BBY, DEUX ANS APRÈS
Il avait 93 ans. Une vie sur presque un siècle. Béchir Ben Yahmed nous a quittés le lundi 3 mai 2021, il y a déjà deux ans, aux premières lueurs de l’aube, celle de la journée mondiale de la liberté de la presse, comme un ultime message. Victime des suites d’un Covid-19, dans un Paris entre deux confinements. BBY est parti fidèle à lui-même, conscient d’aborder son ultime voyage, passant des coups de fil à ses amis, cherchant à avoir les idées claires, à être « debout ». Jusqu’au bout.
C’était un homme à part, qui a su dépasser ses frontières, qui a vu grand, parfois trop, un homme fort, soucieux de son pouvoir, de son autorité et de sa liberté. Il a mené une vie de journaliste, d’éditorialiste et d’entrepreneur, cherchant à s’extraire des contraintes, menant sa barque souvent envers et contre tout.
BBY ne croyait pas beaucoup à la postérité de l’œuvre. Il se disait que l’humanité avance, que les gens oublient vite… Il avait déjà perdu beaucoup de ses amis, de ses compagnons du siècle justement, des personnalités souvent flamboyantes et qui, pourtant, semblaient comme disparues quelque part dans un livre d’histoire, rangé sur l’étagère.
Pourtant, l’œuvre de BBY est toujours là, présente. Il a été l’homme d’une grande idée, improbable, certainement « infaisable ». Un concept unique, à l’aube des indépendances. Faire un hebdomadaire pour toute l’Afrique, pour tout un continent à peine sorti des nuits coloniales. C’est l’aventure d’Afrique Action et de Jeune Afrique. Et aussi celle d’Afrique Magazine, créé en décembre 1983.
Il aura été lui-même un acteur de l’histoire, l’un des tout premiers à incarner ce concept révolutionnaire, puissant, d’une Afrique libérée, au cœur du monde, en charge de son destin. L’un des premiers tisserands du panafricanisme réel, avec cette idée que tous les peuples, au nord et au sud du Sahara, malgré leurs différences, partageaient un destin commun face aux puissances dominantes. Il aura été le seul patron de presse tunisien, arabe et africain de son époque à se construire une audience internationale, à être lu et écouté aux quatre coins de la planète. Un militant de l’émancipation des « Suds » qui aura dépassé ses frontières, inspiré des centaines de jeunes journalistes. Une œuvre justement sur près de six décennies qui a contribué à la prise de conscience d’une multitude d’entre nous.
édito
PAR ZYAD LIMAMCes fameux éditos, les « Ce que je crois » sont là, la plupart encore avec acuité. BBY n’hésite pas à y être iconoclaste, à assumer son contre-regard et sa subjectivité. Avec cette curiosité étonnante qui peut l’entraîner sur tous les chemins, la science, la géopolitique, la démographie, la religion, la fin de vie…
BÉCHIR BEN YAHMED
Et puis, il y a le livre aussi, J’assume, sorti en juin 2021, toujours dans le tumulte des années Covid. À la fois des mémoires et une tentative d’autoportrait. Un BBY tel qu’il est, soucieux de « dire » avec ses sincérités, ses contradictions, ses ambiguïtés. Un roman personnel également, celui d’un entrepreneur aussi perspicace qu’aventureux, qui pensait que seule la persévérance pouvait mener au succès.
Et il y a surtout ce témoignage historique, ce regard incisif, « sans fausse diplomatie », sur le monde tel qu’il était, tel qu’il est, et tel qu’il pourrait devenir. Ce livre reste indispensable, pour les jeunes et les moins jeunes. Au fil des pages, on revit les indépendances, les espoirs et les désillusions de l’Afrique contemporaine, les convulsions du monde, on retrouve ceux qui ont fait et qui font notre histoire. Bourguiba, Houphouët- Boigny, Lumumba, Che Guevara, Hô Chi Minh, Senghor, Foccart, Mitterrand, Omar Bongo, Hassan II, Alassane Ouattara, et tant d’autres… On se sent partie prenante du récit, de cette Afrique en mouvement.
J’ASSUME Les Mémoires du fondateur de Jeune Afrique, éditions du Rocher.
Le temps passe certainement. Mais l’œuvre de BBY reste. Dans cette époque bouleversée, où les libertés sont constamment remises en cause, Béchir Ben Yahmed nous rappelle l’importance du témoignage, du métier de journaliste, de la nécessité de la librepensée et de la libre expression. Dans cette époque où le développement et l’émergence des « Suds » restent une bataille largement inachevée, il nous rappelle toujours, aujourd’hui encore, l’importance de l’ambition, de l’indépendance et de la souveraineté. ■
N°440 MAI 2023
TEMPS FORTS
30 L’Afrique et le monde : 10 tendances qui vont marquer notre futur par Cédric Gouverneur
38 Nigeria : The new president! par Cédric Gouverneur
84 Sami Tchak : « Nous ne sommes pas sortis de la logique coloniale » par Astrid Krivian
90 Nadia Hathroubi-Safsaf et Chadia Loueslati : Oum Kalthoum, une femme puissante par Astrid Krivian
98 Aux sources de l’afrobeat par Jean-Marie Chazeau
104 En Arabie, les trésors d’Al-Ula par Catherine Faye
DÉCOUVERTE
45 CÔTE D’IVOIRE
La force jeune par Dominique Mobioh Ezoua, Philippe Di Nacera et Jihane Zorkot 46 Une exigence nationale 50 Mamadou Touré : « Accompagner vers l’autonomie »
54 Denise Kouadio et Ibrahim Diarrassouba : « Sensibiliser et nous rassembler » 58 À la source de l’emploi 60 Le phénomène
Afrique Magazine est interdit de diffusion en Algérie depuis mai 2018. Une décision sans aucune justification. Cette grande nation africaine est la seule du continent (et de toute notre zone de lecture) à exercer une mesure de censure d’un autre temps
Le maintien de cette interdiction pénalise nos lecteurs algériens avant tout, au moment où le pays s’engage dans un grand mouvement de renouvellement. Nos amis algériens peuvent nous retrouver sur notre site Internet : www.afriquemagazine.com
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ON EN PARLE
C’est maintenant, et c’est de l’art, de la culture, de la mode, du design et du voyage
« VINCENT MICHÉA : LE CIEL SERA TOUJOURS
BLEU », Galerie Cécile Fakhoury, Paris (France), du 12 mai au 17 juin. cecilefakhoury.com
Étude pour Le Grand Retour des copines #3 2021.
EXPOSITION
LES CHEMINS DE VINCENT MICHÉA
Avec un NOUVEAU SOLO kaléidoscopique à la galerie Cécile Fakhoury, à Paris.
DU PHOTOMONTAGE à la peinture, en passant par la photographie et l’objet imprimé, Vincent Michéa n’a de cesse de nous conter Dakar, sa ville de cœur. Surtout son ciel, toujours bleu, et son esthétique, à la croisée des mondes modernistes et vernaculaires. Dans la nouvelle exposition qui lui est consacrée par la galeriste franco-ivoirienne Cécile Fakhoury, à Paris, une sélection de ses portraits se répond et s’articule autour de la capitale sénégalaise, dont l’architecture le fascine. Bien connu de la scène ouest-africaine et occidentale, cet artiste du réalisme et du symbolique, de la liberté et de l’émotion, vit entre Paris et Dakar depuis le milieu des années 1980. À la fois irrévérencieux, joyeux et mélancolique, son travail échafaude une passerelle entre les deux cités qu’il habite, et qui l’habitent. Un rôle de passeur et de transmetteur, qui s’accorde à la philosophie des talents représentés par la galeriste, dont le langage plastique s’affranchit des frontières et refuse la stigmatisation géographique. ■ Catherine Faye
HOMMAGE
LE GOÛT DE LA LECTURE
L’autrice DÉCLARE SON AMOUR
aux librairies du monde entier. Et à leur rôle fondateur.
« C’EST EN RÉACTION à un monde qui a cessé de se soucier de l’écrit que la librairie Diwan a été fondée. Elle est née le 8 mars 2002 – qui est aussi, par coïncidence, la Journée internationale des droits des femmes. » Ce jour-là, à Zamalek, au nord de l’île cairote de Gezira, Nadia Wassef, sa sœur Hind et son amie Nihal inaugurent la première librairie moderne et indépendante d’Égypte. Vingt ans après, elle compte une dizaine de succursales et 150 employés. Persévérant à travers les ralentissements économiques, une révolution, un coup d’État militaire, une répression de la liberté d’expression et une pandémie, ce lieu de connaissance, d’échange et d’ouverture, est devenu une véritable institution. Dans ce récit haut en couleur, au pays de Naguib Mahfouz et de Nawal El Saadawi, l’histoire de cette caverne d’Ali Baba de la lecture nous est contée, portée par les diverses significations de son nom, Diwan. Recueil de poésie, lieu de réunion, divan… Tout un monde. ■ C.F.
SOUNDS
À écouter maintenant ! Ils ont beau puiser leur inspiration dans le high life comme dans l’afrobeat, les multi-instrumentistes Damien Tesson et Julien Gervaix vivent en France. Avec le duo Ireke, ils s’illustrent dans une mixture joyeuse, solaire et indéniablement funky, et élargissent leur prisme en convoquant des voix familières et aimées, telles celles de Pat Kalla et de Sana Bob, pointure du reggae burkinabé.
Ireke Tropikadelic, Underdog Records
Depuis son décès en 2006, l’aura d’Ali Farka Touré n’a pas faibli. Entre autres grâce à son fils, Vieux Farka Touré, qui veille à préserver la flamme de cet imposant héritage. Après l’avoir exploré dans Les Racines, il produit aujourd’hui un Voyageur proposant neuf inédits. Lesquels ont été enregistrés, souvent en toute improvisation, entre 1991 et 2004. Dès l’ouverture, le superbe « Safari », la guitare et la voix de l’artiste malien résonnent, emballant nos cœurs et nos tripes.
Alfa Mist
Variables, ANTI-
Depuis 2015, ce compositeur et rappeur britannique impose, au fil de disques sans cesse plus exigeants, un jazz à la fois fidèle aux traditions (notamment swing ou hard bop) et en quête de réinvention. Pour cela, il creuse la voie du hip-hop et livre un nouvel album épatant d’hybridité comme de cohérence. Si Variables est très intime, Alfa Mist n’en invite pas moins d’autres artistes, comme le Sud-Africain Bongeziwe Mabandla, dont le timbre habille à merveille le titre « Apho ». ■ Sophie Rosemont
COMÉDIE MUSICALE
OUIDAH SIDE STORY
Dans le dernier film de Jean Odoutan, des ENFANTS DES RUES DU
TAMBOUR TAM-TAM A FAIT
FORTUNE à Paname, et le chantier de la rutilante maison qui l’attend à Ouidah suscite des envies de départ chez quatre enfants qui vivent dans la rue. Âgés de 12 à 14 ans, plus ou moins orphelins, sans les papiers nécessaires pour aller à l’école, ils sont suivis de près par la caméra de Jean Odoutan pour une comédie musicale en mouvement, au rythme de leurs menus larcins mais aussi de leur prestation en quatuor, chantant et dansant pour obtenir quelques francs. « Voilà les chapardeurs ! », « Les p’tits Macron ! » entend-on sur leur passage. Quelques flash-back en noir et blanc nous racontent l’origine de leur malheur, mais le réalisateur (qui a lui-même connu la rue) nous montre surtout la vitalité et la bonne humeur de ces gamins. À tel point que lorsque le drame menace de survenir, on a du mal à y croire. Le fondateur du festival Quintescence et de l’Institut cinématographique de Ouidah, réalisateur notamment de La Valse des gros derrières (2002), signe une nouvelle charge sociale et burlesque, près de quinze ans après le tournage de son dernier long-métrage, Pim-Pim Tché : Toast de vie ! Il lui a fallu des années d’écriture et des mois de travail auprès de ces jeunes pour mettre au point cette comédie rythmée par la tchatche et les percussions corporelles. Ces petits aventuriers aux pieds nus rêvent d’ouvrir une concession Peugeot sur les Champs-Élysées, et une femme chante soudain
« Brigitte Bardot, Bardot ! », mais tout au long de cette épopée de quartier un peu chaotique, on est bien au Bénin, entre rap et culte vaudou ! ■ Jean-Marie Chazeau
LE PANTHÉON DE LA JOIE (France-Bénin),de Jean Odoutan. Avec Jérémie Ahouansou, Jacob Gbetie-Marcos, Jean-Phlorique Anato, Carl Tchanou. En salles.
BÉNIN rêvent d’exil en chantant et en dansant pour quelques pièces…
LITTÉRATURE
LEYMAH GBOWEE Résistance pacifique
Onze ans après sa première publication, L’AUTOBIOGRAPHIE de la Libérienne, prix Nobel de la Paix en 2011, reparaît.
