ravissant un public qui manifeste sa joie d’ĂȘtre prĂ©sent. Le Grand Prix prĂ©sidentiel LĂ©opold SĂ©dar Senghor est remis par le prĂ©sident de la RĂ©publique, Monsieur Bassirou Diomaye Faye, Ă  l’ar tiste martiniquaise AgnĂšs BrĂ©zĂ©phin pour son Ɠuv re Au fil de soi(e) L’occasion pour lui de dĂ©livrer un discours fort, qui trace les contours d’une politique culturelle ambitieuse et en prise avec les enjeux contemporains : la prĂ©ser vation et la valorisation du

patrimoine culturel, l’économie de la culture, le numĂ©rique et le renforcement de la dĂ©centralisation culturelle Un discours qui déçoit certains des ar tistes plasticiens prĂ©sents, murmurant qu’ils auraient aimĂ© entendre un engagement prĂ©sidentiel plus ferme sur l’avenir de la Biennale ou des promesses d’investissement dans le secteur des ar ts visuels. NĂ©anmoins, le programme Ă©noncĂ© est ambitieux, et les dossiers et chantiers semblent maĂźtrisĂ©s. Leur avancĂ©e pourrait renforcer sensiblement l’économie crĂ©ative du SĂ©nĂ©gal et donner au pays une place de tĂȘte de file rĂ©gionale sur ces questions importantes de dĂ©veloppement Ă©conomique, social et territorial – en Ă©cho aux thĂšmes de la Biennale.

La visite inaugurale des pavillons nationaux se tient Ă  la suite de la cĂ©rĂ©monie d’ouverture, au musĂ©e des Civilisations noires. À peine quelques centaines de mĂštres Ă  parcourir pĂ©niblement sous un soleil accablant
 L’impressionnante bĂątisse, monumentale et ultramoderne, accueille dans une fraĂźcheur climatisĂ©e les pavillons sĂ©nĂ©galais, cap-verdien et amĂ©ricain. Une fois dans le pavillon sĂ©nĂ©galais, l’Ɠil est tout de suite attirĂ© par une gigantesque tapisserie colorĂ©e de cinq mĂštres : l’Ɠuv re de Manel Ndoye, intitulĂ©e PortĂ©e cult urelle, illustre une scĂšne liĂ©e aux traditions de la pĂȘche de la tribu des LĂ©bous, et a obtenu plus tĂŽt le Prix du maire de la ville. Cette Ɠuvre est en dialogue avec celle d’Alioune Diagne, ancien Ă©lĂšve de Manel Ndoye aujourd’hui chez Templon, qui prĂ©sente sous le format d’une peinture hiĂ©roglyphique une autre scĂšne de pĂȘche. Le sujet pourrait sembler anodin ou pittoresque si l’on ignorait les ravages Ă©conomiques, Ă©cologiques et sociaux que la pĂȘche industrielle provoque sur le littoral sĂ©nĂ©galais. Un rappel qu’une scĂšne innocente peut en dire beaucoup. L’attrait est fort de la part des visiteurs, qui virevoltent d’une Ɠuvre Ă  l’autre et se photographient avec les ar tistes prĂ©sents ou devant leurs Ɠuvres

À ga uche Ma dam e Kh ady Di ùn e Gaye, mi nis tre de la Jeun esse, de s Sp or ts et de la Cu ltu re. À droi te, Sa lim ata Di op, di re ct ric e ar ti stique de D ak ’A rt
Dialogu es, d’Ouma r Ba ll, instal lĂ© e dans le pat io ce ntra l du pa lais de Ju stic e.

Un off foisonnant

Pendant la Biennale, la ville de Dakar vibre au diapason de l’ar t. En effet, plus de 450 manifestations ar tistiques ont Ă©tĂ© recensĂ©es dans le cadre du of f. La ville Ă©tait donc parcourue d’amateurs d’ar t d’ici et d’ailleurs, qui allaient d’une exposition Ă  un talk et s’échangeaient les bons plans. Des galeries et des projets ar tistiques d’autres pays ont aussi posĂ© leurs valises dans ce temps of f pour participer Ă  l’effervescence ar tistique C’est le cas de la galerie Christophe Person (Paris), qui a pris possession du Jardin tropical, au nord, pour y faire une proposition sur le thĂšme de la ville, oĂč l’on pouvait retrouver des Ɠuvres des ar tistes sĂ©nĂ©galais Mamady Seydi et Fally Sene Sow ou encore Nyaba LĂ©on Ouedraogo (artiste burk inabĂš ayant aussi participĂ© Ă  l’exposition internationale du in).

C’est le cas aussi de l’exposition intimiste « Animal Kingdom », montĂ©e dans la maison d’hĂŽte Casa Mara. Celle-ci explore la nature humaine et les dy namiques sociales Ă  travers des Ɠuvres du Tunisien Slimen El Kamel, sensible coloriste (prĂ©sent dans le in), du trĂšs cinĂ©matographique congolais nĂ© aux USA Bayunga Kialeuka, et du camerounais Franck Kemkeng Noah, qui se joue des codes de l’histoire de l’ar t pour interroger la place de l’Af rique dans le milieu. Cette exposition est montĂ©e par le Kloser Ar t Projects, un programme nomade dĂ©diĂ© Ă  l’ar t contemporain d’avant-garde, mettant en avant des ar tistes af ricains et de la diaspora, fondĂ© en 2018 par Klaus Pas, commissaire et collectionneur.

Pour ajouter à la dy namique et continuer de faire perdre le nord aux amateurs d’ar t perdus dans cette prof usion

Ab doulaye

Ko natĂ© pose deva nt so n Ɠu vre in Ă©d ite

Ho mm age aux chas seu rs du Ma nd é #4, présenté e lo rs de la Bi enn ale p ar la O H Gal le ry

d’expositions, cette annĂ©e, la 13e Ă©dition du « Partcours », qui regroupe 33 espaces, est organisĂ©e en sy nergie avec le of f C’est dans ce cadre que OH Galler y – qui, par ailleurs, reprĂ©sente Oumar Ball, prĂ©sent dans le in – propose une Ɠuvre inĂ©dite d’Abdoulaye KonatĂ©, qui poursuit le travail entamĂ© il y a prĂšs de trente ans sur les chasseurs du MandĂ©. Cet hommage, dans le contexte de la Biennale, illustre la façon dont les traditions anciennes rĂ©apparaissent et se transforment face aux dĂ©fis actuels, et tĂ©moigne de la place

que trouvent les valeurs, les pratiques ancestrales et leur signification dans un contexte de crise moderne. Il faut aussi aller visiter la galerie Selebe Yoon : proposant trois expositions dans un espace incroyable, elle sert Ă©galement de rĂ©sidence, Ă  la fois pour les ar tistes et pour la recherche et la curation. Des fenĂȘtres de la galerie, une trĂšs belle lumiĂšre rase les toits jaunes de la ville sous les piaillements des oiseaux qui passent et repassent, omniprĂ©sents L’une des expositions prĂ©sentĂ©es Ă©tait celle du SĂ©nĂ©galais

ArĂ©bĂ©nor BassĂ©ne, Ă©galement prĂ©sent dans le in de la Biennale. Et puis, Laurence MarĂ©chal, figure historique de la ville de Dakar, grande voyageuse et collectionneuse, femme de culture, a ouvert les portes de son petit paradis de verdure en plein cƓur du Plateau, Ă  une rue de la place de l’IndĂ©pendance, pour donner Ă  voir sa collection, ses meubles glanĂ©s çà et lĂ  sur le continent tout au long de ses aventures Elle propose Ă©galement des ateliers d’ar tistes qu’elle coordonne encore, les ateliers Nylanou.

Enfin, un lieu particulier propose l’exposition « Cartographie sensible », montĂ©e par le commissaire

Theo Petroni, oĂč l’on retrouve les Ɠuvres des ar tistes Kareoba, Deborah Metsch, Benjamin Monteil et Uda Niane. Il s’agit de la Maison Eiffage, espace inaugurĂ© en 2022 et qui a vocation, nous dit Maimouna DĂšme, responsable communication d’Eiffage SĂ©nĂ©gal, d’hĂ©berger la collection des Ɠuvres d’ar t du groupe, qui s’engage dans la promotion de la culture et des ar tistes sĂ©nĂ©galais depuis plus de vingt ans. Un Ă©crin pour montrer une belle sĂ©lection aux employĂ©s de la structure, mais Ă©galement au grand public

Dans le labyrinthe de

l’ancien palais de Justice

Le cƓur de la Biennale se trouve dans l’ancien palais de Justice de Dakar, au cap Manuel. L’édif ice emblĂ©matique coupe le souffle par sa stature et ses volumes. C’est dans ce laby rinthe br utaliste constr uit en 1957 par Daniel Badani et Pierre Roux-Dorlut que va se dĂ©ployer une proposition ar tistique puissante, oĂč l’esthĂ©tique se marie Ă  la politique et oĂč le conceptuel est incarnĂ© par des techniques et des langages plastiques forts et ancrĂ©s dans les traditions. Cinq expositions, une bibliothĂšque haptique, l’installation d’un grand tĂ©moin Il est possible de s’y perdre au sens propre comme au figurĂ© pendant des jours. Tout commence dans le pĂ©rist yle, ancienne salle des pas perdus aux 99 colonnes et au patio central empli d’arbres Il est occupĂ© par des installations monumentales saisissantes. Celle de l’ar tiste mauritanien Oumar Ball s’intitule Dialog ues et est une sculpture en assemblage de tĂŽles, fers et autres mĂ©taux, qui reprĂ©sente une hyĂšne aux prises avec trois vautours, dont l’un se tient sur un globe : mĂ©taphore puissante Ă  la rĂ©sonance politique forte en ces temps oĂč nous semblons encerclĂ©s partout de charognards.

Ensuite, visite de la bibliothĂšque haptique, l’un des espaces les plus Ă©tonnants du in Une grande salle emplie de vidĂ©os, d’objets du quotidien, d’élĂ©ments ar tisanaux venus des quatre coins du continent. Un espace Ă  explorer, mais oĂč l’on est aussi invitĂ© Ă  toucher, Ă©couter, expĂ©rimenter

« Ta ra na », ex po si ti on per son nelle d’ArĂ©b Ă©n or Bas sĂ©ne, prĂ©sentĂ© e par Se le be Yo on Ă  l’oc casion de cette 15 e Ă©d iti o n.

bi bl ioth Úqu e hapti qu e, « es pace ra dic al de m ém oire et de ré si

Ex posi ti on de s com missai re s invitĂ© s, « On s’ar rĂȘtera qu and la te rre ru gi ra ». Ic i, Ɠu vres de Cl Ă©o ph Ă©e R.F Moser et Beya Gill e Gacha.

LĂ©on Ouedraogo ? Les lettres Ă  la mer de la Tunisienne Faten Rouissi ? Le parcours floral tissĂ© et parf umĂ© de la Marocaine Ghizlane Sahli ? Tellement d’Ɠuvres dialoguant entre elles, exprimant des choses de ce monde qui nous entoure. Nous plongeant dans leur sillage
 Et pour tant, l’essentiel Ă  retenir ne rĂ©side peut-ĂȘtre pas dans les thĂ©matiques abordĂ©es, que l’on peut retrouver au grĂ© des diffĂ©rentes expositions et foires dans le monde. Non, l’essentiel est probablement le fait que, pour une fois, les ar tistes af ricains parlent de ces sujets, abordent ces thĂ©matiques, ensemble, entre eux, pour eux et pour nous. Sans se prĂ©occuper du regard de l’Occident et de son jugement sur ce qu’ils ont Ă  en dire Sans avoir Ă  adapter le discours, le propos, le concept, pour plaire Ă  cet Autre avec lequel il est de plus en plus complexe d’entretenir des rappor ts Ă©quilibrĂ©s, compte tenu des thĂšmes dont il est question. Le climat, ses dĂ©rĂšglements, l’identitĂ©, sa constitution, son dĂ©veloppement, la migration, la colonisation, ce non-dit, la post-colonisation, cette inachevĂ©e
 Tout cela est, dans cette Biennale, manifestĂ© et incarnĂ© par des Ɠuvres produites par des Af ricains du nord au sud, de l’est Ă  l’ouest.

Rupture et nouvelle définition

autrement. Salma Kossemtini, l’une des curatrices, membre de l’équipe d’Archive Ensemble – qui a conçu cette bibliothĂšque – nous explique que c’est un espace radical de mĂ©moire et de rĂ©sistance, oĂč la remĂ©moration se libĂšre des modes traditionnels pour explorer de nouvelles façons de toucher le savoir. Livres, tissus et objets divers y cohabitent pour inviter le visiteur Ă  se connecter, au-delĂ  du texte imprimĂ©, Ă  une mĂ©moire collective et sensorielle, cĂ©lĂ©brant ainsi une Af rique qui communie avec son histoire et ses rĂ©cits Les enfants Ă©taient au comble du bonheur dans cette salle oĂč ils Ă©taient enfin invitĂ©s Ă  interagir avec ce qu’ils percevaient.

De ces heures d’errance dans les mĂ©andres de l’ancien palais de Justice, que retenir ? La Chapelle aux mains coupĂ©es de la kĂ©nyane Wangechi Mutu, grand tĂ©moin de cette Ă©dition ? Les photos du Burk inabĂš Nyaba

Que ce soit l’exposition internationale et ses quatre chapitres, l’exposition des commissaires, le tour de force magistral en rappor t avec la question du design sur le continent, l’exposition des collectionneurs, l’Ɠuv re magistrale (Ă  la fois glaçante et transcendante) du grand tĂ©moin, l’ensemble des Ɠuvres offertes au regard, la proposition ar tistique et ses scĂ©nographies composĂ©es avec beaucoup de maĂźtrise, tout cet ensemble grandiose nous habite encore longtemps aprĂšs en ĂȘtre sorti. De trĂšs rares Ă©vĂ©nements ar tistiques sont capables de marquer une rupture. Rares sont ceux Ă©galement dont on peut dire qu’ils marquent une transition entre un avant et un aprĂšs. Cette Biennale en fait partie. Pour la simple raison qu’elle permet peut-ĂȘtre enfin de faire sortir l’ar t contemporain crĂ©Ă© sur le continent du ghetto de « l’ar t contemporain af ricain ». ■

La
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« Le s La me ll es », un p arcou rs floral im me rs if et sensori el p ro posé par la Maro ca i ne G hiz la ne Sa hl i.

L’a rtis te kĂ© nya ne Wa ng ech i Mu tu a par ti ci pĂ© Ă  cette Ă©d iti on en ta nt qu e gran d tĂ© moin avec son Ɠuvre magis trale, Un pa la is en mo rc eaux

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SOUKAÏNA OUFKIR

UNE VOIX LIBRE

L’artiste sort un premier album intime, bien dĂ©cidĂ©e Ă  tourner la page des blessures du passĂ©, Ă  s’émanciper, Ă  faire tomber les barriĂšres, Ă  s’exprimer pleinement. Une Ɠuvre Ă  la fois douce, sensible et puissante, le dĂ©but d’un nouveau chemin, d’une nouvelle vie. propos recueillis par So un do us s El Ka sr i

À60 ans, SoukaĂŻna Oufk ir signe et autoproduit un prem ier album si ng ulier, nĂ© d’une ex istence marquĂ©e par l’enfermement et d’un besoi n absolu de libertĂ©. La plus jeune fille du gĂ©nĂ©ral marocain Mohamed Oufk ir est emprisonnĂ©e Ă  9 ans avec sa mĂšre, ses frĂšres et sƓurs, ainsi que deux autres personnes sans lien avec leur famille, toutes victimes collatĂ©rales de la tentative de coup d’État de 1972 contre Hassan II. Pendant prĂšs de vingt ans, ils sont enfermĂ©s dans des conditions terribles, jusqu’à leur libĂ©ration en 1991 Aujourd’hui, elle choisit de relĂ©guer cette histoire au passĂ©. Elle estime avoir dĂ©jĂ  tout dit dans son livre, La Vie de vant moi, publiĂ© en 2008 chez Calmann-LĂ©vy DĂ©sormais, elle choisit de parler de musique, de prĂ©sent et d’espĂ©rance. C’est donc Ă  travers D’une vie, l’autre, sorti le 20 septembre dernier, qu’elle se raconte sans rancune ni revendication Chaque chanson est une dĂ©claration, une affirmation de la libertĂ© de penser, de ressentir et de dire. L’opus navigue entre blessures du passĂ© et aspiration Ă  savourer pleinement Ses textes

chantent l’amour, les rencontres et ce toi mystĂ©rieux, sy mbole d’une Ăąme sƓur Ă  l’esprit libre, comme elle.

Pour SoukaĂŻna, la musique est bien plus qu’un exutoire ; c’est un refuge, une deuxiĂšme respiration oĂč sa libertĂ© s’expr ime sa ns compromis. Sa voix, puissa nte et dĂ©sarmante, porte aussi une sagesse, une luciditĂ©. Avec cet album, elle ne cherche ni projecteurs, ni validation, ni pardon, ni excuses. C’est d’abord un cadeau qu’elle s’est fait Ă  elle-mĂȘme. Et pour ceux qui voudront l’écouter, ils y trouveront une femme qui, malg rĂ© tout, a choisi de rester debout, dĂ©terminĂ©e Ă  vivre pleinement.

AM : SoukaĂŻna, vous avez mis prĂšs de trente ans Ă  sortir cet album. Qu ’est-ce qui vous a finalement poussĂ©e Ă  le partager ?

SoukaĂŻna Oufkir : Quelques mois avant de fĂȘter mes 60 ans, je me suis demandĂ© quel cadeau je pouvais me faire Ă  moimĂȘme. Et je me suis dit : « Il faut que tu rĂ©alises ton album. »

Pendant des annĂ©es, ce n’était pas tant la production des titres qui prenait du temps, mais plutĂŽt l’espoir de convaincre un label ou une maison de disques de me signer. Donc j’étais dans cette attente-lĂ  En parallĂšle, je faisais de la scĂšne Mais en arrivant Ă  60 ans, j’ai compris que personne ne s’intĂ©resserait Ă  mon travail. Alors, j’ai dĂ©cidĂ© de le faire seule, en toute humilitĂ©, avec cette conscience qu’à la fin, on ne laisse derriĂšre soi qu’un souvenir que le temps estompera.

Vous ĂȘtes une jeune chanteuse de 60 ans.

Comment appréhendez-vous cette aventure ?

Avec apaisement. J’ai donnĂ© le meilleur de moi-mĂȘme.

Tous les artistes qui ont contribuĂ© Ă  ce projet sont ici remerciĂ©s chaleureusement J’ai accompli ce rĂȘve d’enfant, je vais en rĂ©aliser un autre, car j’ai besoin de rĂȘver. Soyons fous : la paix dans le monde, les droits des femmes, l’émancipation de l’homme. [Rires.]

Et concrùtement, comment voyez-vous l’avenir ?

Mon avenir est un prĂ©sent. Demain n’existe pas encore. Mes chansons vont vivre leur existence. Si elles sont Ă©coutĂ©es, apprĂ©ciĂ©es, partagĂ©es, merci la vie. Si elles ne le sont pas, merci aussi.

Dans vos paroles, on ressent une tension entre ombre et lumiĂšre, Ă©preuve et renaissance, comme dans « Entre- deux », oĂč vous Ă©crivez : « Les mĂȘmes murailles Ă©lĂšvent les mĂȘmes dĂ©rives. » Est- ce que cet album est pour vous une façon de dire « je suis lĂ  » ?

