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L’Afrique face à la révolution de l’IA

WOMEN

25 PORTRAITS pour illustrer une nouvelle hiérarchie. Les femmes africaines de pouvoir sont loin d’être une exception. Politique, business, design, sport, art, nouvelles technologies… Elles exercent avec volonté, autorité et influence.

Mo Abud u.
Sa mi a Sul uhu
Has san An gé liqu e Kidjo
Na di a Fettah Alaoui

750 MILLIONS DE FEMMES

C’est un sujet essentiel. La ré alité de la vi e de s femmes, nos compagnes, nos filles, nos mères, celles avec qui l’on travaille tous les jours Le quotidien de cette moitié de nous- mêmes, de 750 millions d’Africaines. Un sujet essentiel, au cœur de notre vie commune, que l’on aborde souvent de manière formelle, par l’angle du cadre juridique, de la réforme, ces concepts politico -administratifs que les gouvernants (très souvent des hommes) aiment à manier pour souligner l’ef ficacité de leur travail.

Aujourd’hui, en 2025, au XXIe siècle, soixante ans après les indépendances, la situation des Africaines reste particulièrement difficile [voir « C’est comment ? », page 31] Aujourd’hui, les femmes d’Afrique por tent en moyenne plus de quatre enfants dans leur vie (contre 2,4 en moyenne planétaire). Aujourd’hui, malgré les textes de lo i, l’ ég alité de ge nre, l’ ég alité d’opport unité et de rémunération restent des objectifs lointains. Le poids de la coutume, de la religion, des traditions pè se lo u rd em ent su r la vi e so ci al e, pu bl iq ue, su r la c apa c ité de déc ision , y com pris dan s de s sp hères intimes. Les violenc es sont larg em ent sous -estim ées par les statistiques

Ces situa tio ns ina cce ptab les ne co uvrent pas toute la réalité. Paradoxalement, l’Afrique vit aussi une révolu ti on fé minin e. Su r notre contin ent, les femm es sont un puissant facteur de changement et d’évolution sociale. Dans les campagnes, où les discriminations sont plus ancrées, les femmes produisent jusqu’à 80 % des denrées alimentaires et, sans elles, il ne pourra pas y avoir de révolution verte. Les femm es représentent glob al em ent plus de 60 % de la fo rc e de travai l du continent. Elles sont nettement moins bien payées que les hommes. Mais elles possèdent déjà près de 30 % des petites et moyennes entreprises, et jouent un rôle fondamental dans le secteur informel Les Africaines travaillent, investissent, occupent des positions dans la société civile, écrivent, y compris des best-sellers globaux, font du cinéma, chantent, bousculent les codes. Certaines d’entre elles sont engagées dans un combat néoféministe ambitieux D’autres s’impliquent en politique, elles exercent du pouvoir [voir pages 32-49] Il y a aussi les femmes urbaines, celles des métropoles de l’Afriqu e contemporaine Elles sont en prise avec une économie réelle, avec les modes, les cultures, en

connexion avec le grand monde et les réseaux sociaux. Tabou central, l’autonomie sexuelle, la liberté de choisir, de dire non ou de dire oui, gagne du terrain

Les sociétés africaines sont entrées, d’une manière ou d’une autre, même par fois à contrecœur, dans la dualité, dans le monde du Yin et du Yang L’ émancipation est en marche. Peut- être plus qu’ailleurs, plus qu’en Asie du Sud- Est ou en Amérique latine C’est une excellente nouvelle pour l’ émergence du continent. Le co mb at pour l’ ég alité entraî ne des ra mi fications so cio -é con om iq ue s pu is sa nte s. L’au to no mis at io n de s fe mm es es t un e cl é de la p ro du ct iv ité et de la croissance. Des femmes qui travaillent sont aussi des conso mmat ric es, de s investi sseuses, de s créa tric es de richesse Des femm es qui travaill ent feront moins d’enfants, et ces enfants seront mi eux él evés, protégés, éduqués, avec un impact dire ct en matière de développement humain sur plusieurs générations. Des fe mm es qu i travaill ent ap p or te nt un se con d sa la ire dans les familles et les ménages, du pouvoir d’achat, de la capacité d’épargne

Les chantiers de cette émancipation stratégique sont multiples En particulier en matière d’accès au crédit, de financement novateur et inclusif, d’élargissement de la microfinance, d’accès aux postes de responsabilité publique, de renforcement du cadre juridique, d’accès aux soins et à la santé Mais il y a un aspect qui reste incontournable, sur lequel nous pouvons agir vite et qui relève de notre responsabilité collective. L’éducation Selon l’Unesco, environ 35 millions de filles en âge d’aller à l’école primaire et secondaire ne sont pas scolarisées ou quit tent trop jeunes le circuit Les raisons sont multiples : les mariages précoces beaucoup trop fréquents et des normes socioculturelles archaïques qui privilégient l’éducation des garçons. Dans l’enseignement supérieur, où l’on prépare normalement aux métiers de demain, les jeunes femm es ne représentent qu e 10 % à 12 % des inscrites Avec des exceptions notables, comme la Tunisie (60 %), le Maroc (40 à 50 %)

L’Afrique féminine est multiple, diverse, fragile, en at te nte Mais ell e est porteu se d’un e certitu de Il n’y aura pas d’émergence sans les 750 millions d’afrocitoye nn es. Ce n’est pas une option. N’en dé plai se à certains hommes (heureusement de moins en moins nombreux…). ■

PA R ZYAD LI MAM

3 ÉDITO

750m illionsdefem mes parZyadLimam

8 ON EN PARLE

C’ESTDEL’A RT,DELACULTU RE , DE LA MODE ET DU DESIGN Héritage transcultu rel

31 C’ESTCOMMENT ? Pour lesfem mes parE mmanuelle Pontié

50 CE QU EJ’AIA PPRIS Mangane parAstridKrivian

76 LE DOCUMEN T Trajectoire d’uneicône parE mmanuelle Pontié

90 VINGTQUESTIONS À… Alsarah parAstridKrivian

TEMPSFORTS

32 Womenpower ! parZyadLimam et la rédaction d’AM

52 RD Congo: La tragédie sans n parCédricGouverneur

60 Wolof, la lang ue du quotidienq ui dé e le français of ciel parAgathe Labardant

64 MehdiM.Barsaoui : «Lesalut du pays viendrades femmes » parAstridKrivian

70 SalimZer rouk i: «Mêmesijen’y visplus, l’Algériem’habite encore » par Astr id Kr ivian

AfriqueMagazine estinterd it de diffusion en Algériedepuismai 2018.Une décisionsansaucunejusti cation.Cet te grande nation africaineest la seuleducontinent(et de toutenot re zone de lect ure) àexercer unemesurede censured ’u naut re temps. Le maintien de cettei nterdictionpénalise noslecteursalgér iens avanttout, au moment où le pays s’engage dans un grandmouvement derenouvellement. Nosa misalgér iens peuvent nous retrouversur notresiteI nter net : www.afriquemagazine.com

80 L’A fr iq ue se prépare à la révolution de l’IA par Cédr ic Gouver neur

84 Shikoh Gitau : « Le monde entier est en phase d’apprentissage, plaçant l’Afrique en position de compétiteu r » propos recueillis par Emmanuelle Pontié

86 Réforme ag raire sud-afr icaine et « colère » amér icaine

87 Un outil nancier in novant pour les réserves minières

88 La n de l’USAID touche des millions d’Africains

89 En Guinée, la mine de fer de Simandou en n opération nelle par Cédr ic Gouver neur

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ON EN PARLE

C’est ma in te nan t, et c’est de l’ar t, de la cu lt ur e, de la mode , du de sig n et du vo ya ge

Diagne Chanel, Le Garçon de Venise, 1976

HÉRITAGE TRANSCULTUREL

Le Cent re Pompidou rend hommage AU X ARTIST ES NOI RS EN FR ANCE DE 1950 À 2000.

SUR L’AFFICHE de l’exposition, un visage de profil, regard doux et bouche assurée, comme taillé dans du calcaire. Datée de 1947, cette huile sur carton, intitulée Autoportrait, est signée du SudAfricain Gerard Sekoto, peintre-musicien considéré comme le pionnier de l’art urbain noir Il est l’un des 150 artistes afrodescendants, d’Afrique ou des Amérique, présentés à Beaubourg. Si leurs œuvres n’ont souvent jamais été montrées dans l’Hexagone, leur présence et leur influence dans la capitale cosmopolite de la seconde moitié du XXe siècle sont incontournables. La période de l’après-guerre les inspire dans ce Paris, berceau de résistance et de création, véritable laboratoire panafricain, et donne lieu à de nouvelles pratiques : abstraction, modernisme, surréalisme, figuration libre… Tandis que Baldwin, Césaire ou encore Senghor posent les fondations d’un avenir post et décolonial, les toiles et les sculptures des artistes afro-américains, caribéens et africains évoluent et s’inscrivent dans la redéfinition des modernismes et des postmodernismes. Cette trajectoire panafricaine et transnationale de l’art s’étire de 1944, lorsque la loi GI Bill, votée aux États-Unis, permet à de nombreux artistes africains-américains d’étudier à Paris, à 1999, année où la première proposition de loi tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité est déposée par Christiane Taubira. Largement occultées dans les récits d’histoire de l’art, les expressions plastiques de la négritude, du panafricanisme et des mouvements transatlantiques occupent enfin la place qu’elles méritent ■ Catherine Faye

« PARIS NOIR. CIRCULATIONS ARTISTIQUES ET LUTTES ANTICOLONIALES, 1950-2000 », Cent re Pompidou, jusqu’au 30 juin 2025 centrepompidou.fr/fr/

Ci -dessus : Ed Clark, Untitled (Vétheuil) 1967 Ci -dessous : Amadou Gaye, Les quartiers populaires débarquent à Paris à l’instar de ceux d’AsnièresGennevilliers pour accueillir la Marche, 1983

LESTRIBULATIONS DE REDA ET CHATIL A

Deux cousinspalestin iens tentent derejoi nd re l’Al lemagnedepuis la Grèce. UN BU DDYMOV IE façon Hollywoodpar un ci néaste en ex il.

REDA ET CH ATIL Aont fuileurcampauLiban et tentent, depuis Athènes, d’acheterdes papiers pour atteindrel’A llemagneety trouverdutravail.Enattendant,les deux cousinssedébrouillent commeils peuventetv iventdepetitedélinquance, jusqu’à déraper…Cen’est ni un film de plus surles migrants ni une tragédie moralisatrice,maisplutôtunmélange de thriller et de comédienoire teinté de mélancolie.Onfinitpar s’attacher àces deux antihérostrèscomplémentaires :ledur et le doux,celui quisedrogueaidépar celuiqui gardeles pieds surterre et un lien avecsafamille. Lespéripétiess’enchaînentàlafaçon d’un bonfilm d’action desannées1970, mais en immersiondans la réalitédes exilés palestiniensd’aujourd’hui.Cen’est pasun hasard :lecinéaste, fandes filmsholly woodiens de cetteépoque, estlui-mêmeunPalestinien en exil (v ivantauDanemark)et réalisateurdedocumentaires,dont l’un surle camp de réfugiés de sesparents.Mahdi Fleifelsigne là sa première fiction, serv ie pard’excellentsacteurs,comme le Jordanien Monther Rayahnah en féroce passeur, et le Palestinien Mahmood Bakri pour incarner Chatila. Reda est, lui, joué parA ramSabbah, dont c’estlepremierrôle: il étaitjusqu’ici surtoutconnu pour être le meilleurskateur de Ramallah ! ■ Jean -Marie Chazeau

VERS UN PAYS INCONN U (Royau me-Uni,A llemagne, France,Grèce), de MahdiF leifel. Avec Ma hmood Ba kr i, Aram Sa bba h, Angel ikiPapou lia. En sa lles

SO UN DS

Àécouter maintenant !

Aïta mona mour

Abda , Rega rt s.

Derrière le nomd’A ïta monamour,Widad Mjama, connuepourson rôle déterminantsur la scène rapmarocaine, membreduduo N3rdistan,etK halilEpi, l’un desmaîtres de l’électrotunisienne. Tous deux ont décidé de réinventer la musiqueaïtaincarnéepar leschikhates

En résulteundisquef usionnant plusieurs genres et racontantlapuissance fémininedansce qu’elleadeplus ancestral, mais aussicontemporain.

Abel Selaocoe

Hy mn of Ba nt u,War nerCla ssic s.

Remarqué il ya près de dixans au seinde l’ensemble Chesaba, le violoncelliste,compositeur et chanteur sud-africain rev ient avec un second albumd’une virtuosité et d’unesensibilité épatantes, convoquantses racines vialamusique bantoue,comme le répertoireoccidental auquel il estégalement attaché, grâce àuntravail inspirésur lesharmonies

De quoi allier,selon Abel Selaocoe,Bach et le «monde du chantguttural. »

CeliaWa

Fa Sa Dé, Heaven ly Sweetness.

Repéréeetsoutenue parDav id Walters, cette artisteguadeloupéenne auxmultiples facettes maîtrise aussibienla danseque la flûte, et prouve,avec ce premieralbum très maîtrisé,que lessonorités sy nthétiques et l’organique antillaise font bonménage.A insi,ceque Celia Wa appelle «Karibfutursound », mélange(entreautres) de gwoka, de soul et de R’n’B, estdésormais gravésur sillon. ■ Sophie Rosemont

L’ART DE SE RÉINVENTER

Comment conser ver sa nouvel le identité quand on a tota lement changé de vie à l’insu de tout le monde ? Un TH RI LLER TU NISI EN

ha leta nt et très politique nous entraî ne da ns le si llage d’une jeune femme déterm inée.

À L’OR IGINE de son deuxième film, un fait divers a retenu l’attention de Mehdi M. Barsaoui, réalisateur du déjà très convaincant Un fils (2019), qui avait valu un César du meilleur acteur à Sami Bouajila. Il y a quelques années, l’unique rescapée d’un accident de la route s’était échappée avant l’explosion fatale du minibus qui la transportait, au sud de la Tunisie. Elle s’était cachée et avait laissé croire qu’elle était morte afin de mesurer l’amour que lui portaient ses parents La supercherie morbide ne tient que trois jours Mais c’est un sacré point de départ pour une fiction ! Et le film va plus loin, racontant comment Aya, jeune salariée d’un hôtel, se rebaptise Aïcha (« vivante » en arabe) et quitte les (superbes) confins de l’Atlas et du Sahara pour rejoindre la capitale Non sans avoir assisté à ses propres funérailles, cachée sous une burqa ! Elle fuit ainsi une vie de labeur sans avenir réjouissant, ses parents la faisant travailler depuis ses 14 ans pour les aider à rembourser une dette, et voulant la pousser à un mariage arrangé, alors qu’elle

entretient secrètement une relation avec un homme marié (qui repousse sans cesse le jour où il quittera sa femme…). La comédienne Fatma Sfar transforme ainsi peu à peu son personnage sous nos yeux. La petite prov inciale de Tozeur découv re la trépidante Tunis, et y rencontre à la fois la solidarité entre femmes, la rapacité des hommes et la corruption policière. Tout n’est pas aussi tranché – le sel de ce scénario est dans ses nuances –, mais la charge est féroce contre l’état de la police et de la justice près de quinze ans après la révolution du Jasmin. Les rebondissements, tous crédibles, nous plongent dans les réalités sociopolitiques de la Tunisie d’aujourd’hui. Aïcha, personnage porté par une actrice électrique, nous embarque dans sa quête désordonnée de liberté. Le film a obtenu le prix de la meilleure œuvre méditerranéenne à la dernière Mostra de Venise. ■ J.-M.C

AÏCHA (Tun isie, France), de Mehdi M. Barsaoui. Avec Fatma Sfar, Nidhal Saad i, Yasm ine Di massi. En sa lles le 19 ma rs

CI NÉ MA

LESFILLES DU NIL

(Égypte),de Nada

Riyadh et Ayman

El Amir

En

TROP FORTES !

De jeunes perfor meuses OSEN TA FFRONT ER le regarddes hommes et le poidsdelat radition da ns lesr uelles d’unebou rgadeégy pt ienne.

ELLESONT du tempérament,ces jeunes filles quirépètent leurs performances au milieudes gravatsd’une maison abandonnée,avant d’affronter un public en partie hostile dans desruelles ensabléesenchantantetenjouantdes percussions. Nous sommes à200 kilomètresausud du Caire dans le villaged’El-Barsha, où vivent surtoutdes chrétiens ég yptiens–une sociétéruralequi laisse peudeliberté auxfemmes, souventréduitesàleurrôledemère au foyer. Certaines de leurs filles sont en révolte,ont desaspirations artistiquesqui,dansunpremier temps, leur permettent de canaliserleurs revendications. «Mon corpsn’est pasun péché»,scandentces adolescentes au ry thme desdarboukas. Le groupe,comptant au départ unedizainedemembres,va se réduire au fildes mois parabandon de certaines,maisune

MEN TEUR HONN ÊTE (Côted’Ivoire),deSiamMarley. Avec Stéphane Aly, Franck Gnaly, Adizetou Sidi. Surafrique.tv5monde.com.

énergie farouchereste intactechezles autres.Une énergie qu’a su capter un coupledecinéastes ég yptien,rompuau documentaire. Nada Riyadh et Ay manElA mir ontpassé de longues semaines pendantquatreans avec cesfilles, dans leur quotidien, leurs répétitions. Uneconfiance s’est installée, permettant la captationdeséquences inattendues quinuancentbienles clichés, notammentducôté des hommes.Onvoitunfiancéqui assume de demander à sa promised’arrêter le théâtreaprès le mariage, et laisse filmer quandillui impose de supprimer de sontéléphone lesnumérosdeses copines. Mais aussiunpère,inquiet mais plus ouvert,qui poussesafilleàs’émanciper et à ne pass’enfermeràlamaison. Signeque quelquechose change au plus profonddelasociété ég yptienne. ■ J.-M.C

ON NE VA PASS EMENTIR

MARTIAL estunmenteur pathologique –« il ment desmensonges », ditmêmedelui sonmeilleurami.Cequi luiapermisdemener de front plusieurs histoiresd’amour, auxdépensdeses bien-aimées. Pour lesvengertoutes, unecertaineCarla va lui jeter un sort,etlevoilà incapabledementiralorsque,comme on lesait, toutevérité n’estpas bonneà dire…Résultat: dessituationscocasses, en vingtépisodesdetrois àhuitminutes,oùlehérostente de reprendrelecontrôledesabouchedansune «tournée générale desmea-culpa »! Derrière la caméra,SiamMarley(Mama Af rica, Shuga Babi)n’hésitepas àsemoquerdes mâlestoxiquesqui croient un peutrop qu’«enA frique,unhomme quiabeaucoupdefemmes, c’estcequi fait sa valeur »! Un féminismeassuméetunformatrevendiquépar la réalisatrice comme« un petitovni dans le paysageafricain où il n’yapas encore beaucoup de séries courtes» ■ J.-M.C

HUM OU R
DO CU ME NT AI RE
UneWebsérie ivoirienne démonte lesarrangementsaveclavéritéd’undragueurinvétéré !
salles.

RY TH ME S

JESHI REBOND RAP

Avec un second al bu m fort en tempéra ment, le RA PPEUR BR ITANN IQUE conf ir me son ta lent et SA TÉNACI TÉ.

ON L’AVAIT PR ÉDIT dans ces pages lors de la sortie d’Universal Credit, son premier album dont le titre désignait la somme versée par le gouvernement anglais aux foyers à faible revenu pour leur venir en aide Jeshi avait de quoi se distinguer au sein de la foisonnante scène urbaine britannique. Dont acte, avec une excellente réception, tant critique que publique, et le tour des festivals. Avec Airbag Woke Me Up, le Londonien d’origine jamaïcaine réinvente sa trame et s’autorise plus de libertés vocales, samplant Dizzee Rascal comme Blur. De « Bad Parts Are My Favourite » à « Called Me Insane », en passant par « Hurricane », partagé avec la chanteuse londonienne Leilah, ce deuxième album, moins politique mais toujours conscient et plus sentimental, confirme le caractère bien trempé de Jeshi. ■ S.R

JESHI, Airbag Woke Me Up, Because.

ÉV ÉN EM EN T

MAHI BINEBINE S’ÉLÈVE

Il ne cesse de FA IR E VI BR ER LE PAYSAGE CU LT UREL MA ROCA IN. Après la tenue de son fest ival littérai re Flam du 30 ja nv ier au 2 févr ier, le voilà qu i présente ses œuvres dans un cadre ar t istique except ionnel.

IL FA LL AIT BIEN CE VASTE ÉCRIN, cet espace de 1 000 m2 du M.O Studio doté d’une verrière et d’une hauteur sous plafond conférant une luminosité exceptionnelle, pour mettre en valeur les œuvres puissantes, monumentales et spirituelles de Mahi Binebine. Organisée par la Galerie 208 et l’hôtel Mandarin Oriental de Marrakech, l’exposition « Élévations silencieuses » réunit pour la première fois dix sculptures imposantes de l’artiste

Un e nouve ll e ex positio n de la gale ri e 20 8, dans le s ja rd in s du Ma nd arin Or ie ntal
Un grand évé neme nt pub li c avant l’ou ve rt ure proch aine de la fo ndation en 20 28

Sculpt ure en cr istal de B oh êm e au premi er plan, et vu e de la sc én og ra phi e.

de renommée internationale, ainsi que plusieurs dizaines de bas-reliefs et de tableaux

Ses œuv res explorent la complexité de la condition humaine, ses contradictions, entre ténèbres et lumière, douceur et violence, lien et solitude, enfermement, pesanteur terrestre et aspirations à s’élever, à se libérer. Par des aplats de couleurs jaune, vert turquoise et grise, ses personnages se soutiennent ou se portent comme un fardeau, se dédoublent, se démultiplient, s’enchevêtrent les uns aux autres, coexistent, unis ou en lutte, à la fois uns et pluriels, là où le « je » peut être un autre. La pièce maîtresse de l’exposition est sans doute cette série de 32 tableaux présentés sur un mur, réalisés avec du goudron et du papier de soie, à la dimension narrative év idente Inédites aussi, ces magnifiques sculptures en cristal de Bohême, dont une d’un bleu Majorelle luminescent. « Élévations silencieuses » donne un avant-goût de la future fondation de Mahi Binebine, actuellement en

té nèbres et lum ière, son œu vre ex pl ore le

maines.

conception par le célèbre architecte Rachid Andaloussi. Au sein de la palmeraie de la Ville ocre, 2 000 œuvres de l’artiste seront exposées dans un musée de 6 000 m² doté d’un auditorium, d’un restaurant et d’une galerie pour les artistes invités. Le jardin, imaginé par les illustres paysagistes Pascal Lopez et Umberto Pasti, sera jalonné de grandes sculptures. L’ouverture est prév ue pour 2028. Également écrivain – son dernier roman La nuit nous emportera (Robert Laffont) vient de paraître –, Mahi Binebine est le cofondateur du Festival du livre africain de Marrakech (Flam), qui s’est tenu du 30 janvier au 2 février. Avec le succès de sa 3e édition, le Flam confirme son ancrage et s’affirme comme un événement culturel incontournable sur le continent, conv iant auteurs d’Afrique, des Caraïbes et de la diaspora Christiane Taubira, Mohamed Mbougar Sarr, Najat Vallaud-Belkacem, Felwine Sarr, Ananda Devi, Emmanuel Dongala, Rokhaya Diallo, Mamadou Diouf ou Rachid Benzine, pour ne citer qu’eux, y ont échangé autour de réflexions variées, comme les perspectives afroféministes, l’histoire africaine du monde, l’écriture des liens et la pensée de Frantz Fanon. ■ Astrid Krivian

« ÉLÉVATIONS SILENCIEUSES », M.O St udio, Mandar in Or iental Marrakech, jusq u’au 28 ma rs.

Entre
s contrad i ct io ns hu

GILBERT SINOUÉ, L’Âged’orde la civilisation arabe, Fayard, 400pages, 22,90 €

ODE À L’AUDACE CRÉATIVE

L’auteur rend icihom mage àl ’u ne desplusg ra ndes civi lisations de L’HISTOI RE DE L’HU MA NI TÉ. RÉ CI T

PASSIONNÉD’HISTOIRE et de fables orientales,l’écrivain francoég yptien racontecomme personne lesdestins extraordinaires.Auteur de nombreuxromans, essais et biographies,parmi lesquels LeLivre de saphir (prixdes Libraires 1996), LesSilences de Dieu (grand prix de Littératurepolicière 2003), Desjours et desnuits (2001) ou,plus récemment, Le Bec de canard (2022),ilnousmènecette fois-citout au longd’une anthologie,àlarencontre de femmes et d’hommes du monde arabeayant contribuéausavoir et àlaciv ilisationmondialeentre le VIIe et le XIIIe siècles. Pour comprendrel’impactdecette époque surle mondeactueletpourdéconstruireles clichés, il metlalumière surtous ceux quiont joué un rôle dans lessciences, la philosophie,lapensée Àcommencer parunpersonnagedu XXe siècle qu’iljuge incontournable, le cheikh Zayedben Sultan al-Nahyane,« le sagedes Arabes », dont il aracontéledestinhors-normedans Le Faucon (2020). De tous les dirigeants arabes,lefondateur desÉmiratsarabes unisf ut,sansdoute aucun, celui quiconsacraleplussav ie àpoursuivrel’œuv re novatrice entreprise parles anciens. Un écartpourasseoir l’ambition d’un telliv re : quelajeunessearabe «sesouvienne de l’ouvertured’esprit, de l’audace créative de sesancêtresqui ne ressemblaientenrienavecceuxqui,de nosjours,persistentàvérifierl’heure surdes montresarrêtées» ■ C.F.

MY TH E

LE CHEVALIER SPIRITUEL

UN TEXT EI NT IM E et littérai re qu ivabien au-delà d’unebiographie.

«CELIVR Eest l’Orient et l’Occident desLumières. Leslumièresd’Abd el-Kader de sonOrientnatal et celledeson exil occidental.» Dèsl’exergue,KarimaBerger, romancière et essayistefrançaise d’origine algérienne,tisse le fildel’entre-deux.

Unemanière d’explorer la vieetl’esprit de cethomme d’unecomplexité exceptionnelleàtravers sa propre expérience. En s’impliquant personnellement, elle nous entraîneainsi au cœur de l’universspirituel de l’émir.Etnavigue surleversant de son humanismereligieux,comme pour panser lesplaiesentre lesdeuxrives de la Méditerranée autour d’un my thefondateur : «Cemusulmanqui agravé lesplusvives lumièresdansl’Histoiredes hommes et celledel’esprit, nourries parl’expérience de l’altérité,fut-ellecelle de l’ennemi.»