L’ÉLAN D’UNE SEULE FEMME peut bouleverser l’existence de bien d’autres. Rien ne prédisposait pourtant Leymah Gbowee, issue d’une famille modeste, mère célibataire de quatre enfants à 25 ans, victime de violences masculines, sans diplôme, à devenir l’une des plus importantes militantes pour les droits des femmes et la paix. Née en 1972 à Monrovia, dans un pays fondé en 1822 par l’American Colonization Society (ACS) afin d’y installer des esclaves noirs libérés, et premier État africain à devenir une république indépendante en 1847, cette femme au destin tumultueux a eu une vie hors du commun. En 1989, lorsque des rebelles armés, dirigés par l’ancien membre de gouvernement Charles Taylor, fondent sur la capitale, mettant le pays à feu et à sang, sa vie bascule. Massacres de masse, viols, enfants soldats, anarchie, prolifération d’armes de guerre deviennent le quotidien du pays. À 27 ans, face à la barbarie du dictateur, elle décide de se lever, de multiplier les mobilisations non violentes et de faire entendre la voix des filles, des mères, des épouses, criant leur désespoir et leur désir
de réconciliation. Dès lors, la pierre angulaire de son engagement se dessine : les femmes sont la clé de la résolution des conflits et stimulent l’édification de la paix. Tenace, devenue leadeuse, elle conduit des milliers de femmes dans des sit-in ininterrompus, des grèves conjugales, menace même de se dévêtir publiquement. Le féminisme sans frontière de cette « Femen » avant l’heure salue avant tout la sororité. Couronnée, en 2011, du prestigieux prix Nobel de la Paix, avec la présidente libérienne Ellen Johnson Sirleaf et la militante et journaliste yéménite Tawakkol Karman, elle a élargi son combat à toutes les questions des droits des femmes. « Quand j’ai commencé, on ne pouvait pas parler publiquement des mutilations génitales, du mariage des mineures, de l’éducation des filles, du contrôle des naissances, de l’homosexualité… », confiait-elle en 2016 au quotidien Le Monde. Son récit (paru pour la première fois en France en 2012) est un vrai soulèvement pour l’avenir des petites et jeunes filles. À travers l’histoire et l’engagement d’une femme au courage hors norme. ■ C.F.
LEYMAH GBOWEE, Notre force est infinie, Belfond, 352 pages, 21 €.
MÉMOIRES
D’INTÉRÊT NATIONAL
Rouen, Honfleur, Le Havre… Trois ports normands qui ont participé à la TRAITE ATLANTIQUE et l’esclavage entre 1750 et 1848.
MÉCONNU, ce pan de l’histoire normande l’est à plusieurs titres. L’idée que l’on se fait d’un port négrier est avant tout celle d’un grand port, comme à Nantes ou à Bordeaux, et ceux du littoral normand ne sont pas toujours associés à l’Atlantique. De plus, le milieu négrier y était très français, alors qu’ailleurs, un tiers des armateurs étaient étrangers. Enfin, les bombardements du Havre en 1944 en ont fait disparaître les traces. Organisée simultanément dans trois lieux distincts, cette exposition s’inscrit donc dans une volonté de restitution et de transmission. Et se décline en trois chapitres. Dans un dialogue entre documents d’archives, objets et œuvres. Au Havre, le rôle des individus et la manière dont ils se sont retrouvés impliqués. À Honfleur, l’angle maritime, le déroulement des différentes étapes de la navigation et les lieux qui la ponctuent. Et à Rouen, l’étude de l’impact du commerce triangulaire sur le développement économique du territoire et dans la vie quotidienne de toutes les strates de la population normande et des personnes mises en esclavage. ■ C.F. « ESCLAVAGE, MÉMOIRES NORMANDES », musée industriel de la Corderie Vallois, Rouen / musée Eugène Boudin, Honfleur / hôtel Dubocage de Bléville, Havre (France), du 10 mai au 10 novembre.
esclavage-memoires-normandes.fr
CINÉMA
UNE HISTOIRE DE FOU
Dans les montagnes de Kabylie, un homme est mis au ban de son village parce que jugé trop différent. Des paysages sublimes, un suspens familial et une ODE SUBTILE À LA TOLÉRANCE : un premier film âpre, mais qui fait du bien.
C’EST L’HISTOIRE d’un fou qui ne l’est pas vraiment…
Il s’appelle Koukou, il a 20 ans et vit en Kabylie, dans un village de haute montagne, à 1 300 mètres d’altitude, sans vraiment travailler, mais toujours prêt à rendre service. Hommes et femmes y semblent là depuis des siècles, mêmes gestes et mêmes vêtements, alors que lui porte short et T-shirt et a laissé pousser ses cheveux. Doux et rêveur, il est considéré comme anormal par les anciens. C’est ainsi que le comité des sages du village décide de le faire interner dans un hôpital psychiatrique, après qu’il a ouvert la cage d’un oiseau pour lui rendre sa liberté. Mais le scénario ne s’attarde pas dans cet asile, et la seule intervention d’un médecin à l’écran sera simple et finalement bienveillante. Il faut dire que Koukou reçoit le soutien de son frère, Mahmoud, parti gagner sa vie en ville – comme de nombreux autres jeunes adultes du village –, où il est instituteur. De retour dans les montagnes, révolté par cette décision prise avec la complicité de leur père, celui-ci tente de s’opposer à la figure paternelle, qui terrorise déjà sa mère
et sa sœur. Pas facile de faire face, seul, à la morale et à l’ordre établi… « Ce village est un cimetière », constate-t-il. « Il est malade, il ne nous ressemble pas », disent de Koukou les villageois pour se justifier. C’est vrai que lorsque les femmes ramènent sur leur dos de lourdes charges de bois ramassées à des kilomètres à la ronde, c’est lui qui les aide, alors que les hommes restent au village à jouer aux dominos… L’exode rural, le poids de la tradition, l’ennui, et la place des femmes dans les sociétés conservatrices sont autant de thèmes subtilement abordés, rendant aussi hommage à la culture berbère : sa langue, ses chants, les couleurs brodées et fièrement portées par les filles et les épouses… Ce premier long-métrage d’Omar Belkacemi, réalisateur algérien formé à l’Institut maghrébin de cinéma, à Tunis, est un habile dosage de poésie et de philosophie, dans de superbes et rugueux paysages doucement engloutis par une mer de nuages. ■ J.-M.C. RÊVE (Algérie),d’Omar Belkacemi. Avec Mohamed Lefkir, Kouceila Mustapha, Latifa Aissat. En salles.
FESTIVAL DE CANNES
EN HAUT DE L’AFFICHE
Kaouther Ben Hania
« JE SUIS INSTINCTIVE et je me passionne pour des sujets différents », confiait Kaouther Ben Hania à Afrique Magazine en 2020. C’était à l’occasion de la sortie de L’Homme qui a vendu sa peau, premier film tunisien nommé aux Oscars, tourné entre Bruxelles et Tunis dans le milieu de l’art contemporain, avec Monica Belluci et Yahya Mahayni, comédien syrien couronné du prix d’interprétation masculine à la Mostra de Venise ! La jeune quadragénaire volontaire, native de Sidi Bouzid et qui a étudié le cinéma à Tunis et Paris, n’en revendique pas moins ses racines, où elle a d’abord puisé la matière de récits donnant toute leur place aux femmes. Sa première fiction, présentée à Cannes en 2014, Le Challat de Tunis, était un documentaire parodique qui pistait un agresseur balafrant les postérieurs féminins. Deux ans plus tard, après une incursion au Québec (Zaineb n’aime pas la neige, Tanit d’or aux Journées cinématographiques de Carthage en 2016), elle revenait sur la Croisette avec La Belle et la Meute, film coup de poing adapté du livre de Meriem Ben Mohamed, Coupable d’avoir été violée. La voici cette fois en compétition pour la Palme d’or face à de prestigieux aînés, comme Nanni Moretti ou Wim Wenders, avec Les Filles d’Olfa, qui suit une mère confrontée à la radicalisation islamiste de ses adolescentes. « Un film à la lisière de la fiction et de l’essai, un engagement humain, humaniste et féministe », a souligné le délégué général du festival, Thierry Frémaux, en annonçant la sélection officielle. L’audacieuse cinéaste n’a pas fini de nous surprendre. ■ J.-M.C.
Ramata-Toulaye Sy
UN PREMIER FILM À 36 ANS, et la voici directement en lice pour la Palme d’or ! La réalisatrice née à Paris (de parents sénégalais) a d’abord été scénariste, diplômée en 2015 de la FEMIS, prestigieuse école de cinéma parisienne. Elle a notamment cosigné le scénario de Notre-Dame du Nil, tourné au Rwanda par l’écrivain afghan Atiq Rahimi et sorti en 2020, avant de passer derrière la caméra pour un court-métrage, Astel : l’histoire d’une jeune fille de 13 ans qui garde des vaches avec son père et va être bouleversée par sa rencontre avec un berger, dont les images et la mise en scène ont impressionné les jurys de nombreux festivals. Pour son premier long, la cinéaste est retournée dans la même région isolée du Fouta-Toro, au Sénégal : Banel & Adama y montre deux amoureux de 18 et 19 ans qui, dans leur village reculé, vivent presque coupés du monde. Il est introverti et discret, alors qu’elle est passionnée et rebelle. Normal, Ramata-Toulaye Sy a toujours à cœur d’interroger la place des femmes dans la société contemporaine. De formation littéraire, très inspirée par des autrices afro-américaines comme Maya Angelou et Toni Morrison, ou africaines telle Chimamanda Ngozi
Adichie, elle porte aussi un grand soin visuel à ses réalisations. En retournant dans les paysages arides du nord de son pays d’origine, elle a choisi de filmer à nouveau des Peuls, parce qu’ils « s’expriment davantage avec leur regard, leur corps et leurs mouvements, que par la parole ». L’idéal pour une proposition de cinéma qui s’annonce visuellement très forte. ■ J.-M.C.
DEUX LONGS-MÉTRAGES DU CONTINENT en compétition pour la Palme d’or, dont un film tunisien pour la première fois depuis 1970 ! Un doublé d’autant plus rare qu’il concerne des RÉALISATRICES qui ont en commun de porter haut le récit intime de femmes d’aujourd’hui…
Ci-contre, Fagadaga, du Sénégalais Yoro Mbaye et ci-dessous, la Tunisienne Charlie Kouka.
INITIATIVE
SUR LA CROISETTE, LE CINÉMA DE DEMAIN
Le
PROGRAMME D’ACCOMPAGNEMENT à la création de l’Institut français voit cette année quatre lauréats africains.
LE FESTIVAL DE CANNES est le rendez-vous des stars et des paparazzis, mais c’est aussi une terre d’opportunités pour ceux qui rêvent de percer dans le cinéma. Comme les 10 cinéastes débutants qui participent à La Fabrique Cinéma, un programme de l’Institut français qui se déroule durant l’événement : valorisant les talents des pays du Sud et émergents, celui-ci a permis à de nombreux films d’arriver jusqu’en salles et d’être sélectionnés dans de grands festivals. Cette année, pour sa 15e édition, quatre des 10 lauréats qui bénéficieront d’un accompagnement personnalisé sont africains : le Sénégalais Yoro Mbaye et la Tunisienne Charlie
Kouka, qui travaillent à leur premier long-métrage, Fagadaga et Le Procès de Leïla, ainsi que l’Égyptienne Nada Riyadh et le Nigérian Michael Omonua (c’est d’ailleurs la première fois que le programme sélectionne un cinéaste de ce pays), qui visent, eux, la réalisation de leur deuxième, Moonblind et Galatians Ils seront marrainés par une productrice d’exception : la Tunisienne Dora Bouchoucha. En activité depuis 1994 et véritable référence, elle est reconnue pour son engagement en faveur du cinéma d’auteur et son rôle dans la promotion des cinémas arabe et africain. Ils n’auraient pas pu souhaiter mieux ! lescinemasdumonde.com/fr ■ Luisa Nannipieri
La Fabrique Cinéma se déroulera durant le Festival de Cannes, du 17 au 26 mai.
Ci-contre, Moonblind, de l’Égyptienne Nada Riyadh, et ci-dessus, le Nigérian Michael Omonua.
DRAME
L’acteur incarne le principal adjoint d’un collège très respecté, prêt à tout pour que son fils réussisse son premier examen…
OBLIGATION DE RÉSULTAT
Encore un beau rôle, tout en raideur et autorité, pour ROSCHDY ZEM.
D’ORIGINE MAGHRÉBINE, le principal adjoint d’un collège de l’est de la France, très respecté, est prêt à tout pour que son fils réussisse son premier examen… Sévère, droit, et quelque peu rigide, il est incarné par Roschdy Zem avec toute la raideur et l’autorité nécessaires. Vivant seul avec son ado (scolarisé dans son établissement), séparé de sa femme enseignante dans le même collège, il fréquente d’autres personnages secondaires, mais ô combien importants pour apporter complexité et respiration à ce film parfois raide : son frère, socialement à la dérive, et la principale, admirative
de son adjoint et passionnée de littérature. Jusqu’où le mensonge auquel il va devoir recourir va-t-il l’entraîner ?
C’est tout le suspens de ce long-métrage habilement réalisé et solidement interprété, qui évoque bien des sujets dans l’air du temps, comme les transfuges de classes ou l’intégration des immigrés, sans tomber dans les pièges du film à thèse. Et sans donner de réponses toutes faites non plus. ■ J.-M.C. LE PRINCIPAL (France), de Chad Chenouga. Avec Roschdy Zem, Yolande Moreau, Hedi Bouchenafa. En salles.
Célèbre dans le monde entier, la chanteuse malienne N’OUBLIE PAS SES RACINES et ses nobles combats. En témoigne son lumineux nouvel album.