Une chanson n’est pas une dĂ©claration de prĂ©sence ou d’absence ; c’est avant tout une inspiration, une histoire que l’on raconte. Mes morceaux me permettent de dĂ©fendre des valeurs en lesquelles je crois. Par exemple, peu de personnes ont compris que celui que vous citez parle de polyamour. La sociĂ©tĂ© nous restreint et multiplie les interdictions, comme une morale qui dĂ©passe les limites de la morale. Je suis une telle amoureuse de la libertĂ© que j’observe son absence dans toute

« Une ch an son, c’est avant tout une in spir at ion, une hi st oi re que l’on racont e. Me s morc eaux me permet tent de dĂ©fend re de s va leu rs en le sq uelles je cr oi s. »

Imag e du c lip de « Si c'était ell e ».

chose. Je suis pour le respect de l’autre, je suis pour le respect de soi-mĂȘme, mais que l’on arrĂȘte de trouver des solutions par l’interdit ! Nous devrions plutĂŽt Ă©duquer.

Cet album vous a-t- il permis d’exprimer cela ?

Chacune des chansons parle d’un sujet qui me touche, mais sans prĂ©mĂ©ditation ; elles s’imposent Ă  moi en fonction de ce que j’ai vĂ©cu. Je ressens beaucoup de fr ustration par rapport Ă  la notion de libertĂ©. Mais ce n’est pas pour dĂ©noncer quoi que ce soit que j’ai enregistrĂ© cet album. La musique m’est vitale. C’est raconter une histoire en trois minutes et laisser chacun en faire ce qu’il veut. DĂšs qu’un morceau est en ligne, il ne m’appartient plus

Et vous a-t- il permis de dĂ©couvrir quelque chose sur vous -mĂȘme ?

Ce dont j’ai pris conscience depuis sa sortie, c’est de ma tĂ©nacitĂ©. Je n’ai jamais lĂąchĂ©, peu importent les obstacles. Comment Ă©crivez-vous ?

Quand l’inspiration vient. C’est comme une voix intĂ©rieure qui se manifeste sans prĂ©venir. Il y a des refrains que j’ai enregistrĂ©s dans le mĂ©tro, avec la chanson dĂ©jĂ  formĂ©e dans ma tĂȘte Une fois l’inspiration passĂ©e, il reste le travail : je fignole chaque mot, car je suis trĂšs attachĂ©e au texte, Ă  l’écriture.

Que représente ce toi, qui revient souvent dans vos chansons, comme « Il y a toi » ?

Ce sont ces Ăąmes sƓurs que la vie nous permet de croiser, des ĂȘtres avec qui l’on partage des fondamentaux, mĂȘme si l’on est diffĂ©rents Dans ce monde si fragile, il y a encore des gens qui ga rdent les pieds sur terre tout en regardant les Ă©toiles, sans se laisser emporter par la futilitĂ© ou la brutalitĂ©. Je l’ai dĂ©jĂ  dit, on n’est peut-ĂȘtre pas les plus forts, mais on est nombreux.

Dans « Vis », vous dites : « Le passĂ©, efface- le ; le futur, efface -le ; rien n’existe que le prĂ©sent. » Est- ce une urgence de vivre l’instant ?

C’est une forme de luciditĂ©. DĂšs lors que l’on comprend que le passĂ© est Ă  sa place et que le futur n’est pas encore lĂ , alors

chaque instant devient une vĂ©ritable urgence. Prendre le temps d’observer, de ressentir, d’ĂȘtre lĂ  avec gratitude
 En somme, il s’agit de vivre aussi intensĂ©ment que possible le moment prĂ©sent.

Dans « Si c’était elle », vous parlez d’une muse, d’une prĂ©sence idĂ©ale. Que reprĂ©sente-t- elle pour vous ?

C’est un idĂ©al d’amour. Comme une moitiĂ© Je ne dĂ©sespĂšre pas de finir ma vie avec quelqu’un qui respectera Ă  la fois mes forces et mes faiblesses, qui aimera ce corps qui s’écroule, mon Ăąme qui se bonif ie, mes dĂ©mons jugulĂ©s, ma vie, ses merveilles et son prix en Ă©tendard Quelqu’un qui ne rĂ©clame rien, afin de me laisser l’espace de tout lui donner. Et rĂ©ciproquement. Et pourtant, aimer est presque contradictoire avec ma quĂȘte de liberté  Ne sommes-nous pas tous faits d’ambivalences ?

L’amour serait ainsi au -dessus de la libertĂ© ?

« Mon cƓur est Ă  la fois ma ro ca in et fr ança is. Je n’ai mera is pa s que l’on me dema nde de choi si r. Une fois encore, c’est ma li bert Ă©. Et si un autr e pays deva it m’ac cuei lli r, mon cƓur sera it as sez gr and pour lu i au ssi. »

Quand il interv ient, c’est vrai qu’il l’emporte
 Vos textes Ă©voquent souvent la mĂ©moire et la rĂ©silience. Cet album vous aide-t- il Ă  apaiser la douleur du passĂ© ?

J’ai un passĂ© qui est ce qu’il est, et j’ai fait un travail sur moi pour passer de la colĂšre au pardon, et du pardon Ă  l’acceptation. Ce n’est pas pour guĂ©rir que je crĂ©e, mais en le faisant, je me rĂ©pare Ma douleur, aujourd’hui, est liĂ©e aux horreurs du monde. Alors, je fais ce que je peux pour dĂ©multiplier mon humanitĂ© et ma bienveillance, comme pour compenser la furie de notre temps.

Les chansons « Entre deux » et « L’Animal » expriment un dĂ©sir d’ailleurs, de sortir des limites. AprĂšs ces annĂ©es de reconstruction, quel est ce dĂ©sir d’ailleurs ?

S’il existait un endroit oĂč la libertĂ© correspond Ă  ma vision, j’y serais. Comme je ne le connais pas, j’élargis mes libertĂ©s lĂ  oĂč je suis Le temps qu’il me reste Ă  vivre est court, mais je garde espoir que les humains finiront par se tenir debout et penser par eux-mĂȘmes. Sur tous les sujets, mon premier rĂ©f lexe, c’est la libertĂ© : celle de penser, de conscience, d’exister pleinement. En tant que femme, c’est souvent plus difficile Ă  affirmer qu’en tant qu’homme, alors je mets deux fois plus d’énergie Ă  la faire respecter. Votre mĂšre semble ĂȘtre une prĂ©sence douce, mais puissante, dans votre vie. Qu ’est-ce qui reste de son influence ?

Son Ă©ducation – le plus beau cadeau qu’elle m’ait fait. C’est un passeport pour la vie. Parfois, j’ai l’impression qu’elle est lĂ  pour me rappeler ce qu’elle m’a transmis J’ai traversĂ© sept ans de deuil, oĂč j’ai manquĂ© de souf fle, d’air
 J’ai manquĂ© de tout, jusqu’au moment oĂč je l’ai portĂ©e en moi. D’ailleurs, la chanson « Un » en parle. Je la porte comme elle m’a portĂ©e pendant neuf mois. Je l’emmĂšne partout, elle vit tout avec moi, le bon comme le mauvais. Je l’aime. Elle est lĂ , au quotidien, et m’accompagne dans chaque choix.

Entre le Maroc et la France, oĂč vous avez vĂ©cu longtemps, oĂč balance votre cƓur ?

Mes racines sont marocaines Mon cƓur est Ă  la fois marocain et français. Je ne confonds jamais un pays avec son gouvernement. Quand je pense Ă  la France, je pense aux amis qui m’y ont accueillie, Ă  ce que j’y ai appris – la laĂŻcitĂ©, les droits et les devoirs. Depuis trois ans, je suis revenue au Maroc, et je savoure ce retour aux sources. J’habite Ă  Marrakech, une ville oĂč rĂšgnent une magie et une humanitĂ© dont j’ai besoin au quotidien. Mais je n’aimerais pas que l’on me demande de choisir. Une fois encore, c’est ma libertĂ©. Et si un autre pays devait m’accueillir, mon cƓur serait assez grand pour lui aussi. Maintenant que l’album est sorti, pensez-vous dĂ©jĂ  Ă  un second projet ou prĂ©fĂ©rez-vous savourer l’instant ?

L’envie est lĂ , c’est certain J’ai mĂȘme relancĂ© quelques ar rangeurs que je connais pour travailler sur une nouvelle idĂ©e – complĂštement diffĂ©rente. Mais pour l’instant, je prĂ©fĂšre ne pas en parler, car ce n’est pas encore concret. Je pensais que cet album marquerait la fin, le point final. Mais dix jours aprĂšs sa sortie, j’étais dĂ©jĂ  en train d’appeler les arrangeurs pour leur proposer de recommencer Donc oui, c’est reparti. ■ DR

Felwine Sarr

«

NOUS SOMMES DES ÊTRES DE L’INCOMPLÉTUDE »

L’écrivain sĂ©nĂ©galais, Ă©diteur, Ă©conomiste, et d’autres choses encore, livre un recueil de nouvelles Ă  mi-chemin entre ction et autobiographie. Des textes sur l’amour, les liens qui se tissent et se dĂ©tissent, et sur notre solitude fondamentale. Rien de dĂ©sespĂ©rant, bien au contraire
 propos recueillis par As tr id Kr ivi an re nc on tr e

Les humains sont-ils incapables d’aimer ? Avec son recueil de nouvelles au titre intrigant, Le bouddhisme est nĂ© Ă  Colobane, l’écrivain sĂ©nĂ©galais propose une variation mĂ©ditative sur le thĂšme de l’amour, des liens qui s’essou ff lent, s’épuisent, su r la quĂȘte d’absolu Ă  travers l’autre. Se livrant Ă  une introspection, ses person nages sont conf rontĂ©s Ă  l’érosion des sentiments, Ă  la perte, Ă  l’écueil d’une conception Ă©gotique de l’amour, au deuil, aux carcans sociĂ©taux, aux rendez-vous manquĂ©s. En tirant des enseignements, des rĂ©f lexions de leurs expĂ©riences, de leurs tourments existentiels, ils tentent de se libĂ©rer de leurs illusions, d’apprivoiser leur blessure, la solitude, de cheminer vers un amour plus apaisĂ©, bienveillant et altruiste. Un

apprentissage pour aussi accepter l’impermanence, la mĂ©tamorphose constante des choses, des af fects, des relations. Ry thmĂ©s par les musiques de Wasis Diop, Cheikh LĂŽ et des arpĂšges cristallins du regrettĂ© Toumani DiabatĂ©, ces textes lumineux et philosophiques puisent dans diverses spiritualitĂ©s pour nourrir son propos.

NĂ© en 1972 Ă  Niodior, au SĂ©nĂ©ga l, Felw ine Sa rr est romancier, essayiste, universitaire, musicien, cofondateur de la maison d’édition Jimsaan, ainsi que de l’évĂ©nement culturel Les Ateliers de la pensĂ©e Ă  Dakar. Professeur agrĂ©gĂ© d’économie, il enseigne actuellement les philosophies africaine et diasporique Ă  l’UniversitĂ© Duke de Durham, en Caroline du Nord, aux États-Unis Ses essais Af rotopia, plaidoyer pour l’autodĂ©termination de l’Afrique, ou Habiter le monde, qui invite Ă  renouveler notre relation avec la communautĂ© du vivant, sont devenus des ouvrages de rĂ©fĂ©rence.

AM : De quelle nĂ©cessitĂ© l’écriture de ce recueil de nouvelles est- elle nĂ©e ?

Felwine Sarr : C’est une rĂ©f lexion de longue haleine, j’ai Ă©crit ces textes au fil du temps. J’ai voulu explorer diffĂ©rents aspects sur le thĂšme du lien qui se dĂ©fait, et rĂ©flĂ©chir en creux sur nos idĂ©aux Ă  propos de l’amour. La rĂ©flex ion sur les questions spirituelles s’est invitĂ©e. C’est un sujet essentiel de la vie humaine. Souvent, dans notre littĂ©rature africaine, il y a trĂšs peu de place pour l’intime. Mon travail littĂ©raire creuse des questions existentielles et individuelles, des dimensions de la condition humaine, des tensions intimes. Les liens que nous articulons avec les autres sont fondamentaux. Avant d’ĂȘtre des ĂȘtres collectifs, on est d’abord des individus. Pourquoi le titre Le bouddhisme est nĂ© Ă  Colobane, en rĂ©fĂ©rence Ă  ce quartier de Dakar ?

C’est un dĂ©placement. Le bouddhisme est nĂ© en Inde, Ă  Bodhgaya, oĂč le Bouddha assis sous un arbre mĂ©dite et atteint l’illumination ; il comprend l’impermanence des phĂ©nomĂšnes, des choses – le samsara J’ai imaginĂ© que des gamins, assis sur un banc Ă  Colobane, ce quar tier trĂšs intense, trĂšs boui llonnant Ă  Dakar, observent la vie se faire, se dĂ©faire, les Ă©vĂ©nements naĂźt re, puis disparaĂźtre, cet Ă©coulement, ce flux, cette tran sfor mation incessante des choses Comme si, Ă  partir de ce lieu, ils accĂ©daient Ă  la sagesse, Ă  l’intelligence du monde. Les Ă©crivains recrĂ©ent les mythes, les dĂ©placent, ils font rĂ©cit, ils fabulent. Et puis, mon ami musicien Wasis Diop a grandi Ă  Colobane. Pour moi, il est un sage, je le compare Ă  un moine bouddhiste. C’était ma maniĂšre de lui faire un clin d’Ɠil, de mĂȘme qu’avec sa chanson « Let It Go » Ă©voquĂ©e dans le livre, et qui aborde cette facu ltĂ© Ă  la isser couler les choses L’un de mes personnages souhaite que son Ăąme soit vaste comme un estuaire, af in d’accueillir ce qui ar rive, ce qui s’en va, le mouvement. Il fait l’expĂ©rience d’une perte, il essaie de vivre son deuil ; ce chemin passe par l’acceptation que les choses viennent et passent. C’est plus facile Ă  dire, Ă  Ă©crire, qu’à expĂ©rimenter dans sa propre existence. La nouvelle « Elyne Road », du nom de ce morceau de Toumani DiabatĂ© qui accompagne le texte, raconte l’érosion de l’amour, du dĂ©sir.

l’autre ne la voit plus, ne la perçoit plus Elle n’est plus un don, elle devient un dĂ» Le temps peut Ă©roder une qualitĂ© de prĂ©sence. Ce qui m’intĂ©ressait ici, c’était de montrer que parfois, nul n’est responsable. Il n’y a pas de coupable Ă  dĂ©signer, cela fait partie de l’étiolement des choses, c’est une thermody namique. Peut-ĂȘtre devrions-nous penser Ă  la maniĂšre dont on octroie sa prĂ©sence C’est aussi une rĂ©f lexion sur ce qui s’épuise, s’essouff le, sur le sentiment qui se transforme. Cela fait Ă©cho Ă  la mĂ©tamorphose de toute chose. Nous cherchons de la permanence, de l’identique dans un sentiment qui bouge, affectĂ© par le passage du temps
 Est-ce raisonnable ? Je questionne ces prĂ©supposĂ©s, ces attentes, ces illusions Ă  l’aune de l’expĂ©rience du rĂ©el.

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE

◗ Le bouddhisme est nĂ© Ă  Colobane, Ă©ditions Philippe Rey /Jimsaan, 112 pages, 17 €, 2024.

◗ Les lieux qu’habitent mes rĂȘves, Gallimard, 2022.

◗ La Saveur des derniers mùtres, Philippe Rey, 2021.

L’habitude, le quotidien y mùnent-ils inexorablement ?

J’interroge la quot idien netĂ© du couple, en mobi lisa nt notamment cette idĂ©e rencontrĂ©e chez le philosophe François Jullien et l’écrivain Pascal Quignard : une prĂ©sence se dĂ©sactive lorsqu’elle est donnĂ©e de maniĂšre habituelle, routiniĂšre ;

Le texte « Teibashin » narre une relation amoureuse contrariĂ©e par une vision traditionnelle du mariage et illustre la tension entre la pression sociale, familiale et l’aspiration au bonheur, Ă  la libertĂ© de l’individu
 C’est une grande question. Les sociĂ©tĂ©s ont organisĂ© les cadres de la conjugalitĂ©, des foyers familiaux pour que des gens se marient, fassent des enfants, les Ă©duquent et participent Ă  la construction de la sociĂ©tĂ©. GĂ©nĂ©ralement, la fable que la sociĂ©tĂ© raconte, c’est que ce lieu a Ă©tĂ© conçu pour que les gens soient heureux. Mais celui-ci est surtout configurĂ© pour la reproduction sociale. Les individus sont pris en tension entre le dĂ©sir de stabilitĂ©, de permanence, et celui d’ĂȘtre profondĂ©ment eu x-mĂȘmes, heureu x. La conjugalitĂ© est-elle le lieu de l’épanouissement ? On peut imag iner des tentatives pour la rĂ©inventer. Qu’est-ce qu’un amour qui se dĂ©ploie sous la tutelle du rega rd social ? Da ns les histoi res de couples, gĂ©nĂ©ralement, un certain nombre de difficultĂ©s proviennent du groupe – lequel a configurĂ© ces formes, et enjoint les individus Ă  s’y pl ier. Une scĂ©nog raph ie est dĂ©jĂ  lĂ , et chacun doit y tenir un rĂŽle Ce sont des relations que le groupe autorise et norme. Bien souvent, les tensions dans un couple vien nent du fa it de devoir rĂ©pondre Ă  des injonctions concernant des questions intimes, d’une part, et nouvelles, d’autre part : un couple devrait pouvoir imaginer son propre modĂšle relationnel. Mais la sociĂ©tĂ© se pose en garante, elle surveille, el le sa nc tion ne Elle est coercitive C’est une thĂ©matique ancienne : comment faire du cadre conjugal un lieu Ă©panouis-

Ta ble ro nd e autou r de l’ou vrag e Peup le de l’ea u, d’Issa Da ma an Sa rr (a u centre) anim Ă©e par Fel w in e Sa rr (Ă  droi te) et Mo ham ed Mbouga r Sa rr (Ă  ga uc he).

sant ? Je ne suis pas sûr que la plupart des couples soient heureux dans cette forme-là.

Est- ce pour cette raison que votre narrateur dĂ©clare : l’amour n’est pas fort ? Car, parfois, il ne gagne pas face Ă  ces conventions sociales ?

Il y a cette idĂ©e-lĂ , en ef fet. Mais j’invite aussi Ă  rĂ©f lĂ©chir sur ce que l’on prĂ©tend appeler amour. Le texte Ă©voque cet amour profondĂ©ment Ă©gocentrĂ©, portĂ© sur la satisfaction de ses besoins, qui peut utiliser l’autre pour rĂ©pondre Ă  ses propres fins psychologiques. Cet amour n’est pas fort, car il est incapable d’altruisme. Tandis que l’amour avec un grand A est une quĂȘte infinie, vertigineuse et presque impossible pour nos petites humanitĂ©s. Nous sommes pris dans ces tensions. Les fictions que nous racontent les chansons populaires, les roma ns amoureux, est- ce vrai ment la rĂ©alitĂ©, le vĂ©ritable amour ? Nous devons le repenser.

L’amour est- il avant tout amour de soi, comme vous l’interrogez ?

