

Trump, épisode 2
LA FIN D’UN MONDE
L’hyperprésident veut transformer l’Amérique et assurer sa domination globale. Même en Afrique.

PHOTOS
Sur les traces de Lost in Tunis.
INTERVIEWS
Koyo Kouoh L’art et l’idéal
Sidiki Diabaté
Entre tradition et modernité
Mahamat-Saleh Haroun et les femmes essentielles

Les géants miniers et le pouvoir de Bamako s’affrontent pour contrôler une manne plus que jamais convoitée. Une saga à la fois brutale et feutrée.


UN MONDE TRUMPIEN…
Si j ’étais un Américain « vieille école », at taché à la tradition libérale de mon pays, fidèle à l’édifice démocratique construit depuis plus de deux siècles, un Américain de la statue de la Liberté, celle qui a accueilli des dizaines de millions d’immigrants venus construire cette nation privilégiée, un Américain fier du rêve américain, fier, malgré les multiples échecs et la vio lenc e endémique, des progrès du multiracialisme, fier de ce que représente une personnalité comme Barack Obama, un Américain at taché aux alliances traditionnelles, à cette notion d’Occident interdépendant, pilier d’un ordre international relativement stable à défaut d’être juste (loin de là…), si j’étais cet Américain, je serais ef faré par l’intensité du bouleversement, de la tempête.
Je me dira is qu e je sui s en vo ie d’ex ti nction. M arginalisé par la formidable prise du pouvoir des autres Américains, que je connais à peine d’ailleurs, ceux des lointaines contrées du Kansas, du Montana, du Wisconsin ou des étendues arides du Texas, ces « petit s Bl an c s » de l’Am éri qu e rural e et de s petites villes, les fly overs (ceux que l’on survole en allant de New York à Los Angeles…). Ceux aussi venus d’ailleurs, convertis dans tous les sens du terme, travailleurs du quotidien avec leurs papiers en règle et bien décidé s à fe rm er la po rte de rr iè re eu x. Je se ra is ef fa ré par cette alliance entre ce « peuple », ces American people, et un milliardaire rancunier, colérique, impulsi f, ég ocentri qu e, con damn é à plu si eur s re pr is es, auteur d’un quasi- coup d’État il y a quatre ans. Un homme vieillissant (78 ans…), inusable, intouchable et, à sa manière, un génie politique, capable de survivre à tout
Si j’étais Américain, je serais plus qu ’effaré par l’alliance entre Donald Trump et les milliardaires de la tech décidés, eux, à asseoir leur conquête digitale du monde (presque comme le feraient les super-vi -
lains, héros maléfiques des films de James Bond…) En nous laissant croire qu’ils incarnent justement la liber té, la vraie, celle de l’expression populaire sans entrave, contre l’élitisme des médias traditionnels… Je serais ef faré par la centralité d’Elon Musk, un génie lui aussi, il faut bien le reconnaître, l’homme le plus riche du monde (largement dopé aux subventions de l’État américain), propriétaire d’un réseau social plus qu’influent, dont il peut manipuler les algorithmes à sa guise Et dont les saluts, bras tendus « à la romaine », vont tout de même au -delà de l’ambiguïté. Je serais ef faré par le pouvoir de cet homme, non élu, dont l’ascendant sur le président des États-Unis est plus que visible, comme s’il incarnait son double plus jeune, plus flamboyant encore.
Je ne su is pa s Am ér ic ain , et je ne pe ux qu e co ns ta te r. Co ns ta te r qu e c’est un vote popul aire, dans les rè gl es, qui a créé cette situation, celle du retour de Donald Trump malgré ses innombrables casseroles. Constater que Donald Trump sait canaliser la colère et les frustrations. Qu’il sait faire rêver, promettant une Amérique puissante, un nouvel âge d’or économique Il est « réac’ », anti-« woke », pro- « Blancs », proDieu (en apparence, en tous les cas), pro- « business », et ça marche dans un pays où les classes moyennes et populaires sont fragilisées par l’économie globale, les évolutions sociétales, par la sensation de déclassement racial, par le métissage inexorable du pays, par le supposé mépris des élites et des grandes villes côtières
Don al d Tr um p veut in stau rer un e hy per pr és ide nce, s’af franchir le plus possib le des textes, des lois, des convenances Remporter la guerre culturelle once and for all, une fois pour toutes, contre les libéraux engoncés dans leurs certitudes à la fois woke et bourgeoises, les démocrates, les gauchistes, les marxistes Il veut transformer l’Amérique de l’intérieur,
PA R ZYAD LI MAM
interdire l’avortement, démanteler l’éducation fédérale, rendre le pouvoir aux États (surtout ceux qui votent républicains), ef facer les qu estions et les compl exités du genre, rendre la liber té aux capitalistes et aux entrepreneurs, ef facer les contraintes sur l’environnement, sortir de l’accord de Paris, « forer, forer, forer » pour rendre sa toute- puissance énergétique à l’Amérique Couler l’action positive (affirmative action), les textes sur la diversité, mater les campus aussi, en particulier ceux qui auraient l’outrecuidance de manifester pour le droit des Palestiniens… Il faut rendre l’Amérique plus riche, et pour cela il faut sabrer à la hache dans les dépenses publiques, mission confiée à l’incontournable Elon Musk (qui se croit dans son entreprise…). Il faut rendre l’Amérique pl us sû re et ex pu ls er to us le s mi grants il lé ga u x, par dizaines de millions s’il le faut Même si ces migrants sont l’un des piliers du dynamisme économique incomparable de l’Amérique.
Le projet est à la fois flou et éminemment concret. Une Amérique débridée, libérée des normes, du politiquement correct, de la bureaucratie et même, dans certains cas, de la loi Avec un mélange vertigineux d’ancien et de nouveau On évoque les mérites d’un président McKinley – dont le mandat débute en 1897, qui a ajouté Hawaï, Guam, les Philippines et Porto Rico au te rr itoi re am ér icain et qui ai m a it auss i le s ta ri fs douaniers – une idéologie héritée de la conquête de l’Ouest et de l’ère des chemins de fer, tout en cherchant à planter le drapeau étoilé sur la planète Mars. Ou à dépenser 50 0 milliards de dollars dans l’intelligence ar tificielle. Trump, c’est à la fois la rébellion populaire et le rêve ultralibéral, la technologie et la fermeture des frontières, l’autocratie, l’oligarchie et la libération du peuple. Tout et son contraire, avec cette lancinante impression que la vraie démocratie, elle, sera la principale victime de l’expérience La réalité, la complexité s’ef facent devant les injonctions d’un pouvoir lib éré, devant les perceptions, les tweets et le post Facebook. Et la prése nc e qu as i or we ll ie nn e et qu ot id ie nn e de Donald Trump sur tous les écrans
L’Amérique, c’est le centre du monde. Et ce qu’elle fait, ce qu’elle décide, la moralité de ceux qui exercent le pouvoir nous impliquent et nous impactent On ne peut pas vivre « hors elle ». Même si le passif est lourd, avec, entre au tres, le Vi et nam, l’Irak , et tout ré ce mment la tragédie sans nom de Gaza, le principe était jusqu’ à présent celui d’une puissanc e glob al em ent ra isonnab le, at ta ché e à l’ordre mu ltil atéral et à ses
alliances. Fin de cette histoire L’Amérique veut af firmer sa puissance globale. Imposer ses règles et ses intérêts (parois légitimes, néanmoins négociables). Imposer ses deals et ses transactions. Elle veut à nouveau s’agrandir – oui, c’est le mot utilisé –, se veut à nouveau impéri al e. Le Groenland, c’est à eux (quoiqu’en pense le Danemark, allié historique) Le canal de Panama aussi (sauf si les Chinois s’en vont, à la rigueur…). L’Amérique latine devra obéir au doigt et à l’œil sur les questions d’immigration. Le Mexique et le Canada, partenaires commerciaux majeurs au sein de l’ALENA, sont menacés de taxes destructrices. Il leur faut aller à Canossa, ou faire semblant Les Mexicains connaissent leur grand voisin du nord et s’en méfient depuis des lustres Mais pour les Canadiens, amis, cousins presque, on peut imaginer la stupéfiante sensation de trahison Les Européens s’at tendent au pire (l’Union fait partie des fixettes négatives de Trump). Chinois et Russes se préparent à une longue partie de poker aux règles du jeu variables. L’Ukraine pourrait bien être sacrifiée. Et pourquoi pas Taïwan, aussi ? Ça dépendra des contrepar ties… Et le Premier ministre d’Israël sait que l’amitié apparemment chaleureuse du président américain, soucieux de faire advenir son nouveau Moyen- Orient version accords d’Abraham, peut s’avérer tout à fait variable.
Globalement, le concept politique d’Occident, celui d’un camp structuré d’alliés avec Washington en son centre, est en voie d e disparition. Seul e compte désormais l’Amérique, véritable nation -monde (avec to ute sa di ve rs ité et hniqu e, re ligi eu se, ra cial e), su rpuissance militaire et économique qui se suffit à ellemême (en apparence) Une nation-monde légèrement inqui ète aussi, déterminé e à assurer sa domination, et surtout celle du dollar, face aux concurrences (la Chine, les BRICS, et même l’Europe…)
L’Afrique est loin d’être à l’abri des convulsions. La mi se au pa s de l’USAI D (u ne id ée, dit -o n, d’El on Musk), accusée d’être une of ficine gauchiste, et la suspension brutale et sans concertation pour une période de 90 jours de l’aide au développ em ent (l e premi er vo lum e au mond e, près de 70 mi lli ards de dol lars) impactent tout particulièrement le continent, premier bénéficiaire après l’Ukraine. La coopération et les aides directes sont menacées (comme en RDC, au Nigeria, en Ét hiopi e, en So ma li e…). Les pays les plus fragiles sont les plus touchés. Des milliers d’organisations civiles sont at teintes avec des programmes essentiels à l’arrêt Le programm e présidentiel d’aide contre le sida, un

exemple d’action bipartisane, est semble -t-il suspendu
On estime qu’il a permis à ce jour de sauver plus de 20 millions de vies. Se pose aussi la question du futur de l’African Grow th and Opportunit y Act (AGOA), qui permet à 1 80 0 produits issus de 32 pays du continent d’entrer sur le marché américain sans frais de douane, et expire en septembre 2025…
Comme pour d’autres executive orders spectaculaires, le désordre et la confusion sont généraux.
Mais la tendance est claire. En Afrique (comme ailleurs), l’Amérique privilégiera plus encore ses vassaux, luttera contre ceux qui ne seront pas par faitement alignés. Et les foucades par fois surréalistes ne sont pas à exclure.
Com me en té mo ig ne le po st fro ntal et prési de nt ie l accusant l’Afrique du Sud de pratiquer la discrimination raciale conte une certaine catégorie de ses citoyens
L’Afrique du Sud, pays de naissance (traumatisé) d’Elon Musk Et l’Afrique du Sud, qui a mené le combat contre Israël devant la Cour internationale de justice…
La ra ison cons is tera it donc à bien mesur er les rapports de force. Faire face à la réalité. Et savoir négocier avec le maître de la Maison -Blanche ou son entoura ge. Su ivre avec un e at tentio n ex trêm e l’ évolution. Trump n’est pas le premier président à vouloir étendre le pouvoir de l’exécutif. Mais sa victoire n’est pas aussi spectaculaire que ce que son camp veut nous faire croire Grosso modo, l’Amérique reste coupée en deux Dans deux ans auront lieu les élections de mi -mandat, incertaines. Les contre-pouvoirs existent, même affaiblis. Les milliers de plaintes et une par tie de l’appareil judiciaire vont ralentir la machine. Les États et villes dirigés par les démocrates lui résisteront, tout comme une partie des médias et de la société civile. Trump devra aussi faire face aux divisions au sein de son équipe, à son propre tempérament et à la réalité. Le pire peut advenir, mais la bataille pour l’âme de l’Amérique est loin d’être finie. Et le monde est bien plus complexe, multiple, résilient qu’aimeraient le croire Donald Trump et ses amis ■
Di man ch e 19 ja nvie r 20 25, la ve ill e de l’inve stitu re, Do nal d Tr ump et El on Musk au C ap ital On e Arena de Wa shin gton



3 ÉDITO
Un monde trumpien par Zyad Limam
8 ON EN PARLE
C’EST DE L’A RT, DE LA CU LT UR E, DE LA MODE ET DU DESIGN
De fil en aiguille
28 PA RCOURS
Gaël Kamilindi par Astr id Kr ivian
31 C’EST COMMENT ? Que d’eau… par Emmanuelle Pontié
48 CE QU E J’AI APPRIS
Ismaël Khelifa par Astr id Kr ivian
90 VINGT QU ESTIONS À… Sarah Lenka par Astr id Kr ivian
TEMPS FORTS
32 Pour tout l’or du Mali par Cédr ic Gouver neur
42 Sylv ie Laurent :
« Tr ump veut réinstau rer la domination des États-Un is su r le monde » par Astr id Kr ivian
50 Lost in Tu nis par Fr ida Dahmani
58 Mahamat-Saleh Haroun :
« Rappelons-nous que nous sommes issus de notre mère » par Astr id Kr ivian
64 Koyo Kouoh :
« Si on peut imag iner l’idéal, c’est qu’il est possible » par Shiran Ben Abderrazak
70 Sidiki Diabaté :
« La tradition est toujou rs présente, et la modern ité est en marche » par Luisa Nannipieri
74 Yasmina Jaafar :
« On ne peut pas êt re li bre si on n’est pas courageu x » par Catherine Faye
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BUSINESS
80 Transfer ts d’argent : un business essentiel et coûteu x
84 Tiffany Wognaih : Or : « La valeur ajoutée se crée pr incipalement à l’ét ranger »
86 Les USA à la chasse au x mines africaines
87 Le Sénégal gagne une marche
88 Le Nigeria veut faciliter l’accès au crédit
89 Au Zimbabwe, on parie su r le nucléaire russe par Cédr ic Gouver neur

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ON EN PA RL E
C’est ma in te na nt , et c’est de l’ar t, de la cu ltu re , de la mo de , du de si gn et du vo ya ge

« WAX », musée de l’Homme, jusqu’au 7 septembre 2025. museedelhomme.fr/ fr/exposition/wax

Oma r Victo r Di op, Ou my Ndour « St ud io de s va ni té s », 2015.
Ma lick Si dib é, « Surpris e par ty à l’Arag on Cl ub », 1962

DE FIL EN AIGUILLE
LE MUSÉE DE L’HOM ME à Pa ris pa rt à la découver te de la SAGA DU WA X, devenu un tissu global qu i traverse les frontières. EX PO
COMME LE DENIM (jean) aux États-Unis et le tartan (kilt) en Écosse, le wax (pagne), dont les couleurs et les motifs ont traversé les frontières, demeure l’étoffe emblématique du continent. Son histoire singulière, entre Afrique, Europe et Asie, est tracée au fil d’une représentation prolifique où sa vitalité dans les domaines de la mode, du design et de l’art est soulignée On y croise les regards d’anthropologues, d’historiens de l’art, de designers, de couturiers et d’artistes contemporains qui examinent le tissu sous toutes ses
coutures Les œuvres de Gombo Wax, Thandiwe Muriu ou encore Omar Victor Diop apportent un éclairage
supplémentaire Pour comprendre cette aventure textile, un retour aux sources s’est également imposé. Initialement, le wax est une transposition technique et iconographique du batik indonésien Importé par les marchands néerlandais au XIXe siècle, l’imprimé conquiert si bien le continent qu’il devient un sy mbole de l’Afrique et une partie de son identité. L’exposition rappelle notamment l’influence des Nana Benz, les premières commerçantes distributrices de wax sur les marchés du Togo dans les années 1960. Une histoire passionnante, où s’entremêlent des intérêts à la fois économiques, culturels et artistiques. ■ Catherine Faye

FESPACO, TOUJOURS
Tous lescinémas du cont inent se retrouvent au BU RK INAFASO, da ns l’om breplusq ue ja ma is tutéla ireducapitai ne SA NK AR A.
«CINÉM AS D’AFRIQUEetidentités culturelles»,c’est le thèmedelanouvelleédition de la célèbrebiennale du septième artàOuagadougou. Avec le Tchadcomme pays invité et 235filmsprésentés, dont 17 longs-métrages en lice pour l’Étalon d’or de Yennenga (remis parle jury présidépar Souley mane Cissé) :des filmsducontinentdéjà sortis en salles ou dans d’autres festivalsetdéfenduspar Af riqueMagazine,comme Toutes lescouleurs du monde, du Nigérian BabatundeApalowo, Ever ybodyLoves Touda, du Franco-Marocain NabilAyouch, ou GoodbyeJulia,du SoudanaisMohamed Kordofani. Et desinédits très attendus, tels que L’Ef facement,ducinéastealgérienKarim Moussaoui (remarquéen2017avec En attendantles hirondelles), ou Sanko,lerêvedeDieu,delaMalienneMariamKamissoko. Pour clorelapolémique,lecinéasteBalufuBakupa-Kanyinda, àl’origine d’un prix Thomas Sankararemis depuis 2014 à un court-métrage, aacceptéqu’il soit rebaptiséprixThomas Sankarapourle panafricanisme, en réponseausouhait du gouvernementburkinabè ■ Je an -M ar ie Ch azea u 29e Festival panafr icai nducinéma et de la télévisiondeOuagadougou( Bu rk ina-Faso), 22 févr ierau1er ma rs 2025 fespaco.bf
SO UN DS
Àécouter maintenant !
JOÃO SELVA
On da,Underdog Re cord s.
Leschanteusesf rançaises
Cléa VincentetGabi Hartmann,respectivement expertes ès popetjazz, entourentle song wr iter brésilien, fils d’un pasteur d’Ipanema–çane s’inventepas !–,sur deux morceaux de ce troisièmealbum au titrebienchoisi. C’esten effet un bain de mertrèsensoleilléqu’Onda nous offre, sous influencesamba, mais aussir umba et zouk.Précieux en groove commeenv itamineD
KU TU
Marda,Naïve/B el ieve.


En quatre ansd’existence, le collectiffondé parThéo Ceccaldi et portépar le timbreenthousiasmant de la chanteuse éthiopienneHewan Gebrewoldcultive l’héritage desazmari d’Éthiopie en l’habillantdesonorités électronisantes, et plus encore surce nouvel album, qui, de l’introduction pop «A shewey na »àl’ultra-festifconclusif «Web Alem », tutoie de près la transe.
DOWDELIN
Tchenbé!,Underdog Record s/ Bi gWax


Ce groupe explorant lesdiversparadigmes de l’Atlantique noir est forméd’une équipe solide auxmultiples influences :lachanteuse martiniquaise Olyv ia, le multiinstrumentiste Dawatile, le batteurGreg Boudras, et le saxophoniste et joueur de gwokaguadeloupéenRaphael Philibert. Dowdelin rapporte le mal-êtrehumain, tout en le conjurantavecforce sonorités créolesetcaribéennes. ■ SophieRosemont



LA VIEDANSLES RUINES
Da ns la shor tl istdes Osca rs (maispas fi na listes), 22 cour ts-mét rages tour nésà Ga za.Une REVA NCHE su rlamor taum ilieu desg ravats…
«NOT RE SA NT ÉMEN TA LE estr uinée, nous ne pouvonsplusv iv re avec cetteg uerre»,dit unef illet te remarquablement mature dans l’un des22f ilms (det rois àsix minutes) quicomposentcetémoignage du quot idiendes Gazaouis aprèsles at taques du 7octobre 2023.Donnant àvoiraumonde entier ce qu’ont enduré leshabitants du terr itoire palestinien interdit d’accès, le cinéma vientunpeu àleurrescousse. Et permet àdes ar tistes de s’ex pr imer àleurfaçon Conf rontés commeles autres àlamor tetaux difficultés du quotidien, ilss’ensor tent avec desidées très différentes :f iction, documentaire, animation, jour nal intime et même comédie… Biendes genres sont esquissés, mont rant unev italitéqui est en elle-mêmeunsig ne d’espoir Celavaduplusdramatique, commeces en fantsqui ef facent de leur corpsleurprénom écrit parleurs parents (pourqu’on puisse rassemblerles membresaprès un bombardement), au plus léger,avecunauteurdestand-up quic herc he partoutà prendreune doucheavant de se produire en spectacleaumilieud’uncampement… Même le décor change,dansles limitesgéographiques d’un Gaza assiégé: sonborddemer,ses constr uctionsencoreintactes,mais surtoutses immenses villages de tentes et lesmilliers de plaquesdebéton br iséeseteffondréessouslesquelles descadavres n’ontpas encorepuêtredégagés.Der rière


ce projet,set rouvelecinéasteetproducteurpalestinien Rashid Masharaw i, lui-même né dans un camp àGaza en 1962.Fondateur d’un cent re de formation au cinéma àR amalla h, il acréé un fondspoursoutenir lescinéastes de l’enclave. Lesprojets de ving t- deux d’entreeux (dont sept femmes)ont étéc hoisis paruncomitéqu’il aorganisé. Pasdemessages politiques ni d’appelsàlavengeance. Aucune allusion nonplusaux otages ou àune paix possible. C’estlalimite de ce film,qui évacuelecontextehistorique et politique, n’évoquant jamais le gouver nement israélien ou la milicedu Hamas. Seules d’émouvantes marionnettes enboîtesdeconserveosent un discours plus frontal: «Cet te guer re estdif férentedes autres.Ils ont tout détr uit. » L’un despersonnages demande: «Etles Arabes,etles musulmans? Quefaittoutlemonde ?» Un autrerépond: «Toutlemonde regarde, seulement. »Parfois, le regard vaut témoignage, et ce film en estun, précieux. ■ J.-M.C

FROM GROUND ZERO (Palesti ne-FranceQatar-Jordanie-Ém iratsarabesu nis),deRashid Masharawiet22cinéastes de Gaza. En sa lles
FR AG ME NT S
Keziah Jones Nigerian power
LE ROI DU BLUFUN K à la renommée internat iona le revisite son riche corpus da ns un enthousiasma nt ALIV E AN D KICK ING.
IL VIENT D’EX POSER ses dessins à l’encre dans une galerie parisienne, il va jouer à la prestigieuse Seine Musicale en mai prochain, et publie aujourd’hui un nouvel album… Lequel, fidèle à la personnalité multifacette de Keziah Jones, propose quelques inédits (dont le gospel sentimental et détourné de « Melissa »), des reprises (de Police et Rick James), mais surtout ses hits revisités, comme le fabuleux « Rhythm Is Love ». Enregistré dans sa maison de Lagos dans des conditions live, Alive and Kicking entend boucler la boucle avant un prochain disque qu’il annonce plus audacieux. À 56 ans, Keziah Jones n’a jamais eu le temps de s’ennuyer. Né dans la patrie de Fela Kuti, pilier de toutes ses inspirations qu’il parv iendra à rencontrer à la fin des années 1990 pour une mémorable interv iew, il bénéficie d’une éducation britannique le destinant à marcher dans les pas de son père ingénieur. Dans sa valise

ALIVE ET KICKING,
Because Music. En concer t à la Seine Musica le le 23 ma i 2025
pour Londres, le No Agreement de Fela Pour échapper à sa solitude scolaire, il apprend le piano, puis la guitare, qu’il se retrouve à jouer quelques années plus tard dans le métro parisien C’est là que le cofondateur du Gotan Project, Philippe Cohen Solal,
le remarque et l’introduit au sein de l’industrie du disque. En 1992, son disque tutélaire et bien nommé Bluf unk is a Fact! donne le ton d’une carrière internationale. Dans ces réincarnations de pistes de Liquid Sunshine (1999), Black Or pheu s (2003) ou encore Captain Rugged (2013), brille sa large palette d’influences, du highlife au folk, de la soul au rock psychédélique, du blues au funk – en témoigne l’électrifiant « Million Miles
From Home » qui, vingt ans après sa sortie originelle, n’a rien perdu de sa résonance ar tistico-politique. On l’entendra sans doute lors de sa performance à la Seine Musicale, qui sera appuyée par l’Orchestre national d’Île-de-France dirigé par Rémi
Durupt, et dont les arrangements feront d’autant plus retentir l’alchimie possible entre l’organique des cordes, la flamboyance des cuiv res et l’indéniable facilité percussive dont fait preuve l’artiste depuis ses débuts ■ S.R.

ROMAN
Grandjeté
L’Helvético-Camerounais MAXLOBElivre un nouveautexte introspectif infusé de littérature traditionnelle AFRICAINE.
RÉ CI T Mère courage
UneODE àlarésilience, àl’amour maternel et àlaforce DESRÊVES.
VISAGE d’unegrandedouceur,boucles d’oreilles doréesetrouge àlèvrescarmin, MaxLobeallie la grâceàlavitalité. Qu’ilparle ou qu’ilécrive, il manie la langue commeunchorégraphe,créantet ordonnantles pasetles figuresdedanse –sautde chat,cabriole, arabesque… –aufil d’uneécriture déliée.Dans La Dansedes pères,l’oralité,lefunkymakossaouencorelaraï algéroises’entremêlent àla poésie, àl’émotion et àune philosophie politique. On ydécouvrel’histoire de BenjaminMüller, danseur classiquesur le tard,qui s’isolechezlui,àGenève, pour réexplorersavie,son rapportaux pèresqui l’ont fabriqué.Une quête initiatique àl’aunedece queSimonedeBeauvoir notaitdansses Cahiers de jeunesse:«J’acceptela grande aventured’être moi-même.» Pour ce faire, le narrateur convoque tousles hommes d’unevie: KundéDiGwetNjé,le géniteur,grand conteur élégant, Ruben Um Nyobè, AhmadouAhidjo et Paul Biya,les pères desindépendances,Mongo Beti,l’écrivaindela résistance, Wolfgang,l’ancêtre pleind’esprit. «Que fairedetoute cettemémoire,deces morceaux d’histoire?/Moi, BenjaminMüller./Latresse de cesvoixdepères: Wolfgang –Kundè –Mapoubi/Et cestraitsduvisagequi trahissent le lien,/Quedois-je en faire?»,s’interroge le héros.Réussira-t-ilàtuerles figurespaternelles pour pouvoirs’affirmer et affirmer sa masculinité tellequ’il la vit? Unetraversée de soiàl’épreuve de la filiation, de l’homophobie et de la banalité d’uneviolence mâle.Caustique et truculent. ■ C.F.