« MES TEXTES sont connectés à l’Afrique, confie-t-elle. L’amour que je lui porte est tant compris que réciproque… Même si mon franc-parler peut être difficile à entendre. » Revenir sur le fabuleux destin de Fatoumatou Diawara prendrait des pages. Après une enfance chaotique, elle a vite trouvé son chemin dans la performance et la musique : elle a incarné la sorcière dans la comédie musicale Kirikou et Karaba, été l’une des révélations du film d’Abderrahmane Sissako, Timbuktu, ou encore collaboré avec le duo électro Disclosure et le jazzman Herbie Hancock. Sans oublier Matthieu Chedid et Damon Albarn, invités sur ce nouvel album inclassable, où se croisent mélodies mandingues, jazz, pop et afrobeat : « Depuis mes débuts, j’ai toujours voulu fusionner la musique traditionnelle malienne à d’autres styles, sans dénaturer cet héritage culturel… au sein duquel j’ai voulu inviter mes frères Matthieu et Damon, qui m’ont toujours accueillie sur scène ou en studio. C’était à mon tour de leur ouvrir mon univers musical. » A aussi été conviée la chanteuse nigériane Yemi Alade, avec laquelle elle partage le goût du travail : « Elle représente la pop africaine contemporaine et respecte beaucoup son image. Je voulais l’encourager à persister dans cette voie. »
« Pour être célèbre, il faut travailler, comme nos anciens. Je suis une femme qui met la main à la pâte », rappelle la chanteuse, dont l’épatant talent transparaît sur chaque titre de London KO. « Un disque me demande des années d’investissement. Car les messages comptent. J’ai été une enfant avant d’être une femme, puis une mère. J’ai traversé bien des épreuves pour imposer ma féminité, afin qu’elle soit respectée par des hommes dans un monde qui ne nous facilite guère la tâche.
Il faut savoir ce que l’on fait, où l’on va, être capable d’être un leader, avoir de la substance. Ce n’est pas parce que je vis en Europe que c’est facile pour moi… Et cela, j’ai besoin de le partager pour sensibiliser la jeunesse. »
« La musique ne ment pas et ne peut se dédier au seul divertissement », rappelle-t-elle de sa voix ensorcelante. Les inégalités sociétales, les mutilations génitales, le besoin de solidarité, la reconnaissance d’un patrimoine ancestral… Tout ceci est abordé dans ce dernier album, qui, aussi universel soit-il, offre le meilleur des passeports à son royaume coloré, mais tout en complexités : « Je souris beaucoup, mais cela ne doit pas être trompeur. Mon combat de femme n’a jamais cessé. » ■ S.R.
FATOUMATA DIAWARA LA MUSIQUE NE MENT PAS
FATOUMATA DIAWARA, London KO, 3ème Bureau/ Wagram. En concert à la Salle Pleyel le 24 mai.
MUSIQUE
NAÏSSAM JALAL
LA VOIX QUI PANSE LES BLESSURES
GUÉRIR UN MONDE soumis aux plus cruelles absurdités : telle est la mission de la compositrice et flûtiste franco-syrienne avec Healing Rituals.
RITUEL DU VENT, du soleil, de la rivière ou, superbe conclusion, de la brume. Avec des rythmiques mesurées, chaque morceau de ce neuvième album subtilement orchestré offre une proposition pour aller mieux. Née de parents syriens en banlieue parisienne, Naïssam Jalal a étudié la musique classique avant de s’aventurer dans d’autres territoires sonores, notamment celui du nay au Grand Institut de musique arabe de Damas, puis de se former auprès du violoniste égyptien Abdo Dagher. Depuis, on connaît son parcours sans fautes, son travail pour le quintet Rhythms of Resistance, sa Victoire du Jazz en 2019… Aujourd’hui, ce neuvième album s’impose comme un antidote à l’adversité. Cultivant une musique apaisante, répétitive et laissant place à moult respirations pour encourager à se ressourcer, Healing Rituals panse les blessures, tant psychiques que physiques. Y compris celle de Jalal elle-même, puisqu’elle l’a composé au sortir d’un séjour en hôpital… Une réussite d’une humilité qui en impose. Et hautement réconfortante. ■ S.R.
NAÏSSAM JALAL, Healing Rituals, Les Couleurs du son/L’Autre Distribution.
RÉCIT
Héros en culottes courtes
Un portrait sans concession des liens que l’on tisse pour échapper à son destin.
ORIGINAIRE de Sierra Leone, Ishmael Beah s’est fait connaître avec son autobiographie en 2007 (Le Chemin parcouru : Mémoires d’un enfant soldat, Presses de la Cité), traduite dans plus de 40 langues. Au plus près des enfants victimes de la guerre et des gamins des rues, cet ambassadeur pour l’Unicef et membre engagé de Human Rights Watch met en scène cinq orphelins s’improvisant un foyer dans une carcasse d’avion abandonnée, relique du chaos et de la guerre qui
ROMAN
Soif d’idéal
Les tourments d’un jeune tunisien à la recherche de sa place dans le monde. SON RÊVE : faire carrière dans le milieu artistique, à Paris. Seulement, pour Oualid, qui vit à Nabeul, dans la péninsule de l’est tunisien, à la fin des années 1990, l’illusion est de courte durée. Dans cette France, qu’il voit comme un pôle culturel et artistique, comme Rome le fut pour les peintres de la Renaissance, il va prendre conscience de l’absurdité du monde, de quelque chose de défaillant dans les relations entre les êtres. À l’aune de sa grande découverte littéraire, l’œuvre de Samuel Beckett,
ISHMAEL BEAH, La Petite Famille, Albin Michel, 320 pages, 22,90 €.
a ensanglanté la région. Une communauté de sort et de survie, qui crée des liens indéfectibles entre ses membres. Seulement, dans ce pays d’Afrique jamais nommé, mais qui ressemble furieusement à celui de l’auteur, l’équilibre de la petite famille de cœur chancelle lorsque l’aîné, Elimane, fait la connaissance d’un curieux protecteur et que la jeune Khoudiemata n’a d’yeux que pour les gens des beaux quartiers. Un second roman poignant. ■ C.F.
AYMEN
GHARBI, Le Centre d’appel des écrivains disparus, Asphalte, 160 pages, 18 €.
notamment Fin de partie, symbole du tragique de la condition humaine. Dans le centre d’appels pas comme les autres où il échoue à Tunis, le voilà engagé pour incarner son mentor, cette hot-line permettant de converser avec de grands auteurs disparus… Après Magma Tunis et La Ville des impasses, ce roman d’apprentissage témoigne du souci d’épanouissement intellectuel et de l’aspiration à la liberté. ■ C.F.
POP-UP STORE
Le Maroc s’invite aux Galeries Lafayette
DANS LE CADRE de leur opération « Méditerranée Mania », les Galeries Lafayette s’associent à la Maison de l’artisan du Maroc pour mettre en valeur la culture marocaine. Jusqu’au 28 mai, un pop-up store dédié à l’artisanat du royaume chérifien prendra ses quartiers au deuxième étage du célèbre grand magasin du boulevard Haussmann, à Paris : Mlle à Marrakech, qui a soigné la sélection d’accessoires, tapis, et objets déco, ainsi que la mise en scène immersive du corner, propose 20 marques qui revisitent l’héritage du pays. Comme Bouchra Boudoua et Chabi Chic, avec leurs céramiques aux couleurs flamboyantes, Noun Design, qui présente entre autres ses coussins amazighs, design et durables, et ses amusantes tables basses, Hendiya et ses produits pour le soin du corps, à base d’huile de figue de barbarie, ou encore Kessy Beldi et Heirloom, qui proposent un art de la table alliant tradition et modernité. Une partie de cette offre est à retrouver également dans le magasin des Champs-Élysées. ■ L.N.
En mai, le GRAND MAGASIN PARISIEN propose une immersion dans l’artisanat du royaume chérifien.
La pièce maîtresse est une magnifique robe jaune à volants et un couvre-chef imposant en forme de cornes de vache Ankole, animal vénéré dans le pays.
MASA MARA, FLOWER POWER
Dans sa collection « SILENCE THE GUNS », le Rwandais Nyambo MasaMara invite à faire la paix avec le passé traumatisant.
COLORÉE, PUISSANTE ET ÉVOCATRICE, « Silence
the Guns » (« Faites taire les armes ») est la huitième et dernière collection signée Masa Mara. Un label créé en 2017, au Cap, par le designeur et visual artist rwandais Nyambo MasaMara : Eli Gold, de son vrai nom, aime se servir de ses pièces pour affirmer son identité panafricaine et prendre position sur des sujets qui lui tiennent à cœur. Né au Rwanda au début des années 1990 dans une famille multiculturelle, il devient un réfugié pour échapper au génocide et grandit dans huit pays différents (République démocratique du Congo, Ouganda, ou encore Burundi), avant de s’installer en Afrique du Sud à 12 ans. Cette collection parle de ses démons et revient sur un trauma d’enfance – qui n’est pas seulement le sien. Mélangeant mode et art, il cherche à le dépasser à travers les motifs imprimés, qu’il dessine lui-même : « Les couleurs et les fleurs de cette collection représentent la gentillesse et la beauté de notre continent natal, notre désir de guérir
et changer la narrative », explique-t-il. « C’est aussi une invitation au reste du monde, pour qu’il nous accompagne dans ce changement. Mettons fin aux violences qui tourmentent tant de communautés en Afrique. Nous sommes une génération nouvelle, prête à lutter contre la discrimination, la brutalité et la division. » Voici donc défiler sur la passerelle des hommes en uniformes fleuris, moulants et chatoyants, avec des fusils peints en rose et jaune fluo. Les cols et les pochettes des chemises militaires intègrent des robes déstructurées et des habits deux-pièces non genrés, participant au jeu de détournement. Tout a été réalisé au Cap, à partir d’un mélange de coton et de textiles synthétiques locaux. Pièce maîtresse de la collection, une magnifique robe jaune à volants et un couvre-chef imposant en forme de cornes de vache Ankole – symbole d’un animal vénéré au Rwanda et clin d’œil au pseudo du créateur, Nyambo étant un autre nom du bovin. masamara.co.za ■ L.N.
DANS LES PAS
D’ARMANDO CABRAL
ARMANDO CABRAL a été l’un des mannequins les plus demandés au monde dans les années 2000 : à 21 ans, il travaillait déjà avec Louis Vuitton et Balmain. Aujourd’hui, il est à la tête d’un label de chaussures de luxe qui mixe l’expertise de la manufacture européenne à la culture de son pays d’origine. Né en Guinée-Bissau en 1982, il a grandi à Lisbonne et parcouru le monde, puis s’est lancé dans l’entrepreneuriat en 2008, après avoir arpenté des centaines de podiums dans des chaussures aussi magnifiques qu’inconfortables. La marque, à son nom – qui a ouvert il y a peu une boutique dans le Rockefeller Center, à New York –, propose des créations classiques mais confortables pour hommes (quelques-unes sont unisexes). Certaines paires sont confectionnées avec du Pano di Pinti, un tissu principalement produit par deux peuples en Guinée-Bissau, les Papel et les Manjaques – dont est issue la mère du créateur –, et véritable symbole socioculturel du pays. Chaque pièce a son histoire et son identité, lesquelles s’expriment via des motifs inspirés par la nature, les animaux et les événements traditionnels, reflétant toute la richesse de la terre natale du designeur. shop.armando-cabral.com ■ L.N.
L’ex-mannequin star guinéen s’est reconverti dans la CHAUSSURE DE LUXE, créant des pièces classiques et confort avec une touche inimitable.
SPOTS
EN ROUTE POUR LA CUISINE LATINE
Champagne et ceviche vont de pair à JOHANNESBOURG, alors qu’à NAIROBI, un
réinvente les saveurs du monde.
AVEC SES 400 M2 qui rendent hommage à l’art nouveau à l’africaine et invitent à s’évader de la jungle urbaine de Johannesbourg, Zioux (à prononcer « zoo ») est l’un des bars à cocktails et champagne les plus cool de la ville. Inspirée par les saveurs du Mexique et du Pérou, la carte, très produits de la mer, s’allie parfaitement aux boissons. On y propose du ceviche, bien sûr, en version saumon avec sauce ponzu, ou au lampris avec sauce matcha et radis. Ainsi que sa variante péruvienne, le tiradito, au saumon du Cap, avec lait de coco et truffes, ou à l’espadon, avec câpres et piment habanero jaune. Mais aussi des tacos et des plateaux de fruits de mer. En dessert, la goyave pochée au sirop de jalapeño, avec gelée d’hibiscus, est un must. Des plats vibrants de goût, à partager sans modération. zioux.com
Les saveurs d’Amérique latine s’invitent aussi chez Cultiva, une table de la banlieue pavillonnaire de Nairobi. Imaginée en 2019 comme un restaurant pop-up, elle propose une cuisine « de la ferme à l’assiette », avec des recettes piochées autour du globe mais rigoureusement
réalisées à partir d’ingrédients locaux. Le concept du fondateur, le chef équatorien Ariel Moscardi, a si bien marché qu’il s’est agrandi après la pandémie. Le restaurant peut désormais accueillir jusqu’à 210 personnes, dans une ambiance agro-industrielle adoucie par une déco chaleureuse et végétale. Ici, pas de carte fixe : le chef s’adapte à la production disponible. Même le ceviche varie en fonction de la pêche du jour. Une adresse expérimentale et créative. Compte Instagram : @cultivakenya ■ L.N.
chef équatorienLe Cultiva propose une cuisine « de la ferme à l’assiette ». La carte du Zioux, adresse chic, se concentre sur les produits de la mer.