C’est lĂ  oĂč le bouddhisme est intĂ©ressant : il a une conception bienveillante de l’amour, faite de compassion, d’élargissement de l’esprit, moins centrĂ©e sur l’ego, ouverte Ă  la pluralitĂ©, au souci du bien pour autrui. Év idemment, c’est fondamental de s’aimer, d’ĂȘtre prĂ©occupĂ© de son bien Ă  soi, mais on ne peut pas s’y limiter. Il y a peut-ĂȘtre un dĂ©placement Ă  opĂ©rer entre les besoins individuels et les besoins de la relation, en matiĂšre de gĂ©nĂ©rositĂ©, d’altruisme. C’est une tĂąche difficile, et je ne prĂ©tends pas donner des leçons C’est un espace Ă  interroger L’amour est- il une « fausse appellation d’une complexion Ă©gocentrĂ©e qui se raconte la belle histoire de l’élan vers l’autre », comme vous l’écrivez ? Souvent, on aime

« La solitude est une part essentielle de notre ex istence, apprenons Ă  vivre avec, renonçons Ă  l’illusion qu’autrui comblera nos besoins. »

avant tout l’image flatteuse que l’autre nous renvoie de nous- mĂȘmes ?

La question de l’ego est centrale, cette nĂ©cessitĂ© d’ĂȘtre un sujet individuel, de s’accomplir, de rĂ©pondre Ă  ses propres besoins. Et en mĂȘme temps, nous devons lutter contre l’obsession narcissique, l’image flatteuse, des questions complexes auxquelles la relation nous expose. Le lien Ă  autrui est aussi un chemin d’apprentissage sur soi ; il doit mener au progrĂšs spirituel. On apprend beaucoup Ă  travers le miroir que l’autre nous renvoie, y compris sur des dimensions inconnues de nousmĂȘmes, dont on n’a pas vraiment conscience. C’est l’occasion de les regarder et de faire un travail Ă  ce sujet. Doit-on comprendre qu ’aucune relation ne peut

combler le manque constitutif Ă  tout ĂȘtre humain ?

En effet. Depuis les my thes antiques court cette grande illusion : la rencontre avec l’autre nous comblerait. On serait incomplets Ainsi, on cherche l’ñme sƓur, on cherche sa moitiĂ©. Il y a aussi ce dĂ©sir de retourner dans le ventre de sa mĂšre, de retrouver l’union primordiale. Or, nous sommes des ĂȘtres de l’incomplĂ©tude Il faut l’appr ivoiser. La solitude est une part essentielle de notre existence, apprenons Ă  vivre avec, renonçons Ă  l’illusion qu’autrui comblera nos besoins. C’est un chemin vers une relation plus juste, plus saine. La bĂ©ance est constitutive de notre identitĂ©, aucune relation ne viendra la colmater. Il s’agit d’essayer d’apprendre Ă  faire la paix avec ça. L’amour finit- il toujours par manquer sa promesse ?

C’est toute la complexitĂ© du sentiment amoureux et des tensions qu’il rĂ©vĂšle : tout individu mĂšne une quĂȘte d’absolu, mais est-ce raisonnable de le chercher au sein d’une relation humaine ? C’est un exercice dĂ©licat de luciditĂ©, car il ne faut pas non plus verser dans le cy nisme, manquer Ă  la prĂ©sence de ce sentiment, prĂ©dire sa fin, ne pas le vivre pleinement Cela dĂ©pend aussi de quel ty pe d’amour il s’agit : si c’est l’amour avec un petit a, tournĂ© vers nos ego, alors il manquera sa promesse. Mais si l’ego est conscient de la qualitĂ© du lien Ă  autrui, avec bienveillance, qu’il accepte l’impermanence des choses, qu’il a fait la paix avec ses illusions, peut-ĂȘtre que l’amour peut tenir sa promesse.

Pourtant, l’amour est aussi « la forge d’oubli du rĂ©el », Ă©crivez-vous.

Oui, il sublime le rĂ©el, il transporte Pendant un temps, on habite ce lieu, on aime colorer le rĂ©el de la teinte de notre choix. Jusqu’à ce que ce rĂ©el nous rattrape. Tant que c’est une illusion consentie, dont on a conscience, il n’y a pas de problĂšme, on accepte de la vivre comme telle. Le problĂšme est de prendre cette illusion pour vĂ©ritĂ©, rĂ©alitĂ©. Qu ’est-ce que « vivre au -dessus de ses moyens existentiels », pour citer vos mots ?

Parfois, il arrive que l’autre nous comble, nous fournisse de l’énergie vitale Il devient alors notre ox ygĂšne – une idĂ©e trĂšs prĂ©sente dans les romans et les chansons. Mais c’est le comble de l’illusion. On vit alors au-dessus de ses moyens existentiels. Ce n’est pas un rappor t juste au monde et au x choses, car quand l’autre n’est plus lĂ , on croit que l’on ne peut plus vivre ni respirer. Or, on devrait pouvoir compter sur nous-mĂȘme pour l’élan de vie, et ne pas reporter cette responsabilitĂ© sur autrui.

Que reprĂ©sente la musique pour vous, au cƓur de ces textes ?

C’est l’une de mes pratiques artistiques. Et les musiciens font partie de mon espace spirituel, esthĂ©tique et mental. Je voulais rendre hommage Ă  ceux qui me sont chers – Wasis Diop, Toumani DiabatĂ©, Cheikh LĂŽ. La musique suggĂšre l’immatĂ©riel, l’ineffable, l’indicible, elle nimbe l’atmosphĂšre. J’ai voulu convoquer ces ambiances, ces trames, ces lieu x, ces

« La béance est constitutive de notre identité, aucune relation ne viendra la colmater.
Il s’agit d’essayer d’apprendre Ă  faire la paix avec ça. »

formes esthĂ©tiques et les enlacer. Les sentiments s’expriment diffĂ©remment Ă  travers la vibration, le texte musical. Elle a cette capacitĂ© Ă  nous faire passer « de l’autre cĂŽtĂ© de la rĂ©alitĂ© », dites-vous.

Les et hnomusicolog ues l’ont bien mont rĂ© : la premiĂšre forme de savoir n’est pas le texte Ă©crit, mais le texte musical. Les premiers hommes ont chantĂ© avant de parler, pour communiquer des messages importants (recherche de l’eau, prĂ©sence de prĂ©dateurs, etc.). La musique est un outil de savoir, de connaissance, un espace vibratoire qui communique une prĂ©sence Ă  travers l’onde Elle touche Ă  des Ă©tages profonds de l’ĂȘtre.

Pourquoi est- ce important pour vous de cultiver différentes spiritualités ?

J’ai eu la chance de grandir dans une famille musulmane, qui prĂŽnait une ouverture Ă  d’autres traditions spirituelles. J’ai Ă©tudiĂ© dans des Ă©coles privĂ©es catholiques. Le patrimoine spirituel de l’humanitĂ© est si riche ; on peut nourrir sa rĂ©flexion Ă  plusieurs sources sans avoir le sentiment de trahir sa tradition. On n’est mĂȘme pas obligĂ©s de s’identifier de maniĂšre absolue Ă  un vocable, une appellation. Lire les grands maĂźtres soufis ou bouddhistes, mĂ©diter sur les grands mystiques chrĂ©tiens ne peut ĂȘtre que bĂ©nĂ©fique dans cette quĂȘte.

De quelle maniĂšre votre enfance sur l’üle de Niodior, dans le Sine -Saloum, vous a-t- elle forgĂ© ?

On hĂ©rite des lieux que l’on habite et que l’on frĂ©quente. Ces gĂ©ographies physiques deviennent des gĂ©ographies mentales et spirituelles. J’ai eu la chance d’habiter un lieu d’une beautĂ© naturelle extraordinaire, fait d’eaux, de bras de mer, de bolongs [chenaux d’eau salĂ©e, ndlr], de palĂ©tuviers, de terre aussi. La prĂ©sence de ces Ă©lĂ©ments m’affecte et a sans doute Ă©veillĂ© mon dĂ©sir de voyager, de circuler

Comment sacraliser notre rapport au monde, aux autres, et ĂȘtre plus bienveillants ?

C’est l’un de nos grands dĂ©fis : nous devons qualifier au mieux ces liens que nous articulons avec la communautĂ© du vivant, sans laquelle nous ne pouvons vivre. On a Ă©tĂ© Ă©duquĂ©s Ă  devenir des extractivistes, des prĂ©dateurs, Ă  transformer toute chose en objet pour notre profit Év idemment, les besoins nĂ©cessaires de la vie doivent ĂȘtre comblĂ©s. Mais nos dĂ©fis Ă©cologiques, sociaux, culturels et politiques sont aussi liĂ©s Ă  cette rationalitĂ©. L’Afrique produit moins de gaz Ă  effet de serre que les autres, elle n’est pas trĂšs industrialisĂ©e, elle dĂ©vaste moins. Des cultures africaines traditionnelles rurales entretiennent un rapport de nĂ©gociation aux Ă©cologies premiĂšres, au biotope. Ces ressources existent dans nos sociĂ©tĂ©s, on doit les envisager, les prĂ©ser ver ; elles peuvent rĂ©pondre aux besoins Ă©conomiques tout en portant un soin Ă  l’environnement. Les deux peuvent aller de pair. Il y a ce grand rĂȘve d’industrialiser l’Afrique pour rattraper un soi-disant retard. Ainsi, dans de nombreux projets dits « de dĂ©veloppement », la question Ă©cologique n’est pa s cent ra le. Cer ta in s revendiquent mĂȘme le droit Ă  polluer plus pour accĂ©der aux bienfaits de la civilisation techno-industrielle. Je ne suis pas sĂ»r que ce soit le chemin du progrĂšs.

Comment gardez-vous l’équilibre dans ce monde violent ?

Nou s vivons de s te mp s cr Ă©puscu la ir es, ma is nous ne de vons pa s abdiquer. Notre tĂąche d’éc riva in est peut-ĂȘtre de trouver les mots qui font sens, qui apaisent et redonnent espoir

Nous devons refuser la nuit dĂ©finitive, et trouver les raisons qui maintiennent la lueu r. Êt re lucide est une tension douloureuse : c’est ne rien attendre du monde, mais aussi ref user l’obscur itĂ©. Comment redonner du sens aux choses, Ă  l’humanitĂ©, face Ă  tant de dĂ©vastation, comme ces 50 000 morts Ă  Gaza ? Je pense Ă  Camus : comment peut-on consentir Ă  l’absurde ? C’est une grande tĂąche. Devant un tel dĂ©ferlement, que peuvent les mots ? Ils sont dĂ©risoires, mais aussi essentiels.

importantes envers ce dernier, qui en est Ă  ses dĂ©buts ; il faut lui laisser le temps d’avoir une majoritĂ© Ă  l’AssemblĂ©e, d’avoir tous les leviers pour mener sa politique. Quels sont les enjeux de votre maison d’édition Jimsaan ?

Nous recevons beaucoup de demandes, on ne peut pas toutes les absorber La coĂ©dition avec Philippe Rey du roman de Moha med Mbouga r Sa rr La Plus SecrĂšte MĂ©moire de s hommes, couronnĂ© du prix Goncourt en 2021, a jetĂ© la lumiĂšre sur Jimsaan. Nous voulons rester une maison exigeante, qui consacre du temps aux textes, et ne pas croĂźtre trop vite. Nous publions des essais, liĂ©s Ă  l’histoire intellectuelle, politique et culturelle africaine, qui dialoguent aussi avec d’autres rĂ©gions du monde, comme l’AmĂ©rique latine. Mohamed Mbougar Sarr dirige notre collection de romans, faisant la part belle Ă  des voix singuliĂšres du continent et d’autres lieux.

Qu ’observez-vous auprùs des jeunes plumes que vous lisez ? Et quels conseils leur donneriez-vous ?

Le s je unes autr ic es et aute ur s s’éma ncipent des injonc tions fa ites Ă  ce que l’on appelle la littĂ©rature af ricaine. Ils embrassent des questions trĂšs diversifiĂ©es sur le monde actuel. Le seul conseil que je me permettrais de leur donner, c’est de rester fidĂšle Ă  l’exigence d’écriture, de travailler inlassablement son texte, son propos, de rĂ©Ă©cr ire, de se cu lt iver L’éc ritu re est un chem in de forge, qui grandit dans l’incessant ouvrage. Parfois, des mĂ©tĂ©orites comme Mohamed Mbougar Sarr font irruption et s’abattent sur la planĂšte littĂ©raire – il est un gĂ©nie, dotĂ© d’une maturitĂ© exceptionnelle. Mais le chemin classique de l’écriture est lent et patient. Des jeunes ont le dĂ©sir d’ĂȘtre cĂ©lĂšbres, d’avoir du succĂšs rapidement, de faire le buzz, et ne travaillent pas assez leur texte. Le succĂšs ne se commande pas. Il peut arriver, vous surprendre, mais c’est la passion de l’écriture qui est fondamentale. Vous enseignez aux États-Unis. Comment vivez-vous l’élection prĂ©sidentielle de Donald Trump ?

Comment observez-vous la vie politique sénégalaise, avec ce nouveau président Bassirou Diomaye Faye élu en mars 2024 ?

Nous sortons de trois annĂ©es extrĂȘmement difficiles. La dĂ©mocratie sĂ©nĂ©galaise a Ă©tĂ© profondĂ©ment remise en cause, chahutĂ©e. C’est une rĂ©volution dĂ©mocratique : avec l’aide de sa jeunesse, le pays a rĂ©ussi Ă  Ă©v iter l’instabilitĂ© en Ă©lisant dĂ©mocratiquement un prĂ©sident. Les attentes sont lĂ©gitimes,

C’est comme un mauvais remake. Une grande inquiĂ©tude est palpable dans le pays chez ceux qui ont votĂ© pour les dĂ©mocrates. La dĂ©mocratie fait face Ă  de grands dĂ©fis, car elle ouvre la voie aussi Ă  des populismes, des extrĂ©mismes. Une grande rĂ©f lexion est Ă  mener Ă  ce sujet : comment peut-elle promouvoir une personnalitĂ© comme Trump, en dĂ©pit de ses propos xĂ©nophobes, racistes, sexistes, complotistes, Ă  l’opposĂ© de l’humanisme et des valeurs de progrĂšs ? ■

L’a uteu r sign e so n derni er ou vrag e lor s de la re ntrĂ© e lit tĂ© ra ire de s Ă©d iti on s Jim sa an, le 8 ma i 2024 , Ă  Da ka r.

inte rv iew

Kiyémis

« L’art de la joie »

Poétesse, essayiste, animatrice, et désormais autrice.

Un premier roman oĂč sa prose sublime le courage fĂ©minin de s’af rmer, d’aller Ă  l’encontre de l’ordre Ă©tabli. À la gure ctionnelle d’Andoun se superpose celle de sa grand-mĂšre, Ă  qui elle rend hommage dans un texte Ă©mancipateur et plein d’espoir.

propos recueillis par As tri d Kr iv ia n

Elle a composĂ© son nom d’éc riva ine Ă  pa rt ir des patronymes de sa mĂšre et de sa grand-mĂšre : pour KiyĂ©mis, l’import ance de la lignĂ©e – not amment fĂ©minine – est une Ă©vidence. PoĂ©tesse, essayiste et romanciĂšre française d’origine camerounaise, nĂ©e Ă  Paris en 1992, elle a grandi en rĂ©gion parisienne. AprĂšs des Ă©tudes d’histoire, cette militante afrofĂ©ministe signe un recueil de poĂšmes, À nos humanitĂ©s rĂ©voltĂ©es (MĂ©tagraphes, 2018), ainsi que des textes dans la presse et sur son blog, « Les Bavardages de KiyĂ©mis ». Son essai, Je suis votre pire cauchemar ! (Albin Michel, 2022), tente de dĂ©construire les normes de beautĂ© pour aller vers l’acceptation de tous les corps. PrĂ©sentatrice de l’émission en ligne « Rends la joie » sur Mediapart, elle participe Ă  des confĂ©rences en France et Ă  l’étranger, et anime des ateliers d’écriture. InspirĂ© du parcours de sa grand-mĂšre, son premier roman, Et, refleurir (Philippe Rey, 2024), retrace l’épopĂ©e haletante d’une femme libre, insoumise, Ă©mancipĂ©e, qui refusera tout au long de sa vie de se conformer Ă  un rĂŽle prĂ©Ă©tabli et dĂ©jouera les carcans auxquels on tentera de l’assigner. De son enfance au village de Nyokon, dans le Cameroun des annĂ©es 1950, jusqu’à Douala puis la France, de son dĂ©sir empĂȘchĂ© d’étudier Ă  celui d’ouvrir un salon de beautĂ©, de ses dĂ©sillusions amoureuses Ă  son engagement corps et Ăąme pour Ă©duquer sa fille, Andoun doit braver les obstacles d’une sociĂ©tĂ© conser vatrice, patriarcale, affronter les difficultĂ©s matĂ©rielles, le regard de l’autre, confrontĂ©e aussi au racisme dans l’Hexagone. Gagnant son indĂ©pendance Ă  la sueur de son front, refusant d’entrer dans le rang et d’épouser un homme qu’elle n’aime pas, la protagoniste, en rupture avec le modĂšle fĂ©minin

attendu, croit au pouvoir de ses rĂȘves : face Ă  l’adversitĂ©, ils lui donnent la force d’inventer de nouveaux chemins, de rebondir, de crĂ©er une vie hors des sentiers battus, de quĂȘter la lumiĂšre et la joie Ry thmĂ© par des poĂšmes qui ajoutent un souffle, une profondeur, Ă  ce texte trĂšs maĂźtrisĂ©, Et, refleurir est finaliste en 2024 du prix Orange et laurĂ©at du prix RĂ©gine Deforges.

AM : Diriez-vous que ce premier roman germe en vous depuis l’enfance ?

KiyĂ©mi s : Enfant, comme j’écrivais sans cesse des poĂšmes, des chansons, des histoires, ma grand-mĂšre m’avait dit : « Un jour, tu Ă©criras mes mĂ©moires ! » J’ai pris cet engagement un peu ma lg rĂ© moi, tout en repoussa nt cette promesse : une fois adulte, j’ai compris Ă  quel point l’écriture Ă©tait difficile. Jusqu’au jour oĂč je rencontre mon Ă©ditrice, qui me propose d’écrire une forme longue. J’étais terrifiĂ©e de me lancer dans un premier roman, mais je suis trĂšs contente d’ĂȘtre arrivĂ©e au bout, d’avoir dĂ©passĂ© ces obstacles. J’ai longuement interviewĂ© ma grand-mĂšre J’ai beaucoup de chance car, convaincue d’ĂȘtre spĂ©ciale, elle avait envie de raconter son histoire. Comme je m’entends trĂšs bien avec elle, nos Ă©changes Ă©taient fluides. Toutefois, je n’ai pas Ă©crit une biographie ou un tĂ©moignage, mais un roman ; j’ai ainsi menĂ© un travail de crĂ©ation, de restitution, choisi un arc narratif, Ă©laborĂ© un fil conducteur. J’étais emportĂ©e par cette envie de narrer l’épopĂ©e d’A ndoun, une hĂ©roĂŻne Ă  la fois ordinaire et extraordinaire par sa capacitĂ© Ă  crĂ©er de nouveaux chemins. Je souhaitais proposer un Ă©mer veillement face Ă  cette facultĂ©. Le titre, Et, refleurir, Ă©voque ainsi la fĂ©conditĂ©, la qualitĂ© de pouvoir renaĂź tre comme un printemps ?

