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+ TERRES RARES L’OPPORTUNITÉ ET LE DANGER DOCUMENT Idi Amin Dada UN NÉRON AFRICAIN CÔTE D’IVOIRE OPERATION GRAND NORD Face aux menaces sécuritaires à ses frontières septentrionales, le pays organise la réponse économique et sociale. Mais aussi militaire. Reportage sur le terrain. France 4,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA – Allemagne 6,90 € – Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C DOM 6,90 € – Espagne 6,90 € – États-Unis 8,99 $ – Grèce 6,90 € – Italie 6,90 € – Luxembourg 6,90 € – Maroc 39 DH – Pays-Bas 6,90 € – Portugal cont. 6,90 € Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone CFA 3 000 FCFA ISSN 0998-9307X0 N°434 - NOVEMBRE 2022 L 13888 - 434 S - F: 4,90 € - RD Afrique du Sud Le géant en panne ÉDITO RIPOSTES ET AUSSI Climat : impossible sans nous ! par Zyad Limam Alice Diop, Tarik Saleh, Mariam Issoufou Kamara, Jennifer Richard Les meilleurs du monde ! Karim Benzema et Sadio Mané Un camp militaire, dans la région de Kafolo. Johannesbourg. FOOT

Fifty Fathoms

©Photograph: Laurent Ballesta/Gombessa Project
COLLECTION

IMPOSSIBLE SANS NOUS

Nous voilà tous au bord de la mer Rouge, à Charm el-Cheikh, pour la 27e Conférence des parties sur les changements climatiques. La 27e COP, déjà… (La première a eu lieu à Berlin en 1995.) Malgré les catastrophes qui se multiplient, malgré les incendies, les inondations, les sécheresses, les étés en hiver, la confusion des saisons humides et des saisons sèches, malgré les rapports qui s’empilent, nous restons comme paralysés, comme le lapin pris par les phares d’une voiture qui fonce à pleine vitesse sur lui.

Les profonds dérèglements de notre écosphère, le réchauffement global de notre planète entamé avec l’ère industrielle, c’est pourtant le plus grand défi de l’humanité. Une question de survie collective. Une menace majeure à un horizon quantifiable, pas si lointain, la fin du siècle disons. Une infime seconde, au regard de l’histoire de la Terre, qui se compte en milliards d’années. Le chaos pour nos enfants et nos petits-enfants…

L’objectif fixé au bout de la nuit de la COP21 à Paris, en 2015, une maîtrise du réchauffement à moins de 1,5 °C d’ici la fin du siècle, est déjà largement dépassé. On évoque désormais 2 °C, probablement 2,5 °C, peut-être pire encore. Les pays riches, la Chine, ne tiennent pas leurs engagements réitérés. Ils consomment et produisent toujours autant d’énergie carbonée. Tout en demandant aux pays en développement de ne pas exploiter leurs propres ressources (gaz, pétrole…). Et d’enclencher des efforts inimaginables d’ajustements en matière de coûts. Une « approche » particulièrement injuste au regard de l’histoire et face à l’urgence de sortir encore des milliards d’êtres humains de la précarité.

Il n’y aura pas de transition climatique fondamentale sans le Sud, sans « les Suds ». Sans des transferts majeurs, quantifiables, réels (pas que des promesses…) de technologie et de financement, sans une prise de conscience « des Nords » qu’ils ne pourront pas s’en sortir seuls. Sur les 8 milliards d’habitants de notre planète, plus des deux tiers vivent dans les mondes émergents. Ils aspirent à plus de richesse, à plus de sécurité économique, de justice climatique. On ne pourra pas leur dire : restez dans votre pauvreté pendant que d’autres, repus, refusent de faire leur part. Il faudra sortir de cette impossibilité de faire humanité commune, de nous concevoir comme un tout, liés les

uns aux autres du nord au sud de la planète, de l’est à l’ouest, les pauvres, les riches, les Noirs, les Blancs, les Américains, les Européens, les Chinois, les Russes, les Indiens, les habitants des îles du Pacifique ou du Sahel… L’Afrique, sa démographie sont au centre des enjeux. Le continent reste pauvre, il ne pollue pas, ou si peu (4 % des émissions mondiales, pour un peu moins de 20 % de la population mondiale), et pourtant, il paie le tribut le plus lourd au changement climatique. Pour être clair, on se réchauffe plus vite que les autres… Parallèlement, nos besoins sont immenses. Si demain, l’Afrique devait atteindre un niveau de développement industriel comparable à celui de l’Inde ou du Vietnam, si elle devait tripler son niveau de vie, ce qui serait un minimum, si cet effort devait se faire sans transition technologique, sans transformation systémique des modes de production, le continent deviendrait alors lui-même l’une des principales causes du réchauffement global.

Pour le 1,2 milliard d’Africains d’aujourd’hui, c’est déjà l’heure de la résilience et de l’adaptation. Nous avons besoin de comprendre et de définir nos propres modèles de lutte. À Djibouti, fin octobre, a été inauguré l’Observatoire régional de la recherche pour l’environnement et le climat (ORECC). Un outil particulièrement utile dans une corne de l’Afrique dévastée par les sécheresses. Nous avons besoin d’investir massivement dans notre sécurité alimentaire, et repenser notre agriculture pour qu’elle serve les besoins de notre immense marché intérieur. C’est le cas, par exemple, en Côte d’Ivoire, avec la mise en œuvre de l’initiative d’Abidjan.

Nous avons besoin également de parier sur l’avenir, de mobiliser nos énergies pour créer de la valeur dans ce monde nouveau. Nous avons des terres arables immenses, et encore vierges, que nous pouvons valoriser. Il nous faut investir, et faire investir dans les énergies renouvelables : nous avons de l’eau, du soleil, des marées, du vent, des biomasses, des grands fleuves aussi. Il nous faut enfin protéger et développer nos forêts. Stopper l’arrachage, obtenir des fonds pour sécuriser, accroître les périmètres plantés. Nos forêts valent de l’or, leur capacité d’absorption du carbone vaut de l’or, notre terre vaut de l’or.

Le changement du monde sera impossible sans nous. Pour notre continent, la bataille est loin d’être perdue. ■

AFRIQUE MAGAZINE I 434 – NOVEMBRE 2022 3
édito

3 ÉDITO

Impossible sans nous par Zyad Limam

6 ON EN PARLE

C’EST DE L’ART, DE LA CULTURE, DE LA MODE ET DU DESIGN

Fela Kuti : Black president

26 PARCOURS

Rakidd par Astrid Krivian

29 C’EST COMMENT ?

Quand l’échec succède à l’échec… par Emmanuelle Pontié

74 LE DOCUMENT

Idi Amin Dada, un Néron africain par Cédric Gouverneur

88 VIVRE MIEUX

Sommeil et santé, intimement liés ! par Annick Beaucousin

90 VINGT QUESTIONS À…

Oumou Sangaré par Astrid Krivian

TEMPS FORTS

30 Côte d’Ivoire : Opération grand Nord par Pierre Coudurier

38 Une Afrique du Sud en panne par Cédric Gouverneur

46 Karim Benzema et Sadio Mané : Les meilleurs du monde par Zyad Limam et Thibaut Cabrera

52 Alice Diop : « Interroger notre part intime » par Astrid Krivian

58 Jennifer Richard : « Une histoire qui n’est pas terminée » par Sophie Rosemont

62 Tarik Saleh : « Dire la vérité est politique » par Astrid Krivian

68 Mariam Issoufou Kamara : « Au service de quelque chose de plus grand que soi » par Catherine Faye

Afrique Magazine est interdit de diffusion en Algérie depuis mai 2018. Une décision sans aucune justification. Cette grande nation africaine est la seule du continent (et de toute notre zone de lecture) à exercer une mesure de censure d’un autre temps Le maintien de cette interdiction pénalise nos lecteurs algériens avant tout, au moment où le pays s’engage dans un grand mouvement de renouvellement. Nos amis algériens peuvent nous retrouver sur notre site Internet : www.afriquemagazine.com

4 AFRIQUE MAGAZINE I 434 – NOVEMBRE 2022
N°434 NOVEMBRE 2022 COLLECTION JACQUELINE GRANDCHAMP-THIAM
-
SIA
KAMBOU/AFPSHUTT ERSTOCK
P.06 P.30 P.38

BUSINESS

78 Les terres rares, une opportunité ?

82 Emmanuel Hache : « L’Afrique peut se positionner sur ce marché »

84 Retour contesté des OGM au Kenya

85 Bientôt des dirigeables pour accéder aux zones enclavées

86 La Fondation OCP, l’UM6P et l’ASERGMV coopèrent à la Grande muraille verte

87 Le Rwanda récompensé par le FMI par Cédric Gouverneur

FONDÉ EN 1983 (38e ANNÉE) 31, RUE POUSSIN – 75016 PARIS – FRANCE Tél. : (33) 1 53 84 41 81 – Fax : (33) 1 53 84 41 93 redaction@afriquemagazine.com

Zyad Limam

DIRECTEUR DE LA PUBLICATION

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ONT COLLABORÉ À CE NUMÉRO Thibaut Cabrera, Jean-Marie Chazeau, Pierre Coudurier, Catherine Faye, Cédric Gouverneur, Dominique Jouenne, Astrid Krivian, Luisa Nannipieri, Sophie Rosemont.

VIVRE MIEUX Danielle Ben Yahmed

RÉDACTRICE EN CHEF avec Annick Beaucousin.

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EXPORT Laurent Boin TÉL. : (33) 6 87 31 88 65

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AFRIQUE MAGAZINE

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AFRIQUE MAGAZINE I 434 – NOVEMBRE 2022 5
SHUTTERSTOCK (2)DRKIM SVENSSON
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ON EN PARLE

C’est maintenant, et c’est de l’art, de la culture, de la mode, du design et du voyage

L'artiste porté par ses supporters lors du lancement de son parti, le Movement of People, en novembre 1978.

6 AFRIQUE MAGAZINE I 434 – NOVEMBRE 2022

FELA KUTI Black president

Le talent allié à une conviction politique affirmée : c’était le COCKTAIL MAGIQUE du roi de l’afrobeat, aujourd’hui célébré à la Cité de la musique, à Paris.

PAS MOINS d’une trentaine de costumes ô combien mémorables, et plusieurs dizaines de photographies et de savoureuses archives vidéo, comme le concert avec Africa 70 à Berlin, en 1978 : c’est une véritable immersion dans l’univers de Fela Anikulapo-Kuti (1938-1997) que nous propose la Philharmonie de Paris. Les enfants du célèbre musicien ont veillé à ce que l’entourage crucial figure entre ces murs, notamment ses épouses et sa mère, Funmilayo Ransome-Kuti. Autour de la notion clé d’afrobeat, musique prompte à la transe et au partage défendue dans son club Afrika Shrine, on raconte la vie bien remplie d’un personnage flamboyant, mais aussi l’énergie de la scène de Lagos. On constate les allers-retours entre Afrique et Amérique, jazz et high life… Et l’engagement d’un homme qui dénonçait, grâce à ses performances, les dysfonctionnements et les violences politiques. Comme l’écrit Yeni Anikulapo-Kuti, sa fille aînée : « Fela nous a emmenés à de nombreuses conférences universitaires, et cela a fait de moi ce que je suis aujourd’hui : une femme africaine fière et consciente, qui refuse de porter des perruques et qui s’identifie à sa culture, à son héritage.

»

« FELA ANIKULAPO-KUTI : RÉBELLION AFROBEAT », Cité de la musique, Paris (France), jusqu’au 11 juin 2023. philharmoniedeparis.fr

AFRIQUE MAGAZINE I 434 – NOVEMBRE 2022 7
LÉGENDE
COLLECTION JACQUELINE GRANDCHAMP-THIAMTOLA ODUKOYADR
Avec sa trompette, en 1966.

PÉRÉGRINATION ABYSSALE

SISTER DEBORAH : le titre du dernier roman de l’écrivaine et conteuse rwandaise est, en lui-même, tout un poème. Distinguée par le prix Renaudot 2012 pour Notre-Dame du Nil, le Grand Prix SGDL de la nouvelle 2015 pour Ce que murmurent les collines, et le prix Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes 2021 pour Un si beau diplôme !, celle qui a témoigné avec ferveur de la persécution vécue par ses proches jusqu’à leur extermination, lors du génocide des Tutsis, met habilement en scène une Sister Deborah missionnaire afro-américaine. Prophétesse et thaumaturge, elle prêche dans ses transes la parousie imminente de Jésus et annonce la venue d’une messie, qui sera donc femme et noire : « Mille ans de bonheur pour les femmes, après des milliers d’années de malheur ! » Mais elle disparaît, avant de réapparaître à Nairobi sous le nom de Mama Nganga, où elle est brûlée vive au cours d’émeutes anti-sorcellerie. Des années plus tard, Miss Jewels, une enfant qu’elle a autrefois guérie, devenue brillante universitaire aux États-Unis, nous conte son histoire, au fil d’une enquête sur les circonstances de sa mort. Dans une mise en abyme littéraire, le récit prend racine dans l’Afrique de l’Est coloniale des années 1930, où se répand le christianisme et où les structures traditionnelles laissées en place jouent un rôle de courroies de transmission. Sister Deborah, personnage central, y incarne à la fois la révolte anticoloniale, le militantisme féminin avant la lettre, qui s’exprime sur le terrain religieux parce que l’action politique lui est interdite, et un espoir, même utopique. « À toi de voir si c’est un rêve ou si c’est ce qui m’est réellement arrivé », murmure-t-elle à celle qui sonde sa légende. Tissant ainsi l’écheveau de ce roman, ni tout à fait inventé, ni tout à fait vrai. ■ Catherine Faye

SOUNDS

À écouter maintenant !

Beckah Amani April, The Orchard ❶

Née en Tanzanie, élevée en Australie, cette jeune chanteuse convoque sa double culture dans une musique aussi bien influencée par Nina Simone et le gospel que les sonorités traditionnelles ouest-africaines. À Londres où elle vit désormais, c’est la révélation soul du moment, ce que confirme son impeccable premier EP, fort de titres comme l’engagé « Standards » ou le romantique « Waiting On You ». On aime, et on suit !

❷ Bamao Yendé RDV Discoteca, Boukan Records

Fier de ses origines camerounaises, auxquelles son nom de scène rend hommage, Bamao Yendé est l’un des DJ et producteurs les plus actifs de la scène européenne. Il a cofondé le collectif YGRK Klub et même créé son propre label, Boukan Records. Proche du Diouck et de Lala &ce, il publie aujourd’hui un nouvel EP, RDV Discoteca, qui balance entre 2-step et baile pour, comme son nom l’indique, revendiquer son amour de la nuit qui se danse.

Yoa Chansons tristes, Panenka

Son nouvel EP s’appelle Chansons tristes, et pourtant, la jeune Yoa, 23 ans, réussit à nous remonter le moral grâce à son timbre suave et à ses ritournelles électro-pop, telles des bonbons acidulés façon Angèle. Les paroles, elles, sont sans filtre, nonchalantes, acides et poétiques à la fois. En écoutant « Bootycall » ou « Maddy » (du nom d’un personnage de la série Euphoria), on se dit que l’on tient peut-être bien la prochaine faiseuse de tubes francophones. ■ S.R.

ON EN PARLE 8 AFRIQUE MAGAZINE I 434 – NOVEMBRE 2022
DRFRANCESCA MANTOVANI/ÉDITIONS GALLIMARDDR (3)
La puissance des sortilèges DÉFIE LE TEMPS dans le nouveau roman de Scholastique Mukasonga.
MÉMOIRE
SCHOLASTIQUE MUKASONGA, Sister Deborah, Gallimard,
160 pages, 16 €.

POUR SA PREMIÈRE RÉALISATION, Roschdy Zem ne s’est pas donné le beau rôle : il joue un grand frère antipathique, star d’une émission de télé sur le foot, imbu de lui-même et peu intéressé par ce qu’il se passe dans sa famille, où il est de toute façon adulé par tous… À commencer pas son cadet, qui n’ose jamais le déranger. Trop gentil, jusqu’au jour où cet homme réservé, accaparé par son travail de directeur financier dans lequel il excelle, va être victime d’un accident, le faisant tomber sur la tête… Son caractère change alors radicalement, et il va désormais parler sans filtre ! C’est Sami Bouajila qui joue brillamment ce double rôle, suivant un scénario coécrit par Roschdy Zem et Maïwenn, qui incarne sa belle épouse à l’écran, bien plus calme que dans ses rôles habituels ! Une comédie française fortement autobiographique, à la fois burlesque et douce-amère au cœur d’une famille arabe fusionnelle, composée aussi d’une sœur volubile et efficace (Meriem Serba, énergique mama protectrice) et d’un frère grincheux, incarné par le réalisateur Rachid Bouchareb, lequel avait fait tourner Roschdy Zem dès 1998 dans… L’Honneur de ma famille ■ Jean-Marie Chazeau

AFRIQUE MAGAZINE I 434 – NOVEMBRE 2022 9
Roschdy Zem passe derrière la caméra, et c’est UN SANS-FAUTE.
COMÉDIE UNE AFFAIRE DE FAMILLE
LES MIENS (France), de Roschdy Zem. Avec lui-même, Maïwenn, Sami Bouajila. En salles. Roschdy Zem et Sami Bouajila interprètent deux frères qui vont devoir affronter une situation pour le moins cocasse.
SHANNA BESSONDR

POÈTE DE L’INVISIBLE

Une ode de JOËL ANDRIANOMEARISOA aux savoir-faire traditionnels marocains.

PREMIER PLASTICIEN à représenter Madagascar à la Biennale de Venise, en 2019, Joël Andrianomearisoa est bien plus qu’un tisseur de rêves. En combinant textiles, papiers, bois ou minéraux, dans un jeu subtil entre pleins et vides, clairs et obscurs, plis et replis, il défie l’imperceptible, les labyrinthes émotionnels. Son œuvre protéiforme (dessin, installation, performance, vidéo, photographie) confine à la poésie, à la transmission mémorielle. Passionné par les pratiques textiles ancestrales, il collabore avec des maîtres brodeurs de sa ville natale, Antananarivo, et plus récemment avec des tisserands d’Udaipur (Inde) et une lissière d’Aubusson (France). Dans cette exposition monographique proposée par le MACAAL, le plasticien dialogue entre diverses approches artistiques et une sélection d’œuvres. Une aventure esthétique et onirique, au fil d’une exploration des savoir-faire traditionnels marocains. Où « notre terre juste comme un songe » devient le fil rouge de ce voyage sans frontière. ■ C.F. « OUR LAND JUST LIKE A DREAM », Musée d’art contemporain africain Al Maaden, Marrakech (Maroc), jusqu’au 16 juillet 2023. macaal.org

AFRIQUE MAGAZINE I 434 – NOVEMBRE 2022
EXPO Ci-contre, l'artiste malgache.
C.
AYOUB
EL
BARDISTUDIO
JOËL ANDRIANOMEARISOA
Le MACAAL accueille son premier solo show consacré à un artiste contemporain.

BAUDOIN MOUANDA SOUS LES CIELS DES SAISONS

Il est le PREMIER PHOTOGRAPHE AFRICAIN à recevoir le prix Roger Pic.

NÉ EN 1981, le photographe congolais Baudoin Mouanda nous surprend constamment avec ses images du réel africain, de la vie au Congo et des ambiances de Brazzaville. Sa série sur la SAPE (Société des ambianceurs et des personnes élégantes), qui rend hommage à ces dandys s’habillant en costumes au luxe apparent et aux couleurs multiples, a connu un succès quasi planétaire. La série « Sur le trottoir de savoir » révèle des lycéens et étudiants qui viennent lire et travailler sous les réverbères publics, faute d’électricité chez eux. De l’émotion entre ombre et lumière. Dans son rapport à l’image, Baudoin Mouanda cherche à montrer les réalités, tout en s’appuyant sur la couleur vive, la mise en scène, le décor travaillé et un certain sens de l’humour.

Le prix Roger Pic, qui fêtait cette année ses 30 ans, a récompensé l’artiste pour « Ciel de saison », devenant ainsi le premier photographe africain à le recevoir. Créé en 1993 par le grand reporter Roger Pic, ce prix distingue l’auteur d’un portfolio photographique qui « documente le réel et interroge l’humain avec singularité ». Pour cette série primée, l’homme a travaillé sur le thème du changement climatique, la réalisant pendant le premier confinement, à la suite d’inondations qui frappent (régulièrement) la capitale congolaise.

Des orages, des éboulements, mais aussi des changements du rythme des saisons, qui peuvent à chaque catastrophe bouleverser le quotidien de populations déjà pauvres. L’artiste a voulu témoigner de ces traumatismes : « J’ai pris mon appareil photo, me souvenant de chaque détail des lieux visités (écoles, hôpitaux, pharmacies, commerces, maisons), et j’ai sollicité des témoignages pour reconstituer le spectacle de désolation. » Le travail se fait dans le chantier inondé de sa future école de photographie à Brazzaville. Les gens viennent avec leur décor habituel. Ils posent. Ils reconstituent les pieds dans l’eau le réel de leur vie. Et de leur souffrance. Un projet qui n’aurait pu voir le jour sans l’implication de ces victimes du quotidien, à voir à la galerie de la Scam, à Paris, jusqu’au 17 mars 2023. ■ Zyad Limam baudouinmouanda.fr/ciel-de-saison

AFRIQUE MAGAZINE I 434 – NOVEMBRE 2022 11 RÉCOMPENSE
BAUDOUIN
MOUANDA
Série « Ciel de saison », 2020.
BAUDOIN MOUANDA

NYATI MAYI a fait ses débuts dans les années 1980, dans le groupe de danse hip-hop congolais NPG avant de s’installer à Bruxelles, où il s’illustre depuis dans des projets éclectiques. Il manie aussi le lulanga avec dextérité, tout en cultivant un timbre vocal hypnotique, qui habite ce disque imaginé avec DJ soFa. Lequel officie également sur la scène électro belge en tant que producteur toutterrain. C’est durant le premier confinement qu’ils ont échangé des mélodies et des remixes, jusqu’à donner forme à ce superbe album, le bien nommé Lulanga Tales. Résolument hybride, il convoque l’esprit des griots et la musique gnawa comme le dub jamaïcain. On y entend même un instrument traditionnel japonais, le shamisen… Lorsque résonne la conclusion, « Heart & Beatroot », l’auditeur a totalement déconnecté d’un monde cloisonné. ■ S.R.

NYATI MAYI & THE ASTRAL SYNTH TRANSMITTERS, Lulanga Tales, Les Disques Bongo Joe/L'Autre Distribution.

FESTIVAL

AUX FRONTIÈRES

TERRIFIANTE ou fascinante, la singularité des monstres a le pouvoir de nous ébranler ou de nous émouvoir, comme ces monstres sacrés de la scène musicale africaine convoqués en cette 34e édition du festival nomade francilien. Du néo-Ghanéen Stevie Wonder, revisité par le trompettiste Fabrice Martinez, au griot malien Moriba Koïta, joué par son fils, en passant par la résistante kabyle Lalla Fadhma N’Soumer, interprétée par la comédienne Evelyne El Garby Klaï, la fabrique fantastique sonore de cette nouvelle édition allie héritage et nouvelles tendances, virtuosité et sensibilité, avec des dizaines de concerts, de créations et de rencontres. Encore une fois, une sélection des meilleurs artistes venus d’Afrique et des Caraïbes fait résonner la richesse de la créativité du continent : après, entre autres, Samba Peuzzi, la pépite de la musique urbaine sénégalaise, Tamikrest, fer de lance de la nouvelle génération touareg, ou Fatoumata Diawara, au folk hypnotique et sensuel, c’est Maïmouna Soumbounou, surnommée l’« Oumou Sangaré junior », qui clôturera le festival de sa voix de virtuose. ■ C.F. FESTIVAL AFRICOLOR, Île-de-France, du 18 novembre au 24 décembre 2022. africolor.com

12 AFRIQUE MAGAZINE I 434 – NOVEMBRE 2022
COLLECTIF
DU FANTASTIQUE
Pour sa 34e édition, Africolor CASSE
LES CODES et mise sur la singularité artistique.
DR Nyati Mayi & The Astral Synth Transmitters L’ESPRIT DES GRIOTS Une fusion afro-jazz-électro accompagnéede lulanga : c’est LE PARI RÉUSSI de ce premier album inclassable. ON EN PARLE

L’homme sphinx

Fantasmé, collectionné et inspirant,L’ART ÉGYPTIEN a marqué l’œuvre d'Auguste Rodin, à l’apogée de sa carrière.

S’IL N’A JAMAIS voyagé au pays des pharaons ni regardé l'Égypte avec les yeux d'un érudit, comme le fit Sigmund Freud, celui que l’on considère comme l’un des pères de la sculpture moderne s'invente, dès 1893, une Antiquité rêvée, à sa mesure. Jusqu’à sa mort, en 1917, le créateur du Penseur rassemble ainsi, dans sa villa de Meudon, plus de 1 000 œuvres de l’époque pré-pharaonique à l’époque arabe, les mêlant aux sculptures de son atelier. Peu à peu, l’art égyptien influence ses créations. Notamment dans la représentation du corps humain, la simplification des lignes et des formes, le traitement de la monumentalité.

Son Monument à Balzac, statue colossale, basculée en arrière, tête altière, dont la puissance du regard semble pénétrer les mystères du monde, parle d’elle-même, malgré les vives critiques qui l’ont accueillie en 1898. On y décèle la même attitude énigmatique que celle de la créature légendaire majestueuse, postée devant les pyramides : le sphinx de Gizeh. Près d’un siècle plus tard, 400 objets de la collection personnelle de l’artiste, tous restaurés, sont exposés au musée Rodin dans un dialogue sensible avec ses propres travaux. ■ C.F.

Ci-contre, une sculpture d’Auguste Rodin, datant de 1909, et une coupe en faïence égyptienne.