ARCHI
Entre histoire et modernité
La réhabilitation d’un ancien PALAIS D’ANTANANARIVO par la Fondation H pourrait aider à faire renaître le centre-ville de la capitale malgache.
LES NOUVEAUX LOCAUX de la Fondation H à Antananarivo, inaugurés en avril dernier, n’ont pas seulement une portée culturelle pour la capitale malgache. L’architecte allemand Otmar Dodel, qui vit à Madagascar depuis dix-sept ans et a conçu le projet, espère faire de l’ancien palais construit en 1912 pour accueillir la Direction centrale des postes et télégraphes un moteur de renaissance pour le centre historique de la « ville des milles ». Travaillant avec des artisans locaux, il a profité des deux ans de chantier pour parfaire la formation de ses équipes sur des techniques de construction traditionnelles presque disparues. Dans l’optique de valoriser ces beaux bâtiments en briques et bois, il a retrouvé
les plans d’origine et réhabilité les façades, les portes, et même les descentes d’eau, au plus près de ce qu’elles étaient au départ. Mais les traces des précédentes « vies » de la structure n’ont pas été entièrement effacées. Certaines intégrations, comme celles en béton des années 2000, ont toute leur place dans le nouveau musée. L’annexe a en revanche été remplacée par un bâtiment contemporain et aéré. Le contraste entre histoire et modernité, briques rouges et murs blancs, est saisissant. Tout comme l’effet créé par la baie vitrée qui sépare le patio et la rue. Une invitation aux passants à s’approprier un lieu ouvert à tous, qui accueille aussi un café et une bibliothèque. fondation-h.com ■ L.N.
Rania Berrada
DANS SON PREMIER ROMAN, LA JOURNALISTE
dresse le portrait poignant et juste d’une jeune femme marocaine en quête de liberté, affrontant les carcans du patriarcat et l’arbitraire de l’administration. par Astrid Krivian
’est l’histoire d’une femme qui attend : après un homme, après des décisions administratives, après un oncle qui pourrait la faire venir en Europe pour qu’elle suive des études… Issue d’un milieu modeste, Najat rêve de quitter sa ville d’Oujda, dans la région de l’Oriental, pour devenir chercheuse en biologie. « La tendance à partir y est plus forte que dans d’autres villes du pays. Pendant longtemps, Oujda a été le parent pauvre des politiques économiques de développement au Maroc. Pour les femmes, le moyen de se rendre en Europe était d’épouser un homme », indique Rania Berrada, qui a des attaches familiales dans cette commune. Inspiré d’une histoire vraie, Najat ou la survie retrace le chemin sans cesse semé d’embûches de son héroïne, qui encaisse les coups du sort, se désespère parfois, se relève toujours, tente de braver les carcans du patriarcat. Le récit évoque notamment la frustration des jeunes diplômés dans le Maroc contemporain, leur révolte face au manque criant d’opportunités professionnelles, exprimée lors du Mouvement du 20 février, en 2011. En France, Najat fera l’expérience de la ghorba (l’exil), coincée dans une situation ubuesque, dans l’attente de ses papiers : « Active et volontaire pour s’intégrer, elle subira la lenteur et la rigidité des procédures administratives. »
Pour écrire ce premier roman, Rania Berrada a troqué sa casquette de journaliste pour celle d’écrivaine pendant un an : « La meilleure année de ma vie. » Née en 1993 à Rabat, où elle a grandi, elle a un véritable coup de foudre pour Paris lors d’un voyage familial, à 9 ans. « Cette ville m’appelait. Je n’avais alors qu’une hâte : partir m’y installer. » Sa première claque littéraire ? Voyage au bout de la nuit, de Céline, qu’elle dévore à 16 ans. « Un événement fondateur. Je sentais que l’auteur avait pris un vrai plaisir. Écrire pouvait être un exercice agréable. » Après sa scolarité au lycée français de la capitale marocaine, elle poursuit des études d’économie à la Sorbonne, à Paris. En parallèle, un atelier d’écriture hebdomadaire lui met le pied à l’étrier. Et par hasard, elle s’initie au journalisme, en animant une émission sur une radio étudiante. Elle se prend au jeu, passe les concours des écoles et intègre l’École des hautes études en sciences de l’information et de la communication (CELSA).
Une fois diplômée, elle multiplie les expériences, les contrats de pigiste en presse écrite, radio, télévision, Web : « Comme beaucoup de journalistes débutants, j’étais un couteau suisse, couvrant tous les domaines. »
En mal d’adrénaline, elle qui espérait partir en reportage au bout du monde bâtonne des dépêches, un peu désillusionnée. Puis rejoint le média en ligne Brut, pour lequel elle couvre l’actualité de sa terre natale : « Par ce métier, jamais routinier, on rencontre des personnes de milieux très différents. J’aime ce grand écart, ce côté caméléon : assister à un gala, puis enchaîner sur une manif. » Ses sujets témoignent de l’effervescence et de la richesse de la scène culturelle : « Musique, arts plastiques, cinéma, mode… Les Marocains sont novateurs et portent leur création à l’échelle internationale. C’est très stimulant de le vivre de l’intérieur ! » ■
«Comme beaucoup de débutants, j’étais un couteau suisse, je couvrais tous les domaines.»
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MON MARI EST-IL NORMAL ?
Réunion entre femmes plutôt mûres dans une capitale d’Afrique centrale. Elles sont mariées, aisées, et devisent sur les relations conjugales, et surtout… extraconjugales. Toutes savent que leurs maris batifolent. « On n’y peut rien, c’est comme ça. Le tout, c’est qu’ils mangent et dorment à la maison, sinon ça veut dire que c’est grave ! » lance l’une d’entre elles. Elles n’aiment pas non plus que les maîtresses les appellent pour les insulter, du genre : « Je suis avec ton mari, laisse-le partir, il va te quitter de toute façon, je suis enceinte. » Même si c’est très fréquent… L’une d’entre elles reste silencieuse, et les copines se moquent d’elle en riant. Du coup, gênée, elle sort du silence : « Moi, mon mari est fidèle, il est tous les soirs à la maison. Le problème, c’est que tout le monde se demande s’il est normal. C’est quand même la honte. Je l’encourage à sortir, espérant qu’il donne un peu plus une image de "mâle" à l’extérieur, qu’il ait des copines. Mais il n’y a rien à faire ! » « C’est qu’il t’aime ! » plaisante une autre. Éclat de rire général.
En gros, les hommes doivent fréquenter d’autres femmes, mais jusqu’à un certain point. Ce qui compte, c’est la réputation. Les messieurs peuvent s’afficher en public avec une « petite cousine », bras dessus, bras dessous. En revanche, leurs femmes, non. Même si elles avouent avoir des aventures. « Beaucoup plus qu’on croit ! » renchérit l’une d’entre elles. Mais ça ne doit absolument pas être public. « Un jour, mon mari m’a surprise par hasard avec un autre homme. Il m’a immédiatement demandé : "Qui est au courant ?" Si ça ne sait pas "dehors", ce n’est pas si grave ! »
L’essentiel, c’est que le mariage et le statut social de Madame, mère des enfants officiels, comme la virilité de Monsieur ne soient pas remis en question. « Après plusieurs années de mariage, on est surtout des amis, des complices. On essaye de ne plus divorcer pour des affaires de ce genre. Et c’est bien comme ça. On reste une femme respectable », conclut l’une d’entre elles, la cinquantaine.
Car là-bas, avant d’être un couple, on appartient à un groupe social, familial, avec ses codes et ses coutumes, et cela semble être le plus important. De quoi hérisser le poil des féministes occidentales. Sûrement. « Mais si l’équilibre est à ce prix, tant mieux ! » lance une dernière convive. Autres cieux, autres mœurs, certes. Et tout cela évoluera peut-être, au fil des générations. Quand les femmes s’empareront davantage du pouvoir économique aussi. Mais en attendant, on peut relancer le débat (ancestral sur le sujet) sur qui a raison et qui a tort. Moi, je n’ai finalement pas la réponse. Et vous ? ■
L’AFRIQUE ET 10 TENDANCES QUI VONT
Le dernier rapport de la fondation de l’entrepreneur anglo-soudanais Mo Ibrahim synthétise les faits, les enjeux – et les défis – qui attendent le continent pour les prochaines décennies. Nous serons incontournables, pour le meilleur et pour le pire, dans une humanité vieillissante, divisée et soumise aux affres du changement climatique.
par Cédric GouverneurLes défis de l’explosion démographique
Un demi-milliard d’habitants le long du golfe de Guinée en 2100 : repenser nos villes est impératif. Le monde de demain sera davantage africain : à la fin du siècle, 38 % de la population mondiale vivra sur le continent (18 % en 2023), contre seulement 5,7 % en Europe (9,3 % en 2023). D’ici à 2100, l’Afrique devrait compter au moins 2,2 milliards d’habitants supplémentaires, pour une population totale de 3,6 à 3,9 milliards. Jamais un continent ne s’est urbanisé aussi rapidement : gérer ces afflux – à 90 % informels –implique pour les villes de répondre à un défi multiforme, en matière de transports, d’environnement,
de gestion des déchets, d’accès à l’eau et à l’électricité… La conurbation d’un millier de kilomètres actuellement en formation entre Abidjan, Accra, Lomé, Cotonou et Lagos pourrait ainsi compter jusqu’à 500 millions d’habitants à la fin du siècle, sur un littoral grignoté par le réchauffement climatique. Les solutions existent : restaurer les mangroves, opter pour le biogaz en remplacement du bois de chauffage, généraliser le recyclage du plastique, ériger des tours plutôt qu’étaler les villes, planter des arbres. En 2026 devrait être inaugurée la Western Africa Highway, premier pas d’une prise en compte de la dimension transnationale de l’essor urbain que connaissent les côtes du golfe de Guinée. C’est un début ; deux tiers des investissements nécessaires aux infrastructures urbaines de 2050 restent à réaliser…
LE MONDE MARQUER NOTRE FUTUR
Le plus vaste des marchés communs 2
La zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf) rassemble davantage de producteurs et de consommateurs potentiels que les trois principales zones de libreéchange réunies. L’Afrique, soit 18 % de la population mondiale, ne représente que 3 % du PIB mondial. Toutefois, son potentiel de croissance est immense : « D’ici à 2027, [elle] devrait dépasser l’Asie pour devenir la première source de croissance régionale à l’échelle mondiale », souligne la Fondation Mo Ibrahim, citant le Fonds monétaire international (FMI). Six des 10 pays enregistrant les plus forts taux de croissance économique au monde se trouvent déjà sur le continent (parmi lesquels le Sénégal, la Côte d’Ivoire et la République démocratique du Congo). La Zlecaf englobe plus d’habitants (1,4 milliard) que l’Union européenne (464 millions), l’Accord Canada–ÉtatsUnis–Mexique (ACEUM, 505 millions) et le Mercosur sud-américain (270 millions) réunis ! Un bémol : le commerce intracontinental ne représente que 13 % des échanges au sein de la zone, contre environ deux tiers en Europe ou en Asie… La faute au réseau routier, qui demeure largement insuffisant : l’Afrique, avec 20 % de terres émergées, comprend moins de 8 % des routes et des voies ferrées du globe.
Parvenir au dividende démographique – et offrir à la jeunesse les opportunités qu’elle mérite – suppose des investissements massifs dans l’éducation. L’Afrique est déjà le continent le plus jeune au monde, avec un âge médian de seulement 18,8 ans (contre plus de 42 en Europe !) En 2100, près d’un jeune sur deux (45 %) sera africain, contre 20 % aujourd’hui. Or, « les investissements dans l’éducation ne sont pas à la hauteur des enjeux démographiques, s’alarme la Fondation Mo Ibrahim. L’Afrique a les plus faibles dépenses d’éducation par personne au monde. » Dans la
zone subsaharienne, 20 % des enfants et 60 % des 15-17 ans ne sont pas – ou plus – scolarisés. Plus d’un quart (26,1 %) des jeunes n’est ni scolarisé, ni employé, ni formé. Au rythme de sa croissance démographique, le Nigeria pourrait décrocher, dès 2040, le titre peu enviable de « capitale mondiale de la pauvreté ». Et la moitié des Africains de 18-24 ans envisagent l’émigration… Industrialiser le continent implique de former la jeunesse aux emplois de demain, liés à la transition énergétique, à la gestion des mégapoles. La réussite du fameux « dividende démographique » (ce boom économique résultant d’une chute de la fécondité – ayant moins d’enfants à charge, les jeunes actifs consomment et investissent) dépend également de l’éducation. Le Niger, qui s’efforce de contrôler sa natalité galopante (6,89 enfants par femme en 2020), a pu constater que le recul de la fécondité est corrélé à la scolarisation des adolescentes.