Cars’ilfut unegrandefiguredela résistance àlacolonisation de l’Algérie, un prisonnier ouvert surlemonde par sonespritchevaleresque,puisunexilé à Damasqui sauva du massacre desmilliers de chrétiens, Abdel-Kader(1808-1883) futaussi un grandmystique. Et une boussolepournotre temps. ■ C.F. K AR IM A BERGER, Abd el-Kader, L’Arabe des Lumières, Albin Michel, 288 pages, 22,90 €.

Au fil de la pensée

Da ns cetautopor trait roma nesq ue,l ’aut rice nous entraî ne unefoisdeplus da ns SONU NI VERS DÉROUTAN T.

«M AM AN,dis-jed’une voix sereine tout en me versantundeuxième verre, parle-moideDenis Rouxel. –Lebon Denis ?Ellesourit, ironique, mais il me semblait queson regard, comme sesmains,s’agitait.»

Qui étaitDenis,lecompagnon de cettefemme durant les premières années de viedelanarratrice ?

Pourquoi dit-on qu’ilétait bon?

Lauréate du prix Feminaen2001 pour Rosie Carpe,inclassable et dérangeant,etduGoncourten2009 pour Troi sfemmespui ssantes,trois destinstiraillésentre l’Afrique et la France, laromancière et dramaturge MarieNDiayenous attire ànouveau dans sa toileet dans lesméandresderelations complexes. Ici, quatre variations autour d’un événementessentiel de sa vie: le départ brutal de sonpère sénégalais aprèssanaissance en France. Quatre histoiresqui,malgré l’utilisationdu« je »etlapublication de quelques photospersonnelles, ne composentpas àproprement parler uneautobiographie

Dans la première,elleetsa mère,à la mémoiredéfaillante, la seulepersonnequi pourrait lui répondre.Danslaseconde, le récit

de la jeunesse de sesparents.Le troisièmetemps,souslaforme d’un monologue, retraceles vraies raisons du départ de sonpère.Enfin,dansle derniermouvement,lanarratrice a rendez-vous avecunpèreinconnu, loindecelui qu’elleavait imaginé. Sespersonnages,réels ou fantasmés, prennent formedansdes contrées énigmatiques.Sedébattent dans leurscontradictions. Portés parune langue àlafoismusicaleetprécise, quinousemmèneaveceux vers unedestination inconnue. ■ C.F.

MAR IE NDIAYE , Le BonDenis, Mercure de France, 128pages,18 €

ROM AN

SEPT SALLES, UN SIÈCLE D’ART

À Ma rrakech, LE MACA AL ROUV RE après son rest yl ing, et présente une EX POSI TION PERM AN EN TE IM MERSIV E au fi l des ar ts af rica ins contempora ins.

LE MUSÉE D’ART contemporain africain Al Maaden (MACA AL) de Marrakech vient de dévoiler sa toute première exposition permanente dans des espaces entièrement rénovés. Intitulée « Seven Contours, One Collection », elle propose près de 150 œuvres de la collection de la famille Lazraq, fondatrice du musée, comprenant peintures, sculptures, photographies, textiles, vidéos et installations. Un ensemble qui retrace un siècle de créations artistiques, des indépendances à nos jours, et aborde des questions majeures telles que la décolonisation, la mondialisation et les enjeux environnementaux, tout en interrogeant les récits sociaux, politiques et historiques qui ont façonné ces expressions culturelles. Développée autour d’un parcours immersif en sept salles thématiques non chronologiques, mais aussi à même les murs et dans les espaces de transition du bâtiment, l’expo fait dialoguer des artistes modernes et contemporains, de Malick Sidibé et Hassan Hajjaj à Farid Belkahia et Kapwani Kiwanga. Elle présente également des installations in situ signées par Salima Naji et Aïcha Snoussi, et une exposition temporaire de Sara Ouhaddou. ■ Luisa Nannipieri

« SEVEN CONTOURS, ONE COLLECTION », MACA AL , Marrakech (Maroc). macaal.org

Abb es Sa ladi, La Pa lm eraie, non daté.
Da ni el Otero To rres, Arctic Wh ite II, 20 21
Vu e de l’ex positi on

ÉCRIRE

L’HISTOIRE

AU PRÉSENT

Uneconversat ionà bâtons rompus

su rlaLIBERTÉ ET LE SENS DE LA VI E.

CE N’ESTPAS la première fois queleSyrien Adonis,considéré commel’undes plus grands poètesarabes, et quelapsychanalyste Houria Abdelouahed,autrice de plusieurs essais surlacondition fémininedanslemonde arabe, se livrentà uneaventurecommune. La professeure desuniversités estenpremier lieu la traductricedecelui dont le pseudony me rend hommageà l’amantd’Aphrodite. Plus encore,ils coécrivent des livres d’entretiens, dont ViolenceetIslam (2015),unréquisitoire contre l’islamcomme religion,et Prophétie et Pouvoir (2019),oùils s’indignentenvers un islamqui tend àune «annulation de l’individu ». Sans jamais cesser d’explorer lesprofondeurs de la culturearabe et de dénoncer lesdérives desmouvements politico-religieux.Cette fois-ci, c’estune phrase de Nietzschequi leur sert de viatique : «Iln’y apas de bellesurface sans profondeurs effrayantes. »Undialogueetune réflexion surcequi adonné naissanceà la jurisprudence de l’islametles conséquences surlestatut de la femme, le corps, l’amour, la pensée et la liberté. Passionnant ■ C.F. ADONIS, HOURIA

«TAN GE R, LA PA SSIO N DE LA COUL EU R», Vi llaHar ri s –Mus ée de Ta ng er, ju sq u’au 19 ma i2 02 5. fn m. ma

COUP D’ÉCLAT

AU

MA ROC, unesélection d’œuvres révèle l’ÂM EM ULTI PLE de la cité du détroit.

ABDELOUAHED, Éros& Islam. Lafable, lafemme, la loi, Seuil,272 pages, 23 €

VILLEFABULEUSE,sourced’inspiration de nombreuxartisteset intellectuelsdumonde entier,Tangerreprésenteau XIXe siècle le my theorientaliste. Àson arrivéeen1832, Delacroixest subjugué : «Jesuistout étourdidetoutceque j’ai vu.[…] Il faudrait avoirv ingt bras et quarante-huitheurespar journéepourfairepassablement et donner uneidéedetoutcela. »L’engouement esttel qu’ilsuscite chez lesplasticiens européensunintérêt durablepourla« perle du détroitdeGibraltar ». En 1912,Henri Matissey séjourne et ne cachepas sonenthousiasme: «Quellelumière fondue !» Plus d’un siècle apassé et Tanger,point de convergence desidées et descourantsdecréation, où l’Orient et l’Occidentserencontrent, resteunlieudepartage et de fusion entreles cultures.Lanouvelle exposition proposée àlaVillaHarris–Musée de Tanger vient prolongerl’éclairage de sa collection permanente,constituée d’œuvres de grands artistes explorateurs,telsque Jacques Majorelle, ClaudioBravo et EdyLegrand. Àtravers lescréations de peintres de tous horizons,dontGeorgeApperley, Terrick Williams et EnriqueSimonet Lombardo,elledonne àvoirlacité tellequ’elle étaitperçue aux XIXe et XXe siècles. Commeautantde fenêtres surses lieuxemblématiques,ses quartierstraditionnels, sa vielocaleetses habitants. Ellecomposeainsi uneimportante documentation–incluantdes témoignages –del’anciennecapitale diplomatique du Maroc, saisie dans toutesasplendeur ■ C. F.

RE ND EZ -V OU S

YOA Le choix de la reine

Avec La Favorite, la chanteuse frança ise d’or ig ine ca merounaise livre un prem ier al bu m AUSSI IM PA RA BLE QU’I NT IM E.

BEAUCOUP la comparent à Angèle, et il est vrai que son timbre évoque celui de la chanteuse belge. Mais depuis quelques années, Yoanna Bolzli a façonné son propre son dans la langue de Molière (« ce qui était un choix pratique pour être comprise de tous est devenu une vraie passion », nous dit-elle), influencé par la pop anglosaxonne et doté d’un je-ne-sais-quoi qui vient, sans doute, de ses origines plurielles – elle est née d’un père suisse et d’une mère camerounaise.

« Ayant grandi dans un environnement majoritairement blanc, dans le Quartier latin de Paris, je me suis spontanément dirigée vers des stars américaines, se rappelle-t-elle. Mais tout en écoutant les grands noms de la musique camerounaise, en lisant Calixthe Beyala. Ses influences ne sont pas encore prégnantes dans mes chansons, mais je compte les intégrer plus

YOA, La Favorite, Pa nenka Music/ Wagram

frontalement à l’avenir. » Le présent, c’est son superbe premier album, La Favorite, qui raconte comment la jeune fille est devenue femme, ses émois, ses déceptions et ses blessures.

« Ces dernières saisons, beaucoup de choses se sont passées dans ma vie personnelle et ont impacté directement

ma musique… parce que j’écris sur moi ! » « Les grandes chansons d’amour françaises me font toujours pleurer, parce qu’elles ne parlent jamais de toi », chante-t-elle ici. Et pourtant, Yoa parle bien de nous – ou de ce que nous avons été pendant une jeunesse ultrasensible et néanmoins intrépide. Autodidacte assumée, n’ayant jamais pris de cours de chant, cette artiste dont on devine la grande curiosité est fascinée par le travail en studio sur les textures vocales. Elle ne s’en est pas privée dans cet album, où son timbre passe par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel : « Lors de la confection du disque, j’ai appris à faire confiance aux sonorités. » De quoi être nommée dans la catégorie Révélation féminine de l’année aux Victoires de la musique 2025. Et, qu’elle remporte ou non le prix, Yoa figure bien parmi celles sur qui on peut miser. Pour longtemps. ■ S.R.

UNE NOUVELLE SAISON

WA X

À travers des collaborat ions qu i donnent plus de force communicative à ses tissus, VL ISCO impu lse la création d’un na rrat if du cont inent pa r le cont inent.

L’ENTR EPRISE néerlandaise Vlisco, devenue sy nony me du wax, continue d’inventer de nouveaux imprimés et de proposer des motifs chargés de significations En début d’année, la marque a lancé la campagne Blossoming Beaut y, dont les dessins fleuris et abstraits célèbrent le renouveau de la vie et la force de la communauté en écho à la beauté tranquille des bourgeons. Imaginée comme une lettre d’amour à la communauté créative du Togo, la campagne a été mise en images par le projet visionnaire Togo YEYE à Lomé

Cette association, ou incubateur créatif, a été fondée en 2019 par Malaika Nabillah et Delali Ay iv i dans le but d’enrichir le récit autour de l’identité togolaise. Les deux femmes travaillent autour d’un « narratif authentique » qui, précisent-elles, « doit être dy namique, multicouche et représentatif à la fois de l’histoire et du présent ». C’est-àdire qu’il doit embrasser les richesses, les complexités et même les contradictions du pays C’est ce que Togo YEYE essaie de faire dans ses récits visuels puissants : « Trop

Le s étof fe s de l’entreprise n ée rl andaise sont ici su bl im ée s par la touc he To go YE YE

souvent, les récits africains sont façonnés pour satisfaire un regard occidental, ce qui entraîne des simplifications ou des représentations erronées Notre objectif est de créer un travail qui résonne avec la communauté togolaise mondiale et qui célèbre notre existence sans compromis. »

La collaboration avec Vlisco pour Blossoming Beaut y a poussé les entrepreneuses à retravailler l’imaginaire du paysage côtier ponctué par des jardins en bord de mer où les marchands vendent des fleurs et des plantes. Un décor naturellement togolais, qui se prête parfaitement à une mise en valeur percutante des textures et des motifs st ylisés de la marque

La photo de mode pour refaçonner les imaginaires ? C’est aussi l’esprit du Nigérian Daniel Obasi, qui a travaillé sur The Vlisco Woman, à paraître ce mois-ci. Stylisée par l’Ivoirienne Loza Maléombho, qui ajoute sa touche avantgardiste aux tissus, elle a été mise en musique par Fally Ipupa et tournée en Côte d’Ivoire. Quand la créativité africaine est au service du style. vlisco.com/fr/ ■ L.N.

L’Art nouveau made in Congo

KIM MU PA NGIL AÏ honore

avec élégance les raci nes cu lt urel les et histor iq ues d’un mouvement ar tist iq ue qu i doit au cont inent plus que ce que l’on croit.

L’a rmo ire Mwas i, ci -d es su s. La ch aise Ba nda, ci -c ontre.

L’ARCHITECTE et designeuse basée à New York

Kim Mupangilaï crée des pièces artistiques qui incarnent les influences culturelles de son double héritage belgocongolais Elle travaille avec des matériaux durables qui vont du teck, un bois prisé par les artisans congolais et européens, à la roche volcanique – hommage à la richesse du sous-sol de ce pays africain, qu’elle évoque aussi par un trou décoratif en forme d’œil qui transperce ses œuv res –, sans oublier le rotin, traditionnellement utilisé pour la vannerie et le tissage de nattes Sinueuses et envoûtantes, les formes de ses meubles renvoient aux outils monétaires congolais précoloniaux et, dans le cas de ses trois dernières œuvres en date, également aux

liens qui existent entre la colonisation du Congo et l’essor de l’Art nouveau en Belgique. La chaise Koma rappelle par exemple une hache cérémonielle (tshokwe ou lwena), tandis que sa forme épouse celle des coquillages de la tradition Luba. Mais ses pieds finement courbés, d’un teint plus foncé, montrent l’impact que l’esthétique africaine a eu sur les mouvements artistiques modernes On retrouve les mêmes échos Art nouveau dans la chaise Banda, dont la silhouette rappelle l’oshele (monnaie en forme de couteau de jet) et le dos se referme tel un coquillage protecteur, ou dans le tabouret Li so, « œil » en lingala. À la fois table d’appoint et siège aux formes harmonieuses, il allie fonctionnalité et sy mbolisme réfléchi @pangilai ■ L.N.

SP OT S

À droite, le chal eu re ux

EDGE À ga uc he, l’accue illant Ma rb le

TOUT CAP, TOUT FL AMME

Dans la cité mère d’Afrique du Sud, deux ad resses OÙ LE FEU EST ROI.

LE BR AA I, ce barbecue devenu rituel social, signifie « cuisine sur le feu » en Afrique du Sud – et pas que ! Chez Marble, un restaurant de Johannesburg qui vient d’inaugurer une adresse au Cap, on forge dans le feu des mets délicats. Les chefs s’y affairent autour d’un iconique barbecue au feu de bois, aux grands fours et aux lignes de feu vif, fusionnant les éléments emblématiques du restaurant d’origine avec les influences côtières de la ville. À la carte, on trouve viandes, fruits de mer et poissons d’exception : du faux-filet de Chalmar (bœuf local) au feu de bois, avec haricots grillés et sauce à la moelle osseuse, au pâté de brochet (snoek) avec beignet magwinya à la levure douce, en passant par le poulpe avec pommes de terre rôties et merguez. Le tout dans le décor raffiné d’un bâtiment datant de 1919, entièrement rénové, avec une vue à 360° sur la ville et l’océan.

Pour le chef Vusi Ndlov u et son associée Absie Pantshwa, derrière leur marque EDGE, le feu renoue le lien avec les méthodes de cuisson ancestrales. Depuis le roof top du VUE Shortmarket, le couple sublime les ingrédients traditionnels grâce à des fours à charbon, des barbecues au feu de bois ou le Green Egg, en céramique et doté d’un couvercle, pour une cuisson lente ou fumée. On se sert d’aliments de base comme le sorgho ou le pap, obtenu à partir de maïs, de feuilles d’amarante, d’amasi et d’egusi, de graines de melon grillées et intégrées aux desserts, eux aussi cuits sur le feu. Même les cocktails jouent ici avec les flammes ! La carte, qui change toutes les deux semaines, varie en fonction des disponibilités et la cuisine est zéro déchet : avec les restes, on fait des huiles, des pickles ou des sauces, qui rehaussent tant les huîtres que les légumes marble.restaurant edgerestaurant.africa ■ L.N.

Durabilité et esthétisme

La Ua. House s’ inspire des héritages OM ANAIS ET SWAH ILI de la côte kényane pour redéfi ni r l’ ha bitat CONT EM PORA IN.

CONTRA IR EMEN T à l’idée reçue d’une côte kényane tropicale et luxuriante, le climat est particulièrement aride à Kilif i, au nord de Mombasa. Pour le jeune

Studio Mehta Architecture, lancé à Nairobi en 2019, le principal défi lié à un projet de villa privée dans une crique de la région était donc d’en faire un bâtiment durable et résilient.

C’est pourquoi les 150 m2 en pierre calcaire rose pâle de la Ua. House s’ar ticulent autour d’une série de cours paysagères rectangulaires, qui créent un flux harmonieux entre les espaces intérieurs et extérieurs, tout en facilitant la ventilation naturelle et en multipliant les zones ombragées.

Autonome en eau et en énergie, la villa rend hommage aux riches héritages swahili et omanais de l’architecture traditionnelle, et peut se targuer d’avoir stimulé l’économie locale. En effet, 85 % du projet ont été réalisés à partir de matériaux récupérés dans un rayon de 45 km, à l’aide de main-d’œuv re et d’ar tisans locaux Les techniques traditionnelles ont été mises au serv ice d’une esthétique minimaliste contemporaine, tant pour la déco que pour les finitions.

L’ancienne méthode de plâtrage dite Neer u, à base de cire d’abeille, a notamment permis de donner un aspect patiné aux murs intérieurs et extérieurs, alliant durabilité et design intemporel studiomehta.com ■ L.N.

DE ST IN AT ION

Casablanca se réinvente

Le POUMON ÉCONOM IQUE du Ma roc se transfor me tous azimuts et mise ta nt su r son effervescence que su r son char me rétro pour accuei lli r les visiteurs.

LA RÉNOVATION UR BA INE à Casa a touché les périphéries comme le centreville, les établissements sportifs et de santé, les transports et les commerces Une frénésie largement liée à la CA N, que le royaume accueillera en décembre, et à la Coupe du monde de football 2030, dont il sera une brillante vitrine grâce au nouveau stade Hassan-II (liv raison prév ue en 2028), signé Oualalou + Choi Mais ces changements montrent aussi l’ambition de la ville de devenir attractive en cultivant un équilibre entre charme du passé et dy namisme socio-économique. Avant même la fin des chantiers, Casablanca rev ient sur la carte des destinations touristiques cotées Parmi ses atouts se trouve la corniche étendue et réaménagée, où le my thique Tahiti Beach Club inauguré dans les années 1940 a remis au goût du jour son complexe balnéaire et ses restaurants avec vue sur mer. Mais aussi sa médina historique, où s’est implanté le premier « bazar innovatif » de la ville, Al-Makane, entre salon de thé et magasin d’artisanat à vocation sociale. Et, bien sûr, le musée en plein air que constituent ses magnifiques bâtiments Art déco Un patrimoine historique qui a failli disparaître après des années de négligence, et qui aujourd’hui rev it et apporte une valeur ajoutée à la cité Même le Royal Mansour a misé sur cette vibe pour la reconstruction de son palace casablancais Avec ses 23 étages, ses 149 chambres,

sa salle de bal et ses trois restos dont un panoramique, l’hôtel et sa silhouette moderniste déclinent, à travers des détails iconiques et historiques, l’élégance Art déco dans une version à la page où le bois, le marbre et le laiton sont omniprésents.

Ce patrimoine architectural se déguste à pied, à partir de la place Mohammed-V, où les édifices néomarocains côtoient les formes futuristes du théâtre CasA rts (en attente d’ouverture), puis au long de l’éclectique boulevard Mohammed-V. Mais aussi lors d’une virée à Mers Sultan, classé deuxième « quartier le plus cool » du monde par le magazine britannique

Time Out derrière Notre-Dame-duMont, à Marseille. Ses cafés, ses galeries et ses événements créatifs offrent un condensé du bouillonnement culturel et festif de cette Casa nouvelle. ■ L.N.

D’autres bonnes adresses/plans

✔ L’association Casamémoire organise des visites architecturales guidées dans plusieurs quar tiers anciens et nouveaux de la ville marocaine chez Bloc 9 ou à la Villa des arts.

Manger et boire :

✔ Le NKOA pour une ambiance cosmopolite moderne ethno-chic

✔ L’historique pâtisserie Bennis pour des gâteaux de tradition marocaine.

✔ Le Birds Roof top ou le Jame’s Roof top : ambiance lounge et vue sur l’océan ou sur la ville.

Dormir :

✔ Le Royal Mansour Casablanca pour un séjour luxueux, le Barceló Anfa Casablanca pour un bon rappor t qualité- prix.

Le pal ac e ca sa bl an cais du grou pe Roya l Ma nsou r.

Le 16 mai 20 23, à l’occas ion de la 76 e éd iti on d u Fe stiva l de Cannes

HOM MA GE

Souleymane Cissé, l’adieu à l’éclaireur

Disparu le 19 février à 84 ans, le réalisateur malien incarnait un cinéma du continent qui parvenait à TRAVERSER LES FRONTIÈRES. Il nous laisse une œuvre progressiste et habitée.

EN MAI 2023, Souley mane Cissé devenait le second cinéaste africain, après le Sénégalais Ousmane Sembène, à recevoir le Carrosse d’or remis à Cannes par la Quinzaine des cinéastes. Une reconnaissance internationale de ses pairs, couronnant une impressionnante carrière démarrée à Moscou dans les années 1960 – comme son illustre prédécesseur, avec qui il avait aussi le Sénégal en partage pour y avoir passé toute son enfance. À son retour d’URSS, il réalise des longs-métrages sociaux et féministes. En 1975, pour Den Muso (La Jeune Fille), premier film malien en bambara, il s’inspire de l’histoire de sa nièce de 14 ans chassée par son père parce qu’enceinte… Suivront Baara (Le Travail) en 1978 sur la classe ouvrière, et Finyè (Le Vent) en 1982 avec ses étudiants en rébellion Jusqu’à l’éclat de Yeelen (La Lumière) au Festival de Cannes, Prix du jury en 1987. Une œuvre empreinte de magie et de spiritualité, à l’esthétique éblouissante « Yeelen a ouvert la porte du cinéma africain pour moi », expliquait Martin Scorsese, devenu un ami Souley mane Cissé travaillait d’ailleurs ces derniers mois à un documentaire sur la visite du réalisateur américain à Bamako en 2007. Revenu à Cannes en 1995 avec Waati (Le Temps), tourné entre l’Afrique du Sud et le Sahel, il y retournera en 2015 avec O Ka, documentaire sur le combat de ses sœurs pour conser ver la maison de leurs parents. Trois de

ses enfants sont cinéastes et en 2022, toujours sur la Croisette, Fatou Cissé présentait Hommage d’une fille à son père, dans lequel Scorsese, Spike Lee ou Costa-Gav ras témoignaient de leur admiration. Fondateur de l’Union des créateurs et entrepreneurs du cinéma et de l’audiovisuel de l’Afrique de l’Ouest (UCECAO), il menait aussi un combat pour la visibilité du cinéma africain Trois jours avant l’ouverture du Fespaco, où il avait remporté deux fois l’Étalon d’or de Yennenga, et dont il devait présider le jury, Souley mane Cissé demandait aux autorités maliennes de construire des salles : « Il ne suffit pas de faire du cinéma, il faut que les œuv res soient aussi visibles […]. C’est l’appel que je leur lance avant ma mort, si Dieu le veut… » ■ J.-M.C

Ye el en es t le premi er fil m af ricain su bsahari en ré com pe nsé à Cannes.

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POUR LES FEMMES

To us les an s, à l’ap pr oc h e du 8 mars , to mb en t de s st ati st iq ue s su r le s fe mm es , le ur con dition et so n évol ut ion , compi lé es par le s organ is me s in te rnationau x. Et le bi la n n’es t malhe ureu se me nt pas re lu is ant po ur le conti ne nt. Vo ic i que lqu es ch if fr es éloq ue nt s : 60 % de s Af ricain es hab itent de s pay s où le niv ea u de di sc rim inat io n de g en re est cla ssé tr ès él evé. Le s mu ti lat io ns gé nital es , le s maria ge s préc oce s et fo rc és (u n ti er s de s fe mm es âg ée s de 20 à 24 an s ont été mar ié es avant l’ âg e de 18 an s), et le s to rt ures in fl ig ée s au x ve uve s pe rs is te nt en Af riqu e su bs aha ri enn e. En Af riqu e de l’Ou est, le le ad e rs hi p et la pa rt ici pat io n de s fe mm es , esti mé s par le ur re pr ése ntation po liti qu e au Pa rl em en t, stag n ent à 11,6 %.

Et se lo n un ré ce nt ra ppor t de l’ Un ic ef, en Af riqu e su bs aha ri enn e, plu s de 79 mi llion s d’entr e el le s so nt vi ct im es d’ag re ss io ns s ex ue ll es et pl us d’une su r ci nq , c’est -à -d ire 22 %, avant l’ âg e de 18 an s. Et , ce tt e an né e, ce s don né es s’as so rt is se nt de proj ec tio ns de ce rtai ne s ONG su r le s ra va ge s at te ndu s à la su ite de l a dé ci sion du prés id ent am éricai n Do nal d Tr ump de ge le r l’ai de inte rnati ona le de so n pa ys En 20 23 , par exe mpl e, le s Ét at s- Un is ét ai en t à l’origi ne de 43 % de s fi nanc em en ts mond iaux con sa cr és au x so in s re pr od uc ti fs Do nt la mo iti é, so it 33 6 mi llio ns de dol lars , de st in és ch aq ue an né e de pu is pr ès de di x an s à 41 Ét ats af ri cai ns Da ns de s pay s comm e le Ke nya ou l’Ou ga nda , le so uti en am éricai n comp te po ur 60 % du bu dg et con sa cr é à la sa nté No mbre de fe mm es et de fi ll es de vrai ent cr ue ll em ent en pâ t ir dè s 20 25.

Po ur to ut es ce s ra is on s, et fa ce à ce s con stats et à la le nteu r de s évol ution s de la co ndition fé mi nin e en Af riqu e, no us avon s vo ul u cé lé brer l es fe mm es da ns notre éd itio n de mars En montrant qu ’i l ex is te au ssi de s éc la ire us es , de s pe rs on nalités de premier pla n, qu i ont su s’ im po se r, montrer le chemi n et fa ire chac un e à le ur fa ço n bo ug er le s li gn es El le s diri ge nt de s pay s et de s in st itu t io ns inte rna tiona le s, so nt à la tê te d’entrepr is es flo ris sa ntes . El le s so nt de ve nu es de s stars ou ont ém ergé dan s le dom aine de s no uvel le s te ch no logi es , ell es ont in sc rit le ur nom à l’ inte rnati onal dan s la cu lture ou dan s le sp or t.