AFRIQUE MAGAZINE I 434 – NOVEMBRE 2022
DIALOGUE
« RÊVE D’ÉGYPTE », musée Rodin, Paris (France), jusqu’au 5 mars 2023. musee-rodin.fr
HERVÉ LEWANDOWSKI/MUSÉE RODIN
-
JÉRÔME MANOUKIAN/AGENCE PHOTOGR APHIQUE DU
MUSEE RODIN JACKIE LEE YOUNG

MUSIQUE

VIEUX FARKA TOURÉ & KHRUANGBIN LA FLAMME DU BLUES MALIEN

QUELQUES MOIS après la sortie du très beau Racines, dédié à ses racines sonores maliennes et à l’œuvre de son père, Vieux Farka Touré réitère son hommage à ce dernier avec un disque qui porte tout simplement le prénom de son regretté géniteur. Mais il ne le fait pas seul. Cette fois, il collabore avec Khruangbin. Constitué du guitariste Mark Speer, de la bassiste Laura Lee et du batteur Donald Johnson, ce trio texan cultive un folk-rock tantôt psyché, tantôt funky. De quoi sublimer ces huit chansons reprenant le corpus de l’un des plus grands apôtres du blues du désert, disparu en 2006… Interprétés en fulfulde, tamasheq, songhay et bambara, les morceaux hautement électriques d’Ali Farka Touré mettent en exergue une dextérité à la guitare qui lui valut trois Grammy Awards et une reconnaissance bien au-delà des frontières africaines. Pourquoi

VIEUX FARKA TOURÉ & KHRUANGBIN, Ali, Dead Oceans.

Khruangbin ? « Parce que j'adore leur musique, indique Vieux Farka Touré, et ils sont un parfait exemple de ces musiciens issus d'une génération et d’une partie du monde différente, qui ont également été inspirés et influencés

par mon père. » Dès l’hypnotique « Savanne », le collectif réussit à transcender le format de la simple réinterprétation. Se manifestant dans des grands classiques ou des faces B méconnues, le blues est irrésistible, parcouru de vent chaud, de rêves dont on se souvient à peine mais dont on garde néanmoins une sensation bien réelle – sans doute grâce à la spontanéité de l’enregistrement, bouclé en une semaine dans un garage du Texas. Vieux Farka Touré explique qu’il s’agit avant tout d’amour dans ce projet. Lorsque l’on entend les nouvelles versions du célèbre « Diarabi », de « Tongo Barra » ou de « Tamalla », matinée de trip hop, on ne peut en douter : les mélodies et les rythmiques s’entrelacent, portées par une chaleur humaine contagieuse. Ainsi, Ali palpite d’émotion, mais aussi de la joie partagée de faire résonner des cordes électriques au cœur des paysages arides. ■ S.R.

AFRIQUE MAGAZINE I 434 – NOVEMBRE 2022 15
Avec Ali, le fils du grand Farka Touré lui REND HOMMAGE, accompagné du groupe américain texan.
DR

CINÉMA

INFANTICIDE ET MARABOUTS

Un bébé abandonné sur une plage par sa mère, universitaire sénégalaise en France… Alice Diop reconstitue le procès d’un crime qui remue des SENTIMENTS COMPLEXES. Un film puissant.

UNE JEUNE SÉNÉGALAISE prend le train depuis la région parisienne pour une plage du nord de la France, après avoir consulté les horaires des marées. Et laisse sa fillette métisse de 15 mois sur le sable, pour qu’elle soit emportée par la mer… Ce triste fait divers de novembre 2013 avait eu un grand retentissement. La réalisatrice Alice Diop [voir son interview pages 52-57] avait assisté au procès qui avait suivi : elle le restitue aujourd’hui dans un film d’une rigueur remarquable. On est d’abord fascinés par cette mère infanticide, jeune femme aux cheveux lisses attachés, dont le visage ne laisse transparaître aucune émotion. Et pourtant, la caméra la scrute longuement (rarement femme noire aura été aussi bien filmée dans un film français), comme pour tenter de saisir une émotion, peut-être un début d’explication à son geste. La comédienne qui l’incarne, Guslagie Malanda (déjà très convaincante en tête d’affiche de Mon amie Victoria, de Jean-Paul Civeyrac, en 2014), reprend le phrasé et la syntaxe soutenus de la jeune femme, dont on avait souligné à l’époque le quotient intellectuel élevé, oubliant un peu vite qu’elle était aussi universitaire. Sa condition, son origine, sans doute sa couleur de peau, l’avaient assignée à une autre

place. À la barre, une collègue parle d’elle comme d’une « affabulatrice », qui a choisi d’étudier un philosophe allemand du début du XXe siècle, Ludwig Wittgenstein, « loin de sa culture africaine ». Il faut dire que sa défense est compliquée : elle n’avait pas déclaré la naissance de son enfant et avait utilisé l’argent donné par le père, un homme blanc de trente ans de plus qu’elle, pour rétribuer des marabouts au Sénégal… Le récit, construit à trois (la réalisatrice, la monteuse Amrita David et l’écrivaine Marie Ndiaye), ne se contente pas de reconstituer le procès, il nous le fait suivre à travers les yeux d’une autrice, elle-même enceinte et d’origine africaine, remuée par les échos évidents sur sa propre vie. Elle croise hors du prétoire la mère de l’accusée, venue de Dakar : « Tu as vu tous ces journaux qui parlent d’elle ? » lui dit-elle étrangement. Certaines références sont un peu trop appuyées (comme les extraits de Médée, avec Maria Callas), mais c’est un vrai geste de cinéma qui, loin de glorifier un crime, ne cesse de l’interroger. On est emportés par la sobriété et la puissance de l’interprétation et de la mise en scène. ■ J.-M.C. SAINT-OMER (France), d’Alice Diop. Avec Guslagie Malanda, Kayije Kagame, Valérie Dréville. En salles.

ON EN PARLE 16 AFRIQUE MAGAZINE I 434 – NOVEMBRE 2022 LAURENT LE CRABE
Guslagie Malanda, très convaincante.

DESIGN

IN S PIR ATION GIZ E HINSPIRATION GIZEH

Le cabinet Studio Malka présente « Delta » : des MEUBLES UNIQUES qui dialoguent avec la pyramide de Khéops.

APRÈS AVOIR IMAGINÉ DES MAISONS, il faut les remplir. Voici donc les architectes de Studio Malka devenus designers afin de livrer une série de meubles spécialement conçus pour s’intégrer au projet égyptien de l’Observatoire de Khéops [voir la rubrique Architecture de notre n° 427]. Nommée « Delta », la collection a été créée à partir d’éléments sourcés sur place, respectant les critères de l’économie circulaire. Un principe que le studio avait déjà rigoureusement appliqué en 2020 lors de la rénovation du bâtiment. Chaque pièce a été pensée pour être utilisée de manière flexible et modulable, à partir d’une simple forme triangulaire.

Telle la quatrième lettre de l’alphabet grec, Delta (Δ), désignant dès l’Antiquité les régions à l’embouchure du Nil. Mais aussi en référence directe à la pyramide de Khéops et aux symboles alchimiques fondamentaux que l’on retrouve dans la nécropole de Gizeh – des glyphes triangulaires qui représentent le feu, l’eau, l’air et la terre. Les différents éléments s’entremêlent, tout comme les meubles se renversent et se combinent de façon tridimensionnelle, afin d’obtenir des tables de différentes longueurs et hauteurs, ainsi que des chaises, des étagères ou encore des sculptures polymorphes. stephanemalka.com ■ Luisa Nannipieri

DR

DÉCRYPTAGE

TÊTE À QUEUE… DE POISSON

ESSAI AU NOM DE LA NATURE

Une analyse coup de poing sur l’absurdité des politiques de conservation en Afrique.

IL Y A TRENTE-TROIS ANS, Disney adaptait le célèbre conte d’Andersen en dessinant une femme-poisson rousse, prénommée Ariel… En mai 2023, dans une version incarnée par de vrais comédiens, elle aura une peau d’ébène : celle de Halle Bailey, ex-youtubeuse d’Atlanta. Les premières images de La Petite Sirène diffusées en septembre ont provoqué les commentaires les plus racistes sur les réseaux sociaux (#NotMyAriel), mais aussi l’étonnement ravi d’une majorité d’autres, racontant ou filmant la surprise et le sourire de leurs filles découvrant que la nouvelle petite sirène avait la même pigmentation qu’elles. Un référent bienvenu, Disney ayant mis du temps avant de mettre un personnage noir en haut de l’affiche : en 2009, La Princesse et la Grenouille proposait une princesse noire… mais elle apparaissait en batracien vert la moitié du temps. Et dire que dans le port de Copenhague, la statue de la Petite Sirène, installée en 1913, est faite d’un bronze qui a noirci au fil des ans ! Quand elle n’est pas peinturlurée de rouge ou d’autres couleurs en fonction des revendications de ses contempteurs, jusqu’à l’inscription sous sa grande nageoire « racist fish » (poisson raciste) il y a deux ans, en pleine vague de déboulonnages des statues de « héros » des États coloniaux ! Quoi qu’il en soit, la polémique américaine doit tristement faire sourire sous l’eau la Mami Wata des contes africains… ■ J.-M.C.

À TRAVERS L’HISTOIRE des parcs nationaux sur le continent de 1850 à 2019, Guillaume Blanc, historien de l’environnement et spécialiste de l’Afrique contemporaine, dénonce la naturalisation forcée des espaces par les experts occidentaux, avec la complicité des ONG et des dirigeants du continent. Notamment, par la transformation d’espaces agropastoraux et l’expropriation illégitime et violente des populations autochtones. Un système symptomatique des contradictions et des visions fantasmées des pays développés. « La nostalgie d’une nature africaine intouchée est aussi vieille que l’idée de sociétés africaines hors du temps, incapables qu’elles seraient de s’arracher à l’ordre naturel du monde », s’indigne, dans la préface, François-Xavier Fauvelle, titulaire de la chaire d’histoire et archéologie des mondes africains au Collège de France. Si les mythes hérités de la période coloniale ont la peau dure, il est temps de les déconstruire. ■ C.F. GUILLAUME BLANC, L'Invention du colonialisme vert : Pour en finir avec le mythe de l'Éden africain, Flammarion (poche), 356 pages, 12 €.

RÉCITS

DE GÉNÉRATION EN GÉNÉRATION

La poétesse et slameuse camerounaise Ernis livre un premier roman juste et fort. « IL FAUT PARTIR de bonne heure pour embrasser la terre des aïeux. » En ouvrant son récit avec cette phrase, que l’on voudrait scander à voix haute, la lauréate du prix Voix d’Afriques 2022 a-t-elle voulu faire écho à l’incipit proustien : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure » ? Une manière de marquer le déterminisme et la quête de son héroïne, à l’encontre de l’immobilisme. Car c’est à la fois un retour vers les femmes de son village natal et une exploration de l’héritage des traditions, des valeurs et de la liberté qu’elles lui ont légué, qui nous sont racontés, au fil d’une écriture vivante. Où les mots s’allient avec rythme. Presque un slam narratif, de plus de 300 pages.

Par cette poésie de la vie et du vrai, l’écrivaine de 28 ans va et vient du passé au présent, du sacré au désir de s’affranchir, dans un texte porté par la force des femmes de son pays.

Un destin commun. Avec ses aléas. Et ses ambiguïtés. ■ C.F. ERNIS, Comme une reine, JC Lattès, 240 pages, 19 €.

18 AFRIQUE MAGAZINE I 434 – NOVEMBRE 2022 COURTESY OF DISNEYDR (2)
Une « PETITE SIRÈNE » NOIRE ! Aux premières réactions racistes ont vite répondu les sourires surpris des petites Afro-Américaines.
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ON EN PARLE
Halle Bailey dans le prochain film de Disney, prévu pour mai 2023.

LITTÉRATURE Eugène Ébodé ÉCRIRE SA VIE

Un retour dans les arcanes de l’enfance et de la figure maternelle, et peut-être LE ROMAN LE PLUS PERSONNEL du Camerounais.

IL NOUS REVIENT, Eugène Ébodé. Il nous revient, avec sa langue colorée et dense. Une langue caracolante, qu’il manie avec dextérité et passion. À lui seul, le titre de son nouveau roman, Habiller le ciel, nous convie déjà à une rêverie, à une alliance entre l’au-delà et le monde vivant, le passé et le présent. Quant à la narration vivante et intimiste de l’auteur de Souveraine magnifique (Grand prix littéraire d’Afrique noire en 2015), elle nous ramène dans le dédale des souvenirs, de l’enfance, du lien filial, lorsque la mort de la mère vient bousculer l’existence. En ouvrant le livre, on pense à l’incipit de L'Étranger (1942), d'Albert Camus – « Aujourd'hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas » –, mais très vite, l’auteur-monde camerounais, inconditionnel du poignant Eugène Onéguine, de Pouchkine, brave l’absurde et redonne vie à l’ancienne danseuse doualaise qui ne savait ni lire ni écrire : « Il faut donc, me dis-je, que je me dépêche d’accoucher de ma mère avant l’envol complet des souvenirs, ces trésors dévalués ! » Après Rosa Parks, militante noire américaine, dans La Rose dans le bus jaune (2013), ou Mado, femme lumineuse, née en 1936 d’une union mixte, dans Brûlant était le regard de Picasso (2021), l’écrivain explore cette fois-ci la figure maternelle. Et le retour sur soi. C’est un plaisir de cheminer avec celui qui, après avoir passé deux tiers de sa vie en France, vient de poser ses valises à Rabat, au Maroc, où il a pris en charge la Chaire des littératures et des arts africains de l’Académie du royaume. Une conviction pour l'homme, qui rêve d’une littérature africaine, tous pays confondus, unie et reconnue, dont le poids serait comparable aux française et anglo-saxonne. Ce n’est peut-être pas un hasard si l’on découvre donc dans ce roman très personnel son attachement à la littérature marocaine, telles la poésie de Mohammed Khaïr-Eddine ou la voix de Mohamed Leftah. Comme le signe d’un trait d’union littéraire et d’un dialogue, à la fois intérieur et universel. ■ C.F.

FRANCESCA MANTOVANI/GALLIMARD/OPALE.PHOTODR
EUGÈNE EBODÉ, Habiller le ciel, Gallimard, 288 pages, 20 €.

STÉFI CELMA L’AUTHENTICITÉ SONORE

Après le prometteur single « Maison de Terre », l’actrice et musicienne présente SON PREMIER EP.

RÉVÉLÉE AU GRAND PUBLIC grâce à la série Dix pour cent, Stéfi Celma est néanmoins musicienne avant d’être actrice : elle joue du piano, de la guitare… et plus si affinités ! Ce n’est pas un hasard si elle a fait ses armes dans des comédies musicales comme Le Soldat rose… Désormais habituée des plateaux de cinéma, elle n’a pas oublié ses premières amours. Tant et si bien que non seulement elle fait ses propres morceaux, mais qu'elle a aussi monté le label Moyo Productions (dont

le nom signifie « cœur » en swahili) avec son compagnon, le producteur belgo-congolais Imani Assumani. Lequel l’a accompagné dans la confection de cet EP, En oblique, entre Kinshasa, Montpellier et Bruxelles, nourri de folk acoustique ou de bossa-nova, et où l’on entend même des arrangements hip-hop. Sur « Tabou » ou « Qui », l’artiste se raconte comme jamais auparavant. Plus de secrets, et une authenticité sonore qui fait du bien en cet automne morose. ■ S.R.

20 AFRIQUE MAGAZINE I 434 – NOVEMBRE 2022 EYE SHOOT STUFFDR
FOLK STÉFI CELMA, En oblique, Moyo Productions/Yotanka Records.

LE PETIT MARCHAND DE PÉTROLE

Une magnifique résistance

C’EST LE PREMIER LONG-MÉTRAGE tourné à Sidi Bouzid, et ce n’est pas un hasard : c’est là que Mohamed Bouazizi, marchand de fruits et légumes, s’était immolé par le feu en 2010, déclenchant la révolution de Jasmin. Venu du documentaire, le cinéaste américain d’origine égyptienne Lotfy Nathan s’est inspiré de ce drame fondateur du Printemps arabe pour raconter l’histoire d’Ali, la vingtaine, qui revend de l’essence au coin des rues, menacé lui aussi de se faire arrêter ou confisquer sa marchandise s’il ne donne pas d’argent aux policiers… Or, le jeune homme doit subvenir aux besoins de sa famille tout en économisant pour espérer partir en Europe. Drôle de personnage, à la fois taiseux et bienveillant, loyal et droit, il va peu à peu se retrouver dans une impasse.

Le comédien français Adam Bessa incarne avec une belle intensité cet enfermement qui conduit à la folie et lui a valu un prix de la meilleure performance mérité au dernier Festival de Cannes.

La mise en scène, stylisée, nous plonge au cœur du quotidien de nombreux Tunisiens (un tiers de la population vit sous le seuil de pauvreté) et décrit parfaitement ce cercle vicieux qui, entre crise familiale et suspense autour de la contrebande de carburant, va s’avérer fatal, comme on le pressent dès le début.

Le titre du film, « harka », signifie « brûler », mais désigne aussi, en argot tunisien, le migrant qui traverse la Méditerranée.

« On est tous comme toi, on déteste ce pays, on apprend à vivre avec », dit l’un des personnages, fataliste… ■ J.-M.C.

LE DERNIER VOLUME de la collection d’albums photographiques « Fashion Eye » de Louis Vuitton est entièrement dédié à Lagos. Avec une série d’images aussi militantes qu’oniriques, Daniel Obasi, qui avait collaboré avec Beyoncé sur l’album visuel Black Is King en 2020, nous emmène au cœur d’une capitale effervescente. Ses portraits cristallisent les questions politiques et sociales qui le préoccupent : la sexualité, la fluidité des genres, la non-conformité, la corruption politique ou encore la pression religieuse, le tout sous un vernis baroque d’euphorie et d’inquiétude. Comme dans la photo qui sert de sous-titre à ce magnifique livre d’art et de voyage : Beautiful Resistance

Les corps et la mode sont politiques. Les montrer permet de mélanger rêve et activisme, capturant d’autres vécus et présentant d’autres narrations, avec un regard disruptif propre à la nouvelle avant-garde noire, née dans le sillage du mouvement Black Lives Matter. ■ L.N.

AFRIQUE MAGAZINE I 434 – NOVEMBRE 2022 21 DR (2)DANIEL OBASI
Le destin d’un jeune Tunisien pousséau trafic pour survivre. UN RÔLE FORT récompensé au dernier Festival de Cannes.
HARKA (France-BelgiqueTunisie), de Lotfy Nathan. Avec Adam Bessa, Salima Maatoug, Ikbal Harbi. En salles.
DRAME
BEAU LIVRE La capitale du Nigeria vue à travers les yeux d’un JEUNE TALENT de la photographie de mode.
DANIEL OBASI, Lagos, éditions Louis Vuitton, 112 pages, 50 €. Beautiful Resistance, 2020.

Zenam TISSER LES IDENTITÉS CULTURELLES

Les éléments visuels sont forts, donnant une profondeur à des habits chics et classiques.

Le Camerounais Paul Roger Tanonkou travaille L’ICONOGRAPHIE DES TEXTILES, promouvant une mode afro-italienne qui ne craint pas les contaminations.

« ZENAM » signifie « rayon de soleil » en bamiléké, parlée dans l’ouest du Cameroun. C’est aussi le nom du label de l’autodidacte Paul Roger Tanonkou, qui a présenté sa dernière collection, « L’Intrus », à l’Afro Fashion Week Milano. Celui qui compte parmi les organisateurs de l’événement a défilé pour la première fois, avec une ligne qui évoque son parcours dans l’univers de la haute couture. « Ça n’a pas été facile, je ne me suis jamais senti accueilli à bras ouverts », avoue le cinquantenaire. Fils d’un photographe et d’une couturière, le designer a toujours baigné dans l’art et la mode, mais ce n’est qu’une fois arrivé à Milan, il y a dix-neuf ans, qu’il s’est mis à dessiner lui-même des vêtements. Au milieu des années 2000, ses créations, réalisées avec des étoffes sourcées en Afrique, se vendent comme des petits pains. Sa recherche de textiles authentiques le pousse vers des communautés de tisserandes au Mali et au Burkina Faso, et son style inédit pique l’intérêt des blogueurs de mode et des investisseurs,

qui lui ouvrent les portes du salon de Pitti Uomo. Moins présent sur le devant de la scène ces dernières années, il n’a cessé de travailler en coulisse pour promouvoir une mode qui met en avant l’identité culturelle des différentes régions du continent et ne craint pas les contaminations. Décidé à employer des tissus exclusifs pour ses collections, il développe à chaque fois une iconographie très personnelle. Dans « L’Intrus », on retrouve des motifs inspirés de l’oiseau de paradis, une fleur typique de l’Afrique australe, mais aussi des formes géométriques tirées de l’art ndebele et le dessin d’un masque congolais. Des éléments visuels forts, qui donnent une autre profondeur à des habits chics et classiques. En revanche, point de motifs afro sur la veste croisée qu’il a réalisé pour le défilé en hommage à Giorgio Armani, organisé par Stella Jean et le collectif multiculturel We Are Made in Italy. Place ici au savoir-faire des artisans burkinabés, avec un faso dan fani étonnant, décliné en motif pied-de-poule. ■ L.N.

ON EN PARLE 22 AFRIQUE MAGAZINE I 434 – NOVEMBRE 2022
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Paul Roger Tanonkou.

Thuso Mbedu DU KWAZULU À HOLLYWOOD

En route pour LES OSCARS, l’actrice sud-africaine s’impose face à Viola Davis dans The Woman King, carton du box-office américain de la rentrée…

« TU RESSEMBLES À UNE FILLETTE », lui dit le personnage de Viola Davis dans The Woman King, quand celui de Thuso Mbedu explique qu’elle a 19 ans… La jeune comédienne en a réalité 31, mais « peut facilement jouer tous les âges », comme l’avait remarqué Barry Jenkins. Le réalisateur de Moonlight l’avait fait venir aux États-Unis de Johannesbourg, en 2020, après son International Emmy Award pour la série Is’thunzi, où elle jouait une ado. Et lui avait confié le rôle principal de The Underground Railroad, passionnante série pour Amazon Prime dans laquelle elle courait beaucoup pour fuir le Sud esclavagiste à travers un réseau de tunnels. Dans The Woman King, de Gina Prince-Bythewood, son rôle de guerrière dans la garde rapprochée du roi du Dahomey, au XIX e siècle, est encore plus physique. Un entraînement à la dure, avec traversée de buissons d’épines et combats contre les féroces soldats d’une tribu ennemie. Le tournage s’est déroulé non pas au Bénin mais en Afrique du Sud, où elle est retournée pour la promotion du film, jusque dans sa province natale du KwaZulu-Natal. Elle se promet de monter un jour un orphelinat ou une académie artistique. Mais Thuso Mbedu n’a pas encore l’âge de se reconvertir : elle travaille sur un projet de film de science-fiction et figure parmi les cinq favorites pour l’Oscar du meilleur second rôle féminin… ■ J.-M.C.

Photographe : Kwaku Alston Coiffure : Sharif Poston

Maquillage : Rebekah Aladdin

Stylisme : Micah + Wayman

PORTRAIT KWAKU ALSTON /2021 CTMG, INC. ALL RIGHTS RESERVED.

AVEC SES HUIT RESTAURANTS au Caire, à New York et à Riyad, Zooba est désormais l’une des plus célèbres enseignes de street food égyptiennes. Derrière la porte bleue qui caractérise chaque adresse depuis celle du quartier de Zamalek, inaugurée en 2012, on concocte des recettes classiques, comme les falafels avec un twist frais et contemporain : le ta’amiya est fait au Caire à base de fèves, et est donc plus léger et moins sec, mais Zooba y ajoute une touche secrète, ce qui rend ce best-seller de la cuisine de rue encore plus gourmand. Un autre plat traditionnel, le hawawshi, un délicieux sandwich de pain plat farci de viande hachée épicée, poivrons, oignons, piment et coriandre, est réinterprété en cheese hawawshi, avec roquette et mozzarella. À ne pas manquer ! zoobaeats.com

De la street food à la « home food » : ouvert en 2019 au cœur de la médina de Marrakech, le L’mida propose des recettes traditionnelles marrakchies, revisitées avec simplicité par la cheffe Nargisse Benkabbour à partir de

produits de saison. Le restaurant, qui se développe sur deux étages décorés dans un style à la fois classique et industriel, jouit d’un magnifique rooftop. Un véritable jardin suspendu parfumé de jasmin, pop et cozy, d’où regarder le coucher de soleil en sirotant un mocktail signature, tel le Chreb ou chouf (citron, fleur d’oranger, gingembre et eau gazeuse). La carte change tous les six mois, mais garde les plats plébiscités par les clients, comme les gnocchis berbères, à base de sauce tomate façon tajine et de jbén, un fromage à l’ail et aux fines herbes. lmidamarrakech.com ■ L.N.

ON EN PARLE 24 AFRIQUE MAGAZINE I 434 – NOVEMBRE 2022
DE LA RUE AU ROOFTOP Street food égyptienne ou table chic marocaine en hauteur ? Voici deux ADRESSES NORD-AFRICAINES à tester. SPOTS DRABDELAALI AIT KARROUMDR
Ci-contre et ci-dessous, le L'mida propose des recettes traditionnelles marrakchies sur deux étages, dont une terrasse magnifique. Ci-dessous, le Zooba se situe au Caire, mais a ouvert sept autres restaurants dans la capitale, à New York et à Riyad.

LA MAISON PERCHÉE, L’ARTISANAT AU SERVICE DU MODERNISME

Studio Bo livre un MAGNIFIQUE APPARTEMENT dans le centre-ville de Casablanca.

OUVERTE EN 2017 par Omar Benmoussa, l’agence Studio Bo a rénové un magnifique appartement du centre-ville de Casablanca, mettant en valeur la vue imprenable de cette Maison Perchée. Le projet redistribue les espaces intérieurs en créant une grande suite parentale avec dressing et une salle de bains développée en biais, d’où l’absence de cloisons et la disposition des fenêtres permettent de voir l’église du Sacré-Cœur. Datant de 1930, celle-ci participe au charme d’un quartier où le style art-déco est très présent. C’est pour sauvegarder cette harmonie architecturale, et afin de cacher les retombées de poutres qui jonchaient le plancher, que les lignes verticales et horizontales de l’appartement ont été courbées, créant des espaces sinueux. Les arrondis ont été dédoublés au sol, en granito d’origine et béton ciré, et repris pour les cadres métalliques des portes, dessinées une par une et décorées avec des vitrages uniques. Pour le mobilier contemporain et le carrelage, en zellige beldi, l’architecte a choisi une palette que l’on retrouve dans les vieux riads : du vert, du noir et du bleu sur des tonalités vives, qui dynamisent les pièces. Le vert est également présent sur la terrasse de 100 m2, agrémentée d’un bar et de bancs en maçonnerie, qui évoque le pont d’un bateau et laisse flâner le regard sur l’horizon. ■ L.N.