Instruire pour éviter des générations sacrifiées
Le continent peut devenir un acteur majeur de la transition énergétique… s’il évite la réitération des erreurs de la malédiction de l’or noir. « Pas de croissance mondiale verte sans les ressources naturelles de l’Afrique », souligne la Fondation Mo Ibrahim : elle compte 30 % des réserves minérales
mondiales – dont beaucoup (cobalt, lithium, platine, uranium, etc.) sont essentielles aux énergies décarbonées. Le continent absorbe plus de CO2 qu’il n’en émet : le bassin du Congo capte à lui seul davantage de carbone que l’Amazonie et les forêts d’Asie du Sud-Est ! La Namibie et la Mauritanie se lancent dans d’immenses projets d’hydrogène « vert ». L’essor des énergies renouvelables (solaire, éolien, hydroélectrique) peut potentiellement permettre l’accès de tous à l’électricité (45 % des Africains en sont encore dépourvus). Pour que cette croissance verte leur profite, les pays doivent diversifier leur économie et s’industrialiser :
en finir avec la simple exportation de matières premières (qui génère une économie de rente) et les transformer sur place. La Zambie et la République démocratique du Congo planchent sur la fabrication de batteries électriques issues de leur cobalt. Enfin, deux tiers des terres arables non cultivées sont sur le continent, qui peut potentiellement nourrir 9 milliards d’êtres humains. Leur mise en valeur, en vue de répondre aux impératifs environnementaux, doit cependant s’affranchir de la monoculture à l’occidentale – destructrice des écosystèmes – et renouer avec l’agroforesterie traditionnelle.
Au cœur de la nouvelle économie globale
Des financements coûteux et inadaptés
aux besoins du continent. Huit des neuf pays surveillés de près par le FMI quant à leur endettement sont africains. Néanmoins, le problème du continent réside moins dans sa dette que dans la structure de celle-ci : en valeur absolue, sa dette n’équivaut qu’à 2 % de la dette publique mondiale. Un exemple : le Japon est surendetté à hauteur de 261 % de son PIB ! La différence est que, dans les pays occidentaux et en Chine, la majorité de la dette publique est due à des créanciers autochtones,
et 98 % est libellée en monnaie nationale. Alors que pour le continent, elle est à 70 % en dollar – face auquel les monnaies africaines s’érodent depuis 2010 –, et les créanciers sont pour la plupart basés à l’étranger. Les prêts de la Chine sont souvent motivés par ses intérêts stratégiques (ériger de « nouvelles routes de la soie ») et ceux du FMI, conditionnés à des mesures d’austérité antisociales. Quant à l’aide publique au développement, elle cible les secteurs traditionnels (alimentation, santé, éducation), mais moins l’entrepreneuriat. Pour que les prêts s’ajustent davantage aux besoins de leurs États, 45 ministres africains ont appelé fin avril à une réforme du FMI. L’Union africaine cherche également à établir une agence de notation continentale, qui serait plus au fait des réalités locales que ses homologues américaines.
insignifiant. Le continent dispose du plus grand nombre d’États membres à l’Assemblée générale des Nations unies : 54 sur 193, soit 28 % des voix (contre 47 pays pour l’Asie, 43 pour l’Europe, 33 pour l’Amérique latine, deux pour l’Amérique du Nord et 14 pour l’Océanie). Une majorité des résolutions votées en 2022 le concernaient, et près de la moitié (43,7 %) des Casques bleus sont africains. Toutefois, les instances dirigeantes de l’ONU n’ont guère évolué depuis 1945, malgré le quadruplement du nombre d’États membres. Les cinq membres permanents du Conseil de sécurité demeurent les cinq vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale (et puissances nucléaires…) : États-Unis, Russie, Chine, France et Royaume-Uni. Même situation au Fonds monétaire international : le continent, pourtant le plus concerné par les politiques et les prêts de ce dernier, n’y a quasiment pas voix au chapitre, avec seulement 6,5 % des votes, contre 40 % pour le G7 ! Et à la Banque mondiale, il ne détient que 11 % des votes, contre plus de la moitié pour l’Europe et l’Amérique du Nord… Face à cette flagrante
Le système financier mondial ne correspond pas
À l’ONU comme au FMI, l’Afrique est au centre des préoccupations, mais son pouvoir décisionnel demeure
Une architecture internationale qui nous marginalise
injustice, l’Afrique cherche d’autres organismes supranationaux. Créé en 2009, le groupe des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, rejoints par l’Afrique du Sud) séduit, notamment par sa part croissante dans le PIB global (19,6 % en 2011, 26,1 % en 2023). Le Nigeria, l’Algérie et l’Égypte, entre autres, souhaitent y adhérer.
Confrontées à des crises structurelles, les trois plus importantes économies du continent, le Nigeria, l’Égypte et l’Afrique du Sud, ne jouent pas leur rôle moteur. Ensemble, ces pays représentent près de la moitié (46,7 %) du PIB africain, et plus d’un quart (27,2 %) de sa population. Pourtant, le Nigeria (18,3 % du PIB, 213 millions d’habitants), l’Égypte (15 % du PIB, 110 millions d’habitants) et l’Afrique du Sud (13,4 %, 60 millions) ne jouent pas un rôle géopolitique global à la mesure de leur potentiel. Tous sont entravés par des crises systémiques. Le Nigeria, exportateur de pétrole, ne s’est toujours pas extrait de sa dépendance à une économie de rente qui pénalise son développement, malgré de récents et louables efforts de diversification. L’Égypte, phare
culturel du monde arabe et ancien héraut de la décolonisation (crise du canal de Suez en 1956), ne parvient pas à maîtriser sa natalité galopante (110 millions d’habitants pour une superficie, hors désert, équivalente à celle du Togo !) et – douze ans après le succès en trompe-l’œil du Printemps arabe – se mure dans l’autoritarisme. Et en Afrique du Sud, trois décennies après la fin
de l’apartheid, le Congrès national africain (ANC) n’a pas su se rénover, assuré de se perpétuer au pouvoir par la simple loi démographique : les récentes coupures de courant, symptomatiques d’un pays en panne, grèvent fortement les performances économiques de la nation arc-en-ciel rêvée par « Madiba ». Trois grandes nations en crise, qui doivent d’urgence se réinventer afin de s’accomplir.
Nigeria, Égypte, Afrique du Sud : trois géants en panne
Au centre de l’échiquier stratégique
En raison de sa géographie ample et de ses littoraux, l’Afrique est le point de mire des bases militaires étrangères. Quatorze pays hors continent ont ainsi installé au moins une base dans 23 États (sur 54 au total). Les États-Unis sont en tête du classement (16 bases, notamment en Somalie et au Niger, et au moins 6 000 hommes), suivis par la France (11). Paris, après la fin amère de l’opération Barkhane (2014-2022), entend réduire la voilure. La gamme des prétendants se diversifie, comme le montre le cas de Djibouti : située à la Corne de l’Afrique, la zone est fort convoitée. S’y sont établies les troupes de sept pays non africains :
France, États-Unis, Chine, Japon, Allemagne, Italie… mais aussi Arabie saoudite. La Russie va installer une première base navale sur la côte soudanaise, laquelle complétera ses facilités navales et aériennes en Égypte, en Guinée et à Madagascar… auxquels s’ajoutent bien sûr les activités interlopes du sulfureux Groupe Wagner au Sahel. Les Émirats arabes unis avaient pour leur part placé une base en Érythrée (2015-2021) pour frapper au Yémen voisin. Et la Turquie est présente en Somalie depuis 2017. L’Afrique demeure également le premier théâtre d’opérations des missions des Nations unies et de l’Union européenne : l’Inde y déploie par exemple plus de 4 500 Casques bleus ! De cette compétition multipolaire, les États du continent apprennent à tirer profit : ainsi, la Tanzanie, partenaire de longue date de Pékin, a signé récemment des accords militaires avec les Émirats, l’Inde et Israël.
Une alternative au modèle libéral ?
Russie, Chine, mais aussi Inde et Turquie entendent trouver des alliés sur le continent, lequel compte le plus d’États membres aux Nations unies. Ces deux dernières décennies, la diversification des partenaires a fait « faner la capacité des Occidentaux à imposer leurs conditions, remarque la Fondation Mo Ibrahim. Les partenaires alternatifs offrent une approche alternative au modèle libéral-démocrate promu par l’Occident ». Entre 2011 et 2015, le Parti communiste chinois a ainsi formé environ 2 000 responsables politiques africains à ses propres recettes de gouvernance. La guerre en Ukraine
Le Franco-Algérien DJ Snake cumule plusieurs dizaines de milliards d’écoutes sur les différentes plates-formes de streaming.
envenime cette concurrence idéologique entre démocratie et autoritarisme : en mars dernier, lors de la Conférence parlementaire internationale Russie-Afrique, à laquelle ont assisté 40 délégations du continent, Vladimir Poutine a vanté un monde « multipolaire » : « La Russie et les pays africains soutiennent des normes morales et sociales qui sont traditionnelles à nos peuples et opposées à l’idéologie néocoloniale imposée de l’étranger », a-t-il assuré, en rappelant la contribution de l’Union soviétique aux combats pour l’indépendance et en insistant sur la « non-ingérence ». Chine et Russie ne sont pas les seules à se proposer en alternatives aux Occidentaux : Inde, Turquie, Iran, Émirats, Brésil… Pas moins de 320 nouvelles ambassades ont ouvert sur le continent entre 2010 et 2016. Un rythme probablement inédit dans l’histoire diplomatique, qui traduit l’intérêt global ce dernier.
Le soft power a le vent en poupe
« Son urbanisation rapide fait augmenter la consommation de biens et services culturels », souligne
la Fondation Mo Ibrahim. Les jeunes, de plus en plus connectés, écoutent de la musique sur les plates-formes de streaming, dont les revenus sur le continent devraient s’élever à 500 millions de dollars par an ! Spotify, Apple Music et Boomplay visent le marché africain. Qui plus est, la diaspora présente en Occident booste la notoriété des artistes africains sur le marché global : en août 2022, huit artistes figuraient dans le Top 10 de la plate-forme Audiomack, du Nigérian Burna Boy au Franco-Algérien DJ Snake. La musique n’est pas le seul domaine concerné : de l’Égypte à l’Afrique du Sud, en passant par le Nigeria, le cinéma est également en plein
essor, avec des revenus annuels de 5 milliards de dollars et un potentiel estimé à 20 milliards. Il en est de même pour l’art contemporain, en pleine croissance : en 2021, les ventes des artistes africains ont grimpé de 44 %, et même de 111 % pour les ouest-africains ! Enfin, l’attrait pour les sportifs ne se dément pas : près de 400 footballeurs africains jouent dans les 11 meilleures équipes européennes, et une centaine évolue dans la ligue des États-Unis. La Coupe d’Afrique des nations (CAN) est désormais diffusée dans 157 pays, et fait un carton sur Tik Tok : « Les réseaux sociaux conduisent la mondialisation du football africain », relève la Fondation Mo Ibrahim. ■
Dans tous les domaines, du sport à la musique, en passant par l’art contemporain, le continent grimpe en popularité.
ambitions
TheNigerianew president!
ti ons
V i d l’él ti d 25 fé i d i B l Ti b
Vainqueur de l’élection du 25 février dernier, Bola Tinubu sera investi fin mai à la tête du pays le plus peuplé d’Afrique.
Politicien « traditionnel » et chevronné, âgé de 71 ans, l’ancien gouverneur de l’État de Lagos devra affronter une situation plus qu’exigeante… et prouver qu’il peut être aussi un réformateur. par Cédric Gouverneur
Le nouveau dirigeant lors des célébrations au siège de sa campagne, à Abuja, le 1er mars dernier.
Son patronyme signifie « qui vient des tréfonds » en yoruba. Et il est vrai que Bola Tinubu est issu des profondeurs de la politique nigériane : depuis le retour de la démocratie en 1999, il en est un acteur incontournable, aussi bien sur scène que dans les coulisses.
Le 25 février dernier, le chef du Congrès des progressistes (APC) l’a remporté avec 8,8 millions de voix, contre 6,9 millions pour Atiku Abubakar (Parti démocratique populaire, PDP) et 6,1 millions pour le challenger Peter Obi (Parti travailliste). Une victoire dès le premier tour, dont la portée est toutefois amoindrie par l’abstention, particulièrement élevée : seuls 27 % des inscrits se sont rendus aux urnes ! Les 8,8 millions de suffrages en sa faveur ne représentent que 10 % environ des 87 millions de Nigérians titulaires d’une carte d’électeur valide. Élection après élection, le taux de participation décline : « Le fait que l’alternance démocratique n’ait rien changé, que l’APC, en huit ans, n’a pas eu de meilleurs résultats que le PDP [au pouvoir entre 1999 et 2015, ndlr] a sans doute renforcé l’abstention », estime Laurent Fourchard, directeur de recherche au Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po. Ce spécialiste du Nigeria pointe également la pénurie de liquidités provoquée par la décision brutale de la Banque centrale de changer les billets à quelques semaines du scrutin : « Beaucoup de gens modestes n’ont tout simplement pas pu rentrer dans leur village pour voter, faute de cash pour payer les transporteurs. »
DES DÉFIS DE TAILLE
Le 29 mai, l’ex-gouverneur de l’État de Lagos succédera à Muhammadu Buhari. Il aura la lourde responsabilité de faire oublier le bilan peu reluisant des deux mandats (2015-2023) de son prédécesseur, ancien dictateur militaire (1983-1985), revenu aux commandes par les urnes avec la promesse, avortée, de remettre de l’ordre… Face aux aspirations, aux difficultés et au désenchantement des Nigérians, Bola Tinubu devra proposer une forme de changement, tout en assumant la continuité. Il est non seulement le chef du parti auquel appartient Buhari, mais a aussi été le parrain de ce dernier en politique, favorisant la reconversion du putschiste (qui avait notamment embastillé la star de l’afrobeat Fela Kuti) en adepte du suffrage universel. Le septuagénaire sera également tenu de rassurer la jeunesse, dans un pays bouillonnant, dont la moitié de la population a moins de 19 ans.