MAXLOBE, La Dansedes pères, Zoe, 176pages,17€
ROMANCIER, PEINTREETSCULPTEUR,auteur d’uneœuvre majeureexposée dans le mondeentier, Mahi Binebinen’a de cessedemener uneréflexion surles fracturessocialesduMaroc moderneet contemporain,toutentouchantàdes problématiques universelles.Après LesÉtoilesdeSidi Moumen,adapté au cinéma parNabilAyouchen2012(LesChevaux de Dieu,primé au Festival de Cannes), Le Fouduroi, traduitendix langues, ou encore Monfrère fantôme, GrandPrixAlain-Fournier2024, le treizièmelivre de Mahi Binebineraconte l’histoire d’un petitgarçon quis’éveilleàlavie dans lesruelles sans soleil de Marrakech. Uneépopéeintimeàtravers desdestins croisés: «Dufouillis dessouvenirsdemajeunesse surgissent deux images d’unesurprenante précision: celledupetit garçon frileuxqui somnoleaupoint du jour entreles cuisses de sa mère,etune autreoù, triomphant,il parade en médina sur lespuissantes épaulesde sonfrère,son héros.»Cet ouvrageest un hommage àsamère,abandonnée àson sort avecsept enfantsàcharge, qui, malgré l’adversitéet l’absencedupère,n’a jamais cessédecroire en sesrêves ni baissé lesbras. Alliantpoésie, drame, digressions et fantaisie, celuiqui,après avoirlongtemps vécu àParis,New York et Madrid,s’est installé définitivement au Maroc, livreici un récit poignant. Commedansses toiles,ilyabordedes thèmes qui parlentàchacun, tels quelaquête identitaire, la violence socialeetpolitique,l’instinctdesurvieou le lien familial. Avec unegrandesensibilité. ■ C.F. MAHI BINEBINE, La nuit nous emportera, Robert Laffont, 192pages,19€.


MEHDI OU RAOUI, Romance nationale, Faya rd, 192pages, 19,90 €

NAR RA TI ON
QUANDL’AMOUR FLIRTE AVEC L’EXTRÊMEDROITE
Derr
DA NS UN ST YLEcabotantentre poésie et slam,récit intime et engagement militant, l’auteur de MonFantôme –oùlechanteuralgérien Rachid Taha apparaissait au héros dans un AbribusdeParis et le chargeaitd’annoncer sa résurrection au monde–poursuitson explorationdes fracturesidentitaires.Dansson nouveautexte,l’essay iste et normalien, quianotamment enseignél’analyse du discours politiqueà Sciences-PoPar is,inter roge les tensions idéologiquesqui traversent notresociété et capt urel’ascension ir résistible de l’extrêmedroite. Une nouvelle fois,son protagoniste porteson propre prénom. «Onnedev raitjamaisêtrelepersonnagesecondairede sa propre histoire », scande ainsiMehdi,professeurde latin au quotidienbienréglé,qui voit sa viebouleversée parJoséphine, uneinf luenceuseNew Romanceà la sexualitédébridée. L’hommev it unerelationtor ride avec la jeune femmedont les conv ictionsetles valeurs sont diamét ralement opposéesaux siennes. En même temps, il s’aperçoitqu’un malmystérieu xeffacepeu



ière uneromance trucu lente, MEHDIOUR AOUI interroge lesfondementsDENOT RE ÉPOQUE.
àpeu soncor ps jusqu’àlerendreinv isible.Danscet te Romancenat ionale,tit re faisantéchoàlanotionde «roman national », narrationromancéequ’un pays of fre de sa propre histoire,passion et politiques’inter pénètrent donc au filde deux parties– deux perspectives, deux temps–etd’unépilogue. Portépar un jeusubtil entre fiction et réalité, le récit allief inessepsychologique et cr itique sociale. Et metchacundes personnagesfaceà sescontradictionspersonnelles. Ancienne plumepour diverses personnalités, MehdiOuraoui,f ilsd’unémigré algérien,est aussil’auteurde plusieurs essaispolitiques, comme Marine Le Pen, notre faute, Le Présidentdel’outrage, àproposdeNicolas Sarkozy, LesGrand sDiscourssociali stes français du XX e siècle,préfacé parFrançoisHollande, et LesGrand sDiscoursdel’Europe,préfacépar Jacques Delors. Dans un autreregistre, Le Dernier Di scours,oulejouroù Emmanuel Macron mitunterme àses fonctionsdeprésident de la République,paruen2020, posait déjàunregard quasiprophétique surl’actualité.Vertigineux. ■ C.F.

L’ENFANT
OTAGE


Après L’Arabeduf utur, RI AD SATTOU Freprend l’ histoi re de sa fa mi lle sous un autrea ngle.
CETTEFOIS-CI,lasaga autobiographiquedudessinateur franco-syrien–plusde3,5 millionsd’exemplaires, traduits en 23 langues–nousest racontée du point de vuedeson petitfrèreenlevéetélevé en Sy riepar leur père Abdel-Razak. Se sentantrejeté, et aprèsavoir cherché àconvaincresafemme de retournerdans sa villed’origine,celui-cikidnappelepetit garçon et luifaitquitter la France. Sa mère et sesdeuxfrères ne le reverront paspendant desdécennies.Premier tome d’unenouvellesérie,cet albums’appuiesur lesentretiensque Riad SattoufaréalisésavecFadi en 2011 et 2012.Une histoire vueàhauteur d’enfant, nourriedesouvenirstrèsprécis, où le particulier se mêle àl’universel.Planche aprèsplanche,lapalette de couleurs utilisée parlelauréat du GrandPrixdu Festival d’Angoulême2023pourl’ensembledeson œuvresetransformepourmontrer ce fragileetbrutal glissement d’unelangueà uneautre. Plusencore, la capacité d’un enfant àsurmonter l’insurmontable. ■ C.F.
RIAD SATTOU F, Moi,Fadilefrère volé, tome I(1986-1994), LesLiv resdufut ur,152 pages, 23 €.
AN AL YS E
L’âme urbaine de Dakar
Deux spécia listes signent UN OU VR AGEI NÉDI T qu idocumente l’ histoi re et le pat ri moi ne de la vi lle àt ravers lesépoq ues, et aler te su rson aven ir.
LA CA PITA LE SÉNÉGA LA ISEs’agrandit, se développe et se métamorphose chaque jour.Decette évolution, on ne gardepourtantque très peudetraces. Pour palliercemanque, lesarchitectes dakarois Xavier RicouetCaroleDiopsesont associés àlachaire d’économieurbainedel’Essec pour réaliser un livre quiparcourtl’épopéeurbainedelapresqu’île.

De la république léboue à la fondation de la ville en 1857,jusqu’à sa transformationencapitale de l’empire colonial français en Afrique, et à sonrôledelaboratoire architecturaleturbain devenu aussiunhautlieu culturel.Une grande fresqueaucroisement de l’architecture,de l’urbanisme, dessciences sociales et desartsqui,àtravers descontributions d’expertsetdes illustrations inédites tiréesd’archives, cartes et photographies, metenvaleurtantles bâtimentsemblématiques queles histoiresetles quartiers quidéfinissentles identitésde la ville. Remarquablementmis en page,cet ouvragecoloréet agréable àparcourir invite àréf léchir au destin de Dakar et àsauvegarder sonâme ■ LuisaNannipieri

CA ROLE DIOP ET XAVIER RICOU, Dakar,métamorphosesd’une capitale, Éditions de l’Aube/SenegalmetisÉditions, 352pages,20000 FCFA/30 €


YOUSSOUPHA, Amour suprême, Believe.
RA P
YOUSSOUPHA Retour aux racines
Sous in fluence
AFROBEAT et SOUL, le sept ième al bu m du rappeu r congolais, d’une sola ire matu rité, est peut-être son meilleu r à ce jour.
« J’AI PASSÉ ma vie dans ce pays, on me l’a reproché/Et puis j’ai quitté ce pays, on me l’a reproché, […] mais le rap français, je l’aime trop donc je ne peux pas raccrocher », annonce-t-il dès la superbe ouverture de « Supreme ». Enregistré entre Dakar, dont était originaire la mère de l’artiste, Bruxelles, Abidjan, Montréal et les célèbres studios de Miraval, dans le sud de la France, Amour suprême bénéficie d’une riche orchestration et d’une volonté d’explorer le plus sincèrement possible la soul, l’afrobeat et les chants griots. Fort de vingt ans d’une carrière démarrée en première partie de Snoop Dogg ou Busta Rhymes, le fils de Tabu Ley Rochereau, né à Kinshasa et élevé en banlieue parisienne, s’entoure ici d’instrumentistes de haut vol afin de raconter ses émois familiaux, ses convictions sociales et spirituelles comme son amour pour sa fille. Le tout servi par des textes réfléchis et non exempts de punchlines. Une vraie réussite ! ■ S.R.

LE ROMANDEL’EXIL
Un jeuneMaghrébin tentedefai re sa VIE
ÀM ARSEILLE
et tombesur un policier pascom me lesaut res…
AYOU BGRETA Aavait étéremarquédans L’Maktoub, feuilleton àsuccèsduramadan 2022 au Maroc (sur la chaîne 2M). Le voicientêted’affiched’unf ilmsélectionné àlaSemainedelacritiqueauder nier Fest ival de Cannes, et quisor tcemois- ci au cinéma.Danscet te remarquable im mersiondansles années1990,auson du raïetau fildutemps quipasse, il incarneNour, jeuneMarocain clandestinbientôt conf rontéàunpoliciermarseillaisen apparence intraitable, quivapourtantleprendresousson aile avec l’assentimentdeson épouse.Cet rioinattendu devientainsi le cœur battantduf ilm.Toutcommenceau seind’une bandedejeunespotes maladroits et insouciants, sans-papiers pour la plupar t, quiv iventdemenus traf ics et finissentpar se faireprendre. Rien quecet te première partie donne le ton: on n’estpas dans la caricature,les


YOUNG, FAMOUSA ND AFRICA N, saison 3(AfriqueduSud),deWesley Makgamatha. Avec Na kedDJ, An nie Macaulay-Idibia,Nad ia Na ka i. Su rNet ix



person nagesexistentsansenfaire trop.Quand Nourest recueilli parlecouplef rançais(incarnépar lest rèsjustes Grégoire Colin et Anna Mougla lis),c ’est le même état de grâce, jusqu’àglisser vers le mélodramel’air de rien,mais avecbeaucoupdestyle (lumières,décors, couleurs). La décennie quidéf ilesousnos yeux estpeut- êt re enjolivée parleréalisateur (néen1986).Maiselleper metàSaïd Hamich Benlarbi,après Retour àBollène (2017),det raiter du thèmedel’exilsousunaut re angle, moinspolitique et plus romanesque.Unt roisième chapit re tour né au Maroc (aveclac harismatique Fatima At tif dans le rôle delamère de Nour)raconteaussi avecjustesseleregardpor té surceu x quipar tent et tententderevenir.Subtil et prenant ■ J.-M.C
LA MER AU LOIN (France-Maroc), de Saïd Hamich Benlarbi. Avec AyoubGretaa, Anna Mouglalis, Grégoire Colin. En salles.
UNE AFRIQUE EN OR
TOUJOURS JEUNES (enfin,plusoumoins…),célèbres et africains, mais avecquelques nouvellestêtes :14musiciens,stylistes,inf luenceurs, hommes et femmes d’affaires de toutel’A frique anglophoneaff luentà nouveauenjetsetenvoituresdeluxeàJohannesburg pour desfêtes clinquantes (« diamants et perles »…)etdes prises de tête quivirentà la battle d’insultes (surtout entrefemmes) en huit épisodes.Entre séduction, mensongesettrahisons,les problèmesderiches(et de triche) se succèdent. Lestenuessont extravagantesetlechampagne couleàf lots, sans un regard pour le restedelasociété sud-africaine. Unebulle dorée quiabrite ragots,disputesetpunchlines sans fin, où «êtreheureux ne veutpas dire qu’on n’en veutpas plus ». Alors, unequatrièmesaison? ■ J.-M.C
MOB IL IE R
ANCRÉ DANS L’AIR DU TEMPS
Avec son BA NC AYO, Josh Egesi mont re comment la cu lt ure, les trad it ions et l’espr it du cont inent peuvent nour ri r un design de solution.

DA NS SA CH AMBR E de la Cité internationale des ar ts de Paris, où il travaille à une nouvelle collection intitulée « Ego » (« je » en latin et « argent » en igbo), le Nigérian Josh Egesi a installé une œuv re d’ar t pratique devant sa fenêtre. Un châssis recouvert de feuilles rouges qui transforme la grisaille de l’hiver parisien en lumière envoûtante.
Et qui nous dévoile plusieurs aspects de la mentalité du trentenaire, parmi les designers les plus brillants de sa génération. Egesi est débrouillard – il travaille souvent à partir de matières de récup Il se laisse inspirer par ses expériences personnelles. Il conçoit le design comme un outil pour créer des solutions fonctionnelles adaptées au contexte Enfin, il aime le rouge. La version du banc Ayo qu’il a exposée en 2024 à la Triennale de Milan est d’ailleurs de la couleur mystique du juju et du royaume du Bénin Un banc minimaliste en bois et acrylique, modulable, pour permettre à plusieurs personnes de
s’asseoir ensemble ou de se réunir simplement en déplaçant le dossier, et équilibré sur les côtés par un porte-revues et un plateau pour le jeu ayo (dit aussi awalé, kpo ou makpon). Créé pour remplacer un banc mal équilibré dans son jardin, ce meuble répond au besoin de partage et de sociabilité traditionnel avec une esthétique contemporaine et une âme résolument af ricaine. ■ L.N. joshegesi.com



Ci -c ontre, l’ar ti ste à La us anne à l’oc casio n d’un e conférenc e en 20 23


CORRESPONDANT DE PAIX
Une plongée da ns l’univers
photog
raph
iq ue POÉT IQUE ET HU MA NIST E de Reza.
SITUÉ dans la fortification de Borj El Kebir, érigée à la fin du XIXe siècle, également connue sous le nom de Fort Rottembourg, le Musée national de la photographie de Rabat expose le travail de l’un des plus grands photoreporters contemporains. Depuis plus de quarante ans, le Franco-Iranien Reza Deghati, plus connu sous le nom de Reza, sillonne les quatre coins du monde appareil photo en main à la rencontre de destins croisés d’enfants, de femmes et d’hommes victimes de guerres et de conf lits, mais aussi d’injustice sociale et d’exclusion. Conteur d’histoires et passeur d’émotions, il témoigne d’un monde blessé au cœur duquel il tente de déceler la beauté par laquelle « on arrive à changer les mentalités et créer des liens entre différents êtres humains ». Diff usés dans la presse internationale – National Geographic, le Time ou Le Monde –, ses clichés s’inscrivent comme moyens de résistance et de réflexion face à l’agitation du monde moderne. Avec quatre cents portraits pris par Reza dans plus d’une centaine de pays, l’installation rabatie envoie un message de paix, de tolérance et d’acceptation de l’autre. Au fil des photographies exposées, inspirées librement de la célèbre Conférence des oi seau x, du poète persan Farid alDin Attar, l’artiste propose aux visiteurs un voyage à travers sept vallées : la Connaissance, la Quête, l’Amour, la Beauté, le Détachement, le Néant et l’Univers. Un parcours visuel et spirituel. Et une expérience émotionnelle hors du temps. ■ C. F. « L’ODYSSÉE CONTEMPORAINE DE REZA », Musée national de la photog raph ie, Rabat, jusqu’au 30 mai.
fnm.ma/musees- ouverts/musee- national- de -la- photographie/

de cestrois milieuxculturels et explorelerapport du corps àl’espace. Elle conçoitses mobiliersdécoratifscomme des corps, vecteurs d’expressiond’une culture, d’un héritage, d’un message, partagés entrel’aspectutileetlapréciosité. «Jesouhaiteque le spectateur s’interroge: est-ce pratique ou justebeau?»,indique l’artiste, quis’inscrit ainsientre le design et lesartsplastiques. Exposées àl’automne 2024 au 110Galerie VéroniqueRieffel dans le cadredela Design Week,ses créations(lampetissée, tabouret, siège…) sont actuellementprésentéesdansleconcept-store parisien Saargale (47, avenue Daumesnil,75012 Paris) Ellesmettent en lumière lessavoir-faireetles matériaux ivoiriens. Collaborantavecdes tisserands et desébénistes, Alloua Maëlys Ediaho aainsi travaillé le bois,trèsrépandu et valorisésur sa terrenatale, le métal, quiyest souvent recyclé,les filets de pêche, en écho àlarégionbalnéaire de Grand-Bassam et afin aussidedonnerune dimension nobleetécologique au plastique, très décrié.Les couleurs
Ci-contre, le tabouret Kléma en bois de Yundé et filsdepêche

Ci-dessus, la Wovenchair. Ci-contre, la Rope Lamp.

bleu et rose layettedeses pièces accrochent l’œilavecdouceur.«Mon approche du corpsest basée surl’enfant intérieur. En mélangeanttousces mondes,je ramène lesgensàl’aspectludique,universel de l’art, pour quemêmeles enfantssoient interpellés.»Diplômée d’une licenced’artsplastiquesàl’UniversitéParis VIII,oùelleapu se familiariser àdiversesdisciplines (vidéo,photo,dessin, etc.), elle rêvaitdetravailler dans lesartsdepuisl’enfance, inspirée parunpère quipratiquelapeintureetlacouture. En 2023,elledécouvre et apprendavecenthousiasmele design,quand l’illustremaîtreivoirienJeanServais Somian, dont elle suit le travail avec grandintérêt, lanceunatelier de formationsur concours,Young DesignersWorkshop, dont elle estlauréate. Actuellement,ellesuitunCAP en menuiserie en France, où elle apprendainsi àréaliser sesprototypes.Elles’initieégalement auxtechniquesde cordageetdetissage. Sonambition?Trouver de nouvelles manièresdecommuniquer desidées,mixer différents médiums –peinture, sculpture, objets, installation –, tout en gardantunaspectpratique, utilitaire ■ AstridKrivian
DE SIGN
La ro be El is sa de la coll ectio n capsule
« Ne bul a », présenté e lor s du dé fil é Crea tive
Tu nisi a.

MOD E
La tu niqu e Rayo n de la co ll ecti on « Ne bul a ».

CALESTIS LA MÉDITERRANÉE DANS LE TISSU
Une MA RQUE TU NISI EN NE qu i associe ex péri ment at ion créative et recherche su r les matières, pu isant da ns le potent iel DES JEUN ES ARTISA NS LOCAUX.

La st yl is te dans son ateli er
POUR EMNA GAHBICHE, 31 ans, la mode n’est pas seulement un métier créatif. Avec sa marque Calestis, basée dans sa ville natale de Sousse, elle entend aussi puiser dans le potentiel des jeunes artisans tunisiens et donner un coup de pouce à l’industrie locale, célébrant ainsi son identité méditerranéenne. Née en 2020, Calestis a déjà à son actif plusieurs collections et collaborations, dont la dernière, « Ch’hili », avec la marque Benma de Hedi Ben Mami, a été partiellement dévoilée fin 2024. Le label peut aussi se targuer d’avoir exposé des pièces au musée des Arts décoratifs de Paris en 2021. Une étape importante pour la créatrice – revenue en 2019 dans son pays d’origine après avoir fait des stages dans la haute couture parisienne – qui commençait tout juste à définir son identité. Le retour en Tunisie est marqué
Le lo ok Lu no.

par la prise de conscience qu’il reste beaucoup à faire pour développer un véritable système de mode à l’échelle locale. En attendant de lancer sa propre marque, elle multiplie alors les expériences, notamment dans la création de costumes de scène. Une influence scénographique que l’on retrouve dans certaines de ses silhouettes et dans sa conviction que la mode et l’art sont inséparables. Au-delà des coupes envoûtantes et d’une certaine obsession pour la corseterie, la marque se caractérise par un travail de recherche acharné sur la matière. Après une première collection en brocart de soie dédiée à sa grand-mère, qui l’a soutenue financièrement, Gahbiche parcourt la Tunisie du nord au sud pour aller à la rencontre des artisans locaux. C’est tout près de Sousse qu’elle déniche de jeunes tisserands pour donner vie à des pièces d’une incroyable finesse. À partir d’un même fil de soie, ils jouent avec les graphismes, donnant aux vêtements monochromes un teint vif et des textures changeantes et complexes. Ensemble, ils expérimentent avec la laine, le coton et le hayek, un tissu tunisien, pour signer des ponchos et des robes avec une illusion de corset à même le vêtement Le nom de la collection, « Ch’hili », évoque le vent du sud et la canicule, les souvenirs d’enfance et les journées d’été au bord de la Méditerranée. calestis.com.tn/ ■ L.N.

L’ensembl e Omb re noctu rn e

Le po ncho
Sa blier de la coll ectio n
« Ch’h ili ».


L’a uth entiqu e Ca ntinho do Az iz et ses saveur s tradi ti on ne ll es du Moza mb ique
LES TABL ES DE LISBON NE
Da ns la capita le port ugaise, on découv re UN E AU TR E CU ISIN E AFRICA IN E et diasporique, fa ite de classiques et de touches contempora ines.
POUR des raisons historiques, il y a des cuisines africaines qui sont peu représentées à Paris ou Londres mais que l’on peut savourer lors d’une virée à Lisbonne Comme celle du Mozambique, mélange d’influences indiennes, portugaises et du continent. Cantinho do Aziz est le lieu parfait pour la découv rir. Ouvert en 1983 par Aziz, avec sa femme Dona Farida aux fourneaux, l’établissement est aujourd’hui géré par la deuxième génération de la famille Leur fils Khalid Aziz et sa compagne la cheffe primée Jeny Sulemange proposent toujours les classiques comme le N’biji (fruits de mer à la noix de coco et à l’huile de palme), le Frango a Cafreal (poulet peri-peri


braisé) ou le Makoufe (chou en sauce de noix de coco et arachides avec crevettes et crabe). Prisée par les locaux et des célébrités comme Monica Bellucci, cette cantine est une véritable institution de la Mouraria, l’un des quartiers les plus traditionnels et multiculturels de la ville. Ouvert en 2022, Sofia’s Place est un restaurant à la philosophie contemporaine. Si la patronne, Ana Sofia, est d’origine cap-verdienne, dans ce charmant afrobistrot de 18 couverts, on promeut une cuisine créative panafricaine et diasporique. La carte change en fonction des légumes et des épices que la cheffe et ses amis ramènent de voyage. Toujours prête à inviter en cuisine ceux qui peuvent lui apprendre de nouvelles recettes, l’ancienne maquilleuse devenue cheffe (et bientôt youtubeuse gastronomique) joue avec les connexions entre les cuisines du continent et celles des Amériques ou des Caraïbes, de la Colombie à la Jamaïque. Elle adore le yassa et, en ce moment, elle met à l’honneur les recettes de la Guinée-Bissau, comme le caldo de mancarra cantinhodoaziz.com/@sofia.s.place ■ L.N.
L’esprit Kéré au Togo

FR ANCIS KÉRÉ enchaîne les projets d’envergure en Af rique de l’Ouest. Après avoir conçu l’Assemblée nationale au Bénin, le Goethe-Institut à Dakar ou encore le mausolée de Thomas Sankara dans son Burk ina natal, tous encore en travaux, il vient d’entamer la constr uction de son premier projet au Togo Le chantier du Centre des cultures et spiritualités éwés, commandité par la Fondation
Kothor à Notsè, environ 80 km au nord de Lomé, a été entamé en octobre dernier pour une livraison prév ue en février 2026. Le projet s’ar ticule
L’ARCH IT ECTE BU RK INABÈ a dévoilé son projet pour le Cent re des cu lt ures et spir it ua lités éwés, près de Lomé, qu i verra le jour da ns un an.
autour des vestiges de la grande muraille Agbogbo et du sanctuaire d’Agbogbodzi, qui abrite la divinité principale du peuple éwé. Il comprend un sanctuaire, des temples, un amphithéâtre à ciel ouvert, un espace de réception, des salles d’exposition, un auditorium, des restaurants et une reconstitution de l’ancien palais royal éwé. Les bâtiments, tous assez bas, à l’exception de la tour en forme de spirale qui sy mbolise la connexion entre la terre et le divin, serpenteront à travers le paysage de chaque côté du mur et seront
ponctués de patios plantés permettant la ventilation naturelle Ils seront constr uits en briques de latérite rouges, une matière locale, durable et adaptée au climat du Togo, et éclairés à travers des puits de lumière naturelle intégrés aux plafonds L’entrée du site a été inspirée par le design du tabouret éwé, le siège emblématique du pouvoir royal. « Le centre démontrera comment l’architecture peut être un catalyseur qui permet aux communautés de célébrer leur culture », a déclaré l’architecte ■ L.N.

DESTINATION
Dolce vita à Cotonou
C’est le nouveau fleuron de l’hôtellerie ouest-africaine, le new spot de la capitale économique béninoise.
Géré par le groupe français Accor, le Marina affiche les AMBITIONS du pays en matière de tourisme et de culture.