ARCHI
ALESSIO MEI

Rakidd

LE DESSINATEUR POSE UN REGARD TENDRE, drôle et nostalgique sur ses étés d’enfance au Maroc dans son dernier ouvrage. Un carnet de voyage en hommage à la diaspora nord-africaine en France effectuant ce retour au pays. par Astrid Krivian

«Ils vécurent enfants et firent beaucoup d’heureux. » Cette citation anonyme, Rachid Sguini, alias Rakidd, en a fait son mantra. Humour, poésie, liberté de ton et sens du détail caractérisent l’univers artistique du dessinateur. Son trait épuré croque le monde avec ses yeux d’enfant. « Je m’adresse à l’enfant en chacun de nous », présente-t-il.

Son quatrième ouvrage, Souvenirs du bled, dépeint avec nostalgie ses étés de jeunesse au Maroc, pays d’origine de ses parents. Un carnet de voyage qui agit comme une madeleine de Proust pour toute une génération. « Depuis quarante ans, la diaspora nord-africaine effectue ce retour au pays. Cette histoire commune aux descendants d’immigrés compte. Il faut la raconter et la transmettre à la nouvelle génération. » À l’époque, Rakidd embarque avec les siens à bord d’une Renault 21 Nevada chargée à bloc : depuis leur domicile au cœur des volcans d’Auvergne, au Puy-en-Velay, ils mettent le cap vers Khénifra, dans le Moyen Atlas, traversant la France, l’Espagne, le détroit de Gibraltar… « La nostalgie adoucit la mémoire, mais trois jours de voiture, sans climatisation, c’était très long ! »

Dans ce livre coloré, chaque souvenir a sa page dédiée sous forme de carte postale détachable, accompagnée d’un texte : du hanout (petite épicerie et caverne d’Ali Baba où l’on trouve tout) au four à pain du quartier, en passant par le sfenj (beignet) et les au revoir déchirants avec les tantes. « Dans les années 1990, il fallait parfois attendre longtemps pour appeler la famille. Et on ne savait pas quand on se reverrait. » Dignes des aventures de Tom Sawyer, ces vacances l’ont construit : galopant à cheval ou à dos de mulet, il s’émerveille de la beauté des paysages, observe les singes en liberté, se baigne dans le ruisseau. « Connaître mes origines m’a forgé et donné une confiance. Je n’ai pas cette bataille sur l’identité. Je suis français et marocain, je connais les deux réalités. »

Né en 1988, biberonné aux dessins animés japonais de l’émission Club Dorothée, aux BD et aux jeux vidéo, Rakidd rêve d’être dessinateur et peintre dès 5 ans. En cours de catéchisme au collège catholique où il est scolarisé, il découvre les peintures romanes. D’abord restreinte, sa passion se densifie, et il apprend les divers courants artistiques de l’histoire. Après des études d’arts appliqués, il lance son blog, Les Gribouillages de Rakidd. Son travail est rapidement remarqué par des agences de communication. Illustrateur pour Gulli, Universal, Arte et Canal+ entre autres, il gagne en visibilité, agrandit sa communauté, intéresse les éditeurs. En 2016, il publie Le Monde de Rakidd : De 2001 à nos jours, dans lequel il brosse 35 événements contemporains marquants, puis Gribouillages, ou comment je suis devenu (presque) moi. Son Petit Manuel antiraciste pour les enfants (mais pas que !) déconstruit avec pédagogie et humour les idées racistes : « Je suis obligé de traiter ces sujets, délaissés par les dessinateurs. » Le geste créateur est une façon de s’extraire du réel pour cet artiste bouillonnant d’idées, habité par l’inspiration jusqu’à se réveiller la nuit : « Je redessine le monde selon mes désirs. C’est une sensation étrange. Quand je crée, je suis dans ma bulle, je maîtrise mon univers. Et je le partage avec les autres, en vue de leur faire du bien. » ■

PARCOURS 26 AFRIQUE MAGAZINE I 434 – NOVEMBRE 2022 DR
Souvenirs du bled, éditions Lapin, 60 pages, 17 €.
«Connaître mes origines m’a forgé et donné une confiance. Je n’ai pas cette bataille sur l’identité.»
DR

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QUAND L’ÉCHEC SUCCÈDE À L’ÉCHEC…

Entre août 2020 et septembre 2022, l’Afrique francophone a connu cinq coups d’État, dont deux en moins de huit mois au Burkina Faso. Retour à la junte militaire, aux scrutins sans cesse repoussés, aux sanctions économiques. On peut comprendre dans certains cas le ras-le-bol général face aux pouvoirs en place qui s’éternisent, faibles ou corrompus, qui n’arrivent pas à faire avancer leur pays, ni à relever le niveau de vie global, ni à lutter efficacement contre les offensives islamistes. On peut comprendre que les « nouveaux » soient un temps plébiscités par des hordes de jeunes, chauffés à blanc contre les impérialismes venus d’ailleurs, le néocolonialisme rendu coupable de tous les maux qui rongent leur société depuis des lustres. On entend de-ci de-là que l’Afrique doit aussi passer par ses révolutions, par des périodes de chaos pour reconstruire du neuf, du mieux. Pourtant, si l’on y regarde de plus près, chaque coup d’État est d’abord une catastrophe pour les peuples. Au Mali, le colonel Goïta a réussi à convaincre une bonne partie de l’opinion que la faute revenait aux Français, à l’opération Barkhane et ses dérives. Peut-être. Mais surfer sur le conflit russo-ukrainien en ouvrant grand la porte aux mercenaires Wagner pour résoudre les problèmes du pays est évidemment un leurre. Vu du Nord, et des sans-voix qui souffrent au quotidien sous le joug des exactions islamistes, la situation s’aggrave. Évidemment. Et les sanctions économiques, imposées, levées, puis réimposées souvent, saignent à blanc le commerce, le panier de la ménagère. Bref, c’est le peuple qui trinque.

Au Burkina, déjà exsangue, avec l’une des économies les plus faibles du monde, sans cesse frappé par la même montée du terrorisme islamiste, un double coup d’État en une seule année est une terrible épreuve. Aides suspendues, coopération hypothéquée, etc. Idem en Guinée, déjà pas bien flambante, qui se retrouve avec un lieutenant-colonel Doumbouya en sursis à sa tête, sans soutien, sans vrai programme… Il prévoyait une élection présidentielle dans les six mois après son coup d’État, et se demande aujourd’hui s’il en organisera une en 2025… Et enfin le Tchad, où un fils décide unilatéralement de succéder à son père. Avec le népotisme culturellement chevillé au corps, oubliant qu’un processus démocratique, c’est peut-être mieux… Résultat, des émeutes réprimées dans le sang ont fait plus de 50 morts en septembre dernier. Dans un pays à genoux, dirigé depuis plus de vingt ans par la même famille, avec, là aussi, une transition dont le terme est sans cesse repoussé. Résultat des courses, et de toutes ces courses au pouvoir de militaires autoproclamés « chefs de transition », ces pays reculent et leurs populations souffrent encore davantage. Bien au-delà des raisonnements d’intellectuels africains installés à l’étranger qui ne voient dans ces coups d’État que des révolutions salvatrices. Nous sommes en 2022, et les processus démocratiques, même (et souvent) imparfaits, doivent demeurer la règle pour avancer un jour vers des lendemains meilleurs. ■

AFRIQUE MAGAZINE I 434 – NOVEMBRE 2022 29
PAR EMMANUELLE PONTIÉ C’EST COMMENT ?

OPERATION GRAND NORD Côte d’Ivoire

Le septentrion du pays, qui partage de longues frontières avec le Burkina Faso et le Mali, est exposé aux attaques de groupes terroristesdjihadistes. L’État s’investit sur le plan économique, accentue le quadrillage militaire et le contact avec les populations. Reportage au plus près de ces hommes déployés sur un terrain dangereux. par Pierre Coudurier, envoyé spécial

menaces
Des soldats à l’entrée d’un camp militaire, dans la région de Kafolo.

Chaque voyage vers le nord ivoirien débute au « black market » d’Adjamé, à Abidjan. Une armada de vendeurs ambulants et de passants manquent à chaque instant de se faire écraser par des taxisbrousses fumants qui jouent du klaxon. Disséminées dans un dédale de rues, les gares routières desservent l’ensemble du pays. Quinze heures sont nécessaires pour rejoindre la région du Folon, à proximité des frontières guinéenne et malienne. Passé la monumentale basilique Notre-Dame-de-la-Paix de Yamoussoukro, voulue par le président Félix Houphouët-Boigny, les chauffeurs slaloment entre les nids-de-poule sur de grandes lignes droites. Au fil des heures, la végétation dense et humide devient plus clairsemée. Une fois Odienné, dernière ville du nord-ouest, franchie, le bitume laisse place à la piste. Pendant trois heures, celle-ci glisse sur 50 kilomètres vers la localité de Minignan. L’armée y a installé une base avancée. Au petit matin, les notables du village et des militaires se rassemblent dans une cour ouverte. Assise sur des chaises en plastique, l’assemblée est protégée des ultraviolets par le toit en tôle d’une maison décatie. La zone est sécurisée à 360 degrés par les forces spéciales, qui forment une bulle de protection. Le chef du village, Souleymane Kouadio, est habillé de manière traditionnelle. Ce quinquagénaire tient son chapelet et récite une prière. Puis, après les palabres d’usage, le général de brigade Zoumana Ouattara, aux airs de colosse à la force tranquille, prend la parole : « L’armée est là pour vous protéger, mais nous avons besoin de vos renseignements sur d’éventuels mouvements suspects », déclare-t-il casquette kaki vissée sur la tête et téléphones en main. Enfants et jeunes adultes se regroupent tout autour et écoutent la discussion. L’échange nécessite un traducteur pour passer du français au dioula, une langue comprise par 20 millions de personnes à majorité musulmane réparties entre le Mali, le Burkina Faso et la Côte d’Ivoire. « Nous ne voulons pas de terroristes chez nous, mais leur fonds de commerce reste la misère, rétorque un notable. Nous saluons les efforts du gouvernement, mais les jeunes qui ne trouvent toujours pas de travail restent perméables aux tentations. »

Ces dernières années, l’État a en effet installé des lignes à haute tension et des paraboles permettant au réseau 4G de fonctionner dans de nombreux villages. Aussi, le Premier ministre Patrick Achi, qui s’est rendu dans le Nord en janvier, a annoncé une aide à hauteur de 3 200 milliards de francs CFA

sur trois ans. Une partie doit être dédiée au développement de la région et à l’insertion de la jeunesse, qui ne sera « ni délaissée ni oubliée » selon lui. « Les formalités administratives sont un problème. Il nous faut prendre la route jusqu’à Odienné », reprend Souleymane Kouadio. Et chaque trajet coûte 5 000 francs CFA (7,50 euros) – une fortune. « Des structures locales nous faciliteraient la vie. »

La région du Folon reste en retard par rapport au reste du pays, même si des écoles en dur ont été construites. Les masures sont faîtes en terre, voire en paille, et la plupart des paysans, surtout les femmes, marchent quotidiennement des dizaines de kilomètres pour rejoindre leurs maraîchers et cultiver maïs, riz et arachides. Les pistes chaotiques ne permettent pas un essor économique conséquent, même si de gros

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investissements sont en cours. Le réseau routier est constitué d’environ 80 000 kilomètres de routes, dont 7 500 sont bitumés. Mais les zones frontalières n’ont pas encore été atteintes par cet effort de modernisation.

LE CONTEXTE TERRORISTE

À l’enclavement s’ajoute la menace sécuritaire qui progresse du Sahel vers le golfe de Guinée. En effet, depuis deux ans, le nord de la Côte d’Ivoire est en état d’alerte. Jadis prisé des touristes adeptes des safaris au sein du parc national de la Comoé, le village de Kafolo (dans le nord-est) est le lieu, le 10 juin 2020, de la première attaque terroriste dans le pays depuis celle de Grand-Bassam en 2016. En pleine nuit, une soixantaine d’assaillants venus du Burkina Faso ciblent un poste de l’armée et

Dans la localité de Tienko, le général de brigade Zoumana Ouattara vient constater l’avancée des travaux d’une caserne avec le chef de chantier. L’ouvrage a pris du retard en raison de l’enclavement du village, qu’il est difficile d’approvisionner.

« L’armée est là pour vous protéger, mais nous avons besoin de vos renseignements. »

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tuent 14 soldats. L’attentat n’est pas revendiqué, mais le chef du commando est arrêté quelques jours après, selon les autorités. Une opération militaire ivoiro-burkinabée baptisée « Comoé » avait été montée en mai, soit un mois avant cette attaque : les forces de sécurité avaient alors tué huit djihadistes présumés et arrêté 38 suspects. Mise sous pression, l’armée demeure obligée de monter en puissance et recrute 3 000 soldats. Certains sont formés en lisière du camp militaire français de Port-Bouët, situé à quelques encablures de l’aéroport d’Abidjan.

En Côte d’Ivoire, pays essentiel au développement économique de la sous-région, les liens bilatéraux avec la France sont restés forts. Le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a réaffirmé fin septembre, lors d’une visite à l’Académie internationale de lutte contre le terrorisme (AILCT), à Jacqueville, le « soutien total de la France ». Son homologue des Armées, Sébastien Lecornu, s’est, lui, rendu en juillet au Niger, puis en Côte d’Ivoire, où il a rencontré Alassane Ouattara et visité la base militaire de Port-Bouët, qui compte près d’un millier de soldats. Il a affirmé que la France allait engager une « réflexion sur le renseignement, sur l’interopérabilité [de leurs] forces armées,

sur le rôle des forces françaises quand elles sont prépositionnées dans un pays, comme la Côte d’Ivoire qui est un peu le modèle, au fond, de ce [qu’ils] souhait[ent] développer demain ». Bien que floue, la nouvelle doctrine prône l’utilisation des drones et des forces spéciales, comme au Burkina Faso et au Niger.

Après l’attaque de Kafolo, une « zone opérationnelle Nord » est créée. Plus d’un millier de militaires ivoiriens sont déployés en renfort. Des unités sont formées au commandement des forces spéciales de l’armée de terre de Pau, en France. Une présence dissuasive qui contraint les djihadistes à changer leur mode opératoire. L’utilisation de mines artisanales est désormais privilégiée, comme en juin 2021, lorsque trois militaires sont tués dans l’explosion de leur véhicule, deux jours seulement après l’inauguration de l’AILCT, en présence du ministre français des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian. Celui-ci, en visite dans le pays, avait évoqué avec le président Alassane Ouattara le danger terroriste grandissant, alors que la France était en train de retirer la force Barkhane du Mali. Un changement de paradigme qui « crée un vide dans la région », selon les mots du chef d’État ivoirien, prononcés lors d’un entretien donné à RFI en février dernier.

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Des soldats ivoiriens sont formés au tir dans le camp militaire français de Port-Bouët, à Abidjan. PIERRE COUDURIER (2) Ci-dessous, une rencontre entre les autorités et les notables à Tienko.

« Du temps du premier président Félix Houphouët-Boigny, il y avait une vraie peur du coup d’État militaire, c’est pourquoi l’armée est restée faible », glisse un diplomate en poste à Abidjan. En 1999, la veille de Noël, le pays vit son premier coup d’État depuis l’indépendance, et le chef d’État Henri Konan Bédié doit céder le pouvoir. « Mais ces craintes ne sont plus justifiées », reprend cette source diplomatique. « Notre montée en puissance prend du temps, n’oubliez pas que nous sommes une nation reconstituée depuis dix ans », nuance Lassina Doumbia auprès d’Afrique Magazine. Il nous reçoit au pas de course dans son bureau de chef d’État-major des armées installé dans le quartier du Plateau à Abidjan, non loin de la Présidence. Mobilisé dans l’affaire des 46 soldats retenus en otage à Bamako dans le cadre d’un bras de fer diplomatique entre la Côte d’Ivoire et le Mali, l’homme est sur tous les fronts. Originaire de Dabadougou, près d’Odienné, ce militaire a gravi tous les échelons. Après la crise post-électorale de 2010-2011, il dirige les toutes nouvelles forces spéciales. En 2018, il remplace Sékou Touré, parti à la retraite, et devient chef d’état-major. « Notre stratégie actuelle est d’unifier le commandement opérationnel en décloisonnant les différentes composantes de l’armée », indique l’intéressé. « Néanmoins, notre approche de lutte antiterroriste est globale et repose donc sur de nombreux travaux d’infrastructures, comme des écoles, des centres de santé, mais aussi des travaux de médiation afin d’empêcher la stigmatisation de certaines ethnies. »

ÉVALUER LA SITUATION ET RASSURER

En début d’année, le général de brigade Zoumana Ouattara a été nommé commandant du détachement militaire de la zone opérationnelle Nord. Mi-septembre, ce haut gradé se déplace avec une délégation de gendarmes, de gardes forestiers, etc., dans l’objectif d’évaluer la situation sur le terrain et de rassurer les populations. Les hommes du général sont détachés en cinq groupements tactiques interarmes (GTIA), disséminés sur la ceinture ivoirienne, comme l’appellent les militaires, une piste qui longe d’est en ouest le nord du pays. « Elle est très prisée des contrebandiers », souffle Adama, un jeune caporal mécanicien au volant de son Toyota Land Cruiser.

Peu de temps après, deux motos pétaradantes et surchargées sont arrêtées par la tête du convoi. C’est le mode de transport privilégié par les habitants de la région, mais aussi des groupes armés. Ces engins permettent d’être très mobiles et de se jouer des frontières franchissables en presque tous leurs points. Les militaires découpent les bâches et découvrent des cartons remplis de cigarettes et de médicaments de contrebande. « Ces cachets sont un véritable fléau. Ils sont un danger pour la population », lâche le lieutenant-colonel de gendarmerie Fofana, avant d’ordonner à deux de ses hommes de continuer la fouille. Lors du dernier contrôle, les gendarmes ont retrouvé des munitions de calibre 12. Les jeunes contrebandiers sont finalement arrêtés et ramenés à Odienné. « C’est notre seul moyen de s’en

sortir », nous confie l’un d’eux avant d’être embarqué. « Ce sont des bandits », tranche quant à lui le lieutenant-colonel Fofana avant de reprendre la route. Le convoi s’élance à vive allure à travers la boue, le long de savanes arborescentes. Sur la piste défoncée, les corps sont mis à rude épreuve. « Gardez une distance d’au moins 50 mètres entre les véhicules », ordonne un commandant à la radio qui craint la présence de mines. Les carlingues vibrent et strient la boue, manquant par moments de rester embourbées. Au niveau du poste-frontière, un petit pont enjambe un ruisseau menant au village de Manankoro. C’est le Mali. Côté ivoirien, des soldats sont positionnés avec de l’armement lourd, même si les populations peuvent aller et venir sans trop de problèmes. De l’autre côté, les forces armées maliennes (Famas) sont invisibles. Le Mali et le Burkina Faso maîtrisent encore mal leur frontière.

À l’approche de la localité de G’beya, un peu plus à l’est, les véhicules s’arrêtent soudainement pour saluer des hommes qui entravent la voie. Ils sont vêtus de peaux d’animaux et armés de poignards et de carabines. Ce ne sont pas des coupeurs de routes, mais des milices d’autodéfense dozos, issues de confréries de chasseurs. Les militaires ne nous en diront pas plus, mais dans ces zones où le contrôle de l’État est faible, des accords existent entre les forces armées et ce service d’ordre parallèle. Les villageois doivent participer aux cotisations destinées à financer les patrouilles de ces milices.

Au Burkina Faso, sur le même modèle, des groupes d’autodéfense baptisés Koglweogo se constituent aussi comme des milices collaborant avec la police et la gendarmerie. Mais ils

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sont accusés de nombreuses dérives, et notamment de raviver des conflits ethniques. Surtout entre les Peuls et les milices dozos qui se regardent en chiens de faïence. Le 12 septembre dernier, l’Organisation des Nations unies a d’ailleurs exprimé son inquiétude devant « l’augmentation des discours de haine et d’incitation à la violence contre les minorités ethniques ». Les Peuls du Burkina, éleveurs nomades transhumants, sont en effet fréquemment accusés d’être la cinquième colonne du djihadisme : « La majorité des personnes arrêtées pour des faits de terrorisme présumé sont issues de ce peuple », commente le général Ouattara, avant d’assurer « ne pas vouloir stigmatiser toute l’ethnie ». S’il n’existe aucune statistique précise, certains groupes armés sont en effet constitués majoritairement de Peuls, comme la katiba Macina, d’Amadou Koufa, ou bien l’État islamique au Grand Sahara (EIGS), d’Adnan Abou Walid al-Sahraoui, tué par les forces françaises en septembre 2021. À G’Beya, des montagnes d’arachides sont étendues sur des bâches par des enfants qui les emballent ensuite dans des sacs. D’autres jeunes traînent dans la rue face à une caserne protégée par des miradors, qui a des airs de camp retranché. Dans cette base avancée, les militaires sont alignés dehors au garde-à-vous. « Pas un centimètre de cette région ne doit être cédé. Les populations doivent être rassurées, de manière que la nation soit fière de son armée », leur explique le général Ouattara dans un discours qui se veut rassurant. « Évitez tout incident à la frontière, et méfiez-vous des réseaux sociaux », assène-t-il. À la réponse de savoir si tout va bien, un soldat signale un manque d’eau potable. Les hommes ne reçoivent par jour que trois fois

20 cl d’eau conditionnée en sachet, à la provenance inconnue, et dont les emballages jalonnent chaque recoin du nord du pays. La semaine passée, un militaire est mort dans un accident de la route. Une minute de silence est accordée en son honneur alors que le chant du muezzin couronne ce rituel. En face, un homme se repose à même le sol sous une cabane en bois. « Tout ira bien pour nous, si Dieu le veut. » Malgré la pauvreté et les menaces des groupes armés, l’extrême nord ivoirien ressemble à un tableau figé dans le temps, à l’exception près que les militaires occupent désormais le terrain et que le gouvernement compte bien accélérer son développement. ■

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Deux motos surchargées sont arrêtées, il s’agit de contrebandiers.
Ces engins sont le mode de transport privilégié par les habitants de la région, mais aussi des groupes armés.

perspectivesUNE AFRIQUE DU SUD EN PANNE

Trente ans après la chute de l’apartheid, le pays affronte des crises multiples : croissance faible, énergie rare, criminalité record, corruption, persistance des inégalités sociales héritées de la ségrégation… Le rêve d’une « nation arc-en-ciel » prospère s’éloigne chaque jour un peu plus. par Cédric Gouverneur

Johannesbourg, la capitale économique.
SHUTTERSTOCK

ndré de Ruyter est « désolé ». Le directeur général de l’entreprise publique d’électricité Eskom n’a rien de mieux à dire à ses clients, privés de courant en moyenne trois fois par jour, pendant deux à quatre heures. Des coupures pudiquement appelées « délestages », qui pourrissent le quotidien des 60 millions de Sud-Africains, et notamment des plus pauvres, ceux qui n’ont pas les moyens de s’offrir un groupe électrogène ou des panneaux solaires. Impossible de se chauffer, cuisiner, conserver les aliments au réfrigérateur, travailler sur l’ordinateur… La situation est si catastrophique qu’en septembre, le président Cyril Ramaphosa a dû écourter son séjour en Grande-Bretagne après les funérailles de la reine Élisabeth II. Des décennies de négligence et de manque d’investissements dans les infrastructures ont rendu Eskom incapable de remplir sa mission. Ted Blom, un expert en énergie interviewé fin septembre par la chaîne eNCA, pointe la responsabilité d’André de Ruyter, qui avait fait le choix de sabrer dans les opérations de maintenance afin de rembourser les dettes de l’entreprise.

La situation économique de l’Afrique du Sud s’est encore complexifiée en octobre, avec la grève de Transnet, la société publique qui gère les ports et les trains de marchandises. Aux abords des ports, les cargos s’accumulent faute d’être déchargés. Cette grève « est la dernière chose dont l’économie a besoin », se sont alarmées dans un communiqué commun les associations patronales

Business Leadership South Africa et Business Unity South Africa : « Le message envoyé à l’économie globale est que faire du business avec l’Afrique du Sud est risqué. Cela va ajouter des coûts significatifs au débarquement des marchandises et à leur transport par camion, ce qui va s’additionner à l’inflation. » À 6,6 % en 2022, celle-ci est en effet au plus haut depuis treize ans. À l’inverse, la monnaie nationale est à son plus bas niveau depuis le confinement d’avril 2020, avec 18,50 rands pour 1 dollar mi-octobre. « Les problèmes de Transnet nous ont déjà coûté 50 milliards de rands cette année », estime Roger Baxter, président du Minerals Council South Africa, qui rassemble le secteur minier. Le pays

se trouve dans l’incapacité d’exporter les richesses de son sous-sol : faute de transport, les trois quarts de la production de charbon, de fer, de manganèse et de chrome restent sur place. Selon Baxter, seulement 120 000 tonnes de minerais sont exportées chaque jour, contre 456 000 d’ordinaire.

PILLER, « POURQUOI PAS ? »

Autre mauvaise nouvelle : la criminalité bat des records. Avec en moyenne plus de 20 000 homicides commis chaque année, le géant d’Afrique australe est l’un des pays les plus violents du globe. La Banque mondiale y recensait en 2020 une moyenne de 33 meurtres pour 100 000 habitants, la plupart par arme

APERSPECTIVES 40 AFRIQUE MAGAZINE I 434 – NOVEMBRE 2022

à feu. À titre de comparaison, le taux d’homicides est de 9 pour 100 000 habitants en Afrique subsaharienne, de 1 pour 100 000 en Europe, et de 22 pour 100 000 en Amérique latine. Seuls des pays d’Amérique centrale (gangrenés par les gangs tatoués des maras) font pire que la nation arc-en-ciel ! Or, les derniers chiffres sont désastreux : selon le service de police d’Afrique du Sud, plus de 6 400 meurtres ont été perpétrés entre avril et juin. C’est près de 70 par jour. Un chiffre 12 % plus haut qu’en 2021. « C’est élevé et inquiétant », déplore le ministre de la Police Bheki Cele.