Tinubu accomplit l’ambition d’une vie. Le voilà à la tête, pour quatre années, du Nigeria, à la fois le pays le plus peuplé du continent (210 millions d’habitants) et sa première économie en volume, avec un PIB de 440 milliards de dollars (contre 420 pour l’Afrique du Sud). La tâche qui lui incombe semble
pharaonique, au vu des problèmes structurels qu’affronte ce géant : la pauvreté est dantesque (deux habitants sur trois subissent une pauvreté qualifiée de « multidimensionnelle »), l’inflation est au plus haut (+ 25 % en un an), la corruption endémique (250 000 barils de pétrole détournés chaque jour), et l’insécurité se généralise aux 36 États de la fédération (au nord-est, terrorisme de Boko Haram ; au nord-ouest, banditisme rural ; au centre, affrontements entre agriculteurs chrétiens et éleveurs musulmans ; au sud-est, séparatisme igbo, piraterie dans le Delta, industrie du kidnapping…). Devant le manque de perspectives, les jeunes diplômés choisissent souvent la voie de l’exil ( japa en argot yoruba), allant proposer leurs compétences à l’Occident vieillissant en manque de main-d’œuvre. En l’espace de six semaines, entre début février et mi-mars, pas moins de 162 médecins nigérians ont reçu des autorités britanniques l’autorisation d’exercer au Royaume-Uni, selon les calculs du quotidien The Punch parus en mars 2023. « Le phénomène japa ne concerne plus seulement le monde médical, mais tous les métiers qualifiés : la tech, la banque, le numérique… Les départs sont massifs ; il n’y a plus assez de personnel pour faire tourner les entreprises », souligne Laurent Fourchard.
Pour faire face, le nouveau président promet de mobiliser les énergies, de réaliser « 10 % de croissance » annuelle et d’atteindre « un PIB de 781 milliards de dollars en 2027 ». En améliorant la collecte des impôts, comme il y était parvenu en tant que gouverneur de Lagos, dans les années 2000. Il
en yoruba.
garantit également « davantage d’autonomie » aux États fédérés, notamment dans les domaines de la sécurité et de l’imposition. Il annonce la fin des taux de changes multiples, ainsi que celle des subventions aux carburants, aides qui, certes, soulagent les habitants des effets de l’inflation, mais nourrissent la contrebande transfrontalière et nuisent aux finances publiques. Il s’engage aussi à relancer l’agriculture, parent pauvre et pourtant prometteur du « modèle nigérian ».
Des mesures qui ne vont pas faire que des convertis : « Je sais que beaucoup n’ont pas voté pour moi, que vous êtes déçus que ce ne soit pas votre candidat ici, à ma place, devant vous », a déclamé Tinubu, réaliste, dans son premier discours, le 1er mars, à Abuja. La commission électorale venait
Sans complexe, il s’était choisi pour slogan de campagne « C’est mon tour », « Emi lokan »La capitale économique est aussi la ville la plus peuplée du pays.
de le déclarer vainqueur, malgré les récriminations de ses deux adversaires qui dénonçaient des « fraudes massives » et demandaient l’annulation du scrutin. Le nouveau président a conscience qu’il devra se concilier la jeunesse urbaine : en octobre 2020, après une énième bavure de l’escadron spécial anticriminalité SARS (Special Anti-Robbery Squad), les jeunes avaient défilé dans les rues pour clamer leur ras-lebol. Dans les semaines qui ont suivi, la répression du mouvement #EndSARS a fait au moins 56 morts… Cette nouvelle génération rebelle, hyperconnectée, souvent diplômée mais sans emploi, a massivement milité pour l’outsider Peter Obi, 61 ans, dissident du PDP ayant su nourrir une image de probité, de dynamisme et de nouveauté malgré son passé d’ancien vice-président d’Atiku Abubakar [lire son portrait dans AM 435-436]
LA VICTOIRE ÉCLATANTE D’UN HOMME DE L’OMBRE
Pour le nouvel homme fort du pays, il faut donc, pour réussir, tenter de séduire ces jeunes qui se sont eux-mêmes surnommés les « Obidients » (jeu de mots entre Obi et « obéissance » en anglais) : « Ce grand projet appelé Nigeria en appelle à nous tous. Il est plus grand et plus important que n’importe quelle vision partisane. Je vous demande de travailler avec moi. J’ai besoin de vous et, plus important encore, le Nigeria a besoin de vous. » Le président élu a ensuite rendu visite tour à tour aux principaux magnats du pays : Aliko Dangote, Femi Otedola, Tony Elumelu, entre autres. L’ancien auditeur de Deloitte & Touche sait qu’il aura besoin d’eux pour industrialiser et diversifier une économie à bout de souffle, en manque chronique de devises, devenue notoirement dépendante et malade de ses exportations d’or noir.
Sa victoire, Bola Tinubu la doit à son habileté politique, à son travail et à sa persévérance en tant que chef de parti. Au début des années 2010, il s’est en effet attelé à réunir les différents partis d’opposition au PDP pour fonder, en février 2013, l’APC. Dirigeant de facto du parti, il en est devenu le « deus ex machina », adoubant les candidats de son choix aux postes de
gouverneurs d’États fédérés pour l’APC. Ce rôle déterminant lui a valu le surnom de « faiseur de rois », voire celui – un peu connoté – de « parrain », et lui a permis de constituer un solide réseau d’affidés, d’obligés et de supporters. En juin dernier, à Abuja, une nette majorité (55 %) des quelque 2 300 délégués du parti l’a investi candidat à la présidentielle. Assumant sa volonté de conquérir le pouvoir suprême, Tinubu s’était choisi pour slogan de campagne « C’est mon tour », Emi lokan en yoruba. « Je n’ai jamais vu écrit nulle part qu’un faiseur de rois ne peut pas être roi », avait-il déclaré aux journalistes lors de son investiture par le parti, son éternel chapeau traditionnel yoruba vissé sur le crâne.
Yoruba mais musulman (les deux tiers sont chrétiens) et originaire du « Sud », il s’est adjoint, comme le veut la tradition politique du pays, un candidat vice-président originaire du « Nord », l’ex-gouverneur de l’État de Borno Kashim Shettima. Histoire certainement de rassurer les électeurs d’une région traditionnellement méfiante vis-à-vis des élites lagosiennes, même musulmanes… Pour la première fois depuis 1999, président et vice-président seront de la même confession. Plus original, on trouve dans la garde rapprochée de Tinubu un Afro-Américain : Brian Browne, ancien diplomate, devenu son chef de cabinet et qui le suit comme son ombre, vit quasiment à domicile et valide ses discours.
Bola Ahmed Tinubu est né en 1952 à Lagos, dans une famille de commerçants aisés. Sa mère, Alhaja Abibatu Mogaji (1916-2013), a présidé pendant des décennies l’Association des hommes et femmes des marchés du Nigeria et était à ce titre une véritable « mère du marché » (iyal’oja en yoruba). Dans les années 1970, sa famille lui obtient un visa pour les États-Unis. Le jeune homme multiplie les petits boulots afin de payer ses études de comptabilité à l’université de Chicago. Ses années américaines, Tinubu les a racontées – non sans humour – dans une interview fleuve donnée à The News en octobre 2021 : chauffeur de taxi, il se fait molester ou voler à plusieurs reprises par des passagers ; plongeur et garçon d’étage au Holiday Inn, il se souvient avec satisfaction des « bons pourboires » des clients ; et veilleur de nuit, il se fait licencier pour s’être assoupi en révisant ses examens ! « Je n’ai pas demandé un centime à ma famille lorsque je vivais aux États-Unis », se félicite-t-il. Ses très bons résultats en mathématiques et en comptabilité lui permettent d’obtenir une bourse d’études, ce qui va le motiver, le pousser à l’excellence : « J’étais sous pression, je devais maintenir les notes chaque semestre. » Il termine major de promotion. En 1979, cinq grands cabinets d’audit cherchent à le recruter : il opte pour Deloitte, Haskins & Sells (devenu Deloitte & Touche en 1989), qui compte alors parmi ses clients General Motors, mais aussi des compagnies pétrolières. « Les bonus ont fait de moi un millionnaire. » Bola Tinubu n’a pas 30 ans.
Changer de cap ?
Le défi engage toute la classe politique, les forces vives, les élites…
Il achète une maison à Chicago et « investit le reste ». Certes, l’avenir lui sourit, mais le jeune cadre performant décrète que cet avenir sera africain, et non américain.
Malgré sa réussite matérielle, le jeune homme demeure en effet insatisfait : à plusieurs reprises, il se sent freiné dans sa carrière soit par sa couleur de peau, soit par sa nationalité. En 1985, il décide donc de revenir dans son pays natal, où il est embauché par la compagnie pétrolière Mobil. Son expérience américaine constitue un atout de poids pour faire progresser sa carrière. Son ancien patron, Pius Akinyelure, le décrit comme « travaillant dur ». Il n’hésite pas à mettre sa démission dans la balance pour faire avancer ses dossiers. En 1992 ont lieu les premières élections depuis le coup d’État militaire de 1983 (perpétré par un certain général Buhari…). Opposé au programme d’ajustement structurel promu par le Fonds monétaire international et imposé par les autorités, Tinubu entre en politique au sein d’un groupe baptisé Primrose (« primevère ») : People Resolved Irrevocably to Maximize the Resources of the State for Excellence
– « Personnes résolues irrévocablement à maximiser les ressources de l’État en vue de l’excellence » (!) – au sein du Parti social-démocrate (PSD), alors l’un des deux seuls partis
autorisés avec la Convention nationale républicaine (CNR). « Je voulais faire de la politique et utiliser mon cerveau pour mon pays, je ne pouvais pas continuer à critiquer la situation assis dans mon fauteuil », a-t-il raconté à The News. L’homme est élu sénateur de Lagos Ouest, mais ce premier mandat est écourté par le putsch, le 12 juin 1993, du général Sani Abacha, qui annule les élections. Détenu quelques jours par les militaires dans une cellule sale et surpeuplée, craignant pour sa vie, Tinubu doit fuir le pays : il met sa femme et ses deux enfants à l’abri aux États-Unis, puis s’échappe à moto au Bénin, le visage dissimulé sous un énorme turban. Depuis Cotonou, il œuvre au rétablissement de la démocratie dans son pays, au sein de la Coalition démocratique nationale (Nadeco), l’organisation de résistance aux putschistes : sa tâche consiste à « convoyer des gens, [à] organiser et [à] coordonner la lutte avec d’autres sur le terrain. C’était un temps de défi », a-t-il confié à The Africa Report le 28 décembre dernier. Des sbires de la dictature l’ayant repéré à son hôtel, il part pour Londres, avec la bienveillance de la diplomatie britannique, son passeport étant resté au Nigeria. « Les années Nadeco furent une période turbulente pour sauver la démocratie », résume-t-il.
À la mort de Sani Abacha, en juin 1998, Bola Tinubu rentre sur ses terres. La démocratie renaissante ouvre les bras à ce politicien expérimenté : en 1999, puis de nouveau en 2003, il est élu gouverneur de l’État de Lagos, le plus riche des 36 États que compte la fédération. Deux mandats de quatre années, pendant lesquels il s’efforce de lutter contre les embouteillages routiers et de restructurer le réseau de minibus, d’améliorer un tant soit peu la collecte des ordures, et de lutter contre la
délinquance, faisant revenir les investisseurs étrangers, gérant de son mieux une mégapole justement réputée ingérable. « Il a trouvé du travail à beaucoup de jeunes des milieux populaires, dans des sociétés para-étatiques, ce qui a fait diminuer l’insécurité », explique Laurent Fourchard. Surtout, il réorganise la collecte des impôts, permettant ainsi à l’État fédéré de décupler ses recettes fiscales. « Lagos était en faillite avant que j’arrive, j’en ai fait un succès en l’espace de mes deux mandats », se targue-t-il alors. Avec un détail qui a son importance : ledit gouverneur détenait des parts dans la société privée, dénommée Alpha Beta, chargée de rationaliser et de collecter les taxes. Ses détracteurs y voient un flagrant conflit d’intérêts. Un mélange des genres guère surprenant au sein de l’élite politique du pays, coutumière du fait… Lui assume le fait de gagner de l’argent : « Peu importe votre rêve, il reste creux sans réussite financière pour le réaliser », rappelle-t-il.
Régulièrement accusé de corruption (ou d’affaires plus ou moins louches, comme lors de son séjour américain), jamais condamné, Bola Tinubu a, depuis son retour au Nigeria dans les années 1980, fait fortune dans l’immobilier, l’hôtellerie, l’aviation et même les médias – la chaîne privée TVC News a d’ailleurs fait ouvertement campagne pour son actionnaire, malgré les rappels à l’ordre des autorités de régulation des médias. Le prestige dont le nouveau président bénéficie toujours dans la capitale économique et dans les États contigus lui a été déterminant, quinze ans après la fin de son second
des personnalités d’un certain âge, la jeunesse urbaine s’était largement mobilisée. Âgés entre 18 et 34 ans, ces nouveaux électeurs se sont inscrits en masse (ils étaient plus de 7 millions) sur les listes en vue de pouvoir soutenir le troisième homme, le challenger Peter Obi, passé en mars 2022 au Parti travailliste, sur lequel cette génération #EndSARS fondait ses espoirs. Certains expatriés sont même revenus afin de voter.