L’ÉVÉNEMENT était très attendu. Le Sofitel Cotonou Marina a ouvert le 12 décembre dernier, après un soft opening le 1er septembre. Et dans la capitale économique béninoise comme dans toute l’Afrique de l’Ouest, l’hôtel 5-étoiles au luxe French Touch, qui fait face à la mer et s’étend sur 29 hectares, est déjà the place to be ! Construit sur l’emplacement de rêve du très ancien Sheraton Marina, il propose 198 chambres, toutes avec balcon, dont des suites avec piscine privée, une brasserie chic signature, L’Ami, tenue par la cheffe étoilée béninoise Georgiana Viou, un spa, un centre de conférences, un cinéma, un casino et une discothèque. Et bientôt, un kids club. Dans les couloirs de l’établissement, on peut admirer 150 œuvres d’art contemporain du cru. La directrice de l’hôtel Juliette
Véritable flagship africain du groupe, le Sofitel Cotonou Marina Hotel & Spa, au design et au confort exceptionnels, expose aussi 150 œuvres d’art.
Peron mise sur le tourisme culturel, à l’heure de la restitution des œuvres au Bénin, et sur le thème du retour aux sources d’une clientèle d’Amérique du Sud: «Les Brésiliens, notamment, sont à la recherche de leurs racines dans l’ancien Dahomey. Nous allons aussi essayer de créer du tourisme de loisirs panafricain, en travaillant notamment les marchés du Nigeria, du Togo ou de la Côte d’Ivoire.» Et la clientèle aisée de Lagos, aujourd’hui à une heure de Cotonou, est déjà là, en week-end, avec enfants et nounous, autour des deux piscines. Le personnel, composé de 375 employés béninois qui ont suivi un training intense sur quatre mois, est déjà rodé aux codes du luxe et de l’accueil haut de gamme, les deux valeurs cardinales du groupe français, qui livre ici le dernier fleuron de sa flotte ■ Emmanuelle Pontié
PA RC OU RS
Gaël Kamilindi
AVEC SON MAGNIFIQUE DOCUMENTAIRE
DIDY, l’acteur pensionnaire de la Comédie-Française et cinéaste retrace l’histoire de sa mère au Rwanda. Retissant le lien avec ses origines, ce portrait sensible, émouvant, spirituel, oppose à l’absence la vitalité de la mémoire, du geste créatif. propos recu eillis par Astrid Krivian
Il a passé sa prime enfance entre l’ex-Zaïre – où il est né en 1986, à Kinshasa –, le Burundi et le Rwanda, pays de sa mère, Didy, qu’elle a fui en raison des violences perpétrées envers les Tutsi par les Hutu Gaël Kamilindi n’a que 5 ans lorsqu’elle est emportée par le sida, en 1992 Peu après, il émigre en Suisse où il est élevé par sa tante. Avec son film bouleversant, le comédien remonte le fil de l’histoire maternelle et esquisse un portrait sensible, recueillant la parole des sœurs, des ami(e)s de sa mère, croisant les archives familiales. « Avec l’absence, je l’avais mise sur un piédestal. Elle incarnait une figure maternelle héroïque, iconique. J’avais besoin de découv rir sa complexité, son humanité, ses failles, ses peurs, ses doutes. Sans aucun souvenir de sa voix, je voulais que l’on me raconte Didy à travers les sens – son parfum, son regard, etc. », indique-t-il. L’artiste reconstruit aussi son lien avec le Rwanda, où il s’ancre désormais régulièrement pour « rattraper le temps perdu imposé par l’exil ». Pendant longtemps, le souvenir de sa mère et celui du pays aux mille collines se confondaient dans son esprit. Le film témoigne de cette quête intime et charnelle d’une terre originelle, maternelle. Des scènes spirituelles le ponctuent, où Gaël Kamilindi pratique des gestes inspirés de rituels funéraires précoloniaux : bain purificateur, veillée autour d’un feu, pétrissage de la terre, enduisage de cendres. « Ces rites de passage accueillent le deuil ; ils devaient s’inscrire dans ma chair, y laisser une trace intime. »
Une manière aussi de faire sépulture, quand le cimetière où reposait Didy au Burundi a été viabilisé, les pelleteuses réduisant tout en poussière. « Ce film est un tombeau sy mbolique, immortel. Gravée sur des images, la mémoire de ma mère se ravive à l’infini. » Primé à l’international, notamment diff usé au festival Le Grand Bivouac d’Albert ville à l’automne 2024, didy est présenté en compétition officielle du Fespaco 2025 à Ouagadougou.
Sa passion pour l’art dramatique est-elle un chemin pour retrouver ce goût de l’enfance, une innocence trop tôt perdue ? À Genève, où il grandit, la découverte du théâtre à 12 ans est en tout cas une év idence. « Sur scène, j’étais dans un émer veillement, une naïveté, une candeur. Le jeu est lié à l’enfance, aux histoires, à notre place qu’il faut trouver. Je respirais, le théâtre a apaisé mon âme. »

di dy, coréal is é avec Françoi s-Xavi er De stor s, CPB Fi lm s.
Après son bac, il étudie au conser vatoire de sa ville, puis entre au Conser vatoire national supérieur d’art dramatique de Paris à 22 ans. Il apprend à s’écouter, à développer son indépendance artistique, son intuition, son instinct, sa confiance. En 2017, il intègre la troupe de la ComédieFrançaise. Sur un rythme de travail très soutenu – jusqu’à 14 représentations par semaine –, il fait vibrer les grands textes classiques comme les écritures contemporaines
Au cours de sa prolifique carrière sur les planches (Lucrèce Borgia, Le Roi Lear, En attendant Godot…), il a entre autres travaillé sous la direction de Denis Podalydès, Jean-Pierre Vincent, Robert Wilson « L’art du comédien est un merveilleux terrain d’exploration de l’âme humaine. On plonge dans des recoins sombres de nous-mêmes C’est très libérateur, cathartique. » ■

«Ce lm est un tombeau symbolique, immortel. Gravée sur des images, la mémoire de ma mère se ravive à l’in ni.»

AFRICA CITY 13H- 16H
LUNDI AU VENDREDI
GLADYSMIGNAN












QUE D’EAU…
On le sa it : le ch ang em en t cli matiqu e frapp e de pl ei n fo ue t le con tin en t af ricai n. On y en re gis tre de pu is qu el qu es an né es de s te mp érat ures ex trêm es et un me rc ure qu i s’envo le au gré de s an né es . Av ec de s po inte s à 45 °C à l’omb re à Ba ma ko en a vri l, par exe mpl e. Dé jà ins ou te nab le, et ce n’est qu e le dé but d’un e as ce nsi on du th er mo mè tre, no us dit -o n, irrév ers ib le.
Ir on ie du sor t, su r de s te rres br ûl ée s par le so le il , où l’on a tten d l’ea u du ci el comm e un e dé livranc e, le ré cha uf fe me nt de l a pl an ète entraî ne au jo urd’ hu i de s to rrents de plui e ja mais ég al és qu e le s so ls du rs comm e la pi erre ne par vi en ne nt pas à abs orb er.
Pr ès de 7 mi lli on s de pe rs on ne s ont ét é to uc hée s par de s inond ati on s en Af riqu e oc cid en ta le et ce nt ra le en 20 24. Au Ni ge r, par exe mp le, ce rtai ne s ré gion s ont en re gis tré ju sq u’ à 20 0 % d’excéd en t de plu ie s par ra ppor t aux ann ée s pr écéde nte s. Au Tc ha d, le s on de s diluvi enn es ont fa it au mo ins 576 mor ts et près de 2 mi llion s de sin is trés de pu is ju ill et de rni er Au Ca me ro un , 56 000 ma is on s ont été dé tr uites
L’ea u es t de ve nue en que lq ues an né es un nouve au fl éa u pou r le co n ti ne nt , lui qu i ne con tri bu e qu ’à haut eu r d’en vi ro n 4 % aux émis si on s mon di al es de ga z à ef fe t de se rre. La préc ari té de s po pu la tio ns , qu i vi ve nt da ns de s log em en ts de fo rt un e, con st rui ts la pl upa rt du te mp s en mod e anarchi qu e da ns de s sy stèm es où pe rs on ne n’est as su ré, eng en dre un lot de dram es hu mai ns
Al or s, ce rt es , on p eu t es pé re r qu e la su ite de CO P ou le pr och ain Somm et Cl ima te Ch anc e Eu ro pe Af riqu e, qui se ti en dra le 31 mars en Fran ce, à Ma rs ei ll e, ra le nt iront le ph é no mè ne Ou pas
Mai s en at te nd a nt , les ca ta str op hes s’en ch aî ne nt . Et loc al em en t, pe u ou pa s de me su re s so nt pri ses Le s conn aiss an ce s mété orol ogiq ue s po ur ra ie nt dé jà pe rm et tre d’ ins ta urer un sy stèm e d’al er te pr éc oce, af in qu e le s pop ula tion s pu is se nt s’or ga nis er av an t d’ êt re en gl ou ti es so us l’ea u av ec le urs mais on s.

On do it au ss i ur ge mme nt me tt re en pl ac e de s te ch nique s de dr ai na ge le lo ng des rou te s, en comm ençant par ne ttoy er ce ll es qu i ex is te nt dé jà et so nt tota le me nt en go rg ée s par le s ordu re s urb ai ne s. Et bie n sû r, lu tter contre l’ im plantation sa uvag e de s hab itatio ns , so uv ent en zo ne im me rs ib le. Enf in , préparer l’av en ir, de mai n, av ec de s pol iti qu es qu i in c lu ent im pé ra tiv em ent la do nn ée du ré ch au ffe me nt cl im at iq ue. La su rv ie de pe upl es enti er s en dé pe nd. ■
PA R EM MAN UE LL E

POUR TOUT L’OR DU MALI
Début janvier, 3 tonnes de lingots extraits par la société canadienne Barrick Gold étaient saisies par Bamako. La valeur du métal jaune explose sur les marchés mondiaux, les réserves sont probablement conséquentes dans toute la région. Et les tensions entre les miniers et le pouvoir sont au maximum. Objectif : une meilleure répartition des bénéfices de la manne. Reste à savoir au profit de qui… par Cé dric Go uver ne ur
Après des mois de conf lit avec les dirigeants de Barr ic k Gold, les autorités maliennes ont opté pour la ma nière forte af in de récupérer ce qu’elles considèrent comme leur dû Samedi 11 janvier 2024, sur le site minier de Loulo-Gounkoto, dans l’ouest du pays, deux hélicoptères de l’armée de l’air sont venus embarquer manu militari environ 3 tonnes métriques d’or ex traites ces dern iers mois pa r la société ca nadienne, propriétaire du gisement à 80 %. Une cargaison d’une valeur estimée par plusieurs sources qui se sont confiées à l’agence Reuters à environ 245 mil-

lions de dollars. Dès le lundi 13, Barrick a déclaré « suspendre temporairement » ses opérations minières dans le pays. Les autorités, elles, ont annoncé le dépôt de l’or saisi à la Banque malienne de solidarité (BMS). Cette institution à vocation sociale a été créée en 2002 pour lutter contre la pauv reté et accompagner les microentreprises. Le message du président de la transition Assimi Goïta est clair : l’État prend aux multinationales étrangères pour rendre au peuple, conformément au credo du colonel putschiste, la « souveraineté retrouvée ». « Un important avertissement », souligne l’expert du secteur minier Ch rist ia n Mion, senior part ner chez Er nst & Young. Une source anony me proche du dossier nous déclare cependant ne se faire « guère d’illusion » quant à la finalité des fonds déposés à la BMS, davantage susceptibles de partir « vers la grande lessiveuse de Dubaï », où transite la majeure partie de l’or af ricain, que de bénéficier réellement à la population malienne… Dans un rapport publié en mai 2024, l’ONG Swissaid estime

Pour la junte, il s’agit de faire appliquer le nouveau code minier. Et compter sur de nouvelles recettes d’au moins 500 milliards de francs CFA…

en effet que, chaque jour en moyenne, plus d’une tonne d’or – 40 % de la production du continent ! – quitte l’Afrique sans être légalement déclarée, transitant le plus souvent par Dubaï avant d’être réexpédiée en Suisse. Cette saisie n’a guère surpris : la tension montait depuis des mois entre l’État malien et la compagnie canadienne Bamako exige de cette dernière l’application du nouveau code minier national. En 2022, le gouver nement a en ef fet commandé au cabinet de conseil Iventus Mining un rapport d’audit, afin « que l’or brille pour tous les Maliens » et que le pays profite pleinement de cette ressource, valeur ref uge dont le cours a plus que doublé en quinze ans [voir encadré]. Remis en mars 2023, l’audit évalue le manque à gagner entre 300 et 600 milliards de francs CFA (450 à 900 millions d’euros) pour le Mali, classé 188e sur 193 pays par les Nations unies au regard de son indice de développement humain (IDH). Jusqu’à la colonisation, l’or avait assuré la prospérité du pays : la légende dit qu’en 1324, le richissime mansa (« empereur ») Moussa dépensa tellement de métal jaune lors de son pèlerinage à La Mecque qu’il déstabilisa toute l’économie de la région ! Avec 66,5 tonnes extraites en 2023, le Mali est le troisième producteur du continent, derrière l’Af rique du Sud (92 tonnes en 2022) et le Ghana (105 tonnes). Cette ressource représente 70 % de ses exportations, 25 % de ses recettes fiscales et 10 % de son PIB. Des chiffres qui ne tiennent pas compte de la contrebande, qui concer nerait 26 tonnes de métal jaune par an extraites de mines artisanales, notamment de celle d’Intahaka. Des milliers d’orpailleurs, parfois venus d’aussi loin que le Soudan, s’acharnent à coups de pioche dans des galeries précaires, avant – pour les plus chanceux – de revendre paillet tes et pépites à de douteux intermédiaires.
RÉÉQUILIBRER LES CONTR ATS
Toute l’Afrique de l’Ouest vit une véritable ruée vers l’or, avec son cortège de maux dignes du Far West – contrebande, pollution, éboulements (des dizaines de morts et de disparus le 29 janv ier à Koulikoro, un an après un accident similaire qui avait fait 74 morts en janv ier 2024 dans la même région), gangstérisme, prostitution… Même si la production aurifère ouest-africaine reste encore loin derrière les géants du globe (370 tonnes en 2023 pour la Chine, 310 tonnes pour l’Australie et la Russie, 200 tonnes pour le Canada, 170 tonnes pour les États-Unis…), la région dispose d’importants gisements, que ce soit au Burk ina Faso, en Guinée, en Côte d’Ivoire, au Niger, au Sénégal… En Côte d’Ivoire, la société canadienne Montage Gold évalue les filons du « projet Koné », dont la mine sera située dans le district du Woroba, à l’ouest du pays, à 155 tonnes. Le Sénégal pâtit de l’emplacement frontalier de ses gisements dans la région de Kédougou, qui borde le Mali et la Guinée : 12,4 tonnes ont été extraites en 2024 de la mine
de Sabodala-Massawa, mais Swissaid estime qu’en dix ans, « entre 36 et 41 tonnes » auraient été exportées illégalement depuis les centaines de puits artisanaux ! À défaut de maîtriser la contrebande, le Mali, confronté à une production en baisse (seulement 57,3 tonnes estimées en 2024, du fait d’un rendement moindre des filons), entend au moins arracher aux multinationales un rééquilibrage des contrats. D’où cette remise à plat du code minier. « Le code minier d’un pays est souvent figé, explique Christian Mion. C’est un corpus de textes réglementaires et de guidelines écrits pour durer dix ans, quinze ans ou plus Les codes miniers ne tiennent donc pas compte de l’évolution géopolit ique ou de celle du cours des matières premières, comme l’envolée de l’once d’or ou au contraire la dégringolade du cours du cobalt Ces codes miniers ne sont pas assez imaginatifs ou disruptifs pour mettre en place des mécanismes qui prévoiraient, par exemple, une actualisation tous les trois ans. » En août 2023, le pays a donc voté pour un document rév isé à l’aune des recommandations de l’audit. Le nouveau texte bénéficie davantage au x pouvoirs publics et aux communautés locales : les exploitants étrangers des mines d’or du pays doivent désormais céder gratuitement 10 % de participation à l’État malien, qui peut au besoin acheter 20 %
Or, diamants, pétrole…

La mine d e di am ants de Jwan eng , au Botswa na, est l’une de s pl us ri ches du contine nt
L’Afrique à la recherche de l’équilibre
Su r le cont inent, de plus en plus d’Ét at s, du Botswa na au Ga bon,
en pa ssant pa r le Bu rk ina Fa so, revend iq uent face au x entrepri ses ét ra ngères une répa rt it ion plus éq uili brée de s bénéfice s de leu rs sous-sol s. Pa r le droit ou pa r la forc e.
Le Mali n’est pas le seul pays africain dont le sous-sol est riche en ressources minières à taper du poing sur la table face au déséquilibre, voire à l’iniquité, des rapports entre nations en développement et multinationales Son voisin et allié, le Burk ina Faso, dirigé depuis le putsch de septembre 2022 par le capitaine Ibrahim Traoré, veut lui aussi redéfinir les relations du pays des Hommes intègres avec les
compagnies minières : en juillet 2024, les autorités ont rév isé le code minier. Au même moment, lors de la pose de la première pierre d’une mine d’or semi-mécanisée sur la commune de Midebdo (sud-ouest) pilotée par l’Agence pour la promotion de l’entrepreneuriat communautaire (A PEC), Anderson Médah, directeur de cabinet du président, a insisté sur la volonté des autorités de « booster la contribution du secteur minier » afin d’édifier « une économie nationale forte et résiliente », et d’acquérir « la souveraineté économique pour [leur]
patrie, faire en sorte que les plus grands bénéficiaires de ces activités soient les populations ».
VERS UN DEAL GAGNANT- GAGNANT
En octobre, le président de la transition a annoncé à la radio que des permis miniers sont « en train d’être retirés », sans plus de précision : « Je ne comprends pas pourquoi, alors que l’on sait exploiter l’or, on laisse les multinationales » le faire, a résumé le jeune capitaine putschiste, admirateur revendiqué d’un autre capitaine putschiste devenu président

du Burk ina, Thomas Sankara (19831987). « Cette question de fierté nationale n’est pas cantonnée aux seuls pays africains, fait remarquer l’expert minier Christian Mion, senior partner à Ernst & Young. La primauté accordée aux intérêts nationaux fait écho à la vague d’anti-multilatéralisme. Une certaine cohésion autour du concept de nation, qui va de pair avec un homme fort – Assimi Goïta au Mali ou Donald Trump aux USA. Le sujet de fond est une meilleure répartition, un meilleur partage des richesses du sous-sol, dans un deal gagnantgagnant entre les entreprises qui investissent et les États hôtes, mais également avec les communautés locales. Un projet minier, ce n’est pas seulement de la géologie, des infrastructures et du minerai, mais aussi la gestion de l’implantation,
de ses bénéfices – y compris pour les communautés locales – et de l’environnement. »
Dans la même veine, le Gabon, dirigé depuis le putsch d’août 2023 par le général Brice Oligui Nguema, a nationalisé Assala Energ y, désormais propriété de la Gabon Oil Company (GOC). « Le Gabon a respecté le droit dans cette opération, et a payé le prix fort, 1,3 milliard de dollars, afin de racheter Assa la Energ y », souligne un observateu r. Idem au Botswana : cet Ét at d’Af rique aust ra le est l’un de s plus riches du cont inent grâce à ses diamants, dont il est le deuxième produc teur au monde. Au terme d’un long bras de fer, le Botswana a obtenu en ju illet 2023 du conglomérat De Beer s la rétrocession de 30 % des pierres br utes et de 50 % d’ic i une décenn ie pour les ta iller su r
place plutôt qu’à Anvers (Belgique).
Aussi pu issa nt soit-i l, le diamanta ire sud-af rica in, qu i se four nit à 70 % au Botswana et est présent da ns le pays depu is 1969, n’a pa s eu d’autre choi x que de céder au x ex igences de s autorités, qu i esti ma ient perd re 15 mill ia rds de dollar s pa r an en ex port ant les pierres br utes sa ns les ta il ler [lire not re dos sier dans AM 443- 44 4] « Chaque pays fa it ses choi x, souligne Ch ri st ia n Mion Le Botswana a été consta nt da ns les sien s et le résu lt at s’est avéré paya nt Il a su imposer de s ta iller ies loca les de diamants bruts. La Guinée, productrice de fer et de bauxite, a quant à elle été le précurseur du tran sfer pricing [la ju ste ta xation des bénéfices là où il s sont générés, ndlr]
Ce qui est important, conclut-il, est pour chaque pays minier de savoir intégrer les enjeux du moment » ■
supplémentaires. Les invest isseurs locaux ont la ga ra nt ie d’entrer dans le projet avec des parts à hauteur de 5 %, et l’entreprise exploitante doit verser au Fonds minier de développement local malien une contribution équivalant à 0,75 % du chiffre d’affaires trimestriel de la mine. En outre, les exonérations fiscales sont supprimées, les bénéfices doivent être virés sur des comptes bancaires domiciliés au Mali, les titres de recherche sont désormais délivrés pour neuf ans et les permis d’exploitation pour douze ans.
UN BR AS DE FER JURIDIQUE
Bamako entend obtenir l’application de ce nouveau code par toutes les sociétés minières présentes dans le pays, avec pour objectif de faire entrer plus de 500 milliards de FCFA dans les recettes de l’État. La plupart se sont conformées au nouveau cadre réglementaire. La canadienne Robex a ainsi conclu, en septembre 2024, un accord pour solder ses arriérés (impôts et cotisations douanières) en payant au fisc 10 milliards de FCFA et en renonçant au remboursement de 5 milliards de FCFA de crédit de TVA. Elle a, de plus, annoncé vouloir céder sa mine malienne de Nampala (6,5 tonnes d’or extraites depuis 2017) pour se concentrer sur le site de Kiniéro, en Guinée, ce qui ressemble fort à un abandon de terrain… D’autres ont subi de fortes pressions et intimidations : en novembre 2024, le PDG de la compagnie australienne Resolute Mining, Terence Holohan, et deux de ses salariés ont été interpellés à Bamako pour « faux présumés et atteinte aux biens publics », puis incarcérés douze jours. L’entreprise s’est résolue à payer 16 0 mill ions d’euros à l’État ma lien Quant au ca nadien B2Gold, son PDG Cl ive John son vient de présenter un plan d’inve st issement de 10 mill ions de dollar s da ns l’ex plorat ion du site au ri fère de Fe kola, aprè s s’êt re accordé avec le s autorités et avoir réglé les ar riérés d’impôts ex igés. Une source bien in formée esti me que l’ Ét at sera it pa rvenu à obtenir ce s dern iers mois de la pa rt du sec teur min ier pa s moin s de 1 000 mi ll ia rds de FC FA (1,5 mill ia rd d’eu ros).
Or, le ca s de Ba rr ic k Gold est plus comple xe. Ce géant mi nier de l’or et du cu iv re , né de la fu sion en 2018 du sud-af rica in Ra ndgold avec le ca nadien Ba rr ic k et coté à la Bourse de New York , a ex trait en 2023 une vi ng ta ine de tonnes de la mine de Loulo-G ou nkoto, soit près d’un tier s de la produc tion au ri fère ma lien ne. Sû r de sa pu issa nce et de son bon droit, son patron Ma rk Br istow, Sud-Af ricain âgé de 66 an s, ref use de se confor mer au nouveau code mi nier En septembre 2024, le groupe se mont ra it conf ia nt, pa rlant da ns un commun iqué de sa « relation mutuel lement bénéfique de trente ans » avec les autorités maliennes, « malgré des divergences occasionnelles », qui se sont « toutes résolues à l’amiable ». Le paiement de 85 millions de dollars à l’État n’aura pas suffi : le 23 octobre, Bamako accusait le groupe
canadien de « ne pas avoir honoré ses engagements », exigeait 300 milliards de FCFA (512 millions d’euros) d’impôts et de dividendes, et lui interdisait d’exporter son or. « Le gouvernement continue à œuvrer pour une exploitation des ressources minérales qui tienne compte de l’intérêt des populations et des travailleurs », ont commenté les autorités. En novembre 2024, quatre employés de Barrick Gold ont été arrêtés et incarcérés à Bamako, tandis qu’un mandat d’arrêt écartait son PDG du territoire malien. En décembre, l’entreprise a déposé un recours devant une instance d’arbitrage internationale liée à la Banque mondiale, le Cirdi (Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements). Mais le 2 janv ier 2025, le juge Boubacar Moussa Diarra a ordonné la saisie des stocks d’or de Barr ick, arguant que la société canadienne devrait au Mali la bagatelle de 5,5 milliards de dollars (dix fois le montant évalué en octobre 2024). « Mark Br istow sait comment négocier avec des gens qui ont les mêmes codes que lui, qui répondent aux mêmes règles. Mais face à la junte, il est comme perdu », nous confie une source bien informée « Bristow se base sur le droit, sur les contrats signés et qui sont antérieurs au nouveau code minier adopté en 2023 C’est le principe juridique de la non-rétroactiv ité des lois. Mais peu importent ces subtilités juridiques pour la junte militaire putschiste. »
EN AT TENTE D’UNE DÉCISION
Une di mension person nelle envenime pa r ai lleu rs ce contentieu x commercia l. Les auditeurs du cabinet Iventus Mining, dont le rapport a inspiré le nouveau code minier, sont de vieilles connaissances du sexagénaire sud-africain. Mamou Touré et Samba Touré (sans lien de parenté) avaient travaillé pour Randgold et quitté Mark Bristow en mauvais termes Samba Touré est également à la tête de la Sorem, la société de recherche et d’exploitation des ressources minérales du Mali, holding créée en 2022 afin de gérer les participations de l’État dans les mines. Entre Iventus et la Sorem, « le risque de conf lit d’intérêts est flagrant », estime cet observateur. « Le loup est dans la bergerie, car la régulation a été confiée à un acteur intéressé aux bénéfices. » La Sorem gère notamment deux mines récemment nationalisées : Yatela, cédée en octobre 2024 par le sud-africain AngloGold Ashanti et le canadien Iamgold, et Morila, cédée en mai de la même année par l’australien Firefinch. Reste qu’à Bamako, la mainmise sur le dossier minier des deux Touré et du ministre de l’Économie et des Finances, Alousséni Sanou, commence à agacer : le ministre des Mines, le professeur Amadou Keita, serait « frustré car il est devenu simple spectateur » face aux prérogatives de Sanou, « un ami d’enfance du colonel Goïta ». « Des factions s’opposent au sein du gouver nement, qu’il ne faudrait pas s’imag iner comme un bloc monolithique », assure cette source. En désespoir de

cause, Barr ick Gold a donc déposé, en décembre 2024, un recours devant le Cirdi, instance réputée pour sa défense des investisseurs et dont plusieurs ONG dénoncent régulièrement le manque de considération pour les intérêts des États et des communautés locales comme pour les questions sociales et environnementales. La culture néolibérale et pro-business du Cirdi rend très probable un arbitrage en faveur de la multinationale canadienne. Mais ces dernières années, des États comme la Bolivie d’Evo Morales et le Venezuela chav iste se sont retirés de la Convention de Washington qui, depuis 1965, les liait à l’instance internationale, perçue par leurs gouvernements socialistes comme un instrument de « l’impérialisme » ; rien ne dit que le Mali, qui prône la « souveraineté retrouvée », acceptera de se soumettre à un arbitrage défavorable imposé dans un bureau à Washington… « Il est notoirement difficile de faire respecter un jugement du Cirdi contre un État africain souverain », souligne Tiffany Wognaih, senior associate spécialiste de l’Afrique au sein du cabinet britannique J.S. Held [lire son interview dans nos pages bu siness] Le vrai souci pour Bamako est qu’une telle procédure d’arbitrage peut s’éterniser pendant des années, et plonger dans la léthargie le gisement aurifère de Loulo-Gounkoto « Aucun acteur minier sérieux ne prendra le risque de remplacer Barrick à Loulo en attendant le verdict, car il serait frappé de sanctions », alerte une source proche du dossier. « Le Mali est très important pour Barrick
Barrick veut appliquer les contrats.
Et la culture pro-business du Cirdi rend très probable un arbitrage en sa faveur.
Ma rk Br is tow, le PD G du géa nt Ba rri c k Gold
Toujours aussi rare, toujours plus cher
Depu is l’Antiqu ité, le mét al jaune constitue pour l’ hu ma nité une va leu r ref uge lors des périodes trou blée s. Ces dern ière s an nées, la cr ise fi na ncière de 20 08, la guer re en Uk ra ine et celle à Ga za ont fa it bond ir son cours.
Symbole universel de prospérité, il a toujours régné en maître sur l’économie. Fondu et refondu, le métal jaune ne s’altère jamais. Malléable, il a fait le bonheur des orfèvres, des Ashanti aux Aztèques, en passant par les Scythes et les bijoutiers de la place Vendôme à Paris. Il peut aussi faire perdre la raison, poussant parfois au pillage, à la trahison, au meurtre. Combien de conquêtes coloniales, de massacres, de mises en esclavage la quête de l’or – Eldorado des conquistadors – a-t-elle motivé tout au long de l’Histoire ? Si l’or suscite tant d’av idité, c’est parce qu’il ne pâtit jamais des crises : à l’inverse des monnaies (dollar, euro, rand, etc.) ou des produits financiers (actions, obligations, emprunts, cr yptomonnaies, etc.), il ne peut pas être dévalué, et sa valeur est partout reconnue, à Wall Street comme dans le plus isolé des villages.
57 000 TONNES ENCORE ENFOUIES
C’est donc immanquablement vers ce placement sûr que se tournent épargnants et investisseurs en cas de péril économique ou géopolitique : invasion militaire, krach… Dans les années qui ont suiv i l’effondrement boursier d’octobre 1929, le cours de l’once (31,10 grammes) avait quasiment doublé. Le phénomène s’est répété après la crise des subprimes : l’once