Face aux risques de vol et d’agression, riches et classes moyennes se retranchent dans des résidences sécurisées,

acquièrent des armes à feu et font appel à des sociétés privées de gardiennage. Si les meurtres de fermiers blancs sont très médiatisés (et exploités par les nostalgiques de l’apartheid, qui parlent d’un « génocide de Blancs »), il faut rappeler que la criminalité affecte l’ensemble de la nation, toutes communautés et classes sociales confondues. Faute d’une police efficace, les pauvres sont plus vulnérables, car incapables de se payer les services de vigiles ou simplement une porte résistante aux effractions. Dans les townships, être agressé ou cambriolé constitue une menace permanente. Les gangs y font régner la terreur : le 10 juillet dernier, des tueurs ont mitraillé les clients de deux bars, à Soweto (province

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Des décennies de négligence ont rendu l’entreprise Eskom incapable de remplir sa mission.
Un commerçant dans son magasin durant une coupure de courant, à Soweto, en avril 2022.
SIPHIWE SIBEKO/REUTERS

du Gauteng) et à Pietermaritzburg (province du KwaZulu-Natal, surnommée « KZN »), faisant une vingtaine de victimes. On ignore le mobile des assassins, ni même si les deux tueries ont un lien entre elles. Exaspérée et démunie, la population en vient parfois à se faire justice elle-même : en août, dans la province du Limpopo, une foule a lapidé, puis brûlé, deux voleurs présumés. Et il n’est pas rare d’entendre des Noirs des classes populaires se dire favorables à la peine de mort, affirmer qu’il y avait moins de délinquance sous l’apartheid, ou afficher leur xénophobie envers les

Au premier plan, Julius Malema, le bouillonnant leader des Combattants pour la liberté économique, lors d’un rassemblement en prévision des élections locales dans le canton de Nyanga, près du Cap, le 22 octobre 2021.

immigrés, nouveaux boucs émissaires. Car celle que l’on appelle « nation arcen-ciel », fondée sur les décombres de l’apartheid, est régulièrement la proie de violences anti-immigrés, qui font des dizaines de morts. En mars 2019, un plan d’action national contre la xénophobie a vu le jour, mais il n’est guère appliqué selon l’ONG internationale Human Rights Watch, qui dénonce l’impunité des auteurs de violences racistes. En septembre 2019, environ un millier de boutiques appartenant à des Bangladais ont été attaquées. Le mouvement xénophobe Opération Dudula (« refouler »

en zoulou) est récemment apparu pour intimider les entreprises employant des immigrés. Celui-ci a été fondé par un certain Lux Dlamini, s’étant illustré dans la défense des magasins lors des émeutes de 2021.

Le recours à l’autodéfense a en effet caractérisé les pillages de juillet 2021, dans les jours suivant l’incarcération de l’ancien président Jacob Zuma, poussé à la démission en février 2018 pour corruption. Des émeutiers ont semé le chaos au KZN – fief de l’ex-chef d’État, qui est zoulou – et dans les environs de Johannesbourg. En l’espace d’une semaine ont été pillés environ 1 200 magasins (dont 200 liquor shops), 200 centres commerciaux et 1 400 distributeurs de billets,

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MIKE HUTCHINGS/REUTERS

tandis que fleurissait sur les murs le slogan « Free Zuma ». Près de 350 personnes ont perdu la vie lors de cette semaine de chaos total : fusillades, incendies, bousculades… Les dégâts se sont chiffrés à 50 milliards de rands. Cyril Ramaphosa avait pointé une « tentative de coup d’État », un « sabotage économique » planifié par des partisans de Zuma au sein du Congrès national africain (ANC). Plus d’un an après, la ville de Durban ne s’en est toujours pas remise. La plupart des petites échoppes n’étant pas assurées, patrons et vendeurs s’en sont allés grossir les rangs des sans-emplois – le taux de chômage, déjà gonflé par la crise sanitaire, est estimé à 32,6 % par l’organisme Statistics South Africa. La compagnie de

télévision South African Broadcasting Corporation a filmé des scènes ahurissantes : Durban a été embouteillée de pilleurs venus profiter de l’aubaine. Les forces de l’ordre, totalement dépassées, ont été quasiment absentes. Aux reporters qui leur demandaient pourquoi ils volaient, les pilleurs répondaient souvent : « Why not? » (« Pourquoi pas ? »).

Une délinquance de masse opportuniste, tel un palliatif de choc à l’absence d’opportunités économiques. « Les gens n’ont rien, il est donc très facile pour les brasiers de s’enflammer à la moindre étincelle », expliquait la professeure de science politique Narnia BohlerMuller. D’autant qu’aucun pilleur n’a été condamné par la justice !

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Pillages et incendies, plus de 350 personnes ont perdu la vie en juillet 2021.
Un policier tente de contrôler le pillage au cours d’une émeute à Durban, le 12 juillet 2021.
EPA/EFE

LA MONTÉE DU VIGILANTISME

Devant l’inaction de la police, plusieurs communautés ont entrepris de se défendre elles-mêmes. Ce phénomène de privatisation de la sécurité et d’autodéfense (connu aux États-Unis sous le nom de « vigilantism ») met en péril l’État de droit, caractérisé par ce que le penseur allemand Max Weber (1864-1920) définissait comme « le monopole de la violence légitime » entre les mains des seules forces de l’ordre. « L’échec de l’État est en train de nous transformer en une nation de vigilants », s’alarme l’analyste politique Ralph Mathekga. À Umzimkulu, Underberg, Soweto, des résidents ont dressé des barrages et, machettes en mains, font reculer les assaillants. Depuis les pillages de 2021, les demandes de port d’arme ont explosé. Des quartiers se sont équipés de caméras de vidéosurveillance et à reconnaissance automatique de plaque d’immatriculation, qui repèrent les véhicules inconnus. Les vigilants patrouillent leur quartier et s’informent de la moindre anomalie via les applications de messagerie instantanée.

À Phoenix, banlieue de Durban où les habitants sont majoritairement d’origine indienne, l’autodéfense a dégénéré en lynchage raciste : des dizaines de Noirs y ont été tués par des résidents locaux. De quoi envenimer les tensions entre les communautés noires et indo-africaines (2 à 3 % de la population du pays, mais 25 % dans la région de Durban) : toutes deux victimes de discriminations à différents niveaux pendant l’apartheid, elles connaissent des relations tendues, du fait de la persistance d’une ségrégation de facto de l’habitat, qui entretient l’entresoi et les préjugés. Trois décennies après l’abolition du Group Areas Act (19501991), la loi raciste qui ségréguait l’habitat, force est de constater qu’en dehors des centres-villes, les quartiers demeurent quasiment homogènes. Feizel Mamdoo, un vétéran de la lutte anti-apartheid, dénonce par ailleurs l’emploi généralisé – dans la rue comme dans les médias – de la dénomination usuelle d’« Indiens » : un

terme stigmatisant, sous-entendant que les Indo-Africains seraient des étrangers, plutôt que des citoyens à part entière dont les ancêtres ont fait souche dans le pays dès les années 1860. Aussi, Noirs et Indo-Africains occupent globalement des positions différentes sur l’échelle sociale, ces derniers étant souvent commerçants ou exerçant des professions libérales.

Car la pauvreté seule ne suffit pas à expliquer le taux de criminalité. Les statistiques le démontrent : les pays les plus criminogènes sont ceux où les inégalités sociales sont les plus profondes. Afrique du Sud, Brésil, Honduras… À l’inverse, le Bangladesh, pauvre et surpeuplé, connaît une faible criminalité. Un récent rapport de la Banque mondiale (BM) confirme que, sur 164 États analysés, l’Afrique du Sud est le plus inégalitaire. Marie Françoise Marie-Nelly, directrice du département Afrique australe de l’institution, y explique que « les conditions de naissance, sur lesquels un individu a peu ou pas de contrôle, déterminent les inégalités globales d’accès ». Naître de parents noirs qui n’ont pas fait d’études et vivent dans un township ou en zone rurale constitue « un point de départ qui influence la trajectoire de toute une vie ». La BM constate que les Noirs (80 % de la population) « subissent encore les effets structurels de l’apartheid », tandis que les Blancs (8 à 9 %) « bénéficient d’un patrimoine accumulé de génération en génération » depuis l’arrivée des premiers colons en 1652.

L’IMPITOYABLE MATRICE SOCIALE

Trois décennies après l’abolition du régime raciste, l’ANC, au pouvoir sans discontinuité depuis les premières élections libres de 1994, n’est donc pas parvenu à changer la donne : les Noirs éprouvent majoritairement des difficultés d’accès aux soins, à l’éducation, à l’électricité, à la sécurité, au logement, au foncier, et se trouvent désormais davantage exposés aux catastrophes engendrées par le réchauffement climatique (sécheresses, inondations, glissements de terrain).

La question agraire est symptomatique de cette persistance des inégalités héritées de l’apartheid. « Boer » signifie « paysan » en néerlandais : bible et fusil en mains, les colons ont dépouillé de leurs terres les Africains. En 1913, le Natives Land Act a légalisé cette dépossession, poussant environ 4 millions de paysans à aller grossir les townships et à travailler dans les mines. L’ANC a été fondé en 1912, notamment en réaction à cette loi alors en gestation. Or, malgré des promesses de redistribution réitérées

L’ANC : « Habile

depuis 1994, la donne n’a guère changé : les trois quarts des terres appartiennent toujours à quelques milliers de fermiers blancs. En 2006, un peu plus de 3 % seulement avait été redistribué (10 fois moins que promis), souvent au bénéfice de proches de pontes du parti politique…

Fin 2017, la faction de Jacob Zuma au sein de l’ANC fait voter une loi demandant « l’expropriation sans compensation » des grands domaines issus de la colonisation. Le but est de freiner l’essor, à la gauche du parti, des Combattants pour la liberté économique (EFF), et de gêner le successeur de Zuma, le Xhosa Cyril Ramaphosa, plus centriste. Avec succès : depuis, la question agraire empoisonne le mandat de ce dernier, piégé entre le droit à la propriété (garanti par la Constitution de 1996), l’aspiration à la justice des Noirs, et la radicalité des EFF. Lorsqu’en décembre 2021, l’ANC a proposé de modifier la section 25 de la Constitution afin d’autoriser l’expropriation sans compensation, les députés de l’EFF ont paradoxalement voté contre : pour Julius Malema, leur bouillonnant leader, le texte ne va pas encore assez loin. Et hors de question pour ce révolutionnaire d’épauler l’ANC (qu’il traite de « vendu ») à implanter légalement une réforme agraire au cœur du message électoral de son parti : peu après le vote, il appelait les Noirs à se saisir des terres des « enfants de criminels » blancs… Si l’équation agraire semble vouée à

PERSPECTIVES 44 AFRIQUE MAGAZINE I 434 – NOVEMBRE 2022

« mainmise sur l’État » du clan « Zupta »

a été qualifiée par l’ancien trésorier de l’ANC, Mathews Phosa, de « pire crime commis contre le peuple sud-africain depuis l’apartheid ». Deux des Gupta, Atul et Tony, en fuite depuis 2016, ont été interpellés en juin à Dubaï et devraient être extradés. Que l’ex-président puisse envisager un retour au pouvoir – à 80 ans, et malgré un tel scandale – en dit long sur le cynisme de certaines élites du pays ! Disparu en 2013, « Madiba » doit se retourner dans sa tombe…

les Combattants pour la liberté économique (panafricaniste, extrême gauche), le Parti Inkatha de la liberté (régionaliste zoulou, droite) et le Front de la liberté (afrikaner, droite). Longtemps handicapée par son image de « parti des Blancs », l’Alliance démocratique a su convaincre de plus en plus de Noirs et de métis, grâce à sa mixité croissante et à sa gestion rigoureuse de la ville du Cap et de la province du Cap-Occidental.

pour libérer le pays, pas pour le gouverner. »

demeurer insoluble, c’est également dû au désintérêt des pontes de l’ANC pour les masses rurales, délaissées au profit de la classe moyenne noire. Ces cadres ont beau toujours se désigner sous le nom de « camarades », comme au temps de la lutte de libération, le socialisme a fait place à l’affairisme. Ses dirigeants se trouvent tour à tour impliqués dans des scandales. Dernière affaire en date : le président Ramaphosa est accusé d’avoir dissimulé à la police – et au fisc – un cambriolage perpétré dans sa propriété privée de Phala Phala (province du Limpopo), où 4 millions de dollars auraient été dérobés. Des liasses de billets cachées dans un meuble, découvertes par une employée de maison, puis volées par des membres de son entourage. Le dirigeant est suspecté par l’ancien chef du renseignement, Arthur Fraser, d’avoir acheté le silence des cambrioleurs. Ramaphosa affirme que la somme provient de la vente de bovins de race ankole, mais la Banque centrale sud-africaine s’étonne de ne pas en avoir été informée…

Là où l’affaire se complique, c’est que Fraser est un proche de Jacob Zuma. Ce dernier s’est alors empressé d’accuser publiquement son rival honni de « corruption » et de « trahison ». Son contrôle judiciaire tout juste levé, l’ex-président ne cache plus son intention de revenir en politique ! Il est pourtant empêtré dans plusieurs scandales de corruption : l’affaire Thalès (une accusation de pots-devin en marge d’un contrat d’armement en 1999, alors qu’il était vice-président), et surtout la tentaculaire affaire Gupta, du nom de cette fratrie d’industriels indiens, accusés d’avoir siphonné l’argent public avec sa bénédiction. Les sociétés de l’empire Gupta décrochaient des contrats avec des entreprises publiques (notamment Eskom et Transnet…), en échange de renvois d’ascenseur, comme la nomination de membres de la famille Zuma au sein de la compagnie [voir notre article dans Afrique Magazine n° 391]. L’ahurissante

UN ÉCHIQUIER POLITIQUE FRAGMENTÉ

En décembre prochain, l’ANC doit décider qui sera son candidat à l’élection présidentielle de 2024. Majoritaire à l’Assemblée nationale et dans huit assemblées provinciales sur neuf, le « parti des libérateurs » mise encore et toujours, pour l’emporter dans les urnes, sur le prestige de sa victoire contre l’apartheid et la loyauté des Sud-Africains noirs. Reste qu’aux élections municipales de décembre 2021, le parti a, pour la première fois, réuni moins de la moitié des voix au niveau national (46 %). Mais face à elle, l’opposition demeure fragmentée entre, par ordre d’importance, l’Alliance démocratique (libéral, centre),

Selon une enquête réalisée en juillet par la Social Research Foundation, le poids démographique des votes des townships et des communes rurales devrait cependant permettre à l’ANC de gagner les élections de 2024. L’analyste politique Ralph Mathekga, auteur de l’ouvrage The ANC’s Last Decade, estime que le Congrès national africain est « habile pour libérer le pays, beaucoup moins pour le gouverner ».

La profondeur de la crise sudafricaine, l’inertie du parti majoritaire et l’absence d’alternative comportent le risque – comme lors des pillages de juillet 2021 – d’entraîner une explosion sociale d’ampleur, mettant en péril l’idée même de nation arc-en-ciel chère à Nelson Mandela. ■

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Au pouvoir depuis 2018, le président Cyril Ramaphosa est suspecté d’avoir caché le vol de 4 millions de dollars dans l’une de ses propriétés privées et d’avoir acheté le silence des cambrioleurs.
SHUTTERSTOCK

Karim Benzema et Sadio Mané

Les meilleurs du mondedu monde

football
OSCA R J. BARROSO/AFP7/PRESSE SPORTS
Karim Benzema présentant son Ballon d’or avant un match du Real Madrid, le 22 octobre 2022.

Le 17 octobre dernier, le Français d’origine algérienne Karim Benzema a remporté le Ballon d’or lors d’une cérémonie dénuée de suspens, tant le sacre du joueur madrilène était attendu. Et tant, finalement, son moment était venu. Arrivé en 2e position, le Sénégalais Sadio Mané est devenu le premier joueur africain à monter sur le podium depuis le sacre du Libérien George Weah, en… 1995. Ce sont « les meilleurs ». L’un joue au Real Madrid (depuis 2009), l’autre au Bayern Munich, les deux équipes les plus emblématiques d’Europe. Deux attaquants. Deux marqueurs de but. Deux « Africains » fortement attendus à la Coupe du monde, l’un dans l’équipe qui vient défendre son titre, la France, l’autre dans une équipe qui a enfin connu le succès continental et cherche une reconnaissance internationale, le Sénégal. Deux stars, réellement, si différentes. L’un enfant de l’immigration, et l’autre enfant du pays. L’un « bad boy » des banlieues de Lyon, parfois bling-bling, parfois un peu Miami et jet ski, en profonde rupture avec la France, avant de retrouver presque toute sa place dans la maison et la nation bleu-blanc-rouge. Et l’autre, un « homeboy », un vrai, soucieux de rendre à son pays ce que la gloire sur le terrain lui a donné. Et qui cultive la discrétion, les racines, et la foi. Dans quelques jours, ils se retrouveront à Doha, au Qatar, pour la 22e Coupe du monde. On leur souhaite tous les deux de réussir, de briller, de marquer. Et on ne sait jamais, dans nos rêves les plus fous, de se retrouver tous les deux dans le sprint final… ■ Zyad LimamGAO

À gauche, celui qui a enfin remporté le Ballon d’or.À droite, celui qui est arrivé… deuxième. L’un est français d’origine algérienne. L’autre est un enfant du Sénégal. Portraits croisés à quelques jours de la Coupe du monde.
JING/XINHUA/RÉA
Sadio Mané reçoit le premier prix Socrates, qui récompense un joueur pour ses engagements sociaux, le 17 octobre 2022.

Karim Benzema Du boycott à la rédemption N

é en décembre 1987 à Lyon, Karim Benzema est le septième enfant d’une famille issue de l’immigration algérienne – il partage les mêmes origines que Zinédine Zidane, l’un de ses mentors. À la fin des années 1950, son grand-père quitte Tighzert, en Kabylie, pour s’installer à Lyon. Son père, né à Tighzert, y rencontre sa mère, qui a grandi à Lyon dans une famille originaire d’Oran. C’est dans la banlieue de Bron que le jeune Karim grandit et s’initie au football sous les couleurs du SC Bron Terraillon.

À 9 ans, il est repéré par les superviseurs de l’Olympique lyonnais (OL) lors d’un match où il fait forte impression. Il intègre le centre de formation de l’équipe en 1997 et se voit proposer un

premier contrat professionnel en 2005, à seulement 17 ans. Pur produit de l’écurie lyonnaise, Benzema s’impose rapidement comme l’un des meilleurs attaquants de Ligue 1. Il explose réellement lors de la saison 2007-2008 avec 31 buts, trois trophées (Ligue 1, Coupe de France et Trophée des champions) et les récompenses de meilleur buteur de Ligue 1 et de meilleur joueur par l’Union nationale des footballeurs professionnels (UNFP).

En 2009, il est transféré au Real Madrid et arrive en même temps qu’une autre légende du football international : Cristiano Ronaldo. Après une première saison compliquée au niveau de l’intégration, de la concurrence et des blessures, Benzema réussit à maintenir son ascension. Avec ce club, dans lequel il évolue toujours aujourd’hui, il s’est inscrit dans la légende du football. « Pièce indispensable

de l’équipe » pour Carlo Ancelotti, « joueur de référence » pour Rafael Benítez, « meilleur attaquant de l’histoire du football français » selon Zinedine Zidane, Karim Benzema met d’accord l’ensemble de ses entraîneurs… Et de la planète foot. Avec le Real, il comptabilise 23 trophées, dont cinq Ligue des champions.

En 2015, à la suite de l’affaire de chantage à la sextape visant son coéquipier Mathieu Valbuena, le joueur est banni de l’équipe de France. « Les Bleus, c’est terminé pour Benzema », annonçait le président de la Fédération française de football (FFF) Noël le Graët, en 2019. Condamné en novembre 2021, il renonce à faire appel. Cette période complexe a mis en lumière la relation difficile qu’il entretient avec son pays. Dans la presse espagnole, en juin 2016, il avait accusé Didier Deschamps de céder « à la partie raciste de la France ». Des propos forts, qui ont eu des répercussions dans la vie privée du sélectionneur des Bleus, qui ne pardonne pas au joueur. Pourtant, en mai 2021, face à ses exceptionnelles performances avec le Real Madrid, Didier Deschamps annonce son rappel, à la surprise générale. L’attaquant madrilène effectue un retour fracassant, plus de cinq ans après sa dernière sélection en équipe de France. Malgré la déception de l’Euro 2021, il est l’un des grands artisans du sacre des Bleus lors de la Ligue des nations en octobre. C’est la réconciliation. La même année, il remporte trois titres avec son club.

Face à lui, peu de joueurs pouvaient prétendre à la distinction individuelle suprême : le Ballon d’or. Il l’a fait. Enfin. À bientôt 35 ans, Karim Benzema participera peut-être à sa dernière Coupe du monde, lui qui était si particulièrement absent lors du sacre à Moscou en 2018 (et avec une prestation en demi-teinte en 2014). C’est le moment. En grande forme sportive, il a réussi à faire taire les critiques et à éteindre les polémiques. Lors du Mondial 2022, au Qatar, il défendra son statut de meilleur joueur du monde, attaquant au sein de l’équipe championne en titre. ■

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par Thibaut Cabrera Aux côtés de sa mère et de l’un de ses fils lors de la cérémonie du Ballon d’or, le 17 octobre dernier.
MANTEY STÉPHANE/PRESSE
Sous les couleurs du Real Madrid, le 6 octobre 2018. SHUTTERSTOCK

Lors de la demi-finale de la Coupe d’Afrique des nations, entre le Sénégal et la Tunisie, le 14 juillet 2019.

SHUTTERSTOCK

Sadio Mané Le héros d’un pays

C’est dans le village de Bambali, en Casamance, au sud du Sénégal, que Sadio Mané est né le 10 avril 1992. En tant que fils de l’imam local, rien ne le prédestinait à cette brillante carrière de footballeur. Il découvre sa passion sur les terrains de sable, bravant les sanctions de sa famille lorsqu’il sèche l’école pour jouer au football. Influencé par le beau parcours du Sénégal lors de la Coupe du monde 2002, il se fixe l’objectif de devenir professionnel. À partir de 15 ans, il se met en tête de quitter son village pour rejoindre la capitale et ses opportunités. Malgré son jeune âge et sa précarité, Sadio Mané est déterminé. En 2009, c’est finalement à M’Bour qu’il est repéré pour venir passer des tests à Dakar, avant d’être recruté par l’AS Génération Foot, club situé à Deni Biram Ndao, dans la grande banlieue de la capitale.

Celui-ci fait partie de ces clubs considérés comme de véritables tremplins vers l’Europe pour les talents sénégalais. En 2011, c’est le grand saut. Il rejoint un club partenaire : le FC Metz. Malgré des débuts difficiles durant lesquels il doit s’adapter au climat et au style de jeu français, Sadio Mané, travailleur, progresse de manière impressionnante et confirme son talent au sein du Red Bull Salzbourg, de 2012 à 2014. Avec 45 buts en 87 matchs en Autriche, il attire l’œil de grands clubs européens et est recruté par Southampton, club pensionnaire de Premier League anglaise. Après deux années convaincantes, il séduit Jürgen Klopp, l’entraîneur du Liverpool FC.

Transféré en 2016 pour 36 millions d’euros, il devient le joueur africain le plus cher de l’histoire au moment de la transaction – il est aujourd’hui le 10e, notamment derrière deux anciens co équipiers à Liverpool, Mohamed Salah et Naby Keïta. Joueur majeur, il

est déterminant dans l’ère Klopp et remporte six trophées, dont une Ligue des champions en 2019 et le premier trophée de Premier League (2019-2020) du club depuis la saison 1989-1990. Cette réussite de l’individuel au service du collectif est due à la discipline que s’impose le Sénégalais. Qualifié de « machine » par l’entraîneur de Liverpool, Sadio Mané place l’entretien de son corps, le football et la prière au-dessus de tout.

En février dernier, cette rigueur lui a aussi permis de porter l’équipe du Sénégal, marquée par le sceau de la défaite après plusieurs échecs : les Lions de la Teranga sont devenus champions d’Afrique en remportant, pour la première fois de leur histoire, la Coupe d’Afrique des nations. Sadio Mané fait la fierté de son pays.

Souvent décrit par ses coéquipiers comme humble et modeste, faisant preuve de respect et d’humanité, le joueur est très actif et généreux vis-àvis de sa communauté. En juin 2021, il a inauguré à Bambali un hôpital qu’il a financé. Ému lorsqu’il évoque son village natal en interview, Sadio Mané a reçu le tout premier prix Socrates (nouveauté de l’édition 2022 du Ballon d’or, récompensant les engagements sociaux d’un joueur) pour ses nombreuses actions au Sénégal. Cet homme de conviction ne transgresse pas ses règles : sur une photo prise avec sa nouvelle équipe, le Bayern Munich, pour célébrer l’Oktoberfest (la fête de la bière), il est le seul, avec le défenseur marocain Noussair Mazraoui, à poser sans verre à la main.

Transféré lors du dernier mercato au Bayern, il ne lui aura fallu que 29 minutes lors de son premier match de championnat pour inscrire son premier but sous ses nouvelles couleurs. Il en est aujourd’hui à 11 réalisations. En pleine forme physique, Sadio Mané arrivera au Mondial de Doha avec l’intention de défendre le statut de champion de son pays… Et de faire, de nouveau, vibrer la nation. Au Sénégal, on attend et on exige beaucoup de lui. Peut-être trop. Ce ne sera pas facile. ■ T.C.

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GUDIN LAURENT/PRESSE SPORTS
Un graffiti le représentant sur les murs à Ouakam, Dakar, en juin 2022.

Alice Diop

entretien « Interroger notre part intime »

La cinéaste française signe un long-métrage puissant et troublant sur le procès d’une mère infanticide, traitant de thèmes aussi divers que la maternité, l’exil, le racisme. Doublement primé à la Mostra de Venise, Saint Omer représentera la France aux Oscars 2022. propos recueillis par Astrid Krivian

CLAIRE SCOVILLE Au 79e festival du film de Venise, en septembre 2022. ALAMY

Elle est entrée en cinéma comme on entre en politique, affirmet-elle. Née en France, en 1979, de parents sénégalais, Alice Diop a grandi en région parisienne. Elle a étudié l’histoire et la sociologie visuelle à l’université Panthéon-Sorbonne, à Paris, et a été formée à l’atelier « documentaire » de la célèbre Fémis. Caméra au poing, elle raconte les histoires de ceux qui sont relégués des récits cinématographiques – des habitants des quartiers populaires, des personnes issues de l’immigration postcoloniale et de ce que l’on nomme « la diversité ». Une démarche tant artistique que politique pour enrichir les imaginaires et les représentations d’une société, afin que la France se regarde enfin dans toute sa complexité, sa pluralité. « C’est la question de tous mes films : offrir au corps noir la possibilité de dire l’universel », expliquet-elle dans le dossier de presse de son dernier film, Saint Omer Depuis son premier court-métrage documentaire, La Tour du Monde, en 2005, nombre de ses œuvres ont été primées, parmi lesquelles Vers la tendresse (César du Meilleur courtmétrage 2017), qui explore la part intime de jeunes hommes dans une cité populaire, La Permanence (Étoile de la SCAM 2017), qui suit un médecin généraliste à Bobigny, ou encore Nous (Prix du meilleur film de la section Encounters à la Berlinale 2022), qui nous emmène le long de la ligne francilienne du RER B et fait le portrait de quelques habitants.