No us en avon s sé lect ion n é 25 parmi les plus emb lé matiques [pag es 32-49]. Ma is el le s ne so nt pa s is ol ée s, car de s ce ntai ne s d’au tres au ra ie nt pu fi gu re r dan s notre « be st of ». To utes sy mbol is ent la ré us site. Un e mani èr e de dire au x au t re s qu e, mal gré to ut, ri en n’es t im po ssib le. ■

WOMEN

Le 3 n ovem b re 20 22 , au x côté s du p ré sid ent chi noi s Xi Ji np ing, à Pé ki n.

POWER !

Si el les ont été peu nombreuses à devenir chef fes d’Ét at, les femmes af rica ines de vrai pouvoi r ne sont pas qu’u ne except ion. Politique, busi ness, inst it ut ions, nouvel les tech nologies, design, spor t, ar t, el les sont là, avec autorité, volonté et in uence. Voici donc 25 port ra its pour illustrer notre propos. Une ma nière d’évoq uer aussi celles, nombreuses, qu i souhaitent rester discrètes… par Zyad Lim am avec l a ré da ct io n d’AM

SAMIA SULUHU HASSAN

Présidente, Tanzanie

ELLE DIRIGE DEPUIS 2021 un grand pays de 66 millions d’habitants, la dixième économie du continent. Originaire de Zanzibar, où elle est née le 27 janv ier 1960, Samia Suluhu Hassan entame sa carrière politique dans les années 2000 au sein du Chama Cha Mapinduzi (CCM), le parti longtemps unique fondé par Julius Nyerere. Elle grav it progressivement les échelons, occupant plusieurs postes ministériels avant d’être élue vice-présidente en 2015 sur le ticket du populaire, controversé et autoritaire John Magufuli. Réélu en 2020, le président Magufuli décède soudainement en mars 2021. Et Suluhu Hassan prend la main. Depuis son accession au pouvoir, elle a conduit plusieurs réformes

politiques d’ouverture, notamment la levée de l’interdiction de cinq ans sur les rassemblements politiques, et certaines restrictions sur la presse. Des évolutions à la fois notables et timides. Le parti au pouvoir pèse lourd, les freins à une ouverture plus franche sont nombreux La prochaine élection présidentielle est prév ue pour octobre 2025. Le CCM a désigné Hassan À l’approche du scrutin, le climat politique apparaît particulièrement tendu. Le pays n’a jamais connu d’alternance. Amnest y International a dénoncé des arrestations massives et des détentions arbitraires En septembre 2024, Ally Kibao, un cadre du principal parti d’opposition, Chadema, a été enlevé et assassiné. Tous se tournent aujourd’hui vers la présidente Suluhu Hassan pour assurer un processus électoral transparent. Et voir dans quelle direction la Tanzanie s’engage ■ Zyad Lim am

DR FRANNIELÉAUTIER

Économiste, investisseuse, Tanzanie

C’ESTcertainementl’undes espritséconomiques lesplusaffûtés du continent, en priseavecles réalités internationales,les enjeux contemporainsetles mécanismes desinstitutionsinternationales.Avecune expériencede plus de vingt-cinqans,unremarquablecarnetd’adresses et uneparticipation àdenombreux boards auxquatre coinsdelaplanète.Née àMoshi,en Tanzanie, dans la région du Kilimandjaro,diplômée du prestigieuxMIT (Massachusetts InstituteofTechnolog y),ellea travaillé, entreautres, àlaBanquemondiale(dont elle futviceprésidente), àlaTrade andDevelopment Bank (TDB)et àlaBanqueafricainededéveloppement (BAD). Parlant courammentlekiswahili,lefrançaisetl’anglais,experte en financedu développement,DrLéautierapporte une perspective globaleà desquestionnementsafricains. Depuis mai2020, elle dirige SouthBridgeInvestments (SBI), unestructure dédiée àdes projetsdedéveloppement àlafoisdurablesethumains, nécessaires àl’A frique,tout en étantrentables.Enfin,elles’impliqueaujourd’hui dans le processus d’élection du prochain présidentde la BA D, en soutenant le candidat mauritanienSidi Ould Tah(actuel présidentdelaBADEA). ■ Z.L.

FATIMA TAMBAJANG

Chargéedes relations avec les développeursd’Afrique

et du Moyen- Orient,Nvidia, Kenya

EL LE ESTAUCŒU Rdel’une desindustries lesplus st ratégiques de notreépoque. Forted’une maîtrise en économie et en développement mondialà l’Université de Copenhag ue,cet te jeunekényane entreen2021chez Nv idia –géant amér icain de l’intelligenceartif icielle et fabr icantdesuper puces. L’entreprise annonçait fin févr ierunbénéf icedeplusde22milliardsdedollars par trimestre. Fatima Tambajangapourmission d’innover au xcôtésdes star t-up et développeursenA frique et au Moyen- Or ient.Ellegère dans cetterégionleprogramme Nv idia Inception, un appuig ratuit quiaideles jeunes entreprisesàaccéderaux technologies de pointe.En septembreder nier,NvidiaDeepLearningInstitute (DLI) inaugurait àSousse, en Tunisie, un hubd’innovation pour former 100000 développeurssur le continentent rois ans. Un parcours quilui avaluen2024def ig urer parmi les100 personnesles plus influentes d’Af riqueselon le magazine NewAfr ican ■ Em m a nu ell ePonti é

AYA NAKAMURA

Chanteuse, Mali, France

C’ EST incontestablement le phénomène musica l le plus rema rquable de s di x dern ières an nées. Depu is 2018 et la sort ie de son tube « Djadja » (qui dépa ssait le mi ll ia rd de vues su r YouTube le 25 févr ier dern ier), cette jeune ma lien ne de 29 an s, or ig inai re de Ba ma ko et élevée à Au lnay-sous-Bois, da ns le 9-3, en ba nl ieue pa ri sien ne, s’est imposée su r les réseaux sociau x et da ns les char ts i nter nationau x. L’année dern ière, el le tot al isait 6 mill ia rds de st ream s cu mu lés su r Spot if y et Deezer. Elle inca rne la féminité libre, qu i porte haut sa bic ultu re. Ér igée en sy mbole d’intég ration lor s de sa prestation avec le chœu r de la Ga rde républ ic ai ne au x JO de Pa ri s, el le déchaî ne des flot s de ha ine da ns les ra ngs de l’ex trême droite Ma is son look , la la ng ue qu’elle réi nvente, son flow et son ta lent fa sc inent et in spirent les jeu nes du monde entier Et el le s’impose comme l’une de s véritables boss planét aires de s nouvel les musiques [voir « Le Document », pa ge s 76 -79] ■ E.P. Lo rs de la 75 e éd itio n du Fes tiva l de Ca nnes , le 19 mai 20 22

SANA AFOUAIZ

Fondatrice de WomenpreneurInitiative, Maroc

POUR TR ANSFOR MER son activisme en action concrète, elle fonde en 2016 WomenpreneurInitiative, une organisation sans frontière dédiée à l’autonomisation des femmes dans l’entrepreneuriat et la tech comptant plus de 20 000 membres. Consultante pour l’ON U et la Commission européenne, elle contribue à des résolutions sur l’égalité des genres. En 2021, elle lance Womenquake, un mouvement international visant à déconstr uire les stéréoty pes. Autr ice d’Invi sible Women of the Middle Ea st, elle mène des campag nes d’impact, notamment pour réformer la loi marocaine sur le viol Son engagement lui vaut de figurer parmi les di x femmes les plus influentes selon la Banque mondiale et de recevoir le prix Ashoka Changemaker. ■ Jihane Zo rkot

NGOZI

OKONJO

-IWEALA

Directrice générale de l’OMC, Nigeria

CETT E ÉCONOMISTE et spécialiste du financement de 71 ans peut faire valoir sa longue expérience. Elle a été ministre des Finances du Nigeria à deux repr ises, et ministre des Af faires ét rangères – la première femme à accéder à ces postes Elle a travaillé ving t-cinq ans à la Banque mondiale, avant d’en devenir la directrice générale en 2012 Elle est l’une des 100 femmes les plus puissantes du monde selon Forbes (de 2011 à 2023), classée aussi parmi les 25 plus influentes par le Financial Time s en 2021, année où elle est nommée directrice générale de l’OMC – la première femme et Af ricaine. Le 29 novembre 2024, elle est reconduite pour un deuxième mandat de quatre ans qui commencera le 1er septembre prochain La mission s’annonce particulièrement rude alors que Donald Tr ump s’installe à la MaisonBlanche avec un prog ramme radical, hostile au x règles du commerce international. Et qui menace de droits de douane à tout-va… ■ E.P.

KATE KALLOT

PDG et fondatrice d’Amini, Centrafrique, France

VISIONNA IR E hors du commun, elle incarne l’équilibre idéal entre innovation et impact social positif. Cette Franco-Centrafricaine a étudié le droit et la communication en France avant de plonger dans la tech – un parcours at ypique qui l’a menée chez Nv idia et Intel, avant qu’elle lance un projet de nombreuses fois primé. En effet, fondatrice et PDG d’Amini, une start-up d’IA dédiée à la régénération du capital naturel en Afrique, elle utilise la technologie pour résoudre un problème crucial : la pénurie de données environnementales. Reconnue comme l’une des 100 personnalités les plus influentes en IA par le Time en 2023, elle est déterminée à réduire la fracture numérique et à faire émerger une IA made in Af rica Son objectif ? Impacter un milliard de vies et motiver une nouvelle génération de femmes africaines à se tourner vers la tech. ■ Am éli e Monn ey -M auri al

NETUMBO NANDI -NDAITWAH

Présidente, Namibie

ELLE ACCÈDE à la plus haute marche du pouvoir tandis que disparaît Sam Nujoma, fondateur de la Namibie indépendante. Tout un symbole pour cet immense pays d’Afrique australe (deux fois l’Allemagne) Netumbo Nandi-Ndaitwah est née le 29 octobre 1952. Dès 1966, à l’âge de 14 ans, elle rejoint la SWAPO (Organisation du peuple du Sud-Ouest africain), s’inscrit dans la lutte pour la libération, connaît l’exil (à Lusaka),

Le 21 septe mbre 20 23, à New Yo rk , lor s d’une ré unio n mi nistér ie ll e préparatoire à l’oc casion de l’As semb lée gé né ra le d es Na tio ns un ies.

l’université des jeunesses communistes à Moscou… À l’indépendance, cette figure du combat nationaliste grav it les échelons du pouvoir. Vice-présidente de la SWAPO, elle se présente comme la candidate naturelle à l’élection pour la magistrature suprême de décembre 2024. Avec plus de 57 % des voix, la victoire est nette, sy mbolisant une forme de continuité dans un pays encore jeune, issu d’une histoire tragique de colonisation et

d’apartheid. La Namibie est l’un des pays les plus riches du continent, mais il faut compter avec le besoin pressant de changements et de réformes. Les questions d’inégalité, de redistribution des terres, de lutte contre la corruption dominent un agenda tendu. Et l’on attend beaucoup de la première femme présidente du pays Son investiture se tiendra le 21 mars 2025, date marquant le 35e anniversaire de l’indépendance. ■ Z.L.

KANDIA CAMARA

Présidente du Sénat, Côte d’Ivoire

C’EST LA PR EMIÈRE FEMME à occuper cette fonction. Depuis le 12 octobre 2023, elle est présidente du Sénat de la République de Côte d’Ivoire. Une personnalité éminemment politique. Née le 17 juin 1959 à Abidjan, sportive accomplie (dans les compétitions de handball), enseignante (originellement professeure d’anglais), elle s’engage en politique au tout début des années 1990. En particulier dans les sections

féminines du PDCI, le parti fondé par Félix Houphouët-Boigny. En 1994, elle rejoint le RDR et Alassane Ouattara Elle s’investit dans la lutte politique et soutient ADO dans le chemin vers le palais présidentiel. Membre actif du parti majoritaire, ministre de l’Éducation, ministre des Affaires étrangères, elle peut faire valoir une véritable expérience du gouvernement. Et une présence presque continue dans les premiers cercles du pouvoir ivoirien Cette Abidjanaise est également maire d’Abobo (réélue en septembre 2023), grande commune populaire de la capitale économique (1,3 million d’habitants) dont le regretté Hamed Bakayoko fut le premier édile. ■ Z.L.

LOUISE MUSHIKIWABO

Directrice de l’OIF, Rwanda

INTERPRÈTE de formation, anglophone et francophone, elle devient en 2018 la première femme africaine à diriger l’Organisation internationale de la francophonie, et est réélue sans difficulté en novembre 2022. Elle a passé vingt ans aux États-Unis avant de revenir au Rwanda

De 2009 à 2018, elle sera la voix du pays en tant que ministre de l’Information, puis ministre des Affaires étrangères et de la Coopération. Un parcours marqué aussi par la tragédie du génocide, dans lequel elle a perdu sa famille. Elle crée la fondation Rwanda Children Found et devient une excellente ambassadrice du pays. À l’OIF, elle a entrepris une refonte de l’institution et s’est penchée sur les enjeux numériques de l’espace francophone. Certains reprochent une trop grande discrétion à celle qui souhaitait en 2024 que l’OIF « soit présente sur les grands enjeux politiques, diplomatiques et économiques ». ■ Fr ida Da hmani

CHIMAMANDA NGOZI ADICHIE Écrivaine, Nigeria

PLUME MA JEUR E de la littérature anglophone contemporaine, l’autrice est également une grande voix du féminisme. Née à Enugu, au sudest du Nigeria, elle puise dans ses origines pour nourrir une œuvre engagée sur l’histoire, l’identité et les oppressions. Un parcours académique entre l’Afrique et les États-Unis façonne son regard critique Dès L’Hibi scus pourpre (2003) et L’Autre Moitié du soleil (2006), elle dénonce les violences structurelles et les héritages coloniaux, et remporte le Commonwealth Writers’ Prize et l’Orange Prize for Fiction Son essai Nou s sommes tous des fémini stes (2014) devient un manifeste mondial, influençant la pop culture et inspirant une nouvelle génération d’activistes. Oratrice engagée, elle milite pour l’égalité des genres, l’éducation des filles et la justice sociale, dénonçant les oppressions à travers ses prises de parole et ses écrits. Son combat dépasse la littérature, comme en témoigne son soutien au mouvement #EndSA RS contre les violences policières au Nigeria. Lauréate de la bourse MacA rthur, elle reçoit des doctorats honoris causa de plusieurs universités. ■ J. Z.

NADIA FETTAH ALAOUI

Ministre de l’Économie et des Finances, Maroc

FILLE de notables de Rabat, diplômée de l’École des hautes études commerciales de Paris (HEC), elle incarne la méritocratie marocaine. Et a un vrai talent de financière Elle démarre sa carrière chez Arthur Andersen, gère ensuite un fonds de capital-investissement pour AfricInvest, intègre par la suite la compagnie d’assurances Saham. Elle négocie en mars 2018 à 920 millions d’euros la cession de Saham Finances au sud-africain Sanlam, un coup de maître qui lui vaut d’être élue quelques jours plus

tard CEO de l’année lors de l’Africa CEO Forum à Abidjan. Sa rigueur et son expertise correspondent aux compétences que le roi Mohammed VI souhaite valoriser pour « renouveler et enrichir les postes de responsabilité ». En 2019, sans affinité partisane, elle obtient le portefeuille du Tourisme, de l’Artisanat, du Transport aérien et de l’Économie sociale (TATA ES) – une épreuve en pleine crise du Covid. Elle intègre en 2019 le Rassemblement national des indépendants (R NI). À 53 ans, elle tient depuis 2021 les rênes du ministère de l’Économie et des Finances. Un rôle clé, sensible. Patronne du budget, elle pilote les réformes de modernisation, celle aussi de la couverture sociale de tous les citoyens, et doit répondre aux défis financiers du royaume. Elle préside enfin le Fonds Mohammed VI pour l’investissement, créé en 2020 ■ F.D.

KOYO KOUOH Commissaire d’exposition, Cameroun

ELLE s’impose comme l’une des figures globales de l’art contemporain Directrice exécutive et conser vatrice en chef du Zeitz MOCA A au Cap, elle redessine les contours du récit artistique africain avec audace et engagement En 2024, ArtReview l’a classée parmi les personnalités les plus influentes du monde de l’art (« Power 100 ») Mais son influence dépasse ce classement : elle a été choisie comme commissaire de la Biennale de Venise 2026, une consécration pour cette pionnière qui bouscule les codes de l’art americano-euro centré. Curatrice d’exception, intellectuelle et stratège, Kouoh a toujours œuv ré pour donner une place centrale aux artistes africains, à leurs processus de création. Fondatrice de RAW Material Company à Dakar, elle a fait de cette plate-forme un laboratoire d’idées et un tremplin pour une nouvelle génération de créateurs Avec elle, l’Afrique ne demande pas sa place dans le monde de l’art ; elle la prend. ■ Sh iran Be n Ab de rrazak

MPUMI MADISA

Directrice générale de Bidvest Group, Afrique du Sud

ELLE EST LA PATRONNE de Bidvest, l’un des plus grands conglomérats d’Afrique du Sud, où elle fait l’essentiel de sa carrière. Née à Mohlakeng, en 1979, sous le régime de l’apartheid, elle est la première femme noire à la tête d’une entreprise du top 40 de la Bourse de Johannesburg. Elle pilote depuis mars 2019 ce géant aux 130 000 employés et aux 5,3 milliards de dollars de valorisation, présent dans la finance, la logistique et la santé. Son ascension, commencée en 2003, est le résultat d’une ambition sans faille et d’une intelligence stratégique redoutable. Malgré les difficultés macroéconomiques du pays, le groupe reste rentable. En 2023, Forbes l’a classée 88e parmi les « 100 femmes les plus puissantes du monde ».

Elle ouvre la voie à une nouvelle génération de dirigeantes noires, prouvant que l’excellence n’a ni genre ni couleur. Elle n’est pas seulement à la tête d’un empire économique : elle est un sy mbole de changement dans une Afrique du Sud en quête d’équité et de représentation. ■ S.B. A.

SARAH DIOUF

Styliste, Sénégal

EN 2018, Beyoncé, dont les tenues sont at tentivement scrutées, fait découv rir Tongoro au monde entier. Par la suite, la jeune marque sénégalaise ne s’ar rêtera plus de conquérir de nouveaux ambassadeurs, d’Alicia Keys à Naomi Campbell. Fondatrice de la marque, Sarah Diouf devient alors un véritable sy mbole de l’ascension du continent af ricain sur la scène internationale de la mode Née en France, d’or igines sénégalocongolaise et cent rafricaine, elle grandit en Côte d’Ivoire (jusqu’au coup d’État de Noël 1999). Après un accident qui change radicalement sa vision de la vie, elle s’illustre

d’abord dans l’univers des médias, avec la création de deux magazines. En 2016, à Dakar, elle lance Tongoro (qui signif ie « étoile » en sango), sa propre marque. Avec une vision de la femme audacieuse et fière, elle crée des silhouet tes puissantes, à l’identité forte. Son sens du collectif l’amène à porter une ambition sociale sincère en donnant de la valeur au x ar tisans, en proposant une mode porteuse de sens 100 % made in Af rica, une filière fashion af ricaine durable. En janv ier 2024, elle accuse la marque Balmain de plagiat. Et enfin, la marque s’étend depuis peu à la mode masculine avec la collection Môgô (le « gars » en nouchi ivoirien), qui habille notamment Burna Boy. ■ A.M.-M

Le 13 nove mbre 20 24 , à Ba kou, en Azer ba ïdja n, lor s de l a CO P 29

JUDITH SUMINWA TULUKA

Première ministre, R.D. Congo

IL AURA fallu d’interminables tractations au sein de la classe politique et du Parlement. Le 1er av ril 2024, trois mois après la réélection du président Félix Tshisekedi, elle devient enfin Première ministre. Judith Suminwa Tuluka est la première femme à occuper le poste dans cet immense

pays, à la fois extrêmement centralisé et largement ingouvernable. Elle dirige, contre vents et marées, un gouvernement de plus de cinquante ministres. Cette économiste, née le 19 octobre 1967 dans la prov ince du Kongo Central, est d’abord chargée de confirmer et d’amplifier « les acquis du premier mandat présidentiel ». Mais le contexte sécuritaire rattrape rapidement la nouvelle équipe Le pays est plongé à nouveau dans la guerre à l’est, avec la rébellion du M23 et la chute de Goma et de Bukavu [voir pages 52-

59]. Du sommet de l’Union africaine jusqu’aux tribunes des Nations unies, de New York à Genève, multipliant les interventions médiatiques, la PM défend la cause de son pays et la vérité selon Kinshasa Tout en cherchant à mobiliser l’opinion publique intérieure. Début mars, elle rappelle en Conseil des ministres l’obligation du gouvernement de répondre aux attentes de la population et de préser ver la rigueur budgétaire Officiellement numéro deux d’un exécutif fortement fragilisé, elle garde la tête haute. ■ Z.L.

ONSJABEUR

Championne de tennis, Tunisie

ON ASUR NOMMÉlaministre de la Joie de vivre cellequi asymbolisé,avecses victoires, seséchecs, sesblessures,sabienveillance et sonincroyable énergie,tout ce àquoiaspiraientles Tunisiens engluésdansune crisesocio-économiquesévère Quandelleremporteses premiers matchs en parcours de la Women’sTennisAssociation (W TA), ilsexultentetsefontcommentateurs de tennis. QuandOns joue,plusriennecompte.Lagrainede championne quiremportelafinaledeRoland-Garros Junior en 2011 estdevenue la première joueuse arabeetafricaineàêtreclassée n° 2mondialeen 2022,etàatteindre unefinaledutournoi du Grand Chelem.Puis,cesera Wimbledonen2022et2023, et,toujoursen2022, l’US Open et l’Open de Madrid. Ellesemaintiendraplusd’unandansletop 10 avantd’êtresujette àdes blessures ou àdes baisses de formequi luivalentd’être42e aujourd’hui. La native du Sahel, quiapprécie lescoups difficiles et unevariété dans le jeu, adémarréaveclesoutien de sesparents,puis poursuivi sa carrière et son entraînement auxcôtésdeson époux, le champion d’escrimeKarim Kamoun.Malgréses défaites magnifiques, OnsJabeurn’enest pasmoins à31ans unesourced’inspiration pour les jeunes,chezqui elle suscitedes vocationssur le continentetdanslemondearabe. ■ F.D.

Le 12 ju ill et 20 23, àW im ble don, la sp or tive cé lèbres av icto ire en qu ar ts de fi na le contre Elen aR yba ki na

SELMA MALIKA HADDADI

Vice -présidente de la Commission de l’Unionafricaine, Algérie

AV EC SONÉLECTIONà la vice-présidence de la Commission de l’Union africaine(UA)faceà la MarocaineLatifaA kharbach,lorsdudernier sommet de l’UA le 15 févrierdernier,ladiplomate de 47 ansincarne le retour de l’Algériesur la scène continentale.Diplômée en relations internationales, elle areprésentéson pays auprès desNations uniesà Genève avantdeseforgerune solide expertisesur lesdossiersafricainsà la direction générale desA ffaires étrangèresà Alger. Avec pour mentor AhmedAttaf,lechefdeladiplomatie, elle affine sonapproche,misesur lesréseaux et occupe un premierpostedeconseillère àl’UA puis d’ambassadrice au Kenya et au Soudan du Sud. Avec un lobbying soutenuorchestrépar le présidentAbdelmadjid Tebboune,elleprendla vice-présidence de la commission de l’UA et devient un pivotessentiel de l’organisation,aumomentoù Algercherche àrenforcer rapidementson influence face àses rivaux.Aveclenouveau présidentde la Commission,leDjiboutienMahmoud Ali Youssouf,il faudra agir fermementpourremettre l’institutionaucœurdes enjeux :paixetsécurité, zonesdelibre-échange,dialogues politiques… Chargéedes finances et desressources humaines, SelmaMalikaHaddadi devrasurtout redonner du souffleetdelarigueur àune administration critiquéepoursalourdeurbureaucratique. ■ F.D.

GRAÇA MACHEL

Fondatrice du Graça Machel Trust, Mozambique

EL LE INCA RNE à la fois une véritable autorité morale et un destin des plus sing uliers. Graça Machel, 79 ans, aura été Première dame de deux pays. Le Mozambique, d’abord, où elle fut l’épouse du président Samora Machel. Veuve en 1986, elle se rapproche de Nelson Mandela, encore emprisonné, avant de convoler en justes noces avec le héros de la lutte cont re l’apar theid le jour de ses 80 ans. Diplômée en droit, parlant si x lang ues, l’ex-First Fady d’Af rique du Sud a toujours milité pour les droits de l’Homme, en particulier ceux des femmes et des enfants. Elle fonde en 2010 la Graça Machel Tr ust, une fondation axée sur la santé et la nutr ition des enfants, l’éducation et l’autonomisation financière des femmes. Elle est membre des Global Elders, une organisation non gouver nementale composée d’anciens dirigeants rassemblés en 2007 par Nelson Mandela af in de contribuer à résoudre les problèmes les plus importants de la planète. Un vaste prog ramme. ■ E.P.

JOCELYNE MUHUTU -REMY Directrice générale de Spotify Afrique subsaharienne,

France, Rwanda

FR ANCO -RWA NDAISE élevée à Addis-Abeba, elle a très tôt été bercée par les grands défis du continent grâce à une mère secrétaire à l’Organisation de l’unité af ricaine. Son parcours, de jour naliste à Reuters à responsable des partenar iats st ratégiques chez Facebook, l’a propulsée au sommet de l’indust rie des médias et du divertissement Panafr icaniste convaincue, elle dirige depuis novembre 2021 Spotif y pour l’Af rique subsaharienne, avec une mission claire : amplif ier les voix af ricaines et rendre la musique digitale accessible Il lui faudra allier son engagement panafr icain et sa volonté de transfor mer l’indust rie musicale et cult urelle du continent avec les impératifs de rentabilité d’une grande plateforme internationale. ■ A.M.-M

FOLORUNSHO ALAKIJA

Vice -présidente de Famfa Oil Ltd, Nigeria

À 73 ANS, après avoir été régulièrement citée au classement Forbes comme la première femme milliardaire d’Af rique, Folor unsho Alak ija reste l’une des plus grandes fort unes du continent, et probablement la femme noire la plus riche du monde. Cette Nigériane, originaire de Lagos, après un début de carrière dans la mode puis le secteur bancaire, a fait fort une dans l’indust rie du pétrole et du gaz. Elle acquiert en 1993 une parcelle près de Lagos dont personne ne veut, le bloc OPL 216. Une af faire finalement en or qui l’obligera à batailler ferme contre les appétits de l’État fédéral. Aujourd’hui, elle reste viceprésidente de Famfa Oil Limited et s’investit dans plusieurs autres entreprises. Et se consacre depuis quinze ans à sa fondation, Rose of Sharon, qui vient en aide au x veuves et au x or phelins. ■ E.P.