est alors passée de 1 000 dollars en 2008 à 1 900 en septembre 2011 Mis à part un bref reflux fin 2015, du fait de la stabilisation de l’économie américaine, la tendance haussière ne s’est depuis lors jamais démentie, boostée par les crises à répétition La pandémie de Covid-19 a ainsi fait grimper l’once à 2 000 dollars en août 2020. L’invasion russe de l’Uk raine, à partir du 24 février 2022, puis la guerre entre Israël et le Hamas, dès le 7 octobre 2023, ont incité les banques centrales à acquérir toujours plus d’or comme garantie et assurance dans l’hy pothèse de bouleversements futurs. Face à cette demande en hausse, le cours de l’once d’or a donc crû de 40 % depuis février 2022, atteignant 2 600 dollars, selon la London Bullion Market Association (LBM A), l’organisme de certification de l’or raffiné Des millions d’épargnants
ont, malgré l’inflation, plus que doublé leur mise en l’espace d’une quinzaine d’années. Et l’once frôlait les 3 000 dollars (2 940, exactement), lundi 3 février ! Selon le World Gold Council (WGC), qui regroupe les industriels de l’or, les banques centrales ont acheté 1 082 tonnes de métal jaune en 2022, 1 037 tonnes en 2023, et 483 tonnes au premier semestre 2024. Elles détiendraient au moins 20 % des réserves mondiales d’or, estime le WGC. À noter également que les bijoux représentent près de la moitié de la demande en or, et que les deux tiers sont achetés par les citoyens de deux pays, l’Inde et la Chine. Éternel, l’or a donc un bel avenir devant lui. Le United States Geological Survey estime qu’il resterait 57 000 tonnes d’or à extraire sur la planète. Et environ 40 % des réserves se trouveraient dans le sous-sol du continent ! ■
Gold, mais réciproquement Barrick Gold est très important pour le Mali », poursuit cet observateur. En cas de blocage prolongé, « le rappor t de force, actuellement favorable à la junte, pourrait basculer en faveur de Barrick. Car si Barrick ne rev ient pas, le risque est de “tuer la poule aux œufs d’or”. » Selon cette source, « la junte est aveuglée par son succès face à Barrick. La victoire a été plus facile que prév u et s’avère payante politiquement car elle répond au x fr ustrat ions de la population. Mais attention, si Barrick Gold quitte le Mali, des problèmes se poseront à moyen et long termes : taxes à l’export, royalties, sans parler des 7 000 à 8 000 employés et prestataires de ses mines maliennes. L’administration fiscale malienne s’en inquiète déjà ».
DES INTÉRÊTS VENUS D’ASIE
Le risque est également de faire fuir les invest isseurs étrangers. « Pour un État, employer des moyens coercitifs forts peut en effet effrayer les FDI ( foreign direct investments) », souligne Christian Mion. Il rappelle à ce propos que « les assureurs internationaux passent au crible tous les événements qui ont lieu dans un pays. Par exemple, la Tanzanie s’échine à redorer son image après sa politique minière de 2017 ». Il se dit cependant confiant quant au fait que le Mali et Barrick finiront par trouver une solution, tant les enjeux et les risques de pertes sont élevés, pour l’un comme pour l’autre. « Ce recours déposé devant le Cirdi peut toujours être retiré Dans cette partie d’échecs entre Barrick et l’État, il est un pion sur l’échiquier », temporise-t-il. Le 28 janv ier, Barrick et la junte ont ef fectivement repris leurs pour parlers sous l’égide, selon Reuters, de « deux anciens salariés ». Bamako exigerait le paiement de 199 millions de dollars contre la restitution des 3 tonnes d’or saisies début janv ier.
Pr incipa le all iée du Ma li depuis les putschs de 2020 et 2021, la Russie pourrait-elle tirer profit de la position fragilisée des compagnies minières canadiennes, australiennes et sud-af ricaines ? Le Monde rappor te dans son édition du 17 janv ier 2025 que Sergueï Laktionov, le géologue en chef du groupe paramilitaire Wagner, avait dès 2022 « clairement exprimé auprès des autorités maliennes ses vues sur le permis d’exploitation de Loulo-Gounkoto ». La Sorem va aussi prospecter le site ar tisa na l d’ Inta ha ka, ex ploité da ns des conditions chaotiques par des orpailleurs clandestins et qui suscite l’intérêt de Wagner… L’or exploité par des sociétés liées à Wagner en Centrafrique, au Soudan et au Mali aurait rapporté à la Russie 2,5 milliards de dollars en moins de deux ans, selon un rapport du groupe d’experts indépendants The Blood Gold Bon connaisseur du secteur minier guinéen, où les sociétés russes sont historiquement très présentes, Christian Mion n’est cependant « pas persuadé que le Mali veuille favoriser les intérêts miniers de la Russie En matière de géo-
L’enjeu pour les pays consistera à renforcer leur souveraineté économique sans effrayer les investisseurs, en leur garantissantrentabilité et sécurité.
politique, il est toujours plus prudent de préser ver les acquis ». Il doute donc que « le Mali s’embarque dans une aventure délicate ». Des acteurs chinois s’intéressent, eu x, au x mines du Bu rk ina Fa so Après avoi r longtemps été l’un de s ulti mes pa rten air es de Ta ïw an su r le cont inent, le Bu rk in a s’es t tour né vers Péki n en 2018. L’invest isseur ch inoi s Li Yubao, natu ra li sé bu rk inabè en 2022 , a été nommé en ju in 2024 « consei ller spéc ia l en charge de l’invest issement et de la mobi lisation des ressources » auprès du président. Da ns une récente interv iew au jour na l Sidwaya, ce dern ier décla ra it vouloi r inve st ir da ns le s gi sement s au ri fères de son pays d’adoption , vi sa nt « une pr oduc tion de 150 tonnes d’or », soit troi s fois plus qu’act uellement, pour « permet tre à la popu lation de bénéficier de s retombées ».
Véritable va leur refuge dans un monde mu lt ipolaire en cr ise, l’or ex acerbe le s convoiti se s d’un nombre croi ssant d’ac teurs. Pour le Ma li comme pour les autres pays af ricains au sous -sol riche en méta l jaune, l’enjeu de s pr ochaines années consistera à asseoir leur souveraineté économique – avec tout ce qu’elle implique en matière de rentrées fiscales et de développement local – sans effaroucher les investisseurs, en leur garantissant donc rentabilité et sécurité. « Il faut trouver un juste équilibre, et négocier de façon plus subtile, souligne un observateur. Les cas du Botswana pour les diamants et du Gabon pour le pétrole apportent la démonstration qu’il est possible de mener une politique souverainiste tout en respectant le droit. » [Lire notre encadré.] « Lorsque vous vous rendez au marché, vous comparez les offres, conclut Christian Mion Chacun des 54 pays du continent africain se positionne avec sa culture, son histoire, son parcours, pour revendiquer sa place à la grande table… » ■


Sylvie Laurent :
« Trump veut réinstaurer la domination des États- Unis sur le monde »
L’historienne publie un nouvel ouvrage dans lequel elle souligne l’intrication de la question raciale et du capitalisme. Un éclairage nécessaire alors que le président a réinvesti avec fracas la Maison-Blanche le 20 janvier. propos recueillis par As tr id Kr iv ia n po li ti qu e
Sylvie Laurent est maît resse de conférence s à Sc iences -Po Pa ri s, où el le enseigne l’histoire politique et littéraire des Africains-Américains. Elle a également été chercheuse au sein d’universités états-uniennes comme Harvard et Stanford. Autrice notamment de Martin Luther King – Une biographie (Points, 2016) et Pauvre Petit Blanc – Le mythe de la dépossession raciale (MSH, 2020), son dernier ouvrage, Capital et race – Hi stoire d’une hydre moderne (Seuil, 2024), retrace l’histoire du capitalisme racial. À travers une galerie de person-
nages fictifs, tel Robinson Cr usoé, ou historiques, comme Voltaire ou Adam Smith, elle rappelle qu’il s’agit d’une invention de l’Amérique, qui instaura un rapport d’exploitation et de domination à la nature et aux hommes Un texte qui fait écho au nouveau mandat de Donald Trump, élu le 5 novembre 2024 et investi le 20 janv ier à la Maison-Blanche. Partisan d’un capitalisme dérégulé et défenseur d’une suprématie blanche et masculine, le 47e président des États-Unis déroule un programme qui est, selon elle, inquiétant à tous égards – social, économique, sociétal, écologique, international, culturel.

Le 24 févri er 2024
Na ti on al Ha rb or, dans le M ar yl an d. Do nal d Tr ump, à l’oc casion de la Co nser va tive Po litica l Action Co nference – réunion po liti qu e orga nis ée pa r le s cons er va te ur s –, dé roul e son pla n pour re mp or te r l’él ectio n présidenti el le contre Jo e Bi de n.
AM : Donald Trump a été élu le 5 novembre 2024 en recueillant 51 % des votes. Comment analysez-vous cette victoire nette, qui n’est toutefois pas écrasante ?
Sylvie Laurent : En effet, seule la moitié des électeurs américains ont voté pour lui. Néanmoins, il s’agit d’une réélection.
Trump a obtenu la majorité en progressant par rapport à ses scores précédents, et ce dans à peu près toutes les catégories de la population, dans le centre du pays comme sur les côtes, principalement chez les hommes mais aussi chez les femmes.
C’est très particulier : alors qu’on le connaît très bien, il a été réélu, et non pas grâce à une petite fraction de la population comme en 2016, mais par une dy namique assez transversale au sein de toute la population américaine
En quoi est- il plus inquiétant qu ’en 2016, notamment du fait de sa remise en question de la démocratie, de l’État de droit et à cause de l’appui de certaines institutions ?
Il est plus dangereux à tous points de vue. D’une part, cette réélection lui donne le sentiment d’avoir carte blanche pour accomplir tout ce qu’il a promis aux Américains Ensuite, il est accompagné d’un grand nombre d’idéologues d’extrême droite, depuis son vice-président J.D. Vance à Elon Musk
Ces personnes travaillent avec lui et constituent une équipe radicale, qui ambitionne de renverser la tradition démocrate libérale américaine pour prendre un grand tournant à droite
Puis, comme vous le soulignez, les instit utions qui avaient résisté à sa volonté destructrice et réformatrice la première fois sont devenues elles-mêmes réactionnaires, comme le Parti républicain, la Cour suprême. Ou alors, elles font preuve de soumission à son égard : les patrons des réseaux sociaux, mais aussi les grands médias, des journalistes eux-mêmes essaient d’obtenir ses bonnes grâces plutôt que de résister fermement à son influence. Enfin, Trump est plus dangereux car la population américaine est beaucoup plus fragile économiquement et socialement aujourd’hui. Or, un peuple vulnérable est particulièrement susceptible de céder au x sirènes de discours xénophobes, réactionnaires, prônant par exemple la déportation de 11 millions d’immigrés, la suppression du ministère de l’Éducation nationale, la dérégulation du marché, la fin des mesures de transition énergétique Qu ’est-ce qui vous interpelle particulièrement dans ce nouveau gouvernement ?
Il est terrifiant C’est un musée des horreurs, pour exagérer un peu. Les militants d’extrême droite et du capitalisme le plus sauvage y sont surreprésentés. Lors de son premier mandat, on trouvait de nombreux grands patrons, des individus convaincus par la dérégulation et la suppression du droit du travail. S’ajoutent cette fois – en partie sous l’influence de la tech, mais pas seulement – des investisseurs en capital-risque, des spéculateurs, des acteurs issus de l’industrie des cr yptomonnaies décidés à prendre le contrôle de l’État pour en faire un outil à leur serv ice. En 2016, Trump tenait ce discours un
« L’éducation, le diplôme, le salaire comptent, mais ce sont en majorité les hommes blancs ou les immigrés en voie d’intégration qui constituent le vote Trump. »
peu libertaire sur l’État profond : selon lui, des fonctionnaires trop à gauche empêchaient le pays de prospérer et les hommes de dominer, en résumé Aujourd’hui, il s’agit de devenir l’État profond, de le former avec des disciples qui obéissent, de prendre le contrôle des grandes institutions pour entraîner la transformation de la société, la contraindre à aller dans son sens. On est passé d’un projet ultralibéral d’affaiblissement de l’État à un projet autoritaire.
Trump a nommé Elon Musk, l’homme le plus riche du monde, propriétaire de Tesla, de SpaceX et X, à la tête d’un ministère de l’« Ef ficacité gouvernementale ». Que peut donner cette collaboration ?
Représentants de l’extrême droite et du capitalisme dominant, Trump et Musk sont des forces néfastes pour le bien de l’humanité Elon Musk a un immense pouvoir de nuisance, engagé à convaincre les près de 200 millions d’abonnés du réseau social X que l’extrême droite est la solution pour l’huma nité Voir des figures du capita lisme d’ex trême droite, jusqu’ici plutôt cachées, s’affirmer très clairement, sans fard, à la tête de ce gouver nement, me terr if ie et me sidère. Ils entendent faire régner à la fois une doct rine suprémaciste et une idéologie anti-égalitaire, antisociale, contre les droits des libertés. Mon ouvrage Capital et race démontrait de quelle manière ces deux éléments ont fonctionné ensemble au cours de l’histoire. Mais j’ignorais jusqu’à quel point le gouvernement des États-Unis incarnerait cette harmonie entre les intérêts des puissances de l’argent, contre les travailleurs, contre les exploités, cont re les plus faibles, et une politique de la domination blanche, de la haine des immigrés, de l’islam. Ce qui attend les États-Unis est très inquiétant, une grande

Le 6 ja nv ie r 2 021, le s pa rtisans de Do nal d Tr ump at ta qu ent le Ca p itol e, à Wa shin gton D.C., pour inve rs er le s ré su ltat s de l’él ectio n prési de nt ie ll e.
violence va en découler dans les prochains mois Cela devra nous serv ir de leçon en Europe, où la fascination pour les milliardaires et la dépendance aux réseaux sociaux sont aussi très présentes.
Comment expliquer que des populations très modestes votent pour un candidat milliardaire, qui incarne le capitalisme, le privilège donné aux grands patrons ?
Trump n’a pas été élu grâce aux votes des catégories les plus pauv res, les plus fragiles. On fait la même erreur avec le Rassemblement national en France – on pense que ce sont les pauvres qui votent pour l’extrême droite. En réalité, ce sont les grands blocs de la classe moyenne supérieure et de la petite classe moyenne qui ont voté pour lui. À cela s’ajoutent d’autres catégories qui ont un petit peu plus voté pour lui qu’en 2016 ou 2020. Depuis la crise du Covid-19 en particulier, le niveau de vie des gens de la classe moyenne s’est considérablement dégradé et est devenu inférieur à ce qu’il était en 2019. Ils rejoignent ainsi les personnes appartenant aux catégories non éduquées et gagnant de petits salaires – lesquelles ont voté plutôt pour Joe Biden en 2020, et plutôt pour Donald Trump en 2024. Car en réalité, de très grandes différences se font jour si on regarde dans le détail : les hommes blancs des catégories populaires, sans diplôme, situés dans la partie inférieure des salaires, ont voté pour Trump à 60 %. En revanche, les ouvriers noirs américains peu qualifiés, gagnant de petits salaires et
avec une très grande pénibilité au travail, ont voté en grande majorité pour la candidate démocrate Kamala Harris. La dimension raciale joue ainsi un rôle dans le scrutin ? Oui Certes, l’éducation, le diplôme, le salaire comptent, mais ce sont en majorité les hommes blancs ou les immigrés en voie d’intégration qui constituent le vote Trump. Les Hispaniques, qui forment essentiellement une catégorie populaire, ont voté à plus de 45 % pour Trump – surtout les hommes, une percée significative par rapport à 2020. Une partie d’entre eu x, en particulier les Vénézuéliens, les Cubains, se considèrent comme Blancs et veulent vraiment être intégrés à la classe moyenne, à la culture dominante, chrétienne.
Comment expliquez-vous la victoire de Trump malgré ses propos racistes, xénophobes, sexistes, ses nombreuses affaires judiciaires, parmi lesquelles l’assaut du Capitole le 6 janvier 2021, sa fraude électorale en Géorgie ou sa récente condamnation pour agression sexuelle ?
Très bonne question Nous sommes nombreux, depuis le 5 novembre, à nous décarcasser pour tenter d’y répondre. Mon travail de recherche étudie l’importance du substrat raciste dans ce pays, tout au long de l’histoire Les États-Unis se sont beaucoup construits sur l’idée que les Blancs avaient un droit naturel à régner. Ce discours fait toujours éc ho. En 2016, Trump a réveillé cette vulnérabilité, cet instinct revanchiste
très puissant, ajouté au ressentiment qui avait grandi sous les mandats de Barack Obama Cela explique beaucoup sa première élection. D’autres facteurs sont venus s’ajouter cette fois : le président démocrate Joe Biden apparaissait complètement faible, incapable de dire la vérité aux Américains sur son état de santé ; la candidate démocrate Kamala Harris n’a pas su se ranger à gauche ou à droite ; les réseaux sociaux sont devenus des machines à mensonges collectifs et à l’extrême-droitisation. Et puis, la situation économique est tellement difficile Les États-Unis sont un pays à bas salaire, où beaucoup de citoyens sont lourdement endettés. Avec le Covid et l’inflation, ils ont le sentiment de ne plus s’en sortir. Ainsi, face à un candidat promettant de mettre un terme à ce système de corrompus, certains se sont dit avec une forme de nihilisme : « Tentons, ça ne peut pas être pire que maintenant ! » Et puis, le masculinisme, le sentiment de fragilité de certains hommes qui veulent reprendre le pouvoir face au mouvement
#MeToo et le ressentiment né après les révoltes antiracistes de 2020 renforcent à la marge cette adhésion L’attitude outrancière, voire grandguignolesque, de Trump est- elle une stratégie de communication, la construction d’une image ou authentique ?
Je cr oi s qu’el le es t authentique. Depuis des années, il est ce personnage outrec uida nt, di sa nt les choses telles qu’elles lui passent par la tête, sans respect pour les convention s, avec cette idée d’être dans une vulgarité tranquille. Donald Tr ump est devenu célèbre avec la télévision, en animant le show de téléréalité The Apprentice [dif fu sé de 2004 à 2015 sur la chaîne NBC, ndlr], où il surjouait un patron impitoyable. À quel point est-il devenu le personnage qu’il s’est inventé ? Jusqu’où l’interprète-t-il ? C’est difficile à dire. Mais Trump est devenu une marque qu’il a cultivée. C’est devenu sa signature dans la vie publique, puis politique. Il est une marchandise, un nom, et c’est pour cette raison qu’il commercialise une soixantaine de ty pes de produits différents (chaussures, nappes, manteaux, etc.). Trump est une espèce de marchandise politique. Il vend ce personnage qui va fracasser l’establishment, sans respect pour les règles et les conventions. In vino verita s, comme on dit : il joue un peu ce rôle de l’iv rogne qui dirait la vérité, sans filtre – bien qu’il soit év idemment le plus grand menteur de tout le paysage politique moderne ! Malgré ce côté performatif du personnage, un certain nombre de choses qu’il a dites et répétées ont été suiv ies d’effets. S’il les énonce avec une exagération et une forme grotesque, les conséquences en matière
de politiques publiques n’en sont pas moins dramatiques. En l’occurrence, ses annonces de déportation massive d’immigrés supposés clandestins, ses attaques contre la liberté de la presse, les droits des femmes ou des minorités ne sont pas des mots en l’air.
Comment analysez-vous l’échec de la candidate démocrate Kamala Harris ? A-t-elle mené une campagne déconnectée des attentes, des besoins économiques et sociaux de la population ?

Ca pita l et ra ce – Hi stoi re d’un e hydre mode rn e, éd iti on s du Seuil, 20 24 , 512 page s, 25 €.
Cer tainement. Sa candidat ure avait pour tant tout pour enthousiasmer, un peu comme Barack Obama en 2008 : une femme intelligente, un profil incontestablement nouveau par rappor t à la tradition amér icaine Mais des problèmes ont émergé d’emblée : elle n’a pas été présentée aux Américains à travers les élections primaires, mais elle est arrivée comme un remplacement de dern ière minute, une rustine, uniquement parce que Joe Biden a été obligé de renoncer à sa candidature au dernier moment, alors même que tout le monde avait bien compris qu’il n’était plus capable de mener le pays avec l’autorité et la dextérité cognitive requises. Puis, Kamala Harris a fait une campagne très cent riste, rassembleuse, pensant que les politiques économiques menées par son prédécesseur sera ient fr uc tueuses. Certains indicateurs, il est vrai, semblaient amener le pays vers le mieux – comme la création d’emplois, le ra lentissement de l’in flat ion, l’augmentation des sa la ires, etc. Mais les grands chiffres des économistes passent souvent à côté de données dont l’importance est considérable pour la population – le prix de l’alimentation, de la garde des enfants ou du loyer n’était jamais redescendu. Avec sa campagne très centriste, très conciliatrice, Kamala Harris est apparue aveugle à la colère des gens, à leur situation difficile. Le ton de sa campagne n’a pas été pertinemment cadré. Au début, elle voulait s’attaquer aux grandes entreprises qui exagéraient sur les prix, mais elle a très vite renoncé – les grands intérêts financiers du Parti démocrate sont intervenus. Donc elle a estimé que la question de l’avortement et du fascisme de Tr ump suff iraient à faire peur au x gens. Mais on le sait dans l’histoire : l’extrême droite arrive au pouvoir quand les gens sont inquiets et qu’ils souf frent matériellement. Dans ce contexte, la démagogie de Trump a porté ses fruits Il a promis qu’en chassant les immigrés et en prenant le pouvoir de manière autoritaire, il allait améliorer la vie des Américains. Les populations fragiles croient en ce genre de discours, quand la gauche n’est pas capable d’of frir une alternative crédible
Quel est ce ressentiment, né sous les mandats de Barack Obama, que vous évoquiez ?
Le double mandat d’Obama a suscité une grande droitisation du Parti républicain conser vateur Dès 2010 a émergé le premier mouvement d’extrême droite au sein du Parti républicain, prenant une ligne réactionnaire forte à partir d’une hostilité raciste vis-à-vis d’Obama. Puis des médias sociaux d’extrême droite se sont développés Et Tr ump lui-même a prétendu dans des propos publics qu’Obama n’était pas vraiment américain, qu’il serait né au Kenya Peu à peu, une partie croissante de ceux qui étaient traditionnellement républicains ont commencé à se réclamer de théories ultranationalistes, conspirationnistes, hostiles aux minorités et aux femmes La dérive du Parti républicain a vraiment commencé à partir du moment où un homme noir a été la personne la plus puissante du pays pendant deux mandats. C’est indéniable La naissance de l’extrême droite telle que nous la voyons aujourd’hui a été catalysée par l’élection d’Obama.
Quel rôle l’Église évangéliste a-t- elle joué dans la victoire de Trump ? Comble-t- elle aussi des vides créés par le délitement social dans le pays ?
De façon générale, la société américaine, comme toutes les sociétés occidentales, se sécular ise. Depuis des années, des petits groupes religieux chrétiens, inquiets de la perte de mainmise de la religion, militent activement pour la rechristianisation de la société. On connaît notamment leur action contre le droit à l’avortement. Et depuis une quinzaine d’années, des sphères d’extrême droite et certains milieux évangéliques se sont rencontrés sur l’idée de réinstaurer l’autorité chrétienne, donc masculine, traditionaliste. De nombreuses organisations évangéliques, mais aussi catholiques, qui effectuaient du travail communautaire – aide aux devoirs, soutien aux familles, etc. –, se sont peu à peu droitisées, devenant les ferments de diffusion de ces idées avec Internet Une fois encore, en 2024, les évangélistes ont voté à près de 85 % pour Donald Trump. Ils voient en lui l’homme prompt à remettre l’Amérique sur le chemin du Christ, de l’autorité, de la famille, de la Bible à l’école, des femmes au foyer. D’après vous, Trump a une volonté de reféodalisation envers le monde. C’est- à- dire ?
Les conséquences de son élection sur la politique étrangère se font déjà sentir. On a pensé à tort qu’il était isolationniste, qu’il ne s’intéresserait qu’aux États-Unis et laisserait les af faires du monde au x autres pays. C’est une er reur considérable. De même qu’il veut réinstaurer la dominat ion de l’homme blanc sur la société américaine, Trump veut réinstaurer la domination des États-Unis sur le monde. Ainsi, tout ce qui entrave l’hégémonie américaine devra être combattu. L’Europe veut réguler les géants de la tech et leur faire payer des impôts ? Eh bien, il la menace de sanctions économiques, de ne plus soutenir la protection que l’Otan lui accorde, etc. La Chine est le premier concurrent industriel ? Eh bien, il impose
« La dérive du Parti républicain a commencé à partir du moment où un homme noir a été la personne la plus puissante du pays pendant deux mandats. »
60 % de taxes douanières sur les produits chinois et menace de soutenir Taïwan face à Pékin. C’est un rapport de force, une domination pure en dehors des cadres multilatéraux et des grandes institutions internationales. Hélas, l’Union européenne à ce jour est plutôt dans une position de conciliation, inquiète de ce que le géant américain pourrait lui imposer. Le camp démocrate doit peut-être aussi une partie de sa défaite à son soutien militaire au gouvernement d’Israël, qui a massacré les populations civiles palestiniennes. Quelle pourrait être l’évolution de cette situation sous le mandat Trump ?
Le calvaire des Palestiniens peut difficilement être pire Néanmoins, l’alliance entre Trump et Netanyahou est solide. Les intérêts du gouvernement d’extrême droite israélien sont représentés dans celui de Donald Trump : des évangélistes sionistes nommés vont faire valoir la position jusqu’au-boutiste de Netanyahou. L’administration Biden a hélas décrédibilisé la parole des États-Unis sur le plan international ; de ce point de vue, cela ne va pas différer beaucoup. Il reste quand même à considérer les risques de guerre. Nous sommes aujourd’hui dans un monde hy permilitarisé, avec beaucoup de dictateurs dont la stabilité politique dépend du fait qu’ils apparaissent comme des hommes forts auprès de leur population. Une montée des tensions extrêmement forte est toujours possible Que ce soit en Iran, en Russie, en Chine, la politique des gros bras joue la surenchère. On aurait tort de croire que Trump est un facteur de paix Au contraire, avec cette idée d’être toujours au bord du conf lit, il court le risque, parce qu’il n’y a plus personne pour l’arrêter, de déclencher un conf lit qui dépasserait sa volonté initiale. ■
Ismaël Khelifa
JOURNALISTE, AUTEUR ET RÉALISATEUR,
le Franco-Algérien sillonne la planète pour ses expéditions en région polaire et les tournages d’Échappées belles, qu’il anime.
Son roman raconte une relation complexe entre un père et son fils au sein d’une nature sauvage. propos recu eillis par Astrid Krivian
Le voyage s’est imposé à moi dès l’enfance. Chaque année, nous partions en vacances en Algérie, pays d’origine de mon père. À l’époque, prendre l’av ion était un luxe, surtout pour mes parents, issus de la classe moyenne ; on se mettait sur notre trente-et-un. J’adorais ça ! Je quittais la campagne savoyarde pour la chaleur d’Alger, bercé par les chants du muezzin. J’ai eu la chance de transformer cette passion en métier.
J’ai été guide naturaliste dans les régions polaires, notamment accompagné de mon épouse. Je n’aime pas voyager seul, on déprime vite En Antarctique, sur le pont du bateau, j’ai vécu des moments uniques, à regarder les baleines à bosse se nourrir dans les icebergs. Randonner dans ces grands espaces naturels rudes permet aux personnes de se livrer comme jamais ; l’effort physique fait tomber toutes les barrières.
Voyager fait grandir, bouleverse notre vision du monde, change notre rapport aux autres ; cela permet de rencontrer des gens qui vont de l’avant. Le monde n’est pas si dangereux, il ne se résume pas à de la violence, à un délitement. Il est aussi espoir, fraternité, amour. C’est courageux de partir sur la route, de quitter son chez-soi, de perdre ses repères. Le thème du festival de films documentaires et de littérature
Le Grand Bivouac d’Albert ville, en Savoie, où j’étais invité cet automne, était « Fureurs de vivre ». Cela m’évoque ces gens, partout sur la planète, qui font preuve d’une résilience extraordinaire face à des situations complexes. La vie les pousse, les tire vers le haut, les fait avancer. Ces rencontres nourrissent ma foi en l’humain. Et c’est vrai que les voyageurs ont souvent un état d’esprit positif.