Oui, c’est un hommage Ă  la beautĂ© de la renaissance. Je voulais mont rer la capacitĂ© particuliĂšre d’Andoun Ă  croire en elle, Ă  imaginer, Ă  inventer, malg rĂ© les conditions dans lesquelles elle se trouve Choisir d’ĂȘtre poĂ©tesse, Ă©crivaine, semble un peu fou quand on vient de ma condition. On a besoin de contes et de my thes pour se rĂ©conforter, s’encourager J’ai donc Ă©crit le rĂ©cit de cette femme extraordinaire. J’ai eu la chance d’avoir cette hĂ©roĂŻne dans ma famille et ce n’est pas donnĂ© Ă  tout le monde, donc j’avais envie de le partager. Andoun a eu raison d’ĂȘtre ainsi, car aujourd’hui, un roman lui est consacrĂ© ! Elle est prĂ©tentieuse, elle croit qu’elle est spĂ©ciale, qu’elle aspire Ă  mieux, qu’elle a droit aux plus belles choses de la vie. D’autant plus que, n’ayant pas Ă©tĂ© Ă©levĂ©e ainsi, rien ne l’y prĂ©destinait. C’est ce que l’on rĂ©torque aux femmes quand elles en demandent « trop » : « Vous ĂȘtes prĂ©tentieuses. Vous vous prenez pour qui ? » Ma grand-mĂšre est trĂšs fiĂšre, orgueilleuse, et je trouve ça trĂšs beau. En quoi est- elle en rupture avec les normes de la condition fĂ©minine dans le Cameroun des annĂ©es 1950 ?

Le fait d’aspirer à aller plus loin, à croire, la rend rebelle. Elle fait des choix de vie inattendus, elle bouge les conven-

Le roman montre quel est le prix d’ĂȘtre dĂ©raisonnable, de croire en soi, de ne pas se plier Ă  certaines normes.
Dire « non » a des conséquences.

tions. Elle n’est jamais lĂ  oĂč on l’attend. Et en mĂȘme temps, elle reste trĂšs attachĂ©e Ă  l’appartenance Ă  un espace, Ă  une famille, Ă  un groupe social. C’est important de montrer cette ambivalence. Elle est tiraillĂ©e : comment appartenir quand on a aussi envie de changer les choses ? C’est compliquĂ© de naviguer ainsi. À son arrivĂ©e en France, elle veut absolument travailler dans la beautĂ© Or, Ă  l’époque, personne n’imaginait une femme noire incarner, crĂ©er la beautĂ©. Le regard des autres change, elle est obligĂ©e de s’adapter Ă  des cases oĂč l’on veut absolument l’enfermer Mais, mĂȘme si elle ne va pas tout rĂ©volutionner, elle va inventer aussi quelque chose autour de ces carcans – des voies pour sa famille, sa fille, et moi, puisque je suis en partie la rĂ©sultante de sa capacitĂ© de crĂ©ation Le mot « rĂ©silience » me fatigue. J’ai l’impression qu’il dĂ©signe cette aptitude Ă  accepter les coups, Ă  supporter. Tandis que la capacitĂ© de crĂ©ation, c’est non seulement encaisser, mais devenir alchimiste ; on crĂ©e Ă  partir de ça, on fait quelque chose de nous. C’est plus fort.

L’une des injonctions qui lui est faite, c’est de « se cacher derriĂšre un homme », de s’appuyer sur lui. Son indĂ©pendance fait figure de pionniĂšre


Elle n’avait pas forcĂ©ment cette idĂ©e en tĂȘte, au dĂ©part, mais elle Ă©tait trop grande pour ces hommes. Ils n’étaient pas suffisants. C’est le fait du patriarcat, d’instiller chez les femmes l’envie d’ĂȘtre rassurĂ©e par des hommes Or, parfois, pour de multiples raisons, ils ne sont ni rassurants, ni stables, ni fiables ! Alors c’est aux femmes de crĂ©er ce sentiment de sĂ©curitĂ© et de s’en saisir Oui, parfois, elle a envie de se reposer sur un homme, mais il est souvent bancal. Et puis, dans les annĂ©es 1970 et 1980, en France, les hommes immigrĂ©s africains Ă©taient empĂȘchĂ©s, ils ne pouvaient pas totalement

Le 8 mai 1980, à Pa ri s, pour la Journé e inte rnational e de s fe mm es, la Coo rd ination de s fe mme s no ires créée en 1976, se ré uni t et marche

rĂ©pondre Ă  ces attentes du patriarcat, car leur situation Ă©conomique Ă©tait fragile, instable, avec une volontĂ© aussi de ne pas s’établir dans ce pays Et c’est important de rappeler qu’avant, les femmes avaient besoin d’une autorisation du mari ou du pĂšre pour sortir, voyager, ouvrir un compte bancaire. Face Ă  ces questions rĂ©elles de subsistance, le parcours et la crĂ©ativitĂ© de ma grand-mĂšre et d’Andoun sont d’autant plus admirables.

Le rĂȘve est un moteur, aussi un outil de connaissance, par fois un lieu spirituel, voire mystique. Pourquoi ?

La langue du spirituel, de l’ésotĂ©rique, est prĂ©sente Ă  la fois chez ma grand-mĂšre et chez Andoun. C’est important, sinon on ne comprend pas pourquoi elle croit autant, pourquoi elle ne s’effondre pas. Parfois, la foi dĂ©passe la raison – c’est inexplicable. J’ai tentĂ© de mettre en poĂ©sie l’irrationnel qui la traverse, la maintient. Si la raison ne peut pas expliquer ce qu’elle vit, y donner un sens, il existe d’autres outils. En tant que poĂ©tesse, ce langage de l’onirisme m’est familier. Je voulais mettre en lumiĂšre la puissance de l’irrationnel, sa beautĂ©, sa nĂ©cessitĂ©. Andoun est une femme qui veut absolument vivre selon ses rĂȘves, ses envies. Ce n’est pas un acquis. On ne s’attend pas Ă  ce qu’une femme comme elle se tienne debout ; elle est censĂ©e ĂȘtre invisible, immobile et donner sans recevoir. Le livre Ă©voque, notamment Ă  travers des poĂšmes, la guerre d’indĂ©pendance du Cameroun (1955 Ă  1971).

Pourquoi ?

Elle fait partie de l’histoire de mon hĂ©roĂŻne. Mais pour cette gĂ©nĂ©ration, cette guer re est recouverte d’un silence,

d’une chape de plomb. Mon pĂšre et ma grand-mĂšre ne m’ont racontĂ© cette pĂ©riode que trĂšs rĂ©cemment. Encore trĂšs jeune Ă  l’époque, ma grand-mĂšre n’avait pas vraiment conscience des enjeux et de la rĂ©alitĂ© des Ă©vĂ©nements. C’est moi qui les ajoute dans le rĂ©cit, aprĂšs avoir effectuĂ© des recherches. En tant que descendante du Cameroun, Ă©tant nĂ©e et ayant grandi en France, j’ai voulu comprendre pourquoi on parle le français Ă  6 000 kilomĂštres de l’Hexagone. À l’école, on m’avait enseignĂ© que la dĂ©colonisation en Af rique subsahar ienne s’était faite de maniĂšre pacifique – un Ă©lĂ©ment positif aux yeux du professeur –, Ă  l’opposĂ© de celles de l’AlgĂ©rie et de l’Indochine. En menant mon propre apprentissage, j’ai bien vu que c’était faux. DĂšs 1945, de grandes rĂ©voltes, des contestations ont soulevĂ© ces peuples et ont Ă©tĂ© rĂ©primĂ©es par des massacres. Toutes ces questions sont en toile de fond, car elles tĂ©moignent de ma volontĂ© de diff user ce savoir auquel je n’ai pas eu accĂšs pendant longtemps. Ma grand-mĂšre est nĂ©e en 1958, dans un Cameroun encore colonisĂ©. Cela explique beaucoup de choses, notamment le rappor t Ă  la blancheur : comme Andoun est plus claire de peau, elle est valorisĂ©e, ce qui facilite un peu son accĂšs Ă  certaines richesses, certains mĂ©tiers. Ce systĂšme colonial structure la sociĂ©tĂ© dans laquelle elle Ă©volue. Comment vit- elle son arrivĂ©e en France ?

Elle fantasme la France comme un outil pour ensuite affirmer son pouvoir au Cameroun. Mais quand elle arrive, elle se rend compte qu’il faut tout recommencer. Elle fait face Ă  la rĂ©alitĂ© : le gris, la duretĂ© de la vie, la pĂ©nibilitĂ© du travail, le

racisme, le froid Elle admire les vitrines des magasins, mais est aussi conf rontĂ©e Ă  de nombreu x obstacles en tant que femme noire et immigrĂ©e dans ces annĂ©es oĂč le racisme est trĂšs ancrĂ©. On peut ĂȘtre facilement isolĂ©e. Il faut s’accrocher. On ne lui dĂ©roule pas le tapis rouge ! J’avais envie de montrer Ă  quel point c’est une femme qui se bat, qui ne se laisse pas faire. Il faut encore trouver en soi les capacitĂ©s de changer de voie, d’identifier d’autres solutions. C’est admirable. On trĂ©buche beaucoup, et on crĂ©e de la joie aussi – beaucoup de fĂȘtes, car il faut aussi rĂ©animer les braises. Que reprĂ©sentent les fĂȘtes dans le roman ?

Dans un pays oĂč l’humanitĂ© des personnes, du fait de leur couleur de peau, de leur statut administratif, est remise en question, faire la fĂȘte les remet en connexion avec leur droit au bonheur, Ă  la joie, Ă  la rĂ©union, Ă  l’amour. C’est aussi le moment des solidaritĂ©s. Les liens sont ambivalents, ambigus, part iculiers, diff iciles parfois, mais ils demeurent. Et c’est nĂ©cessaire pour Andoun. Contrairement Ă  nous qui naissons dans un monde individualiste, l’idĂ©e de la communion, de la communautĂ©, du collectif persiste.

Elle n’a pas le luxe de se plaindre, Ă©crivez-vous


Elle s’est battue pour qu’on ait ce luxe de se plaindre. Mais elle, elle ne le peut pas. Elle a tellement de choses Ă  rĂ©aliser, et si peu de temps !

Elle a cette urgence Ă  crĂ©er, Ă  espĂ©rer, Ă  grandir, Ă  surv iv re. Elle occupe un trava il di ffici le, cont ra inte Ă  des hora ires compliquĂ©s ; elle est partagĂ©e entre deux continents, effectue des va-et-vient. Elle a ses espoirs, ses rĂȘves, sa fille, sa famille – elle fait partie d’un vrai continuum dans lequel, si tu as rĂ©ussi, tu dois aider les autres qui demeurent dans une situation compliquĂ©e.

Sa mÚre lui assÚne cette phrase forte : « Ma fille, tu es un homme. »

Qu ’est -ce que votre grand- mùre vous a transmis ?

MĂȘme si on se ressemble beaucoup, j’ai plus peur qu’elle Mais j’essaie d’ĂȘtre un peu plus arrogante, c’est-Ă -dire de croire en moi. Au vu de mon ascendance, j’ai le droit de croire en mes rĂȘves – j’en ai mĂȘme le devoir ! Je viens d’une famille de rĂȘveurs, de survivants, de guerriers. Ma maniĂšre de perpĂ©tuer cet hĂ©ritage est de croire, d’ĂȘtre poĂ©tesse, crĂ©atrice. Ma grandmĂšre m’a lĂ©guĂ© cette foi. Je me sens alignĂ©e avec cet hĂ©ritage. Je voulais l’offrir aux autres, leur dire : croyez en vous ! Qu’at-on Ă  perdre ? En tant que femme noire, grosse, pas « fille de », je ne suis pas censĂ©e ĂȘtre arrogante – c’est un peu un caprice, un cadeau, un petit luxe que je vais chercher chez les priv ilĂ©giĂ©s pour me l’offrir ! C’est une rĂ©paration Si on prend conscience de notre ascendance, notre legs, nos traumas, nos richesses, nos langues, notre magie, nos trĂ©sors, nos cartes, on a le droit d’ĂȘtre capricieux, on est mĂȘme censĂ©s ĂȘtre arrogants ! C’est juste que quelque chose nous est volĂ© – notre sociĂ©tĂ© hiĂ©rarchisĂ©e considĂšre que seuls les hommes blancs, riches, occidentaux peuvent ĂȘtre des gĂ©nies, des hĂ©ros, capricieux Vous a-t- elle aussi appris l’ar t de la joie ?

Andou n es t alor s da ns une position oĂč el le devient la person ne qui ra mĂšne les re ss ou rc es . C’es t el le qu i va Ă  l’avent ure, qu i se bat, qu i entreprend, pu is envoie l’ar ge nt Ă  sa fa mil le . Le s femmes ne sont pas censĂ©es remplir ce rĂŽle Le roman montre quel est le prix d’ĂȘtre dĂ©raisonnable, de sortir de ce qui est attendu de nous, de croire en soi, de ne pas se plier Ă  certaines normes. Dire « non » a des consĂ©quences L’indĂ©pendance et la crĂ©ativitĂ© ont un coĂ»t Parfois, on sacrifie quelque chose sans le savoir sur le moment. Et parfois, on pense se libĂ©rer mais en fait, on entre dans une autre case aux yeux des autres !

Oui ! Être en abondance, en joie, en gratitude, danser, c’est mon hĂ©ritage familial ! Les membres de ma famille ont vĂ©cu tellement de choses difficiles qu’ils sont trĂšs facilement en joie. Ma grand-mĂšre m’a appris Ă  voir le beau, lĂ , tout de suite. C’est une ressource prĂ©cieuse. À 20 ans, j’étais trĂšs en colĂšre contre la sociĂ©tĂ©. Puis j’ai basculĂ© dans la joie, afin de rester intĂšgre, pour ne pas ĂȘtre trop abĂźmĂ©e par cette vie. C’est une maniĂšre de se guĂ©rir, de gĂ©rer l’existence. Ma mĂšre me disait toujours : « N’aie pas peur ! Vas-y, ma fi lle ! N’oublie pas la joie ! » Mes parents m’ont donnĂ© le droit de me pe rd re un pe u, je n’étais pas obligĂ©e d’ĂȘt re parfaite. Pour eux qui ne sont pas riches, m’autoriser Ă  me lancer dans l’écriture, me laisser cet espace pour ĂȘtre moi-mĂȘme, c’est un vrai cadeau Quel est le pouvoir de la fiction ? Elle nous permet de cr Ă©er de s chem in s, de modeler la rĂ©alitĂ©, la transformer. Elle donne beaucoup de place pour imaginer d’autres voies, aimer, faire monde. C’est un superpouvoir fondamental pour l’ĂȘtre humain, mais qui nous est volĂ©. Certains pensent que crĂ©er est rĂ©servĂ© Ă  une Ă©lite. C’est faux ! On n’est pas obligĂ© d’écrire un liv re, mais crĂ©er fait partie de notre expĂ©rience d’ĂȘtre vivant. La fiction est un endroit oĂč l’on se reconnecte Ă  ça, en tant qu’auteur, mais aussi que lecteur.

BIBLIOGRAPHIE

◗ Et, refleurir, Ă©ditions Philippe Rey, 384 pages, 22 €.

◗ À nos humanitĂ©s rĂ©voltĂ©es, MĂ©tagraphes (2018)

◗ Je suis votre pire cauchemar !, Albin Michel (2022).

Quelles ont été vos lectures fondatrices ?

Comme par magie, d’Elizabeth Gilbert, sur le pouvoir de la crĂ©ation. À propos d’amour, de bell hook s, qui a changĂ© mon regard sur ce sentiment Je relis en boucle Orgueils et PrĂ©jugĂ©s, de Jane Austen J’aime profondĂ©ment l’écriture de LĂ©onora Miano. Ses tour nures de phrases dans CrĂ©puscule du tourment m’ont tellement Ă©mue La MĂ©moire amputĂ©e, de Werewere Liking, est exceptionnel, trĂšs fort, trĂšs dur. TrĂšs grande lectrice, ma mĂšre a suiv i des Ă©tudes de lettres ; elle est trĂšs attentive Ă  la prĂ©sence des femmes, noires notamment, dans les films, les mĂ©dias, les livres, etc. Elle m’a donc incitĂ©e Ă  lire beaucoup d’autrices. Qu ’est -ce qui vous a poussĂ©e Ă  Ă©crire votre essai, Je suis votre pire cauchemar ?

Ce livre est une tentative pour dĂ©nouer les codes de beautĂ©. J’observais que de nombreuses femmes Ă©taient complexĂ©es – mĂȘme les minces Ă  la peau blanche. Leur peur panique Ă©tait d’ĂȘtre comme moi. Elles avaient tort ! Il faut peut-ĂȘtre dĂ©sactiver ce cauchemar pour nous Ă©vader de cette prison imposĂ©e ; c’est important de comprendre d’oĂč il vient. Inscrit en nous, dans nos chairs, il n’est pas individuel. On crĂ©e un rapport de force avec notre corps. On n’est pas en gratitude, on n’a pas conscience de sa beautĂ©, de sa capacitĂ© Ă  crĂ©er, et ça nous rend trĂšs docile aussi, apeurĂ©e, exploitable, offerte. On peut venir nous prendre cette valeur

Comment se libérer de ces normes esthétiques ?

C’est trĂšs difficile de se dĂ©faire du patriarcat, de la grossophobie Mais chaque minute oĂč l’on rĂ©ussit Ă  mettre Ă  distance nos complexes, oĂč l’on se sent belle, pleine et entiĂšre, est un trĂ©sor qui doit nous rĂ©jouir. Il faut savourer ce rĂ©pit. On est la quatriĂšme gĂ©nĂ©ration de femmes au rĂ©gime ; ce combat, plus ancien que nous, n’est pas acquis. On doit dĂ©sapprendre tant de choses. Au lieu de s’accabler de ne pas ĂȘt re totalement dĂ©faite des injonctions, on doit considĂ©rer chaque petit pas comme une victoire. Je suis beaucoup moins complexĂ©e qu’avant. Il y a beaucoup plus d’espaces, de possibilitĂ©s, de terreaux fertiles Tout cela est trĂšs joyeux !

Comment faire pour arriver à une plus grande variété de représentations ?

Il faut trouver des alliĂ©s. Et notre responsabilitĂ© est de crĂ©er : c’est une chance, un priv ilĂšge. C’est aussi la responsabilitĂ© de chacun, pas seulement des personnes noires. La joie de voir que l’humanitĂ© est vaste, dans ce qui nous rassemble et nous diffĂ©rencie. Je veux Ă©crire d’autres histoires pour que les gens disposent d’un large choix de textes, d’écritures. C’est important, les mobilisations politiques, les revendications, l’engagement dans des associations et des mouvements ; mais au niveau individuel, ma responsabilitĂ© est de me tenir droite et de continuer Ă  crĂ©er. Quand je rencontre des enfants, des adolescents, ils peuvent se dire : une poĂ©tesse, une autrice, ressemble aussi Ă  une femme noire qui Ă©coute Aya Nakamura ! Ça Ă©largit l’horizon.

Quand je rencontre des enfants, ils peuvent se dire : une poétesse, une autrice, ressem ble aussi à une femme noire qui écoute
Aya Nakamura !

Votre double culture est une richesse. Est- ce parfois un tiraillement d’ĂȘtre entre -deux ?

C’était un tiraillement quand j’avais ving t ans, car on nous demande de faire un choix – ou tu penses que tu dois faire un choix. Aujourd’hui, ce n’est plus du tout le cas, et le livre a beaucoup jouĂ©. La crĂ©ativitĂ© aide, car tout est crĂ©ation.

Tous nos idĂ©aux, nos reprĂ©sentations imposĂ©es, nos idĂ©es sont construits, donc mobiles. Être autrice, connectĂ©e Ă  ma dimension crĂ©ative, me permet de me dire : « J’ai la place pour ĂȘtre qui je veux »

Comment observez-vous la montĂ©e de l’extrĂȘme droite, en France ?