LE PRISME DÉFORMANT DES RÉSEAUX SOCIAUX
Force est de constater que ce mouvement, très actif sur les réseaux sociaux, ne s’est pas traduit par suffisamment de bulletins déposés dans les urnes. L’activisme sur Internet, visible par tout un chacun depuis son téléphone portable, agit comme un prisme déformant, conduisant à surestimer son impact réel. Seule compte, le jour du scrutin, la présence physique des électeurs dans les bureaux de vote.
Peter Obi l’a emporté à Lagos, une victoire tout de même particulièrement symbolique face à l’enfant du pays, mais, contrairement à l’APC et au PDP, le minuscule Parti travailliste n’avait ni la force de frappe ni l’ancrage local pour mener une campagne d’envergure au sein de chaque État de la fédération. L’intellectuel Achike Chude avait écrit le 17 avril dernier, dans une tribune publiée par Sahara Reporters : « Les jeunes […], unis dans leur conviction qu’ils avaient également une dignité à protéger, un futur à sécuriser et un pays à sauver […] ont soudainement compris qu’avec 60 % de la population, ils avaient le nombre pour faire la différence. Ils ont émergé en tant que force politique et sociale. » La « défaite » ne serait donc que partie remise.
mandat. Les influentes responsables des marchés ont milité pour lui. Et pour cause : l’actuelle iyal’oja, qui a succédé à sa mère, après le décès de cette dernière en 2013, n’est autre que sa fille, Folashade Tinubu-Ojo…
Les chauffeurs de taxi et de minibus, ainsi que les rabatteurs des gares routières, ont également fait campagne pour Tinubu. Le roi (oba en yoruba) de Lagos, Rilwan Akiolu, qui avait attribué au gouverneur le titre honorifique et prestigieux d’asiwaju (« celui qui dirige »), a apporté lui aussi son soutien au candidat. Dès le 5 mars, le président nouvellement élu s’est rendu à la résidence royale, sur l’île de Lagos, afin de remercier Akiolu. Face à ce vétéran doué, face aussi à un système bipartite APC-PDP où l’on pratique tout de même l’entre-soi avec
Un rien provocateur, Tinubu avait déjà répondu, lors de la campagne, à ces jeunes : « Vous aussi vous vieillirez, vous deviendrez présidents. Mais je serai président d’abord. » Reste dorénavant à relever le défi de la gouvernance et d’une émergence durable. Vaste et riche en ressources, le Nigeria dispose de tous les atouts pour devenir une puissance, mais, comme le disait cruellement Georges Clemenceau au sujet du Brésil, il pourrait demeurer « un pays d’avenir et qui le restera longtemps » ! Il vit une crise multiforme (sociale, économique, sécuritaire) qui ne cesse d’empirer, jusqu’à devenir existentielle. Or, le géant ouest-africain pourrait compter 450 millions d’habitants en 2050. Avec une telle population, il pourrait décrocher le titre peu enviable d’épicentre mondial de la pauvreté. Le défi engage Tinubu, mais également toute la classe politique et les forces vives du pays. Il faut changer le cap, assurer la sécurité, s’émanciper de l’économie de rente, industrialiser, produire et consommer nigérian… La tâche qui attend le nouveau président et ses équipes est herculéenne, et leur responsabilité est historique. ■
Durant deux mandats de gouverneur, il a fait de son mieux pour gérer une mégapole réputée justement ingérable.
DÉCOUVERTE
CÔTE D’IVOIRE LA FORCE JEUNE
2023 a été décrétée année de la jeunesse par le président Alassane Ouattara. Les moins de 30 ans représentent plus de 75 % de la population. Éducation, formation, emploi, création… les défis sont réels et les opportunités immenses.
Comprendre un pays, une ville, une région, une organisationUne exigence nationale
C’est la priorité du plan ambitieux lancé par le gouvernement. Permettre aux jeunes de s’insérer dans la vie active, et participer pleinement à l’émergence du pays. La première phase débute cette année et se veut une source d’espoir.
par Dominique Mobioh EzouaDans son discours prononcé la veille du Nouvel An 2023, et s’adressant particulièrement à la jeunesse, le président de la République Alassane Ouattara affirmait être convaincu que « leur talent et leur énergie sont une chance pour le pays ». « Je crois fermement, poursuivait-il, en votre capacité à contribuer au développement de la Côte d’Ivoire. C’est pourquoi j’ai décidé de faire de 2023 l’année de la jeunesse. » L’assertion du chef de l’État corrobore la vision du gouvernement, qui a placé cette partie de la population au centre de sa stratégie de développement. Cela s’est traduit par l’élaboration des Plans nationaux de développement, en 2012-2015, puis en 2016-2020 et en 2012-2025, parmi lesquels le volet « emploi des jeunes » est une priorité. Pour aller plus loin, le gouvernement a mis en place l’ambitieux Programme jeunesse du gouvernement (PJGouv).
Pour Sarah Jelly Kouablan, 31 ans, célibataire, ces programmes auront beau se succéder, rien ne changera réellement : « Moi, je dois me battre au quotidien, toute seule, chercher les moyens les plus efficaces pour m’en sortir, afin d’aller de l’avant et espérer le meilleur. » Après avoir suivi les cycles scolaires classiques, elle a obtenu un master 2 en communication audiovisuelle, option photo, à l’Institut national supérieur des arts et de
Le président de la République Alassane Ouattara au Salon international de l’agriculture et des ressources animales (SARA) en 2017.
l’action culturelle (INSAAC), situé à Cocody. Mauvais calcul : de stages en mois d’essai non rémunérés, la jeune femme se rend compte qu’elle « tourne d’entreprise en entreprise », sans pouvoir se constituer aucun pécule. « Les agences nous exploitent, considère-t-elle. Si je reste dans ce domaine, je vais souffrir. » Après réflexion, elle décide de changer son fusil d’épaule et se tourne vers les arts plastiques. Aujourd’hui, Sarah est professeure dans un lycée d’Adjamé et photographe free-lance, spécialisée dans l’événementiel, les mariages, les baptêmes et autres événements festifs. Pour Arnaud M., le Programme jeunesse mis en place par le gouvernement est la bouée de sauvetage tant espérée. En effet, ce jeune homme, 32 ans cette année, originaire de l’extrême ouest du pays, voit là une planche de salut qui lui permettra de devenir autonome financièrement et de retrouver une « dignité professionnelle ». Arnaud, une fois le Brevet d’étude du premier cycle (BEPC) en poche, s’est mis « à s’amuser et à se promener » – une formulation sibylline sous-entendant qu’il a passé son temps à faire la fête. Aujourd’hui, comme bon nombre d’Ivoiriens, « il se débrouille », passant de petit boulot en petit boulot, bien souvent pour des revenus misérables. Habité par un regret permanent, il rêve, désormais, de posséder son propre élevage de volailles. Pour y parvenir, il compte sur les PJGouv. Privation d’éducation pour les uns, difficulté à trouver un emploi décent pour les autres, les défis à relever sont colossaux. Le pays a connu un taux de croissance démographique annuel moyen de 2,9 % entre 1998 et 2021, avec une population
atteignant 29 389 150 habitants en 2021. Les moins de 35 ans représentent donc 75,6 % de la population générale, soit 22 220 000 personnes. Les projections indiquent, dès lors, qu’il faut anticiper l’entrée de plus de 2 millions de nouveaux arrivants sur le marché du travail d’ici 2030. Dans une situation où quasiment un habitant sur deux a moins de 20 ans, un échec sur le front de l’emploi des jeunes agirait comme un détonateur à même de fracasser l’équilibre économique et social du pays. Les problématiques liées à la formation et à l’emploi des jeunes sont bien des enjeux majeurs. Le Programme jeunesse n’a ainsi d’autre alternative que d’être ambitieux, voire audacieux. C’est la raison pour laquelle il est prévu de le mener à bien en l’espace de deux ans, soit de 2023 à 2025, avec un budget de 1 118 milliards de francs CFA, et de toucher sur la période donnée 1 500 000 jeunes.
UN CHALLENGE NATIONAL
La mise en œuvre du PJGouv 2023 s’appuie sur trois principes stratégiques : une formation et un accompagnement ciblés des jeunes, en vue de leur épanouissement et de leur insertion réussie dans la vie active ; un partenariat stratégique gagnant-gagnant avec le secteur privé ; et une action gouvernementale cohérente, intégrée et innovante. Plusieurs paramètres fondent ce programme. On peut citer pêle-mêle le service civique, l’engagement citoyen, les valeurs éthiques, le développement personnel, l’évolution des mentalités, la promotion des valeurs citoyennes, ou encore l’amélioration de l’attractivité des métiers jugés peu valorisants (menuisier, plombier, maçon, carreleur, cuisinier, staffeur, agriculteur, éleveur, etc.).
Plus spécifiquement, la semaine de la jeunesse, considérée comme « le cadre de référence pour favoriser un dialogue structuré entre les générations », sera instituée. Par ailleurs, l’École de la 2e chance (E2C) prendra en compte l’accélération de la formation, l’insertion professionnelle et la promotion de l’entrepreneuriat des jeunes,
Formation, partenariat avec le secteur privé et rationalisation des choix publics sont les trois principes stratégiques du PJGouv.
avec des dispositifs de formation de courte durée, dans le but de résorber le nombre important de personnes en quête d’activité durable sur le marché (apprentissage et chantier école, formation de reconversion et requalification, service civique d’action pour le développement, etc.).
D’autres aspects, tels que l’amélioration des conditions d’épanouissement et du bien-être des jeunes, afin de favoriser leur autonomie sociale, leur indépendance financière, leur capacité à être les propres acteurs de leur avenir, font partie intégrante du programme. L’accent est mis aussi sur la lutte contre les fléaux sociaux et les comportements à risque, les inégalités à l’égard des jeunes filles et des personnes en situation de handicap, avec, en toile de fond, l’appel aux médias à jouer un rôle prépondérant dans la promotion des valeurs défendues dans ce programme.
À n’en point douter, tous ces mécanismes mis en place, afin que la jeunesse de Côte d’Ivoire dispose d’un maximum d’atouts permettant son intégration dans la société, sont opportuns, même si cette première phase du PJGouv ne répondra peut-être pas à elle seule à la question de l’adéquation entre formation et emploi. D’autres étapes seront nécessaires pour inverser durablement la tendance du chômage chez les jeunes et contribuer au développement du pays. L’objectif poursuivi consiste finalement à permettre l’émergence de la fierté nationale de demain. ■
Chiffres et opportunités
E 2011 À 2019 : 2,8 millions d’emplois créés, dont 43 % dans le domaine de l’agriculture, 24 % dans le secteur des services, 22 % dans le commerce, et près de 9 % dans le domaine de l’industrie. Par ailleurs, sur la période 2012-2022, les statistiques indiquent que 717 307 jeunes ont bénéficié d’opportunités dans le cadre des programmes d’insertion professionnelle. Sur 2,8 millions d’emplois créés entre 2011 et 2019, 1,8 million étaient destinés aux jeunes.
LE PJGOUV 2023 permettra de prendre en charge 317 309 jeunes, dont 51 % pour les programmes actifs sur le marché du travail (stages, École de la 2e chance, Travaux à haute intensité de main-d’œuvre, etc.), 33 % pour les Programmes entrepreneuriat et 16 % à travers les créations d’emplois issues des projets d’investissement.
À TERME, LE PJGOUV 2023 offrira près de 1,5 million d’opportunités en matière d’emploi, de formation, de financement de projets aux jeunes.
SON COÛT est de 361,442 milliards de FCFA, dont 99,28 milliards destinés à la construction et la réhabilitation d’infrastructures pour la jeunesse, à la formation et l’insertion professionnelle de 490 018 personnes, aux bourses d’études et aux secours financiers pour 110 833 individus, à l’amélioration du pouvoir d’achat de 100 000 jeunes et au renforcement de l’engagement citoyen de 35 030 jeunes.
6 MILLIONS DE JEUNES seront sensibilisés aux fléaux sociaux et comportements à risque, aux pratiques traditionnelles néfastes et aux voies de recours sur les cas de violences basées sur le genre. ■
Mamadou Touré « Accompagner vers l’autonomie »
Le ministre de la Promotion de la jeunesse, de l’Insertion professionnelle et du Service civique, âgé de 47 ans, explique les enjeux des réformes en cours.
AM : 2023 est l’« année de la jeunesse ». Quelle est la signification politique de cette décision ?
Mamadou Touré : C’est l’expression de la volonté du président de la République, Alassane Ouattara, d’accélérer et amplifier les initiatives en matière de formation, d’insertion professionnelle, de civisme et d’amélioration des conditions de vie des jeunes. En dédiant 2023 à la jeunesse, le chef de l’État réaffirme son ambition forte d’accompagner les jeunes dans leur cheminement vers l’autonomie en Côte d’Ivoire. Quelles en sont les conséquences concrètes pour la politique de la jeunesse ?
Un document appelé Programme jeunesse du gouvernement (PJGouv) a été élaboré en concertation avec 17 ministères et 307 organisations de jeunesse. Validé par le président Alassane Ouattara en conseil des ministres le mercredi 22 mars dernier, il prévoit la mobilisation d’environ 1 118 milliards de FCFA sur la période 2023-2025 pour la prise en compte de 1,5 million de jeunes dans notre pays. Pour la seule année 2023, près de 700 000 jeunes seront impactés pour 361 milliards de FCFA, dont 99 milliards pour les infrastructures dédiées à la jeunesse, c’est-à-dire la construction et la réhabilitation d’établissements de formation professionnelle, des centres de service civique, des Agoras (centres sportifs et culturels pour les jeunes), etc. De même, ceux qui veulent entreprendre seront financés. Pourquoi a-t-il fallu attendre 2023 pour décréter une année de la jeunesse, alors qu’une politique spécifique existe depuis 2011 ?