Mon premier roman, Ce que la vie a de plus beau, raconte une relation entre un père et son fils – un sujet très important dans ma construction personnelle. Tous les hommes cherchent la reconnaissance dans les yeux de leur père. Notre génération, souvent dans l’émotion, demande à des pères mutiques, qui ont eu comme modèles Jean Gabin ou Alain Delon, de témoigner des sentiments très forts. Longtemps, on a voyagé pour apprendre à se connaître. Mais l’enjeu, c’est plutôt d’apprendre à découvrir les autres – lesquels nous éclairent sur nous-mêmes. Dans l’émission Échappées belles, l’animateur est un passeur, il crée le lien entre des gens du bout du monde et les téléspectateurs. On est ouverts sur les autres, dans le partage, à l’opposé de cette figure sy mbolique du voyageur solitaire, ce héros conquérant, hérité de la révolution industrielle. En quête de sens, le public veut apprendre, comprendre le monde. J’ai la chance d’animer une émission dans laquelle l’essence du journalisme – l’éducation populaire – est respectée. L’Afrique est pour moi le lieu de rencontre avec l’humanité le plus extraordinaire. Des gens qui ont si peu matériellement et donnent autant humainement. D’une énergie folle, c’est le continent du courage. Il regorge de solutions pour l’avenir, il a tant à nous apprendre. Ce rapport à la vie me parle beaucoup : aujourd’hui, ça va, on profite ; demain, on verra. Les jeunes Africains ont décidé de ne plus s’en laisser conter, ils écrivent leur vie sans que personne ne tienne la plume. C’est une émancipation inspirante ■
Ce qu e la vi e a de plus be au, Le s Esca le s, 40 0 pag es , 21 € DR

«Le
monde n’est pas si dangereux, il ne se résume pas à de la violence, à un délitement. Il est aussi espoir, fraternité, amour.»

déa mb ul at ion s
LOST IN TUNIS
Discret, quasiment anonyme, Mourad Ben Cheikh Ah med ar pente les rues et les ruelles de la capitale tunisienne et de sa médina. Ar mé de son appareil photo, à la recherche d’images d’une autre époque, d’im meubles en perd ition, de trésors architecturaux ou bliés ou masq ués par la pression du quotidien. Une expédition urbaine qui alimente ce travail unique sur le temps qui passe.
par Frida

Dahmani / photos par Lost in Tunis
Ba b El Ba hr, la por te
Aff able, avec un sour ir e éblouis sa nt , mais visiblement pas très à l’aise avec la notoriété, Mourad Ben Cheikh Ahmed appréc ie l’anonymat. Si son nom est connu depuis qu’il a fuité lors des rares interv iews que l’ar tiste a accordées en plus de di x ans d’avent ures photographiques urbaines, on ne sait rien de lui horm is qu’i l travaille da ns la fi na nce et le trading. Un aspect de la vie de ce quadragénaire qui, finalement, est assez secondaire quand on s’intéresse au travai l de Lost in Tunis, l’identité sous laquelle il signe les clichés de ses escapades dans Tunis, que suivent plus de 93 000 followers sur Facebook.
Mourad cultive la discrétion plus que le secret, notamment pour s’adonner à sa passion et pouvoir déambuler tranquillement en compagnie de son appareil photo dans la médina de Tunis, dans une quête in lassable du lieu inconnu pour en ramener des images inédites « Apparaître est cont re-productif pour pouvoir aborder les gens et rassurer sur ma démarche », estime celui qui entretient un amour de longue date pour la photographie, qu’il a apprise en autodidacte grâce à des rev ues et des tutos. Il est à la fois un explorateur, l’un des premiers à pratiquer l’urbex à Tunis, et un découv reur de pépites architectura les abandonnées ou oubliées d’un cent reville où les passants ne font que passer sans lever la tête Casse- cou pour certains, il débusque des lieux incroyables

Un e cag e d’es cali er myst iq ue prise dans un im meub le en ru in e.
– un moyen de serv ir la passion qu’il éprouve pour Tu ni s, la vi lle où il a grandi et qui a été son terrain de jeu. Une ville double, entre sa médina et ses quartiers européens. Mourad a passé son enfance sur les hauteurs de Mont fleury, dont les coquet tes vi llas coloniales donnent, en contrebas, sur la médina toute proche, laby rinthique et mystérieuse, où certains membres de sa famille résidaient Dans ce dédale, Mourad aime encore se perdre pour laisser Lost in Tunis saisir l’instant, celui où les lieux s’expriment. Ancien élève du lycée Alaoui, il est dans une démarche jamais assouv ie, qui lui per met de créer une mémoire photog raphique de ce Tunis
paradoxal, grouillant de vie, mais aux innombrables espaces abandonnés ou simplement oubliés.
Son œuvre, pu isqu’i l s’ag it d’une vé ritable compilat ion do cu me nt ai re d’un espace urbain par la photo, relève d’un travail mémoriel À tel point que son approc he or ig inale et sa manière pa rt ic ulière de constr uire ses images sé du isent et en font une ré fé re nce pour les ét udia nt s en architec ture et en urba ni sme. Si cert ain s négl igent pa rfois de le citer en ta nt qu’auteu r, leurs professeu rs ne sont pas dupes, car ils connaissent bien Lost in Tunis, qu’ils suivent et invitent régulièrement à des échanges et à des conférences à

L’inté ri eu r re sté inta ct d’une ma i so n à l’ab ando n.
l’école d’architecture. Il a commencé en allant voir ce qui se cachait derrière les portes de la ville arabe, puis a créé un véritable buzz avec des images de l’intérieur de l’Hôtel du lac, une sorte de py ramide inversée dans l’hy percentre de la capitale tunisienne et un sy mbole de l’architecture brutaliste Désaffecté depuis plus de vingt ans, cet hôtel, dont la silhouette se découpe sur la skyline de la capitale, semblait voué à une destruction certaine. Mais les photos de Lost in Tunis ont attiré l’attention de la société civile, qui a obtenu de la Commission nationale du patrimoine que l’établissement soit restauré et que son identité soit préser vée.
Le photogr aphe est pa rt ic ul iè rement sensible à l’irréversible, et brutale, dégradat ion de certains lieu x. « Il est fréquent de constater que la boutique de coif feur figée dans les années 1950 avec son gros fauteuil de barbier rouge a cédé la place quelques semaines plus ta rd à un ve ndeu r de ch aw ar ma », conf ie-t-i l. Mourad se souv ient également d’un fronton d’im meuble or né de deux têtes sculptées qui semblaient observer les riverains, dans le quar tier de Lafayette. Cet immeuble, où a vécu le grand cout ur ier Loris Azza ro, s’est partiellement effondré et les sculptures ont dispar u ; les seules traces qu’il en reste sont les cl ic hés qui ont été pr is deux mois plus tôt La ville, vue par le photog raphe, est comme un proc he, une présence fa mi lière et préc ieuse dont l’image prend soin
MADELEINE DE PROUST
« L’ héroïne, c’est Tunis. Je m’at tachais à prendre des photos bien ét udiées, avant de me rendre compte que je menais d’abord un travail de mémoire qui interpellait les uns et les autres. Je ne savais pas que ce que je faisais s’appelait “urbex” », se souv ient-il. Il se dit particulièrement touché par la manière dont chac un accole de s souven ir s à ses photographies, une madeleine de



Déta il s du dôm e d’un bâ ti me nt de st yl e Ar t Dé co si tu é avenue de Pa ri s.

La deme ure Da r
El Ha ssen, dans la ru e du Trésor
Proust tout à fait singulière, mais tellement évocatrice pour les Tunisois Premier à ex péri menter des ex péditions photos sur les toits de Tunis ou à travers les bâtiments les plus oubliés de la cité, Mourad cherche, par le biais de sa démarche inédite, à capturer la ville à travers une perspective différente « Il a fini par faire découv rir Tunis à ceux qui prétendaient bien la connaître », raconte l’un de ses rares compagnons d’errance. Entr e pépite s ar ch itec tu ra le s et immeubles délabrés, Lost in Tunis porte une nouvelle ère de la représentation de Tunis. Il s’éloigne des clic hés qu’il qualifie d’auto-orientalistes, figurant le bouquet de jasmin ou la femme voilée, et restitue au fil de ses déambulations l’atmosphère d’une ville dans tous ses états, mais au charme indéfinissable, à la fois suranné et irréel. Un témoignage d’un autre temps.
UNE NARR ATION PASSIVE
À ceux qui lui demandent comment il déniche ces lieux, il répond : « C’est la ville qui me murmure quels chemins prendre et quelles portes pousser », comme si elle le remerciait de la bienveillance, de la poésie et de la tendresse avec lesquelles il transforme l’indigence d’un lieu en espace imaginaire opulent. Le photographe, qui ne veut rien imposer au x autres, déplore que cert ain s interprètent mal ses photos et fassent des réquisitoires contre le laisser-aller ou l’insalubr ité ambiants alors que ce n’est pas le propos de son approche Mourad défend son travai l : « La photo se raconte d’elle-même. Il s’agit d’une narrat ion passive dans laquelle le lieu se raconte. Ça chatouille l’imagination, chacun y trouve un écho, et c’est pour cela que les photographies de ruines sont intrigantes. Elles ont un certain charme, une âme. Ce qui plaît dans mes photos, c’est qu’on peut imaginer une histoire. » Et parfois, il les invente. L’ar tiste, facétieu x, a mis en ligne le 1er av ril 2024 des images magnifiques

Au prem i e r pl an, le cloc her de l’égl ise S ainte -Cro ix dés ac ra li sé e.
En arri ère- pla n, le mi naret de la mosq uée Zi toun a.
du mausolée de Sidi Jemn i, un l ieu perdu qu’il annonce avoir redécouvert Ses followers, y compris des professionnels de l’urbanisme, le complimentent et le bombardent de questions : « C’est où ? Comment s’y rendre ? » En fin de journée, il leur a été difficile d’admettre qu’il s’agissait d’un poisson d’avril et que
les images avaient été obtenues pa r intelligence ar tif icielle. En revanche, il est absolument sérieux quand il souhaite que l’Institut national du patrimoine (INP), qui utilise sans en avoir le droit certaines de ses photos, l’autorise à entrer dans certains lieux en contrepartie de photographies. ■
e

La za ou ïa (é di fic
re lig ieux mu su l ma n) de Si di A li Az zouz , dans la méd ina

entret ie n
Mahamat- Saleh Haroun
« Rappelons-nous que nous sommes issus de notre mère »
Aussi à l’aise avec les mots que derrière la caméra, l’artiste choisit de rendre hommage dans son dernier ouvrage à son aïeule, gure de résistance et d’émancipation féminine face à l’ordre établi.
propos recueillis
par As tr id Kr ivi an

Cinéaste majeur, il est un incontournable du paysage cinématographique contemporain Ses films empreints d’un regard humaniste ont été multiprimés à l’international dès ses débuts – pour ne citer qu’eux, Bye Bye Af rica (1999) fut désigné Meilleur premier film à la Mostra de Venise, puis en 2010, Un homme qui crie a reçu le prix du jury au Festival de Cannes Actuellement, le réalisateur tchadien travaille au montage de son prochain fi lm, Soumsoum, la nuit de s astres, coéc rit avec l’éc rivain Laurent Gaudé, et dont il garde le pitch secret Au-delà des images, Mahamat-Saleh Haroun possède aussi l’art de manier les mots. Il a signé deux romans salués par la critique, Djibril ou les ombres portées (Gallimard, 2017) et Les Culs-Reptiles (Gallimard, 2022). Cette fois, avec Ma grand-mère était un homme, il prend la plume pour retracer la vie de son aïeule Kaltouma Dans les années 1940, au Tchad, cette féministe avant la lettre osa défier le patriarcat, ref usant la soumission aux règles des hommes, l’assignation domestique, la violence et la polygamie de son époux. Séparée de force de son fils penda nt de s an né es , el le ga gnera son indé penda nc e
financière grâce à l’agriculture, emmenant d’autres femmes dans son sillage. Avant-gardiste, révolutionnaire, Kaltouma combattait toute forme d’injustice, d’inégalité, et se dressait cont re le système colon ia l instauré pa r la France Ma hamat-Saleh Haroun entrelace aussi des pans de sa propre histoire et de celle de son père, dressant une fresque familiale dont le parcours est constamment forgé, percuté par les bouleversements de leur pays – l’espoir à l’indépendance du Tchad en 1960, puis les désillusions, le climat d’insécurité grandissant, l’émergence de conf lits qui plongeront le pays dans des décennies de guerre civile. À travers l’intime, dans une langue riche et ciselée, et un récit fluide et ry thmé, l’auteur tresse ainsi la petite et la grande histoire Il évoque aussi son exil en Libye, puis en France, ses débuts dans le cinéma. Loin de sa terre natale, l’éducation et les valeurs transmises par sa grandmère seront de précieux appuis Cet ouvrage est un vibrant hommage à celle dont la pensée bienveillante l’accompagne chaque jour. Car, comme l’écrit le poète Birago Diop, cité dans le livre : « Ceux qui sont morts ne sont jamais partis / Ils sont dans l’ombre qui s’éclaire / Et dans l’ombre qui s’épaissit. »
AM : En quoi votre grand-mère Kaltouma était- elle avant- gardiste dans sa manière de s’affranchir du rôle attendu d’une femme au Tchad dans les années 1940 ? Mahamat- Saleh Haroun : Dans ce contexte, les idées et les actes de ma grand-mère étaient révolutionnaires. Elle a refusé les injustices, les humiliations, la soumission aux injonctions des hommes Elle s’est libérée pour prendre la place qui lui revenait en ta nt qu’être huma in. À l’époque, les hommes étaient les détenteu rs du pouvoi r tradit ionnel, politique, économique, et aujourd’hui encore, au Tchad, le stat ut des femmes est considéré comme inférieur. Kaltouma a ref usé la violence de son mari et la polygamie. Elle remettait en cause la tradition patriarcale, qui perdure encore, car c’était à ses yeux une aliénation. Pourquoi partagerait-elle son mari, à qui elle avait donné son cœur, avec une autre femme ? Elle n’est pas seulement une rebelle, mais une révolutionnaire à mes yeux ; elle a changé son propre destin et a aidé une partie de la communauté féminine à avoir plus de liberté, d’indépendance. Elle peut être un exemple pour des jeunes Tchadiennes d’aujourd’hui qui acceptent sans protester la polygamie, les faire réf léchir, leur montrer un autre chemin possible. La liberté fait peur, mais ma grand-mère a fait preuve de courage Hélas, elle l’a payé tout au long de sa vie par un grand isolement. Mais elle l’a assumé la tête haute jusqu’à la fin de ses jours. Que vous a-t- elle transmis ?
Je garde d’elle l’image d’une femme digne, qu’on ne pouvait pas duper, comme si l’histoire lui avait déjà été contée. J’ai beaucoup appris grâce à elle – la dignité, les valeurs de notre société de partage et de solidarité, le lien entre le visible et l’invisible. Nous sommes tous reliés, chaque élément du vivant a du sens et dispose de la même importance que les
Pour moi, le féminisme demeure le seul humanisme : il est universel et n’établit pas de hiérarchie, au contraire de certains “droitsde-l’hommisme”. »
humains. Elle était une écologiste avant l’heure. Ma grandmère ne reconnaissait pas le droit d’aînesse : tout être mérite le respect, pas seulement les plus âgés. Elle m’a appris qu’on ne pouvait pas négocier sa liberté, sa dignité ; être fidèle à soi-même, pouvoir se regarder sans honte dans le miroir, il n’y a pas de compromis possible. Je pense à elle au quotidien quand je cuisine, l’acte le plus noble qui soit, où j’exprime mon affection pour les miens. « On ne cuisine que pour les gens qu’on aime », me disait-elle.
A-t-elle éveillé en vous ce goût des histoires, à travers « l’école du soir », où elle vous narrait des contes ?
J’ai découvert le fantastique avec elle. Elle me racontait des histoires pétries de monstres, qui me sortaient de mon quotidien, de ma réalité, et toujours avec une morale à la fi n. Je dois recon na ît re qu’elle m’a appr is comment tenir en haleine un spectateur Plus tard, quand j’ai découvert le cinéma d’Alfred Hitchcock, j’ai retrouvé cet ar t du suspens qu’elle m’avait enseigné.
Vous a-t- elle ainsi sensibilisé au féminisme ?
Bien sûr. Sa démarche prône une égalité entre les êtres. Elle m’a fait découv rir les injustices que subissent les femmes. Avant de s’adresser à l’une d’entre elles, rappelons-nous que l’on est issu de notre mère. Ça a été une sorte de vigie dans ma vie quotidienne. Donc oui, je suis féministe. Ça peut sembler usurpé, parce que je suis un homme et que c’est un combat de femmes, mais je me range de leur côté. Pour moi, le féminisme demeure le seul humanisme : il est universel et n’établit pas de hiérarchie entre les femmes, au contraire de certains « droits-de-l’hommisme ». C’est un combat collectif puissant, englobant une communauté de destins, et qui lutte cont re toutes les discriminations. On ne peut que le soutenir
Vous racontez comment votre grand- père est revenu métamorphosé de la Seconde Guerre mondiale.
C’est à partir de là que sa violence a émergé…
Contrairement à de nombreux tirailleurs sénégalais enrôlés de force, mon grand-père, alors sujet français, s’est engagé de lui-même pour sauver la France et combattre le nazisme. Il est revenu de cette guerre complètement traumatisé Il était devenu un autre homme. Sa brutalité était une séquelle du champ de bataille. On ne sort jamais indemne d’une violence, on ne peut pas l’effacer, elle vous marque profondément
Votre grand- mère s’enfuit alors à cheval avec son fils, votre père, mais elle est rattrapée par des goumiers envoyés par son époux. Ils lui enlèvent son enfant.
C’est un événement déchirant, elle ne reverra pas son fils avant vingt- cinq ans. Pourquoi ?
Tout le système est alors contre elle Ils l’ont br utalisée en lui arrachant son fils, et elle savait que cette violence était sans limite. Elle rejoint ses parents en essayant de s’accomplir, avec pour projet de venir récupérer son fils Elle se lance donc dans une activité porteuse de sens, telle une fuite en avant, s’investit dans l’agriculture pour être indépendante financièrement. Elle nourrissait aussi l’espoir qu’avec l’indépendance du pays, les choses s’arrangeraient. Malheureusement, ce ne fut pas le cas… Au cours d’un déplacement pour le commerce au Nigeria, sur un marché, elle rencontre Yemi, qui est membre de l’Union des femmes d’Abeokuta, créée par Funmilayo Ransome- Kuti, la mère de l’illustre musicien Fela Kuti. En quoi cette femme l’a-t- elle influencée ?
Cette fe mme a été une in spir at ion extraordinaire pour Kaltouma. Elle a changé sa vision, son rôle, sa façon d’occuper l’espace en tant que femme libre. Ma grand-mère a ainsi découvert l’indépendance, la possibilité de s’accomplir, de se prendre en charge sans être condamnée à vivre sous la coupe d’un homme. À partir de là, elle s’émancipe, devient autre, elle bouleverse complètement sa situation dans le village, elle importe la culture du maïs, qui devient un succès.

tains pays d’Afrique de l’Ouest Les autorités tchadiennes ont récemment ordonné le départ de l’armée française de son territoire. L’histoire donne aujourd’hui raison à ma grand-mère, puisque son vœu se réalise. Comme tous les gens lucides, elle était en avance sur son temps. La lucidité fait mal parfois, elle peut même rendre malheureux. Kaltouma éprouvait du ressentiment car elle savait bien que les choses ne devaient pas se passer ainsi. Auprès de certaines paysannes, qu ’elle essaie de rallier à la cause indépendantiste, elle découvre que pour elles, le mot « Tchad » ne revêt pas de réalité tangible : les frontières du pays ont été tracées par les puissances coloniales, séparant ainsi des peuples, des communautés, des familles… La colonisation a créé des frontières complètement arbitraires. Dans mon livre, tous les personnages, leurs destins, et aussi celui du pays, sont façonnés par cette colonisation. Accepter l’histoire écrite par les autres consiste à se débattre dans un piège sans fin. C’est le drame actuel de notre continent. Il me semble que peu d’intellectuels africains question nent cela L’ Un ion af ricaine elle-même valide cette vision – les frontières héritées de la colonisation sont considé rées comme inta ng ible s. Comm e s’il n’ex is ta it pa s d’ histoi re avant la colon isa-

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE
Votre grand- mère avait conscience des profondes injustices et inégalités créées par le système colonial. Elle voyait ces jeunes hommes qui avaient été enrôlés de force pour combattre aux côtés des troupes françaises. Elle savait que ce n’était pas juste. L’injustice est intrinsèquement liée à l’ex pér ience humaine, à sa condition. Nul besoin de théorie. Tout être humain sait quand une chose est injuste. Ma grand-mère vivait ces injustices, elle les désapprouvait et les a combattues toute sa vie. À ses yeux, l’armée française devait quit ter le Tchad, elle n’avait rien à y faire. C’est un discours que l’on entend des décennies plus tard dans cer-

◗ Ma grand-mère était un homme (Stock, 2024).
◗ Les Culs -Reptiles (Gallimard, 2022).
◗ Djibril ou les ombres portées (Gallimard, 2017).
tion ! C’est une défaite de la pensée. Dans l’histoire de l’humanité, les pays se sont construits à travers des guerres, les territoires se sont formés parce qu’à un moment donné, une communauté de dest ins s’imag ine comme telle et accepte de vivre ensemble, volontairement, et non pas parce qu’on lui a assigné un territoire et tracé des frontières. En Afrique, les États-nations n’ont pas été constitués par la volonté des peuples, et cela explique la récurrence de certains conf lits
Le 11 août 1960, votre père assiste à la proclamation de l’indépendance de son pays dans la capitale, encore nommée Fort- Lamy. À minuit, l’assemblée est plongée dans l’obscurité à cause d’une coupure d’électricité. Le premier président de la République du Tchad, François Tombalbaye, fait son discours éclairé à la torche par André Malraux, alors ministre des Affaires culturelles de De Gaulle. Déçu par la fadeur des propos du nouveau chef d’État, qui remercie la France, votre père vous confiera plus tard : « Dès le commencement, nous sommes entrés dans le monde par les ténèbres. »
Comme je l’écris, l’État postcolonial est finalement une pâle copie de l’État colonial. De nombreuses institutions africaines sont « importées », comme le soutient par exemple le chercheur Jean-François Bayart Nous sommes dans un mimétisme permanent qui, au lieu de mettre pleinement en œuvre la démocratie, la pervertit sans cesse, l’ampute de certains droits élémentaires D’où toutes les dérives auxquelles on assiste : élections truquées, autoritarisme, etc. On reproduit ce qui a été fait ailleurs sans pour autant accepter d’en appliquer les règles. On s’approprie un régime politique tout en le transformant en quelque chose d’autre. Et nos vies paient le prix de cette absence de pensée, de ces errances. Il faut avoir la lucidité de questionner ces pratiques. En Afrique, souvent, on év ite les questions qui fâchent, alors qu’elles pourraient ouvrir vers des horizons nouveaux.
C’est- à- dire ?
Il est facile de parler de décolonisation, de panafricanisme, alors que des pays se sont affrontés pour un morceau de terre (Tchad et Libye, Nigeria et Cameroun, Burkina Faso et Mali), que le football, nouvel opium du peuple, provoque des inimitiés entre les pays. Citons un exemple révélateur : l’accueil hostile et humiliant réservé récemment aux footballeurs ivoiriens lors d’un match comptant pour la CA N. Elle est loin, la fraternité africaine ! Autant dire que le panafricanisme est mort, c’est un vœu pieux À défaut de proposer un projet commun, on se trouve un ennemi, la France. On tape en permanence sur ce pays, transformé en punching-ball. S’attaquer à l’ancien colon soulage peut-être certains, mais cela ne résout pas les problèmes endogènes, qui relèvent de la politique intérieure de chaque pays af ricain. Comment répondre aux attentes d’une jeunesse de plus en plus nombreuse ? Quelle est la place accordée aux femmes ? Comment construire une bonne gouvernance ? C’est à ces questions, entre autres, qu’il faut répondre au lieu d’invectiver et de rejeter en permanence la responsabilité sur l’autre. La colonisation n’explique pas tous nos fiascos. Tant qu’on ne se débarrassera pas des chaînes qui nous empr isonnent dans le passé colonial, on ne sera pas libres. Prenons le cas du franc CFA. Pendant deux ans, il y a eu des débats enflammés autour de la sortie de cette monnaie, puis plus rien
S’attaquer à l’ancien colon soulage peut-être, mais cela ne résout pas les problèmes endogènes, qui relèvent de la politique intérieure de chaque pays africain. »
À quels affrontements pensez-vous, par exemple ?
Au Tchad, les affrontements dits « intracommunautaires » sont monnaie courante, surtout entre éleveurs et agriculteurs. Ces personnes ont délaissé leur appartenance africaine pour revendiquer une identité musulmane ou chrétienne. Ces marqueurs identitaires ont été importés soit par la colonisation, soit par les esclavagistes arabo-musulmans, et voilà qu’elles provoquent des antagonismes puissants, devenus sources de division. À force de se donner corps et âme à ces religions, beaucoup ont fini par croire qu’elles ont été inventées par leurs ancêtres. Je crois que pour faire communauté, pour bâtir un socle solide, il faut envisager le développement des langues nationales Aujourd’hui, les populations, que l’on qualif ie d’analphabètes parce qu’elles n’ont pas fréquenté l’école française ou anglaise, subissent l’injonction d’apprendre à parler, à lire et à écrire la langue du colonisateur, sans quoi elles sont de facto exclues d’un système qui les transforme en étrangères dans leur propre pays. Cette forme d’aliénation soulève des questions qui méritent un engagement total, loin du bavardage médiatique. À mon sens, l’Afrique est le lieu où il est encore possible d’inventer un autre monde.
Ces conflits entre chrétiens et musulmans expliquent ces décennies de guerre civile au Tchad, qui traversent votre livre ?
Cette violence pérenne est liée aux injustices Cer tains pensent que le moyen de les rectifier est de prendre les armes. Un projet cohérent et inclusif manque cruellement depuis l’indépendance. Ainsi, des poches de violence persistent On ne peut avoir la paix que si l’on a la justice. C’est le point cardinal à résoudre, pour tous les pays af ricains. C’est mon humble opinion d’artiste, je ne suis ni sociologue ni politologue