Nous sommes dans un moment de crispation identitaire. Leurs discours mortifĂšres et dĂ©sespĂ©rĂ©s sont pĂ©tris de peur, d’amertume, avec ce fantasme de fossilisation, de retour au passĂ©. Ce n’est pas du tout constructif. Ils veulent garder le pouvoir, leurs privilĂšges, mais cela tĂ©moigne aussi Ă  mes yeux d’une grande insĂ©curitĂ©, d’une peur de la disparition. En tant que fille de personnes nĂ©es dans des sociĂ©tĂ©s colonisĂ©es – « ĂȘtre Ă  la marge nous apporte un savoir », pour citer bell hooks –, je peux tĂ©moigner : on n’est pas morts, on est bel et bien lĂ . J’ai envie de dire aux fachos : « Vous n’allez pas mourir DĂ©jĂ , vous ĂȘtes un empire, et si nous, on continue Ă  vivre, Ă  crĂ©er, Ă  ĂȘtre en beautĂ©, Ă  aimer, de quoi avez-vous peur ? » C’est avec joie et espoir que l’on change le monde, pas dans l’anxiĂ©tĂ©, l’angoisse et la volontĂ© d’écraser les autres. Cette crispation est une rĂ©ponse Ă  une vague trĂšs puissante et importante : on a la chance de vivre Ă  une Ă©poque oĂč des voix comme celles de l’afrofĂ©minisme sont plus accessibles sur la place publique. Et cela suscite un large intĂ©rĂȘt, pas seulement chez les femmes noires C’est une belle cĂ©lĂ©bration de l’humanitĂ© ! ■

entret ie n

ABOU SANGARE « JE FAIS MA VIE

OÙ JE SUIS

Il a quittĂ© la GuinĂ©e. Il est venu en France clandestinement. À 23 ans, le voilĂ  acteur par le meilleur des hasards. GrĂące Ă  son rĂŽle intense dans L’Histoire de Souleymane, il obtient un prix d’interprĂ©tation au Festival de Cannes et se retrouve dans la liste des rĂ©vĂ©lations aux prochains CĂ©sar. Entretien avec un talent pour le moment sans papiers. propos recueillis par Jean -M ar ie Ch az ea u

L’H is toi re de So ul ey ma ne, de Bori s Lojk ine, est l’un des fi lms ma rqua nts de 2024, doublement primĂ© Ă  Cannes (pri x du jury et meilleur acteur de la sĂ©lection Un certain regard), et succĂšs Ă  la fois cr it ique et public (prĂšs d’un demi-million d’entrĂ©es en France depuis sa sortie en salles en octobre) Avec un inconnu en tĂȘte d’affiche : un jeune sans-papiers de 23 ans, dĂ©couvert dans le nord de la France oĂč il vit depuis son arrivĂ©e Ă  l’ñge de 16 ans, alors qu’il ne parlait que le malinkĂ©. Premier rĂŽle pour Abou Sangare, que la camĂ©ra ne lĂąche pas pendant ce rĂ©cit palpitant des 48 heures de la vie d’un jeune livreur de repas Ă  vĂ©lo dans les rues de Paris. Un thriller quasi documentaire dans lequel son personnage doit ruser pour travailler, faute de papiers, et inventer un rĂ©cit convaincant pour obtenir l’asile politique en France, alors qu’il est venu clandestinement d’une paisible campagne guinĂ©enne. L’histoire de Souley mane finit par rejoindre celle de Sangare Ă  la fin du film, mais pendant prĂšs d’une heure et demie, l’apprenti comĂ©dien rĂ©ussit Ă  incarner un autre de façon impressionnante GrĂące Ă  son charisme, mais aussi au travail rĂ©alisĂ© avec le cinĂ©aste Boris Lojkine, dĂ©jĂ  connu pour ses documentaires au Vietnam et ses fictions au Maroc (Hope, 2014) ou en Centrafrique (Camille,

2019). Cette annĂ©e triomphale se termine par un nouveau prix du meilleur acteur remis en novembre par Pierre Niney, prĂ©sident du jury du Premier Prix cinĂ©ma Evok Collection, en attendant peut-ĂȘtre les CĂ©sar, dont la 50e cĂ©rĂ©monie aura lieu le 28 fĂ©vrier : il figure dans la liste des seize comĂ©diens prĂ©sĂ©lectionnĂ©s pour les RĂ©vĂ©lations 2025 du cinĂ©ma français (aux cĂŽtĂ©s du Tunisien Adam Bessa et du SĂ©nĂ©galais Ibrahima Mbaye) Mais Abou Sangare, qui attend toujours une rĂ©gularisation de sa situation administrative – jusqu’en octobre, il faisait l’objet d’une obligation de quitter le territoire français –, ne se projette pas en tant que comĂ©dien Ă  plein temps, mĂȘme s’il entend bien profiter de toutes les occasions pour retrouver les plateaux de tournage Il reste tout entier fixĂ© sur son but premier : rester en France et travailler dans la mĂ©canique. La tĂȘte dans les Ă©toiles, mais les pieds sur terre.

AM : Six mois aprùs l’accueil triomphal du film au Festival de Cannes, quel souvenir gardez-vous ?

Abou Sangare : C’était une journĂ©e incroyable Je n’oublierai jamais ça, la rĂ©action des gens Mais c’était aussi trĂšs dur pour moi. J’avais dĂ©jĂ  vu le film une premiĂšre fois avant Cannes, et je ne m’étais pas du tout reconnu Ă  l’écran ! Et depuis, le film marche trĂšs bien en salles. Que du positif ! Le film a dĂ©jĂ  at tirĂ© plus de 50 0 000 spectateurs depuis sa sortie en octobre en France. Vous avez eu l’occasion de le prĂ©senter lors de dĂ©bats avec le public. Quelles questions revenaient le plus souvent ? C’était surtout des questions sur ma situation, comparĂ©e Ă  celle du personnage de Souley mane. Je savais qu’on allait m’interroger lĂ -dessus. Et j’en avais parlĂ© avec Boris [Lojkine, le rĂ©alisateur, ndlr] bien avant. Le scĂ©nario, ma situation personnelle, le sujet du film : il fallait savoir rĂ©pondre.

L’af fich e du long -m Ă©t ra ge, vĂ© rita ble su cc Ăšs p ub lic et cr iti qu e.

Les questions qui revenaient le plus Ă©taient : c’est quoi le rapport entre vous et Souley mane ? Est-ce que la derniĂšre scĂšne raconte vraiment votre histoire ? Je rĂ©pondais : oui, c’est mon histoire. À la fin du film, Souleymane, aprĂšs avoir appris une histoire Ă  raconter Ă  l’organisme qui peut lui accorder l’asile, finit par expliquer les vraies raisons qui l’ont poussĂ© Ă  quitter la GuinĂ©e. Vous -mĂȘme

ĂȘtes arrivĂ© en France Ă  l’ñge de 16 ans ?

Oui, j’étais mineur, et j’ai demandĂ© que ce soit pris en compte. Puis je me suis concentrĂ© sur mes Ă©tudes jusqu’à mes 18 ans, et j’ai fait une demande de titre de sĂ©jour Ă©t udia nt ca r j’avais une proposit ion de contrat d’apprentissage. Ça n’a pas Ă©tĂ© possible : je n’étais pas venu sur le territoire avec un visa Ă©tudiant. J’ai passĂ© mon bac en mĂ©canique et transport routier. Une autre entreprise m’a proposĂ© un CDI, mais ça n’a pas fonctionnĂ© non plus pour des raisons administratives. J’en suis Ă  ma quatriĂšme demande de rĂ©gularisation, en espĂ©rant que ça marche

L’équipe du film vous aide dans vos dĂ©marches ?

Oui, beaucoup C’est elle qui a tout engagĂ©.

Et le fait d’avoir deux prix à Cannes, ça peut aider


J’espùre ! C’est ce qu’on pensait. Mais vu la situation politique en France, ces derniers mois

Et oĂč en est votre situation administrative Ă  ce jour ?

Depuis la sor tie du film, le prĂ©fet de la Somme nous a proposĂ© de dĂ©poser une nouvelle demande – c’est ce qu’on a fait le 10 octobre. Maintenant, on doit attendre. Mon dossier est Ă  l’étude.

Vous ĂȘtes originaire de Conakry ?

Non, je viens de Sinko, dans le sud-est de la GuinĂ©e, Ă  la frontiĂšre de la CĂŽte d’Ivoire

Vous Ă©tiez parti pour pouvoir payer des mĂ©dicaments Ă  votre maman, qui est dĂ©cĂ©dĂ©e depuis, et votre sƓur est toujours lĂ  -bas, n’est- ce pas ?

Je n’ai plus de contact avec ma sƓur depuis longtemps Mais elle est toujours lĂ -bas, oui. Je parle rarement avec les gens de GuinĂ©e Je ne sais pas pourquoi, mais c’est comme ça

Vous avez coupé les ponts avec votre famille ?

Pas coupĂ©, parce que les gens ont mon numĂ©ro. Mais si on ne m’appelle pas, et que moi je n’appelle pas
 Et puis, ma sƓur a sa propre vie.

Vous ne savez pas si elle a suivi votre succĂšs Ă  Cannes ?

Non, je ne sais pas
 Quelles ont été les réactions en Guinée ?

Du cĂŽtĂ© du gouver nement, ça a Ă©tĂ© bien reçu, mais du cĂŽtĂ© de la population, je n’en sais rien. Peut-ĂȘtre qu’on le saura prochainement, puisque des projections devraient avoir lieu dĂ©but 2025 en GuinĂ©e. Alors peut-ĂȘtre qu’à l’issue de ça, on verra comment les gens rĂ©agissent.

Mais pour l’instant, vous ne pouvez pas quitter la France pour aller le prĂ©senter.

Non, mais mĂȘme si j’en avais la possibilitĂ©, je n’irai pas en GuinĂ©e.

Vous ne voulez plus y retourner ?

Ce n’est pas que je ne veux plus y retourner, mais il faut d’abord que je me construise une situation ici, en France. Et ce n’est pas ce film qui va me ramener en Afrique. Et au sein de la communautĂ© guinĂ©enne en France, comment votre succĂšs et celui du film sont perçus ?

Je frĂ©quente peu de GuinĂ©ens en France Dans ma ville, Ă  Amiens, je n’en cĂŽtoie que deux : la prĂ©sidente de l’association qui a per mis d’organiser le casting et mon colocataire, qui est aussi un ami Que ce soit Ă  Amiens ou Ă  Paris, c’est vrai que les gens m’arrĂȘtent dans la rue pour me dire : « Ah, c’est toi, Souley mane ! On t’a reconnu ! » Certains espĂšrent que le film pourra faire Ă©voluer la situation de leur dossier. C’est ce qu’on me dit : « À travers ton histoire, on va prendre des rendez-vous Ă  la prĂ©fecture
 » Moi, je leur dis : « Allez-y, tentez votre chance, on ne sait jamais ! »

« Pour apprendre une langue, il ne faut pas trop écouter la tienne.
Il faut mettre une musique différente de celle de ton pays. »

Votre parcours a Ă©tĂ© compliquĂ© pour arriver en France. Est- ce que vous diriez aux jeunes guinĂ©ens tentĂ©s par l’exil de partir quand mĂȘme pour tenter leur chance en Europe, ou au contraire de ne pas le faire ?

Je ne dirai rien Moi, je suis parti de mon pays sans demander conseil Ă  personne. Donc je ne donnerai pas de conseils. En fait, ce qu’il faut dire, c’est que la traversĂ©e de la MĂ©diterranĂ©e, ce n’est pas
 [Il ne termine pa s sa phra se, ndlr.] Si tu ne veux pas avoir de problĂšme, n’appelle pas quelqu’un pour dire : « Ah oui, si, ça, ça marche
 » Parce que s’il s’embarque en mer et perd la vie, alors c’est toi qui seras en danger C’est pour ça que je ne veux pas communiquer lĂ -dessus. De toute façon, en GuinĂ©e, Ă  part dans mon village, je ne connais pas grand monde. Je n’ai que deux amis Ă  qui je peux tout dire, et c’est ici en France.

Et vous ne suivez pas du tout ce qu ’il se passe en GuinĂ©e au niveau politique ? Le changement de constitution


Non, pas du tout. De toute façon, la politique ce n’est pas mon truc, et je suis parti de GuinĂ©e Ă  l’ñge de 16 ans, alors que je ne m’y intĂ©ressais pas. Et ici, c’est pareil. Et puis, dans ma tĂȘte, lĂ  oĂč je suis, c’est lĂ  oĂč je fais ma vie.

Et c’est en France, Ă  Amiens, que vous faites votre vie, dans la mĂ©canique.

Je suis mécanicien poids lourd.

Pas réparateur de vélo, malgré votre rÎle dans le film ?

C’est pareil ! Le vĂ©lo, c’est mĂ©canique. Et je fais du vĂ©lo en dehors du film. Ça fait sept ans que je vis Ă  Amiens et je circule Ă  vĂ©lo, parce que c’est un moyen de faire du spor t d’abord, et un moyen d’économiser aussi. Mais je n’ai jamais Ă©tĂ© livreur comme dans le film ! Je n’ai jamais livrĂ© un plat, jusqu’à prĂ©sent.

Votre interprĂ©tation du rĂŽle de Souleymane a Ă©tĂ© saluĂ©e par la critique, par les spectateurs et le Festival de Cannes, qui vous a remis un prix d’interprĂ©tation. Est- ce que vous souhaitez continuer le mĂ©tier de comĂ©dien ?

J’ai passĂ© trois castings ! Le dernier, c’était hier, pour une sĂ©rie qui se passe entre le Maroc et l’Espagne. Je ne sais pas encore si j’ai le rĂŽle, mais il me faudra des papiers pour pouvoir y aller
 Si l’occasion se prĂ©sente, je referai du cinĂ©ma. Mais mon objectif, c’est de devenir mĂ©canicien et de rester vivre Ă  Amiens Quoi qu’il arrive, Amiens sera toujours ma ville. J’y suis arrivĂ© par hasard, et j’ai trouvĂ© que c’était fait pour moi ! Je n’avais pas choisi la France, ni l’AlgĂ©rie, mais quand je suis arrivĂ© en France, j’ai tout de suite beaucoup aimĂ© Amiens Ce qu’il faut dire, c’est que je suis arrivĂ© ici alors que je ne parlais pas le français, et je l’ai appris dans cette ville.

Vous n’aviez pas Ă©tĂ© Ă  l’école en GuinĂ©e ?

Non, je n’avais pas les moyens d’aller Ă  l’école, et il fallait trouver quelque chose pour le s be soin s mĂ©dicaux de ma maman. Donc je travaillais dans les champs, auprĂšs des vaches, et petit Ă  petit sur des projets de mĂ©canique, et les jours de marchĂ©, jusqu’en 2016

Votre papa n’était plus lĂ  ?

Non, je ne l’ai pas connu. J’ai Ă©tĂ© Ă©levĂ© par maman

Une femme forte


Plus que forte mĂȘme, c’est bien plus que ça On Ă©tait tous les trois, avec ma sƓur AprĂšs, j’ai aussi des demi-f rĂšres pa r mon pĂšre

Quand vous ĂȘtes par ti en 2016, vous vouliez aller en Europe ?

passeurs ! En tout cas, clandestinement, c’est impossible On est d’abord arrivĂ©s en Libye. Ensuite, on a pris un Zodiac pour l’Italie, et chacun a Ă©tĂ© orientĂ© dans des villes diffĂ©rentes. Moi, je me suis barrĂ© tout de suite ! En Italie, on vous emmĂšne dans des hĂŽtels, des foyers, mais vous n’ĂȘtes pas obligĂ© de rester : si je voulais partir, je pouvais. Et c’est Ă  ce moment-lĂ  que j’ai cherchĂ© Ă  venir en France

Vous avez traversé la montagne à pied ?

Non, Ă  pied, c’était dans le dĂ©sert. Quand je suis arrivĂ© Ă  Milan, j’ai rencontrĂ© un monsieur qui m’a beaucoup aidĂ©, jusqu’à Paris. C’était un militaire français

L’argent que vous avez gagnĂ© en tournant L’Histoire de Souleymane vous a permis de rembourser les passeurs. Oui, c’est ce que j’ai dit quand on m’a posĂ© des questions dans d’autres interv iews, mais je ne prĂ©fĂšre pas en parler. Ça doit rester entre le passeur et moi. De toute façon, c’est impossible de traverser sans payer. Si tu n’as rien, il faut trouver des solutions.

Non, pas du tout Je n’avais jamais connu l’Europe, en Ă©tant en Af rique. Chez nous, on a l’habitude de partir pendant les saisons d’étĂ© : on travaille pour quelqu’un qui nous paie, puis on prĂ©pare les cult ures pour la saison des pluies. C’est ce que je voulais faire. Si je suis allĂ© en AlgĂ©rie, c’était pour travailler un peu et revenir en GuinĂ©e. Sauf que lĂ -bas, je n’étais pas assez costaud pour le travail qu’on me faisait faire : c’était trĂšs physique et dur pour moi. J’étais manƓuv re sur des chantiers, je devais pousser des brouettes de sable. Ensuite, des amis m’ont convaincu qu’il fallait traverser avec eux, alors j’ai pris la route. Ça n’a pas Ă©tĂ© facile, mais bon
 on y est arrivĂ© Vous avez dĂ» faire appel Ă  des passeurs.

Oui. J’ai dĂ» faire comme tout le monde. Tu ne peux pas arriver en Italie sans passer par les pasteurs [Rires.] Enfin, les

L’acte ur inte rprĂšte un livreur Ă  vĂ© lo Ă  Pa ri s en qu ĂȘte de rĂ© gularis ation

Maintenant, votre vie est ici, vos dettes sont rĂ©glĂ©es, il ne manque plus que les papiers pour pouvoir voyager. Voyager, non
 Surtout pouvoir travailler dans un garage ! L’idĂ©e, c’est de rester ici, de travailler et de construire ma vie. Et quels liens vous gardez avec la culture guinĂ©enne ?

Aucun. J’ai du mal Ă  me prononcer, parce que ma copine, qui est française, me pose la mĂȘme question tous les jours : « Pourquoi tu n’écoutes pas de musique guinĂ©enne ? » D’abord, je ne parle pas français correctement : or, pour apprendre une langue, il ne faut pas trop Ă©couter la tienne. Il faut mettre une musique diffĂ©rente de celle de ton pays Alors j’écoute du rap français, amĂ©ricain, mais rarement les musiques de chez nous. Si on m’invite Ă  une fĂȘte et si on me demande de mettre de la musique guinĂ©enne, je le fais, mais tout seul non. ■

entrev ue

KARIM MISKÉ

« LE MAL EST UNE VRAIE QUESTION HUMAINE »

Dans son dernier polar, l’auteur et rĂ©alisateur franco-mauritanien imagine une dystopie brutale, une France en con it avec elle-mĂȘme. L’occasion de s’interroger sur notre nature profonde, nos justi cations et nos dĂ©cisions. propos recueillis par Ca th er in e Fa ye

AprĂšs le succĂšs d’Arab Jazz, Grand Prix de littĂ©rature policiĂšre en 2012, traduit dans le monde entier, La Situation ex plore les dĂ©rives politiques contemporaines, en plongeant dans la noir ceur d’une guer re civi le. Dy stopie redout able , le second roma n de l’éc rivain et rĂ©alisateur franco -mau rita nien Ka ri m MiskĂ© rĂ©active les questionnements les plus inquiĂ©tants de notre Ă©poque : les rouages politiques, la violence, l’altĂ©ritĂ©, l’identitĂ©, les ultimes zones d’humanitĂ©. Nous sommes en 2030. Des affrontements entre coalition de gauche et milice d’extrĂȘme droite mettent Ă  sac Paris et sa banlieue. Commence alors une traversĂ©e des rĂ©alitĂ©s les plus ardues. Un rĂ©cit, entre polar et anticipation, oĂč l’auteur d’une vingtaine de films documentaires sur des sujets aussi divers que la bioĂ©thique, les nĂ©ofondamentalismes juifs, chrĂ©tiens et musulmans, en passant par la surditĂ©, met en scĂšne des personnages attachants dans un environnement complexe. Une rĂ©f lexion – une alerte ? – sur ce qui pourrait advenir. Rencontre.

