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L’urgence du made in Africa

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L’urgence du made in Africa

Au Kenya, une pénurie de frites dans les KFC a révélé que la chaîne de fast-food importait ses pommes de terre, pourtant abondantes dans les champs d’Afrique de l’Est ! Tourné vers l’exportation, le continent ne produit pas assez pour lui-même. Situation irrationnelle qui dure depuis des décennies, mais que la crise sanitaire a mise en exergue.

par Cédric Gouverneur

En décembre 2021, une pénurie de frites affecte les fast-foods de la chaîne Kentucky Fried Chicken (KFC) au Kenya. L’entreprise finit par admettre que le manque de pommes de terre est dû aux « perturbations du transport maritime mondial ». Les Kényans comprennent alors avec effarement que les frites servies au KFC ne sont pas achetées à des agriculteurs locaux, mais importées ! Situation d’autant plus incompréhensible que le Kenya produit une soixantaine de variétés de pommes de terre : 2,5 millions de tonnes en 2021, selon le National Potato Council of Kenya. Piqués au vif, les agriculteurs et la société civile ont appelé au boycott de la chaîne de fast-foods. Embarrassée, KFC s’est justifiée en pointant des soucis de « traçabilité » et a promis de « se renseigner pour s’approvisionner auprès de producteurs kényans ». On retiendra qu’il a fallu que la multinationale américaine soit prise en faute pour envisager enfin – dix ans après l’ouverture de son premier fast-food

ASHLEY GILBERTSON/THE NEW YORK TIMES-REDUX-REA Kentucky Fried Chicken est présent dans 22 pays africains. Ici, à Accra, au Ghana.

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à Nairobi, en 2011 – de se fournir auprès d’agriculteurs africains.

Faire traverser les océans en cargo géant à un tubercule qui pousse tout aussi bien dans le champ voisin au mépris des paysans locaux comme de l’empreinte carbone : cette anecdote grotesque figurera peut-être un jour dans les manuels scolaires des générations futures comme l’illustration d’une mondialisation qui, dans le premier quart du XXIe siècle, aura fini par s’emballer tel un cheval fou courant à sa perte. Le scandale de la frite kényane est pourtant loin d’être isolé : dans les années qui ont suivi la réforme de la politique agricole commune européenne, en 1992, les exportations de poulet européen en Afrique de l’Ouest ont été multipliées par trois, ruinant les paysans locaux. Dès 1996, les éleveurs de poulets de Côte d’Ivoire, regroupés dans l’Interprofession avicole ivoirienne (IPRAVI), s’étaient associés avec une association française, le Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD), afin de dénoncer cette concurrence déloyale, menant une campagne de sensibilisation baptisée « L’Europe plume l’Afrique ». Mais dans cette décennie qui suivait la chute du mur de Berlin, à l’ère de la mondialisation de Berlin, à l’ère de la mondialisation triomphante, la détresse des paysans africains n’intéressait quasiment que les associations humanitaires et les altermondialistes gauchistes…

LA NÉCESSITÉ D’UN CHANGEMENT DE CAP

Il aura fallu le chaos planétaire provoqué par le Covid-19 pour que le monde entier prenne enfin conscience de l’irrationalité de telles situations, et de toute la gamme de leurs conséquences négatives dissimulées derrière des indicateurs macroéconomiques ronflants. Dès mars 2020, alors que le globe se confine face à la pandémie, chaque État se replie derrière ses frontières : les rayonnages des supermarchés et des pharmacies se vident du fait de la rupture des chaînes logistiques mondialisées, phagocytées depuis deux décennies par le made in China. La planète a peur, mais elle manque de masques chirurgicaux et de paracétamol, fabriqués quasi exclusivement dans l’empire du Milieu. Le retour aux circuits courts s’érige en réponse aussi logique qu’évidente : « On ne pourra pas se contenter de revenir à la situation d’avant la pandémie », souligne dès lors le président sud-africain Cyril Ramaphosa. « L’Afrique peut profiter de l’aprèscrise, et notamment des mouvements tectoniques en Asie, pour repenser son industrie en la localisant sur le continent, en servant ses propres marchés avec sa production locale », écrit Wilfrid