Vous fréquentiez les salles de cinéma, aujourd’hui fermées au Tchad. Pourquoi sont-elles importantes ?
Ce sont des lieu x de communion, de pa rtage, où l’on fabrique une mémoire collective Voir les images sur grand écran, la tête levée, est ambitieux. On a le sentiment d’être aux côtés des personnages. Seul le cinéma procure cette expérience L’obscurité permettait aussi des histoires d’amour naissantes, aux jeunes de s’éveiller au désir, de s’embrasser, de se caresser à l’abri des regards. C’était un espace d’initiation et d’émancipation très important au Tchad où, à l’époque, il était très mal vu de se tenir la main dans la rue.
Vous regrettez que tant d’argent soit investi dans le budget de l’armée, au détriment de l’éducation, la santé, la culture.
En ef fet, l’éducat ion, la sa nté, et ensuite la séc ur ité sont les pi liers d’un État L’ histoi re de la violence ex pl ique aussi pourquoi le Tc had dispose d’une ar mée puissa nte. Et les velléités des groupes isla mistes comme Boko Ha ra m just if ient un inve st is se me nt conséque nt Ma is on oubl ie hé la s de s doma ines essent iels. Pour ta nt, eu x seul s pour ra ient nous mener au prog rès.
Dans votre jeunesse, vous vous rendez en Libye, pays conquis par les discours panafricanistes, panarabes, anti -impérialistes du colonel Mouammar Kadhafi. Il menait alors une opération de séduction auprès de la population tchadienne.
Ses discours, que je qualifierais aujourd’hui de populistes, faisaient plaisir à entendre Ils étaient distribués sur des cassettes par l’armée libyenne, venue au Tchad à N’Djamena, tout comme des exemplaires de son Livre vert. À l’instar de Mao Zedong avec son Petit Livre rouge, Kadhaf i avait l’ambition
de faire circuler ses idées pour qu’elles se répandent partout en Afrique. Il paraissait être un révolutionnaire hors pair. On l’adulait. Mais une fois en Libye, j’ai compris le hiatus entre les paroles et la réalité de ce dictateur, et découvert le revers de la médaille de ma condition d’étranger. Certes, on bénéficiait d’une certaine politique – on disposait d’un logement pris en charge par l’État libyen, par exemple. Mais la ségrégation et l’insécurité régnaient. On se sentait comme un citoyen de seconde zone, et de la chair à canon potentielle. On pouvait en effet être enrôlés de force au sein de la Légion islamique et être envoyés au Liban, en Palestine ou ailleurs pour se battre. Vous évoquez ensuite votre installation en France dans les années 1980. Entre le racisme, l’isolement, la grande précarité, vous avez côtoyé l’enfer, écrivez-vous.
Ça n’a pas été facile. J’ai découvert le racisme, des comportements étranges d’incivilité Moi qui ai été élevé dans le culte du lien social, recevoir un silence lorsque je dis bonjour à un commerçant était d’une telle violence. J’ai perçu dès mon ar rivée cette indifférence, cette érosion du lien social en France. Les échanges entre les êtres se limitent au cadre marchand. Puis, il y a eu les remarques vexatoires, l’impossibilité de trouver un travail digne ou même un stage, alors que j’étais diplômé en journalisme. C’était assez pénible. Je découvrais la réalité d’un pays que j’avais mis sur un piédestal. Mais le vaccin contre tout ça, c’est une amnésie au quotidien, l’accomplissement de soi, et la rencontre avec de belles personnes, qui m’ont accueilli à bras ouverts et accompagné mon apprentissage de la vie dans une fraternité heureuse. C’est cette France que j’aime et qui me fait rester ici. Mon affection pour ce pays est sincère. Ce que ses philosophes, ses artistes ont apporté au monde est un legs pour toute l’humanité ■
Un grou pe de fe mm es travail l ant da ns la me unerie de Do ba , au Tc had.
inte rv iew
Koyo Kouoh
« Si on peut imaginer l’idéal, c’est
qu’il est possible
Première femme africaine à exercer ce rôle, elle sera la commissaire de la 61e Biennale de Venise, centre névralgique
» du monde de l’art contemporain. Une édition placée sous l’étendard de l’inclusivité.
propos recueillis par Shiran Ben Abderrazak

Àla fois curatrice, directrice d’institutions et commissaire, la Suisso -C ameroun ai se vi sion na ir e signe une ca rr iè re au croi sement de l’art et de l’engagement. Une tr ajec toir e qu i conjug ue réf lexion critique et combat pour la décolonisation culturelle. Ses projet s question nent les réc it s pr ép ondé ra nt s, redon ne nt un rôle central aux artistes du Sud global et réinventent les institutions. L’art peut-il réécrire les narrations dominantes ? À travers Raw Material Company à Dakar ou le Zeitz MOCA A au Cap, Koyo Kouoh propose une perspective où cette discipline offre un espace de dialogue et de transformation sociale. Ses projets explorent les mémoires artistiques du continent, interrogent les carcans institutionnels et recentrent les regards sur les géographies noires Nommée commissaire de la 61e édition de la Biennale de Venise, devenant ainsi la première femme africaine à occuper ce rôle, elle porte une ambition historique : décentrer les perspectives, inclure des récits oubliés et redéfinir l’héritage eurocentré de cet événement. Née en 1967 à Doua la, au Cameroun, Koyo Kouoh a fondé Raw Material Company en 2008, un espace de réf lexion critique sur l’art contemporain à Dakar. Aujourd’hui directrice exécutive du Zeitz MOCA A, elle défend une autodétermination des artistes af rica ins et diasporiques Et cet engagement, de Da kar à Venise, confirme son rôle central dans la reconfiguration du paysage artistique mondial.
AM : Vous avez été nommée à la direction de la Biennale de Venise 2026. Quelle est votre vision pour cette 61e édition et comment comptez-vous y insuffler votre sensibilité et vos valeurs ?
Koyo Kouoh : Tout d’abord, être nommée à la direction de cet événement, pour tout curateur qui s’intéresse à cet espace de dialogue et de circulation, est un immense honneur, un priv ilège. Et c’est aussi marcher dans les pas de prédécesseurs brillants, certains ayant même inf luencé mon développement professionnel. Venise est la mère de toutes les biennales. Et l’idée de rassembler de l’art pour une présentation publique, un dialogue esthétique, sociétal et politique, a pris racine et proliféré de manière impressionnante. Je pense que ce format offre l’un des meilleurs espaces pour une discussion de fond autour de l’art. Le simple fait que ce modèle continue de se développer mont re qu’il fonctionne. Concer nant ma vision pour l’édition de 2026, je préfère ne pas trop en parler pour l’instant. Il y aura une conférence de presse en mai, à l’occasion de laquelle je présenterai le projet que je suis en train de concocter. Quoi qu’il en soit, il sera fidèle à mes obsessions et à mes valeurs.
« On se sert du vocabulaire
visuel
et sensoriel
que
les artistes mettent à disposition pour tisser un récit qui peut prendre des formes diverses. »
Vous avez abordé les questions de décentrement et de récits dominants. Or, la Biennale de Venise est souvent perçue comme une institution eurocentrée. Comment abordez-vous cette tension ?
Mon travail de commissariat est profondément ancré dans une perspective panafricaine, féministe, ancestrale, revendicatrice, mais aussi généreuse, enveloppante et accueillante Alors je déposerai mon bagage intellectuel et esthétique à Venise, bien sûr. L’invitation à diriger cette Biennale arrive après une longue trajectoire professionnelle, et avec le temps, on établit une sorte de sig nature, une reconnaissance, un cadre d’action. Ceux qui suivent ce travail depuis trente ans savent à quoi s’attendre, mais j’aime aussi surprendre et voir les choses différemment. Mes cent res d’intérêt seront bien visibles. Je ne sauterai pas au-delà de mon ombre.
Selon vous, la Biennale peut-elle être un espace de rééquilibrage des récits dominants, à la fois pour le monde de l’art et pour le grand public ?
Oui, elle peut serv ir à cela. Mais une exposition ne changera ma lheureusement ja ma is le monde. L’ar t n’a ja ma is changé le monde. Les poètes, peut-être, arrivent à faire bouger les choses, mais les artistes visuels pas directement Et une exposition, ce n’est pas une rédaction, ce n’est pas une newsroom. Je suis très préoccupée par la manière dont la théorie des trente dernières années a « kidnappé » et fait sortir l’art de son habitat naturel pour l’enfermer dans un carcan qui veut le mettre au serv ice de la représentation et de l’illustration de l’actualité, car ce n’est pas son rôle L’art est un espace – lent, qui plus est – de l’esprit. L’idée de lenteur, de longue durée, ne correspond pas aux réactions rapides et épidermiques que l’actualité impose souvent. Je suis très attachée à cette lenteur, à l’idée que l’on puisse prendre le temps de réf léchir en profondeur. Et je pense, effectivement, qu’il conv ient de revenir à ce fondement.

Si l’art n’est pas capable de changer le monde directement, le curateur ou commissaire peut-il, selon vous, agir sur les récits et les regards ?
Le commissaire d’exposition est avant tout un raconteur d’histoires. On se ser t du vocabulaire et de la gram maire visuels et sensoriels que les artistes mettent à disposition pour tisser un récit qui peut prendre des formes diverses. Une exposition peut être un haïku, un poème, une nouvelle, un roman ou une épopée Au fond, j’ai toujours voulu être romancière, mais je n’ai pas la patience pour cela. Commissaire d’exposition, c’est une manière d’être romancière sans avoir à écrire. Le marché de l’art reste l’un des principaux lieux de légitimation – par l’acte d’achat, de vente, de création de cotes –, laquelle concerne les artistes, mais aussi leurs discours. Comment créer des équilibres dans cet espace, notamment par rapport aux institutions artistiques, qui jouent un rôle de contre -balancier ?
L’argent est une dimension fondamentale, réelle et active de notre existence. Chaque sphère a sa propre économie et l’ar t ne fait pas exception. Aujourd’hui, il y a une ubiquité omniprésente du marché dans le domaine artistique Ce dernier est très influent, certes, mais quand on parle de légitimation ou de validation, il faut toujours se demander : pour qui et par qui ? La reconnaissance financière, monétaire, est un aspect parmi d’autres. Elle est importante, bien sûr, mais ce n’est pas le seul indicateur de la réception d’une pratique artistique Depuis trente ou quarante ans, nous avons vu un
grand déplacement des centres de pouvoir. Historiquement, ils étaient ancrés da ns les inst it ut ions – musées, ga leries publiques, cr it iques, fondat ions –, ma is se sont en pa rt ie déplacés vers les collectionneurs privés. Ce phénomène est une réalité mondiale – en Afrique, en Europe ou ailleurs. Les établissements ont été érodés, y compris dans des pays comme la France, pourtant connus pour leur soutien institutionnel. En Afrique, c’est une tout autre histoire. Je suis heureuse pour les artistes qui réussissent sur le marché, mais cela n’est pas sy nony me d’une pratique significative. En fin de compte, le monde ar tistique est riche, avec des niveaux économiques, discursifs, créatifs, qui se nourrissent les uns les autres Se focaliser uniquement sur l’économie, aussi importante soitelle, serait réducteur.
Que ce soit à travers vos institutions ou votre travail curatorial, vous semblez aller à contre -courant des récits dominants. Comment faites -vous vivre les idées que vous défendez ?
Le monde occidental aime la dichotomie, la binarité. Je viens heureusement d’une culture où ces notions n’ont pas leur place. Mon rôle n’est pas de corriger les récits dominants, les lacunes euro-américaines, ou de lutter contre la myopie culturelle occidentale. Ce n’est ni à moi ni à ma communauté de le faire. Mon travail est guidé par l’urgence de l’expression et de la préser vation. C’est une quête de mult iplicité, de nuances. Le modèle euro-américain a dominé trop longtemps et est manifestement en faillite. Il est généralement
El le est directri ce dep u is 2019 du Ze it z MO CA A, l’un de s pl us grands ce ntre s d’ar t conte mpo ra in du contin ent, situé au C a p.
oppressant et n’a fonctionné qu’à travers la violence continue et une exploitation sans pitié des autres Moi, je m’intéresse à la diversité des modèles. L’art est un espace précieux pour explorer ces possibilités La matière première, c’est l’esprit des artistes – pas leurs œuvres Ce qui les anime, ce qui les pousse à créer, c’est ça qui m’intéresse. Il faut absolument changer de paradigme, d’abord en se reconnectant avec les pratiques, les réf lexions et les modèles qui émergent hors des centres de pouvoir traditionnels. Que ce soit en Afrique, en Asie ou dans les diasporas, il y a une richesse d’idées, de pratiques, de formes, d’organisations qui nous montrent qu’il est possible de faire autrement.
Vous dirigez le Zeitz MOCAA depuis près de six ans. Vous êtes à l’origine de réformes structurelles, mais aussi d’une nouvelle approche des expositions pour constituer un terreau propice à une histoire de l’art africaine. Pouvez-vous nous en parler ?
Il s’agit avant tout de se réapproprier nos imaginaires, de redéfinir qui nous sommes à travers nos propres mots, nos propres images et nos propres perspectives. C’est un processus fondamental, qui trouve son écho dans le long chemin des indépendances. Dans le domaine de l’histoire de l’ar t, cela prend une importance encore plus grande, car elle a longtemps été écrite par des personnes extérieures à nos cultures et sociétés Cela ne signifie pas que tout ce qui a été fait de l’extérieur est à rejeter, mais il est impératif que nous devenions les auteurs de notre propre histoire. C’est ce à quoi je m’emploie à travers mon engagement et ma trajectoire professionnelle. Cela dit, quand j’ai été nommée directrice du Zeitz MOCA A, je me suis demandé : « De quoi l’environnement a-t-il besoin aujourd’hui ? » La réponse était claire : un travail en profondeur sur les pratiques individuelles, avec des rétrospectives et des monographies. Cela ne veut pas dire que nous avons abandonné les expositions collectives, mais elles ne sont pas notre axe principal. Nous cherchons à explorer la façon dont une pratique individuelle peut s’ancrer dans une chronologie de l’histoire contemporaine de l’art sur le continent et sa diaspora. La façon dont elle peut dialoguer avec d’autres, à travers les générations, les médias, les matériaux, les formes. C’est une manière d’enrichir le langage artistique, d’ajouter des strates à un discours qui s’écrit œuv re par œuv re.
Comment abordez-vous la question du public, de la diffusion de ce travail ? Quelle est sa place dans vos réflexions et vos créations ?
Le public est absolument central. Tout ce que nous faisons, c’est pour le public, pour la société. Nous voulons nourrir un dialogue sociétal, améliorer ce que les anglophones appellent vi sual literacy ou arti st ic literac y. Il s’agit d’instruire, d’animer, d’inspirer, d’ouvr ir des espaces de compréhension et d’échanges. Cela dit, l’art reste un domaine qui n’est pas accessible à tous. En Afrique comme ailleurs, beaucoup d’obstacles subsistent Et pourtant, si l’on se réfère aux formes artistiques
« Il faut changer de paradigme en se reconnectant aux pratiques, réflexions et modèles qui émergent hors des centres de pouvoir traditionnels. »
ancestrales du continent, on constate qu’elles étaient régies par des rites, des modes de production et d’apprentissage, des répétitions et des célébrations qui les rendaient accessibles à tous Elles étaient ancrées dans le quotidien, dans le social, dans la communauté. Le concept de modernité a créé une séparation, une discontinuité qui s’est installée. Ainsi, l’art est désormais régi par la commodité et la contemplation, exclu du quotidien. Entre ces deux extrêmes, il faut trouver un terrain d’entente, de compréhension et de présentation qui permette de reconnecter l’art à la vie quotidienne, tout en préser vant son sens inné et sa profondeur unique.
Vous avez réussi à créer une institution comme Raw Material Company, qui existe depuis dix- sept ans. Quelles sont les clés de cette longévité ? C’est un défi qui met en échec de nombreuses initiatives culturelles, non seulement sur le continent, mais aussi dans le monde entier.
Tout repose sur la générosité et le partage. C’est presque aussi simple que ça Il convient de créer un espace non compétitif, où les personnes viennent pour nourrir et se nourrir. C’est très important. Ça reflète ma manière de travailler. Quand j’ai imaginé Raw Material Company, c’était une époque d’effervescence. Les années 2000 regorgeaient de projets culturels épars, souvent montés pour capter un financement ponctuel. Cette approche était insoutenable. J’ai pensé Raw Material Company comme une institution dès le départ – pas comme un projet. Il était clair que Raw devait aller au-delà de ma personne Beaucoup d’initiatives échouent sur le long terme parce qu’elles sont trop centrées sur leur créateur, incapables de se développer sans eu x. Chez Raw, nous av ions mis en place un plan de succession bien avant ma nomination au Zeitz MOCA A. Ce n’était pas une réaction, mais une intention claire dès le départ. Un grand collectionneur d’art africain m’a dit un jour : « La créativité a horreur du vide » Cette phrase
m’a marquée. C’était une manière pour lui de me dire : « Si tu n’occupes pas l’espace de ta créativité, de ta sensibilité, quelqu’un d’autre l’occupera d’une manière qui ne te plaira pas. Donc c’est à toi d’investir cet espace, à toi de l’occuper, à toi de mener ce discours » L’un des problèmes majeurs en Afrique, c’est le manque de confiance mutuelle. Nous vivons dans une méfiance constante, une suspicion qui freine la collaboration et l’innovation. Je crois profondément en la capacité de l’humain à être exceptionnel. Si on peut imaginer l’idéal, c’est qu’il est possible Cette croyance anime Raw Material Ce n’est pas seulement une question de financement ou d’idées – n’importe qui peut trouver des fonds s’il connaît son circuit. Ce qui distingue Raw Material, c’est son amour viscéral pour l’art et le débat sociétal qu’il engendre, sa fidélité aux artistes, et un désir sincère de partager ses passions avec le monde. Il est important de changer de gamme, de son de cloche, d’attitude aussi. L’espace de dialogue, de réflexion et de partage doit être nourri de manière transnationale. En même temps, il y a cette urgence réelle de faire des choses
La question de la restitution des œuvres d’art, au cœur de l’actualité il y a quelques années, semble à présent moins discutée. Qu ’en pensez-vous aujourd’hui ? Est- ce toujours un sujet pertinent ?
Ce questionnement a commencé dans les années 1970 sous l’impulsion d’Amadou Ma htar M’Bow, alors directeur général de l’Unesco. Ce qu’Emmanuel Macron a fait avec le rapport Sarr-Savoy était en réalité le « réchauffement » d’un vieux débat (non clos). Certes, il a eu l’intelligence politique de remettre cette question sur le devant de la scène, mais soyons honnêtes : c’était aussi une opération de communication. Cela dit, ce document est fort, avec des propositions brillantes, courageuses et progressistes. Mais connaissant la France et sa manière de fonctionner, il n’est pas surprenant qu’il n’ait pas eu les suites espérées. Ce qui me dérange le plus, c’est l’aspect sy mbolique et folk lorique des gestes de restitution actuels. On rend un sabre par-ci, deux masques par-là… Cela fait parler, cela fait plaisir, mais où cela nous mène-t-il vraiment ? Ces gestes, bien qu’importants, manquent de substance et d’engagement réel. Ce que je trouve fascinant, c’est la manière dont ce rapport a inspiré des revendications dans d’autres pays Sur cette base, la Grèce, par exemple, a demandé le retour des plaques du Parthénon à l’Angleterre. L’Océanie a, quant à elle, exigé que le Quai-Branly lui restitue certaines pièces. La Turquie, de son côté, s’est adressée au musée de Berlin. Pour les établissements, l’idée même de suiv re les recommandations du rapport semble presque impensable Cela bouleverserait une économie entière basée sur la circulation de ces œuvres, sans parler des emplois et des institutions qui en dépendent. C’est un énorme tremblement de terre institutionnel, économique et culturel qui révèle l’ampleur de l’activité extractive de l’entreprise coloniale des grandes puissances européennes et des organisations muséales.

Enfin, il y a un terme que j’ai découvert en préparant cette interview : les « géographies noires ». Pouvez-vous nous en dire quelques mots pour clôturer cet échange ? J’aime beaucoup cette expression, « géographies noires », que j’ai tirée du langage anglo-sa xon, notamment dans le contexte des discours afro-américains sur la blackness et l’expérience af rodiasporique. Les géographies noires désignent tous les territoires où les cultures africaine et afrodiasporique ont été transportées, souvent involontairement, mais où elles ont évolué, se sont transformées et ont pris racine, que ce soit sur le plan artistique, intellectuel, spirituel ou idéologique. Ces territoires deviennent des extensions du continent, des lieux de connexion et de dialogue. C’est ainsi que, de mon point de vue, le Brésil est un pays africain, Cuba est un pays africain, même les États-Unis sont un pays africain Quand je parle de géographies noires, je m’inscris dans une vision expansive de l’Af rique, qui dépasse largement les contours physiques du continent. La culture est quelque chose que l’on ne peut pas enfermer parce qu’elle se manifeste et vit partout ; les cultures africaines de surcroît avec leur puissance et pouvoir de transcendance quasi inégalés ■


re nc ontre
Sidiki Diabaté
« La tradition est toujours présente, et la modernité est en marche »
Il porte le nom de son grand-père légendaire, il est le ls du grand Toumani, l’héritier d’une longue lignée de griots. Et il s’apprête à conquérir le monde en présentant son nouvel album, Kora Lover.
propos recueillis par Lu is a Na nn ip ie ri
Le prince de la kora – premier artiste malien à faire un sold out à Bercy en 2023 – nous offre une nouvelle œuvre généreuse composée de près de 30 morceaux qui fusionnent le timbre de cette guitare ouest-africa ine et les musiques ac tuel les. Des te xtes évoqua nt l’amou r, la paix et la solidarité à travers des genres musicaux différents et des collaborations et featurings remarquables. Parmi les quelques noms connus, on trouve le Dakarois Wally Seck, le Belgo-Marocain Dystinct ou encore le Réunionnais Aznar Zahora Mais cet album est aussi l’occasion de rendre hommage à son histoire familiale. Avec des morceaux dédiés à son grand-père, le Sidiki Diabaté qui a fait découvrir la kora au monde entier dans les années 1960. Et à son père, Toumani, géant de la musique qui nous a quittés l’été dernier. Les deux jouent ici ensemble sur une chanson intergénérationnelle, qui sonne comme une bénédiction et un ultime passage de témoin, que l’artiste entend bien transmettre aux nouvelles générations.