MATI DIOP Réalisatrice, actrice, France, Sénégal

C’ EST EN SU IVAN T les traces de son oncle, l’i mmen se ci néaste Djibri l Diop

Ma mbét y, que Mati Diop fa it du 7e ar t son cœur de mét ier. Cette FrancoSénéga la ise s’impose comme une figu re incontou rnable du ci néma frança is et internat iona l, all ia nt un st yle poétique et politique. Son prem ier cour t-métrage, La st Ni ght, réal isé alor s qu’elle n’a que 22 an s, lu i vaut d’êt re intég rée au Pav illon, laboratoire de rec herc he ar ti st ique du Pa la is de Tokyo. Réal isat rice et ac trice, el le s’impose plei nement da ns ce mi lieu

En 2019, el le devient la prem ière femme noire en compét it ion of ficiel le à Ca nnes avec Atlantique, qu i rempor te le Grand Pr ix du ju ry. Son ci néma tran scende les li mites du réel et de l’imag inai re, créa nt un un iver s entre- deux Son engagement s’ampl if ie avec Da homey, un docu ment aire politique et nécessai re su r la rest it ut ion pa r la France de s 26 trésor s royaux au Bén in. Un travai l magi st ra l qu i interroge l’ hi stoi re et la mémoire collec tive et qu i reçoit l’Our s d’or à la Berli na le en 2024 À traver s ses œuv res, Mati Diop réaf fi rme le pouvoi r du ci néma comme outil de rési st ance et d’émancipation ■ J. Z.

MO ABUDU Fondatrice

et directrice d’EbonyLife, Nigeria,

Royaume- Uni

ICÔNE médiatique, elle a réinventé le stor ytelling africain. Après vingt ans de carrière chez Ex xonMobil, elle se lance en 2009 dans la production télévisuelle avec le show Moments with MO. En 2013, elle lance EbonyLife TV, une chaîne devenue une référence, diffusée dans 49 pays à travers l’Afrique, le Royaume-Uni et les Caraï bes Mais Mo Abudu

ne se contente pas de produire du contenu, elle bâtit des ponts avec les majors internationales. En quelques années, elle décroche des partenariats avec Sony Pictures, AMC Networks et Netf lix – une première pour une société africaine. Femme d’affaires confirmée, créatrice infatigable, elle ne cesse d’étendre son empire. Elle est née à Londres en 1964, envoyée au Nigeria dans l’enfance, et revenue au Royaume-Uni avant de s’imposer à Lagos : un parcours pluriel, à l’image de son travail Son objectif ? Offrir une image authentique et puissante, à la fois enracinée en Afrique et résolument tournée vers le monde. ■ S.B. A.

NADEIGE TUBIANA

Directrice générale de Trace Afrique francophone, Côte d’Ivoire

C’EST L’UNE des figures les plus influentes de l’industrie musicale africaine francophone. DG de Trace Africa, puis de Trace Côte d’Ivoire, elle est installée à Abidjan depuis 2012. Elle a réinventé le rôle de la chaîne, qui devenue un véritable tremplin pour les talents du continent. Sous sa direction, Trace Africa a non seulement amplifié la visibilité des genres musicaux africains, mais a aussi été pionnière dans le déploiement digital pour atteindre un public mondial. Prêtant une attention particulière aux artistes, elle les accompagne dans la création de contenus, respectant leur identité et leur culture. En créant enfin Trace FM, la radio musicale phare en Côte d’Ivoire, Nadeige Tubiana a permis au son local de trouver une résonance forte et a également contribué à former de nombreux jeunes Ivoiriens dans le secteur des médias ■ A.M.- M.

ANGÉLIQUE KIDJO

Chanteuse, artiste globale, Bénin

C’EST LA « MAMA », L’ARTISTE aux multiples Grammy Awards, qui reste dans l’air du temps. Elle est née le 14 juillet 1960 à Ouidah, dans l’actuel Bénin, dans un climat familial très artistique, entre une mère chorégraphe, un père amateur de banjo et de photographie, et des frères à l’origine d’un orchestre. Elle fusionne les sonorités africaines avec le jazz, le funk et la pop, créant un son engagé et universel. De ses débuts en Afrique à l’essor de sa carrière à Paris, jusqu’à sa consécration aux États-Unis, elle devient une star planétaire. Ses albums emblématiques, Logozo, Djin Djin ou encore Mother Nature, illustrent son talent et son engagement humaniste. Elle collabore avec des icônes telles qu’A licia Keys, Yemi Alade et Tina Turner. Militante infatigable, elle défend les droits des enfants et l’accès à l’éducation Ambassadrice de bonne volonté de l’Unicef depuis 2002, elle crée en 2006 la fondation Batonga à Washington pour soutenir l’éducation des jeunes filles. Considérée comme l’une des plus grandes voix de la musique africaine contemporaine, elle a fait l’objet d’une nouvelle nomination aux Grammy Awards dans la catégorie « Meilleure prestation de musique globale » avec le titre Sunlight to my Soul (2024). ■ J. Z.

Lo rs de l’enreg i stre me nt du conc er t prév u pour la cé ré monie de ré ouver tu re de la cath éd ra le Notre- Da me de Pa ri s, di ff usé le sa med i 7 décembre 2024

Mangane

À 60 ANS, LE CHANTEUR ET MUSICIEN SÉNÉGALAIS

signe Zoom Zemmatt, son premier album produit par un label. Il y mêle jazz, folk, funk, afrobeat et sonorités traditionnelles, nous livrant son regard aiguisé et profond sur la vie. propos recu eillis par Astrid Krivian

J’ai grandi à Thiès – centre de l’activité ferroviaire sénégalaise, à l’époque. Mon père et mon arrière-grand-père étaient cheminots. Mon goût du voyage et de l’ailleurs vient sans doute de là Je suis aussi issu d’une famille de migrants : mon aïeul a quitté le nord du pays pour s’établir dans la capitale du rail Je ne fais donc que suivre son chemin

La vie de notre quartier bouillonnait. Le chemin de fer brassait des travailleurs venus de la sousrégion – Mali, Guinée, Bénin, etc. Chacun arrivait avec sa culture, sa musique. Curieux d’entendre ces ry thmes, de voir ces danses, j’allais les écouter. Ça m’a donné envie de m’exprimer. J’essayais de reproduire ces sons. Je voulais devenir comme eux, être musicien et donner le meilleur de moi-même.

Mon grand-père était serigne [guide spirituel, ndlr] : il enseignait le Coran et le français. Handicapé, il a bataillé pour apprendre et s’est formé tout seul. Il tenait à ce que ses enfants et ceux du quartier puissent accéder à toutes les connaissances. Il m’a aidé à me connaître. En grandissant, j’ai compris ses leçons de vie. Je l’en remercie encore aujourd’hui. J’ai appris le balafon avec un maître au conservatoire de Dakar. Cet instrument mélodique et ry thmique est le fondement de mon travail musical. Il m’a servi à comprendre ma culture et à l’ouvrir sur le monde. Avec mon groupe Nakodjé, on mélangeait les instruments modernes (basse, batterie, saxophone, etc.) et traditionnels (balafon, sanza, flûte peule, calebasse, etc.), lesquels étaient réservés aux fêtes de baptême ou de mariage. Nous voulions les mettre en valeur et les croiser avec le jazz, l’afrobeat.

Dans le Sénégal nouvellement indépendant, nous vivions une jeunesse pleine d’espérance. Puis vint le temps des désillusions, à l’âge adulte. Nous n’avions plus de repères, mais nous essayions de garder une lueur d’espoir à l’intérieur de nous.

Je suis installé en France depuis vingt ans, à Limoges. J’adore aller dans la campagne pour réfléchir, me livrer à l’introspection En vivant dans un autre pays, on découvre une culture, des coutumes et des vibrations différentes Mais en fin de compte, nos univers ne sont pas si éloignés Des choses du Sénégal me manquent parfois : la vie dehors, boire le thé entre amis au coin de la rue, entre autres Ce mouvement, cette énergie qui te prend, te porte et nourrit ton art… Tu peux toujours rebondir, penser que demain est un autre jour

C’est un immense plaisir de partager ce premier album avec l’appui d’un label, à 60 ans. Zoom Zemmatt arrive à la bonne heure, il est le fruit de tout le travail que j’ai effectué avant. Tout vient à point nommé. Il faut savoir être patient, ne pas se décourager, croire en soi, prendre conscience de ses acquis et du savoir légué par les anciens. Il n’est jamais trop tard pour bien faire, et on n’arrête jamais d’apprendre. ■

Zoom Ze mmatt, La bo ri e Jaz z, 20 24

«En vivant dans un autre pays, on découvre une culture, des coutumes et des vibrations différentes. Mais en n de compte, nos univers ne sont pas si éloignés.»

cr is es

RD CONGO LA TRAGÉDIE SANS FIN

Le M23 règne depuis février sur Goma, Bukavu, et la majeure partie du Kivu. Paul Kagame a obtenu ce qu’il voulait : le contrôle d’une « zone tampon » riche en minerais. Le président Tshisekedi appelle à la résistance, mais la République est fragile, épuisée. Et à l’ère des « hommes forts » qui n’ont que faire des frontières, la dynamique se situe, pour le moment, du côté de Kigali… par Cé dric Go uver ne ur

De s com ba tt an ts du M2 3 pa rt ici pe nt au tr ansf er t de so lda ts d e l’ar mé e cong ol ai se cap tur és à Goma, le 30 ja nv ie r 20 25

Il y a quelques semaines, le président Féli x Tshisekedi bataillait pour modifier la Constitution de la Républ ique démocrat ique du Congo (R DC), sans nul doute afin de se porter candidat, en 2028, à un troisième mandat En 2023, lors de la campagne électorale pour sa réélection, il menaçait d’envoyer l’armée congolaise envahir le Rwanda pour en finir avec les « terroristes » du M23… Désormais, beaucoup se demandent s’il finira son second mandat ou s’il sera renversé par le M23 et l’armée rwandaise. Après Goma fin janv ier, Bukavu est tombé à son tour mi-fév rier, quasiment sans résistance de la part des Forces armées congolaises (FARDC), des miliciens locaux Wa zalendo (« patriotes » en swahili) et de leurs alliés Les capitales provinciales du Nord-Kivu et du SudKivu se trouvent aux mains des rebelles du M23, épaulés selon les experts des Nations unies par « 3 000 à 4 000» soldats d’élite des FDR (Forces de défense du Rwanda) : « Chaque unité du M23 est super visée et soutenue par les forces spéciales des FDR, qui continuent d’apporter un soutien systématique au M23 et de contrôler de facto ses opérations »

En 2012 déjà, Goma avait été occupée par le M23 avant qu’un coup de fil de Barack Obama, assorti d’une menace de suspension de l’aide états-unienne, cont raig ne le président rwandais d’ordonner un repli… Cette fois-ci, les conquérants pourraient s’enraciner : les nouveaux maîtres des lieux invitent les habitants de Bukavu à constituer des « comités de vigilance pour assurer la sécurité ». Les experts des Nations unies, dans un rapport publié début janv ier – avant la conquête des deux capitales prov inciales –, remarquent que le M23 ne se borne plus à former des combattants (y compris des enfants-soldats), mais aussi « des cadres civils administratifs pour administrer les localités contrôlées ». Ce qui est davantage inquiétant pour les autorités congolaises : « Le véritable objectif du M23 reste l’expansion territoriale, l’occupation et l’exploitation à long terme des territoires conquis »

La conquête de la ville minière de Rubaya, en avril dernier, s’était déjà accompagnée de la mise en place d’une « administration parallèle ». Selon les Nations unies, le M23 contrôle également « l’ensemble des axes rout iers de la région ». La gestion au quotidien de Goma et Bukavu, qui totalisent environ 3 millions de résidents (habitants et déplacés), constitue cependant un défi organisationnel amplement plus important que le pillage de sites miniers : « Le M23 va devoir rétablir un minimum de sécurité dans des villes qui étaient déjà criminogènes et où circulent des armes abandonnées », estime Thierr y Vircoulon, chercheur à l’Institut français des relations internationales (Ifri), dont le dernier ouvrage s’intitule La Mi ssion des Nations unies au Congo, ou l’exemplaire inutilité des Ca sques bleu s (janvier 2025). « L’approv ision nement des ba nques a été suspendu, mais reprendra dès que ces dernières auront

« Le président est seul. Les FA RDC, mal équipées, démotivées, ne font pas le poids.
Et, chez les civils, la résignation semble l’emporter. »

reçu des garanties de sécurité du M23. L’activité économique va certes être très ralentie, mais par le passé la guer re n’a jamais interrompu le business dans l’est du Congo. Bien au cont raire… » Quant à la population civile, qui depuis trois décennies endure les exactions de maraudeurs de toutes obédiences et de toutes nationalités, elle va continuer à souffrir : « Dans toute la région, les gens vivent au jour le jour, ils survivent au quotidien, témoigne Antoine Glaser, journaliste et écrivain spécialiste des Grands Lacs. Le contrôle du M23 ne constituera sans doute pas pour eux un changement majeur. » Après tout, Goma a été conquise à quatre ou cinq reprises en trente ans…

UNE MOBILISATION DIFFICILE

Pour l’ensemble de la RDC, il y a péril en la demeure. Le Nord-K iv u et le Sud-Kivu, deux prov inces congolaises de 60 000 et 65 000 km2, peuplées d’environ dix millions d’habitants et dont le sous-sol contiendrait entre 60 et 80 % des réserves mondiales de coltan, sont bien en train de passer de facto sous le joug d’un mouvement considéré à Kinshasa comme terroriste, et parrainé par Kigali. L’intégrité territoriale et la souveraineté de la RDC sont en jeu. Fin janv ier, après la prise de Goma, le président Tshisekedi n’a pas caché, dans un discours solennel à la nation, la gravité de la situation, promettant une riposte, louant « le courage » des FA RDC, invitant la jeunesse congolaise à s’y enrôler, les forces économiques à se recentrer sur la défense nationale, et appelant les populations des prov inces occupées à « résister ». Reste que le président est seul Que les FA RDC, mal équipées, démotivées, ne font pas le poids. Et que, chez les civils, la résignation semble l’emporter : « À Goma comme à Bukavu, il n’y a pas eu de résistance populaire contre le M23 », constate Thierr y Vircoulon

Le ch ef d’Ét at co n go lai s Fél ix Ts hi sekedi , le 5 sep te mbr e 2019, dan s le pa lais pr ésid en ti el

À l’étranger, la diaspora se mobilise et multiplie les initiatives afin d’alerter les opinions publiques africaines et occidentales face à la guerre de prédation commise aux dépens de la grande nation d’Af rique centrale, déjà affaiblie par la fin annoncée de l’USAID. À l’inverse, le Rwanda prof ite de son grignotage territorial éhonté : « La rébellion du M23 a un effet très positif sur les finances du Rwanda, souligne Thierr y Vircoulon. Depuis la résurrection du M23, les exportations minières ont explosé. D’après la Banque centrale du Rwanda, elles sont passées de 500 millions à 1,1 milliard de dollars entre 2022 et 2024 » À Kinshasa, « le fait que des manifestants s’en soient pris fin janv ier à des ambassades traduit un grand désarroi, souligne Antoine Glaser. C’est une manifestation d’impuissance qui ne change rien au rappor t de force militaire : le M23 contrôle bel et bien le Kivu… Kagame voulait le cont rôle de la frontière occidentale du Rwanda. Et il l’a obtenu ». La faiblesse et l’impéritie de l’État central, combi-

nées à l’ingérable distance (2 300 km) qui sépare la capitale de ses riches prov inces minières, font de ces dernières des proies faciles pour les voisins, notamment pour le petit mais ambitieux Rwanda – seulement 26 800 km2, avec l’une des densités de population les plus élevées au monde. Aux appétits miniers s’ajoute un facteur stratégique, identitaire, émotionnel, et parfois même ir rationnel : les conf lits successifs que subit la RDC depuis trois décennies sont liés aux conséquences du génocide commis en 1994 par le pouvoir raciste hutu rwandais à l’encontre de la minorité tutsi (800 000 à un million de victimes) [lire encadré] En juillet 1994, la défaite du régime génocidaire face au Front patr iotique rwandais (FPR) de Paul Kagame avait entraîné l’exode au Zaïre d’environ deux millions de Hutu, dont moult massacreurs : « La présence si proche des génocidaires gêne le nouveau régime à Kigali », résume dans un récent entretien au Monde l’historien belge David Van Reybrouck, auteur du best-seller Congo.

Une hi stoire (2012) En mai 1997, les manœuv res de Kagame pour éradiquer la menace avaient abouti à la chute de Mobutu Sese Seko, accusé de passiv ité à l’égard des génocidaires : avant 1996, l’AFDL (A lliance des forces démocratiques pour la libération du Congo) n’était qu’un poussiéreux mouvement de guérilla (son chef, Laurent-Désiré Kabila, avait même côtoyé Che Guevara)

« LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE AFRICAINE »

Le sout ien de Kiga li l’avait custom isé en redout able machine de guerre, conduisant « les petits hommes verts » (et leurs mentors rwandais) en quelques mois du Kivu à Kinshasa. Lorsqu’en 1998, le président Laurent-Désiré Kabila a renvoyé ses encombrants parrains rwandais, Paul Kagame a voulu le renverser. Les hostilités avaient alors escaladé jusqu’à la « première guerre mondiale africaine » (1998-2003), qui a opposé neufs États, des dizaines de groupes ar més, et entraîné la mort d’au moins 4 millions de personnes. Kagame propulsera-t-il un nouvel homme lige à Kinshasa ? Corneille Nangaa, le chef de la branche politique du M23, coordonnateur de l’Alliance fleuve Congo (A FC), jouerait volontiers ce rôle. Il déclare depuis ses nouveaux bureaux de Goma qu’il vise la prise de la capitale… Condamné à mort par contumace en juillet 2024 pour sa collaboration avec le M23, il n’est autre que l’ancien président de la Commission électorale nationale indépendante (CENI), qui en 2018 avait validé la première élection de Tshisekedi. S’exprimant depuis « la partie libérée de la RDC », ainsi qu’il désigne la région sous la coupe du M23 et des FDR, Corneille Nangaa raconte dans des interv iews avoir, en tant que chef de la CENI, offert la victoire à Félix Tshisekedi au détriment du vrai vainqueur Martin Fayulu, sur ordre de Joseph Kabila qui espérait un retour d’ascenseur. Il juge donc Tshisekedi « illégitime », et appelle à son renversement « Impossible d’être dans la tête de Kagame et de savoir s’il poussera le M23 jusqu’à Kinshasa », tempère Antoine Glaser, tout en soulignant que « même le président burundais [le général Évariste Ndayishimiye, ndlr] commence à être intimidé par son homologue rwandais et cherche à le contacter », la frontière entre les deux pays étant fermée depuis un an, aux dépens des échanges commerciaux L’avenir dira si le M23 suiv ra la même trajectoire politique et militaire que l’AFDL , et terminera sa course à Kinshasa… À une trentaine d’années d’écart, les deux mouvements de guérilla présentent en effet de singuliers parallèles. À l’image de l’AFDL de Kabila-père, le M23 est un vieux groupe armé que Kagame a ressuscité : il est l’héritier du Congrès national pour la défense du peuple (CNDP), qui entre 2004 et 2009 combat tait les FA RDC au Kivu Ce CN DP recr utait majorita irement pa rm i les Tutsi congolais, à l’image de son chef, Laurent Nkunda, formé par le FPR. Le 23 mars 2009, le CNDP a déposé les armes après un accord de paix prévoyant notamment son intégration au sein de l’armée régulière Mais Kinshasa soupçonne vite les anciens

« Les cessez-le-feu de décembre 2022 et juillet 2024 ont permis au Rwanda d’optimiser son soutien logistique avec des appareils de brouillage et des missiles sol-air. »

du CNDP de continuer à piller les produits miniers… L’état-major des FA RDC décide donc de les dispatcher sur le territoire, loin des tentations minérales du Kivu Colère des intéressés, qui se mutinent en av ril 2012 et créent sous la direction du colonel Sultani Makenga le Mouvement du 23 mars (M23) en référence à la date du traité de paix « bafoué ».

RIEN NE PEUT STOPPER LE M23 ?

En 2013, le M23 est défait par les FA RDC, assistées par les Casques bleus de la Monusco (Mission des Nations unies pour la stabilisation du Congo). Ce conf lit mineur aurait pu s’arrêter là Or, les clés des hostilités se trouvent non pas au Kivu, mais à Kinshasa, à Kigali, et dans une moindre mesure à Kampala, Bujumbura, et même Washington. Au début de son premier mandat, Félix Tshisekedi avait entamé le rapprochement de la RDC avec ses voisins des Grands Lacs. Le président avait même invité Kagame aux funérailles de son père Étienne Tshisekedi en mai 2019, à Kinshasa – plus de deux ans après son décès à Bruxelles, où il était en exil. En échange, le Rwanda avait appuyé l’adhésion de la RDC à la Communauté d’Af rique de l’Est (E AC). Des accords commerciaux ont été signés, et RwandA ir desser vait des aéroports congolais. En parallèle, les rapprochements de la RDC avec l’Ouganda et le Burundi ont déplu à Kagame : en 2021, Kinshasa a autorisé Kampala à envoyer ses troupes lutter, dans le Nord-K iv u et en It uri, contre les djihadistes ougandais des ADF (les mal nommées « Forces démocrat iques al liées ») Buju mbu ra a obtenu le même type de privilège, Kinshasa autorisant l’armée burundaise à pourchasser, dans le Sud-Kivu, le Red-Tabara (Résistance pour un État de droit au Burundi) Déception de Paul Kagame, qui rêvait de se voir octroyer un tel « droit de poursuite » à l’encontre des FDLR… À défaut d’être invité, le maître de Kigali s’est incrusté : il a réitéré son soutien militaire

et logistique au M23, tout en le niant avec aplomb Léthargique depuis près d’une décennie, le mouvement est reparti à l’attaque dès novembre 2021.

Depuis lors, rien ni personne ne semble pouvoir stopper l’avancée du M23 et des FDR : la force régionale de la Communauté d’Af rique de l’Est (E AC-R F), sous commandement kényan et composée de militaires kényans, sud-soudanais, burundais et ougandais, déployée à partir de fin 2022, s’est retirée un an plus tard. La force régionale de la Communauté de développement d’Afrique australe (SAMI-RDC), sous commandement sud-africain et composée de militaires sud-africa ins, ta nzan iens et ma lawites, qui avait pr is la suite en décembre 2023, n’a guère pu contenir les rebelles Pas plus que les mercenaires roumains de la société Congo Protection, ou les miliciens Wa zalendo. Les cessez-le-feu de décembre 2022 et juillet 2024 ont permis au Rwanda d’optimiser son soutien logistique, notamment avec des appareils de brouillage et des missiles sol-air, qui sont venus à bout des drones de la société militaire privée française Agemira. Et tandis que ses adversaires s’affaiblissent, tergiversent et se dérobent, le M23 se renforce : « Entre le 25 septembre et le 31 octobre, notent les experts onusiens, au moins 3 000 recrues ont achevé leur formation militaire » dans ses camps d’entraînement. Les mêmes experts soulignent que le M23 pourrait conclure des alliances, ou tout au moins des pactes de non-agression, au sein de la nébuleuse de dizaines de groupes armés actifs dans la région. Ils bénéficieraient même de la complicité de l’Ouganda, dont l’armée (UPDF, Forces de défense du peuple ougandais) est

Cor nei ll e Na nga a (a u cen tr e) le ch ef de la br an che poli ti qu e du M2 3, donne une i nte rv ie w à Goma, le 6 févri er 20 25

pour ta nt al liée depu is 2021 aux FA RDC contre les djihadistes ouga ndais. Selon les ex per ts onusiens, les troupes du M23 transiteraient parfois par le territoire ougandais : « L’ampleur et la fréquence des mouvements » rendent « très improbable » qu’ils « passent inaperçus », répondent-ils aux dénégations du président Yoweri Museveni, dont les relations avec Paul Kagame ont toujours été en dents de scie. Les tentatives de médiation échouent les unes après les autres : en décembre dernier, le président angolais João Lourenço n’est pas parvenu à réunir autour d’une table Kagame et Tshisekedi, qui compare son homologue rwandais à Hitler et refuse de négocier avec le M23, qualifié de « terroriste ».

« Tshisekedi est aux abois, observe Thierr y Vircoulon. Il sollicite de l’aide militaire dans toutes les directions, mais risque de ne pas recevoir de réponses positives », le président congolais s’étant brouillé avec l’EAC puis avec la SA DC. Le chef d’État paraît de plus en plus seul et isolé : l’opposition a décliné son offre d’entrer au sein d’un « gouvernement d’alliance nationale ». « Joseph Kabila mise sur la chute du gouvernement Tshisekedi pour revenir au x af faires », souligne Thierr y Vircoulon Le 23 févr ier, l’ancien président (20012019) a publié une tribune dans le journal sud-africain Sunday Times, où il critique vertement son successeur, l’accusant d’être responsable de la situation par sa « mauvaise gouvernance » et son « autoritarisme ». Le lundi suivant, à Kinshasa, telle une sinistre illustration de la crise sociale, la police a tiré sur une manifestation étudiante, blessant au moins trois jeunes

Le paradoxe explosif de la « menace de génocide »

L’argument de Kigali pour appuyer le M23 – contrer la menace d’un nouveau génocide – ne résiste guère à l’examen des faits. Pire : l’essor du M23 accroît les risques de violences à l’encontre des Tutsi de RDC.

«Le Rwanda est habité par une peur existentielle », constate dans un entretien au Monde l’historien belge

David Van Reybrouck, auteur du livre Congo. Une hi stoire (2012) Cette peur est celle d’un nouveau génocide. Et la prendre en compte est indispensable à l’analyse de la politique étrangère de Kigali, tout comme pour comprendre la politique israélienne, il faut intégrer le poids de la Shoah – Tel-Av iv et Kigali nourrissent d’ailleurs d’excellentes relations. Les atrocités perpétrées par le Hamas le 7 octobre 2023 – filmées avec la volonté d’horrifier l’opinion publique –ont ravivé chez de nombreux Israéliens le traumatisme des pogroms et de l’Holocauste subis par leurs aïeuls en Europe. D’où l’incompréhension, entre Israël et une grande partie du monde, face à la démesure des représailles exercées par Tsahal sur la bande de Gaza Paul Kagame obéit à la même logique : toute son existence apparaît comme une lutte contre le Hutu power raciste. Enfant de parents tutsi réf ugiés en Ouganda pour échapper aux massacres ethniques déclenchés dès l’indépendance du Rwanda, chef du Front patriotique rwandais (FPR), qui en juillet 1994 chassait le régime génocidaire et mettait un terme à cent jours de tueries de masse, le maître de Kigali est un véritable moine-soldat, obnubilé par la résurrection économique et la sécurisation de son pays [lire not re portrait, AM 451] Il est déterminé à en finir, par tous les moyens, avec la menace que constituerait, pour les Tutsi rwandais et congolais, la présence en RDC de nostalgiques de l’extermination. Convaincu de son rôle historique, le président rwandais entend grignoter une « zone tampon » sur le sol congolais, au détriment de la souveraineté de son voisin et au mépris du principe d’intangibilité des frontières du continent défendu par l’Union africaine.