Lauriano do Rego [voir son interview pp. 40-41] en mai 2020 dans une tribune publiée par Le Monde. Ce Franco-Béninois, président du conseil de surveillance de KPMG France et coordinateur du Comité présidentiel français pour l’Afrique (CPA), citait quelques exemples effarants : noix de cajou produites en Côte d’Ivoire, conditionnées en Inde et retournant en Côte d’Ivoire pour y être servies à l’apéritif ; jus de fruits made in Thailand consommés en masse en Afrique de l’Ouest, où abondent pourtant les arbres fruitiers ; ou encore fermeture en 2008 de la dernière usine de pneus du Nigeria, pays d’où sont pourtant extraites chaque année plus de 50 000 tonnes de caoutchouc brut… Dans les colonnes « opinions » du journal nigérian Il aura fallu le The Nation, le 18 octobre chaos provoqué 2012, un auteur anonyme par le Covid-19 écrivait une tribune devenue virale : « La Chine pour que le construit des usines, monde prenne nous construisons des enfin conscience églises. Ils payent des de l’irrationalité impôts, nous payons la dîme… J’ai pleuré en de telles réalisant que les usines situations. qui jadis employaient logique qu’évidente : des milliers de salariés « On ne pourra pas se cont sont fermées, leurs locaux convertis revenir à la situation d en églises. » Les chiffres du Bureau pandémie », souligne international du travail confirment président sud-afr ce ressenti : la croissance économique Ramaphosa. « soutenue qu’a connue l’Afrique dans peut profit les années 2010 s’est appuyée sur crise, et l’exportation de matières premières, des m secteur caractérisé « par un faible tecton potentiel en création d’emploi », Asie, po souligne le bureau onusien dans son indus son rapport 2020 : « Seuls 6 % de la localisant tous les emplois créés en 2000-2018 continent, en en Afrique l’ont été dans le secteur ses propres marchés a manufacturier. » Pire : la part du secteur production locale », écrit W secondaire (manufacturier) était plus

La Côte d’Ivoire se dote de trois usines pour conditionner sur place ses noix de cajou.

faible en 2018 (10,9 % en Afrique subsaharienne) qu’en 2010 (12,6 %) !

La prise de conscience de la nécessité d’un changement de cap est cependant désormais générale. Il faut noter que le mouvement avait débuté avant la crise sanitaire : au Nigeria, le conglomérat d’Aliko Dangote, l’homme le plus riche du continent, construit la plus grande raffinerie de pétrole du monde pour – enfin ! – transformer sur place le pétrole jusque-là exporté brut. Sous l’impulsion des pouvoirs publics, l’Éthiopie se couvre depuis une décennie de parcs industriels. Le Maroc mise sur l’industrie (Safran, Airbus, Alstom…), la Tunisie sur le prêtà-porter, le Rwanda sur les technologies, et notamment les drones. Quant à la Côte d’Ivoire, premier producteur mondial de noix de cajou (1 million de tonnes en 2020), elle a annoncé en novembre dernier se doter, avec l’appui de la Banque mondiale, de trois usines de transformation des noix brutes afin d’en conditionner un tiers (puis

Le Maroc mise la moitié, en 2025) avant sur l’industrie leur exportation. La mise (Safran, Airbus, en route de la Zone de Alstom…), libre-échange continentale africaine (Zlecaf) la Tunisie sur devrait donner un coup le prêt-à-porter, d’accélérateur au mouvement le Rwanda sur grâce à la baisse des droits les technologies. de douane interafricains, souligne dans son rapport de décembre 2021 la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED). Soixante ans après les indépendances, il était plus que temps. ■

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