AM : Comment vous est venue l’idĂ©e de ce roman ?

Karim MiskĂ© : Elle est nĂ©e au moment de l’élection prĂ©sidentielle française de 2022 Tout le monde disait que le pays Ă©tait coupĂ© en trois, et l’on entendait parler du risque d’une guerre civile. Ce ty pe de discours est souvent agitĂ© par des personnes, dont des journalistes, qui ont des difficultĂ©s avec l’évolution de la France actuelle. Comme le fait qu’elle ait changĂ© de couleur au fil des dĂ©cennies, notamment avec tous ceux dont les parents ou les grands-parents viennent des anciennes colonies : une question un peu existentielle pour l’identitĂ© mouvante d’un pays. Je me suis dit qu’ils ne savaient pas trop de quoi ils parlaient. Évoquer une guerre civile, ce n’est pas une idĂ©e avec laquelle il faut jouer. J’ai eu l’occasion d’aller dans des pays qui en avaient connu, que ce soit en Afrique ou au Proche-Orient, et, lors de la rĂ©alisation de documentaires, des gens m’ont racontĂ© comment ça se passait rĂ©ellement. Alors, au-delĂ  des questions politiques ou idĂ©ologiques, j’ai voulu rĂ©f lĂ©chir aux consĂ©quences et aux faits. C’est-Ă -dire, concrĂštement : si, tout Ă  coup, une ville comme Paris ou une rĂ©gion comme l’Île-de-France se retrouvait en butte Ă  un conf lit, alors comment survivre ? Comment s’y prendre – passer un barrage, rĂ©pondre Ă  des questions Ă©thiques ou morales, sauver la vie de quelqu’un et se mettre en danger, ou pas ? Ces questions me paraissent essentielles.

Que rĂ©pondriez-vous Ă  la question de Françoise HĂ©ritier, que vous citez en exergue : « Et vous, qu ’est-ce qui vous manquerait le plus si tout cela devait disparaĂź tre Ă  jamais de votre vie ? »

J’ai dĂ©couvert cette citation lors d’un Ă©vĂ©nement organisĂ© par l’organisme oĂč je dispense des ateliers d’écriture On avait

« Une guerre civile, ce n’est pas une idĂ©e avec laquelle il faut jouer.
Alors, au-delĂ  des questions politiques ou idĂ©ologiques, j’ai voulu rĂ©flĂ©chir aux faits.»

demandĂ© aux Ă©crivains de se soumettre Ă  une consigne d’écriture – en l’occurrence, la question posĂ©e par cette anthropologue spĂ©cialiste de l’Afrique. Nous Ă©tions au printemps 2022, donc juste avant les Ă©lections, et j’ai commencĂ© Ă  jouer avec cette idĂ©e de guerre civile Ă©voquĂ©e prĂ©cĂ©demment J’ai imaginĂ© deux personnes qui avançaient vers un barrage de miliciens dans le XIe arrondissement, ne sachant pas s’ils allaient surv iv re ou non. L’un posait cette question Ă  l’autre, en lui disant qu’il avait lu ça dans un vieux bouquin du XXe siĂšcle. J’ai puisĂ© dans quelque chose qui venait de mon propre passĂ©. Et il lui a rĂ©pondu que ce seraient des tartines beurrĂ©es et un chocolat chaud, au comptoir d’un cafĂ© Ă  Maubert-MutualitĂ©.

Au-delĂ  de cet exemple trĂšs prĂ©cis, je pense que ce sont les sensations qui me manqueraient le plus Les sensations de ce qui n’existerait plus et de ce que l’on ne pourrait plus faire, parce que tous ceux que l’on connaissait auraient dispar u, ou parce qu’elles seraient devenues inaccessibles. Je pense que nous sommes tous constituĂ©s de cela. De sensations qui viennent de l’enfance ou de l’adolescence. Les premiĂšres que nous ayons expĂ©rimentĂ©es Pour moi, c’est l’odeur de la pluie sur le bitume. Ou ce que j’aimais manger ou boire. Ce sont ces choses-lĂ  qui font de nous ce que nous sommes, et que l’on trimbale toute notre vie durant Belleville, Paris, l’Île-de- France
 Ce territoire gĂ©ographique et mental oĂč se situe votre rĂ©cit interroge l’espace et les frontiĂšres. Pourquoi ce choix ?

Parce ce que ce sont des lieux familiers. C’est d’ailleurs un conseil que je donne lors de mes ateliers d’écriture : Ă©crire sur ce dont on est coutumier. Il est plus facile d’ĂȘtre juste sur ce que l’on connaĂźt et ce que l’on peut convoquer assez facilement. Par ailleurs, Paris est une capitale, avec ses contradictions, et c’est lĂ , lors d’un conf lit, que l’on essaie de prendre le

pouvoir. En l’occupant Sans compter que c’est une mĂ©tropole mondialisĂ©e – et il n’y en a pas une infinitĂ©. Cela permet donc de raconter le monde Ă  travers un espace relativement restreint, maĂźtrisable. Enfin, ce qui m’intĂ©resse Ă©galement, c’est que Paris, c’est aussi l’Afrique. Cet espace parisien-francilien permet de faire vivre toute une mĂ©moire dont est porteuse une partie de mes personnages À travers des Ă©lĂ©ments de l’Histoire, qui ont uni ou reliĂ© la France et l’Afrique, pour le meilleur comme le pire. Mais aussi Ă  travers des rĂ©cits intimes, en Ă©cho Ă  cette grande histoire Parce que s’il y rĂ©side autant d’Africains du nord et du sud du Sahara, c’est qu’il s’agit bien de l’histoire coloniale française, qui s’est poursuivie par-delĂ  ce qu’on appelle la « Françafrique », aprĂšs la dĂ©colonisation. Qu ’est-ce qui vous inspire vos personnages, et que nous rĂ©vĂšlent-ils de l’ĂȘtre humain ?

Je n’établis pas d’archĂ©t ypes comme on le fait pour des scĂ©narios de sĂ©ries tĂ©lĂ©visĂ©es. Mes personnages se dessinent au fil de l’écriture, et finissent par trouver leur chemin et leur voix en fonction de situations auxquelles ils sont confrontĂ©s et de la maniĂšre dont ils rĂ©agissent les uns en fonction des autres. Bien sĂ»r, chacun porte en lui des Ă©lĂ©ments de la condition humaine. Ce qui m’intĂ©resse Ă  travers une histoire comme celle-lĂ , c’est de voir comment il ou elle va rĂ©agir, concrĂštement, par rapport Ă  des questions fondamentales de vie ou de mort : « Si je ne risque pas ma vie pour sauver quelqu’un, pour rais-je

continuer Ă  me regarder dans le miroir ? Comment vivre avec cette faute ? » ; « Si on me donne une arme, puis-je commettre les pires exactions tout en pensant que c’est justif iĂ© par de grandes idĂ©es ou par la nĂ©cessitĂ© du moment ? » Ces situations trĂšs paroxystiques sont d’ailleurs un procĂ©dĂ© intĂ©ressant dans l’écriture, parce qu’en mettant les gens dans les conditions les plus difficiles, cela va forcĂ©ment agir comme rĂ©vĂ©lateur. Et amener le lecteur Ă  se poser des questions sur lui-mĂȘme. La question du bien et du mal est au cƓur de l’intrigue
 Chaque sociĂ©tĂ© est conf rontĂ©e Ă  cette interrogation et y rĂ©pond de maniĂšre totalement diffĂ©rente, mĂȘme si globalement, toutes s’accordent Ă  dire que tuer est un crime. Pourtant, selon la personne qui aura Ă©tĂ© tuĂ©e, l’opinion tergiverse. C’est la question de l’autre. Il y a plein de raisons qui permettent de se justifier de commettre des exactions. La non-appartenance Ă  son peuple, Ă  son idĂ©ologie, Ă  son genre, la lĂ©gitime dĂ©fense
 Quelle est la frontiĂšre ? Qui dĂ©cide ? La question du mal est une question fondamentalement humaine. Car, en rĂ©alitĂ©, tout le monde sait intimement s’il fait quelque chose de mal ou non. C’est ensuite la capacitĂ© Ă  se fixer une limite interne, cette fonction principale du surmoi en psychanalyse. Ce ty pe de sujet m’intĂ©resse, c’est pour cela que j’aime aussi le genre du polar, oĂč l’on est concrĂštement dans ces questions-lĂ , avec des personnages un peu abĂźmĂ©s par la vie, qui ont commis des choses mauvaises, mais qui pour autant n’ont

Pa ri s, mani fe stati on du 1er ma i 20 22 , jou r de la fĂȘte du Travail Un e semaine aprĂšs l’él ecti on prĂ©sid enti el le, de s af fronte me nt s avec la po lic e Ă©clate nt dans le cor tĂš ge de tĂȘte

pas abandonnĂ© tout sens moral – des personnages de tragĂ©dies grecques ou shakespeariennes, en quelque sorte. À quel moment avez-vous commencĂ© Ă  vous interroger sur le monde qui vous entoure ?

C’est venu assez tĂŽt. Mon pĂšre Ă©tait maur itanien, ma mĂšre française. Ils se sont sĂ©parĂ©s assez vite. J’ai donc grandi essentiellement dans la famille française blanche de ma mĂšre, Ă  Paris, dans les annĂ©es 1960 -1970, Ă  une Ă©poque oĂč il n’y avait pas autant de mĂ©tissage qu’aujourd’hui. J’avais donc un sentiment de dĂ©calage Ă  l’intĂ©rieur de ma famille française, comme Ă  l’école ou dans la sociĂ©tĂ© qui m’entourait, et qui naturellement me faisait me poser des questions, sans que je le formalise tout de suite. Et puis, mes deux parents Ă©taient internationalistes, tiers-mondistes et trĂšs militants. Ma mĂšre Ă©tait marxiste, fĂ©ministe, lĂ©niniste. C’était assez particulier, parce qu’à la maison, nous parlions tout le temps de politique avec des gens qui passaient, qui venaient pas mal d’Afrique et du monde arabe. TrĂšs tĂŽt, j’ai commencĂ© Ă  lire des romans policiers, et je pense que ça m’a fait du bien. Dans le sens oĂč je vivais avec l’idĂ©e d’une sorte de messianisme rĂ©volutionnaire. Le sentiment qu’on irait un jour vers un monde meilleur, par des moyens politiques En lisant les polars, je me disais quand mĂȘme que ce n’était pas gagnĂ© d’avance, parce que les personnes Ă©taient mues par des dĂ©sirs, des instincts de possession, qu’il y avait le vol, le viol, le meurtre, l’adultĂšre, que tout le monde avait des choses Ă  cacher. Je sentais bien qu’il n’y aurait pas une solution toute prĂȘte pour rĂ©gler les problĂšmes. Alors, Ă  partir de ce moment-lĂ , j’ai commencĂ© Ă  essayer de comprendre comment une mĂȘme personne pouvait faire le bien et le mal. Comment les grands phĂ©nomĂšnes collec ti fs se mett aient en place. J’ai lu trĂšs jeu ne 1984, de George Or well, et je me su is intĂ©ressĂ© au cr ime, au x prĂ©jud ices et Ă  l’injust ice. Que fa it-on avec cela ? On ne peut pa s juste les Ă©radiquer Il faut ĂȘtre capable de les regarder en face. Et aussi de regarder en soi.

Dans vos différents travaux, les questions de la religion et de la domination vous interrogent. Quel regard portez-vous sur le poids des croyances et de toutes les formes de pouvoir ?

Pourquoi est-on lĂ  ? Pourquoi y a-t-il quelque chose plutĂŽt que rien ? Pourquoi l’univers existe-t-il ? L’humanitĂ© se pose ces questions depuis la nuit des temps. La nĂ©cessitĂ© de comprendre et de croire est profondĂ©ment humaine. On espĂšre que la religion nous donnera des rĂ©ponses. Et c’est normal, car nous avons besoin d’une sorte d’idĂ©e de la transcendance qui nous dĂ©passe. Le problĂšme, c’est lorsqu’on prend les prĂ©ceptes relig ieux de maniĂšre littĂ©ra le. Blaise Pascal, qui of fre une analyse profonde de la condition humaine, a Ă©crit lui-mĂȘme : « Le silence Ă©ternel de ces espaces infinis m’effraie. » Alors, en devenant jansĂ©niste – courant le plus « intĂ©griste » de la religion chrĂ©tienne Ă  son Ă©poque –, il a trouvĂ© une rĂ©ponse pour contenir ses angoisses. Concernant les my thes fondateurs, il

« À la suite de l’indĂ©pendance, la sociĂ©tĂ© mauritanienne est entrĂ©e rapidement et radicalement dans la modernitĂ©, rattrapĂ©e par la mondialisation. »

y a plusieurs maniĂšres de les comprendre, et c’est lĂ  que l’on ar rive Ă  la question du pouvoir. On peut les considĂ©rer de maniĂšre sy mbolique, ce que font souvent les mystiques, c’estĂ -dire qu’ils ne pensent pas qu’il y ait quelque chose Ă  prendre au pied de la lettre Qu’ils doivent nous permettre de continuer Ă  penser. Et aussi Ă  ressentir, parce que souvent, c’est exprimĂ© de maniĂšre trĂšs poĂ©tique. Et du moment que c’est poĂ©tique, cela ne peut pas ĂȘtre pris de façon stricte. La poĂ©sie propose de multiples sens. Chacun l’apprĂ©hende Ă  sa maniĂšre. Mais, a contrario, cela peut devenir un instrument de pouvoir. En s’emparant du my the et en imposant une seule interprĂ©tation C’est ce qui a donnĂ© l’Inquisition, entre autres, et toutes sortes de mouvements apocalyptiques qui existent encore. L’homme a besoin d’ĂȘtre rassurĂ©, d’amour, de consolation, de beautĂ©, de trouver une maniĂšre d’affronter ses peurs. Et c’est lĂ  qu’il peut ĂȘtre pris en otage par des individus qui imposent une seule maniĂšre de voir les choses pour en tirer un pouvoir sur les autres. D’ailleurs, cela s’est transfĂ©rĂ© Ă©galement sur la politique. Au XXe siĂšcle, Ă  partir du moment oĂč le christianisme, notamment, a dĂ©clinĂ© en Europe, des idĂ©ologies se sont substituĂ©es Ă  la religion. Comme l’extrĂȘme droite, le fascisme
 Des systĂšmes de pouvoir devenus des instruments de domination. L’élection de Trump marque -t-elle le franchissement d’un nouveau palier ?

Ce que cette Ă©lection nous dit des AmĂ©ricains qui ont votĂ© pour Trump, c’est qu’ils ont compris que le pouvoir de l’argent Ă©tait extrĂȘmement fort et que les ressources Ă©taient limitĂ©es. Sy mboliquement, il y a comme un Ă©tat de guerre entre plusieurs parties de la sociĂ©tĂ©, parmi lesquelles l’une dit non : elle veut garder son mode de vie occidental, parce qu’il n’y a pas de raison de changer, qu’elle a grandi lĂ -dedans et qu’elle ne veut pas consommer moins. Trouver un nouvel ordre planĂ©taire,

face Ă  la crise Ă©cologique surtout, remettrait en cause la vie Ă  laquelle elle est habituĂ©e. Du coup, elle peut se solidariser avec des milliardaires, lesquels en principe ne devraient pas ĂȘtre spĂ©cialement ses amis, mĂȘme si elle n’a que des miettes de leurs richesses. La plupart des gens votent pour leurs intĂ©rĂȘts De plus, les politiciens sont des bateleurs, des gens qui savent parler, sans aucun scrupule Ils vont utiliser n’importe quel argument, et ça marche. Cela nous ramĂšne Ă  la question du bien et du mal : ils utilisent ce qu’il y a de pire chez les gens, au dĂ©triment d’autres catĂ©gories de la population Le problĂšme, c’est que l’on sait comment ça s’est passĂ© en Europe il y a prĂšs d’un siĂšcle, quand on a fait des choix de ce ty pe, d’abord avec les juifs et les Tziganes, puis avec les personnes souffrant de maladies mentales
 À la fin, plus personne n’est protĂ©gĂ©, en rĂ©alitĂ©, parce qu’il y a toujours une nouvelle catĂ©gorie Ă  gommer C’est ce qu’Hannah Arendt explique trĂšs bien dans Les Origines du totalitari sme. Comment dĂ©cririez-vous votre double appartenance mauritanienne et française ?

Mon pĂšre Ă©tait un ex ilĂ© politique et, de mon cĂŽtĂ©, j’ai grandi en France Je me suis donc constituĂ© comme un adolescent parisien, puis je ne suis allĂ© en Mauritanie que lorsque j’avais quinze ans. À l’époque, il n’y avait pas de mots comme « racisĂ© ». Je ne savais pas trop si j’étais « mĂ©tisse » ou bien « franco-mauritanien », j’étais un peu comme dans des limbes. Je ne voyais pas trĂšs souvent mon pĂšre et j’avais dans la tĂȘte une Mauritanie imaginaire, mystĂ©rieuse. Ce n’est qu’en m’y rendant que j’y ai dĂ©couvert une rĂ©alitĂ© trĂšs dĂ©routante au dĂ©part, mais Ă©galement tellement intĂ©ressante et ag rĂ©able, pa rce que j’ai sent i que j’y Ă©t ai s at tendu. Auta nt, en Fr ance, on pouv ait question ner d’une cert aine ma niĂšre mon appa rtena nce Ă  une autre cu lt ure – et c’ét ait toujou rs Ă©t ra nge, pa rce que je me sent ai s mi s Ă  l’éc ar t, alor s que je n’avai s pa s envie d’ĂȘt re ra menĂ© Ă  une ex tranĂ©itĂ© ; auta nt en Maur it an ie, c’ét ait le cont ra ire. LĂ -bas, ma pa rt frança ise n’i ntĂ©ressait person ne, ce qu i Ă©t ait import ant pour le s ge ns, c’ét ait ma fi li at ion patri li nĂ©aire. L’ét ra ngetĂ© pour moi, c’était donc de voir en miroir deux endroits oĂč l’appartenance fonctionnait de façon diffĂ©rente. D’un cĂŽtĂ©, il y avait la France avec tout cet hĂ©ritage colonial dont j’entendais beaucoup parler, et, de l’autre, l’Afrique avec ses contradictions. De plus, comme mon pĂšre Ă©tait de l’ethnie maure, arabo-berbĂšre, je me retrouvais plutĂŽt sy mboliquement du cĂŽtĂ© des oppresseurs Tout cela Ă©tait donc trĂšs troublant.