Le prés i de nt rwandais

Pa ul Ka gam e.

En appuyant ainsi le M23, Kigali risque de faire assimiler les Banyamulenge, Tutsi congolais, à des « complices » des rebelles, à les rendre « suspects » pour les ennemis du M23, voire aux yeux des simples civils congolais C’est le paradoxe du concept rwandais de défense proactive contre toute menace de résurgence du génocide : dans quelle mesure ce discours ne constituet-il pas une « prophétie autoréalisatrice », où la haine ethnique anti-Tutsi en RDC s’alimenterait du soutien rwandais au M23, dont l’objectif déclaré est la protection des Tutsi ? « La manipulation du discours de génocide par le M23 et les autorités rwandaises a considérablement accru le risque d’attaques contre des civils », alertent les experts onusiens dans un rapport publié en juin 2023 Les Forces de libération du Rwanda (FDLR), une milice créée par des génocidaires hutu, commettent effectivement des exactions envers les Tutsi congolais Mais c’est également le cas des groupes d’autodéfense locaux (Maï-Maï, Nyatura…). Les autorités congolaises appellent régulièrement les Congolais à dissocier les civils tutsi des « terroristes du M23 » et insistent sur la présence, au sein des FA RDC, d’officiers supérieurs tutsi (le lieutenant-général Obed Rwibasira, le général Innocent Kabundi, etc.). Enfin, le péril représenté par les FDLR paraît grossièrement exagéré par Kigali : « Le M23 et l’armée rwandaise viennent de défaire le bricolage sécuritaire de Tshisekedi, qui comprenait l’armée congolaise, les Wa zalendo, un contingent sud-africain, une partie de l’armée burundaise, ainsi que des mercenaires français et roumains, énumère Thierr y Vircoulon. Ce qui représente au total des dizaines de milliers d’hommes équipés d’artillerie et de drones En comparaison, les FDLR sont estimées entre 1 000 et 2 000 hommes, munis uniquement d’armes légères. La victoire du M23 et de l’armée rwandaise démontre que l’argument présentant les FDLR comme une “menace existentielle” est fallacieux », conclut-il ■ C.G.

« Beaucoup d’opposants politiques, qui font des discours très patriotiques, voient en fait dans cette crise une opportunité en or », remarque Vircoulon. Quant au x citoyens, « ils sont unis contre l’agression du Rwanda, mais non derrière ce gouvernement, qui n’a pas amélioré leurs conditions de vie et a repris à son compte les mécanismes de corruption de ses prédécesseurs La population sait qu’elle ne peut compter que sur elle-même pour sa sur vie quotidienne ». Le sentiment national congolais est certes tangible, dans ce pays de 2,345 millions de km2 peuplé d’environ 450 ethnies. Le patriotisme a su, par le passé, surmonter les velléités séparatistes au Katanga et au Kasaï, ainsi que le centralisme peu efficace de Kinshasa. Mais on imagine mal la population, qui se débat au quotidien pour subsister (le proverbial « Article 15 », que l’on peut résumer par : « Débrouillez-vous ! »), s’en rôler massivement dans les FA RDC sous-équipées afin de bouter l’envahisseur.

L’EFFET TRUMP

La communauté internationale laissera-t-elle la RDC se faire amputer d’une partie de son territoire et de son riche sous-sol par son voisin rwandais ?

Mais cette dernière « a volé en éclats », balaie Thierr y Vircoulon. La Monusco, accusée d’inaction (notamment lors du massacre de Mutarule en juin 2014), a commencé voilà un an son retrait après un quart de siècle de présence L’attitude des Nations unies suscite l’amer tume des Congolais : le Conseil de sécurité, réuni en urgence après la chute de Goma, s’est contenté de réclamer le retrait des « forces extérieures », sans toutefois oser citer les troupes du Rwanda, dont les agissements sont pourtant détaillés dans les rapports des experts onusiens eux-mêmes, et qui à Goma n’ont pas hésité à tirer sur les Casques bleus. Il a fallu at tendre le 21 févr ier pour que le Conseil de sécurité de l’ONU « condamne fermement l’offensive du M23 avec le soutien des FDR ». Quant à l’Union africaine (UA), « elle ne parv ient même pas à nommer le pays agresseur », soupire Thierr y Vircoulon. « Le cas de l’ONU est pa rt ic ulièrement pathét ique, poursuit-il, ca r el le dispose encore de dix mille Casques bleus sur le théâtre du conf lit. » Les mises en garde du secrétaire général de l’ONU, António Guterres, contre le risque « d’escalade régionale » paraissent lunaires : des armées nationales s’affrontent d’ores et déjà sur le sol congolais, et quatorze soldats sud-africains sont morts au cours des dernières semaines face au FDR et au M23. « Ces orga nisations mult ilatérales battent des records d’impuissance, alors que les Grands Lacs sont en passe de basculer dans une guerre régionale », déplore Thierr y Vircoulon, pointant du doigt l’ONU tout comme la SA DC et l’EAC. Dans son discours à la nation, le président congolais a déploré la passivité onusienne : « Votre silence et votre inaction constituent un affront non seulement contre la RDC, mais également contre les valeurs universelles de justice et de paix. » Des va leurs piétinées en Uk raine, au Moyen- Or ient, mais

également, depuis le 20 janv ier, à la Maison-Blanche. « Le calendrier de la prise de Goma ne doit rien au hasard : c’est l’effet Trump ! » analyse Antoine Glaser. « L’offensive sur Goma puis sur Bukavu coïncide avec son investiture. Kagame, qui est un homme du renseignement et un stratège, veut contrôler l’est du Congo tout comme Poutine veut contrôler l’est de l’Uk raine, le Donbass. Il est décomplexé, convaincu que la nouvelle administration américaine va changer de comportement à son égard », l’ex-président Joe Biden ayant par le passé sanctionné le Rwanda « Soit Washington a donné son accord, souligne Thierr y Vircoulon, soit le pouvoir rwandais a utilisé comme une opportunité la sidération produite par l’arrivée au pouvoir de Tr ump. Les Américains et les Européens sont trop préoccupés par l’Uk raine et d’autres dossiers planétaires pour se soucier d’une “petite” invasion en Afrique centrale » « Kagame a perçu le retour de Trump comme une sorte de feu vert, corrobore Antoine Glaser. C’est l’ère des hommes forts qui se moquent des frontières et des principes : Poutine, Tr ump, Xi Jinping… et Kagame Et les Européens qui condamnent sont ramenés à leur statut d’anciens colonisateurs » En Europe, la Belgique a la position la plus ferme, réclamant des sanctions contre Kigali En réponse, Kagame a annoncé le 15 février la suspension de la coopération avec Br uxel les, accusa nt l’ancien ne mét ropole de « fa ire pa rt ie du problème » et de mener une « campag ne ag ressive ». La France demande au Rwanda de cesser son soutien au M23 ; néanmoins, « Emmanuel Macron a toujours considéré Paul Kagame », relativise Antoine Glaser, qui a eu l’opportunité de s’entretenir avec ces deux chefs d’État. « On sent chez lui une certaine admiration pour Kagame, pour son engagement pour le numérique, pour la réussite économique du Rwanda Et ce sont des soldats rwandais qui depuis 2021, dans le nord du Mozambique, protègent les installations du groupe français Tota lEnergies cont re les djihadistes. Kagame est indispensable, et il le sait. »

Le président rwandais a néan moins peut-être ef fect ué une erreur de calcul : le 21 février, le chef de la diplomatie américaine Marco Rubio a sommé Kigali de mettre fin à son soutien au M23 et de respecter la souveraineté et l’intégrité territoriale de la RDC, sanctionnant au passage un acteur clé de la politique rwandaise en RDC : James Kabarebe, ministre de l’Intégration régionale du Rwanda et ancien directeur de cabinet de Kabila-père, en 1997-1998. L’avenir dira comment l’imprévisible Trump se positionnera sur le dossier Kivu : « Il se fiche de l’Afrique, rappelle Antoine Glaser, seuls lui importent les minéraux st ratégiques » Et Tshisekedi l’a bien compris. Selon Bloomberg, il « courtise Trump », lui aussi, en proposant un accord sur ces minerais « en échange de son aide ».

Début av ril, Kigali organisera le Sommet mondial de l’intelligence artificielle (I A) en Afrique. A priori, le gratin des gouvernants et des décideurs économiques s’empressera d’y assister comme si de rien n’était. Bu siness is bu siness ■

an aly se

WOLOF la dulanguequotidien qui défie le françaisofficiel

Le Sénégal oscille entre le français, langue héritée de la colonisation, et le wolof,

omniprésent dans la vie quotidienne.

Alors que ce dernier gagne du terrain dans les médias, l’éducation et la culture, cette dualité linguistique, re et d’enjeux identitaires et socioculturels, redé nit l’identité et l’avenir du pays. par Ag at he La ba rd an t

Une cohabitation linguistique historique et complexe

Depuis son indépendance en 1960, le Sénégal navigue dans un paysage linguistique où le français, langue officielle, et le wolof, langue nationale la plus utilisée, cohabitent. Parlé ou compris par environ 90 % de la population, le wolof s’est imposé comme la langue véhiculaire du quotidien. Dans les marchés animés de Dakar ou dans les interactions entre élèves à l’école, cette langue est omniprésente, reléguant souvent le français à une utilisation marginale.

Sa domination, renforcée par sa simplicité d’usage et son caractère inclusif, a donné naissance à ce que les sociologues appellent la « wolofisation » du pays, éclipsant en grande partie les six autres langues nationales – sérère, peul, diola, malinké, soninké et mandingue. Or, cette réalité contraste avec le rôle institutionnel du français, langue de l’administration et du système éducatif. Il conserve un statut prestigieux, considéré par beaucoup comme un outil de communication internationale et un symbole d’ouverture sur le monde. Dans les faits, seuls 9 % des Sénégalais le parlent couramment, et une infime minorité – seulement 0,6 % de la population – l’utilise quotidiennement.

L’inscription

Da la l ak ja mm, «b ie nvenue » en wo lof, de ssi né e su r une plag e.

Cette fracture linguistique reflète une situat ion profondément inégalitaire : le français, réservé aux élites et aux personnes ayant eu accès à une éducation formelle, reste un marqueur de distinction, tandis que le wolof incarne les réalités sociales et culturelles de la majorité. Le wolof, en tant que langue locale fédératrice, représente ainsi un puissant levier identitaire. Contrairement à d’autres langues nationales associées à des groupes spécifiques, le wolof transcende les clivages ethniques, car il est perçu comme neutre et inclusif. Il est devenu le lien linguistique naturel au sein d’une grande diversité culturelle. Pour les francophones, la domination du wolof dans la vie quotidienne, particulièrement dans la capitale, peut être déconcertante. « À Dakar, si vous ne parlez pas wolof, vous êtes rapidement perdu. Même les échanges les plus simples – prendre un taxi ou commander dans un restaurant –se font dans cette langue », confie un expatrié français.

Le contexte politique et la remise en cause du français

Cette dichotomie illustre également des tensions profondes liées à l’héritage colonial. La montée en puissance du wolof s’inscrit dans un contexte marqué par une vague de contestation anti-française qui traverse l’Afrique de l’Ouest. Au Mali, au Burkina Faso et au Niger, les récents coups d’État ont ouvertement défié l’influence française, dénonçant des ingérences politiques, économiques et culturelles persistantes. Bien que le Sénégal ait échappé à de tels bouleversements, le pays n’est pas à l’abri de ce climat de défiance généralisée envers la France. La place croissante du wolof dans la sphère publique s’intègre dans une dynamique d’émancipation nationale, où la remise en question de l’héritage linguistique colonial devient un symbole de souveraineté retrouvée. En 2023, plusieurs figures politiques influentes, à commencer par le président Macky Sall, ont délaissé le français au profit du wolof lors de leurs discours publics. Ce changement stratégique permet de toucher une audience plus large, en particulier dans les zones rurales où le français est rarement compris. « Parler en wolof, c’est parler au cœur des Sénégalais », explique un conseiller politique. Cette approche traduit une volonté explicite de se rapprocher des réalités sociales du pays et de rompre avec une élite perçue comme déconnectée. L’utilisation du wolof par des politiciens n’est pas une simple opération de communication. Elle est aussi une réponse aux attentes de la population, qui réclame une reconnaissance accrue des langues nationales et un recentrage des politiques publiques autour des valeurs locales. Ce choix linguistique renforce également leur légitimité auprès de l’électorat en démontrant leur capacité à incarner une identité sénégalaise profondément ancrée dans les traditions et les pratiques culturelles du pays. Les débats autour du wolof et du français sont indissociables des relations franco-africaines,

aujourd’hui sous tension. Emmanuel Macron, qui a défendu l’idée d’un « partenariat renouvelé » avec l’Afrique, se heurte à une génération de leaders et de citoyens désireux de redéfinir les termes de cette relation. Dans ce contexte, l’abandon progressif du français au profit des langues nationales est, pour les Sénégalais, un moyen de se réapproprier leur culture face à une langue souvent perçue comme un vestige de domination. Or, cette transition linguistique s’accompagne de défis. Le wolof, bien qu’omniprésent au quotidien, souffre d’un manque de standardisation et de grammaire formelle, ce qui complique son institutionnalisation dans les sphères officielles.

Le wolof dans les médias : un tournant décisif

L’essor du wolof a connu un tournant dans les années 1990 avec le lancement de Sud FM, la première radio privée sénégalaise à émettre exclusivement dans cette langue. Cela a permis une démocratisation de l’information, offrant à une grande partie de la population, particulièrement celle issue des zones rurales et moins scolarisées, un accès aux nouvelles dans une langue compréhensible. Aujourd’hui, près de 70 % des programmes radiophoniques et télévisés au Sénégal sont en wolof, un chiffre qui illustre la popularité croissante de la langue dans le paysage médiatique, mais aussi la volonté d’une audience d’y voir ses racines culturelles représentées. « Avant, les informations étaient réservées à une élite qui maîtrisait le français. Maintenant, tout le monde, quelle que soit son origine sociale, peut comprendre ce qui se passe dans le pays », témoigne une auditrice régulière d’une émission politique diffusée en wolof. Les médias jouent un rôle majeur dans le renforcement de l’inclusion sociale et de la participation citoyenne. Le recours au wolof permet à chacun de se sentir légitimement acteur de la société : le lien entre citoyens et institutions en sort renforcé. Cependant, le français reste dominant dans la presse écrite, ce qui reflète les disparités linguistiques persistantes entre les médias audiovisuels et écrits. En dépit de cette asymétrie, la présence du wolof dans les médias ne cesse de croître, confortant sa position comme langue incontournable dans la vie quotidienne. Plus qu’une langue véhiculaire, il devient un instrument de lutte contre les inégalités et un catalyseur de la transformation sociale du pays.

Réforme de l’éducation

Le système éducatif sénégalais, longtemps dominé par le français, a montré ses limites face à une population largement wolophone. En effet, une grande partie des élèves, ayant comme langue maternelle le wolof, ont été confrontés à des difficultés d’apprentissage dues à un décalage linguistique. En réponse à cette problématique, le gouvernement a lancé en 2016 une réforme ambitieuse visant à intégrer progressive-

ment les langues nationales, dont le wolof, dans les premières années de scolarité. Cet te mesure facilite l’acquisition des connaissances et réduit les blocages liés à l’apprentissage d’une langue étrangère. Depuis 2024, elle s’étend à 12 des 14 régions du pays, et son impact est déjà visible.

Selon les premières évaluations, les enfants maîtrisent mieux les compétences de base en lecture, écriture et calcul lorsqu’ils apprennent d’abord dans leur langue maternelle. Cette approche, qui s’appuie sur une pédagogie plus inclusive et adaptée aux réalités locales, est saluée comme une avancée majeure vers l’amélioration de la qualité de l’éducation. Mais la réforme, bien qu’encourageante, se heurte à certains défis. Le wolof reste une langue principalement orale, ce qui pose des problèmes de standardisation et rend difficile la création d’outils d’enseignement harmonisés et accessibles à tous. L’absence d’une grammaire rigoureuse et d’une orthographe uniforme complique la rédaction de manuels scolaires et la production de supports pédagogiques.

Ces obstacles ralentissent l’implémentation à grande échelle de la réforme et limitent son efficacité dans certaines régions où la maîtrise du wolof écrit est moins développée. Malgré tout, bien qu’elle soit encore en cours d’expérimentation et limitée dans certaines zones, elle est la marque d’un tournant important pour le système éducatif sénégalais. Cette initiative témoigne d’une dynamique de modernisation et d’adaptation de ce dernier aux besoins de la population, tout en s’inscrivant dans un processus d’émancipation linguistique et culturelle Sur le long terme, el le pourrait transformer la manière dont les Sénégalais apprennent et interagissent avec leur langue et leur culture, ouvrant la voie à un système plus inclusif et équitable pour tous.

Un avenir incertain mais prometteur

des institutions sénégalaises et de la société soulève de nombreux enjeux pour l’avenir. D’un côté, elle pourrait renforcer la cohésion nationale en unifiant la diversité ethnique et en donnant voix à des millions de Sénégalais qui, jusqu’à présent, se sentaient mis à l’écart par l’omniprésence du français. D’un autre côté, elle pourrait marginaliser les autres langues locales, telles que le sérère, le peul, le diola ou le mandingue, et menacer ainsi la richesse linguistique du pays. Ces dernières pourraient progressivement disparaître des espaces publics, à mesure que le wolof s’impose dans les médias, l’administration et l’éducation. En parallèle, la maîtrise du français en tant que langue de communication internationale reste un atout incontournable pour accéder à des opportunités professionnelles dans les domaines diplomatique, économique et scientifique, et continue de garantir au Sénégal une certaine ouverture sur le monde.

Le 27 juin 2024, Google Traduction a intégré une trentaine de langues africaines, parmi lesquelles le wolof. « Cela faisait des années qu’on nous demandait le wolof », témoigne le Sénégalais Abdoulaye Diack, responsable de programme du laboratoire de recherche sur l’IA de Google à Accra, au Ghana. Cette avancée est une étape décisive dans la reconnaissance et la valorisation des langues africaines, et ouvre de nouvelles perspectives pour les locuteurs du wolof dans des domaines aussi variés que les démarches administratives, les échanges commerciaux et le tourisme. L’intégration dans l’économie mondiale d’une population d’environ 12 millions de locuteurs et leurs interactions sur la scène internationale vont être facilitées Mais l’insertion progressive du wolof au sein

Ce débat sur la place du wolof dans la société sénégalaise s’inscrit dans une dynamique plus large de redéfinition de la souveraineté culturelle et linguistique des nations africaines. Toute l’Afrique francophone est confrontée à une même question : comment valoriser ses langues locales sans sacrifier son accès à la mondialisation ? Comment réconcilier héritage culturel et exigences contemporaines ? Le Sénégal cherche à s’affirmer, à se libérer du poids du passé colonial et à créer des référentiels nouveaux, tout en ouvrant la voie à des échanges avec l’extérieur. Il montre qu’il est possible de mêler tradition et modernité en exploitant le potentiel des langues locales. Mais le chemin vers un bilinguisme des institutions et une reconnaissance équitable de toutes les langues nationales dans la sphère publique est semé d’embûches. Le Sénégal, qui entend incarner un modèle de diversité et de respect des identités, est à la croisée des chemins, entre volonté d’émancipation culturelle et intégration des exigences du monde moderne. ■

Traducti on en wo lof de la pr ière du Ma gni fi c at
«

inte rv iew

Mehdi M. Barsaoui

Notre salut viendra des femmes »

Le ci néaste tu nisien dessine da ns son dern ier lm, Aïcha, le pa rcou rs pa rfois br utal d’une héroïne en quête d’émancipation. Et le ta bleau, de Tozeur à Tu nis, d’un pays complexe, jeune, post révolut ionnai re. propos recueillis par As tr id Kr iv ian

Le deuxième fi lm du ci néaste tunisien, Aïcha, conte l’histoire d’une émancipation féminine dans la Tunisie d’aujourd’hui. À Tozeur, dans le sud du pays, la jeune Aya est employée de serv ice dans un hôtel de luxe. Elle vit chez ses parents, un foyer dont elle assure la charge financière Se heurtant à la pression familiale, à l’injustice sociale, au mépris de classe, au sexisme, elle aspire à une autre existence, à s’accomplir, à embrasser d’autres horizons

Un jour, elle échappe miraculeusement à un accident de la route dans un minibus. Seule surv ivante, elle se fait passer pour morte af in de quit ter cette ville et de se réinventer à Tunis, la capitale, sous une nouvelle identité. Mais ses rêves et sa soif de liberté vont être ébranlés, confrontés aux agressions sexuelles, à la corr uption, aux violences policières. Le chemin d’affranchissement pour devenir pleinement elle-même, Aïcha, et renaître tel un phénix sera semé d’embûches. Interprété avec talent, justesse et nuance par une pléiade de jeunes acteurs (Fat ma Sfar, Nidhal Saadi…), ce long-métrage très réussi illustre, à travers le parcours de son héroïne, la quête de liberté d’une jeunesse tunisienne prise dans les paradoxes, les injustices du pays. Présenté à la Mostra de Venise en 2024, le film rencontre actuellement un beau succès en salles en Tunisie.

Né en 1984, Mehdi M. Barsaoui est diplômé de l’Institut supérieur des arts multimédia de Tunis et de la DA MS (université des arts) à Bologne, en Italie, en réalisation de films. Après avoir conçu trois courts-métrages, il passe au long avec Un fils (2019), sélectionné au 76e Festival international de Venise, au cours duquel Sami Bouajila reçoit le Prix du meilleur acteur

AM : Pourquoi était- ce important pour vous de titrer le film Aïcha ?

Mehdi M. Bar saoui : Le choi x du titre s’est imposé de luimême, et ce très tôt dans le processus d’écriture. En arabe, Aïcha signifie « vivante ». Ce prénom me donnait l’opportunité de jouer avec le sens des mots, il insuff le la vie, il incarne ce désir d’exister. Le film brosse le portrait d’une femme, mais aussi d’un pays, d’une génération qui essaie de se libérer de tous les poids qui pèsent sur ses épaules. Aïcha parle de la Tunisie d’aujourd’hui, qui veut arrêter de surv iv re, pour vivre, tout simplement

« Tout ar t est politique, mais
je ne voulais pas surligner mon propos. Je tenais à une mise en scène fluide, au serv ice d’une narration. »

Quel élément déclencheur a en partie inspiré l’histoire d’Aïcha ?

En 2019, un fait divers a défrayé la chronique en Tunisie : plusieurs jeunes ont perdu la vie dans un accident de bus, après une sortie universitaire. Une jeune fille d’à peine 20 ans y avait miraculeusement survécu ; pour tester l’amour de ses parents, elle a demandé à sa meilleure amie de leur annoncer qu’elle était morte. Elle voulait voir quel serait l’impact de son décès sur eux… Elle leur inf ligeait une immense souffrance. Je me suis demandé pourquoi et comment avait-elle pu faire ça, alors que, dans les pays arabes, on est invité dès le plus jeune âge à sacraliser l’autorité parentale. Elle n’a pas pu tenir très longtemps ce mensonge ; dans une société très connectée, il est de plus en plus difficile de disparaître comme ça Les jour nalistes se sont emparés de ce fait divers, la jeune femme est devenue très connue, invitée à témoigner sur les plateaux télévisés. Quelques mois après, quand mon épouse et moi avons appris que nous allions devenir parents d’une petite fille, j’ai eu un déclic. Et si, un jour, ma fille me faisait la même chose ? Je ne sais par quel mécanisme, mais je me suis projeté dans cette femme et dans la douleur de ses parents, surtout de son père. C’est ainsi qu’est née l’histoire de mon héroïne, Aya, qui décide de mourir afin de se réinventer Je suis donc parti de ce fait réel, mais je ne le retranscris pas. C’est une fiction. Au début du film, Aya est employée dans un hôtel de luxe à Tozeur, dans le sud du pays. Que raconte ce contexte ?

Je voulais que mon héroïne évolue dans ce sud tunisien qui contraste totalement avec le nord, avec Tunis, la capitale, où elle se rend ensuite. L’idée était qu’il y ait un dépaysement, un vrai déracinement, une différence év idente entre son lieu de départ et d’arrivée. Certes, par son travail, Aya côtoie un

mondefaitdetouristes et ouvert surla cult uredes autres,maislesud tunisien estréputépourêtreplus conser vateur.Àtravers ce cadrededépart,jevoulais mont rer toutes leslimitesdupersonnage, spat ia les mais aussisociales. Dans cethôtel, elle estconfrontée àun luxe,à desaliments, àunmonde auxquels elle n’aura jamais accès. Ellefaitpar tiedeces habitants considérés commedes citoyensdeseconde zone dans leur ville, où tout estfaitpoursatisfaireles touristes, commeonentrouvebeaucoupdepar le monde. C’est aussimacritiqueducapitalisme de nosjours.Aya vit et évolue dans un contexte quiest complètementà l’opposé de celuidanslequelellevaseretrouver propulsée au milieu du film.Elleabeaucouprêvédela capitale,delav ille; sonaspiration, sonaventureva advenir,maisvaprendre la formed’un cauchemarplusque d’un rêve. Le film dépeint un mondedutravail impitoyableetbrutalauseindecet hôtel, où l’on licencie sansautre forme de procès…

Ma lheu reus ement, c’es tc eque l’onatousu npeu vécu pendantla criseduCov id-19,oùl’humain n’était plus import ant. Seul sles bénéfices, lesplus-va lues comptaient.C ’est très violentpourdes personnesqui se sont données corpsetâme àleurmétierde se retrouverlicenciéesdujouraulendemain.Maiscequi me choque encore plus, c’estdevoirici commentonpréfère jeter de la nourriture plutôt quedeladonnerau personneldel’hôtel, quipourraitenbénéficier.C’est terrible.C’est ma critique de la sociététunisienne, quidev ient ultra-capitaliste.

Vivant seuleavecses parents, Ayaporte sur ses épaules unegrande partie des charges financières du foyer. Qu ’affronte-t- elle au sein de sa famille ?