AM : La tournée française de votre nouvel album, Kora Lover, a commencé en décembre. Quel est le retour du public jusque -là ?
Sidiki Diabaté : Cette tournée est incroyable ! Et le retour du public est très positif. Pour nous, ça a été une surprise. On ne s’attendait pas à voir autant de jeunes contents d’entendre ces musiques du Mali, d’Afrique et du monde, et fiers de ce nouveau travail. Je pense qu’ils avaient besoin d’entendre, en France et dans les autres pays, des textes que l’on entend au Mali. On voyait combien ils étaient heureux de nous accueillir et j’espère que l’on retrouvera la même énergie à Paris le 8 février. Je remercie chaque jour le bon Dieu pour cet album, cette tournée, cette expérience.
La sortie de cet album était attendue depuis au moins un an. Qu ’est-ce qui vous a pris du temps ?
Je voulais d’abord me retrouver, et puis faire du bon travail. J’ai créé plus de 60 morceaux et il fallait choisir lesquels garder pour le disque, ce qui n’a pas été facile Mais tout s’est finalement bien passé et j’ai obtenu ce que je souhaitais : des sonorités à la fois traditionnelles et modernes. Vous avez composé 60 morceaux, dont 28 se trouvent finalement dans l’album. En effet, les choisir a dû représenter un travail considérable…
Oui, mais je n’ai pas travaillé seul J’étais entouré de mon père, de ma sœur. C’était un travail familial. Nous travaillons toujours en famille mais, cette fois-ci, j’étais particulièrement heureux de pouvoir le faire. Eux aussi étaient fiers de pouvoir m’aider. Nous étions à l’hôpital, mon père, parfois ma sœur, mon petit frère Balla et moi. On écoutait les morceaux, on partageait nos opinions, on choisissait ensemble, et finalement on a gardé l’essentiel. Par exemple, je voulais absolument inclure « Première dame » [« La Femme du boss » dans l’album, ndlr], « Deniyo » et « Al hamdoulila h ça va ». Je voulais que
Pè re et fil s jo ue nt de la ko ra ensemb le au Ba rb ica n Ce nte r à Lo ndr es, en mai 2014
l’on remarque des différences claires entre les morceaux. Je souhaitais aussi que l’on entende la kora sur des genres musicaux très différents Pour moi, les textes sont également significatifs. Et sur ces deux points, on a eu des retours très positifs.
C’est aussi un album riche en featurings et collaborations. Vous ne vous êtes pas contenté de travailler en famille…
C’est tout comme, en réalité. Toutes les personnes qui nous ont épaulés sont des amis. Ils ont tous l’amour de la musique africaine et voulaient participer à cet album. C’était un honneur de les recevoir, de les inclure. Prenons le featuring avec Dystinct [le Belgo-Marocain a cosigné « Ça va aller »] : c’est du jamais-v u ! Ce travail avec la kora est particulièrement novateur, et je suis certain qu’il fera encore parler dans les mois à venir.
Vous allez internationaliser votre travail, en somme ?
Pas forcément. Quoi qu’il en soit, mes morceaux osent proposer quelque chose de nouveau, faire passer des messages. Face aux problèmes actuels, notamment entre le Mali et la France, on prend le parti de dire au peuple : « Écoutez-nous, c’est la culture qui gagne. Laissons de côté la politique, la guerre : faisons de la culture ensemble. » Aujourd’hui, je représente une ethnie, je représente les griots. En langue bambara, « griot » se dit jèli. Et nous utilisons le même mot pour dire « sang ». Nous sommes le sang qui coule dans les veines et nous devons nous faire entendre Évoluer, aussi, à travers des collaborations. Chanter en français et en bambara pour faire passer notre message est important pour la France, pour le Mali, mais aussi pour tout le continent africain et pour l’Europe
Vous pensez qu ’à travers la musique, on peut arriver à tout dépasser, y compris les problèmes géopolitiques qui existent entre les différents pays ?
Tout est possible avec la musique, la culture. Bob Marley a montré l’exemple. Tout comme Toumani Diabaté, Salif Keïta, sans parler de Youssou N’Dour. Je partage cet état d’esprit. Dans mes chansons, je parle d’amour, de paix, de solidarité Votre père, le maître de la kora Toumani Diabaté, nous a quittés en juillet dernier à 58 ans. Il a toujours été à vos côtés. Comment vivez-vous son départ ?
Tant que je vis, que je suis musicien, que son sang coule dans mes veines, mon père sera là. Il restera toujours dans mon cœur Ainsi, je vis son départ avec une certaine tranquillité. Chaque fois que je prends la kora, je le vois. Si je joue de cet instrument, c’est grâce à lui. Je ne le remercierai jamais assez pour toutes les leçons qu’il m’a apprises J’espère simplement être à la hauteur de ses attentes, de ce qu’il a toujours voulu pour nous, sa famille, et pour sa musique. Vous lui rendez d’ailleurs un vibrant hommage dans Kora Lover.
Nous avons joué ensemble sur « Kanagniniyorodjan », et j’ai voulu lui dédier « Toumani ». Au départ, c’était une chanson que je voulais chanter pour lui, pour lui dire que j’étais fier d’être son fils. Il a entendu la chanson quand il était à l’hôpital, mais on a légèrement modifié le texte après sa mort pour lui rendre hommage. Honnêtement, terminer cet album a été très difficile. Quand on le préparait, il était présent. Ensuite, j’étais seul en studio avec ma kora Le fait de ne pas l’avoir auprès de moi a eu un effet psychologique. Il y a certaines chansons que je ne peux pas écouter jusqu’au bout sans pleurer.
« Gambia », un magnifique morceau instrumental, est, lui, dédié à votre grand-père, dont vous portez le nom. Mon grand-père a quitté la Gambie pour rejoindre le Mali. J’ai repris une chanson traditionnelle du pays et je l’ai transformée en suivant une ry thmique afrobeats, avec de la kora et un peu de guitare. Toutefois, il respecte les lignes, les directives, et les différents arrangements attendus Comment, après votre père et votre grand- père, êtes-vous un innovateur de la kora ? Vous vous êtes notamment toujours intéressé au rap. Votre façon de jouer a-t- elle encore évolué, récemment ?
J’étais à la recherche d’autres sonorités, mais je voulais rester moi-même – c’est-à-dire fidèle à la kora Même si j’écoute de tout – je pense qu’on ne peut pas évoluer sans écouter les autres et sans partager la musique –, je suis né de cette tradition Mon but est de la transmettre à la prochaine génération, car il faut la conser ver. Je pense partager la même volonté que le continent africain : transmettre les traditions. Parlons des nouvelles générations. Quel rapport la jeunesse au Mali et en Afrique de l’Ouest entretient-elle avec la tradition ?
Les jeunes semblent plus inspirés aujourd’hui. Ils ont également plus de moyens que nous à l’époque. Traditionnellement, dès tout petit, la kora, les calebasses, les djembés, les petits balafons sont nos premiers jouets Ils nous éveillent. Il
« Tant que je vis, que je suis musicien, que son sang coule dans mes veines, mon père sera là. Il restera toujours dans mon cœur. »
n’y a rien de tel pour créer une harmonie entre la personne et son instrument. Aujourd’hui encore, les jeunes apprennent à manier la kora correctement, comme la tradition l’ex ige Après, ils sont libres de faire ce qu’ils veulent de cet enseignement. Par ailleurs, les nouvelles générations ont la chance d’avoir accès à YouTube, iTunes Elles peuvent écouter tous les artistes, tous les st yles, modifier les accords, les harmonies grâce à des logiciels de qualité – FL Studio, Logic, Cubase, etc. Quand j’ai commencé, je n’avais pas toutes ces possibilités Les jeunes sont inspirés. Ils ont envie de jouer chacun à leur façon et partagent ce qu’ils font sur les réseaux sociaux. Notre musique évolue La tradition est toujours bien présente, mais la modernité est en marche : il faut vivre dans l’air du temps. Quel est votre dernier coup de cœur musical ? Récemment, mon petit frère Balla a repris un ancien morceau, « Mali Sajo », et l’a arrangé de façon incroyable. Imaginez du David Guetta, où les notes de la tradition et la kora font la mélodie. Un ry thme plus jeune, plus club, avec des transitions bien choisies. J’étais étonné de l’entendre, et fier de mon petit frère. Dans les années à venir, les gens seront ravis d’entendre tout ce qu’on peut encore faire et créer Par exemple, j’ai travaillé avec Matthieu Chedid, avec qui j’ai déjà signé le projet « Lamomali », sur un album qui s’intitulera Héritage. Le public sera ébahi par le travail que l’on a fait C’est incroyable ! Concrètement, votre rôle est donc aussi de faire entendre et partager ce bouillonnement.
Chaque musique que l’on a faite est devenue numéro un ici. Nos morceaux sont partout : à la radio, dans les clubs… Et nous donnons la chance aux autres d’être entendus. À nos concer ts, on invite des ar tistes maliens pour les premières parties. De mon côté, j’essaie de faire plus de featurings avec des artistes du continent et j’arrange les productions d’autres musiciens. Avec mes frères Balla et Ahmed, nous travaillons sur la plupart des tubes qui naissent au Mali. Et ce qui en ressort, franchement, c’est top : le niveau a beaucoup augmenté au cours des dernières années. ■
en tr ev ue
YASMINA JAAFAR
« ON NE PEUT PAS ÊTRE
LIBRE SI ON N’EST PAS COURAGEUX »
La journaliste signe un premier ouvrage en forme d’hommage aux idoles africaines-américaines des années 1950. Libres et combatives, elles nourrissent ici un propos profondément politique.
propos recueillis par Ca th er in e Faye

Cash, si ncère et engagée, Yasm ina Jaafar, productrice, jour na liste et fondatrice du site La Ruche Media, pa rle et éc rit avec le vent re Son pr em ie r ou vr age, Il s on t choi si la France, retrace le pa rcou rs de ci nq ar tistes af ro -a mérica in s qui ont choisi l’Hexagone au XX e siècle pour fa ire entend re leur voix et défendre leurs valeurs. Leur principal point commun : être nés noirs dans un pays où la ségrégation les empêche de s’accomplir pleinement. Quelques jours après l’investiture de Donald Trump aux États-Unis, et alors que de nombreux ar tistes amér icains ont annoncé vouloir quitter leur pays pendant son mandat, James Baldwin, Miles Davis, Joséphine Baker, Melv in Van Peebles et Nina Simone choisiraient-ils encore la France ? Jouiraient-ils encore de cette liberté qui leur a permis d’être considérés comme des artistes avant tout ? Passionné et très documenté, ce texte interroge l’histoire, l’actualité et l’humain. Les menaces et l’espoir. Rencontre avec celle pour qui l’identité, l’exil, l’universalisme et la paix ne sont pas de vains mots
AM : Qu ’est-ce qui a motivé l’écriture de ce livre ?
Yasmina Jaafar : L’écrivain américain Ja mes Ba ldwin. Cet ac tiviste militant pour les droits civiques, qui a abordé la question de la liberté sexuelle bien avant les mouvements LGBT, a dit : « Je ne suis pas un nègre, je suis un homme. » Il a ajouté que si nous continuions à nous plaindre, nous serions coresponsables de notre propre malheur. Quand j’ai lu cela dans Petit traité du raci sme en Amérique, écrit par Dany Laferrière (Grasset, 2023), j’ai tout de suite voulu travailler sur cet homme. Je n’ar rivais pas à comprendre que la France, ce pays que j’aime tant, ait pu l’oublier. Il fallait donc que je raconte. Pour touc her un plus large public avec mon livre, j’ai décidé de parler également de deux amis que j’aime, Nina Simone et Miles Davis. Et puis aussi de Melv in Van Peebles, parce que je suis une amoureuse du cinéma
À qui s’adresse votre ouvrage ?
J’aimerais qu’il atteigne tous les gamins de 16 à 25 ans, pour qu’ils se regardent comme dans un miroir et sachent qu’ils sont dans un tronc commun Pour toucher les parents, j’ai travaillé la couverture comme une affiche de cinéma – au départ, je voulais que cet ouvrage soit un film. Seulement, quand j’en ai parlé à la télévision, on m’a dit que Raoul Peck l’avait déjà fait avec I Am Not Your Negro (2016), alors que ce documentaire, qui part en effet d’un livre inachevé de Baldwin, porte sur Medgar Evers, Malcolm X et Martin Luther King. Rien à voir avec la vie de James. Je n’ai pas voulu me battre, je travaille à la télévision depuis trente ans et je sais exactement comment ça marche Alors j’ai trouvé des chemins détournés. Dans un second temps, mon livre sera adapté en film et sortira aux États-Unis.
Pourquoi vous êtes -vous centrée sur les années d’après -guerre ?

Car je suis partie de Baldwin. Il m’a fait comprendre que, dans les années 1950, il y a une sc hizoph rénie française. L’Amérique est portée aux nues parce qu’elle vient de nous sortir d’un guêpier hitlérien. En même temps, il y a la question du colonialisme. La France ne sait plus où elle en est avec ses étrangers et la façon dont elle regarde les en fants de colonisés. Elle est dans des problèmes de revendication identitaire et a tendance à confondre son histoire avec l’histoire américaine. Comme pour la question du racisme. L’esclavage, qui a duré quatre cents ans, est né dans un pays fondame nt alem ent et sys té matiquem ent raciste, alors que la France n’est pas un pays systématiquement raciste. C’est pour cela que je m’oppose à certains discours actuels qui confondent les histoires et les récits. Le roman national ne m’intéresse pas, parce qu’il vient convoquer l’histoire, et si on ne la connaît pas, si on la confond avec les autres histoires, on se perd Vous écrivez : « La colonisation n’est pas l’esclavage. » Pouvez-vous développer ?
Il s ont choi si la France, Nouvea u Mo nd e Éd iti on s, 32 0 pages, 21,9 0 €
Enfin, de Joséphine Baker, si xième femme à avoir fait son entrée au Panthéon. Mais le socle de mon livre, c’est James Baldwin, qui nous dit de faire attention, de prendre soin de qui l’on est et de notre identité. Si j’aime autant cet homme, c’est parce qu’il écrit en permanence le même livre, sans jamais se répéter : il insiste
La colonisation est un objet ignoble qu i met en réduct ion et en di minution un êt re humain face à un autre êt re humain. C’est une période où un État s’approprie une terre étrangère pour en exploiter les richesses naturelles et humaines Une ma nière économ ique de faire fructif ier et d’exister. Mais il y a une différence de méthode politique et d’objectif comparé à l’esclavage. Je tiens d’abord à rappeler que le mot « esclave » prov ient du latin médiéval sclavus, autre
forme de slavus (slave), parce que pendant le haut Moyen Âge, de nombreux Slaves, blancs donc, furent réduits en esclavage par les Germains et les Byzantins. Ce n’est qu’à partir de 1650, avec la traite négrière, que le mot « noir » ne désigne plus seulement un Africain ou une couleur, mais un esclave L’esclavage est un système de domination radical, qui réduit l’humain au bénéfice financier immédiat, prive de liberté, enchaîne, tue, frappe, annihile, extermine. La visée n’est pas la même que celle de la colonisation. Même si, bien sûr, les deux méthodes constituent des crimes contre l’humanité
Soixante -quinze ans après les fifties, période à laquelle les personnalités afro -américaines décrites dans votre livre arrivent à Paris, quel regard portez-vous sur les États -Unis et sur la France ?
On ne peut pas dire que les États-Unis fassent marche arrière, alors que la France semble régresser un peu. Il faut concevoir l’Amérique dans sa complexité Ses habitants sont résilients et permettent le retour de Trump parce qu’ils ont besoin d’une sécurité financière et de garder une sorte de suprématie. Ils se sont enlisés dans des guerres qui leur ont coûté très cher et ce président-là n’est pas un va-t-en-guerre. C’est pour d’autres raisons que celles que l’on veut imaginer qu’ils ont voté pour ce président. Quant à la France, elle a de belles valeurs fondamentales – liberté, égalité, laïcité… –, mais les Français sont en train de les oublier, parce que le sof t power américain les a américanisées. Donc on recule. Et ce n’est pas une mode. Je pense qu’on change de paradigme. Ainsi, j’écris ce livre pour dire aux gamins : « Arrêtez de vous prendre pour Michael Jackson. » J’adore la musique et le sof t power états-uniens, mais je ne suis pas Américaine, je suis Française. Et ce n’est pas parce que je dis que je suis française que je vote Marine Le Pen. Je veux récupérer le mot nation, le mot patrie, la laïcité. Et quand, moi, Franco -Marocaine, j’entends Jordan Bardella dire que les binationaux seraient interdits d’un certain nombre de choses, je prends la parole. Je suis fondamentalement Madame de Staël. Combative. Ça, on ne me l’enlèvera jamais
Que nous dit la réélection de Trump ?
Nous changeons de monde. Trump a le sens de la stratégie, de l’économie, pas forcément du commerce, mais c’est un show-of f, un homme de télévision, quelqu’un qui sait faire de la pub, de l’entertainment. Le roi des slogans. Nous vivons dans une période où l’on réduit un peu la pensée à des posts sur les réseaux sociau x et à des punchlines. C’est donc un homme de son temps, qui n’est pas à la mode, mais actuel. Qui représente ce que nous sommes aujourd’hui, globalement, mondialement, dans la façon que nous avons de ne pas nous respecter, de ne prendre le temps de rien. Il est très clairement à sa place. Et puis il s’adjoint, parce qu’il est malin, de personnes comme Elon Musk. Parce que la logique est de faire une marque Trump. Il est extraordinaire, ce pays. Il y a des gens qui y luttent en permanence et Trump gagne la bataille
« Va-t-il y avoir un sursaut ? Le pays de Voltaire va-t-il céder à l’extrême droite ?
Il y a plein de petites choses qui me disent qu’on pourrait échapper au pire. »
de ceux qui n’ont plus envie de lutter, parce que le problème est économique et qu’il faut de l’argent. Peu importe qu’il soit aimé ou non, il faut que les gens puissent vivre de façon normale. Quand on doit payer 800 euros le moindre geste médical, je comprends qu’on soit aux abois et qu’il devienne l’homme de la situation.
Quelle serait votre définition du racisme ?
Je dirais que c’est une manière d’amener l’autre plus bas que terre, parce qu’on se sent supérieur C’est vraiment dire : « Tu n’es rien, donc je vais m’octroyer ta vie, ta pensée et te réduire à néant. » Et c’est inhérent à l’âme humaine. Je le dis dans mon introduction Le racisme existera toujours, il est né avec nous et mourra avec nous. Nous sommes tous racistes de quelqu’un, de quelque chose, dans n’importe quelle population C’est comme ça L’autre est différent, on n’a pas envie de se sentir inférieur et on a besoin d’être supérieur pour se rassurer.
Comment est manipulée cette peur de la différence ?
Les médias et les réseaux sociaux, qui créent une pensée en silo, ont une grande responsabilité. Nous pensons avec nos « amis » – une terminologie très particulière –, qui mettent en avant des questions d’identité sur le racial, plutôt que de parler de réels problèmes d’économie. Ce que j’essaie de dire dans ce livre, et dans le prochain, c’est que si on ne règle pas le problème de l’éducation, de l’école et de l’argent, nous allons nous retrouver avec du racisme, qui vise l’origine des personnes, et de la xénophobie, qui désigne la haine ou le rejet de l’étranger,
de plus en plus importants Et cela sera lié à la peur de ne pas avoir assez à manger. Travailler les peurs par les médias, par les politiques… Voilà comment on crée du racisme au lieu de se concentrer sur l’économie
Tout cela n’est pas très optimiste… De nature, je préfère être réaliste et je pense qu’il vaut mieu x at taquer les choses de front Chacun a sa façon de faire. Je ne suis pas née pour écrire des livres : je suis venue au monde dans le 93, j’ai grandi dans le XXe arrondissement.
Très tôt, j’ai dit que je voulais faire de la télé et l’un de mes professeurs m’a déclaré : « Vous cumulez trois défauts, vous êtes noire, grosse et arabe. Vous ne ferez donc pas de télé. » J’ai lutté et je l’ai fait quand même C’est ma manière de contribuer, de ne céder ni au déclinisme ni au pessimisme. Alors, j’essaie d’aller chercher mon st ylo, de parler à des gens. Cela veut donc dire que j’y crois encore un peu. Va-t-il y avoir un sursaut ? Va-t-on devenir une société libérale ? Le pays de Voltaire va-t-il céder à l’extrême droite ? Il y a quand même plein de petites choses qui me disent que, peut-être, on pour rait échapper au pire.
Dans le chapitre consacré au cinéaste Melvin Van Peebles, vous évoquez l’un de ses films, Watermelon Man, où un homme blanc profondément raciste se réveille dans la peau d’un Noir…
« Le socle de mon livre, c’est Baldwin, qui nous dit de faire attention, de prendre soin de qui l’on est et de notre identité.
Si j’aime autant cet homme, c’est parce qu’il insiste. »
Quelle œuvre ou réalisation choisiriez-vous pour illustrer l’engagement des quatre autres personnalités de votre livre ?
Pour Baldwin, ce serait La Chambre de Giovanni, une passion tourmentée qui se termine par une tragédie, et La Prochaine Fois, le feu, où l’auteur pa rcourt son en fance et sa jeune vie d’adulte triplement discriminé – noir, homosexuel et pauvre. Deux livres écrits en 1956 et 1963. Pour Mi les Davis, je dirais Ascenseur pour l’échafaud, de Louis Malle, où la bande-son tient un rôle primordial. Il n’a pas trente ans quand il compose la musique du fi lm, en vision na nt des extraits de vingt à trente secondes Ses improv isations sont enregistrées en trois heures à peine. Ce qui m’intéresse, c’est le sentiment profond de liberté qu’il ressent en arrivant en France et qui, peut-être, délivre son génie. Comme s’il devenait un autre homme en l’espace d’un instant, en ar rivant d’une Amérique centrée sur elle-même à Paris, où immédiatement il comprend, il rencontre l’amour, et surtout il se sent le droit d’être avant tout un artiste. Et ça va changer tout le jazz. Joséphine Baker, quant à elle, arrive plus tôt en France. Nous sommes en 1920, elle est à bord d’un bateau de croisière
On a un peu oublié ce pionnier de la Blax ploitation [courant de cinéma des année s 1970, dont la majeure part ie de s film s a comme particularité d’être sur les Af ricain s-Américains, ndlr], disparu en 2021 Cet homme de tempérament, subversif, qui a appris le français avec Cabu, a décidé de renverser les codes à une époque où il n’y avait ni Denzel Washington ni Will Smith. Voyou, tendre, cet empêcheur de tourner en rond a osé mettre en scène dans son film un acte politique très fort qui dit que quand vous êtes blanc, vous êtes tout aussi esclave de votre folie qu’un Noir. Vous en êtes donc le miroir. Alors, pourquoi avez-vous besoin d’un Noir ? Peut-être parce que vous n’êtes pas complètement conscient de qui vous êtes ou suffisamment rassuré par qui vous êtes Dans le film, il y a cette séquence où le protagoniste, devenu noir, prend un bain dans du lait et frot te sa peau parce qu’il veut redevenir blanc. Sa femme, qui est complètement raciste et n’a rien dans la tête, le quitte, oubliant que l’homme n’a pas changé, c’est le même mari raciste, puisqu’il veut effacer sa noirceur. Van Peebles met l’homme face à sa bêtise. Dans son Dictionnaire des idées reçues, Gustave Flaubert, que j’aime beaucoup, s’amuse lui aussi à mettre au jour les idées fausses, les stéréoty pes et les ignorances qui habitent le bourgeois, dont il révèle la vraie nature : la bêtise. C’est comme lorsqu’on rejette l’autre : contre qui est-on en colère quand on aboie toute la journée sur quelqu’un ? Contre soi-même C’est fondamental pour arriver à se dire en deux minutes que si l’autre est un problème, c’est juste un marchepied pour tout le malaise que l’on a. C’est ce que dit le film Il faudrait que tous les gamins le voient, que les écoles le rediffusent, que les médiathèques le proposent. Il faut que l’on dise haut et fort que Melv in Van Peebles a bien entourloupé Hollywood comme personne ne l’a jamais fait après. C’est extraordinaire. On en a besoin aujourd’hui, encore plus qu’hier, parce qu’on n’arrête pas de se comparer et que c’est hy per-malsain
et elle y rencontre Louis Ar mstrong. Je pense qu’elle est sincère lorsque, vêtue de son uniforme de la France libre, elle prononce son discours le 28 août 1963 aux côtés de Martin Luther King, lors de la grande marche pour les droits civiques à Washington Il figure dans son intégralité dans mon livre. Le reste du temps ? Je ne sais pas trop, c’est une femme bizarre et complexe Nina Simone, enfin ! Elle me fait pleurer. C’est l’incomprise absolue. Elle est passée d’une sorte de Malcolm X tour mentée, ir ritée da ns ses concer ts, à vouloir tuer des Blancs, à : « Ça suffit, arrêtez de vous plaindre. » Bipolaire non diagnostiquée, tellement fr ustrée de ne pa s devenir la pianiste qu’elle voulait devenir – el le est morte de cela, d’ailleurs –, cette femme est incroyable Personne ne le dit, mais Nina Simone n’est pas une chanteuse. Je préfère d’ailleurs sa musique pianistique, et je l’assume En réalité ce qui nous émeut dans sa voix, c’est qu’elle chante contrariée. Quels sont vos modèles ?
Mada me de St aël reste en tête de li ste. Cette fem me de lett re s su is se, avant-ga rdiste et assez complexe, était une perpét uelle amoureuse, possessive à l’excès, avec des liaisons tumultueuses, des amours désespérées En même temps, elle démont rait une acuité politique redoutable. La liberté sous toutes ses formes était l’un de ses chevaux de bataille. Avec Madame Récamier, elles étaient opposantes à Napoléon, dont je ne suis pas fan parce qu’il s’aimait trop – je penche plutôt pour Talley rand, qui préférait la France à lui-même. Ces gens-là constituent mon panthéon Sans oublier Antonin Carême, le grand chef de l’époque de Napoléon ! Lorsqu’il avait six ans, ses parents l’ont abandonné car ils n’avaient pas d’argent Il s’est retrouvé dans la rue, il a travaillé comme garçon de cuisine, apprenti, « premier tourier », pâtissier… Et est devenu Carême, le roi des cuisiniers. Il a tout inventé : le vol-au-vent, la batterie de cuisine, la toque, et a donné à l’ar t culinaire une grande renommée dans toutes les cours d’Europe. Mes modèles féminins et masculins ont tous tordu le cou au déterminisme

L’éc riva in Ja me s Ba ldw in, pa rm i le s fi gu re s tu té laires du mouve me nt des droits civiqu es au x État s- Unis , a longtemps vé cu en Franc e.
dans un carré précis, petit. Pour essayer d’être un peu heureux tout le temps. Des moments de bonheur, juste des moments. C’est la possibilité d’oser s’exprimer et de décider pour soi. Je ne veux pas d’enfant : je n’en fais pas. Je veux être riche : et alors, c’est quoi le problème ? Je veux être célèbre : pourquoi pas ? Mais aussi pourquoi ? Et tout cela, il faut l’assumer. Avec du courage. On ne peut pas être libre si on n’est pas courageux. Courageux au quotidien, dans sa petite vie, comme ça. Et il faut savoir dire non.
Nina Simone, que vous citez, dit : « La liberté, c’est un sentiment, une intuition. La liberté, c’est ne pas avoir peur. » Dans le monde actuel, qu ’est-ce que la liberté ? Aujourd’hui, la liberté est un luxe. Mais on ne peut pas « juste » être libre – cela ne veut rien dire –, on ne peut pas faire n’importe quoi. La liberté, c’est ce qu’on s’accorde à soi-même
James, Miles, Joséphine, Melvin et Nina auraient-ils choisi la France en 2025 ? Oui, oui et oui. Mais je ne veux pas répondre à leur place, ce serait mal élevé et présomptueux. La France qu’ils ont choisie, c’est celle que j’aime, que nous aimons tous. C’est la France du terroir, de la conversation, de la beauté C’est la France du XV IIIe siècle, de D’Alembert et de Diderot, constitutive de qui sont les Français. C’est le pays des intellectuels et de l’ouverture d’esprit, qui a permis aux Français, avec L’Enc yclopédie, d’en apprendre plus sur la vie et sur eux-mêmes. Nous sommes quand même ce pays-là par rapport à la folie dans laquelle sont nés ces artistes afro-américains. Il ne faut pas l’oublier. ■
BUSINESS
Interv iew
Ti ffany Wognai h
Les USA à la chasse au x mi nes afr icai nes
Le Sénéga l
ga gne une ma rche
Le Nigeria veut faci liter l’accès au créd it
Au Zi mbabwe, on pa rie su r le nucléa ire ru sse
Transferts d’argent : un business essentiel et coûteu x
L’ ir rupt ion des acteurs de la fi ntech ne di mi nue qu’à la ma rge les pr ix élevés d’un serv ice incontou rnable. Un ma rché complexe, ultra-régulé, et qu i pour ta nt ne cesse de croître, ma lg ré les transactions de la « ma in à la ma in ». par Cédric Gouverneur
Les transferts effectués par les expatriés qui travaillent en Europe, dans le Golfe, en Amérique du Nord, mais aussi dans d’autres pays af ricains (Côte d’Ivoire, Af rique du Sud, Nigeria…), contribuent largement au dy namisme économique du continent : la Banque mondiale (BM) évalue leur montant à plus de 90 milliards de dollars en 2023, soit plus du double de l’aide publique au développement (42 milliards). Plus de 60 % des transferts ont pour but de subvenir aux frais de santé de proches restés au pays Beaucoup visent aussi le financement des études d’un parent. La société de paiement NA LA permet même à ses
clients kényans de régler les factures d’électricité et d’eau de leurs proches.
« Les efforts visant à améliorer l’inclusion financière dans les pays en développement contribuent à la croissance du marché des transferts », souligne le cabinet indien Business Research Insights. Les Nations unies remarquent que, pendant la crise pandémique en 2020 et 2021, les transferts de la diaspora ont constitué une véritable « ligne de vie » (lifeline) pour des millions d’Af ricains, aux ressources alors amputées par les confinements et l’atonie économique. Ces trois dernières années, les transferts ont grimpé de 14,8 %.
La vigueur démographique du continent af ricain, conjuguée au
vieillissement de l’Europe, augure d’une croissance soutenue de ces transferts, dopée par l’émigration – environ un million de natifs du continent s’expatrient chaque année. En 2035, le marché des transferts formels pourrait donc atteindre près de 500 milliards de dollars.
JUSQU’À UN QUART DU PIB
Les transferts représentent en moyenne 7,6 % du PIB en Af rique de l’Ouest, 6,8 % en Af rique de l’Est, 4,4 % en Af rique du Nord, 3,7 % en Af rique australe et 1,4 % en Af rique centrale Au Lesotho, enclavé au cœur de l’Af rique du Sud et dont les forces vives vont travailler chez le puissant voisin, ils contribuent à un

BUSINESS
quart du PIB ! Les transferts réalisés par les travailleurs émigrés nigérians, ég yptiens et marocains cumulent deux tiers des sommes, avec près de 20 milliards pour l’Ég ypte comme pour le Nigeria, et près de 12 milliards pour le royaume chérifien.
Compilé par le site Remitscope.org, le détail des transactions entre pays émetteurs et pays bénéficiaires s’avère riche d’enseignements quant aux dy namiques migratoires africaines : ainsi, les transferts réalisés par les Ég yptiens ont pour points de départ principaux le royaume saoudien (8 milliards), les Émirats arabes unis (8 milliards également) et le Koweït (3,7). Les Nigérians vivant aux ÉtatsUnis ont transféré 5,7 milliards de dollars en 2023. Les immigrés ouestafricains travaillant en Côte d’Ivoire ont envoyé 469 millions de dollars au Burk ina Faso, 379 au Ghana, 378 au Mali, 367 au Nigeria. Et les Ghanéens travaillant au Nigeria transfèrent presque autant de fonds que les Nigérians travaillant au
Ghana (800 et 662 millions de dollars). La Banque mondiale estime qu’une vingtaine de milliards de dollars (19,4) sur 90 concernent des transactions interafricaines, le plus souvent entre États frontaliers
Ces chiffres impressionnants seraient néanmoins sous-évalués : « Dans beaucoup de pays africains, quantifier les transferts d’argent et les différencier des autres opérations de paiement est difficile pour les banques centrales », souligne le Fonds d’équipement des Nations unies (UNCDF). Le cabinet Financial Technolog y Partners estime même que les transferts « informels » – la remise de cash par le biais d’un tiers de confiance –seraient « deux à trois fois et demie » plus importants que la centaine de milliards de dollars du marché
formel, ce qui porterait le montant total des transferts, formels et informels, entre trois cents et cinq cents milliards de dollars.
DES COÛTS ENCORE
BIEN TROP ÉLEVÉS
La Banque mondiale estime qu’une vingtaine de milliards de dollars sur 90 concernent des transactions interafricaines, le plus souvent entre États frontaliers.