En effet, le pays s’est beaucoup transformĂ© J’essaie de m’y rendre autant que possible, mĂȘme si ce n’est pas souvent, et j’entretiens un lien trĂšs fort avec lui. J’y ai des demi-sƓurs, un peu plus ĂągĂ©es que moi, dont la mĂšre est mauritanienne. On se parle rĂ©guliĂšrement. La famille lĂ -bas, c’est plus qu’une famille, c’est un groupe social, une tribu. Cela crĂ©e des attaches et des rapports particuliers Ce que j’ai pu observer, c’est qu’aprĂšs l’indĂ©pendance, la sociĂ©tĂ© mauritanienne est entrĂ©e un peu rapidement et radicalement dans la modernitĂ©. À l’époque, il y avait environ 70 % de nomades dans le pays Les villes Ă©taient trĂšs peu peuplĂ©es. Aujourd’hui, Nouakchott compte plus d’un million et demi d’habitants. Elle a Ă©tĂ© rattrapĂ©e par la mondialisation. On y ressent plein d’influences diffĂ©rentes, aussi bien des pays du Golfe que des États-Unis. C’est trĂšs intĂ©ressant, parce que c’est une culture qui est en transformation permanente Par ailleurs, les sujets tabous de l’époque n’en sont plus, comme les sĂ©quelles de l’esclavage ou les relations entre les Maures et les Peuls. Les mentalitĂ©s Ă©voluent AprĂšs, comme partout dans le monde, on observe une sociĂ©tĂ© inĂ©galitaire, oĂč les questions d’argent sont venues prendre au moins autant de place que la question de la domination ancestrale. Mais ce qui mĂ©rite pa rt ic uliĂšrement l’at tent ion, c’est le mĂ©lange culturel de ce pays singulier, comme un entre- deux entre le Maghreb et l’Afrique subsaharienne.

La Situ atio n (2 023), Les Avri ls, 25 6 page s, 22 €

Votre dernier documentaire, en cours de montage, porte sur un tout autre territoire : l’Inde. Qu ’y abordez-vous ?

Cette mini-sĂ©rie de deux fois 52 minutes, destinĂ©e Ă  Arte, raconte l’histoire de l’Inde Ă  travers la famille Nehru-Gandhi, une lignĂ©e politique du pays AprĂšs Motilal Nehru, prĂ©sident du CongrĂšs, son fils Jawaharlal, proche du mahatma Gandhi aux cĂŽtĂ©s de qui il s’est battu pour l’indĂ©pendance, lui succĂšde puis devient Premier ministre. Vient ensuite le tour de sa fille, Indira Gandhi – dont le nom de famille n’a rien Ă  voir avec le mahatma –, puis le fils aĂźnĂ© de celle-ci, Rajiv Gandhi, victime d’un attentat suicide en 1991. Aujourd’hui, son fils Rahul est chef de l’opposition of ficielle. Cela permet donc de raconter l’histoire de l’Inde de 1861 Ă  nos jours, au fil de cinq gĂ©nĂ©rations d’une mĂȘme famille. Une excellente trame narrative pour dĂ©rouler le rĂ©cit chronologique d’un pays particulier, en pleine croissance, qui a complĂštement renoncĂ© au socialisme de l’époque de Nehru. Et oĂč les my thes fondateurs diffĂšrent autant du monde occidental que du continent africain.

Somme toute, oĂč vous sentez-vous chez vous ?

La Mauritanie de votre enfance a-t- elle beaucoup changĂ© en prĂšs d’un demi -siĂšcle ?

Paris, oĂč j’ai grandi et oĂč je rev iens toujours, reste ma ville. À l’est de cette capitale, je me sens chez moi. C’est mon territoire. ■

BUSINESS

Interv iew

Rona k Gopa ldas

Ai r Cîte d’Ivoi re veut voler plus loin

La RDC

ne renonc e pa s à l’or noi r

L’Af rique menacĂ©e pa r une croi ssance molle

La Cîte d’Ivoi re pro te de la hausse du caoutchouc

L’AGOA sous la menace du trumpisme

Depu is plus de vi ng t ans, cet accord favor ise les ex port at ions des pays d’Af rique su bsahar ienne vers les Ét ats-Un is. Il doit ĂȘt re renouvelĂ© en 2025, Ă  moi ns que Dona ld Tr ump, nouveau hĂ©raut du protection nisme, dĂ©cide de tout bouleverser. par CĂ© dri c Gou ve rn eu r

SignĂ©e en 2000 sous la prĂ©sidence de Bill Clinton, la loi sur la croissance et les opportunitĂ©s en Af rique (Af rican Growth and Opport unit y Act, AGOA) permet aux pays Ă©ligibles d’exporter sans droits de douane une gamme d’environ 1 800 produits aux États-Unis. ProlongĂ© en 2015 pour une durĂ©e de dix ans, cet accord doit en thĂ©orie ĂȘtre renouvelĂ© en 2025 Mais le retour de Donald Trump Ă  la Maison-Blanche pourrait changer la donne. Certains chefs d’État, Ă  l’image de Bola Tinubu (Nigeria) et Emmerson Mnangag wa (Zimbabwe), ont fĂ©licitĂ© le vainqueur pour son Ă©lection Ă  la prĂ©sidentielle. Mais la plupart ne se font aucune illusion quant au personnage : non seulement Trump ne connaĂźt pas l’Af rique, mais il s’en dĂ©sintĂ©resse et la mĂ©prise (il aurait mĂȘme osĂ© traiter le continent

de « pays de merde » en 2018
). Lors de son premier mandat (20172021), il n’a reçu que deux leaders af ricains (le NigĂ©rian Muhammadu Buhari et le KĂ©nyan Uhuru Kenyatta). Sous son mandat, le nombre de visas accordĂ©s aux Ă©tudiants du continent avait Ă©tĂ© divisĂ© par deux

UN CREDO PROTECTIONNISTE

Trump veut sabrer dans les dĂ©penses du budget fĂ©dĂ©ral et pourrait donc s’en prendre Ă  l’Agence des États-Unis pour le dĂ©veloppement international (USA ID), qui reste le premier donateur du continent avec 7 milliards de dollars en 2021. Surtout, comme il l’avait dĂ©jĂ  fait en 2016, Tr ump a sĂ©duit ses Ă©lecteurs avec un credo protectionniste (Amer ica first, « l’AmĂ©rique d’abord »), promettant de pĂ©naliser les importations dans le but de favoriser

l’emploi aux États-Unis. Il parle d’imposer une ta xe de 10 % sur les importations (et mĂȘme jusqu’à 60 % sur les importations chinoises).

L’AGOA, contrairement aux accords de libre-Ă©change, est unilatĂ©ral : les États af ricains partenaires bĂ©nĂ©ficient donc d’un avantage compĂ©titif pour exporter une large gamme de produits sur le territoire amĂ©ricain, mais sans obligation de rĂ©ciprocitĂ©, c’est-Ă -dire sans faciliter les importations made in USA sur leur territoire Trump pourrait donc exiger des Af ricains des contreparties commerciales
 ou mĂȘme mettre fin Ă  l’AGOA Aux États-Unis, des entreprises se plaignent de la concurrence af ricaine, pourtant marginale (notamment dans l’av iculture de poulets). En juillet dernier, lors de l’AGOA Forum qui se tenait Ă  Johannesburg,

Na tio na l Har bo r, Ma ry land, le 24 févri er 20 24

Le fu tu r ch e f d’État e st al or s en p le in e ca mpagne prĂ© sid enti el le

BUSINESS

le ministre du Commerce et de l’Industrie d’Af rique du Sud, Park s Tau (A NC), a averti qu’en cas de non-reconduction de l’accord, les emplois de 13 000 de ses concitoyens seraient menacĂ©s dans les mines, les usines (notamment celles de piĂšces dĂ©tachĂ©es automobiles) et l’agriculture (les trois quarts des exportations de vin sud-af ricain sont dirigĂ©es vers les USA). L’Af rique du Sud bĂ©nĂ©ficie d’un excĂ©dent commercial de 8 milliards de dollars avec la superpuissance. « Nous avons besoin de cet avantage concurrentiel », souligne Ă  l’Agence France Presse (A FP) Justin Chadwick, prĂ©sident de la CGA, l’association des producteurs d’agrumes sudaf ricains, ajoutant que « des milliers d’emplois ruraux » seraient menacĂ©s. Les pays af ricains sont, certes, accoutumĂ©s aux conditionnalitĂ©s de l’AGOA – traitĂ© que Washington a toujours utilisĂ© comme un instr ument

de pression diplomatique « Pour les États-Unis, les bĂ©nĂ©fices Ă©conomiques et commerciaux de l’AGOA sont largement nĂ©gligeables », Ă©crit dans un rĂ©cent rapport l’économiste sud-af ricain Ronak Gopaldas [lire son interview pages suivantes], qui estime que « la valeur rĂ©elle de l’AGOA pour Washington rĂ©side dans son apport gĂ©opolitique ». Avec 18,5 milliards de dollars, l’Af rique reprĂ©sente environ 1 % des exportations globales des ÉtatsUnis, premiĂšre puissance mondiale
 Pour les pays af ricains, l’impact de l’AGOA est inverse : « Le bĂ©nĂ©fice est Ă©conomique, et le coĂ»t est

Les pays africains sont accoutumés aux conditionnalités de ce traité, que Washington a toujours utilisé comme un instrument de pression diplomatique.

gĂ©opolitique. » En 2021, l’Éthiopie d’Abiy Ahmed a Ă©tĂ© exclue en raison des violations des droits de l’Homme perpĂ©trĂ©es au TigrĂ©. Addis-Abeba, qui n’est pas membre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), se voit donc privĂ©e d’exporter aux États-Unis son prĂȘt-Ă porter, produit dans le parc industriel de Hawassa, soit un manque Ă  gagner de 275 millions de dollars. A contrario, la RĂ©publique dĂ©mocratique du Congo a Ă©tĂ© rĂ©admise en 2021, afin de saluer les efforts de gouvernance du prĂ©sident FĂ©lix Tshisekedi. Tr ump, qui jure d’expulser manu militari des millions de migrants du sol amĂ©ricain, n’accorde un intĂ©rĂȘt que trĂšs relatif au respect des droits humains
 Mais il pourrait sanctionner les pays du continent dont la diplomatie lui dĂ©plaĂźt, et Ă  l’inverse en rĂ©compenser d’autres

LA RECONNAISSANCE

DU SOMALILAND AU PROGRAMME

Le c hef d’État i vo iri en Alass ane Ou at ta ra s’ex pri me lor s de l’ou ve rture du 18 e fo rum de l’AG OA Ă  Ab idja n, le 5 aoĂ»t 2019

En dĂ©cembre 2020, Tr ump avait reconnu la souverainetĂ© marocaine sur le Sahara occidental, en contrepartie de la reconnaissance d’IsraĂ«l par Rabat. Le manifeste politique de Trump, le « projet 2025 », Ă©voque par ailleurs une reconnaissance du Somaliland autoproclamĂ©, dĂ©cision qui ne manquerait pas d’avoir des rĂ©percussions sismiques sur tout le continent. Pretoria, membre des BR ICS qui a procĂ©dĂ© Ă  des manƓuv res conjointes avec la Russie et la Chine en 2023, puis poursuivi en 2024 IsraĂ«l devant la Cour internationale

de justice (CIJ ) Ă  cause de la guerre Ă  Gaza, pourrait ĂȘtre « punie » par Washington En 2015, Pretoria avait abandonnĂ© un projet de ta xe sur les importations de poulet amĂ©ricain, Washington menaçant d’exclure le pays de l’AGOA. Or, la perspective de perdre les bĂ©nĂ©fices de cet accord constitue rarement un obstacle pour les dirigeants af ricains, qui savent que PĂ©kin ou Moscou se montreront toujours prompts Ă  se substituer aux Occidentaux.

Outre l’Af rique du Sud, le Kenya, l’Éthiopie, Madagascar, Maurice, le Lesotho et l’Eswatini ont particuliĂšrement bĂ©nĂ©ficiĂ© de l’AGOA. GrĂące Ă  cet accord, les exportations hors hydrocarbures sont passĂ©es de 1,4 Ă  5,7 milliards de dollars entre 2002 et 2022 Au Kenya, l’AGOA aurait permis de crĂ©er 52 000 emplois dans les usines textiles, notamment pour les marques Calv in Klein et Tommy Hilfiger. Le dĂ©partement du commerce amĂ©ricain lui-mĂȘme estime que l’AGOA aurait contribuĂ© Ă  la crĂ©ation en Af rique subsaharienne d’environ 300 000 emplois directs et 1,5 million d’emplois indirects, surtout pour les femmes et les jeunes.

L’Af rique pourrait se retrouver malgrĂ© elle au milieu de la guerre commerciale qui s’annonce entre Washington et PĂ©kin, surtout si Trump dĂ©cide de nuire aux voitures Ă©lectriques chinoises, concurrentes des Tesla de son nouvel ami Elon Musk PlutĂŽt que de faire perdurer un traitĂ© qu’il juge nuisible aux exportations amĂ©ricaines, Tr ump pourrait choisir de priv ilĂ©gier les accords bilatĂ©raux, Ă  l’exemple de l’accord STIP (St rategic Trade and Invest ment Part nership) lancĂ© entre Washington et Nairobi en 2022, af in notamment de contrer l’influence chinoise en Af rique de l’Est. ■

LES CH IFFR ES

LA PART DU PI B CO NSACRÉ E À L’ÉDUCATION A CH UTÉ EN MOYE NNE À 3,9 % DANS LE S PAYS LE S PLUS PAUVR ES , TR ÈS LO IN DE S BESOI NS ESTIMÉS .

La p rod uction céréal iÚre ou es t- af rica in e a di mi nu é de 70 0 000 tonn es en 20 24 du fa it

des aléas cl im ati qu es .

1,14 milliard de dollars : le montant de la dette de la Somalie envers les ÉtatsUnis, annulĂ©e par Washington.

70 %

DES CONSOMMATEURS D’AFRIQUE

SUBSAHARIENNE

DÉCL ARENT PRÉFÉRER

LES MARQUES ALIMENTAIRES LOCALES AUX MARQUES ÉTRANGÈRES.

LA TR AN SITI ON ÉN ER GÉ TI QU E ET SA « CRO IS SANCE VE RTE » PO UR RAIE NT CR ÉER ENTR E 1,5 ET 3,3 MI LLI ON S D’EM PLOI S D’ICI À 20 30.

Le service de la dette a

augmenté de 16,3 % entre 2017 et 2023 dans la plupart des pays du continent.

Ronak Gopaldas

« Tout dépendra de laquelle des intentions contradictoires nira par dominer »

L’AGOA pourrait servir d’arme dans la guerre commerciale avec PĂ©kin, tandis que Tesla – sociĂ©tĂ© dirigĂ©e par le milliardaire Elon Musk – s’intĂ©resse, elle, aux minerais africains. Analyse des intĂ©rĂȘts divergents amĂ©ricains, avec l’économiste politique sud-africain Ronak Gopaldas. propos recueillis par CĂ©dric Gouverneur

AM : Quels impacts sur l’AGOA (African Growth and Opportunity Act) avait eu le premier mandat de Donald Trump (janvier 2017- janvier 2021) ? Ronak Gopaldas : Son administration avait maintenu l’AGOA, qui accorde un accĂšs en franchise de droits au marchĂ© amĂ©ricain aux pays Ă©ligibles d’Af rique subsaharienne, mais elle n’avait fait que peu d’efforts pour l’étendre ou le renouveler. L’approche de Trump Ă  l’égard de l’Af rique Ă©tait transactionnelle, se concentrant sur les intĂ©rĂȘts amĂ©ricains plutĂŽt que sur des partenariats Ă  long terme. Tandis qu’il critiquait l’influence de la Chine en Af rique, accusant PĂ©kin de pratiques de prĂȘt prĂ©datrices, son administration n’avait pas de stratĂ©gie cohĂ©rente pour contrecarrer cette influence chinoise, laissant les nations af ricaines Ă©quilibrer leurs relations avec les deux puissances

Le commerce entre les USA et l’Afrique subsaharienne est en baisse, en volume comme en valeur. Quelles sont les principales raisons de cette diminution ?

Elle est due Ă  l’évolution des modĂšles commerciaux mondiaux et Ă  l’essor de puissances Ă©conomiques Ă©mergentes, telles que la Chine, l’Inde et la Russie, qui ont approfondi leurs liens avec l’Af rique, et donc rĂ©duit la dĂ©pendance du continent Ă  l’égard des États-Unis Alors que la Chine est devenue le plus grand partenaire commercial de l’Af rique, investissant massivement dans les infrastr uctures et les ressources naturelles, les États-Unis ont eu du mal Ă  rivaliser. Pendant ce temps, l’administration Tr ump s’est davantage concentrĂ©e sur les prioritĂ©s nationales, rĂ©duisant ainsi son engagement avec l’Af rique. La crĂ©ation de la Zone de libre-Ă©change continentale af ricaine (ZLECA f) en 2021 a Ă©galement encouragĂ© le commerce intraaf ricain, diminuant encore davantage la dĂ©pendance Ă  l’égard de marchĂ©s extĂ©rieurs tels que les États-Unis. Elon Musk est promis Ă  de hautes responsabilitĂ©s (Trump entend le nommer « ministre de l’Ef ficacitĂ© gouvernementale ») : est- ce une bonne nouvelle pour les producteurs africains de lithium (Zambie et RĂ©publique dĂ©mocratique du Congo, par exemple), indispensables Ă  Tesla ?

Les entreprises d’Elon Musk, notamment Tesla, SolarCit y et SpaceX, ont des intĂ©rĂȘts importants dans les minĂ©raux af ricains, tels que le cobalt, le lithium et le nickel, qui sont cr uciaux pour les vĂ©hicules Ă©lectriques et les solutions d’énergies renouvelables. Cela crĂ©e des opportunitĂ©s pour les producteurs de pays comme la Zambie et la RĂ©publique dĂ©mocratique du Congo.

Le serv ice Internet par satellite Starlink pourrait Ă©galement amĂ©liorer la connectivitĂ© numĂ©rique en Af rique, en comblant les lacunes en matiĂšre d’infrastr uctures et en favorisant le dĂ©veloppement Ă©conomique. Cependant, les tensions gĂ©opolitiques et les inquiĂ©tudes concernant l’approv isionnement durable pourraient façonner l’implication future d’Elon Musk dans la rĂ©gion Le rĂ©sultat dĂ©pendra de laquelle de ses intentions contradictoires finira par dominer : en cas de guerre commerciale avec la Chine, Tr ump utilisera l’AGOA comme une arme de sof t power afin de faire avancer les intĂ©rĂȘts amĂ©ricains. Les minĂ©raux critiques revĂȘtent donc une importance stratĂ©gique pour promouvoir l’influence des ÉtatsUnis et freiner l’influence de la Chine. Trump pourrait ĂȘtre tentĂ© d’utiliser l’AGOA comme arme diplomatique : l’Afrique du Sud pourrait- elle subir des reprĂ©sailles en raison de la politique de Pretoria au Moyen- Orient depuis octobre 2023 ?

Joe Biden avait suspendu l’Éthiopie de l’AGOA , accusant le pays de violations des droits de l’Homme. Trump, peu sensible Ă  ces problĂ©matiques , pourrait- il se concentrer sur les relations diplomatiques ?

Sous le premier mandat de Trump, les intĂ©rĂȘts stratĂ©giques et Ă©conomiques ont en effet souvent pris le pas sur les droits humains. Et contrairement Ă  Biden, qui a suspendu les avantages accordĂ©s Ă  l’Éthiopie au titre de l’AGOA en raison de violations des droits de l’Homme pendant le conf lit au TigrĂ© (2020-2022), l’administration

Tr ump avait donnĂ© la prioritĂ© aux avantages commerciaux et aux alliances stratĂ©giques, s’engageant mĂȘme avec des dirigeants que l’on peut qualifier d’autoritaires lorsque cela s’accordait avec les intĂ©rĂȘts amĂ©ricains.

Quelle sera la politique de Trump en matiĂšre de dollar ?