Emp l oyée dans un hôte l àTozeu r, l’hé roïne quit te tou tp our rejo indrel a

Cela rejointl’idée de dépa rt selon laquel le da ns une famille, surtoutdanslemonde arabe, on estcenséss’épauler, s’entraider. Chacun doit mettre la main àlapâte. Sesparents ne se rendent pascompte que, sous cetaspectnor maldes choses,ils sont en train de l’exploiter. Ayavit pour sesparents ; cetteidées’incarne àtravers de petits détails, elle doit rendre descomptes surtout, même uneveste qu’elle s’estachetée à lafriperie. Ayav it pour lesautres, elle estcomplètement soumise. Lors de tout le déroulédufilm, ce personnage adopte uneattitudesacrificielle parrapport àtoutcequ’elle fait :elle obéitàses parents,aumanager de l’hôtel, àson amant…

Et même,elleobéit auxloisdel’accident, parcequ’elle n’en estpas responsable.Ellesubit.Etlapremière vraiedécision qu’elleprend, c’estdesefaire passer pour morte. Sa léthargie prendf in avec l’accident,d’oùletit re du film quiapparaît 20 minutes aprèsledébut. Il sy mbolisecet te renaissa nce –laquelle va s’avérerplusproblématiqueque prév u. C’est le choixsymboliquedemourirpourpouvoir vivre. Dans le mondearabo-musulman, un mort devienttoutdesuite saint, on ne souillepas sa mémoire, on ne porteplusaucun jugement surlui,ilest de suitepurifié,absoutdeses péchés.C’est donc unebelle revanchesur la vieque prendAya.Non seulement

Fatm aS fa ret Nid hal Saa d i inte rprète nt le s prota go ni stes du longmétrag e.
bouil lo nn ante Tu nis

elle disparaît afin de pouvoir enfin faire ce qu’elle veut, mais en plus, grâce à sa mort, elle paie les dettes de ses parents [grâce à l’argent de l’assurance versé à ces derniers, ndlr]. C’est peut-être pour cette raison qu’elle ne sombre pas da ns la culpabilité

Palpitante, pleine de promesses et d’horizons ouverts, que représente Tunis pour votre personnage ?

Normalement, Tunis est d’abord censée incarner la ville de tous les possibles. Surtout, elle permet au personnage de se fondre da ns la masse, elle devient anonyme ; elle n’est plus reconnaissable et n’est plus jugée, là où, à Tozeur, tout le monde se connaît. Cette grande ville bétonnée est l’endroit dont elle a toujours rêvé, le lieu des libertés, là où tout se concrétise. En tant que metteur en scène, j’ai voulu montrer Tunis sous son plus beau visage au départ, comme la voyait Aya. Plus tard, la capitale devient le théâtre de sa descente aux enfers. Aya va se rendre compte que, finalement, Tunis est beaucoup plus violente que Tozeur.

Avez-vous abordé ces deux villes comme des personnages plutôt que comme des décors ?

Tozeur et Tunis sont des personnages. Il suffit de poser la caméra pour comprendre le combat de cette femme. Ville aux portes du désert, très connue, chaleureuse, touristique, Tozeur est très belle, mais je ne montre pas cet aspect-là. Je me suis mis du côté du personnage, qui voulait quitter absolument cette ville, j’ai adopté son regard, j’ai donc mont ré ses pires traits. Les spec tateurs tunisiens sont éton nés de découv rir cette image méconnue de Tozeur Quant à Tunis, au premier abord, elle est très jolie, magnifiée, l’eau est très présente quand Aya ar rive. Ce sont des villes-personnages qui racontent beaucoup sur l’état de l’héroïne, et surtout qui l’aident à se métamorphoser.

Le film offre une plongée dans les nuits tunisoises, où les jeunes s’enivrent, se rencontrent, s’amusent. Comment décririez-vous cette jeunesse tunisienne, ses rêves, ses obstacles, ses tiraillements, ses paradoxes ?

Elle pourrait être parfaitement semblable à une jeunesse européenne, sauf qu’elle est ancrée dans une réalité sociale différente, la Tunisie étant un pays musulman avec ses codes. Tunis est aussi une ville très ouverte sur l’Occident Cette jeunesse tunisienne veut être absolument libre, essayer d’autres choses, el le est aussi at ti rée pa r l’argent. J’ai un rappor t d’amour-haine avec Tunis, et plus largement avec la Tunisie, comme l’éprouvent beaucoup de Tunisiens je pense. D’un côté j’adore cette ville, l’énergie qu’elle transmet, la liberté qu’elle offre, ce juste milieu entre Orient et Occident, avec une véritable identité. Mais parfois, j’aspire à plus de liberté. Aïcha montre des violences policières, et l’intention d’un membre de la hiérarchie de vouloir étouffer ce crime. Pourquoi était- ce important de le dénoncer ?

Da ns cet élan de liberté, cette pu lsion de vie qu’Aya retrouve à Tunis, son cauchemar commence quand elle se

« Comme toutes les démocraties, la Tunisie a des fragilités. Il faut aller de l’avant. La conscience politique des jeunes est un précieux acquis. »

retrouve face à un mastodonte Durant l’écriture, c’est ainsi qu’est venue l’idée de cette affaire criminelle. Car quoi de plus impressionnant que l’institution policière en Tunisie pour une jeune fille ? C’est une entité qui broie, qui est complètement impénétrable. C’est l’antagoniste par excellence. Aya est tout de suite happée par cette affaire. Narrativement et dramatiquement, l’institution policière était le véritable obstacle pour casser cet élan de liberté. Et puis ça me permettait de confronter mon personnage à un dilemme, à un choix cornélien, et d’explorer le côté underground de Tunis. Et surtout, je tenais à dénoncer ce qu’il se passe aujourd’hui dans le pays. Af in d’amorcer une véritable révolution, il faut d’abord qu’il y en ait une au sein du ministère de l’Intérieur.

En quoi votre film témoigne des acquis de la révolution de 2011, mais aussi du chemin qu ’il reste à parcourir ?

Le chemin à pa rcourir est encore long Certains jours sont plus obscurs que d’autres, mais je reste convaincu qu’on y arrivera, à la fin. Le véritable acquis est la liberté d’expression ; on a le droit de dénoncer ou de critiquer qui on veut. Un film comme Aïcha n’aurait jamais pu voir le jour sous l’ère de Ben Ali. Comme toutes les démocraties, la Tunisie a des fragilités, et il faut continuer le combat, aller de l’avant, aspirer à une société plus juste. De même, la conscience politique des jeunes est un précieux acquis. Ben Ali l’avait complètement anesthésiée durant son règne. À son départ, il a réveillé en nous un sentiment profondément enfoui ; on s’est réapproprié la République. Et même si on stagne un peu depuis quelque temps, je reste convaincu qu’on est sur le bon chemin

De condition modeste, et en tant que femme, Aya est la cible du sexisme. « Le pays est sans pitié, surtout pour une fille comme toi », lui affirme un personnage.

Il y a un sexisme latent, même assumé ; beaucoup de progrès restent à faire pour qu’on s’affranchisse de ces dogmes réactionnaires Malheureusement, des menaces pèsent sur les femmes. On utilise les vieilles lois liberticides de l’ancien régime de Ben Ali ; par exemple, si on a un problème avec quelqu’un, il suffit de l’accuser de proxénétisme ou d’atteinte

au x bonnes mœurs. Hélas, cette loi ex iste encore, comme une épée de Damoclès sur les citoyens, en particulier les femmes. Pourquoi ce choix de tourner la scène dans laquelle Aya est violée sur une terrasse surplombant Tunis ?

Au cours des repérages, je souhaitais trouver un appartement avec un balcon donnant une vue large sur Tunis. Car je voulais que la capitale assiste à la déchéance de ce personnage. Le fait qu’elle soit violée face à la ville dont elle a toujours rêvé, c’est comme si Tunis lui rendait la monnaie de sa pièce, et lui montrait son vrai visage – une cité capable de tout, surtout du pire. C’est à ce moment-là qu’Aya touche le fond, et qu’une véritable renaissa nce peut s’enclencher Avant ce moment fondateur sur le balcon, toutes les étapes de son éma ncipat ion, de son af franch issement étaient de façade Aïcha était à un stade embr yonnaire Désormais, elle est consciente, elle comprend que pour pouvoir vivre, il va falloir tuer une part d’elle-même.

Aïcha, sor ti e en Franc e le 19 mar s.

aussi que le public puisse s’y reconnaître J’as su me mon côté fémini ste da ns le propos du film, mais aussi dans la mise en scène : je veux dépeindre les femmes sous tous leurs angles, et surtout montrer qu’aujourd’hui, en Tunisie, il y a plusieurs modèles de féminité Chacune a un statut social différent, mène son propre combat. Des hommes aussi sont victi mes d’une société machiste, réactionnaire. Et cette nouvelle génération veut se libérer de tous ces carcans. Toute mise en scène, tout art est politique, mais je ne voulais pas non plus surligner mon propos. Je tenais à une mise en scène fluide, au serv ice d’une narration, au serv ice de ce portrait de femme au singulier et de femmes au pluriel, qui se débattent dans une société où l’on essaie toujours de les cantonner à une figure de deuxième plan. Le film montre à ce sujet un conf lit générationnel entre Aya et sa mère Là où les jeunes veulent complètement se libérer de ce poids, l’ancienne génération continue à perpétuer les injustices.

Comment avez-vous choisi vos acteurs principaux ?

Et comment les avez-vous dirigés ?

J’ai découver t la comédien ne Fatma Sfar, qui inca rne Aya/Aïcha, à travers un casting classique. Issue du théâtre, elle n’avait pas d’expérience au cinéma. J’ai été happé par son magnét isme, pa r son pouvoi r de transfor mation, pa r son talent pour exprimer devant la caméra tant d’émotions contradictoires. Elle était parfaite pour ce rôle, parce qu’elle se métamorphosait. Puis, pour le rôle du policier Farès, Nidhal

Saadi correspondait parfaitement à l’image du personnage que j’avais en tête. Nidhal est une star en Tunisie, je soupçonnais son potentiel qui, à mes yeux, n’arrivait jamais à s’exprimer pleinement à la télévision Je travaille beaucoup avec les acteurs en amont du film ; je les ai castés presque un an avant le début du tournage afin de pouvoir répéter, trouver le bon ry thme, le bon ton, le bon équilibre, la bonne distance avec le personnage, entrer dans chaque détail, explorer certaines pistes pour être fin prêts au tournage. Votre réalisation est au plus près de votre héroïne. La caméra la regarde comme un sujet, et non comme un objet. Pensez-vous que la mise en scène soit aussi politique ?

Je voulais une mise en scène viscérale, organique, au plus près de mon personnage, afin de pouvoir capturer la moindre émotion, et surtout de garder un regard le plus neutre possible. En tant que metteur en scène, il est important de ne pas juger les personnages. Même s’ils sont capables de toutes les horreurs, je veux apporter cette petite nuance qui empêche de tomber dans un manichéisme, où tout est blanc ou noir, où l’on est gentil ou méchant. J’aime naviguer à travers toutes ces nuances de gris. Ne pas juger les protagonistes permet

Votre film est- il donc un hommage aux femmes tunisiennes ? L’avenir du pays est- il entre leurs mains ?

En effet, et je pense avoir été clair à ce sujet, notamment dans la scène finale au tribunal, où les quatre juges sont des femmes ; le salut de ce pays viendra des femmes. J’aspire à vivre dans une société où les hommes et les femmes seront vraiment égaux, où les femmes prendront plus de place. Il faut qu’elles occupent encore davantage l’espace pour une véritable égalité. J’espère que ces sociétés seront meilleures. Mon message est limpide à la fin du film : c’est une femme qui vient statuer et casser un cycle d’injustice et de corruption. C’est un peu ma note positive par rapport à la Tunisie, où j’espère qu’un jour la justice triomphera sur l’inégalité.

Quel est le pouvoir du cinéma ?

Je crois à sa puissa nce, mais je ne suis pas naïf pour autant Je voudrais que le cinéma ait le pouvoir de transformer les gens, mais ce n’est pas une baguette magique. Il a toutefois la faculté d’attirer notre regard sur ce qui ne va pas. Il peut pointer du doigt certaines choses C’est donc une faculté énorme, il nous permet de questionner notre vie, notre politique, notre rapport aux autres, nous-mêmes. En ce sens, le cinéma est comme un élément déclencheur.

Comment observez-vous la vitalité et la créativité du cinéma tunisien contemporain ?

Nous assi ston s à une véritable dy na mique, pérenne, depuis quelques années. On peut même parler de vague, à l’instar du cinéma iranien au début des années 2000. Des cinéastes, hommes ou femmes, offrent différents regards sur la société actuelle, des visions sur l’état du pays aujourd’hui.

C’est un magnifique témoignage de la vitalité de la Tunisie ; encore une fois, on est sur une magnifique voie ■

re nc on tr e

Salim Zerrouki

« Même si je n’y vis plus, l’Algérie m’habite encore »

L’auteur et dessinateur narre son enfance et son adolescence passées dans un pays en proie à la guerre civile, dont il essaie de rendre compte avec justesse et une part d’humour.

propos recueillis par As tri d Kr iv ian

Dans le premier tome de sa bande dessinée autobiographique, Rwama (Dargaud, 2024), Salim Zerrouki racontait son enfance en Algérie au sein de cet immeuble moderne de la Cité olympique flamba nt neuve à Alger. Avec so n re ga rd s en si bl e, so n hu mour mord ant et son tr ait ex pr ess if, il relata it le s pénu ries au quot idien, les descentes de s jeunes de la cité CNS voisine, ma is aussi les amitiés, su r fond de cl im at politique te ndu et de montée de l’intég ri sme islami ste, mêla nt ai nsi hi stoi re inti me et collec tive, politique. Da ns ce second volu me, l’ar ti ste livre ses souven ir s d’ado-

le sce nc e vé cue pe ndant la guer re civi le da ns le s an né es 1990. Alor s que son im meuble se détériore, les habita nt s tentent de cont inuer à vivre ta nd is que le pays plonge da ns une violence inou ïe, la société se trouva nt pr ise en tena ille entre les assa ssinat s, les ma ssac res de ma sse et at tent at s perpét rés pa r les terror istes isla mistes comme le GIA, et leur traque, la répression par les forces de sécurité de l’État Dans un tel contexte, comment vit-on les préoccupations propres à l’adolescence, comme avoir un look à la mode, vivre ses prem ières ex périences amou reuses, éc happer à l’autorité parentale, rêver à son avenir d’artiste ? L’auteur fait le récit de cette période complexe dans cet ouvrage très documenté, où la légèreté et le rire côtoient l’effroi et l’horreur.

Né en 1978, Salim Zerrouki a suivi des études de design graphique aux Beaux-Arts d’Alger et a travaillé dans la publicité. En 2006, il s’installe en Tunisie ; après la révolution de 2011, son blog de caricature satirique, Yahia Boulahia, alerte sur la montée de l’islamisme dans ce pays Sa première bande dessinée, 100 % bled , comment se dé barrasser de nous pour un monde meilleur (LHE/Encre de nuit, 2018), pointe avec un ton corrosif les maux des sociétés maghrébines ; Comment réussir sa migration clandestine (LHE/Encre de nuit, 2021) dénonce, à travers l’humour noir, la politique migratoire européenne

AM : Les deux tomes de votre bande dessinée racontent votre enfance et votre adolescence en Algérie de 1975 à 20 00. Que désigne le titre, Rwama ?

Sa lim Zerrou ki : C’est l’im meuble da ns lequel j’ai grandi. Il a été constr uit pour les Jeux méditerranéens de 1975 au sein de la Cité olympique, et a hébergé les coopérants – des professeurs venus de Cuba, de l’ex-U RSS, d’Al lemagne de l’Est – pour enseigner le sport à l’Institut des sciences et des technologies du sport. Des Algériens logeaient aussi dans cet immeuble, mais comme la plupart des habitants avaient des visages d’Occidentaux, il a été surnommé « Rwama », qui veut dire « Français » en algérois. Tout Occidental était associé à l’ancien colonisateur français. Quand les coopérants sont partis, on a continué à nous appeler Rwama. Très moderne, ce bâtiment détonnait dans le paysage. Puis il a commencé à se délabrer très rapidement. À travers la vie de cet immeuble et sa détérioration, je raconte l’Algérie, l’évolution de la société, et comment elle plonge, elle aussi. Dans le tome 2, vous racontez la guerre civile en Algérie, que vous refusez de nommer « la décennie noire » – appellation qui tend à masquer la réalité des faits, d’après vous. Quelle importance les mots ont- ils ici ?

Ce terme « décennie noire » est faux et réducteur Ce choix d’appellation n’était pas anodin, il a été utilisé pour amoindrir les faits. Pendant longtemps, ce que nous av ions vécu n’était pas une guerre civile pour moi. Ce n’est que récemment, en me plongeant dans la documentation historique pour concevoir cette bande dessinée, que j’ai pris la mesure de la violence des événements Nous mentir, nous dire que c’était une décennie noire, ça ne raconte pas ce qu’il s’est passé, le bilan très lourd – entre 150 000 et 200 000 morts, entre 7 000 et 20 000 disparus, des dizaines de milliers de torturés, plus d’un million et demi de déplacés… J’ai consulté différentes pages Facebook algériennes très populaires et, quand une image issue des années 1990 est publiée, des Internautes, surtout des jeunes, commentent ainsi : « Lors de la cr ise sécuritaire… » Ça m’a frappé. Avec le temps, une décennie noire peut facilement devenir une crise sécuritaire Or, si une guerre civile est nommée comme telle dès le début, elle ne deviendra jamais une crise sécuritaire. Lire ce terme « guerre civile » m’a soulagé : toutes mes séquelles issues de la guerre sont devenues légi-

« Au début, je ne voulais pas creuser autant la dimension politique, et plutôt me concentrer sur le social. Mais c’était indissociable. »

times. Le pouvoir algérien est accusé de crimes de guerre sur le site du Tribunal permanent des peuples, et il a voulu masquer ça en décennie noire. En quoi est- ce important pour vous de transmettre cette histoire ?

Les jeunes ne la connaissent pas, l’ État ne va pas la mentionner. Déjà dans le tome 1, je raconte les émeutes du 5 octobre 1988 – des jeunes révoltés par les différentes pénuries et les injustices se sont soulevés dans les rues d’Alger. Les forces de sécurité de l’État, des militaires, ont tiré à balles réelles sur les manifestants. Le bilan de cette révolte populaire est un vrai carnage : 500 morts. Aujourd’hui, la politique du régime algérien est de jouer sur la mémoire, sur l’amnésie, de faire en sorte d’amoindrir les événements, et appelle officiellement ces faits « les manifestations d’octobre 1988 ». Les jeunes ne les étudient pas, ne les apprennent pas en cours d’histoire. Il faut chercher dans des témoignages, dans des livres, pour accéder à la réalité de ce qu’il s’est passé. Plusieurs personnes m’envoient des messages qui me font vraiment plaisir, en me disant que je laisse un legs pour les enfants, car cette histoire n’est mentionnée nulle part Ils considèrent ma bande dessinée comme un travail sociologique. J’ai soumis mes planches à des historiens, car je tenais à être juste.

Votre immeuble était situé à côté de la cité CNS.

En quoi ces quartiers différaient-ils ?

La cité CNS était très popu la ire ; c’étaient des ba rres d’immeubles constr uites pa r la France colonia le Da ns les années 1970, l’Algérie était socialiste, les autorités encourageaient la croissance démographique. Surpeuplée, cette cité hébergeait la plupart des employés de la police, des familles

nombreuses. À part un stade de foot, il n’y avait rien Les familles étaient pauv res, non pas en raison du salaire, mais parce qu’elles étaient composées de nombreux enfants, d’un aïeul, d’une tante, etc. La cité CNS dénotait avec la nôtre, peu peuplée, dotée de nombreuses commodités – jardins, bac à sable, stade de foot… À travers cette différence entre les deux quar tiers, entre les enfants, cette conf rontation, je raconte aussi le pays.

Comment se passe la conception de votre bande dessinée ?

J’écris d’abord l’histoire, puis je commence à dessiner. Le projet a beaucoup évolué Au début, je ne voulais pas creuser autant la dimension politique, et plutôt me concentrer sur le social. Mais c’était indissociable Je me suis beaucoup documenté. Les sources du Tr ibunal permanent des peuples ont tout changé, et m’ont rassuré dans ma démarche [D’après la Ligue des droits de l’Homme, le Tribunal permanent des peuples est un tribunal d’opinion agissant de manière indépenda nte de s État s, qu i ré po nd au x de man de s de s co mm unautés et de s peuple s dont le s droits ont ét é vi ol és Le s se nt enc es prononcées sont remi se s à dif férentes in stances (Parlem en t eu rop ée n, Co ur européenne de s droits de l’ Hom me , co mm is si on s de l’ON U, etc.), nd lr.] Je n’avance pas des faits sans les avoir vérifiés avant. Avant que les violences surgissent, comment cette enfance vous a-t- elle forgé ? Pour moi, c’était une enfance heureuse : c’était génial, on s’amusait ! On fabr iquait nos jouets et nos jeux nous-mêmes dans cette Algérie dépour vue de tout ; on était débrouillards, on s’occupait comme on pouvait. Il n’y avait qu’une seule chaîne de télévision, qui diffusait un dessin animé par jour, mais on ne restait pas à la maison – jusqu’à ce que l’insécurité grandisse, et que mon père limite mes sorties… Votée en 20 05, « la charte pour la paix et la réconciliation nationale » interdit toute poursuite judiciaire à l’encontre des forces de sécurité de l’État et des terroristes repentis, comme vous l’écrivez. Son ar ticle 46, que je ment ion ne, est clai r : « Est puni d’un emprisonnement de 3 ans à 5 ans et d’une amende de 250 000 DA à 500 000 DA, quiconque, par ses déclarations,

écrits ou tout autre acte, utilise ou instrumentalise les blessures de la tragédie nationale pour porter atteinte aux institutions de la République algérienne démocratique et populaire, fragiliser l’État, nuire à l’honorabilité de ses agents qui l’ont dignement serv ie, ou ternir l’image de l’Algérie sur le plan internat iona l […]. » On peut pa rler de cette guer re civile, mais en corroborant la version étatique Il faudra seulement mentionner que ce sont les terroristes islamistes qui l’ont faite, mais ne pas parler des forces armées de l’État Cette loi d’amnistie a été conçue pour ne pas juger ces forces, le régime algérien, pour épargner tous les cr iminels de guer re Ma ba nde dessinée ne peut donc pas être distribuée en Algérie, et aucune librairie ne prendrait le risque de la vendre

En quoi la répression sanglante du 5 octobre 1988 a-t- elle ouvert une brèche pour l’islamisme ?

Le régime, les militaires, la police ont tort uré de ma nière disproport ionnée la jeunesse. Submergés par cette révolte, ils ont fait appel aux imams salariés de l’État pour ca lmer les jeunes, leur de ma nder de ne pa s sort ir, de ne pa s casser, faire les prêches du vend redi, etc À ce moment-là, l’islam politique est entré en jeu. Un e pe tite ba se d’isla mi stes ex is ta it déjà , ils en ont prof ité pour pr endr e de l’ampleu r, notamment à travers le parti du Front islamique du salut.

Rwama : Mon e nfance en Al gé ri e (1975-1992), to me 1, Da rg au d, 20 24 , 176 page s, 23,5 0 €

Ces prêches s’adressaient-ils à des jeunes livrés à eux- mêmes ?

Da ns la cité voisine CNS, oui. L’Algérie de Chadli Bendjedid [président de 1979 à 1992, ndlr] était corrompue. La plupart des enfants ne réussissaient pas leurs études ; s’ils étaient renvoyés de l’école, ils se retrouvaient dans la rue, livrés à eux-mêmes, sans alternative. Il y avait du chômage, des injustices, de nombreuses pénuries alimentaires. Ceux qui faisaient partie du FL N, le parti au pouvoir, constituaient une oligarchie et ne s’en cachaient pas. Il y avait deux Algérie : une pauv re et une riche. La révolte populaire a éclaté le 5 octobre 1988, portée par cette rage, cette colère, ce ressentiment liés à l’injustice, à la faim

Pour vous, l’assassinat de Mohamed Boudiaf, président du Haut Comité d’État, le 29 juin 1992 marque le début de la guerre civile ?

Oui, c’est une date sy mbolique pour moi, même si la violence était montée crescendo avant, avec l’arrêt du processus électoral et l’état d’urgence proclamé le 9 février 1992. Il y a aussi eu cette bombe qui a explosé dans l’aéroport d’Alger [le 26 août 1992, l’attaque à la bombe perpétrée par des terrori stes islami stes à l’aéroport international Houari-Boumediène d’Alger fait neuf morts et 128 blessés, ndlr] Je me souv iens de ces images atroces, horribles, diff usées à la télévision. C’était la première fois que l’on était confrontés à la guerre. Puis la violence est montée très vite, et on s’est habitués très vite aussi.

Vous racontez ce climat d’insécurité où, peu à peu, de la paranoïa, on bascule à la psychose… Oui. Mais sur le moment, je ne m’en rendais pas compte J’en ai pris conscience plus tard, à la fin de la guer re civile, et une fois confronté à d’autres nationalités. Quand je suis arrivé en Tunisie en 2006, je me suis aperç u que, dans un ca fé ou dans la rue, j’étais le premier de mes amis à remarquer un vol, une bagarre, un accident, et de très loin… Inconsciem ment, je surveillais tout. C’est là que j’ai compris que je portais un trauma J’ai mis du temps à laisser aller les choses. Quand on le vivait, on ne s’en rendait pas compte, ça nous semblait normal, c’était notre quotidien. Des spots télévisuels nous demandaient d’êt re at tent ifs, de survei ller des bombes, on nous rapportait des faits d’assassinat tout le temps. Et comme on était jeunes, on s’adaptait très vite. On pouvait discuter de tout et de rien en surveillant notre env ironnement en même temps. C’est aussi la force et la complexité de votre bande dessinée : entre les pages relatant des événements d’une violence inouïe, votre adolescence qui pourrait être comme les autres se déroule. Vous décrivez vos préoccupations, typiques de cet âge – avoir un look à la mode comme dans une série américaine pour se faire accepter dans le groupe, les parties de baskets, la volonté de plaire aux filles, l’éveil et la découverte du désir…

lescent, nos seules préoccupations sont d’être beau, de plaire aux nanas, d’avoir une petite amie, de porter des Nike comme les autres. Je voulais raconter ça, aussi. La guerre civile sév issait, atroce, mais nous, on essayait de vivre à peu près normalement. On savait qu’il y avait le couv re-feu. J’essayais de regarder la télé quand je pouvais en cachette, de faire le clown au lycée, de trouver des bandes dessinées à lire et, en même temps, des bombes explosaient, des fumées s’élevaient dans les alentours…

Vous racontez comment votre professeur d’éducation religieuse vous terrorisait au sujet de la sexualité :

« Dieu sera sans pitié avec ceux qui feront du sexe avant le mariage », assénait- il.