Pour sa première fiction, la cinéaste s’est inspirée d’un fait divers qui a eu lieu en 2013 : Fabienne Kabou avait abandonné et laissé se noyer sa fille de 15 mois sur une plage à marée haute, à Berck-sur-Mer, dans le nord de la France [voir encadré pages suivantes]. Reprenant certains éléments du procès de l’accusée, auquel elle avait assisté en 2016, Alice Diop compose le récit d’une Médée contemporaine, complexe, obscure, insaisissable. Son autre héroïne, Rama, jeune romancière qui suit l’audience, voit ses certitudes vaciller et son être intime profondément bouleversé par l’écoute de la parole de l’accusée et des différents témoignages. Cette œuvre forte, troublante, foisonnante de thèmes (la maternité, l’exil, le racisme, l’enfance…), tournée dans la salle attenante à celle du véritable procès, a été doublement récompensée à la dernière Mostra de Venise. Saint Omer sera en outre le film qui représentera la France pour l’Oscar du Meilleur film étranger.

AM : Pourquoi l’histoire de Fabienne Kabou vous a-t-elle intéressée au point d’en faire une fiction ?

Alice Diop : Du début à la fin, Saint Omer tente de répondre à cette question. Mais ce qui m’a convaincue de faire un film à partir de cette histoire, ce n’est pas tellement qu’elle m’avait travaillée à titre personnel. C’est plutôt de constater à quel point elle avait obsédé beaucoup de femmes qui avaient assisté au procès à la cour d’assises de Saint-Omer en 2016, mais aussi les journalistes présents, les avocats, la juge… De même, ce que j’entendais dans les commentaires de presse, et au sein de mes amis, confirmait que cette histoire était marquante pour bon nombre de femmes. Elle nous renvoyait à la part intime de notre rapport très complexe, très profond, que l’on entretient avec la maternité. Au-delà d’une expérience personnelle donc, c’est ce caractère universel qui m’a poussée à réaliser ce film.

À partir de ce fait divers, vous déployez une narration plus vaste, avec des références à la tragédie.

En effet. Je ne suis pas du tout une amatrice de faits divers.

Ce qui m’intéresse, c’est précisément la catharsis, propre à la tragédie, au mythe, que le récit permet de provoquer. La question de l’infanticide est intemporelle, c’est l’un des plus grands tabous de l’humanité. Cette histoire me renvoyait au mythe antique de Médée. Et permettait de la regarder à un certain endroit, de la dépouiller de son caractère sordide de fait divers pour interroger un thème beaucoup plus vaste : le lien inextricable qui lie une mère à ses enfants depuis la nuit des temps.

Comme Fabienne Kabou, votre héroïne est d’origine sénégalaise : au cours de son procès, on observe qu’elle cristallise les projections. Des regards pétris de racisme, de misogynie se posent sur elle. Certains la voient comme une victime de sorcellerie, quand d’autres peinent à croire qu’elle puisse s’intéresser au philosophe Wittgenstein, ou s’étonnent de sa grande maîtrise de la langue française…

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Saint Omer sortira dans les salles françaises le 23 novembre.
DR

L’histoire derrière le film

«Je ne veux pas être défendue car je suis indéfendable », déclare Fabienne Kabou à son avocate, Maître Fabienne Roy-Nansion, au moment de sa mise en examen pour assassinat. En novembre 2013, elle prend le train depuis Paris avec sa fille de 15 mois, Ada, direction Berck. Avant de réserver ses billets, elle a consulté les horaires des marées. Le soir, sur la plage, elle abandonne son bébé, tandis que la mer monte. L’accusée racontera plus tard lui avoir donné le sein et demandé pardon avant de la laisser. Elle explique qu’elle a été envoûtée, en proie à une force malveillante qui aurait guidé son geste. Elle déclare aussi que la mort de sa fille était salvatrice pour la protéger : des femmes lui voulaient du mal. C’est également pour cette raison qu’elle ne l’a pas déclarée à l’état civil. Fabienne Kabou vivait en région parisienne dans l’atelier de son compagnon, Michel Lafon, trader retraité devenu sculpteur. Elle a accouché seule chez eux, pendant son absence. L’homme n’a jamais assumé cette relation devant ses proches. S’il s’occupait d’Ada, il ne l’a pas reconnue officiellement. Issue de la bourgeoisie sénégalaise, cette brillante intellectuelle, choyée par ses parents d’après son avocate, a vécu à Dakar jusqu’à ses 18 ans et a déménagé à Paris pour y étudier la philosophie. Selon le collège d’experts psychiatres du procès, la jeune femme souffre d’un délire paranoïaque, d’hallucinations, de vécu persécutif global. En 2017, Fabienne Kabou a été condamnée en appel à quinze ans de réclusion criminelle, la justice ayant retenu sa psychose comme circonstance atténuante. ■

C’est très juste. Mais Saint-Omer est constitué de multiples couches. Je me rends compte qu’il est très compliqué pour moi de parler de ce film à la presse, car il évoque tant de sujets qui m’intéressent. Il peut être perçu à tellement d’endroits, de niveaux, c’est difficile d’en faire le catalogue, de le réduire à un seul aspect. Il y a en effet cette femme noire qui est comme une surface de projection du regard de l’autre, il y a un impensé colonial, la question de l’exil, la maternité… La mise en scène est presque configurée dans cette conscience-là. Ces cadres fixes, ces longs plans-séquences prennent le temps de traverser toutes les nuances et les endroits où l’on peut entrer dans le film. Ce choix esthétique permet d’accueillir, de donner à voir et à entendre la complexité de cette femme-là. Le récit de cette complexité m’a fait défaut, m’a manqué au cinéma. J’avais envie d’offrir au spectateur la possibilité de la regarder dans toutes les dimensions de son être, de l’écouter, et de percevoir toute sa puissance, son intensité, sa violence, sa part obscure. Je propose

au public de vivre cette expérience, il est lui-même convoqué pour travailler avec le film. Pourquoi avoir choisi la fiction, alors que vous avez réalisé des documentaires jusqu’ici ?

Saint Omer est un prolongement. Je ne fais aucune distinction entre la fiction et le documentaire. Tous mes films sont fondés sur des questions politiques, construits autour de la possibilité d’offrir des récits de personnes marginalisées. C’est l’œuvre que je bâtis de film en film. J’ai réalisé une fiction parce que c’était la forme la plus adaptée pour raconter cette histoire, et la seule possible, étant donné que mon expérience vécue au procès était passée. Et j’avais besoin de m’y rendre pour comprendre ce qui m’intéressait : l’universalité de cette histoire, de ce qu’elle pouvait raconter de la société dans laquelle je vis, de ce que ça signifie être une femme noire…

Vous regrettez avoir rarement vu filmée, écrite, racontée la complexité d’une femme noire, toujours lissée dans un regard bien-pensant, enfermée dans le regard de ceux qui ont le droit de faire à sa place son propre récit. Dépasser ces stéréotypes, c’était aussi l’un de vos projets ?

Complètement. C’est également pour cette raison que Fabienne Kabou m’intéressait. Elle me permettait de faire vaciller les imaginaires, les stéréotypes, les projections, les fantasmes accolés à une femme noire, laquelle est très souvent une surface de projection. Ce fut un grand plaisir pour moi d’écrire ce personnage de Laurence Coly. Même si elle est inspirée de la vraie accusée, son écriture relevait un caractère romanesque. C’était très important pour moi de donner à voir la puissance d’une femme noire. Encore une fois, c’est quelque chose qui me manque souvent dans les récits, donc c’était une façon de combler cette absence. Qu’est-ce qui a guidé votre choix pour les comédiennes principales, notamment Kayije Kagame, dans le rôle de Rama, la jeune romancière, et Guslagie Malanda, qui interprète Laurence Coly ?

Je n’en ferai pas forcément un principe, mais pour ce film, j’ai casté les personnages comme lorsque je réalise un documentaire : je suis allée chercher des femmes pour ce qu’elles étaient. Je n’ai pas mis en concurrence des comédiennes, en me demandant laquelle serait la plus apte à jouer le rôle. Je les ai choisies pour leur singularité, pour ce qu’elles apportaient, comment leur être entrait en écho avec le personnage que j’avais écrit, le faisaient grandir de leur présence. Quand je réalise des documentaires, je ne choisis pas des types sociaux. Je filme ces gens parce que ce sont eux, et non pas parce qu’ils remplissent une fonction ou seraient les porte-parole d’une catégorie sociale. J’ai un peu fait de même ici. Comment les avez-vous dirigées ?

Je leur ai proposé de traverser ces rôles non pas à travers un jeu, mais une manière d’être. J’ai travaillé avec leur présence, presque dans un rapport à la vérité documentaire. Les émotions

ENTRETIEN 56 AFRIQUE MAGAZINE I 434 – NOVEMBRE 2022

convoquées n’étaient pas fabriquées dans un procès reconstitué à partir d’une parole qu’on savait tous documentaire. Par conséquent, d’une façon très étonnante et très riche, ce frottement entre la fiction et le documentaire créait une ambiguïté. Par exemple, Kayije Kagame apporte ce qu’elle est à Rama, et c’est ce que je regarde dans le film. Je percevais aussi très bien en quoi ce récit-là pouvait faire écho avec son histoire privée, plus souterraine, que je ne dévoilerai pas, dont je n’avais pas connaissance mais que j’ai su par intuition, juste dans sa manière d’être, de traverser cette histoire, dans ce qu’elle nous racontait. Réaliser ce film a-t-il remué des choses en vous, concernant le lien mère-fille ? Vous a-t-il donné un autre regard sur les crimes d’infanticide ?

Bien sûr, mais cette partie m’appartient. Ce que ça a nettoyé, réparé… Je réserve à ma psy le récit de cette transformation ! Et je ne suis pas sûre que ce soit si important non plus pour vos lecteurs. Ce qui est intéressant, ce sont les retours des spectateurs, leur expérience du film, comment celui-ci travaille, bouscule. Lors de la 79e édition de la prestigieuse Mostra de Venise, Saint Omer a été doublement couronné, en remportant le Grand Prix du jury (Lion d’argent) et le prix du Meilleur premier film (Lion du futur). Comment avez-vous vécu ce moment ? Et pourquoi était-ce important pour vous de citer la poétesse afro-américaine Audre Lorde : « Notre silence ne nous protégera pas » ?

C’était très spontané. Je n’étais pas du tout au courant. Je pensais avoir un prix, mais pas deux. J’avais préparé un peu plus le discours du Lion du futur, même si je ne savais pas quel prix j’allais obtenir. C’était une véritable stupéfaction pour moi, et une sidération même d’apprendre que j’en recevais deux ! Ces mots sont sortis comme ça, ce n’était pas conscient ni préparé. C’était la chose qui me paraissait la plus juste, la plus politique à dire, à ce moment-là. Tout est dans la formule. Je suis très contente que ma panique m’ait fait me souvenir de cette phrase à ce moment précis. Elle résume parfaitement un combat que je mène depuis vingt ans, depuis mes débuts au cinéma.

Vous dites que vous êtes entrée en cinéma comme on entre en politique. Dans votre précédent documentaire, Nous, vous confiez que filmer votre père a probablement fait éclore votre vocation de cinéaste. Pourquoi ?

Je fais du cinéma pour donner à voir une réalité, une expérience dont on a très peu fait le récit. Cette manière de donner à voir ces récits manquants permet d’enrichir notre représentation collective de la France, d’une société, où le poids de l’histoire façonne notre identité collective. Filmer autour de moi, filmer les miens, le corps des miens, les territoires où j’ai habité et

grandi, les gens qui ont très peu droit de cité, très peu droit au récit, c’est une manière de compléter, d’enrichir, d’agrandir nos perceptions communes.

Vous avez reçu le César du Meilleur court-métrage pour Vers la tendresse, en 2017. Vous déplorez de voir si peu d’artistes issus de la diversité nommés aux Césars, ou tout simplement avoir une pleine place au sein du cinéma français. Estimez-vous que les choses évoluent à ce niveau-là depuis quelques années ?

J’ai envie de répondre : à votre avis ? J’ai souvent l’impression que l’on me pose cette question tout en connaissant déjà la réponse. Cela crée une forme de lassitude chez moi de toujours dire la même chose. La seule réponse que je peux donner, au-delà de celle toute faite, évidente, c’est que plus nous serons suffisamment nombreuses et nombreux, plus j’aurai l’opportunité et la joie de ne pas répondre systématiquement à ce genre de questions. Et plus j’aurai le droit à ma singularité de réalisatrice. Notre singularité ne sera complète que lorsque l’on sera nombreux. Et que l’on sera uniquement regardés en tant que cinéastes. Parmi les réalisateurs français dont vous appréciez le travail, vous citez Abdellatif Kechiche. Pourquoi son œuvre vous intéresse-t-elle ?

En effet, c’est pour moi l’un des plus grands cinéastes français, même si je n’ai pas vu ses deux derniers films, lesquels sont, paraît-il, problématiques. Mais il a permis de combler un manque de récits, et ce, à travers une puissance cinématographique. L’Esquive représentait à la fois une forme d’expérience intime de l’enfance, et en même temps, une manière de regarder ceux qui m’étaient proches comme je l’avais très peu vu au cinéma. Il fait partie de ceux qui, en filmant les classes populaires, enrichissent, agrandissent la représentation, fondamentalement politique, de la société française. ■

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« Je fais du cinéma pour donner à voir une réalité, une expérience dont on a très peu fait le récit. »
Dans Nous (2022), elle filme des passagers de la ligne du RER B, traversant Paris et sa banlieue, du nord au sud.
DR

interview

JENNIFER RICHARD

« Une histoire qui n’est pas terminée »

Avec le dernier volet de sa trilogie consacrée à la colonisation et à l’impérialisme, l’autrice franco-américaine signe une passionnante fresque tragique. propos recueillis par Sophie Rosemont

«M

ort suspecte ? Mort précoce et violente ? Vous pensez avoir été assassiné ? Le cas échéant, vous pensez l’avoir été pour vos idées ? Sortez de l’ombre ! Ota Benga, Pygmée, vous convie à la réunion de l’Amicale des insurgés, salles 104. Au programme : narration d’une histoire commune (1896-1916), échanges d’idées et de souvenirs (18002022), buffet garni et rafraîchissements (intemporels). Venez en paix. » Comment résister à une telle invitation lorsque l’on s’appelle Martin Luther King, Rosa Luxembourg ou LaurentDésiré Kabila ? C’est ainsi que cette assemblée investit une bonne partie du nouveau roman de Jennifer Richard, qui l’articule autour de la figure d’Ota Benga, Pygmée né au Congo. Après l’assassinat de sa famille par la Force publique de Léopold II, l’égotique roi des Belges, puis réduit en esclavage, il n’a pas d’autre choix de suivre en Amérique un étrange missionnaire, Samuel Verner. On l’expose à Saint-Louis, on l’enferme dans un zoo… En 1916, devenu ouvrier dans une usine de tabac, il comprend que la guerre mondiale compromet tous ses rêves de retour dans son pays. Et se tire une balle dans le cœur. Cependant, Notre royaume n’est pas de ce monde est

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loin de se concentrer uniquement sur Ota Benga. Il raconte, à travers différents points de vue (les fonctionnaires belges, les missionnaires, le roi Léopold II et sa maîtresse, W.E.B. Du Bois, Roger Casement…), la façon dont l’impérialisme a nourri la colonisation et la naissance de la Congo Reform Association. C’est une intense fresque historique, politique aussi, sur le mal fait par l’Occident sur des terres qui ne lui appartenaient pas. On est émus, en colère, mais on rit aussi ; Jennifer Richard ne manque heureusement pas d’humour. Cela, on le réalise en conversant avec elle, lors de l’un de ses passages à Paris – férue de grands espaces urbains, elle vit à Berlin. Née à Los Angeles, d’origine guadeloupéenne par sa mère, élevée en France, l’autrice a publié son premier roman, Bleu poussière, en 2007. Depuis, d’autres lui ont succédé, avec un succès (injustement) relatif… jusqu’au premier volet d’une trilogie consacrée à la colonisation de l’Afrique, paru en 2018 : Il est à toi ce beau pays. Ce dernier opus au très beau titre, emprunté à l’Évangile de Saint Jean, est la catharsis d’une réflexion politique sur un système encore toxique pour nos sociétés actuelles.

AM : Pourquoi écrire ?

Jennifer Richard : Depuis toute petite, je rêvais d’être à l’écart, dans une chambre à moi, dans mon univers et mes rêves, sans règles que l’on m’impose ou que j’imposerais aux autres. Être écrivaine est, dans ce cas-là, le métier idéal ! De plus, j’ai toujours tenu un journal, je rapporte sur papier mes rêves comme mes recettes. Tout est écrit, tout le temps. Comment avez-vous découvert le personnage d’Ota Benga, devenu Otto Bingo sur le sol américain ?

Tout est parti d’un petit encart que j’ai lu dans un guide new-yorkais, sur cette incroyable histoire de ce Pygmée d’Afrique centrale enfermé dans la cage des singes du zoo du Bronx, en 1906. La démarche est d’abord psychologique. Or, n’étant pas ethnologue, je n’ai pas vraiment pu retracer son cheminement intérieur jusqu’à son suicide, à l’âge de 33 ans – un acte qui le relie à l’Occident –, lorsqu’il comprend qu’il ne pourra pas revenir sur sa terre natale. La voix christique du livre, c’est lui. Mais en lisant ensuite l’ouvrage écrit par le petit-fils du missionnaire qui est allé le chercher, j’ai compris que Samuel Verner était également très intéressant. Il était schizophrène, a négocié avec les conseillers de Léopold II, a été courtier… Par et autour d’eux, j’ai découvert ce qu’étaient vraiment la colonisation et la propagande, laquelle, à une période que l’on connaît très mal, a réussi à la faire accepter par la population. J’ai également découvert qu’Arthur Conan Doyle était lié à Booker T. Washington, ainsi que les rôles d’Anatole France, de Mark Twain ou les actions des mis-

sionnaires… Je voulais parler des personnes qui se sont battues pour faire cesser le règne de Léopold II au Congo.

Et vous ne vous arrêtez plus de remonter le fil, le temps d’une imposante trilogie ! Oui, 1 500 pages au final. On m’a dit que c’était un peu trop long ! J’ai donc décidé de scinder ce récit. Entre Il est à toi ce beau pays et Notre royaume n’est pas de ce monde, j’ai décidé de raconter le destin du marchand d’armes grec, ottoman et français Basil Zaharoff dans Le diable parle toutes les langues, en 2021. Celui-ci illustre le profit, le marché colonial, la course financière qui va mener les États à la Première Guerre mondiale. Car il y a une correspondance entre colonisation et ségrégation. Ce n’est pas un hasard si, au moment où les États-Unis sortent de la guerre de Sécession et abolissent l’esclavage, l’Europe décide de mettre le pied en Afrique, sous couvert de lutte contre l’esclavage des Arabes par Zanzibar. Sauf qu’en réalité, c’était pour faire du commerce… Plus tard, au moment des indépendances des pays du continent, la ségrégation prend fin. Il existe une histoire triangulaire entre l’Europe, l’Amérique et l’Afrique.

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Notre royaume n’est pas de ce monde, Albin Michel, 716 pages, 24,90 euros.
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Étant dotée d’une approche marxiste, je m’attache aux raisons économiques qui font qu’on a « besoin » du racisme pour faire adhérer la population. Et c’est l’histoire que raconte cette trilogie, une histoire qui n’est pas terminée.

D’après vous, la colonisation reste d’actualité ?

L’horreur commise l’est encore, car ce qui persiste, c’est le discours politique. Nous payons des impôts pour financer des guerres plus que pour contrer le terrorisme, comme on essaye de nous le faire croire. Je ne suis pas dans un discours culpabilisant vis-à-vis de la France : Ruben Um Nyobè disait justement qu’il ne fallait pas confondre le peuple français et les colonialistes français. Car les populations n’ont rien gagné. Nous sommes tous victimes de ces mensonges persistants, articulés autour des enjeux financiers.

En quoi votre autre métier, celui de documentaliste, a-t-il été précieux dans l’écriture de votre roman ?

En me permettant d’explorer de nombreuses sources, mon métier me donne des outils. J’ai eu accès à énormément de journaux du siècle passé, entre l’Europe et l’Amérique. Ça m’a permis de décrire non seulement des personnes ayant réellement existé, mais aussi des maisons, des pièces, des décors, les étoffes… De quoi sentir l’atmosphère d’un lieu.

Quel était le critère d’entrée dans ce cercle fermé initié par Ota Benga au début du livre, et qui permet de voyager dans le temps et l’espace, où l’on trouve aussi bien Malcolm X que les frères Kennedy, Jean Jaurès, Patrice Lumumba, Rosa Luxembourg ou… Saddam Hussein ?

En effet, c’était une vraie question : qui j’invite ? Le point commun de toutes ces personnes devait être celui d’avoir lutté, à l’instar de la Congo Reform Association, contre l’impérialisme. C’est une assemblée de non-alignés, d’insurgés. Des penseurs et chefs d’État qui se sont battus pour l’indépendance de leur pays, comme Patrice Lumumba. D’autres sont allés combattre pour la liberté des hommes, tel Che Guevara. Ota Banga les convoque dans l’idée que même s’ils ont échoué sur terre, le combat n’est pas terminé. Même si certains sont des tabous de l’histoire, comme Kadhafi ou Hussein (par ailleurs fan de Lincoln), lesquels, au tout début de leur parcours, se sont opposés à l’impérialisme, avant de devenir fous une fois arrivés au pouvoir…

En 2021, le chef d’État tchadien Idriss Déby a été assassiné. À la lueur de vos recherches et de vos écrits, cela vous semble-t-il dangereux d’être un président africain ?

Depuis le début des années 1960, il y a eu 22 présidents africains dont la mort est liée à des pays européens. Vous savez que l’espérance de vie d’un anti-impérialiste ne peut dépasser 48 ans ? Sachant qu’un chef d’État du continent qui accède au pouvoir sait que ses jours peuvent être comptés, qu’il soit respectable ou non, qu’il dégénère ou non, son engagement est indéniable.

On découvre aussi la missionnaire Alice Seeley Harris, qui a pris en photo des mains et des pieds coupés de victimes…

Je l’ai découverte dans l’ouvrage Les Fantômes du roi Léopold : Un holocauste oublié, d’Adam Hochschild. Les missionnaires ne sont pas des personnages très intéressants, car ils sont là avant tout pour évangéliser. Sous leur houlette, il y avait les obligations de parler anglais, de prier, de se vêtir selon leurs coutumes… De quoi fragiliser, voire détruire la culture locale. Mais j’ai préféré ne pas m’y attarder dans mon livre, afin de mettre l’accent sur le fait que certains d’entre eux ont voulu alerter, éveiller les consciences sur le traitement réservé à la population africaine.

Comment s’y retrouver dans ce fourmillement de personnages, d’actions, de voyages, de rencontres ?

Il a fallu être très organisée ! J’ai donc construit un story-board sur un très grand carton, indiquant la chronologie de la vie de chaque personnage, avec des encoches, des couleurs, des frises, etc., afin d’indiquer les liens entre eux. J’ai travesti très peu de choses, hormis les dialogues et quelques dates : tout est vrai dans ce roman.

Quelle a été votre éducation littéraire ?

J’ai toujours adoré la littérature russe, en particulier Tolstoï. Le Zéro et l’Infini, d’Arthur Koestler, est l’un de mes livres préférés. Quand il parle du concept d’océanité, les larmes me montent aux yeux. C’est le sentiment de liberté, la flamme qui vibre en nous… Les écrits de prison de Rosa Luxembourg, dans lesquels elle décrit le chant des oiseaux à travers les barreaux de sa cellule, sont magnifiques aussi. J’aime les auteurs qui ont risqué leur vie, d’une manière ou d’une autre. ■

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« En me permettant d’explorer de nombreuses sources, mon métier me donne des outils. J’ai eu accès à des journaux du siècle passé, entre l’Europe et l’Amérique. »

dialogue

TARIK SALEH

« DIRE LA VÉRITÉ EST POLITIQUE » N

Avec La Conspiration du Caire, primé au dernier Festival de Cannes, le cinéaste suédo-égyptien signe un thriller politique haletant et passionnant sur la lutte de pouvoir implacable entre autorités religieuses et étatiques, au cœur de la prestigieuse université al-Azhar. propos recueillis par Astrid Krivian

é en 1972 à Stockholm d’une mère suédoise et d’un père égyptien, Tarik Saleh, célèbre graffeur de la capitale dans les années 1980, a réalisé plusieurs documentaires, dont un sur le centre de détention de Guantánamo, Gitmo: The New Rules of War, en 2005, ainsi qu’un film d’animation, Metropia, en 2009. Succès public et critique, son précédent polar, Le Caire confidentiel, dépeignait en 2017 la corruption et la violence au sein de la police et des autorités égyptiennes. Raconter cette vérité qui dérange lui a valu l’interdiction de poser un pied dans le pays et d’y tourner son film, décision rendue publique à la télévision égyptienne. Ce qui n’a pas empêché de nombreux policiers de lui témoigner par courrier combien ils avaient adoré le long-métrage. Avec La Conspiration du Caire, prix du Scénario au dernier Festival de Cannes, le cinéaste explore à nouveau les arcanes du pouvoir et ses dérives, à travers une lutte implacable, sanglante entre les élites religieuses et étatiques du pays.

Fils de pêcheur, le jeune Adam est reçu à l’université cairote al-Azhar, phare prestigieux de connaissances et épicentre du pouvoir de l’islam sunnite. Le

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KIM SVENSSONATMO PRODUCTIONARTE FRANCE CINEMAFIL M I VASTFINAL CUT FOR REALMEMENTO FILMSOY BUFO ABSVERIGES TELE VISION (SVT)

jour de la rentrée, le grand imam, figure d’autorité à la tête de l’institution, meurt soudainement. Pour la nomination de son successeur, la Sûreté de l’État, le pouvoir religieux de l’établissement, et des prêcheurs d’un islam politique se livrent une bataille sans merci. Pion au sein de cet échiquier, le jeune étudiant Adam se voit contraint de jouer l’agent infiltré pour l’État. Un film puissamment politique, au suspense haletant, qui puise aussi dans le mythe, le spirituel, le conte.