Cette puissance du secteur informel s’explique par le défaut majeur des transferts vers le continent : leur coût… Envoyer 100 dollars vers un pays d’Afrique coûte en moyenne 7 à 8 dollars, davantage que vers l’Amérique latine ou l’Asie (env iron 5 %) Le travailleur immigré africain souhaitant faire parvenir à sa famille 200 dollars se verra ponctionné de plus de 15 dollars – souvent l’équivalent de plus d’une heure de salaire… Une injustice dont les Nations unies ont bien conscience : depuis 2015, « la réduction à 3 % des coûts de transferts » est incluse dans les 17 objectifs de développement durable (ODD) de 2030. Cinq années avant cette échéance, le projet semble hors d’atteinte, la baisse tendancielle étant trop minime : 7,92 % au deuxième trimestre 2023, 7,39 % au troisième trimestre
Face aux mastodontes états-uniens du transfert de cash (Western Union, Ria, MoneyGram…), l’arrivée sur le marché, il y a une dizaine d’années, de start-up de la fintech souvent fondées par des Africains ou des binationaux (NAL A, Wizall, Zepz…) a permis l’essor de nouveaux serv ices : transferts cashless, paiement de factures, recharge de forfait mobile, et bien d’autres Mais la réduction escomptée des coûts est moins rapide
que prév u : les transferts d’argent « sont soumis à un patchwork de politiques et de régulations qui tendent à différer significativement d’une région [du continent] à l’autre, et même entre pays voisins », déplore le Fonds d’équipement des Nations unies. Les critères d’identification, les montants maximums autorisés, les licences exigées des opérateurs « se combinent pour créer un marché formel d’une telle complexité qu’il conduit souvent les consommateurs à passer par des alternatives informelles, plus simples mais plus risquées ». Benjamin Fernandes, CEO de NA LA, observe que les start-up de la fintech qui ont osé passer outre les règlements se sont attiré des ennuis avec les autorités. L’harmonisation est cependant en cours : en octobre 2022, l’Autorité intergouvernementale pour le développement (IGA D), organe de coopération des États d’Afrique de l’Est, a approuvé une « feuille de route » afin de faire converger les procédures nationales concernant les transferts d’argent, et ce dans le but de réduire les coûts et les délais subis par les consommateurs. En janv ier 2022, l’Afreximbank et la ZLEC Af ont lancé le PA PSS, le système panafricain de paiement et de règlement, permettant d’envoyer et de recevoir des fonds en monnaie locale, à moindres frais, entre pays d’Afrique. Destiné d’abord aux entreprises, il peut également être utilisé par des particuliers. Testé entre les pays d’Afrique de l’Ouest hors zone CFA (Nigeria, Gambie, Ghana, Sierra Leone, Liberia et Guinée), il doit être étendu à Djibouti, la Tunisie, le Kenya, le Rwanda, avant d’être généralisé à tout le continent. Ce qui permettrait, selon l’Afreximbank, une économie annuelle estimée à hauteur de 5 milliards de dollars. ■
LES CH IFFR ES

LE COUR S DU COTO N A CH UTÉ DE 14 % EN 20 24 , UNE EXCE PTION SU R UN MAR CH É DE S MATI ÈR ES PR EM IÈ RE S PLUTÔT FLOR IS SANT.
2,5 gi gawa tt s de capacités solaires installés sur le continent en 2024, ce qui est moins qu’en 2023 (3,7 GW ).

1 milliard de dollars : le montant des revenus des jeux vidéo sur le continent, à 90 % sur téléphone mobile.
57 milliard s de dollars seraient nécessaires chaque année afin d’adapter les infrastructures d’Afrique subsaharienne au changement climatique

LA RD C A PR OD UIT PLUS DE 3 MI LLION S DE TO NNE S DE CU IVRE EN 20 24 , UN RECO RD PO UR LE PAYS ET TO UT LE CO NTI NE NT.
Le groupe armé congolais M23 tirerait chaque mois au moins 800 000 dollars de revenus des mines qu’il contrôle dans l’est de la RDC.
Tiffany Wognaih Or : « La valeur ajoutée se crée principalement à l’étranger »
Les autorités maliennes ont adopté un nouveau code minier, afin que l’or rapporte davantage au pays. Tiffany Wognaih, senior associate au sein de la société de conseil J.S. Held, à Londres, est spécialiste du secteur minier africain. Elle nous explique les enjeux derrière le bras de fer entre l’État malien et les compagnies minières, notamment la canadienne Barrick Gold.
propos recueillis par Cédric Gouverneur
AM : Les codes miniers en vigueur sont -ils défavorables aux États africains ?
Ti ffany Wognaih : Plusieurs gouver nements, notamment en Af rique de l’Ouest, estiment que les codes actuels ne sont pas st ruct urés de manière à cont ribuer signif icat ivement au développement ou à ajouter de la valeur locale dans le sec teur extractif. Cela est particulièrement vrai pour les minerais ex portés à l’état br ut, car la valeur ajoutée se crée pr incipalement à l’ét ranger Par ailleurs, l’évolution rapide de la lég islation minière et des technologies dépasse souvent la capacité des gouver nements à adapter leurs codes miniers Cela oblige les États à réévaluer leurs législations à l’aune de l’évolution des enjeux.
Comment comprendre la saisie d’or au Mali début janvier à la compagnie canadienne Barrick Gold ?
Le gouver nement malien a af firmé que Barr ic k Gold devait des ar riérés fiscau x. Nous ne savons pas si le gouver nement de la junte malienne était en droit de réclamer ces paiements rétroact ifs. Les gouver nements peuvent demander des recet tes fiscales lég it imes au x entreprises opérant sur leur terr itoire Cela dit, il n’est pas rare que les compag nies minières, dans les pays riches en ressources, soient conf rontées à des fact ures fiscales exagérées, notamment en pér iode d’instabilité politique… Barr ic k Gold et le gouver nement malien négocient depuis des mois sur l’applicat ion du code minier de 2023 Les cont rats miniers sont généra lement régis par le code minier en vigueur lors de leur signat ure, et les nouveaux codes ne s’appliquent pas rétroact ivement. Le slogan de « souveraineté retrouvée » brandi par le prés ident malien Goï ta est- il populaire dan s le pays ?
La « souveraineté retrouvée » est un slogan populaire au Ma li depuis 2022, tant sur le plan économique (récupérer les ressources) que sécur itaire (expulser les Français).
Toutefois, le sentiment anti-occidental a commencé à se manifester de manière plus percept ible autour de 2020, et a largement cont ribué à l’ar rivée au pouvoir de la junte. On peut également dire que l’espr it de cette ex pression, « souveraineté retrouvée », gagne en popularité sur l’ensemble du continent af ricain, notamment parmi les jeunes. Il s’ag it de redonner le pouvoir au peuple. Ce sent iment a alimenté des coups d’État, mais aussi des élections où des partis au pouvoir ont été év incés.
Peut -on y voir une diversion face à la dégradation sécuri taire ?
Promouvoir la souveraineté retrouvée et le nationalisme des ressources est une manière pour les gouver nements de junte de céder au sentiment populiste et de cult iver un soutien populaire face à une situation sécuritaire qui se détériore. Mais le soutien populaire à long terme dépendra de la mesure

dans laquelle la population estime que ses conditions de vie – et la situation sécuritaire – s’améliorent.
Barrick Gold a déposé un recours devant le CIRDI (Centre international pour le règlement des di fférends relati fs aux investissements).
Quelles seraient les conséquences pour le Mali en cas de décision favorable à Barrick ?
Du point de vue des investisseurs, une décision du CIRDI en faveur de Barrick pourrait accroître le risque de nationalisme des ressources au Mali, et pousser les investisseurs à chercher des juridictions plus favorables. Les investisseurs pourraient également exiger des clauses d’arbitrage plus strictes dans les contrats Sur le plan juridique, un jugement en faveur de Barrick pourrait exposer les actifs du gouvernement malien à des saisies afin de faire exécuter la décision Cela dit, la question n’est pas seulement de savoir si le CIRDI donnera raison à Barrick – ce qui est probable –, mais aussi si le gouvernement malien respectera cette décision et si Barrick pourra l’exécuter. Il est notoirement difficile de faire respecter un jugement du CIRDI contre un État africain, encore plus contre un gouvernement de junte. Le Mali, mais aussi le Burkina Faso et le Niger, risquent -ils de faire fuir les investisseurs occidentaux ?
prêts à prendre plus de risques, pourraient considérer l’environnement difficile par rapport aux gains à moyen terme. Les entreprises minières occidentales déjà actives au Burk ina Faso, au Mali et au Niger vont probablement peser les risques liés à l’exploitation de ces actifs face à leur cession Il est peu probable qu’il y ait une vague de départs à court terme, car les délais de vente pour ces actifs sont longs et les risques d’exploitation élevés. D’autres investisseurs convoitent les mines : des intérêts russes au Mali et chinois au Burkina Faso. Or, les sociétés russes et chinoises ne sont guère réputées pour leur respect des normes sociales et environnementales. Les populations africaines ne risquent- elles pas de perdre au change ?
Ce n’est pas un secret : les entreprises chinoises et russes opérant en Afrique appliquent des politiques environnementales et sociales moins strictes. Cela découle probablement des exigences juridiques plus rigoureuses dans les pays occidentaux pour tenir leurs entreprises responsables de leurs activités à l’étranger. Les populations africaines risquent de subir des impacts environnementaux et sociaux négatifs si les entreprises russes et chinoises opèrent à des standards inférieurs à ceux des entreprises occidentales, indépendamment des règles locales. Cependant, le véritable enjeu pour les populations africaines dépend de la manière dont leur gouvernement réglemente le secteur : les gouvernements africains doivent veiller à ce que les investisseurs miniers – quelle que soit leur nationalité –respectent les règles et réglementations locales. Ils doivent également évaluer si les investissements visent réellement à créer de la valeur ajoutée locale dans le secteur minier.
Les États africains ont des moyens d’action et décident avec plus de force quels partenaires continuent à servir leurs intérêts ou non.
Le Mali, le Burk ina Faso et le Niger risquent de dissuader les investisseurs occidentaux. Cependant, face à la hausse des prix de l’or, certains acteurs occidentaux,
Les États africains jouent -ils de la concurrence entre les Occidentaux, les Russes et les Chinois afin de faire monter les enchères ?
Les États africains ont des moyens d’action et décident avec plus de force quels partenaires continuent à serv ir leurs intérêts et lesquels ne le font pas. Si un investisseur est prêt à déployer des capitaux et à respecter les règles gouvernementales, il est plus ou moins le bienvenu. Souvent, les investisseurs occidentaux sont perçus comme imposant des règles, contrairement à la Russie et à la Chine qui sont considérées comme opérant dans le cadre des paramètres fixés par les gouvernements. ■
Voir « Pour tout l’or du Mali », pages 32 à 41

Les USA à la chasse au x mi nes af rica ines
La min e de di am ants de Jwan e ng , au Botswa na
Washington encourage la prospection tous azimuts sur le continent, soucieux de la dépendance aux BR ICS et aux métaux rares sous le contrôle de la Chine.
La star t-up américaine
KoBold Metals a annoncé début janv ier avoir levé 537 millions de dollars af in d’exploiter la mine de cuiv re zambienne de Mingomba et de rechercher de nouveaux gi sement s gr âce à l’inte ll ige nce ar tif ic ie lle (I A). KoBold, soutenu nota mment pa r
Bi ll Gate s et Jeff Bezos, ut il ise l’ IA pour ex ploiter de va stes quantité s de don nées (a rc hive s géolog ique s, ca rtes, etc .) et dénicher de s fi lon s de miner ai s indi sp en sables à la tr an sition éne rgét ique, au x batter ie s
élec triques ou au x se mi-conducteu rs.
L’ IA permet tr ait d’amél iorer la prosp ec tion clas sique et d’en rédui re le s coût s. En févr ier 2024, KoBold a ai nsi an noncé la découver te, da ns la provi nce za mbienne de Mi ngomba, d’un gi sement de cuiv re présenté comme l’un des trois plus importants au monde, et qui pourrait fournir chaque année 300 000 tonnes de métal rouge.
KoBold n’est pas la seule entreprise américaine à s’intéresser aux minerais af ricains : les États-Unis sont de retour sur le continent, après avoir
longtemps cédé le terrain à la Chine – le groupe Freeport-McMoRan avait même vendu à une société chinoise, China Molybdenum, deux projets miniers en RDC… En Tanzanie, Lifezone Metals (qui compte parmi ses actionnaires BlackRock, numéro un mondial de la gestion d’actifs) exploite le gisement de cobalt et de nickel de Kabanga et prévoit de livrer dès l’an prochain du minerai pour les batteries électriques américaines. Washington appuie également des projets de mines de graphite en Ouganda et au Mozambique, et
soutient l’aménagement du corridor de Lobito (R DC et Zambie) afin de faciliter l’exportation des minerais. Le monde est av ide de minerais af in de répondre aux besoins croissants imposés par la transition énergétique. Selon une étude de l’Agence internationale de l’énergie (A IE) publiée en 2024, les mines de cuiv re ne répondront qu’à 80 % des besoins en 2030, et les mines de lithium et de cobalt à 50 % seulement.
Les États-Unis s’inquiètent de leur dépendance minérale envers les BR ICS et s’efforcent de trouver des alternatives, dans un contexte d’antagonisme avec la Chine et la Russie Les récentes velléités de Donald Tr ump envers le Groenland, territoire danois au sous-sol riche en minerais, s’inscrivent dans cette dy namique. En décembre, Pékin a annoncé l’interdiction des exportations de germanium et de gallium, deux métaux rares dont l’empire du Milieu possède l’écrasante majorité des réser ves connues, et qui sont utilisés dans certaines technologies militaires cr uciales (comme les lunettes de visée nocturne).
L’Af rique possède plus de 20 % des réserves mondiales d’une douzaine de métaux employés dans les énergies renouvelables. Les Nations unies conseillent aux États af ricains producteurs de minerais d’investir pour grimper dans la chaîne de valeur : « Nombre de pays producteurs ne disposent pas des capacités de traitement nécessaires pour générer de la valeur ajoutée », déplore la CNUCED, qui souligne qu’en raffinant sur place sa production de cobalt, la RDC est parvenue à faire bondir le prix au kilo de ce métal de 5,8 dollars après extraction à 16,2 dollars après transformation ■

Le Sénégal gagne une marche
La ga re fe rrov iaire de Da ka r, de sser vi e pa r le TE R (t ra in ex pres s ré gio nal).
La résolution des Nations unies récompense Dakar avec une sortie de la liste des pays les moins avancés prévue pour 2029.
Après le Botswana en 1994, le Cap-Vert en 2007 et la Guinée équatoriale en 2017, le Sénégal voit ses efforts en matière de développement récompensés par sa sortie programmée de la liste des pays les moins avancés (PMA), catégorie établie par les Nations unies en 1971 et rassemblant les nations jugées très défavorisées. La liste comporte actuellement 33 pays d’Afrique. Le 19 décembre 2024, une résolution votée par l’Assemblée générale des Nations unies a amorcé le processus de transition permettant la sortie en 2029 du Sénégal, et en Asie du Cambodge. Un « événement capital », s’est félicitée l’organisation internationale, qui récompense ainsi les efforts déployés par Dakar. Tous les trois ans, la liste des PM A est
en effet rév isée par le Comité des politiques de développement (CPD), un groupe d’experts rendant compte au Conseil économique et social des Nations unies (Ecosoc). La ministre sénégalaise de l’Intégration africaine et des Affaires étrangères, Yassine Fall, précise cependant qu’il s’agit d’un « processus de transition de cinq années », et qu’afin « d’év iter tout bouleversement de son programme de développement, le gouvernement travaille à l’élaboration d’une stratégie nationale de transition ». Une fois sorti de la catégorie des PM A, le Sénégal ne pourra plus en effet bénéficier d’un accès préférentiel aux marchés internationaux ou à certains financements concessionnels La sortie des PM A peut entraîner une baisse de l’aide internationale, mais a contrario susciter l’intérêt des investisseurs. ■
Lias se s de na iras , la mon nai e of fici ell e nig ér iane d ep ui s 1973

Le Nigeria veut faciliter l’accès au crédit
Le gouvernement annonce le lancement, en mai, d’une compagnie nationale de garantie à destination des particuliers et des entreprises.
Huit mois après avoir lancé la Nigerian Consumer Credit Corporation (NCCC) afin de faciliter l’accès des fonctionnaires fédéraux au crédit, le président Bola Tinubu a annoncé, le 1er janv ier, la mise en serv ice à partir de mai prochain de la National Credit Guarantee Company (NCGC). Cette entreprise nationale de garantie de crédit sera appuyée par le ministère des Finances, la Bank
of Industry, la Nigerian Consumer Credit Corporation et la Nigeria Sovereign Investment Authorit y, ainsi que par des institutions privées et multilatérales. Ses serv ices seront destinés aux entreprises comme aux particuliers, afin d’offrir un accès plus facile aux crédits, en élargissant le partage des risques entre organismes prêteurs. « Cette initiative va renforcer la confiance envers le système financier, accroître l’accès au crédit et soutenir les populations les plus vulnérables, telles que les jeunes et les femmes, s’est félicité le président Tinubu. Cela facilitera la croissance économique, la réindustrialisation et apportera de meilleures conditions de vie à notre population. » Selon une récente enquête de l’association nigériane EFIn A (Enhancing Financial Innovation and Access), plus d’un tiers (37 %) des adultes n’ont aucun accès aux serv ices financiers La situation
des femmes est encore plus critique : seulement 6 % des Nigérianes se voient accorder un crédit bancaire, selon l’association Women’s World Bank ing. L’organisme nigérian de régulation des crédits, le National Institute of Credit Administration (NIC A), a salué l’initiative présidentielle : « Cette mesure permettra de booster l’accès au crédit, un facteur clé de la croissance économique et du développement », a déclaré son directeur, le professeur Chris Onalo, insistant sur les difficultés auxquelles sont confrontées « les micros, petites et moyennes entreprises ». Les PME nigérianes, qui emploient la grande majorité de la population active et contribuent à près de la moitié (48 %) du PIB, ne recev raient que moins de 1 % des prêts bancaires, alors même que leur déficit de financement est évalué par la Banque africaine de développement (BAD) à 160 milliards de dollars. En 2023, environ 10 millions de PME nigérianes ont mis la clé sous la porte, selon l’ASBON (A ssociation of Small Business Owners of Nigeria), pour qui le manque de financements constitue l’une des raisons principales de ces faillites. Face à la grogne des microentrepreneurs, les autorités ont récemment annoncé que 75 000 microentreprises bénéficieront de crédits d’un million de nairas (env iron 650 dollars) à faible taux Au pouvoir depuis mai 2023, le président a été élu sur la promesse de réformes économiques radicales : les dévaluations de la monnaie nationale (qui était artificiellement surévaluée) et la fin des subventions étatiques aux carburants ont fait exploser l’inflation et aggravé les difficultés des ménages. Bola Tinubu assume cet électrochoc, selon lui nécessaire pour assainir l’économie et redresser le pays à moyen terme. ■

Au Zimbabwe, on parie sur le nucléaire russe
Pour en finir avec le déficit d’énergie, Harare mise sur les nouveaux petits réacteurs SMR.
Le ministre zimbabwéen de l’Énergie, Edgar Moyo, a annoncé fin décembre que son pays allait développer de petits réacteurs nucléaires modulaires (SMR, Small Modular Reactors) avec le soutien de l’Agence internationale de l’énergie atomique (A IE A) et de Rosatom, l’opérateur nucléaire russe. L’AIEA « a montré sa volonté de nous accompagner pas à pas sur cette voie », précise le ministre. Le Zimbabwe, 17 millions d’habitants, entend ainsi remédier aux coupures de courant, qui peuvent sévir jusqu’à 18 heures par jour… La filière nucléaire sera développée conjointement aux énergies renouvelables. En septembre 2021, Harare avait signé avec Rosatom un protocole d’accord, confirmé par un accord de coopération énergétique signé en juillet 2023 lors du Forum
économique de Saint-Pétersbourg.
Le Zimbabwe table sur la mise en serv ice de 4 000 mégawatts en 2035, via la construction de SMR aptes à fournir une gamme de puissance électrique adaptable à une demande évolutive. Ces dispositifs visent à diminuer drastiquement les coûts et les délais de construction des centrales nucléaires. Sur le continent, seule la centrale sud-africaine de Koeberg (près du Cap) est en serv ice. En Ég ypte, la construction de la centrale d’El Dabaa a démarré en 2022 D’un coût de 25 milliards de dollars, cette centrale à quatre réacteurs classiques est financée par Moscou via un prêt à 3 %. Décriée dans les années ayant suiv i la catastrophe de Fukushima (Japon, mars 2011), l’énergie nucléaire, qui n’émet pas de CO2, suscite un regain d’intérêt à l’ère du changement climatique. ■
LE S 20 QU ES TI ON S

Sarah Lenka
Avec u n SON FOLK SUAVE et délicat, elle
retisse son héritage cult urel Déd ié à l’ex il, Isha (« femme » en hébreu) rend hommage à ses ancêtres féminines d’Algérie. propos re cueillis par Astrid Krivian
1 Votre objet fétiche ?
Une pierre en cristal de roche. J’aime sa douceur, sa transparence qui capte la lumière, renvoie des couleurs
2 Votre voyage favori ?
Les falaises en Irlande me fascinent. Un paysage sauvage, tel un monde parallèle indomptable.
3 Le dernier voyage que vous avez fait ?
Près de Marseille, entre montagnes, calanques et littoral baignés par la lumière d’hiver.
4 Ce que vous emportez toujou rs avec vous ?
L’éventail de ma grand-mère, issu de sa culture espagnole.
5 Un morceau de musique ?
« Mad About You », de Son Little. Sa mélodie épurée, authentique, et sa voix m’inspirent un climat intimiste et chaleureux
6 Un livre su r une île déserte ?
10 De jour ou de nuit ?
De jour. La lumière, les couleurs, les rayons me font vibrer
11 X, Facebook, WhatsApp, coup de fil ou lettre ?
WhatsApp ou coup de fil. Je veux me remettre à écrire des lettres – un rappel du lien, où l’on prend le temps pour l’autre.
12 Votre tr uc pour penser à autre chose, tout ou blier ?
La nature. Son calme, sa splendeur me recentrent, m’apaisent, me redonnent ce sourire intérieur.
13 Votre extravagance favorite ?
L’absurdité. J’aime rire, provoquer par l’humour, danser, jouer et inventer des scènes, des personnages.
Sans cet imaginaire, le quotidien serait triste !
14 Ce que vous rêviez d’être quand vous étiez en fant ?
Médecin pour soigner les plantes.
15 La dernière rencontre qui vous a marquée ?
Après l’un de mes concer ts, un spectateur marocain âgé m’a confié, très ému : personne n’avait chanté l’exil ainsi. Il m’a narré son histoire, que j’ai accueillie avec gratitude.

Le Problème Spinoza d’Ir vin Yalom : un voyage entre la vie du philosophe, excommunié par la communauté juive au XV IIe siècle, et son influence sur un idéologue nazi dans l’Allemagne des années 1930 -1940.
7 Un film inou bliable ?
Winter Break, d’Alexander Payne, pour l’humour et la finesse des personnages.
8 Votre mot favori ?
« Douceur », pour son sens et sa sonorité.
9 Prodig ue ou économe ?
J’aime profiter – spectacles, restos, voyages, etc. –, mais sans être un panier percé.
16 Ce à quoi vous êtes incapable de résister ?
La brioche ! Ou une roda brésilienne, une jam-session : les musiciens jouent un st yle folk lorique, et les gens autour chantent et dansent. Une ambiance festive, une bulle de bonheur et de partage hors du temps.
17 Votre plus beau souvenir ?
Sur scène, en Espagne : le public en osmose a improv isé un ry thme incroyable J’étais émue aux larmes
18 L’endroit où vous aimeriez vivre ?
Près de la mer.
19 Votre plus belle déclaration d’amou r ?
L’amour dans les yeux de mes grands-mères, et de mon neveu quand il était enfant.
20 Ce que vous aimeriez que l’on retien ne de vous au siècle prochain ?
Mon empathie et mes valeurs humaines
Que j’ai su rassembler et aimer ■
En conc er t le 12 fé vr ier au Tr ianon , Pa ri s, Fe st ival A u fi l de s voi x.
I sha, 2024 , Ca ra mba Re cords



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