C’était un fou ! Il voulait absolument nous ef frayer en nous racontant des histoires sordides. Pour moi, la religion est un moyen de faire peur On s’en fichait, on était ados, on ne pensait qu’aux nanas. Mais lui, son obsession était que nous restions vierges jusqu’au mariage, et qu’on ne se touche pas. Il n’aimait pas la mixité, alors pour l’embêter, en classe, on se mélangeait. Les filles mettaient des décolletés On était rebel les. Il nous avait dit pa r exemple qu’un homme avait le droit de taper sa femme si elle lui désobéissait J’étais tellement choqué.

Rwama : Mon adole scence en Al gérie (1992-20 00), to me 2, Da rg au d, 2025, 192 pa ge s, 23,95 €

Dans mon collège de « tchitchi » [f il s à papa, ndlr], tout le monde était sapé comme dans la série américaine Beverly Hill s 90210. Moi, je n’avais pas le droit de regarder la télé, ni de sortir, ni de m’habiller comme je voulais. Quand on est ado-

À la fin du tome 2, vous écrivez : « À 21 ans, j’allais enfin pouvoir avoir 13 ans et expérimenter la vie. »

Tous les Algérien s de ma génération se sont construits de cette manière, avec di x ans de reta rd. On a vécu ces an nées sa ns les vivre. Le couv re-feu a duré cinq ans, je crois. À 21 ans, l’adolescence a pu enfin commencer, et nous rattrapions le temps perdu. On a fait les quatre cents coups, portés par un sentiment d’urgence, de liberté, d’insouciance.

J’étais assoiffé de connaître l’Algérie, de la visiter, parce qu’à cause de la guer re, on ne pouvait pas trop bouger dans le pays. C’était dangereux. Je n’avais jamais assisté à un concert non plus.

L’humour est très présent dans vos ouvrages. Pourquoi ?

Parce que j’ai vécu ces années-là avec humour. Je ne me voyais pas raconter cette histoire autrement. Je ne l’ai pas vécue comme une tragédie Sauf les assassinats, bien sûr. Mais pour les aléas du quotidien, l’humour nous a un peu permis de survivre. Déjà, on était relativement protégés, car on vivait sur les hauteurs d’Alger. J’ai utilisé l’humour comme à chaque fois, pour dédramatiser un peu. Les pages de drôlerie alternent avec des gifles de violence ; je les ai vécues ainsi, je rigolais, puis la guerre me ramenait à la réalité.

Vous évoquez aussi les moyens que trouvaient les jeunes couples pour se rencontrer, partager un moment d’intimité librement, dans les khreches (« buissons impénétrables »)…

À la Cité olympique, chaque jeudi après-midi, on voyait des couples arriver dans ces khreches avec des roses à la main. C’était très drôle. Dans la capitale sans cœur, entre la crise du logement et le chômage, les gens étaient obligés de trouver des solutions pour s’aimer librement. Pour avoir une relation avec le sexe opposé, il fallait se marier Mais on ne patiente pas jusque-là. Ceux qui avaient des voitures s’y retrouvaient, mais la plupart allaient dans les khreches. Nous, les jeunes, on pouvait encore patienter, ou on cherchait d’autres solutions, plus ou moins glauques. Les khreches restaient dangereux – non seulement ils attiraient des pervers, mais surtout, avec la guerre civile, c’était risqué de s’éloigner

Lorsque vous vous rendiez à Tlemcen chez votre grand-mère pour les vacances, c’était un trajet effectué dans la peur à cause des faux barrages dressés par les terroristes.

Nous traversions l’intérieur du pays, les montagnes… Les terroristes se postaient dans les maquis C’était vraiment des paysages de guerre : chars, militaires, sacs de sable, carcasses de voitures ou de bus… Dix heures de route très effrayantes. Mais on a continué à vivre, c’était comme ça

Adolescent, vous découvrez les bandes dessinées de l’auteur et dessinateur algérien Aïder Mahfoud. Est- ce lui qui vous a donné envie de vous lancer dans le 9e art ?

En grande partie, oui. Il me faisait vraiment rire avec des mots algériens, ce fut une libération Car entre le français et l’arabe littéraire, j’avais comme le sentiment de ne pas exister.

Lire une bande dessinée dans ma langue maternelle, que je chérissais mais qui était reléguée, représentait pour moi une forme de reconnaissance, une validation. J’ai adoré, j’empruntais ses mots, ses dessins.

Comment avez-vous abordé la représentation de la violence ? Dans votre bande dessinée, les criminels apparaissent sous la forme de créatures hybrides, entre l’animal et l’humain.

Comme dans le tome 1. À l’époque de Chadli, quand des violences dans la rue éclataient, des documentaires animaliers étaient diff usés sur l’unique chaîne nationale. Donc je raconte le 5 octobre 1988 avec un documentaire animalier. Pour représenter la violence de cette guer re civile, dans le tome 2, j’ai aussi utilisé ces animaux, qui évoluent vers l’humain – des loups pour les terroristes islamistes et des hyènes pour les unités de sécurité de l’État. Je relate la violence avec des mots, je ne voulais pas le faire de manière frontale avec le dessin, mais de façon plus abstraite.

Souhaitiez-vous nourrir votre propos en recueillant des témoignages ?

« La bande dessinée permet de faire passer des messages, d’aborder des sujets lourds, violents, de manière plus accessible. Je suis engagé dans mon ar t. »

J’ai essayé. Les gens ne voulaient pas parler Ils craignent d’évoquer ces années-là, qu’ils relient au kidnapping. Rappelons qu’actuellement, en Algérie, on recense plus de 200 prisonniers d’opinion ; le régime règne avec cette peur. Le peu de témoignages que j’ai recueillis étaient vagues. Et je ne pouvais pas le faire frontalement – moi-même j’avais peur

Question vaste et difficile : vos recherches vous ont-elles aidé à comprendre pourquoi tant de violence avait ainsi gagné le pays ?

Non, et je ne me l’ex pl ique toujou rs pa s. Lors de la répression de la révolte d’oc tobre 1988, les forces ar mées ont employé sur les jeunes les mêmes techniques de torture que celles utilisées par l’armée coloniale française pendant la guerre d’Algérie – la gégène, etc. Il y a sans doute quelque chose à psychanalyser à ce sujet Mais si on ne sait pas pourquoi c’est allé aussi loin, on sait toutefois de quelle manière. La violence a monté crescendo, c’était une spirale, des représailles incessantes, une surenchère.

La colère et la révolte sont- elles des moteurs créatifs à l’origine de votre coup de crayon ?

Je ressens de la révolte, de la rage envers l’État par rapport à toutes les injustices que j’ai subies en tant qu’A lgérien. J’exprime des choses que j’ai sur le cœur. La bande dessinée permet de faire passer des messages, d’aborder des sujets lourds, violents, de manière plus accessible. Je suis complètement engagé dans mon art. Tant qu’il y aura cet article 46 et des détenus d’opinion en Algérie, je n’y retournerai pas. Mon lien avec ce pays est compliqué. Même si je n’y vis plus, il m’habite encore, je n’ai pas le recul pour savoir si je m’en suis détaché ou pas, si je m’en fiche ou pas. ■

Trajectoired’une icône

Depuis sa performanceremarquée àlacérémonie d’ouverture desJOdeParis,elleest l’artistefrançaise la plus écoutée dans le monde. Sa première biographie vientdeparaître, racontant l’ascensionfulguranted’une star àl’influencedésormais planétaire.

C’est historique.Àl’heure où nous écrivons ceslignes, le clip officiel de sontitre phare« Djadja », sorti en 2018,v ient de dépasser le milliard de vues surYouTube. Thierr yCadet,journaliste musical français,chroniqueur surSud Radioetprésentateursur M6 music, racontedans Aya l’ascensionf ulgurantedelapetitemalienneAya Danioko, néeàBamakole10mai 1995,aînée d’une fratriedecinqenfants.Ellegrandit àKaï dans une familledegriots. Elleécoutesamère chanter, et confiera plus tard quec’est elle quil’a inspirée dans sa carrière. Très vite,ses parents quittent le Mali pour s’installer en banlieue parisienne,àAulnay-sous-Bois. Àl’école,ellerêvasse. Soninstitutrice s’inquiète,car la jeunefillechantetoutletemps et semble un peu trop sûre d’elle.Idemaucollège. Aprèsdebrèves études de modéliste, elle décide,poussée parses sœurs et descopines,de partager seschansonssur les réseauxsociaux.Des milliersde likes plus tard,elle trouve un studio et un ingénieurduson quiacceptent de l’aider. Elletrouveunnom de scènedanslasérie américaine Heroes,empruntantcelui du Japonais capabledevoyager dans l’espace-temps.Nakamura, c’estprémonitoire.Aya entame unecarrière fulgurante, planétaire.Sur fond de musiqueurbaine, elle crée un langage, desmots, étonnant mélange d’expressions bambaraou venant du nouchi ivoirien et du parler de banlieue.Ettouteune génération s’yreconnaît. En 2018,ellesortletube« Djadja ». Avec son look hy per-travaillé, soncaractère réputé bien trempé,elle inspire lesjeunes, plaîtà tous,mêmeaux moinsjeunes. Elledev ient unesorte d’icônedel’intégration.C’est elle

Aya, hierry Cadet, Archipel, 92 pages, 9 €.

A Th C l’A 19 19

queleprésident français Emmanuel Macron choisitpour chanteraveclechœur de l’arméefrançaise surles bords de la Seinelorsdelacérémonie d’ouverturedes Jeux olympiques2024. Sa prestation déchaîneles passions, positivesounégatives,notamment dans lesrangs de l’extrêmedroite, quivoient en Ayal’incarnation du maletl’effondrementdes valeurs d’uneFrance réactionnaire. Aya, elle,elleavance. La tête haute. Elle aprisenmainsacarrière mondiale.Seule dorénavant. Elleadécidédesepasserd’agent.L’ouv rage de Thierr y Cadetest la première biographie de la star. Nous en avonssélectionné iciquelques extraits.Sur sa vieet aussisur sa musique. Surlechemindéjàparcourupar l’artistefrançaise quin’a même pasencore30ans,mais quiest aujourd’huilaplusécoutée dans le monde. ■

Une en fa nce au Mali

Aya Nakamura, née Danioko, voit le jour le 10 mai 1995 à Bamako, la capitale et la plus grande ville du Mali. En ce printemps 1995, parmi les plus célèbres artistes maliens, Salif Keita a déjà publié trois albums, Amadou et Mariam sont unis à la scène comme à la ville depuis une quinzaine d’années, Rokia Traoré enregistre ses premiers morceaux sous la direction artistique d’Ali Farka Touré, et Fatoumata Diawara n’a que 13 ans et passe encore le plus clair de son temps sur les bancs de l’école En France, Céline Dion est numéro 1 avec « Pour que tu m’aimes encore ». C’était au siècle dernier. Vingt-neuf ans plus tard, Céline Dion et Aya Nakamura sont les seules artistes féminines francophones à cumuler près de 3 milliards de vues chacune sur YouTube.

Issue d’une famille de griots, Aya est l’aînée d’une fratrie de cinq enfants (suivront trois filles et un fils). En Afrique, un griot (aussi appelé barde) est membre de la caste des poètes musiciens ambulants, un conteur qui transmet oralement l’histoire et la littérature de son pays, l’empire du Mali, en s’appuyant sur des devinettes et des proverbes, et pour qui la tradition du chant est très importante. Il se rend partout, à toutes les grandes occasions, et son rôle se transmet de génération en génération, de père en fils, même s’il existe aussi des femmes qui le pratiquent, et qu’on nomme griottes. Domiciliée à Kaï, une commune du Mali, dans le cercle de Kadiolo et la région de Sikasso, la petite fille baigne donc depuis sa plus tendre enfance dans la culture de son pays, et notamment dans la musique.

« Ma mère est griotte Elle chantait, elle contait dans ma langue. Étant petite je la regardais chanter. Elle avait un bon flow », dit-elle à Laurent Delahousse sur le plateau de « 20 h 30 le dimanche » en 2019 « Ma mère a eu un rôle très important dans la poursuite de ma carrière. Mais aussi dans le désir de devenir chanteuse. C’est vraiment elle qui m’a guidée dans cette voie-là. Étant petite je l’ai toujours regardée chanter, et faire ses mélodies magiques, aller dans les aigus et dans les graves, des flows incroyables ! Ça a joué sur mon timbre de voix, et ça vient de ma maman. »

Même si elle avouait lors d’une conférence de presse en Afrique que cette dernière ne croyait pas en elle, s’était souvent inquiétée et ne l’avait pas toujours soutenue. « Mais aujourd’hui, elle est fière de moi. C’est mon mentor, c’est elle qui me conseille et elle est toujours présente lorsque j’ai besoin d’elle. » Son père ? « Il est d’une génération qui a grandi en Afrique. C’est un père mais aussi un homme. Il sait comment les hommes regardent les femmes » Être une chanteuse, c’est être exposée aux yeux des hommes.

En 1995, la démocratie s’est installée au Mali depuis seulement trois ans après plusieurs années de tourmente politique. À Bamako, le choléra fait son apparition et va toucher des milliers de Maliens, alors qu’en mai Jacques Chirac remporte l’élection présidentielle Très vite, la famille Danioko quitte l’Afrique pour rejoindre la Seine-Saint-Denis, à Aulnaysous-Bois, au sein de la cité des 3 000 dans le quartier de La Rose-des-Vents À seulement 10 km de Montreuilsous-Bois, deuxième ville malienne après Bamako, à plus de 4 000 km de là. Surnommée Bamako-sur-Seine, Montreuil oscille entre mémoire et avenir, immigration et intégration… Un lieu de création à part, méprisé par certains comme étant un terreau de la criminalité. Son père est barman à l’aéroport de Roissy, et sa mère reste au foyer. Aya y est choyée et adorée, même après la naissance de ses cadets. Avec son père, les relations sont plus tendues.

Le 26 septembre 2023, lors de la Fashion Week parisienne, à la soirée Lancôme X Louvre.

Aya n’a jamais cessé de noircir des carnets entiers de textes, et de poser des mélodies R’n’B sur les mots. « Karma » fait partie de ses premiers titres Si ses sœurs craquent à force de l’entendre hurler ses chansons à longueur de journée dans l’appartement d’Aulnay, les réseaux sociaux vont lui offrir la chance de faire connaître ses créations.

Facebook, puis YouTube. Des milliers de vues et de pouces bleus plus tard, ses sœurs lui conseillent d’aller dans un studio et d’enregistrer ses chansons. Aya n’a aucune idée de la façon dont on enregistre Grâce à des amis, elle trouve un studio et un ingénieur du son qui acceptent de l’aider. Elle écrit ses chansons chez elle, et prend ensuite le RER pour aller rejoindre la Seine-et-Marne Seulement voilà, il lui faut un nom de scène. Et pas question pour elle, très discrète sur sa vie privée, de prendre son nom de famille. Son goût pour les séries télévisées l’aide à trouver son nom d’artiste. Nakamura n’est autre que celui d’un personnage de la série américaine Heroes, créée par Tim Kring. Le sy nopsis met en scène le professeur Chandra Suresh qui défend une théorie selon laquelle l’homme n’utiliserait que 10 % des capacités de son cerveau. Certaines personnes seraient en ce moment même en train de développer les 90 % restants et d’acquérir des pouvoirs surnaturels. À Tokyo, le Japonais naïf et maladroit Hiro Nakamura découv re qu’il est capable de se téléporter et de voyager dans l’espace-temps. Les saisons 1 et 2 sont diff usées à partir du 30 juin 2007 en prime time sur TF1, puis rediffusées sur France 4 en 2010 La série est un succès. Aya est fascinée. De tous ces héros, Hiro Nakamura est son préféré, elle choisit donc de lui rendre hommage en adoptant son nom. Aya Nakamura est née !

Le phénomène

« Djadja »

Mais comment est né « Djadja » ?

Ses beatmakers racontent dans le podcast « Into the Track » pour le site Melt y l’origine de ce tube qui va traverser le monde. Ils décortiquent étape par étape la création de cette chanson qui a changé leur vie et celle d’Aya Nakamura. « Quand on a composé “Djadja”, on n’était pas en mode “tube”. C’était même un accident je pense », confie en riant Machynist, 30 ans, originaire de la ville de Poitiers « C’était en mode “malgré nous” : genre on nous a forcés à le faire. Faut le faire, vas-y on le fait, tiens, ton son. » « Mais on le fait bien quand même », souligne avec humour Some-1ne, 23 ans, issu de Plaisir, une commune

des Yvelines en région parisienne Aloïs Zandry, 32 ans, originaire de Viry-Châtillon dans l’Essonne, se souv ient qu’Aya a posé son texte de « Djadja » sur une autre prod’. « Elle a posé tous les gimmicks, tous les trucs principaux, et en écoutant le son, on a trouvé ça super efficace, mais pas la prod’. Ça n’allait pas. Du coup, je me suis mis de côté, et j’ai commencé à jouer des drums Comme je savais que c’était quelque chose de dansant, je suis parti sur une rythmique simple avec le pied ou le kick. C’était un mouvement droit, comme dans la techno, le reggaeton ou la musique africaine. Ensuite, je crois que bêtement j’ai mis des claps ; et ensuite, j’ai enchaîné par une simple ligne de percussions. Par la suite, j’ai laissé ça traîner parce que je ne savais pas comment continuer. »

Pour Some-1ne, lui et ses amis étaient vraiment nouveaux dans ce genre-là « parce que de base on faisait tous des sons différents, de la trap à la funk, mais sauf le “Aya” », avouant ne pas s’être posé beaucoup de questions. « Ça sonnait bien, c’était cool On a juste fait comme on le sentait. »

Le lendemain, tous s’y remettent, la tête fraîche. Some1ne enchaîne avec les accords : « J’ai composé, j’ai utilisé un pluck assez tropical, assez vacancier, qui fait penser au soleil Je n’avais aucune idée de si c’était dans les normes ou pas. Vu qu’on avait l’a capella, on pouvait facilement construire dessus, rajouter des nappes, des couches de sy nthé Et puis y a un PA D qui est une nappe que j’appelle le “PAD magique” qui arrive au pré-refrain sur “Putain mais tu déconnes/c’est pas comme ça qu’on fait les choses”. C’est planant, en mode cloud, PNL. Après, sur le refrain, y a juste une basse simple qui s’est ajoutée. Ça va droit au but. » « Et après la deuxième partie du refrain, y a la guitare, et je crois que c’est ça qui tue tout le monde ! », s’exclame

Aloïs. « Y avait un débat : zumba ? Pas zumba ?

Est-ce que ça fait trop cliché ? Trop chaloupé, dansant, avec une guitare qu’on entend déjà dans tous les sons… » Un point final est réalisé avec les impacts. Cet effet que les DJ aiment tant, quand les débuts de son sont marqués par un kick ou une batterie ; ce qui leur permet de caler le morceau plus facilement avec un autre. « Du coup, y a un impact qui sort de nulle part, en mode on ouvre une porte : “Welcome to Nakamura.” Genre blind test. »

« En fait, quand on écoute maintenant, on sait que c’est une dinguerie qui a “matrixé” le peuple, mais à l’époque, on était perdu. On était vraiment en mode flemme. » « Après, ça nous a complètement dépassés », avoue Aloïs Zandry

« Un son comme “Djadja” ça change énormément la vie d’un beatmaker. Le regard des proches change. Même au sein du game des beatmakers, on commence à être plus respecté DR

On nous demande de l’aide, des serv ices, des conseils, alors qu’on n’a pas changé ! On est toujours les mêmes, c’est juste que le son a marché ! Mais tout ce qu’il y a autour change »

Nakamura

« C’est la vie, c’est la célébrité, y a toujours des gens qui vont parler », commente Aya Nakamura face à Léna Situations.

« Sur les réseaux, c’est beaucoup de comptes fake Y a pas de photo de profil, et eux ils vont te lâcher tout ce qu’ils ont dans le ventre. Plus tu as de rageux, et plus ça veut dire que tu commences à monter Prendre du recul, être bien entourée, c’est le plus important. »

Interrogée dans Clique Dimanche sur le déferlement de haine, et notamment les insultes racistes qu’elle subit sur les réseaux, Aya déclare : « Je ne pense pas que la France soit raciste, mais c’est vrai que si je vis à la campagne et que je ne regarde que BFM, je suis raciste. Il y a trop de clichés véhiculés sur les quartiers. Certains craignent les minorités parce qu’ils ont des idées reçues. Et je ne leur en veux même pas. C’est pourtant une richesse d’avoir plusieurs st yles de personnes dans sa vie. Je pense juste que la France n’est pas habituée à voir une fille à la peau noire chanter, s’aimer, faire la belle et s’assumer totalement. J’ai reçu des critiques dans lesquelles on me comparait à un homme, on me disait : “Pour qui tu te prends ? Enlève tes faux cheveux, tu te maquilles trop”, alors que je m’assume. » Et de répondre aux haters : « Je mets des faux ongles, des faux cils, des mèches Je kiffe, je suis la meuf pas naturelle, mais tu ne peux pas m’en vouloir, je suis comme ça. » Aya considère que sa couleur de peau constitue un obstacle supplémentaire, que c’est plus difficile parce que le grand public a encore du mal à l’accepter. Petite, elle écoutait Lorie ou Amel Bent. « Je n’ai jamais vu une fille noire à la télé en me disant : “Je veux être comme elle car je m’identifie.” Alors aujourd’hui, quand des petites filles me disent : “Je kiffe ta musique, j’aime trop comment tu es parce que tu te kiffes”, ça me donne une certaine confiance en moi. Une meuf qui parle aux meufs, cela a manqué au public. Pendant longtemps il n’y avait plus que des rappeurs qui cartonnaient. Depuis Diam’s, plus personne ne parle aux filles, même si je ne me compare pas à elle car nous n’avons rien à voir Je suis une des premières renois arrivées à ce niveau-là. » Pour Fred Musa, l’animateur de Planète rap sur Skyrock, la frontière est fine : « Je mets dans le rap des artistes comme Aya Nakamura, qui ne sont pas des rappeuses bien évidemment, qui sont plus côté chanteuse, mais qu’on résume sur le côté urbain Pour certains c’est la variété d’aujourd’hui, elle va avec la danse et le hip-hop. »

Un

bébé et une affai re judiciai re

Elle s’appelle Ava. Le 6 janv ier 2022, Aya Nakamura annonce sur son compte Instagram qu’elle était devenue mère pour la seconde fois « Baby mama 2.0… Dieu merci », a-t-elle simplement écrit en légende. Aya Nakamura a gardé sa grossesse secrète Elle était enceinte de quelques semaines au moment de la sortie du single « Bobo », ce qui explique en partie son retrait médiatique Quelques minutes plus tard, Aya publie en stor y Instagram un premier cliché de sa petite fille, dont le visage est caché par un émoji, avant de dévoiler l’identité du père, Vladimir Boudnikoff, dans sa stor y suivante, accompagnée d’une photo d’elle et lui prise sur le tournage du clip de « Bobo », sous le soleil du Cap-Vert, et légendée « Mom and Dad ».

Lui-même partage aussi la nouvelle sur son compte Instagram. L’arrivée de la petite sœur d’Aïcha vient donc agrandir la famille Nakamura. Ava, qui est une fusion de « Aya avec le V de son père ».

Vladimir Boudnikoff, ce producteur de 33 ans, est une figure bien établie dans l’industrie musicale, pour avoir notamment collaboré avec des artistes tels que Mammout, Oboy ou Sam Poète. Sa rencontre avec Aya s’est faite lors d’une collaboration avec le label Studio Vova. Il est crédité au succès du clip de « Pook ie », dont il a assuré la réalisation. C’est en novembre 2020 que leur relation a été rendue publique, mais des allégations de tromperie à l’égard de Vladimir Boudnikoff ont circulé sur les réseaux sociaux. Bien qu’il ait nié ces dernières, le couple s’est brièvement séparé, avant d’être vu à nouveau ensemble le jour de la Saint-Valentin l’année suivante.

Cette deuxième grossesse a renforcé son despotisme Aya a congédié tous ses managers Depuis, elle gère sa carrière comme elle l’entend. Un choix radical, en partie motivé par l’ultimatum que lui avaient imposé ses collaborateurs lorsqu’elle était enceinte d’Ava. « Quand je suis tombée enceinte, ça leur posait un problème, ils voulaient que je fasse un choix entre maman et chanteuse. Moi, je ne voyais pas le problème. Ils voulaient presque que je cache ma grossesse. » Aya s’est alors occupée d’elle de A à Z, devenant sa propre manageuse, « c’est moi qui décide, moi la boss ». « Ça faisait peur mais j’étais obligée : soit je restais à terre, et ma carrière était finie, soit je continuais Je voulais travailler comme j’en avais envie. Je trouvais que mes managers étaient de trop Personne ne va me dire comment je dois faire ma musique, ma promo, ou fonctionner. » ■

Interv iew

Sh ikoh Gitau

BUSINESS

Réforme ag ra ire sud-afr icai ne et « colère » amér icai ne

Un out il na ncier in nova nt pour les réserves min ières

La n de l’USAID touche des mi llion s d’Af rica in s

En Gu inée, la mi ne de fer de Si ma ndou en n opérat ionnel le

L’Afrique se prépare à la révolution de l’IA

Paris en février, Kigali en av ril : les sommets se succèdent autour des enjeux, mais aussi des risques, de l’intelligence artificielle. Entrepreneurs et responsables africains évaluent les atouts et les faiblesses du continent devant ce bouleversement. par Cédric Gouverneur

Au Sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle (I A), qui se tenait les 10 et 11 février derniers à Paris, l’Afrique était bien présente. Parmi les 58 signataires de l’engagement international pour « une IA ouverte, inclusive et éthique » figurent sept pays du continent (A frique du Sud, Djibouti, Kenya, Maroc, Nigeria, Rwanda et Sénégal), ainsi que la Commission de l’Union africaine (CUA). À leurs côtés, l’UE, la Chine et l’Inde, qui coprésidait ce sommet avec la France, mais pas les États-Unis ni le Royaume-Uni, le vice-président américain J. D. Vance vitupérant contre « une régulation excessive »…

Les enjeux de l’IA sur le continent seront au cœur du prochain Sommet mondial sur l’IA les 3 et 4 av ril prochains à Kigali (Rwanda)

L’association Smart Africa, qui, à l’initiative du Rwanda, rassemble une quarantaine d’États africains dans le

but de promouvoir les technologies, y inaugurera son Conseil africain de l’IA, composé de responsables politiques et d’acteurs du secteur « L’Afrique, dont la croissance est la plus rapide au monde, devrait bénéficier immensément des gains de productivité offerts par les technologies de l’IA », s’enthousiasme Smart Africa « Le continent a une occasion unique de concevoir la maind’œuvre du futur, ce qui accélérera la transformation numérique et renforcera la compétitivité économique. » Ce conseil sera « chargé de stimuler la transformation numérique, d’encourager l’innovation et d’élaborer des politiques ».