AM : L’intrigue de votre nouveau film se noue à l’université al-Azhar, au Caire. Pourquoi cet établissement vous fascine-t-il ?

Tarik Saleh : C’est une prestigieuse institution, pas seulement en Égypte mais dans le monde musulman sunnite, qui fait partie intégrante de cette culture. On s’y réfère de manière très naturelle, un peu comme les catholiques avec le Pape et le Vatican. Al-Azhar a été bâtie par la dynastie des Fatimides, des musulmans chiites, au cours du Xe siècle. Quand Saladin a conquis l’Égypte au XIIe siècle, il la convertit en institution sunnite. C’est l’une des plus anciennes et plus grandes universités du monde. Elle a une connotation très positive pour la plupart des musulmans. Elle incarne la voix de la raison, de la modération. Nombre de ses cheikhs étaient intelligents et ont réalisé des actions positives pour le pays, par exemple en condamnant la tradition de l’excision. Il y a aussi cette célèbre histoire d’un cheikh qui visita Paris dans les années 1960 et déclara à son retour en Égypte : « À Paris, j’ai vu l’islam, c’est-à-dire la paix, mais sans musulmans, au Caire, je vois des musulmans sans islam – le chaos. » En lisant des ouvrages sur cette université, j’ai découvert tant d’histoires fascinantes, à travers les âges. Et puis mon grand-père y a été admis, devenant le premier de son village, au cœur du delta du Nil, à recevoir une véritable éducation. C’est la lecture du Nom de la rose d’Umberto Eco, thriller médiéval qui se déroule dans un monastère, qui a déclenché votre désir de faire ce film…

En effet. Je l’avais lu à l’adolescence, un peu comme on lit Harry Potter. En le relisant, j’ai pris conscience que c’était un livre très sérieux et profond, une enquête sur les relations entre l’art et la religion. Je me suis alors demandé : si je devais raconter une histoire du même type dans un contexte musulman, où pourrait-elle se dérouler ? À al-Azhar, bien sûr ! Représentant de la plus haute autorité dans l’islam sunnite, le grand imam est à la tête de cette institution. Quand il meurt, le Conseil des oulémas, constitué de 27 imams, se réunit et élit un nouveau cheikh. De l’autre côté de la rue se trouve le siège de la Sûreté de l’État. J’ai donc imaginé cette intrigue, de nos jours, une lutte entre les élites d’al-Azhar et la redoutée Sûreté de l’État, à la suite de la mort du grand cheikh. L’État veut s’assurer que le nouvel imam partagera leurs idées. Un officier recrute Adam, un jeune étudiant d’origine modeste, en tant qu’informateur, qui va changer l’histoire de cette institution. J’ai donc utilisé la réalité, les vraies circonstances et le mythe pour construire

mon film. Cela m’intéressait de raconter un récit qui relève un peu de la mythologie. Dans la culture égyptienne, j’aime les histoires issues du folklore et du peuple, où un homme ou une femme d’origine simple se dresse contre le système, le pouvoir, les intermédiaires entre l’individu et Dieu.

Entre la mauvaise image dont souffre l’islam en Occident et les menaces de la part de fanatiques ciblant certains artistes qui abordent ce sujet, aviez-vous des appréhensions à réaliser un long-métrage autour d’une université islamique ?

Mon intention n’était pas de provoquer, contrairement aux caricaturistes par exemple. Mais au passage, c’est le droit d’un artiste, peut-être même son rôle, de pouvoir se moquer de n’importe quel sujet. Je n’étais pas apeuré par l’aspect religieux de l’histoire, je savais que j’allais la raconter de manière juste, en accord avec la théologie. J’ai travaillé en étroite collaboration avec un imam lors de l’écriture du scénario. Car même si auparavant j’ai prié, pratiqué l’islam, je ne suis ni un expert ni un imam. Pourtant, mes grands-parents connaissaient le Coran par cœur ! Ça me semble incroyable, mais c’était une autre génération. J’ai un grand respect pour leur foi, leur piété. Son sujet sensible réside plutôt dans sa dimension politique, la relation du pouvoir et de la religion ?

C’est ça. Je savais que la Sûreté de l’État égyptien, en particulier, serait furieuse. Pourtant, dans mon film, j’essaie de comprendre chaque personnage. Même le cheikh corrompu, en proie à la mégalomanie. Raconter des histoires fait partie de la tradition du monde musulman. C’étaient même parmi les meilleures ! Toutes ces extraordinaires fables, telles que Les Mille et Une Nuits, qui aident à éclairer, expliquer le monde. Pourquoi ne pourrions-nous pas raconter des histoires aujourd’hui ? Parce que nous avons peur ? De qui ? Qui sont ces gens qui essaient de nous intimider ? Connaissent-ils vraiment cette religion ? Beaucoup de fanatiques le sont devenus car ils expriment leurs

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«
J’aime les histoires issues du folklore et du peuple, où une personne d’origine simple se dresse contre le système, les intermédiaires entre l’individu et Dieu. »

doutes profonds à travers la violence. Et c’est vraiment une contradiction aberrante de prêcher leur haine, diffuser leurs messages sur YouTube, par le biais de leur smartphone, bref, des outils qu’ils n’ont pas eux-mêmes inventés…

Dans votre film, des membres des Frères musulmans prêchent dans le secret au sein d’al-Azhar et s’affrontent, à travers le jeune Adam, avec le pouvoir étatique…

Les Frères musulmans sont des révolutionnaires. Leurs idées se présentent comme une réponse au fascisme, au colonialisme, au communisme, à l’anarchisme, mais en usant les mêmes outils que ces systèmes. Dès leur création [en 1928, à Ismaïlia, au nord-est du Caire, par le cheikh Hassan al-Banna, ndlr], ils ont eu le projet d’utiliser des méthodes révolutionnaires et la violence pour conquérir le pouvoir et constituer un État religieux islamique. Exactement comme l’extrême droite qui, à travers l’histoire, a appris qu’avec la démocratie, les élections, ils pourraient diriger un pays, pour ensuite instaurer une dictature, supprimer la liberté d’expression, etc. La plupart des musulmans ne croient pas en la révolution. Ils ont foi en la loi, le respect des règles, ils veulent juste être de bons citoyens. Par définition, l’islam n’est pas une religion de révolte contre un système. Mais les Frères musulmans estiment que, Dieu étant le pouvoir suprême, si un leader essaie de prendre le rôle du pharaon dans un État, alors ils ont le droit de le combattre avec violence. C’est l’idée du djihad moderne.

Le tournage n’a pas été autorisé en Égypte.

Où s’est-il déroulé ?

En 2015, quelques jours avant le début du tournage de mon précédent long-métrage, Le Caire confidentiel, les services de

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L’université al-Azhar, personnage central de La Conspiration du Caire, a été reconstituée en Turquie. Le comédien syrien Jalal Altawil incarne le cheikh Omar Beblawi.
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sécurité m’ont ordonné de quitter l’Égypte. J’y suis devenu persona non grata [silence]. Le film a donc été tourné au Maroc, à Casablanca. Mais pour La Conspiration du Caire, il aurait fallu reconstruire la mosquée al-Azhar dans le royaume chérifien, ce qui aurait été très coûteux. Et le pays a fermé ses frontières pendant la pandémie du Covid-19. Nous avons donc décidé de tourner en Turquie, à Istanbul. C’était vraiment bien, car on y trouve des architectures islamiques parmi les plus belles du monde. Nous avons pu tourner pendant deux semaines dans la mosquée Süleymaniye, un chef-d’œuvre bâti au XVIe siècle pour le sultan Soliman le Magnifique. J’étais très satisfait. La Turquie est un très bon pays pour filmer et dispose d’une industrie cinématographique de qualité. Beaucoup d’Égyptiens et de ressortissants d’autres pays arabes y vivent, donc nous pouvions recruter les comédiens également.

Le Caire confidentiel plongeait dans les eaux troubles du régime policier, votre nouveau film sonde les luttes en sous-main entre les autorités religieuses et la Sécurité de l’État. Pourquoi les arcanes du pouvoir et la corruption qui les mine vous intéressent-ils ?

Ce film a commencé avec un mythe, mais comme j’avais besoin de croire à cette histoire, j’ai puisé dans le réel. Et plus j’insuffle de la réalité, plus le film devient politique. Ce n’est pourtant pas mon intention de l’être. Je n’ai pas d’énoncé politique à exposer. Mais de nos jours, dire la simple vérité est un acte politique. Costa-Gavras l’a déclaré d’une très belle façon : « Je ne suis pas un réalisateur politique, mais tous les films le sont. » Le public peut ainsi croire à cette histoire et se demander : que me raconte-t-elle de notre monde ? C’est pourquoi je me défends d’être un cinéaste politique. En politique, ce qui est vrai un jour ne l’est plus le lendemain. C’est sa nature même ! Et les politiciens changent constamment de posture, reviennent sur leurs déclarations… En tant que réalisateur, je me dois de raconter une vérité plus intemporelle et de rester du côté des gens d’origine modeste, tel que mon jeune héros, Adam. Votre film ne prend parti ni pour les autorités religieuses de l’université, ni pour l’État…

Exactement. Je peux comprendre la position de la Sûreté de l’État : si un idiot devient le grand imam d’al-Azhar, influencé par des fondamentalistes, cela représente un danger pour le pays. Mais les méthodes qu’elle utilise sont épouvantables ! Évidemment, qui paie le prix de ce conflit ? Le jeune Adam. Sans réseau, sans personne pour le protéger, il est aisément sacrifiable aux yeux de ces individus. Pourquoi affectionnez-vous le genre du thriller politique ?

Je suis un fanatique, un « fondamentaliste » de cinéma [rires] ! J’aime toutes sortes de films, mais pour moi, les meilleurs appartiennent au cinéma de genre : Le Parrain, Chinatown… En tant que cinéaste, j’aime qu’il y ait des règles. Le genre est une discipline. J’ai un contrat avec le spectateur, une très belle relation : je lui promets de le transporter, de le faire frissonner de façon qu’il ne bouge plus de son siège. Mais je vais

aussi tenter de le surprendre, avec des règles plus inattendues.

La Conspiration du Caire est un thriller politique dans sa structure. Mais au fond, c’est un film de prison, avec sa cour, son réfectoire, les différentes salles, l’uniforme, un personnage qui effectue des va-et-vient entre l’intérieur et le monde du dehors, un trajet dangereux… Votre mère est suédoise, votre père est égyptien. En quoi votre double culture est-elle une richesse de votre point de vue ?

En tant que fils d’immigré, je porte en moi une double perspective, un double regard. Je suis constamment à l’intérieur et à l’extérieur d’une société, dans le même temps. Tu dois sans cesse choisir qui tu veux être dans une situation donnée. Cela peut être très difficile à vivre quand tu grandis : qui es-tu dans cette société ? Durant mon enfance, on me posait tout le temps cette question : « D’où viens-tu ? » Je répondais : « De Suède. » « Non, mais d’où viens-tu vraiment ? » me rétorquait-on. À un moment donné, j’ai capitulé, et je disais : « OK, je viens d’Égypte. » Alors que je n’y suis pas allé avant mes 10 ans. On me renvoyait sans cesse à mes origines étrangères. Je me souviens au lycée, pendant la guerre du Golfe, un professeur m’avait demandé si ce n’était pas trop dur de porter le même prénom qu’un ministre irakien… Ce type de remarques était continuel. C’était très dur,

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Le Caire confidentiel (2017) dépeint la corruption et la violence au sein de la police et des plus hautes instances de l’État. DR

mais j’ai fini par accepter cette identité. J’ai traversé différentes étapes. Mon père, qui était un vrai immigré, était reconnaissant envers son pays d’accueil, pour toutes les opportunités offertes, etc. À la maison, il regardait ses émissions de télévision en arabe avec un casque sur les oreilles, pour ne pas « déranger » les voisins. Il était très respectueux de ce genre de choses. Moi, je me suis révolté contre ça à l’adolescence : non, je ne suis pas reconnaissant. C’était une coïncidence, je n’ai pas choisi de vivre en Suède.

Partir en Égypte pour y poursuivre des études supérieures vous a-t-il bouleversé en ce sens ?

Oui. Je me suis aperçu que je n’étais pas égyptien. Je suis différent d’eux, car j’ai grandi en Suède. J’ai alors compris que j’étais un outsider et un insider dans ce pays aussi. Cela te pousse à choisir : est-ce mauvais ? Suis-je une victime ? Puis, j’ai réalisé que c’était une richesse : je vois et sais des choses auxquelles les autres n’ont pas accès. Parce que je peux comparer les deux réalités. Les gens pensent qu’ils sont uniques au monde, mais c’est faux. C’est la même pagaille ici et là, les mêmes personnes pétries d’un sentiment de supériorité. En Suède, j’entends certains dire : « Je suis fier d’être suédois. » Mais pourquoi ? C’est juste une coïncidence d’être né dans un des pays les plus riches de la planète, offrant un accès gratuit à l’éducation, de nombreuses opportunités professionnelles. Tu n’as rien accompli, tu devrais plutôt avoir honte. Pourquoi brandir le drapeau suédois comme un imbécile ? Sois plutôt fier de créer ou d’aider les autres.

En quoi être cinéaste est-il un « métier de migrant », pour reprendre vos mots ?

Vers l’âge de 40 ans, quand je suis devenu père – mes filles ont le physique typique des Suédoises, sauf que leur grand-père s’appelle Abdallah et est originaire d’Égypte –, j’avais donc fait face à toutes ces stigmatisations, ces remarques quotidiennes et incessantes. Finalement, savoir qui je suis m’importe peu. Je préfère m’intéresser à ce que je fais, ce que j’accomplis. Aujourd’hui, mes collègues et amis, lesquels n’ont jamais eu à se questionner auparavant, traversent une crise existentielle : qui suis-je, est-ce que je vis mes rêves, qu’ai-je réalisé dans ma vie ?… Des questions qui me taraudaient à l’adolescence ! Donc je suis reconnaissant de ce cheminement. Ce n’est pas une coïncidence si les plus grands cinéastes sont des immigrés, comme Billy Wilder, Miloš Forman, ou des enfants d’immigrés, tels Francis Ford Coppola, Martin Scorsese. Et Stanley Kubrick a fait de lui-même un migrant en s’installant en Angleterre. Il n’est pas nécessaire d’être un immigré pour devenir cinéaste, mais cela aide, grâce à ce double regard, cette double compréhension des choses.

Comment vivez-vous le fait de ne pas pouvoir retourner dans le pays de vos aïeux ?

L’Égypte est l’endroit de mes rêves. C’est un peu étrange à dire car c’est un pays si divers, grand, complexe, contrasté. Quand j’étais petit, au lieu de me raconter une histoire avant

de m’endormir, mon père me narrait son enfance là-bas, dans ses moindres détails. C’était très vivant pour moi, comme si je pouvais voir, sentir, toucher ce pays. J’avais 10 ans la première fois que j’y suis allé, en 1982. Ce fut un choc. Ça ne ressemblait pas à ce que mon père m’avait dépeint. Donc j’ai dû construire ma propre relation avec l’Égypte, la faire mienne. Et j’en suis très profondément tombé amoureux. J’ai étudié à Alexandrie, ma ville préférée, une cité côtière, méditerranéenne, où l’on rêve aux horizons au-delà de la mer. Puis j’ai lancé un magazine au Caire, capitale extrêmement dense, stressante, anarchique, qui ne dort jamais. Pour y survivre, ses habitants ont développé un redoutable sens de l’humour. Quand les autorités m’ont ordonné de quitter le pays, juste avant le tournage du Caire confidentiel, j’étais dans ma voiture, à l’aube, le soleil se levait au-dessus du Nil. Je me disais : c’est la dernière fois que je vois ce pays. Ça m’a dévasté et brisé le cœur.

Un film vaut-il ce prix à payer ?

Bien sûr qu’un film ne vaut pas cette douleur. Pourtant, en tant que cinéaste, je ne peux pas laisser quelqu’un d’autre me dicter l’histoire que je vais raconter. Je ne peux pas, tout simplement ! Si je le pouvais, je le ferais, car ce serait bien plus simple ! Mais ce n’est pas la règle des conteurs. Que ce soit pour un livre ou pour un film avec un budget de plusieurs millions d’euros, ce n’est ni le producteur, ni le financier, ni la Sûreté de l’État égyptien qui décide de mon histoire. C’est moi.

Plus de dix ans après la révolution et la chute de Moubarak, quel est l’héritage de cet événement au sein de la population, selon vous ?

La triste vérité est que l’Égypte actuelle est plus répressive que celle au temps de Hosni Moubarak. Cela dit, quelque chose a changé à l’intérieur des habitants eux-mêmes, en particulier les jeunes, qui représentent la grande majorité du pays. La Sécurité de l’État harcèle les personnes qui ont courageusement renversé l’ancien régime. Mais les jeunes ne vivent pas dans l’illusion de solutions simples ; ils sont résilients, intelligents, et ils se relèveront. ■

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«
Il n’est pas nécessaire d’être un immigré pour devenir réalisateur, mais cela aide, grâce à ce double regard. »
STÉPHANE RODRIGEZ DELAVEGA À la Biennale de Venise 2021, au pavillon Rolex.

Mariam Issoufou Kamara

rencontre « Au ser vice« service de quelquede chose de pluschose de grand que soi »que soi »

À 43 ans, l’architecte nigérienne insuffle du sens à la conception d’espaces. Du bon sens. Son art et son travail vont bien plus loin que l’élaboration d’une structure ou d’une esthétique. Ils constituent un acte politique et humaniste. propos recueillis par Catherine Faye

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Résidence d’habitations Niamey 2000, complexe communautaire Hikma, centre culturel de Niamey, marché régional de Dandaji, Bët-bi Museum…

Du Niger au Sénégal, en passant par le Libéria, chacun de ses projets se fait l’écho des besoins d’une population, d’un territoire. D’une histoire, aussi. Construire, pour améliorer la qualité de vie. Bâtir, dans l’écoute et la dignité. Pour cette fille de l’ex-président de la République du Niger, devenue la protégée de l’architecte star britannico-ghanéen Sir David Adjaye, c’est en alliant des solutions innovantes et de nouvelles adaptations aux techniques traditionnelles locales que l’on retrouve la fonction première d’un architecte : créer un espace dans lequel les gens vivent leur vie. Pas un décor. Si elle vit depuis un quart de siècle aux États-Unis, elle a choisi d’asseoir son cabinet sur sa terre originelle, au service du changement. Masomi, le nom haoussa de son atelier, créé en 2014 à Niamey, en atteste. Plus qu’un mot, une idée : celle de se retrousser les manches, avant même de commencer. Toute une philosophie du bâti.

AM : Vous avez commencé votre carrière par une dizaine d’années passées dans le monde informatique aux ÉtatsUnis. À quel moment avez-vous pensé à l’architecture ?

Mariam Issoufou Kamara : J’ai eu ce désir très tôt. Enfant, je dessinais beaucoup, intuitivement, notamment des portraits très réalistes de mes amis, que j’offrais en cadeau à leurs parents. Je m’exerçais sans discontinuer, mais je ne pouvais pas m’imaginer être une artiste. Je suis née dans une famille d’ingénieurs, dans laquelle il fallait absolument être scientifique. L’idée étant qu’en suivant cette voie-là, on pouvait faire ce que l’on voulait après. Néanmoins, pendant mes études au lycée, avec un groupe de trois amies, nous rêvions toutes de devenir architectes, avec des idées de projets dans des endroits spécifiques à Niamey. Une fois mon bac en poche, c’est la raison qui a parlé. Je ne voulais pas aller en France, car j’avais cette rébellion d’adolescente contre l’ex-colon et je ne voulais pas en entendre parler. J’ai donc décidé d’aller étudier aux ÉtatsUnis. Nous étions à la fin des années 1990, et la filière la plus prometteuse était l’informatique. Pour me consoler, je suivais des cours sur l’art et formalisais tout ce que j’avais exploré en tant qu’autodidacte, comme le dessin et la peinture. J’ai même fait une exposition de tableaux à Niamey, en 2005. Après mon master en sciences informatiques, j’ai travaillé dans des start-up à New York, puis dans une grande entreprise à Seattle. Je gravissais les échelons… Mais au bout de quelques années, je n’en pouvais plus. Je devenais de plus en plus obsédée par cette idée de l’architecture.

Comment avez-vous sauté le pas ?

Je pense que la maturité aidant, j’avais commencé à réfléchir à son impact sur notre environnement et à comment ce

métier avait été utilisé pendant la colonisation. Je me suis souvenue que lorsque je vivais avec mes parents au Niger, notre maison de classe moyenne, avec trois chambres et un salon, était en fait de style occidental, nous obligeant à passer notre vie à contourner les contraintes du plan de la maison, afin de vivre en harmonie avec notre culture. Je commençais à ressentir tout cela comme une violence extrême. C’est ce qui m’a donné l’impulsion : je ne pouvais plus ignorer tout cela, j’étais trop révoltée, d’autant plus que j’avais une conscience accrue de notre richesse culturelle, de notre histoire. Du jour au lendemain, j’ai pris ma décision, dans un vol, en rentrant de Niamey. Ce sont les paroles du père d’une amie qui m’ont convaincue : « L’art et la création, c’est important pour toi. Surtout, c’est beaucoup trop de talent à gâcher. » Il me connaissait pourtant à peine. Dès lors, quelque chose s’est clarifié. Je savais qu’il fallait que je change tout et que je devienne architecte. Non seulement, j’avais une révolte un peu politique, mais aussi cet appel. Car j’ai été élevée dans cette idée que la vie devait toujours être mise au service de quelque chose qui est plus grand que soi. Dès que je suis rentrée à Seattle, j’ai pris ma décision, j’ai démissionné et je me suis inscrite en architecture à l’université de Washington. Coup du hasard, juste en même temps, je suis tombée enceinte de ma fille. Qu’à cela ne tienne, trois ans et demi plus tard, j’étais architecte. C’était une renaissance. En quoi votre enfance au Niger inspire-t-elle votre travail ?

J’ai grandi dans le Sahara, notamment entre 6 et 12 ans, au nord du Niger, dans la ville minière d’Arlit, fondée pour exploiter les gisements d’uranium de la région, à la fin des années 1960. Avec mon père, nous allions souvent visiter des sites archéologiques du néolithique, qui témoignent d’une

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« J’étais trop révoltée, d’autant plus que j’avais une conscience accrue de notre richesse culturelle, de notre histoire. Du jour au lendemain, j’ai pris ma décision. »

Le Bët-bi Museum, musée et centre culturel, près de la ville historique de Kaolack, dans le sud-ouest du Sénégal, ouvrira ses portes en 2025.

L’intérieur d’un appartement du complexe Niamey 2000, conçu en terre et béton en 2016.

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DR (2)

culture nomade millénaire. Et puis, Agadez, capitale historique et carrefour des caravanes, n’était pas loin. Cette ville traditionnelle du XV e siècle, avec son centre historique au patrimoine mondial de l’UNESCO et sa grande mosquée, m’a fait prendre conscience que nous étions un pays très ancien, avec une longue histoire. J’ai compris très tôt que nous étions les héritiers d’une culture complexe et riche. Cela a un fort impact sur ma sensibilité d’architecte. Et puis, grandir dans le désert a été fondateur. Je fais toujours attention aux problématiques climatiques, de température, et aux implications économiques de l’architecture. Il y a une grande responsabilité à créer un environnement en symbiose avec le contexte. Concrètement, comment s’inscrivent ces influences dans vos réalisations ?

Ayant grandi au contact de la culture touarègue, avec cet éblouissement pour leur maîtrise de l’art et de l’artisanat, je cherche toujours, avant de me lancer dans un projet, à découvrir les savoir-faire locaux, à m’en imprégner et à les incorporer. Avant de commencer à dessiner, j’ai donc besoin de deux à trois mois de recherche, d’investigation, de discussions avec les acteurs locaux et la population. Ce n’est qu’une fois que j’ai recueilli toutes sortes d’informations, historiques, économiques, culturelles, que je me lance. Ensuite, je collabore autant que possible avec les experts locaux, qu’ils soient artisans, artistes, maçons. Par exemple, le projet de complexe religieux et séculier Hikma, à Dandaji, au Niger, avait pour but de transformer une mosquée abandonnée en une bibliothèque, qui partage son site avec une nouvelle mosquée dans le village. Nous nous sommes inspirés des érudits musulmans du IX e siècle, qui ont apporté des contributions remarquables aux sciences dans le Bayt al-Hikma (maison de la sagesse) de Bagdad. Mais à cela,

« Je n’applique pas les standards occidentaux à des régions qui subissent des conditions conjoncturelles tendues, avec des besoins spécifiques. »

nous avons ajouté des séances de conversations avec la population locale, avec les jeunes, les femmes, les leaders du village, pour essayer de comprendre quelles étaient leurs aspirations, ce qui les préoccupait dans leur vie de tous les jours, leur vision de l’avenir. Tout cela se transformant ensuite en idées de volumes et de programmes spécifiques. Dans ce cas, l’idée d’une bibliothèque conçue comme un espace d’étude plus que de lecture, et se divisant avec des partitions amovibles, grâce auxquelles on peut créer des petites salles pour étudier à deux ou à quatre. Nous avons ainsi répondu à un besoin d’espaces de travail, exprimé par les étudiants, vivant souvent dans des familles multigénérationnelles, avec beaucoup de bruit.

Est-ce important pour vous de combiner le passé et le futur ?

Si l’on ne connaît pas bien son passé, on ne peut pas se comprendre soi-même, donc son présent. Comment alors imaginer un futur ? Je passe ainsi beaucoup de temps à essayer d’appréhender la psychologie, l’histoire des utilisateurs et ce qu’ils veulent, puis j’associe les deux. Je prends du passé ce qui a encore du sens, des choses qui peuvent être perpétuées et adaptées.