La prĂ©fĂ©rence de Tr ump va Ă  un dollar plus faible, afin de stimuler les exportations amĂ©ricaines en les rendant plus compĂ©titives Ce qui pourrait, indirectement, rĂ©duire le fardeau de la dette af ricaine, car elle est libellĂ©e en dollars. Cependant, les critiques de Tr ump Ă  l’égard des politiques de la RĂ©serve fĂ©dĂ©rale (la Fed) et ses conf rontations avec son prĂ©sident Jerome Powell [en poste ju squ’en 2026 – Tr ump l’a qualif iĂ© d’« ennemi des États-Unis», ndlr] suggĂšrent que de futurs dĂ©bats autour de la politique monĂ©taire amĂ©ricaine pourraient avoir des implications imprĂ©v isibles sur le commerce et les investissements mondiaux. Quelles pourraient ĂȘtre les impacts sur la ZLECAf de la guerre commerciale de Trump contre la Chine ?

Les minĂ©raux critiques revĂȘtent une importance stratĂ©gique pour promouvoir l’influence des États-Unis et freiner l’influence de la Chine.

Tr ump pourrait utiliser l’AGOA stratĂ©giquement pour influencer les politiques af ricaines La position de l’Af rique du Sud sur le Moyen-Orient pourrait susciter un examen minutieux, en particulier si la politique Ă©trangĂšre amĂ©ricaine devient plus belliciste. Or, les efforts diplomatiques de l’Af rique du Sud sous la direction de l’ambassadeur Ebrahim Rasool et du ministre du Commerce et de l’Industrie Park s Tau pourraient contribuer Ă  attĂ©nuer les tensions. L’Af rique du Sud prĂ©sidera le G20 en 2025, ce qui pourrait aussi crĂ©er des opportunitĂ©s de dialogue constr uctif entre les deux pays

Les politiques commerciales de Tr ump pourraient avoir des effets Ă  la fois positifs et nĂ©gatifs sur la ZLEC Af. Des États-Unis plus isolationnistes pourraient encourager les pays af ricains Ă  se concentrer sur le commerce intraaf ricain, et ainsi Ă  rĂ©duire leur dĂ©pendance Ă  l’égard des partenaires extĂ©rieurs Cependant, une augmentation des droits de douane sur les exportations af ricaines ou des accords bilatĂ©raux avec des pays indiv iduels pourraient compromettre les objectifs communs de la ZL EC Af. En rĂ©ponse aux tensions commerciales, les pays af ricains pourraient approfondir leurs partenariats avec d’autres acteurs mondiaux, comme la Chine et l’Union europĂ©enne, tout en poursuivant leur industrialisation et leur intĂ©gration rĂ©gionale afin d’attĂ©nuer les chocs extĂ©rieurs ronakgopaldas.com ■

Air Cîte d’Ivoire veut voler plus loin

L’objectif consistera Ă  desser vir l’Europe, l’AmĂ©rique du Nord et le Moyen-Orient, notamment avec l’agrandissement de l’aĂ©roport d’Abidjan.

Si tout va bien, Air CĂŽte d’Ivoire inaugurera ses premiers vols long-courriers pour Paris au courant du premier semestre 2025, dĂšs la rĂ©ception, prĂ©v ue en mars et av ril, de ses deux nouveaux appareils A330 -900 d’une capacitĂ© de 287 places Une Ă©volution majeure pour le pavillon ivoirien, qui vise dĂ©sormais l’Europe (Paris, puis Londres, Br uxelles, GenĂšve
), l’AmĂ©rique du Nord (Washington) et mĂȘme Beyrouth. LancĂ©e en 2012 par le prĂ©sident Alassane Ouattara,

la compagnie est parvenue en une dĂ©cennie Ă  capter 52 % de parts du marchĂ© rĂ©gional, avec 6,7 millions de passagers. Elle affiche depuis 2021 un rĂ©sultat d’exploitation positif. Depuis juin 2022, Air CĂŽte d’Ivoire desser t Johannesburg avec une escale Ă  Kinshasa. Elle ambitionne d’ici 2031 d’établir des liaisons avec au moins 35 destinations, dont six intercontinentales, et de cumuler 12,5 millions de passagers annuels. D’ici lĂ , sa flotte devrait doubler et le nombre de ses salariĂ©s grimper Ă  1 180, auxquels

s’ajouteront 7 000 emplois indirects. L’agrandissement de l’aĂ©roport international FĂ©lix HouphouĂ«t-Boigny accompagne forcĂ©ment cette ambition. Avec deux millions de passagers (dont un tiers transpor tĂ© par Air CĂŽte d’Ivoire), « FHB » est au ma ximum de ses capacitĂ©s. Des travaux d’extension, dĂ©marrĂ©s en 2022, devraient lui permettre d’accueillir 5 millions de passagers, la plateforme passant de 30 000 Ă  55 000 m2 Air CĂŽte d’Ivoire doit cependant affronter de solides concurrents, Ă  commencer par Ethiopian Airlines,

Sur le ta rm ac de l’aĂ© ro po rt inte rnational F Ă©li x HouphouĂ«t- Bo ig ny

desser vant 63 destinations sur le continent et assurant dĂ©jĂ  une liaison Abidjan-New York JFK. Le mastodonte a multipliĂ© les accords avec les transpor teurs rĂ©gionaux, comme la compagnie privĂ©e togolaise Asky. Deux autres concurrents – Turk ish Airlines (49 destinations dans 37 pays du continent) et la RA M (Maroc) – proposent des vols vers l’Europe depuis Abidjan, avec escales.

DES DISCUSSIONS DIFFICILES, MAIS NÉCESSAIRES

Pour les affronter, Air CĂŽte d’Ivoire a signĂ© en mai un partenariat avec Air SĂ©nĂ©gal, af in de rĂ©duire les coĂ»ts et de multiplier les correspondances proposĂ©es aux passagers. Elle nĂ©gocie surtout une rĂ©vision de l’« accord de ciel ouvert » signĂ© avec Paris en mars 2016, af in de limiter la concurrence française (A ir France et Corsair) sur Abidjan. Des discussions difficiles – la destination est particuliĂšrement rentable –, mais indispensables pour laisser le pavillon ivoirien amorcer son envol vers Paris sans ĂȘtre Ă©touffĂ© par la concurrence.

« Nous avons tenu à réussir le niveau régional avant de nous lancer dans cette nouvelle aventure », expliquait en septembre dernier le DG de la compagnie, Laurent Loukou, lors du Forum de la Banque af ricaine de développement (BAD) consacré aux transpor ts, ajoutant :

« On ne veut pas rester petits, au serv ice d’Ethiopian Airlines ou d’autres compagnies aĂ©riennes. »

Le DG concluait : « La rĂ©gion qui va de Nouakchott Ă  Kinshasa est la plus dif ficile de toute l’Af rique », dĂ©plorant des coĂ»ts de production Ă©levĂ©s et estimant que seules 2,5 millions de personnes environ, sur un total de 500 millions d’habitants, utilisent, pour l’instant, le transpor t aĂ©rien ■

La mu l tina tiona le Pe re nco, sp Ă©cialisĂ© e dans l’ex pl oita ti on de pu it s de pĂ©trol e en fin de vi e, su r le so l cong olai s.

La RDC ne renonce pas à l’or noir

Le gouvernement est dĂ©cidĂ© Ă  prĂ©senter un nouvel appel d’offres dĂšs l’annĂ©e prochaine.

Le ministre congolais des Hydrocarbures, AimĂ© Sakombi Molendo, nommĂ© en mai dernier, l’a dĂ©clarĂ© lors du Forum Makutano qui s’est tenu Ă  Kinshasa mi-novembre : la RDC proposera un nouvel appel d’offres de recherche et d’exploitation pĂ©troliĂšre courant 2025. L’État est Ă©galement en voie de solder son contentieux avec Ventura, actant le dĂ©part de l’entreprise du sulf ureux Dan Gertler. Et libĂ©rant ses permis prometteurs sur le lac Albert. Le 11 octobre, le gouvernement avait dĂ» annoncer l’échec du premier tour de table, lancĂ© en juillet 2022. MalgrĂ© plus de deux annĂ©es de nĂ©gociations, les blocs proposĂ©s n’ont guĂšre trouvĂ© preneurs : dix n’ont pas reçu la moindre offre et neuf ont fait l’objet d’une seule proposition Les dĂ©fenseurs de l’environnement, pour leur part, n’ont pas cachĂ© leur soulagement devant l’échec de la procĂ©dure. DĂšs

l’annonce mi-2022 du projet, l’ONG Human Rights Watch avait dĂ©noncĂ© la mise en pĂ©ril de « vastes zones sensibles », oĂč rĂ©sident des peuples autochtones et oĂč est prĂ©ser vĂ©e une grande biodiversitĂ©. Les associat ion s soulignent nota mment la prox imitĂ© des pa rc s nationau x de s Vi ru nga et de l’ Upemba, ai nsi que les menaces que fera ient peser les forages su r « la plus grande tourbiĂšre tropic ale au monde », qu i retiendrait capt ives da ns son sol 6 mil liards de tonnes de CO2 . Les nouveau x appel s d’of fres devraient tenir compte des impĂ©rat if s envi ronnementaux et se concentrer su r de s zones au potent iel avĂ©rĂ©. Par ailleurs, la RDC a signĂ© le 4 octobre avec l’Angola un accord de partage les revenus du bloc exploitĂ© par Chev ron sur leur frontiĂšre maritime Kinshasa pourrait ainsi et aussi bĂ©nĂ©ficier de la longue expĂ©rience de Luanda, deuxiĂšme producteur de brut africain ■

Bi ll et s de 10 000 francs CFA.

L’Afrique menacĂ©e par une croissance molle

Pour le FMI, mĂȘme si l’inf lation dĂ©croĂźt, les perspectives Ă©conomiques des cinq prochaines annĂ©es restent moroses.

La croissance Ă©conomique en Afrique subsaharienne devrait ĂȘtre de 4,2 % en 2025, aprĂšs 3,6 % en 2024 comme en 2023, selon les prĂ©v isions du Fonds monĂ©taire international (FMI). En moyenne, Ă  travers le monde, la croissance devrait s’élever Ă  3,2 % en 2025, exactement comme en 2024, ce que le FMI qualifie sans ambages de « stable, mais dĂ©cevant »  Surtout, les perspectives de croissance pour les cinq prochaines annĂ©es, jusqu’en 2030, stagnent Ă  3,1 %, « le niveau le plus bas depuis des dĂ©cennies ». Les perspectives Ă 

moyen terme sont plus mĂ©diocres que celles observĂ©es avant la pandĂ©mie de Covid. La croissance moyenne resterait donc infĂ©rieure d’un point Ă  celle des deux premiĂšres dĂ©cennies du millĂ©naire, « ce qui pourrait conduire Ă  un recul du niveau de vie ».

L’INFLATION EN RECUL

Une bonne nouvelle, cependant : l’inflation consĂ©cutive Ă  la pandĂ©mie de Covid-19 (2020-2021) et Ă  l’invasion de l’Uk raine (2022) commence Ă  refluer. Le FMI souligne que « la bataille mondiale contre l’inflation a Ă©tĂ© dans une

large mesure remportĂ©e ». Avec +3,5 % fin 2024 contre +9,4 % au troisiĂšme trimestre 2022, la hausse globale des prix est dĂ©sormais « lĂ©gĂšrement infĂ©rieure Ă  la moyenne des annĂ©es 2000-2019 ». Dans la plupart des pays, le taux d’inflation se rapproche des objectifs fixĂ©s par les banques centrales, ce qui augure d’un assouplissement monĂ©taire. Aux États-Unis, la Fed a entamĂ© dĂšs le mois de juin une diminution de ses taux directeurs, qui Ă©taient en hausse continue depuis 2022. Les monnaies de nombreux pays Ă©mergents commencent mĂ©caniquement Ă 

regagner du terrain face au dollar amĂ©ricain et leurs conditions de fina ncement s’amĂ©liorent. « Toutefois, les prix Ă©levĂ©s resteront un problĂšme et les familles continueront de souffrir », tempĂšre la directrice du FMI, la Bulgare Kristalina Georgieva. Et en Afrique subsaharienne, la lutte contre l’inflation Ă  deux chiffres n’est pas terminĂ©e : un tiers des pays du continent pĂątissent d’une inflation supĂ©rieure Ă  10 %. L’endettement Ă©levĂ© implique des obligations croissantes quant au serv ice de la dette, qui viennent concurrencer les fonds allouĂ©s aux dĂ©penses de dĂ©veloppement. « Les taux de croissance n’ont pas atteint des niveaux suffisants pour diminuer de façon significative la pauv retĂ© », souligne la directrice du FMI.

UNE CO NF IANCE BR ISÉ E

Cette croi ssance molle interv ient da ns un contex te de besoi ns accr us et de recet tes li mitées : « Et pendant ce temps, la dette publ ique mondia le cont inuera de croßtre, avec le risque de dépasser 20 % du PIB mondial », alerte Mme Georgieva. « Les besoins de dépenses augmentent, notamment en raison du changement climatique et de la démographie [en Af rique]

On estime que, d’ici 2030, ces besoins pourraient ajouter 7 Ă  14 % du PIB aux dĂ©penses annuelles des États. »

« Nous vivons dans un monde fragmentĂ©, oĂč la confiance est dĂ©sormais absente et la sĂ©curitĂ© nationale une prĂ©occupation majeure », dĂ©plore-t-elle en soulignant « le retrait de l’intĂ©gration Ă©conomique et la montĂ©e du protectionnisme ». Le monde a certes « dĂ©jĂ  connu cette fragmentation par le passĂ©, mais jamais dans un contexte d’interdĂ©pendance Ă©conomique aussi fort ». ■

Ex tracti on de la tex à Dué koué

La Cîte d’Ivoire profite de la hausse du caoutchouc

Une augmentation de bon augure pour les planteurs d’hĂ©vĂ©as et l’industrie du troisiĂšme producteur mondial.

Les cours du caoutchouc naturel ont grimpĂ© pour le quatriĂšme trimestre consĂ©cutif, dĂ©passant 2 dollars le kilo en octobre. Une hausse de prĂšs de 40 % en un an, dopĂ©e selon la Banque mondiale par les conditions climatiques subies par les planteurs asiatiques : la ThaĂŻlande et l’IndonĂ©sie, premier et deuxiĂšme producteurs au monde, ont vu leurs rĂ©coltes dĂ©gringoler respectivement de 8 et 13 % en un an, en raison d’une baisse des pluies consĂ©cutive au phĂ©nomĂšne El Niño. À l’inverse, la CĂŽte d’Ivoire, troisiĂšme producteur mondial, a vu sa rĂ©colte grimper de +18 %. Et la demande mondiale a augmentĂ© de 2 %, soutenue par les commandes de l’industrie automobile (les pneus reprĂ©sentent les deux tiers des dĂ©bouchĂ©s du caoutchouc).

La Banque mondiale estime que les cours vont continuer Ă  augmenter de 3 %, en 2025 comme en 2026. La CĂŽte d’Ivoire devrait profiter pleinement de cette conjoncture : le pays a inaugurĂ© en octobre 2023 sa sixiĂšme usine de transformation de caoutchouc, Ă  SoubrĂ© (sud-ouest). D’une capacitĂ© de 60 000 tonnes par an, elle devrait Ă  terme doubler sa production pour atteindre 120 000 tonnes. La CĂŽte d’Ivoire projette de traiter sur son sol la totalitĂ© de sa production, estimĂ©e Ă  1,8 million de tonnes Ses capacitĂ©s installĂ©es sont passĂ©es de 700 000 tonnes en 2017 Ă  1,4 million en 2023. En novembre 2023, le Conseil hĂ©vĂ©a palmier Ă  huile (CHPH) a interdit les exportations de caoutchouc brut, afin d’encourager la transformation sur place et l’industrialisation du pays ■

LE S 20 QU ES TI ON S

Hanane Harrath

Avec PASSION, rigueu r et bienveillance, la jour naliste ma rocaine donne la pa role Ă  des person nalitĂ©s inspirantes et propose des RÉFLEX IONS su r notre monde. propos recu eillis par Astrid Krivian

1 Votre objet fétiche ?

Un carnet et un st ylo que mon pĂšre m’a offerts. J’ai besoin de toujours avoir Ă  portĂ©e de main de quoi Ă©crire, consigner sur du papier. Je n’arrive pas Ă  le faire avec mon tĂ©lĂ©phone

2 Votre voyage favori ?

Le Liban et la Sy rie, au début des années 2000

J’étais impressionnĂ©e par leurs vestiges historiques, Ă©mer veillĂ©e par l’élan de vie du premier, qui se relevait de la guerre

3 Le dernier voyage que vous avez fait ?

À Br uxelles.

4 Ce que vous emportez toujou rs avec vous ?

Des livres Je peux passer une heure Ă  choisir lesquels je vais mettre dans ma valise !

Et j’en ai toujours deux dans mon sac.

5 Un morceau de musique ?

« Canon », de Pachelbel, m’apaise, me remue profondĂ©ment

6 Un livre su r une ßle déserte ?

Une vie bouleversĂ©e, d’Etty Hillesum Une leçon de spiritualitĂ©, de rĂ©silience, de foi en la bontĂ© humaine, mĂȘme au milieu du pire.

7 Un film inou bliable ?

The Magdalene Si sters : l’histoire d’un couvent irlandais oĂč Ă©taient enfermĂ©es, abusĂ©es et maltraitĂ©es des jeunes filles considĂ©rĂ©es

comme « perdues » par leurs familles (Ă  la suite d’un viol, par exemple), jusqu’en 1996

8 Votre mot favori ?

« Humilité » : une vertu cardinale.

9 Prodig ue ou Ă©conome ?

Trop prodigue !

10 De jour ou de nuit ?

De jour. Je ne suis pas (ou plus) capable d’ĂȘtre de nuit !

11 X, Facebook, WhatsApp, coup de fil ou lettre ?

J’adore prendre le temps d’écrire des lettres, les envoyer, attendre la rĂ©ponse. Mais je le fais de moins en moins, j’utilise plutĂŽt WhatsApp.

12 Votre tr uc pour penser Ă  autre chose, tout ou blier ?

Quand j’ai besoin de retrouver de l’énergie et de la joie, je mets de la musique et je danse.

13 Votre extravagance favorite ?

Goûter tous les chocolats possibles !

14 Ce que vous rĂȘviez d’ĂȘtre quand vous Ă©tiez en fant ?

Écrivaine. Et comĂ©dienne de thĂ©Ăątre, mais je me l’interdisais : dans ma famille, les mĂ©tiers ar tistiques Ă©taient ceux des « saltimbanques ».

15 La derniÚre rencontre qui vous a marquée ?

Un ancien combattant nationaliste marocain, de gauche, exilé pendant vingt ans en France.

DĂšs son retour au Maroc, il a constr uit une Ă©cole pour partager sa vision de l’instruction, prĂȘt Ă  contribuer au dĂ©veloppement du pays

16 Ce Ă  quoi vous ĂȘtes incapable de rĂ©sister ?

Danser, oĂč que je sois – restaurant, magasin


17 Votre plus beau souvenir ?

Toutes les fois oĂč je suis devenue tata, et le jour oĂč j’ai appris que j’allais avoir un filleul.

18 L’endroit oĂč vous aimeriez vivre ?

N’importe oĂč, pour vu que la mer soit Ă  cĂŽtĂ©.

19 Votre plus belle dĂ©claration d’amou r ?

Celle des amis qui m’accompagnent et croient en moi depuis longtemps.

20 Ce que vous aimeriez que l’on retien ne de vous au siùcle prochain ?

Qu’il faut faire les choses sĂ©rieusement, mais sans jamais se prendre au sĂ©rieux : s’amuser et prendre plaisir Ă  tout est essentiel. ■

C’est à di re et J’ai ta nt de choses à vous di re su r 2M

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CONTRE LE CHANGEMENT CLIMATIQUE.

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