UN AVENIR PROMETTEUR

Les entrepreneurs africains ont un temps d’avance sur les responsables politiques : un récent rapport du cabinet Deloitte (IA for Inclusive Development in Af rica) évalue à plus

de 2 400 le nombre d’entreprises africaines œuv rant déjà dans le domaine de l’IA, dont 40 % ont été créées après 2017 [lire l’interview de la Kényane Shikoh Gitau, présidente de la société Qhala, pages suivantes]. Santé, éducation, agriculture, énergie : le champ d’application est prometteur. « Au Ghana, la société StarShea utilise l’IA afin de connecter entre elles les agricultrices. Elle leur a permis d’augmenter leurs revenus de 50 % en l’espace de six mois », souligne Deloitte. Le cabinet PwC estime que 65 % des entreprises africaines qui utilisent l’IA voient leur situation financière s’améliorer.

« L’accélération de ses performances est si rapide qu’elle surprend les experts de l’IA eux-mêmes », s’étonne l’entrepreneur franco-tunisien Karim Beguir, fondateur d’InstaDeep, dans une interview au journal français Le Figaro. Sa société utilise notamment l’IA dans la lutte contre

Un rapport du cabinet Deloitte évalue à plus de 2 400 le nombre d’entreprises africaines œuvrant déjà dans ce domaine.

BUSINESS

les nuées de criquets qui ravagent régulièrement l’Afrique orientale.

« L’IA n’est pas juste une nouvelle vague technologique, elle est rapidement en passe de s’imposer comme la fondation de toutes les futures créations de valeur », résume

Babacar Seck, fondateur d’Askya Investment Partners, dans une tribune publiée dans la newsletter Semafor Africa. L’entrepreneur sénégalais estime que, face aux défis de l’IA, « l’économie africaine est en réalité bien positionnée ». Il insiste en particulier sur « les coûts de la main-d’œuvre relativement bas en Afrique », qui rendent possible « le développement d’écosystèmes d’IA plus rentables ». Un exemple récent abonde en ce sens. Fin janvier, le lancement de l’IA chinoise en open source

DeepSeek-R1 a fait trembler les géants américains Open AI, concepteur de ChatGPT, et Nvidia, fabricant de puces, en les concurrençant avec une IA moins chère et aux performances sans doute similaires : six millions de dollars seulement auraient été nécessaires

pour créer R1, contre 100 millions pour ChatGPT… Babacar Seck est convaincu que l’Afrique bénéficie d’une « position unique » pour devenir « un acteur majeur », notamment grâce aux fameux leapfrogs, ces « sauts de grenouille » technologiques qui, par le passé, ont permis au continent de brûler les étapes. « En deux décennies, rappellet-il, nous sommes passés de seulement 50 millions de comptes bancaires sur le continent à 600 millions de comptes bancaires sur mobile. »

Le continent pâtit encore de la disponibilité relativement faible d’Internet, de son coût élevé et de la lenteur des connexions.

dollars à l’économie africaine. Une somme certes faramineuse, mais qui représente moins de 10 % de la contribution de l’IA à l’économie mondiale sur la même période, évaluée à 15 700 milliards de dollars ! « Le monde se trouve à un tournant décisif », conclut le PNUD, mettant en avant le risque de voir se creuser les inégalités et la « fracture numérique ».

RISQUE DE FRACTURE NUMÉRIQUE

Selon le rapport Af rica Development Insights publié récemment par le PNUD (Programme des Nations unies pour le développement), l’IA pourrait faire gagner d’ici 2030 pas moins de 1 200 milliards de

Les obstacles au plein essor de l’IA sur le continent demeurent en effet considérables. Première pierre d’achoppement : la collecte de données, sur laquelle reposent ses performances. « La plupart des données utilisées par les outils et les solutions d’IA viennent du Nord global », alerte le cabinet Deloitte. Les IA sont logiquement susceptibles de « refléter les préférences et les comportements [de cette zone], conduisant potentiellement à des biais ». Un exemple tragique : l’université canadienne de Hamilton

Le s diri ge ants mondi au x présents au S om met po ur l’acti on su r l’IA , le 11 févri er 2 025, à Pa ri s.

a remarqué que, si l’IA permet des avancées dans la détection des cancers de la peau, celles-là ne concernent pas les peaux noires, faute de données médicales suffisantes…

Le continent doit également combler ses manques en matière de ressources humaines dans la « tech » : la société éthiopienne Gebeya a, à cette fin, conclu en octobre 2024 un partenariat avec Nvidia afin de former 50 000 développeurs africains.

« Cette collaboration répond au besoin urgent de compétences en IA sur le continent », a souligné dans un communiqué son PDG, Amadou Daffe. Elle « contribuera à positionner l’Afrique comme un centre d’expertises en IA, attirant des investisseurs et renforçant la compétitivité mondiale dans le secteur technologique ».

Autre obstacle : les pouvoirs publics africains n’ont pas encore tous pris la mesure des enjeux. Seuls quatre États – Sénégal, Bénin, Ég ypte et Rwanda – ont défini une stratégie nationale en matière d’IA Le Sénégal, seul pays africain membre du partenariat mondial sur l’IA (créé en 2020 et rassemblant 29 États), va ainsi consacrer sept milliards de FCFA sur deux ans au développement de services d’IA dans les domaines de la santé, de l’éducation, de l’agriculture et des infrastructures – le continent pâtit encore de la disponibilité relativement faible d’Internet, de son coût élevé et de la lenteur des connexions. Alioune Sall, le ministre sénégalais de la Communication, des Télécommunications et du Numérique, entend en outre créer un centre de calcul dédié à l’IA, le continent comportant trop peu de supercalculateurs (à ce jour, uniquement au Maroc, en Côte d’Ivoire, au Sénégal et en Afrique du Sud) ■

LES CH IFFR ES

LE COUR S DU DIAMANT

BR UT A CH UTÉ DE 50 %

ENTR E 20 22 ET 20 24 , NOTAMME NT DU FAIT DE LA BAIS SE DE LA DE MAN DE CH IN OI SE .

AU MOI NS 15 0 TONNES DE COLTAN sont expor tées chaque mois par les rebelles du M23 depuis l’est de la RDC vers le Rwanda.

La croissance économique du continent devrait s’élever à +4 % en 2025.

La croissance économique du Soudan du Sud devrait bondir de 17 % cette année grâce à la remise en service de l’oléoduc Petrodar.

LA PU IS SANC E TOTALE DU PARC ÉO LI EN RE D SE A WI ND EN E RGY EN ÉGYP TE, LE PLU S IM POR TANT D’AFRI QU E, SE RA DE 65 0 MÉ GAWATT S.

Selon un nouveau rapport de la Cour des comptes du Sénégal, la dette du pays s’élève à 99,67 % du PIB, au-delà des précédentes estimations.

Shikoh Gitau

«

Le monde entier est en phase d’apprentissage, plaçant l’Afrique en position de compétiteur »

Qhala se donne pour mission d’accompagner la transition numérique des entreprises sur le continent. Tandis que le digital, et notamment l’intelligence artificielle, gagne du terrain et occupe tous les esprits à l’échelle mondiale, l’entreprise fait de l’innovation sa priorité. Rencontre avec sa fondatrice et présidente. propos recueillis par Emmanuelle Pontié

AM : Vous êtes à la tête de Qhala , une entreprise de conseil en innovation numérique basée au Kenya. Quelles sont vos actions concrètes pour le continent ?

Shikoh Gitau : Nous avons pour mission de façonner l’avenir numérique de l’Af rique en développant des solutions adaptées aux besoins de ses habitants. Nous parvenons à atteindre cet objectif de plusieurs façons. Tout d’abord, en collectant des données pour mieux comprendre et orienter le développement technologique sur le continent. Nous mettons aussi en œuv re des actions de plaidoyer auprès des acteurs politiques, afin de créer un environnement favorable à l’innovation numérique. Et enfin, nous développons des solutions technologiques conçues par et pour l’Af rique, permettant au continent d’être moteur

de son propre progrès. En ce qui concerne le domaine de l’intelligence ar tificielle, nous avons défini cinq axes d’action majeurs pour structurer et dy namiser l’écosystème af ricain autour de cette technologie : les données, le financement, les compétences, les applications et marché, et la gouvernance. Concrètement, nous garantissons l’accès à des jeux de données de qualité, nous mobilisons des ressources pour soutenir l’innovation, et nous formons et accompagnons un vivier de talents qualif iés. Pour l’axe « applications et marché », nous développons des cas d’usage concrets adaptés aux besoins af ricains et, en matière de gouvernance, nous établissons un cadre réglementaire et éthique pour déployer une IA responsable. Nous avons déjà mis en place plusieurs initiatives concrètes, notamment en matière de gouvernance. Par exemple, nous avons soutenu Smar t Af rica dans la création du Conseil panafricain de l’IA, une instance permettant à l’Af rique d’avoir une voix unifiée et de définir ses priorités stratégiques en matière d’intelligence ar tificielle. Nous développons également l’Af rica AI Governance Toolkit, un outil destiné à aider les gouvernements à évaluer leur niveau de maturité en matière d’IA et à progresser grâce à des recommandations adaptées. Enfin, nous travaillons activement au renforcement des capacités, notamment à travers AI Literacy Awareness Week, une campagne de sensibilisation qui se déroule chaque année en mars Vous venez d’organiser le forum Africa AI Village, à Paris , en marge du Sommet mondial sur l’IA .

Quelle place l’Afrique occupe- t- elle dans cette révolution mondiale ?

Le monde entier est en phase d’apprentissage, ce qui place l’Af rique en position de compétiteur. Et elle dispose de trois atouts majeurs dans cette révolution : le plus grand

réservoir de données au monde, le plus important vivier de talents émergents et la plus grande source d’énergie verte, essentielle pour alimenter les infrastr uctures numériques et soutenir l’IA Ces atouts confèrent à l’Af rique un rôle déterminant à l’échelle mondiale. Toutefois, il est cr ucial d’organiser et de structurer notre écosystème pour tirer pleinement parti de ces opportunités Le continent a donc les moyens de prendre son destin en main ?

Oui, absolument ! Nous disposons de tous les ingrédients nécessaires, il ne nous reste plus qu’à les assembler et à les transformer nous-mêmes. Quels sont les bénéfices spécifiques de l’intelligence ar ti ficielle pour l’Afrique ?

Cet outil n’est pas un luxe. C’est une véritable nécessité. Il simplifie à la fois l’accès à la technologie et améliore considérablement les serv ices. Prenons un exemple : autrefois, il fallait lire des milliers de livres pour se spécialiser dans un domaine. Aujourd’hui, grâce à l’intelligence ar tificielle, il est possible d’obtenir rapidement une sy nthèse pertinente d’informations via des assistants virtuels et des chatbots Les experts

af ricains peuvent désormais accéder instantanément à des connaissances mondiales. Dans le domaine de la santé, y compris dans les zones reculées, les médecins sont capables d’établir des diagnostics précis grâce aux outils d’IA. Et enfin, cette dernière permet une gestion plus efficace des ressources et des serv ices sur le continent. Qu ’en est- il des ef fets négati fs ?

Comme toute technologie, l’IA présente des risques et des dérives. Parmi les principaux dangers, on retrouve la désinformation et les fake news, lesquelles peuvent avoir de l’influence sur l’opinion publique. Mais encore les deepfakes et la manipulation de contenu, posant des enjeux ét hiques et juridiques. Enfin, il y a des questions éthiques liées à l’IA en général et son impact sur l’humanité Toutefois, en Af rique, nous choisissons de nous concentrer sur les opportunités et l’innovation, tout en restant conscients de ces risques. Peut -on éviter ces risques ou, du moins, minimiser leurs ef fets en Afrique ?

Il est impossible de les éliminer complètement. L’essentiel est de ma ximiser les bénéfices de l’IA tout en instaurant des garde-fous et une réglementation adaptée. Il s’agit d’une question de gestion des risques. L’Afrique francophone semble moins impliquée dans l’IA et l’innovation numérique. Pourquoi ?

Le continent a trois atouts majeurs dans cette révolution : le plus grand réservoir de données au monde, le plus important vivier de talents émergents et la plus grande source d’énergie verte.

Je ne pense pas que l’Af rique francophone soit désintéressée par l’IA. Lors de notre forum, nous avons eu des réunions privées avec des représentants ministériels de plusieurs pays francophones, et leur engagement est bien concret. Le véritable défi de l’Af rique francophone est souvent d’ordre structurel Elle offre un nombre limité de programmes de formation et de sensibilisation à l’IA. Elle a encore un accès restreint aux financements pour les projets technologiques. Et, je dirais, une collaboration insuffisante avec les écosystèmes anglophones. Nous travaillons activement à renforcer les sy nergies entre les différentes régions d’Af rique, af in que l’ensemble des pays du continent, qu’ils soient francophones, anglophones ou lusophones, puissent pleinement bénéficier de cette révolution technologique. ■

Réforme agrairesud-africaine et «colère» américaine

Un e moi ss onn eu se -b at teuse ré co lte du blé d ans la ré gion du Swar tl and non loi n du Ca p, en Af riq ue du S ud.

Washington critique Pretoria pour sa nouvelle loi visant à accélérer la réforme agraire. L’expropriation n’est pourtant envisagée qu’en dernier recours.

La Nation arc-en-ciel fait front pour défendre son image, après que les États-Unis l’ont accusée de « maltraiter » la minorité blanche. Washington a gelé les aides à Pretoria (440 millions de dollars en 2023) en représailles de la loi d’expropriation adoptée fin janvier. Donald Trump, qui mène une campagne massive d’expulsion des migrants latinos, propose même d’accueillir les Afrikaners en tant que « réfugiés ». Le gouvernement d’union nationale (GNU) sud-africain objecte

que la position de la Maison-Blanche est « basée sur une campagne de désinformation et de propagande visant à diffamer [sa] grande nation » : Trump, conseillé par Elon Musk – élevé dans l’Afrique du Sud de l’apartheid –, semble souscrire au discours des suprémacistes blancs américains, qui relaient le my the d’un « génocide blanc » dont seraient victimes les Afrikaners. En réalité, la forte criminalité – plus de 20 000 homicides par an pour 60 millions d’habitants –frappe l’ensemble des Sud-Africains,

toutes communautés confondues. Le président Cy ril Ramaphosa projette donc d’envoyer des émissaires sudafricains, aux États-Unis et ailleurs, pour expliquer la politique de réforme agraire et la resituer dans le contexte historique tourmenté du pays.

TROIS QUARTS DES TERRES À QUELQUES MILLIERS D’AFRIKANERS

La « loi d’expropriation 13 » entend accélérer la mise en place de la réforme agraire, qui était demeurée dans les limbes depuis la fin de la ségrégation

raciale, malgré les inégalités abyssales héritées de la conquête coloniale et entérinées sous le régime d’apartheid. Aujourd’hui encore, les trois quarts des 37 millions d’hectares de terres privées appartiennent à quelques mil liers de ferm iers af ri kaner s. Dès 1996, l’ANC avait prom is la redistribution de 30 % des terres en l’espace de ci nq ans. Ma is les procédures, au cas pa r cas, se sont avérées comple xes, et souvent entachées de cl ientélisme au bénéfice de proc hes du nouveau pouvoi r. Selon l’un iversité du Cap, moin s de 10 % des terres ont été redistribuées. Fi n 2017, l’ANC a bien voté une résolution qui promet ta it « l’ex propriat ion sa ns compensation » des terres en jac hère, ma is le te xte s’est embou rbé da ns les arguties ju ridiques Depuis, la colère n’a cessé de monter chez les SudAf rica in s les plus pauv res, cont ra ints de s’entasser da ns des town ships in sa lubres, à prox imité de vastes prair ies inut il isées et spol iées à leur s ancêtres Les ex propriat ion s légales ne devraient concer ner que des terres en fr ic he, et uniquement da ns le cas où les autorités ne sera ient pas pa rvenues à obtenir un accord à l’am iable avec le propriétaire. Face à Tr ump, le président Ra maphosa a paradoxalement reçu le soutien de l’Alliance démocratique (DA) : partenaire de l’ANC dans le gouvernement issu des élections de mai 2024, la DA, mouvement où les Sud-A fricains blancs sont majoritaires, est pourtant fermement opposée aux expropriations. Mais ce parti pro-business redoute que les propos de la Maison-Blanche ne nuisent à l’image internationale de l’Afrique du Sud, alors que le pays accueillera en novembre le prochain sommet du G20 et se démène pour attirer les investisseurs étrangers. ■

Le si èg e de la Ba nq ue a fricain e de d éve lo pp ement (BAD), situ é à Ab idja n.

Un outil financier innovant pour les réserves minières

La Banque africaine de développement (BAD) propose le lancement d’une monnaie non circulante

La Banque africaine de développement (BAD) et le cabinet d’audit et de conseil KPMG suggèrent la mise en place d’un nouvel outil financier, dénommé AUA (Af rican units of account, « unités de compte africaines »). Une « monnaie non circulante », qui serait adossée aux gigantesques réserves minières du continent – un tiers des minéraux critiques de la planète, indispensables à la transition énergétique, se trouvent en Afrique. Elle permettrait de garantir les prêts, suivant le principe de l’étalon-or sur lequel reposaient les monnaies jusqu’en 1971. Les pays africains « pourraient surmonter la volatilité des devises étrangères » ainsi que « le risque de convertibilité » en dollars ou en euros, explique la BAD, en regroupant une partie de

leurs ressources minières dans cette devise non circulante appuyée à « un panier diversifié de matières premières critiques ». « En tirant parti de la richesse en ressources de l’Afrique, nous pouvons créer un environnement qui attire les investissements à moindre coût », estime Auguste Claude-Nguetsop, responsable de KPMG pour l’Afrique australe. Le continent pourrait ainsi « renforcer sa position de négociateur » et « diminuer considérablement son déficit de financement, estimé à 400 milliards de dollars par an ». « L’avenir de l’énergie verte en Afrique repose sur le déblocage de solutions financières innovantes permettant au continent d’exploiter ses vastes richesses minières », a commenté Wale Shonibare, directeur des solutions financières pour l’énergie à la BA D. ■

La fin de l’USAID touche des millions d’Africains

Sidération à travers tout le continent, où l’arrêt de l’aide américaine a déjà des impacts : travailleurs humanitaires licenciés, malades abandonnés.

Sur les 10 000 employés américains de l’USAID, la quasi-totalité est licenciée. Et les financements – entre 40 et 70 milliards déployés dans 120 pays – sont gelés pour au moins 90 jours. L’Agence des États-Unis pour le développement international (USA ID) est dans le collimateur de Donald Trump et de son « conseiller spécial » Elon Musk, chargé de tronçonner dans les dépenses

fédérales. Le milliardaire qualifie d’« organisation criminelle qui aurait dû mourir depuis longtemps » l’USAID, fondée en 1961 par le président Kennedy. Moult bénéficiaires africains de l’agence risquent de périr avec elle : en Afrique subsaharienne, elle finançait à hauteur d’environ huit milliards de dollars des programmes d’aide au développement dans la santé (73 %), mais aussi dans l’assistance économique (14 %), la paix

et la sécurité (5 %), la gouvernance (5 %) et l’éducation (3 %). L’Éthiopie (1,37 milliard de dollars), la Somalie (973 millions) et la RDC (944 millions) en étaient en 2023 les principaux bénéficiaires. En Tanzanie, la suspension du Pepfar, programme américain d’aide aux séropositifs, se traduit déjà par des pénuries de médicaments antirétroviraux dans les dispensaires. L’Onusida estime que pas moins d’un million de porteurs du

À Wa shin gton, le 5 févri er 20 25, ra ss em ble me nt près du Ca pi to le co ntre les me su re s du nouvea u gouvern em ent.

VIH pourraient subir une interruption de leurs traitements ces prochains mois L’USAID finançait également des programmes d’aide à la santé maternelle (800 millions de dollars) et de lutte contre la tuberculose et le paludisme (1,5 milliard) : en RDC, au Nigeria et au Mozambique, l’arrêt des financements pourrait avoir pour conséquence une hausse de 20 % des décès dus au paludisme.

LE CLIMAT, LUI AUSSI VICTIME

En Éthiopie, l’USAID finançait des ONG et des actions venant en aide à environ huit millions de personnes : ce brusque coup d’arrêt met en péril la sécurité alimentaire de leurs bénéficiaires. À travers tout le continent, des dizaines d’ONG soutenues par l’USAID doivent interrompre leurs activités, incapables de payer leur loyer, leurs factures, les salaires de leur personnel… Au Kenya, plusieurs milliers d’employés d’ONG ont déjà perdu leur emploi. Au Sahel, des ONG ivoiriennes qui venaient en aide aux populations arrivées du Mali et du Burkina Faso se sont soudainement fait couper les vivres Inquiétudes également à la Banque africaine de développement (BAD), qui avait récemment signé avec l’USAID un vaste programme de cofinancement de 600 millions de dollars sur cinq ans. L’action contre le réchauffement climatique pourrait également pâtir de l’offensive menée par la nouvelle administration américaine, notoirement climatosceptique. Dans le cadre de sa stratégie climat, l’USAID prévoyait en effet d’allouer pas moins de 150 milliards de dollars d’ici 2030 à 80 pays, dont de nombreux États africains, pour les aider à diminuer leurs émissions de CO2, préser ver la biodiversité et s’adapter au changement climatique ■

En Guinée, la mine de fer de Simandou enfin opérationnelle

Attendue depuis des décennies, elle pourrait accroître de 26 % le PIB du pays

C’est le plus grand gisement de fer inexploité au monde, et il devrait commencer à exporter son minerai à la fin de cette année. Resté en suspens pendant des décennies avant d’être érigé en priorité par le régime militaire de Mamadi Doumbouya, le projet Simandou devrait produi re 120 mill ions de tonnes de fer dè s 2027 Selon Bouna Sylla, mini st re gu inéen de s Mi nes et de la Géolog ie, « 30 mill ions de tonnes de fer » devraient êt re ex traites cette an née de chac une de s deux mi nes, ch inoi se (Baow u, WC S) et anglo-aust ra lien ne (R io Ti nto), pu is « 60 mill ion s de tonnes » l’année proc ha ine. Une nouvelle voie ferrée de 650 km, financée par les compagnies minières, transportera la marchandise vers le nouveau port minéralier de Moribaya (sud-ouest). Le ministre promet de

« rendre le secteur minier résilient et compétitif, exemplaire en matière de gestion et de gouvernance », mais également d’amener « toutes les sociétés à respecter leurs engagements pris à l’égard de l’État guinéen », dans un contexte continental de renégociation des accords – souvent déséquilibrés –conclus entre États africains et multinationales extractrices [voir AM 461, février 2025]. Les autorités entendent notamment consacrer 5 % des recettes à l’éducation, et profiter de la voie ferrée pour désenclaver la région Un récent rapport publié par Afrobarometer estime que 55 % des Guinéens vivant dans les zones minières souffrent de pauv reté sévère Selon le FMI, le mégaprojet, dont l’investissement s’élève à environ 15 milliards de dollars, pourrait accroître le PIB du pays de 26 %. ■

Le mé ga projet est princip al em ent po rté par le grou pe an glo -a ustra li en Ri o Tinto

LE S 20 QU ES TI ON S

Alsarah

La RÉTRO-POP EST-AFRICA IN E

de la chanteuse soudanaise basée à New York, accompag née de son groupe The Nu batones, rend hommage da ns ce troisième al bu m à sa terre natale. propos recueillis par Astrid Krivian

1 Votre objet fétiche ?

J’ai tellement bougé dans ma vie et perdu tant d’objets sur la route que je ne suis pas attachée aux choses matérielles.

2 Votre voyage favori ?

La première fois que je suis allée à la plage, que j’ai vu la mer. Nous av ions quitté le Soudan pour le Yémen. Un moment profond. Je me sentais si petite dans cet espace si vaste.

3 Le dernier voyage que vous avez fait ?

À Mexico pour des concer ts J’ai aimé découv rir cette ville, cet univers différent.

4 Ce que vous emportez toujou rs avec vous ?

De l’encens. Il me donne le sentiment d’être chez moi partout, me détend en toute situation.

5 Un morceau de musique ?

Notre reprise « NE3M A », que j’ai enregistrée avec la chanteuse et musicienne palestinienne Huda Asfour L’histoire d’une femme qui prend soin de son entourage et cherche la lumière malgré la souffrance, la cr uauté ambiante

6 Un livre su r une île déserte ?

8 Votre mot favori ?

Wonder ful, qui signif ie « merveilleux » en anglais. Wonder peut tout aussi bien désigner le beau, l’effrayant, l’intrigant, le gentil

9 Prodig ue ou économe ?

Je ne suis pas une grande consommatrice. J’achète beaucoup de seconde main. Je crois en la qualité.

10 De jour ou de nuit ?

Les deux. Tel un chat, je dors par fragments, au fil du jour et de la nuit.

11 X, Facebook, WhatsApp, coup de fil ou lettre ?

WhatsApp ! J’aime les notes vocales. J’utilise les réseaux sociaux seulement pour mon métier

12 Votre tr uc pour penser à autre chose, tout ou blier ?

Une journée sous le signe de la lenteur – slow cuisine, musique, etc

13 Votre extravagance favorite ?

Une fête merveilleuse où l’on danse près de l’eau.

14 Ce que vous rêviez d’être quand vous étiez en fant ?

Mécanicienne C’est magique de réparer des choses ! Je rêvais d’un métier qui permette d’être libre, indépendante

15 La dernière rencontre qui vous a marquée ?

À New York, chaque personne que je croise au quotidien me marque ! J’aime ces petits moments d’interaction humaine.

Un ouvrage d’histoire : Noires orig ines, l’Af rique et la création du monde moderne, de Howard W. French

7 Un film inou bliable ?

Dancer in the Dark, de Lars von Trier, et La Couleur de la grenade, de Sergueï Paradjanov.

16 Ce à quoi vous êtes incapable de résister ?

Mes envies spontanées, faire ce que je veux, l’imprév u, même si cela bouscule ma journée.

17 Votre plus beau souvenir ?

Les débuts de ma carrière musicale.

18 L’endroit où vous aimeriez vivre ?

Je cherche toujours ! Peut-être en Af rique de l’Est ou en Amérique centrale.

19 Votre plus belle déclaration d’amou r ?

Celle d’un bien-aimé : « Je t’aime entièrement, même avec tes parts les plus obscures »

20 Ce que vous aimeriez que l’on retien ne de vous au siècle prochain ?

Une femme libre, sans peur, fragile, tendre et forte à la fois. ■

Se ason s of th e Roa d/ Mawa sim Altariq, 2025, Als arah P ro ductions

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