Par exemple, l’architecture traditionnelle m’inspire pour la ventilation naturelle, pour faire baisser les températures à l’intérieur et éviter l’air

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Le marché rural de Dandaji, au Niger, finalisé en 2018.
MAURICE ASCANI/ATELIER MASOMI

conditionné. La consommation d’énergie est un souci, non pas parce que j’ai des idéaux de développement durable, mais parce que, concrètement, au Niger, on peut dépenser la moitié de son salaire en factures d’électricité. C’est un problème économique, de survie quotidienne, et par conséquent, il est irresponsable de faire une architecture qui, sans climatisation naturelle, n’est pas vivable : c’est une question de bon sens. J’utilise tout ce qui est utile. Et je n’applique pas les standards occidentaux à des régions qui subissent des conditions conjoncturelles tendues, avec des besoins spécifiques. Diébédo Francis Kéré, lauréat 2022 du prix Pritzker, la plus haute distinction du monde de l’architecture, m’a beaucoup apporté dans ce domaine. Avec lui, j’ai découvert la possibilité d’utiliser les matériaux locaux, comme les briques de terre crue compressée, parfaitement adaptées à l’environnement, de manière contemporaine. Cela a été une révélation. Vous travaillez en ce moment à la réalisation d’un musée au Sénégal. Quel regard posez-vous sur ce type de lieu, en matière de conception et d’appropriation du public ?

Le Bët-bi Museum que nous sommes en train de dessiner, dans la région de Kaolack, frontalière avec la Gambie, nous a amenés, après discussions avec les communautés, à élaborer un projet plus vaste de musée et centre culturel. Ceci découle d’une réflexion que j’ai eue bien avant sur ce que devrait être un musée dans un lieu comme celui-ci : cela devait être un espace public. Ce serait une approche très colonialiste de faire un projet comme en Occident, parce que ce n’est pas du tout le même concept. 80 % de la planète vit sous la dictature de l’architecture occidentale : Afrique, Asie, Amérique du Sud… Il est temps de revenir à ses propres schémas et aspirations. À Niamey, par exemple, le musée national Boubou-Hama, qui est ironiquement un produit de la colonisation, est une série de pavillons où personne n’entre. Pourtant, les extérieurs sont quand même fréquentés par la population locale. L’une des raisons, c’est que les bâtiments se situent dans un espace, une zone de promenade, presque comme un parc, où les familles peuvent pique-niquer le samedi et les enfants jouer. C’est un lieu de rencontres, une extension de la vie sociale. Munie de cette intuition, j’ai posé des questions pour voir si c’était aussi le cas dans cette région de Kaolack, ce qui s’est révélé exact. J’ai donc réfléchi à un musée dans lequel on ne serait pas forcé de rentrer, mais dont l’on pourrait quand même avoir une idée de ce qu’il y a à l’intérieur, presque sans faire exprès, juste en

se promenant. À cela, j’ai pensé à ajouter des activités supplémentaires, souhaitées par la population locale, pour faire venir les visiteurs. Car il est important que le musée soit secondaire et incorporé à des programmes de formation, comme raviver l’art de la peinture à l’indigo, avec des débouchés économiques. Mais toujours liés à la culture.

Votre projet en cours de centre présidentiel Ellen Johnson Sirleaf pour les femmes et le développement, au Liberia, s’inscrit-il dans une démarche féministe ?

Tout d’abord, il n’est pas possible de ne pas être féministe dans le sens de l’égalité femmes-hommes. D’ailleurs, mes projets finissent toujours par incorporer d’une manière ou d’une autre les femmes. Comme ici, pour le premier centre présidentiel au monde pour une chef d’Etat, à Monrovia. Toute l’équipe est composée d’architectes africaines, dont la Sud-Africaine Sumayya Vally pour le design, la scénographie et les pavillons de l’exposition permanente, et la Libérienne Karen RichardsBarnes pour le suivi de la construction. Depuis qu’il a été officiellement annoncé à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes en 2020, ce centre s’est positionné comme le principal défenseur du continent pour l’égalité des sexes dans le leadership public, en s’appuyant sur l’héritage inspirant de l’ancienne première présidente du continent. Non seulement, le bâtiment fournira un accès numérique aux archives personnelles et professionnelles de l’ex-cheffe d’État, mais il proposera également une plate-forme multiforme, de formation et de connaissances, pour faire progresser la situation socioéconomique des femmes et des filles, et défendre leurs droits et leur liberté. ■ ateliermasomi.com

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ATELIER MASOMI
Un projet de bureaux dans le quartier de Yantala, à Niamey.

Idi Amin Dada, un Néron africain

Ancien de la « coloniale », président à vie, il restera dans l’histoire comme l’archétype du dictateur fantasque et sanguinaire. Il a terrorisé l’Ouganda de 1971 à 1979. Jean-Louis de Montesquiou nous livre la biographie glaçante d’un personnage hors du commun. par Cédric Gouverneur

La scène est effroyable : des rebelles kenyans capturés par les Britanniques doivent poser leurs parties intimes sur une table. Devant eux, un colosse en uniforme des King’s African Rifles muni d’une machette… Un captif refuse de parler : la machette s’abat. Le bourreau n’est autre qu’Idi Amin Dada : le futur dictateur ougandais, réputé pour ses discours anti-impérialistes à la tribune de l’Organisation de l’union africaine (OUA), a participé aux pires crimes coloniaux. C’est l’une des anecdotes ahurissantes que narre Jean-Louis de Montesquiou dans son ouvrage. Jeune soldat, Amin Dada était champion de boxe poids lourd d’Ouganda. Affable et blagueur, il bénéficiait d’un charisme certain. Et c’est un Kakwa, une petite ethnie défavorisée du nord du pays : les Britanniques se sont imaginé qu’il serait leur marionnette, à jamais redevable de son ascension sociale… À l’indépendance, en 1962, le voilà propulsé numéro deux de l’armée ougandaise. Il se distingue par ses coups d’éclat : un mercenaire britannique, Bob Astles, est emprisonné au Congo. Déguisé en curé, une mitraillette dans la soutane, l’homme se rend au parloir, massacre les soldats de Mobutu et fait évader Astles, qui deviendra son fidèle lieutenant (les Ougandais le surnommeront « the White Rat »). En janvier 1971, le général Amin Dada renverse Milton Obote, avec l’appui des Occidentaux : les Britanniques (et le Kenya) veulent se débarrasser de ce dernier, trop à gauche à leurs yeux. Israël se cherche un allié dans le dos du monde arabe. Et les Américains raffolent du café ougandais… La terreur

s’installe. Des citoyens sont exécutés simplement parce que celui qui est devenu président à vie convoite leur épouse ou leur maison. « Amin n’a aucune idéologie, si ce n’est de se maintenir au pouvoir », explique de Montesquiou. Horrifiés, Londres et Tel Aviv retirent leur soutien. Qu’à cela ne tienne, le général se tourne vers la Libye du colonel Kadhafi. Afin de détourner la colère du peuple – l’économie est exsangue –, il expulse la communauté indienne, bouc émissaire dont il saisit les biens. En 1976, il accueille à Entebbe un avion détourné par des terroristes palestiniens et allemands.

LE DOCUMENT 74 AFRIQUE MAGAZINE I 434 – NOVEMBRE 2022
DR
AMIN DADA , Jean-Louis de Montesquiou, Perrin, 400 pages, 23 €.

Au sommet de l’Organisation de l’union africaine, à Addis-Abeba, en janvier 1976.

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Un commando de Tsahal parvient à libérer les passagers, pour la plupart israéliens. De rage, Amin Dada fait tuer la seule otage restée en Ouganda, une vieille dame hospitalisée de 75 ans… Néron africain, il a inspiré la fiction : il est l’un des personnages de Kahawa (1981), roman policier de Donald Westlake, et du Dernier Roi d’Écosse (2006), long-métrage de Kevin Macdonald avec Forest Whitaker. Il « représente la somme et la caricature de tous les dictateurs », dira de lui Barbet Schroeder, qui réalisera Général Idi Amin Dada : Autoportrait (1974), avec la participation du despote, ravi de se mettre en scène. En 1979, la Tanzanie de Julius Nyerere envahit l’Ouganda… avec la complicité active de la population, qui accueille son armée en libératrice ! Idi Amin Dada fuit en Arabie saoudite avec ses femmes et ses enfants, et y meurt en 2003. Sans jamais avoir manifesté le moindre remord. ■

Extraits

Les complices présumés

L’ambassade britannique a sans doute fermé les yeux sur ce que concoctaient d’innombrables agents, dont l’incontournable Bob Astles, très actif auprès d’Idi Amin, y compris pendant le coup d’État. Mais une fois le forfait commis, les Britanniques n’ont pas caché leur soulagement. « On ne va pas pleurer sur le départ d’Obote », écrit Harold Smedley, un haut dignitaire du FCO, Foreign & Colonial Office, le ministère des Affaires étrangères britannique. « Enfin nous allons pouvoir remettre nos relations avec l’Ouganda sur un pied d’amitié », s’exclame l’ambassadeur du Commonwealth (High Commissionner) Richard Slater, qui lui non plus ne doute pas de la loyauté d’Idi Amin. Ne parle-t-il pas de la reine Elizabeth comme de « mon ancien commandant en chef » ? Ne clame-t-il pas son affection pour la reine mère, qui un jour lui a dit quelques mots ? Ne vénère-t-il pas tout ce qui est écossais, du kilt à la cornemuse en passant par le whisky ?

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Israéliens et Anglais ont-ils participé ensemble à l’éviction d’Obote ? Un ancien officier du MI6 affirme en tout cas : « Croyez-vous que les Israéliens auraient pu organiser un coup d’État militaire en Ouganda sans l’assentiment du gouvernement de Sa Majesté britannique ? Ils étaient évidemment ensemble sur cette affaire. » Ce qui est en tout cas certain, c’est que les deux puissances éconduites par Obote se sont informées mutuellement. Pauvre Obote : lui qui avait pourtant tant cherché, au début de sa présidence, à se rapprocher des Israéliens pour qu’ils l’aident à secouer le joug britannique… ! Et pauvres Israéliens et pauvres Anglais : la créature qu’ils ont fabriquée leur échappera et les tourmentera implacablement.

Monstre naissant

Mais Idi Amin est entré dans un cercle vicieux : il veut désormais à tout prix rester au pouvoir. Pas forcément pour les avantages qu’il en tire ni par goût de la notoriété, mais parce qu’il est pris dans un engrenage : il n’y a que le pouvoir qui puisse le préserver des conséquences des exactions qu’il commet pour s’y maintenir. Or, les menaces s’intensifient, et sa popularité est en baisse. Plus question d’« élections très prochaines », comme dans la déclaration du 25 janvier. « Au vu de la très mauvaise situation que nous a léguée le régime précédent », Idi Amin parle désormais d’« élections dans cinq ans au plus tard ». Les ministres s’indignent (la chose est encore possible), mais il leur est répondu qu’il ne s’agira entre-temps que d’une administration provisoire pour expédier les affaires courantes. « Il avait promis la liberté politique. Il allait clairement se comporter en type raisonnable ! » se force encore à croire Henry Kyemba.

Mais la toute première décision du régime (Legal Notice n° 1 du 2 février 1971) sera la suspension pure et simple du Parlement et l’instauration d’un « gouvernement par décrets ». Dans la pratique, tout ce qui représente la moindre menace – l’Union des étudiants, nombre d’organisations religieuses évangélistes et, bien sûr, tous les journaux, sauf The Voice of Uganda, la voix du régime –va être interdit. Pourtant, Idi Amin cherche à rassurer, et promet de ne pas emprisonner les opposants à tour de bras comme sous Obote. Ce que les Ougandais traduiront par : « Avec le nouveau régime, ils seront tués tout de suite. »

L’expulsion des Indiens

En s’en prenant aux Indiens, ces intermédiaires qui tiennent tout le grand et petit commerce ougandais, Idi Amin pense en effet qu’il stimulera le pouvoir d’achat du peuple qui crie famine. Il pourra aussi récupérer leurs biens, comme Kadhafi l’a fait en Libye avec les Italiens. Mais l’Ouganda n’est pas la Libye : les Indiens y sont quatre fois plus nombreux que les Italiens chez Kadhafi, ils sont sur place depuis bien plus longtemps et ils font tourner non seulement le commerce et l’économie mais aussi l’administration et les services publics. Supposément arrivés en Ouganda dans les fourgons des Anglais – pour poser les rails permettant auxdits fourgons de circuler –, ils sont vite devenus des instruments essentiels du gouvernement colonial, aux yeux duquel les Africains n’étaient aptes qu’à la guerre ou aux travaux agricoles, alors que les Indiens, écrivait déjà le capitaine Lugard, « n’étaient pas affectés par le climat, coûtaient bien moins cher que des Européens, étaient plus proches par les mœurs des indigènes, et donc permettraient de servir de lien entre

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les Noirs et les Blancs – évidemment sous la supervision étroite d’agents britanniques ». Coincés dans ce colonial sandwich entre les paysans africains qu’ils ne souhaitent ni ne peuvent concurrencer et les colons britanniques qui les tiennent à l’écart, les Indiens ne peuvent que se rabattre sur le commerce, dédaigné par les Britanniques et inaccessible aux Africains. Certains, comme Muljibhai Madhvani ou les Metha, y ont fait des fortunes considérables. Mais, très riches ou très peu riches, les Indiens demeurent universellement jalousés. Pourtant, l’Ouganda « doit tant aux talents commerciaux et techniques des Indiens », écrit un ancien District Officer.

De mal en pis

Le samedi, deux Boeings de la compagnie El Al se positionnent discrètement à l’aéroport de Nairobi tandis que, dans quatre C-130 Hercules, les commandos de Dan Shamron commencent un chaotique survol de la mer Rouge à basse altitude. Ils se posent à Entebbe peu avant minuit. L’opération va durer exactement cinquante-trois minutes et se dérouler presque intégralement selon les plans : quelques hommes foncent vers le terminal dans la Mercedes aminienne, font

a permis à Muki Betser de lui vider son chargeur dessus. Et lorsque le premier Hercules a redécollé dans le noir, sa roue a manqué de justesse le fossé bordant la piste. Enfin, des hauts gradés de l’armée ougandaise étaient bien à Entebbe – mais en train de festoyer, en compagnie des responsables de l’aéroport, dans un hôtel voisin ; quand ils ont entendu la fusillade, ils ont pensé qu’il s’agissait d’une énième tentative d’assassinat contre Idi Amin, et ont décidé unanimement de ne pas intervenir.

C’est la lutte finale

irruption dans la salle des otages, leur crient de se coucher et arrosent de balles les terroristes ; d’autres commandos s’emparent de la tour de contrôle ou détruisent les jets ougandais, et certains semblent même avoir pénétré jusque dans la State House. Le dimanche matin, tous les avions israéliens sont rentrés. Sept terroristes ont été tués, Jonathan Netanyahu et deux otages ont péri, quatre commandos sont blessés. Thunderbolt est un triomphe, mais il s’en est fallu de peu. Wilfried Böse a hésité à mitrailler les otages, ce qui

Bientôt, ce qui reste des forces d’Idi Amin (trois tanks, cent six Jeep, quelques centaines d’hommes) se retrouve coincé dans les marais de Lukaya, où ses troupes subissent une lourde défaite, malgré la présence d’Idi Amin en personne. Quant aux malheureux soldats libyens, peu entraînés – et surtout pas au combat dans les zones marécageuses –, après s’être fait pilonner sur la colline de Mintunawe, où ils s’étaient retranchés, ils se rendent à l’armée tanzanienne. Kadhafi devra débourser 20 millions de dollars pour leur rapatriement. Fin janvier, la situation prend une tournure si catastrophique qu’Idi Amin doit faire célébrer le huitième anniversaire du coup d’État à la sauvette, avec un discours en petit comité dans lequel il admet de lourdes défaites militaires, tout en se proclamant le « leader le plus célèbre au monde ». Depuis Dar es-Salaam, Obote appelle au soulèvement de la population en énumérant les progrès militaires tanzaniens. Étrangement, Radio Uganda relaie ses déclarations, tout en précisant qu’il s’agit de mensonges. Le 22 février, de violents affrontements et un bombardement tanzanien à Makasa, à 40 kilomètres de Kampala, ouvrent la route vers la capitale. Nyerere aurait voulu s’arrêter là mais, la population tanzanienne prenant fait et cause pour le sort des civils ougandais, il se voit contraint d’aller jusqu’au bout. Et cette fois-ci, la population ougandaise se mobilise bel et bien, tandis que les attentats se multiplient contre les installations électriques ou la ligne ferroviaire vers le Kenya. Les troupes tanzaniennes avancent donc, et celles d’Idi Amin battent en retraite – tout en pratiquant une déconcertante politique de la terre brûlée. Début mars, à l’indignation de l’OUA, Nyerere franchit le Rubicon – en l’occurrence les petites rivières qui se jettent dans le lac Mbupo, près de Kampala. Idi Amin continue pourtant à payer de sa personne, effectuant de nombreuses visites sur le front, où il manque, dit-il, d’être capturé. Mais malgré ces bravades, le président à vie est « en état de choc ». ■

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Le dictateur parade dans les rues de la capitale, Kampala, porté par des hommes d’affaires blancs, en 1975.
KEYSTONE FRANCE

Interview Emmanuel Hache

BUSINESS

Retour contesté des OGM au Kenya

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Les terres rares, une opportunité ?

Les projets d’extraction se multiplient sur le continent : ces minéraux, véritables « vitamines » de la transition bas carbone et des technologies numériques, proviennent pour le moment surtout de Chine. Les Occidentaux entendent donc réduire leur dépendance envers Pékin en se tournant vers l’Afrique. Mais attention aux écueils… par Cédric Gouverneur

Début octobre, la compagnie minière britannique Rainbow Rare Earths a rendu public une première évaluation de son projet d’extraction de terres rares en Afrique du Sud, mené avec Bosveld Phosphates : le site de Phalaborwa (province du Limpopo, nord-est) pourrait délivrer, en une quinzaine d’années, environ 26 000 tonnes d’oxydes de terres rares (néodyme, praséodyme, dysprosium et terbium). Au prix d’un investissement de départ de moins de 300 millions de dollars, la mine pourrait en rapporter environ 3,6 milliards. En août, Rainbow Rare Earths a de plus signé un accord-cadre avec le groupe marocain OCP

et l’Université Mohammed VI Polytechnique, afin de bénéficier des compétences des experts du phosphate pour exfiltrer ces terres rares à partir de gisements de phosphogypse. Depuis l’ouverture d’une première mine au Burundi en 2017, les projets foisonnent en Afrique. De la Namibie à Madagascar, la moitié méridionale du continent est en passe de s’imposer comme l’une des principales zones de production de ces minerais aussi méconnus qu’indispensables. Lanthane, lutécium, thulium, yttrium… Au total, 17 éléments du tableau de Mendeleïev sont classés dans la catégorie « terres rares » (une dénomination quelque peu galvaudée, comme nous l’explique Emmanuel

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NASA/NOVAPIX/BRIDGEMAN IMAGES
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La mine de Bayan Obo, dans la région de Mongolie-Intérieure, au nord de la Chine, est le plus gros gisement de terres rares au monde.

BUSINESS

Hache dans l’interview pages suivantes). Ces minéraux sont utilisés dans la plupart des technologies de pointe : de l’industrie militaire à l’électronique, en passant par l’incontournable transition énergétique – étant présents dans certaines éoliennes et les moteurs des voitures à hydrogène. En raison de leurs propriétés inégalées (conductivité électrique, magnétisme, stabilité thermique), les terres rares ont acquis le surnom de « vitamines de l’ère moderne » ! Ces minéraux d’avenir vont s’avérer de plus en plus stratégiques : du fait de l’appétence croissante des sociétés humaines pour les technologies numériques et les énergies décarbonées, la pression sur ces ressources minières ne peut qu’augmenter.

Or, celles-ci sont pour la plupart produites en Chine. De quoi donner des sueurs froides aux Occidentaux, dont les relations avec l’empire du Milieu se dégradent (du fait notamment des visées du président Xi Jinping sur Taïwan). L’agence fédérale américaine d’études géologiques relevait en 2019 que 78 % de celles utilisées aux

États-Unis sont importées de Chine. Cela n’a pourtant pas toujours été le cas : jusqu’aux années 1990, le pays en était un important producteur. Mais l’extraction de ces minéraux est polluante. Washington avait donc opté pour les importer de Chine, dans l’ambiance optimiste de la fin de la guerre froide. C’est peu dire que, depuis, la donne géopolitique a changé… « Cette dépendance pose de sérieux risques pour l’économie états-unienne et son complexe militaro-industriel », admettent trois experts américains, Gustavo Ferreira, Jamie Critelli et Wayne Johnson, dans un article (« The Future of Rare Earth Elements in Africa in the Midst of a Debt Crisis ») publié en août 2020 par The Civil Affairs Association, un think-tank proche du Pentagone. Celui-ci met en garde : Pékin a déjà utilisé sa domination

Le géant asiatique pourrait être tenté d’exiger de ses débiteurs des participations dans leurs gisements… en échange de la renégociation de leurs dettes.

sur les terres rares comme moyen de pression. En 2010, au cours d’une brouille diplomatique avec le Japon, la Chine avait temporairement stoppé ses exportations vers l’archipel. Et les États-Unis ont matière à s’inquiéter : le fabricant aéronautique Lockheed Martin a récemment reconnu que l’avion de chasse F-35 utilise des terres rares chinoises… Washington recherche donc d’autres sources d’approvisionnement, notamment en Afrique : « Le Commandement des États-Unis pour l’Afrique a identifié l’exploitation de terres rares comme un élément central de la stratégie américaine sur le continent », reconnaît The Civil Affairs Association.

Ces minéraux (ici, de l’yttrium) sont utilisés dans la plupart des technologies de pointe.

Quant à l’Europe, elle est encore plus dépendante de Pékin que ne le sont les USA : « Les terres rares et le lithium seront bientôt plus importants que le pétrole et le gaz », a alerté mi-septembre Ursula von der Leyen. La présidente de la Commission européenne appelle les Européens à constituer dès à présent « des réserves stratégiques ».

Les regards se tournent donc vers l’Afrique, qui offre, en dehors de la Chine, des États-Unis et de l’Australie, le plus grand potentiel de réserves du globe : dès 2017, Rainbow Mining Burundi a ouvert dans la localité de Gakara la première mine sur le continent. Les réserves y sont estimées à 1,2 million de tonnes exploitables. Les mines du pays bénéficieraient de l’une des teneurs en terres rares les plus élevées au monde. Les projets se multiplient sur le continent, notamment dans sa moitié méridionale : en Angola, le britannique Pensana Rare Earths veut investir près de 500 millions

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de dollars à Longonjo (province de Huambo, centre), puis raffiner les éléments dans une usine de traitement en Angleterre, à partir de fin 2023. L’État, par l’entremise de son fonds souverain, détient un quart du projet (23,1 %). Au Malawi, la compagnie canadienne Mkango Resources exploitera le gisement de Songwe Hill (non loin de la capitale économique du pays, Blantyre), avant de raffiner le concentré de minerais dans une usine polonaise. Et dans le nord-ouest de la Namibie, un gisement d’oxydes de terres rares sera exploité dans le cadre du projet Lofdal par la société canadienne Namibia Critical Metals, associée à la compagnie parapublique Japan Oil, Gas and Metals National Corporation : visiblement échaudé par l’interruption brutale des importations chinoises en 2010, l’empire du Soleil Levant cherche lui aussi à sécuriser ses approvisionnements…

La Chine n’est évidemment pas en reste : elle est désormais partie prenante du projet Ngualla, dans le sud-ouest de la Tanzanie. Le producteur de terres rares Shenghe Resources a en effet racheté 20 % des parts de Peak Rare Earths, qui devrait lancer la construction d’une mine d’ici la fin de l’année. Principal créancier de plusieurs pays d’Afrique australe et orientale, le géant asiatique pourrait être tenté d’exiger de ses débiteurs des participations dans leurs gisements… en échange de la renégociation de leurs dettes. Autre écueil à l’extraction des terres rares : leur fort impact environnemental [voir encadré pages suivantes]. Depuis deux ans, les défenseurs de l’environnement malgaches exigent l’abandon d’un projet d’extraction mené par la société Tantalum Rare Earth Madagascar… non loin de la superbe baie d’Ampasindava, au nord-ouest de la Grande Île ! ■

LES CHIFFRES

8 000 dollars

SOIT LE REVENU PAR HABITANT AU GABON, PAYS LE PLUS RICHE DU CONTINENT POUR LA SECONDE ANNÉE CONSÉCUTIVE (hors petits États insulaires).

milliard de dollars

C’est le montant de l’aide promise par le Fonds monétaire international (FMI) à la Tunisie. Le pays, en crise, en escomptait davantage.

4,7 % C’est la croissance économique de l’Algérie prévue en 2022, soit le double des prévisions réalisées avant la guerre en Ukraine, qui a fait exploser les cours du gaz et du pétrole…

%

SOIT LA CROISSANCE EN AFRIQUE SUBSAHARIENNE EN 2022, PRÉVUE PAR LE FMI (CONTRE 4,7 % L’AN DERNIER).

25 milliards de dollars par an

Ce sont les besoins d’investissement dans le secteur des énergies sur le continent, selon l’Organisation météorologique mondiale.

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Avec 474 gigawatts,
1,9
3,6
l’Afrique possède le plus important potentiel hydroélectrique inexploité au monde.
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Emmanuel Hache

« L’Afrique peut se positionner sur ce marché »

Bien que les terres rares soient indispensables aux transitions énergétique et numérique du continent, leur extraction est polluante. C’est ce dont nous met en garde Emmanuel Hache, directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et chercheur associé à EconomiX CNRS Paris Nanterre. propos recueillis par Cédric Gouverneur

AM : Les « terres rares » sont-elles si rares ?

Emmanuel Hache : Elles se composent d’éléments qui sont proches sur le tableau périodique (15 lanthanides, ainsi que l’yttrium et le scandium), mais ne sont pas en fait si rares : leur nom est historique et provient de ce que l’on appelait des « terres », des substances non décomposées car non réductibles par le charbon. À l’époque, en Europe, elles étaient beaucoup plus rares que la magnésie ou la chaux par exemple, d’où ce nom. Mais à l’échelle du globe, elles peuvent être plus concentrées que le cuivre, comme c’est le cas du cérium. Leur rareté actuelle est davantage liée au coût économique de leur exploitation car les gisements peuvent être diversifiés. Il existe des terres rares légères, lourdes, et certains auteurs parlent même de terres rares intermédiaires : une classification basée sur le numéro atomique de chacun de ces 17 éléments. Pourquoi sont-elles devenues irremplaçables ?

Parce que seules elles combinent trois propriétés physiques très recherchées : conductivité, magnétisme et stabilité thermique. Elles permettent un gain de vitesse et de performance supérieur aux autres métaux et disposent d’une

conductivité électrique élevée, assurant des réactions rapides au sein des puces électroniques. Elles bénéficient également d’un magnétisme puissant. Enfin, elles ont une grande stabilité thermique : l’appareil ne va pas surchauffer en se chargeant en électricité, ce qui réduit les risques d’incendie. Dans quels objets les retrouve-t-on ?

On les utilise dans les aimants permanents, lesquels se trouvent dans les moteurs des véhicules électriques et hydriques (mais pas dans les batteries), ainsi que dans les générateurs de certaines éoliennes, les rendant ainsi essentielles aux techniques de décarbonation des transports. Elles sont également employées dans les pots catalytiques et les additifs des carburants, dans les alliages et les superalliages, lesquels ont besoin de fortes résistances à la chaleur et d’une grande conductivité électrique, ainsi que dans les piles à combustibles. Elles sont en outre utilisées dans le stockage de l’hydrogène et le traitement des eaux, l’industrie de la défense, le nucléaire, les écrans à plasma, les disques durs ou encore les IRM… Elles alimentent donc les transitions numérique et énergétique, ainsi que des secteurs hautement stratégiques, comme DR

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l’aérospatiale, l’automobile, l’électronique… Et leur usage « dispersif » (c’est-à-dire en très petites quantités et mélangées à d’autres métaux) les rend extrêmement compliquées à recycler. Pour vous donner un ordre d’idées, le marché des terres rares en 2021 était d’environ 280 000 tonnes, contre 21 millions de tonnes pour celui du cuivre. Comment expliquer que les États-Unis soient largement passés derrière la Chine dans ce secteur ?

Ils se sont désintéressés de l’extraction des métaux sur leur propre territoire après l’effondrement de l’URSS : le marché international leur paraissait libre et ouvert. Pourquoi se contraindre à produire sur le sol américain, cette activité ayant tant d’externalités environnementales (pollution, impact sur la biodiversité, etc.) ?

Il était si facile de délocaliser en Chine, avec sa main-d’œuvre à bas coût… Mais celle-ci a compris sa haute valeur stratégique et a accepté d’en payer le coût environnemental.

Les terres rares peuvent être situées en surface, mais il faut effectuer ce que l’on appelle la « lixiviation in situ », c’est-à-dire la projection de solutions chimiques sur le gisement… Ce qui peut contaminer la terre, les eaux, l’environnement.

dramatique ! Au Groenland, les habitants ont refusé cette exploitation lors des dernières élections, à cause des risques environnementaux et sanitaires. De son côté, la population chinoise tolère aussi de moins en moins cette pollution : le Parti communiste en est bien conscient et considère les protestations sociales qui en découlent comme une menace pour son pouvoir. Le risque est que le pays ne délocalise en Afrique sa production de terres rares… sans considération, pour l’environnement !

Le dangereux précédent chinois

Pour extraire un kilo de métal rare, il faut décanter des dizaines, parfois des centaines de tonnes de roches avec des produits chimiques. Même les autorités chinoises ont fini par l’admettre : ce processus pollue le sol et l’eau. Dans la région de Mongolie-Intérieure, des mines de terres rares sont exploitées depuis les années 1950 : pendant des décennies, les villageois alentours, leurs récoltes et leur bétail ont absorbé des solvants, de l’acide sulfurique, et même du thorium radioactif. Un reportage réalisé en 2012 par Le Monde décrit un village près de la mine de Bayan Obo où 90 % de la population a dû déménager, la vie y étant devenue impossible. Au Jiangxi (province du sud-est), les officiels chiffrent le coût de la pollution provoquée par les mines à 5,6 milliards de dollars. Face à la grogne de la population, la Chine délocalise depuis 2016 sa production de terres rares chez son voisin birman, où la brutale junte militaire ne s’embarrasse guère de la moindre considération sociale et environnementale… Global Witness, une ONG basée à Londres qui surveille l’impact de l’extraction des matières premières, a recensé dans une récente étude satellite un total de 2 700 mines de terres rares dans le nord-est de la Birmanie. Mais les villageois qui se plaignent de la pollution sont menacés de mort par l’armée… « La dérangeante réalité est que le cash qui alimente ces abus a pour origine la demande mondiale pour les énergies renouvelables », conclut Global Witness. ■

Et les traitements minéralurgiques sont énergivores. En outre, certains minerais sont mélangés avec du thorium, un élément radioactif. Autour de Bayan Obo [dans la région de Mongolie-Intérieure, au nord du pays, ndlr], le principal site chinois de production de terres rares, les villages environnants sont surnommés « les villages de la mort » [voir encadré ci-contre] ! Mais désormais, la demande est si forte en Chine que Pékin risque de réduire ses exportations et de les conserver afin de privilégier son marché intérieur… Comment le continent peut-il se positionner, face à une demande occidentale soucieuse de s’émanciper de l’empire du Milieu ?

L’Afrique peut se positionner sur ce marché, mais il faut absolument mettre en place des normes environnementales strictes : si la population environnante est mise en danger, comme c’est le cas en Chine, ce serait

L’extraction est-elle plus coûteuse et plus compliquée, avec un retour sur investissement plus long ?

Le coût d’entrée est plus important et demande un R&D plus important. L’application des normes environnementales, afin de préserver l’écosystème des produits chimiques utilisés lors de la lixiviation, est très élevée. Aussi, les prix des terres rares sont très volatils : ce marché fonctionne avec la demande et suit les innovations technologiques. Avec les tensions entre l’Occident, la Russie et la Chine, on redécouvre la géopolitique des métaux, oubliée à la fin de la guerre froide… ■

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Retour contesté des OGM au Kenya

Le nouveau président William Ruto met fin à dix ans d’interdiction des organismes génétiquement modifiés, au grand dam des associations de défense de l’environnement.

Trois semaines après son intronisation, le président William Ruto a abrogé, le 3 octobre, un décret de novembre 2012 interdisant les cultures d’organismes génétiquement modifiés (OGM). Il y a une décennie, Mwai Kibaki les avait ainsi bannis « en raison de la menace posée sur la santé et le niveau de vie des agriculteurs kenyans ». Mais avec le réchauffement climatique, le pays pâtit d’une sécheresse exceptionnelle :

la famine menace 4 millions de personnes. Quatre saisons des pluies aux précipitations insuffisantes ont en outre provoqué la mort d’environ 1,5 million de têtes de bétail. Élu président en septembre après un scrutin serré [voir Afrique Magazine n° 433], Ruto, ancien ministre de l’Agriculture, a divisé par deux le prix des engrais dès son arrivée au pouvoir. En réhabilitant les OGM, il veut faire baisser le prix de la farine, tout en abandonnant les subventions aux prix agricoles, jugées

trop coûteuses. Cette initiative devrait concerner le maïs, puis le coton, l’huile de cuisson et l’alimentation du bétail.

L’opposition dénonce « une décision précipitée et prise sans concertation », par un simple décret du cabinet présidentiel : « Sur une question aussi importante, qui concerne notre sécurité alimentaire, il devrait y avoir un débat national, avec la participation des citoyens », a déclaré Raila Odinga, adversaire malheureux de Ruto à la dernière

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80 % des paysans du pays cultivent de petites exploitations.

élection, qui demande à ce dernier de « reconsidérer sa position ». Autre figure de l’opposition, l’ancien ministre de l’Environnement Stephen Kalonzo Musyoka avance : « Les OGM posent une menace existentielle sur la biodiversité dont nous sommes si fiers dans ce pays. La levée de l’interdiction va affecter nos échanges commerciaux avec les pays voisins, la plupart interdisant les toujours. »

Plusieurs associations de défense de l’environnement et de la paysannerie, dont Greenpeace Afrique, Route to Food et le Réseau africain pour la biodiversité, dénoncent aussi la réintroduction des organismes génétiquement modifiés sur les terres du géant d’Afrique de l’Est – où l’agriculture représente un cinquième du PIB – dans un communiqué commun : « La sécurité alimentaire ne concerne pas uniquement la quantité, mais aussi la qualité de la nourriture ». Cette décision « restreint essentiellement la liberté des Kenyans de choisir ce qu’ils veulent manger ». Les associations pointent en outre le risque que les OGM « ouvrent le marché à des fermiers américains, qui reçoivent d’importantes subventions », et face auxquels les paysans du pays – dont 80 % cultivent de petites exploitations –vont se retrouver en concurrence.

Le Kenya devient l’un des rares pays du continent à autoriser les organismes génétiquement modifiés, cultivés à grande échelle en Afrique du Sud depuis 1997, mais également dans une moindre mesure en Égypte, au Burkina Faso et au Soudan.

En Afrique du Sud, les associations locales dénoncent « la mainmise de Monsanto », géant américain des OGM, sur l’agriculture du pays, ainsi que l’absence de transparence dans l’information des consommateurs. ■

Bientôt des dirigeables pour accéder aux zones enclavées

Un dirigeable qui hélitreuille 60 tonnes de fret, soit trois fois plus qu’un gros hélicoptère, pour une empreinte carbone 30 fois moindre. C’est le projet de la société française Flying Whales : véritable grue volante, le LCA60T pourra accéder aux zones enclavées d’Afrique. Après une décennie de recherche et de développement, l’entreprise annonce que ses premières « baleines volantes » (200 mètres de long !) remplies d’hélium voleront « d’ici deux ans ».

« À l’origine, l’idée a été développée pour transporter des troncs », a expliqué Vincent Guibout, directeur général délégué, lors d’une conférence de presse fin septembre à Paris avec son partenaire, l’ONG Aviation sans frontières. Populaire il y a un siècle,

le zeppelin, trop lent, était tombé en désuétude face aux progrès de l’aviation. Mais devant l’urgence climatique, il apparaît désormais comme une solution d’avenir, notamment pour le fret. Soutenue par des partenaires publics et privés (dont la région Nouvelle-Aquitaine et la province de Québec), Flying Whales a réalisé en juin une nouvelle levée de fonds de 122 millions d’euros et table sur une flotte de 150 LCA60T : « Nous pourrons transporter des pales d’éoliennes, des pylônes électriques, et même des camions de pompiers ! Et nos dirigeables faciliteront l’accès aux soins. » La société coopère avec le Programme alimentaire mondial et les Nations unies pour « transporter des hôpitaux en kit, bloc opératoire compris, dans les zones enclavées ». ■

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La société française Flying Whales veut déployer sa flotte à partir de 2024.
RICKY MARTIN/CIFOR

La Fondation OCP, l’UM6P et l’ASERGMV coopèrent à la GRANDE MURAILLE VERTE

L’Université Mohammed 6 Polytechnique et l’Agence sénégalaise de la reforestation de la Grande Muraille verte lancent un appel à projets afin d’accélérer la réalisation de cette initiative essentielle pour le pays.

La Fondation OCP et l’Université Mohammed 6 Polytechnique (UM6P) coopèrent avec l’Agence sénégalaise de la reforestation et de la Grande Muraille verte (ASERGMV) ainsi que diverses institutions de recherche du Sénégal, dans l’objectif de développer le tronçon de 545 kilomètres de la Grande Muraille verte (GMV) situé sur le territoire sénégalais.

sur 8 à 15 kilomètres de large et 8 000 kilomètres de long depuis Dakar jusqu’à Djibouti. L’objectif est de lutter contre le réchauffement climatique en emprisonnant 250 millions de tonnes de dioxyde de carbone et de créer 10 millions d’emplois dans les 11 pays concernés.

TROUVER DES SOLUTIONS LOCALES ET CONCRÈTES

Le Sénégal fait figure de bon élève dans la mise en œuvre de la GMV, avec environ 50 000 hectares déjà reboisés, sur un objectif de départ de 150 000.

En juin dernier, la Fondation du Groupe OCP, leader de la nutrition des plantes et producteur mondial de phosphate, a signé un partenariat avec l’ASERGMV pour soutenir ses efforts de développement de la GMV. En octobre, l’ASERGMV et l’UM6P, toujours avec l’appui de la Fondation OCP, ont lancé le Programme vaisseau amiral pour la GMV (Great Green Wall Flagship Program). Il s’agit d’un appel à projets de recherche appliquée et de développement, entre les chercheurs de l’université marocaine et leurs homologues sénégalais, afin d’accroître

Pour rappel, la GMV, initiative lancée par l’Union africaine (UA) voilà quinze ans, entend planter, d’ici 2030, environ 100 millions d’hectares OCP

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Focus group avec le collectif féminin dans la région de Mbaye Awa sur le tracé de la Grande Muraille verte, au Sénégal.

la coopération entre le Sénégal et le Maroc pour la préservation de l’environnement : « Il ne s’agit pas seulement de contribuer à la réalisation effective de la Grande Muraille verte, mais aussi de proposer des solutions locales », expliquent l’UM6P et l’ASERGMV.

Quatre domaines sont identifiés : « L’accès à l’eau et management de cette ressource, la connaissance des besoins énergétiques et accessibilité, le développement local à travers l’amélioration de la santé du sol, la protection et la restauration des écosystèmes, l’implication des populations et le partage des connaissances locales. » Parmi les partenaires se trouvent l’École nationale supérieure d’agriculture (ENSA) de Thiès, l’Institut sénégalais de recherche agricole (ISRA), le Centre de suivi écologique de Dakar, l’Agence nationale de l’aviation civile et de la météorologie (ANACIM), la Direction de la recherche horticole, la Direction de la gestion et de la planification des ressources en eau, l’Université Cheikh Anta Diop et l’Université du Sine Saloum.

Cette initiative s’inscrit dans le cadre d’un projet pilote porté par la Fondation et visant l’appui de l’ASERGMV pour la réduction des effets du changement climatique sur l’environnement et les conditions des populations vulnérables au Sénégal.

Ce projet s’articule autour de quatre axes : le renforcement des capacités techniques et managériales de l’agence, le soutien et l’accompagnement des femmes productrices dans le respect de l’environnement, la recherche autour des approches inclusives permettant la préservation durable de l’environnement, et enfin la gestion durable des écosystèmes, le reboisement et la connaissance et amélioration de la qualité de l’eau. ■

Le Rwanda récompensé par le FMI

Kigali va recevoir 310 millions de dollars afin d’appuyer sa lutte contre le réchauffement climatique.

Le Fonds monétaire international (FMI) va verser au Rwanda une aide de 310 millions de dollars

dans le cadre de son programme d’aide Résilience et durabilité, a annoncé le 7 octobre le ministre des Finances et de la Planification économique, Uzziel Ndagijimana.

Il s’agit du premier État du continent africain à bénéficier de ce dispositif du FMI, destiné à appuyer les efforts des pays en développement contre le réchauffement climatique, et accordé notamment au Costa Rica et à la Barbade. Le Rwanda a la plus forte densité d’Afrique (environ 450 habitants par kilomètre carré), et 80 % de ses près de 13 millions d’habitants dépendent de l’agriculture. Avec le dérèglement climatique,

le pays des Mille Collines endure des inondations et des glissements de terrain, à cause de la surexploitation des sols et de la déforestation. Il fut également le premier État africain à déposer, dès 2020, sa « contribution nationale » à l’accord de Paris sur le climat, adopté en 2015 : afin de diminuer ses émissions de gaz à effet de serre de 38 % d’ici 2030, Kigali a investi dans un plan d’action d’un coût global de 11 milliards de dollars sur une décennie, dont 6,9 milliards seront financés par les bailleurs internationaux. Les autorités ont lancé un programme de reforestation et de cultures en terrasses afin d’endiguer l’érosion des sols et de transformer les pratiques agricoles ; une initiative appuyée par le Fonds vert pour le climat des Nations unies. ■

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Le siège du Fonds monétaire international, à Washington.

Sommeil et santé, intimement liés !

LE REPOS EST ESSENTIEL à notre activité, à notre bien-être psychique. Mais aussi à notre santé, notre forme physique. Dormir trop peu ou mal peut provoquer des maladies. Et à l’inverse, un bon sommeil est un facteur clé de prévention d’affections chroniques.

Aux recommandations maintenant bien connues du programme de santé publique de manger équilibré et de bouger, il faudrait ajouter de dormir suffisamment, tant le sommeil est capital. Il fait partie des fonctions vitales de l’organisme, comme la respiration, la digestion… C’est un temps utile qui prépare le corps et l’esprit au jour suivant. Il participe à l’efficacité, au bien-être, et intervient dans l’élimination des toxines. La nuit, on recharge nos batteries : le foie stocke du sucre, les muscles refont le plein d’énergie… En cas de manque de sommeil, la fatigue se fait vite sentir, laquelle s’associe à un manque de vigilance, parfois à une somnolence, une irritabilité, des troubles de l’humeur, ou encore une plus grande sensibilité au stress. Dormir est très important pour le fonctionnement cérébral et les performances cognitives, de même que pour la mémoire.

Chez les enfants, il est déterminant pour la croissance – l’hormone de croissance n’étant fabriquée que durant le sommeil lent profond –, le développement psychomoteur, la maturation cérébrale… Et est ainsi indispensable aux fonctions d’apprentissage. La privation de sommeil s’accompagne aussi d’un risque de troubles cognitifs, de l’attention et du comportement, et peut induire des troubles visuels. Elle a donc un impact sur la santé pour l’avenir : système immunitaire, équilibres métabolique et pondéral… Tout comme chez les adultes.

Attention aux répercussions !

Lorsque l’on dort trop peu, le risque de surpoids et d’obésité est plus important, avec d’autres conséquences sur le plan santé : du diabète ou de l’hypertension artérielle peuvent en découler. Les kilos qui s’installent s’expliquent par un mécanisme hormonal : en cas de manque de sommeil, notre corps sécrète moins de leptine (l’hormone qui participe au contrôle de l’appétit) la nuit, mais davantage de ghréline (celle qui stimule l’appétit), augmentant la sensation de faim dans la journée du lendemain. Nous mangeons donc plus, avec une attirance pour les féculents, le pain et les aliments sucrés. Autre incidence : les troubles du sommeil influent sur le taux de cortisol, hormone qui a également un impact sur l’appétit.

Des problèmes cardiovasculaires peuvent aussi être à déplorer : la tension artérielle et la fréquence cardiaque s’abaissent durant le sommeil lent profond, et si ce phénomène protecteur ne se produit pas assez, cela peut favoriser la survenue d’une hypertension, et ainsi augmenter les risques d’infarctus ou d’AVC. En ce qui concerne le diabète, une étude menée chez de jeunes et bons dormeurs a apporté des données étonnantes… Pendant deux semaines, ces derniers ont dormi moins de 5 heures par nuit, et peu de temps après, un état prédiabétique leur a été découvert !

Par ailleurs, le sommeil exerce un effet protecteur sur l’immunité. Il réinitialise notre « ordinateur immunitaire » chaque nuit, pour un système de défense le plus performant possible. En cas de dette chronique, il est ainsi davantage aisé de développer des infections. Et des études tendent à montrer une plus grande fréquence de cancers (appareil digestif, sein, prostate). Enfin, cette insuffisance durable altère la réparation des télomères (les extrémités de nos brins d’ADN), dont le bon état conditionne notre espérance de vie.

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Conseils pour retrouver de belles nuits

La moyenne recommandée pour les adultes est 7 à 8 heures de sommeil. Mais de plus en plus de personnes se plaignent de ne pas dormir comme elles l’aimeraient (endormissement trop long, par exemple) ou de troubles divers. La plupart des difficultés courantes peuvent se régler en adoptant des solutions douces qui ont fait leurs preuves : respecter le plus possible des horaires de coucher et de lever réguliers, même les jours de repos, ou se mettre au lit à temps pour avoir son compte d’heures, en y allant dès que les signaux de sommeil se font sentir pour s’endormir facilement.

C’est dans la journée que la nuit se prépare. Un peu d’activité physique tous les jours contribue à de meilleures nuits et augmente le sommeil lent profond, le plus réparateur. Il faut néanmoins éviter une activité intense près du coucher, augmentant la température corporelle et retardant ainsi l’endormissement. Il est essentiel également de voir la lumière du jour : cela aide l’organisme à stabiliser ses rythmes veille/sommeil, et facilite l’endormissement et le maintien d’un bon sommeil. En cas de travail en lumière artificielle, il faut s’efforcer de sortir le midi.

Pour les dîners, on programme des menus assez légers. Trop de protéines et de graisses retarde l’endormissement. Les viandes rouges, riches en tyrosine (éveillante), sont à éviter, et le poisson ou les œufs sont à préférer. Un peu de féculents aide en outre à mieux dormir. Chez certaines personnes, un rituel de type verre de lait, yaourt sucré ou banane (des aliments qui contiennent du tryptophane, facilitateur de sommeil) avant d’aller dormir est quasi magique.

Et très important, les écrans doivent être coupés assez tôt (dans l’idéal, au moins 2 heures avant le coucher) : les ordinateurs, tablettes et smartphones maintiennent le cerveau en éveil, et la lumière bleue qu’ils diffusent à notre insu modifie la sécrétion de l’hormone du sommeil.

Mieux vaut ne pas céder non plus à la tentation de prise de médicaments pour dormir. Si les benzodiazépines ou somnifères peuvent être utiles contre une insomnie ponctuelle (en réaction à un choc de la vie, par exemple), ce sont des produits toxiques à éviter sur le long terme : ils ne permettent pas un repos réparateur et créent des dépendances pouvant aggraver les problèmes nocturnes.

D’autres solutions plus douces existent pour aider à mieux dormir. C’est le cas des plantes, comme la passiflore, la mélisse, la valériane, ou encore la rhodiole, utile en particulier pour calmer une anxiété. Très intéressante également, la mélatonine, hormone du sommeil sécrétée par la glande pinéale (glande du cerveau) le soir et la nuit. En complément alimentaire, il s’agit d’un produit sans risque d’accoutumance. Il faut prendre une formule à libération prolongée, qui va agir une bonne partie de la nuit, mimant la sécrétion de mélatonine par la glande pinéale. En cas de réveil nocturne, l’utiliser en spray sous la langue permet de se rendormir rapidement. Il existe aussi une formule à libération différée, pour ceux se réveillant trop tôt le matin : prise au coucher, elle ne commence à agir que plusieurs heures après et évite des réveils précoces. Elle est d’autant plus utile avec l’âge, puisque plus l’on vieillit, moins on sécrète cette hormone.

En cas d’insomnie, l’application Kanopée, développée à la clinique du sommeil du CHU de Bordeaux et validée scientifiquement, peut aider. Initialement conçue pour affronter les problèmes nocturnes au pic de la pandémie de Covid-19, elle évalue avec le concours d’un agent virtuel la sévérité des troubles, puis propose des moyens d’amélioration ainsi que des conseils personnalisés. ■

Caféine, quand tu nous tiens éveillés !

QUAND on dort peu, on a tendance à boire plus de café, de thé, de coca, ou à manger du chocolat noir… Tous contiennent de la caféine à l’effet très durable : il en reste la moitié dans le sang 4 à 5 heures après en avoir ingéré, et le quart 8 à 9 heures après. Fort stimulant, elle empêche l’état d’endormissement. Mais pas seulement… Elle fragmente la nuit et induit des éveils, diminuant la quantité de sommeil profond réparateur.

Qui plus est, les insomniaques ont une sensibilité accrue à son action éveillante !

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LES 20 QUESTIONS

Oumou Sangaré

La DIVA MALIENNE se bat pour les droits et l’émancipation des femmes à travers ses textes et ses actions. Ode à la CITÉ HISTORIQUE, son dernier album

Timbuktu mêle blues, rock et musiques de sa région d’origine, le Wassulu. propos recueillis par Astrid Krivian

1 Votre objet fétiche ?

Mes bracelets en cuir. Je les porte depuis mes débuts.

2 Votre voyage favori ?

Ça peut paraître étrange, mais Lagos, au Nigeria, m’a beaucoup marquée. Un pays africain complètement différent du Mali. Malgré la violence, l’intranquillité permanente, j’ai senti quelque chose d’agréable.

3 Le dernier voyage que vous avez fait ?

À Marseille, pour le festival Fiesta des Suds.

4 Ce que vous emportez toujours avec vous ?

Des cauris.

5 Un morceau de musique ?

Il y en a tellement, impossible d’en choisir un ! Si j’écoute toutes les musiques, j’aime pardessus tout celles qui me donnent à réfléchir.

6 Un livre sur une île déserte ?

Je lis moins qu’avant, mais j’ai beaucoup lu les œuvres de l’Ivoirien Isaïe Biton Koulibaly.

7 Un film inoubliable ?

Beloved, avec Oprah Winfrey. Un grand film ! J’ai prêté ma voix à la bande originale.

8 Votre mot favori ?

« Diaraby » ! Soit « amour » en bambara.

9 Prodigue ou économe ?

Je ne fais pas d’achats inutiles. J’investis beaucoup au Mali pour créer des emplois. Je viens d’une famille démunie, d’un pays très pauvre. Mon souci est d’aider les gens à se sortir de la galère – que j’ai bien connue.

10 De jour ou de nuit ?

De nuit ! J’ai tout essayé pour changer de rythme, sans succès ! Je m’endors au petit matin.

Les bonnes inspirations viennent la nuit.

11 Twitter, Facebook, e-mail, coup de fil ou lettre ?

Je ne suis pas trop branchée réseaux sociaux ni e-mail. J’utilise WhatsApp pour les messages.

12 Votre truc pour penser à autre chose, tout oublier ?

Je me retire de la ville, dans mon champ, ou dans mon campement de Yanfolila, dans la région forestière du Wassulu.

13 Votre extravagance favorite ?

La construction d’immeubles, ou l’achat de maisons.

14 Ce que vous rêviez d’être quand vous étiez enfant ?

Je voulais aider les femmes. Je voyais la souffrance de ma mère. La musique m’a permis de diffuser mon message, de dénoncer les injustices.

15 La dernière rencontre qui vous a marquée ?

Papa Manu Dibango. Je lui avais donné rendez-vous pour mon Festival international du Wassulu en 2020. Mais le Covid l’a emporté…

16 Ce à quoi vous êtes incapable de résister ?

Le sourire d’un enfant. Je n’ai qu’un seul fils, qui m’a donné trois petites-filles, des princesses !

17 Votre plus beau souvenir ? Quand Alicia Keys m’a invitée à chanter lors de son concert à Paris.

18 L’endroit où vous aimeriez vivre ?

Je me sens tellement bien partout. Mais disons en Afrique, sous le soleil, au Mali.

19 Votre plus belle déclaration d’amour ?

On m’en fait tellement que je ne m’en souviens pas [rires] !

20 Ce que vous aimeriez que l’on retienne de vous au siècle prochain ?

Que j’étais une femme vraie, pleine d’énergie, qui s’est battue pour la libération de ses sœurs. ■

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HOLLY WHITTAKERDR
Timbuktu, World Circuit.

RABAT 2022

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