La jeunesse a toujours été au cœur des priorités du président Alassane Ouattara depuis son accession à la magistrature suprême en 2011. Nous sortions d’une décennie de crise, dont elle était l’une des grosses victimes. Pendant cette période, près de 4 millions de jeunes sont sortis de notre système pour se retrouver sur le marché du travail, très souvent sans qualifications. La relance économique, les réformes et les différentes initiatives ont permis à notre économie de générer près de 2,8 millions d’emplois, dont 1,8 million pour les jeunes sur la période 2012-2020. En dépit de ces résultats importants, les défis restent énormes : 22 millions d’habitants, sur les 30 millions que compte la Côte d’Ivoire, ont moins de 35 ans, et chaque année, nous avons entre 300 000 et 400 000 jeunes qui arrivent sur le marché. L’année de la jeunesse vise à prendre en compte ces défis et amplifier nos initiatives pour les jeunes en matière de formation, d’insertion professionnelle, d’appui à l’entrepreneuriat, d’engagement civique et d’épanouissement de notre jeunesse. Quel bilan souhaiteriez-vous pouvoir tirer à la fin de l’année ?
Avoir 600 000 jeunes pris en compte dans le cadre de ce programme, et ce, sur l’ensemble du territoire. Quelle place diriez-vous que la jeunesse (à savoir les 16-35 ans, qui représentent près de 40 % de la population) a eu dans l’action publique depuis Alassane Ouattara ?
Une place importante. D’ailleurs, tous les programmes qui seront mis en œuvre les visent, même si nous avons
étendu l’âge maximum jusqu’à 40 ans pour tenir compte de certains jeunes durement impactés par la crise 2000-2010. Quelle part prennent les bailleurs internationaux dans la mise en œuvre de cette politique ?
Une part importante et significative. La contribution de la France à travers l’Agence française de développement (AFD) dans le cadre du 3e contrat de désendettement et de développement (C2D3) sera de 53 milliards de FCFA dans mon secteur, pour impacter près de 100 000 jeunes sur la période. La Banque mondiale nous appuie avec près de 86 milliards de FCFA, pour toucher près de 400 000 jeunes sur la même période. La Banque africaine de développement (BAD), ce sera 30 milliards de FCFA, sans oublier le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), le Bureau international du travail (BIT), l’Unicef, le Fonds des Nations unies pour la population (UNFPA), etc. Diriez-vous que l’employabilité des jeunes s’est améliorée ?
Oui, même si beaucoup de défis demeurent.
Il y a, tout le monde le dit, un double problème : la qualité des diplômes délivrés et leur adéquation avec les besoins des entreprises offrant des emplois. Qu’est-ce qui est fait concrètement pour améliorer la situation ?
Des réformes dans notre système de formation ont été engagées. D’abord, celle de notre système d’enseignement professionnel et celle de l’enseignement supérieur pour
mettre les formations en adéquation avec le marché du travail à travers la réécriture des programmes et la mise à niveau de tout le système. Ensuite, l’appui à l’amélioration de l’employabilité de nos jeunes, à travers un programme de mise en stage de qualification dans des entreprises pour leur permettre d’avoir au moins une année d’expérience professionnelle.
Cette année vise à amplifier nos initiatives en matière de formation, d’insertion professionnelle, d’appui à l’entrepreneuriat.
Y a-t-il une coopération entre les ministères concernés (éducation, formation professionnelle, enseignement supérieur et le vôtre) ?
Oui, nous travaillons en synergie et en complémentarité. Et pour renforcer cela, dans le cadre du PJGouv 2023-2025, le Premier ministre a mis en place un comité de coordination placé sous son autorité. Ce comité regroupe 17 ministères travaillant sur les questions de la jeunesse. Vous êtes particulièrement actif sur le front de l’entrepreneuriat. Combien de jeunes ont bénéficié de prêts pour les aider à entreprendre ?
Entre 2020 et 2022, ce sont 74 878 bénéficiaires que nous avons enregistrés au niveau de mon seul ministère. Quel bilan tirez-vous de cette politique « pro-entrepreneuriat » ?
Il est satisfaisant, mais il nous faut aller plus loin et continuer à améliorer le dispositif. Ce sont 150 524 jeunes qui seront pris en compte dans le cadre du PJGouv. L’entrepreneuriat ne s’apprend pas vraiment, et cela peut engendrer de mauvaises surprises, même quand le projet semble solide. Comptez-vous améliorer l’accompagnement des bénéficiaires porteurs de projets, une fois qu’ils ont reçu leur prêt ?
Le gouvernement a créé le Guichet unique des entreprises qui comprend en son sein l’agence Côte
On note aussi une démission de certains parents dans leurs obligations vis-à-vis de leurs enfants. Les familles et l’école ne jouent-elles plus leur rôle ?
La responsabilité de l’école dans l’encadrement de nos enfants ne peut pas remplacer celle des parents. Tous les acteurs, y compris la société civile, doivent jouer leur rôle. Que faut-il faire pour que le civisme soit à nouveau un comportement mieux partagé ?
Au niveau de gouvernement, nous avons relancé le programme de service civique avec pour ambition d’inculquer les valeurs civiques et citoyennes à des millions de jeunes dans notre pays.
Ceux-ci sont aujourd’hui soumis à un certain nombre de risques : drogue dans les lycées, alcool, MST, émigration clandestine… Comment mieux les protéger ?
d’Ivoire PME, dont le rôle est justement d’accompagner les entrepreneurs avec des formations et un meilleur suivi de leurs activités. Nous avons aussi contracté avec des centres de gestion agréés pour aider ces derniers. Il y a aussi la question prégnante des valeurs et des modèles dans la société. Nombreux sont ceux qui font le constat de leur dégradation, surtout parmi la jeunesse. Qu’en pensez-vous ?
Cela peut également être mis sur le compte de la crise que nous avons connue entre 1990 et 2010.
Il faut beaucoup de sensibilisation, et nous le faisons avec des partenaires comme l’Unicef. Il est nécessaire, pour la drogue et l’émigration clandestine, de combattre les réseaux et filières criminels. Le gouvernement est à la tâche pour cela. L’idée de l’Ivoirien nouveau est-elle prise en compte par cette tranche de la population ?
Tous nos dispositifs de service civique, d’engagement citoyen et de civisme visent cet objectif. Avec l’appui de tous, nous allons y arriver. ■ Propos recueillis par Philippe Di Nacera
Tous les acteurs, y compris la société civile, doivent jouer leur rôle dans l’encadrement de nos enfants.
Le groupe scolaire d’excellence d’Abobo, à Abidjan, porté par la fondation Children of Africa de la première dame Dominique Ouattara.
Denise Kouadio et Ibrahim Diarrassouba « Sensibiliser et nous rassembler »
Le Conseil national des jeunes de Côte d’Ivoire (CNJ-CI) est une instance consultative créée par le gouvernement en 2012. Denise Kouadio, déléguée de la section de Bocanda, et Ibrahim Diarrassouba, délégué régional d’Abidjan, se mobilisent au quotidien pour que cet organe trouve sa place au sein du dispositif institutionnel.
AM : Qu’est-ce que le Conseil national des jeunes de Côte d’Ivoire ?
Denise Kouadio : C’est l’organe consultatif du gouvernement en matière de politique destinée aux jeunes. Il a été créé par décret ministériel le 10 octobre 2012 pour rassembler et consulter la jeunesse.
Ibrahim Diarrassouba : On peut dire que c’est la « faîtière des faîtières » de toutes les associations de jeunes dans le pays.
Vous êtes tous les deux élus dans vos régions et détenez un mandat. En quoi cela consiste-t-il ?
D.K. : Les délégués sont élus par les associations de jeunes reconnues, c’est-à-dire légalement constituées. À l’issue du scrutin, ils font office de relais. Nous travaillons aussi bien avec l’État qu’avec les élus locaux, notamment avec les mairies ou les conseils régionaux, qui nous sollicitent pour toutes les actions qu’ils veulent mener concernant la jeunesse. Hormis la politique, nous faisons beaucoup de sensibilisation sur le terrain. Par exemple, quand une
mairie décide de lancer un programme pour les jeunes, automatiquement, elle contacte le délégué CNJ-CI qui, lui, charge les membres de son bureau de trouver et rassembler ceux qui correspondent au profil requis pour participer. C’est la même chose quand il s’agit de recrutements : il faut informer la population concernée via des campagnes de communication, soit sur les réseaux sociaux, soit dans le cadre de tournées au sein des différents villages, des sous-préfectures, et même dans tous les quartiers des villes.
I.D. : Normalement, les délégués devraient aussi siéger dans les conseils régionaux et municipaux. Mais cela n’arrive pas souvent, notamment quand, dans certaines localités, le maire et le délégué ne sont pas en accord politiquement. Nous ne sommes pas toujours consultés ou sollicités par les autorités locales. Peut-on dire que le CNJ-CI, que ce soit au niveau national ou local, est coproducteur de la politique de la jeunesse ?
I.D. : En principe, ce devrait être le cas. Mais concrètement, ce n’est pas toujours ça. Est-ce une revendication des délégués de pouvoir occuper la place que les textes leur prévoient ?
D.K. : Plus qu’une revendication, c’est un travail constant que chaque délégué, sur l’ensemble du territoire, essaie de mener pour que les élus locaux prennent l’habitude de consulter le CNJ. Comment traduiriez-vous les orientations du gouvernement en matière de politique jeunesse ?
D.K. : Dans ma localité, nous commençons toujours par de la sensibilisation. Nous organisons des activités permettant de réunir les jeunes, et à l’occasion desquelles nous parlons des actions mises en place.
C’est le cas de l’Agence emploi jeunes et du programme qu’elle a lancé en 2015, « Agir pour les jeunes ». L’objectif est de les aider à créer des activités génératrices de revenus. Près de 20 000 personnes en ont ainsi bénéficié. Nous leur expliquons où déposer leur projet et comment obtenir des subventions. Dernièrement, dans ma localité, le conseil régional a lancé un fonds pour les jeunes entrepreneurs et nous a saisis pour communiquer à ce sujet. Ces actions de terrain permettent de valider et de concrétiser ces politiques au niveau national.
I.D. : L’État fait ce qu’il peut :
2 millions d’emplois ont été créés, c’est vrai, mais rien n’est facile pour la jeunesse. Sur les 30 millions d’habitants recensés, les jeunes représentent 76 % de la population.
2 millions d’emplois, c’est à la fois énorme – l’effort de l’État est conséquent –, et à la fois pas grand-chose. Aujourd’hui, le gouvernement considère que gérer une cabine, c’est avoir un emploi, de même qu’être apprenti gbaka. À nos yeux, un apprenti gbaka n’est pas une personne qui travaille ! Mais il entre tout de même dans les statistiques. C’est difficile à accepter, mais nous n’avons pas le choix. Quelles sont les plus grandes problématiques liées à cette population ?
D.K. : La plus importante, c’est l’emploi. Nombreux sont ceux qui, à l’occasion de nos sensibilisations, nous disent : « On termine nos études avec des diplômes, mais on n’a pas de travail. » Il est difficile pour eux de mettre un pied dans la vie active. Donc l’insertion professionnelle et l’emploi sont les plus grands problèmes qui minent cette tranche de la population aujourd’hui. C’est pour ça que le ministère de la Jeunesse met beaucoup d’initiatives en place. Or, tous n’ont pas accès à ces fonds-là, et tous n’ont pas la fibre entrepreneuriale. Certains cherchent un poste salarié, quand d’autres préfèrent la sécurité du fonctionnariat. Et surtout, dans les zones rurales, il y a un sentiment d’inégalité. Comment pouvez-vous leur apporter votre aide ?
I.D. : Nous pouvons les aider en leur prodiguant des conseils et en les orientant vers les Agences emploi jeunes.
est difficile pour nous de mettre un pied dans la vie active. C’est pour ça que le ministère de la Jeunesse met beaucoup d’initiatives en place.
L’éducation est un autre grand sujet. Si elle n’est pas au niveau attendu, il est difficile pour l’État de construire l’avenir avec les jeunes. On veut créer l’Ivoirien nouveau, mais avec qui ? Quand je regarde l’état de l’éducation dans le pays, je me dis que nous sommes en train d’échouer. D’ailleurs, les enseignants eux-mêmes ne sont pas au niveau. Je travaille depuis 2016 dans l’éducation et, parfois, je visite des classes où je me demande sincèrement si l’enseignant a été formé. Il y a un gros effort à fournir sur la formation et sur la qualité de l’enseignement. Nous alertons régulièrement le ministre de l’Éducation nationale et celui de la Jeunesse sur ces sujets.
Le président Alassane Ouattara a fait de l’éducation un secteur prioritaire : beaucoup de moyens ont été alloués à ce département ministériel. Où se situent les problèmes ?
D.K. : Tout d’abord, il y a un problème de valeurs. Maintenant, on sait que la drogue circule beaucoup dans les écoles. Il y a aussi l’incivisme ou les grossesses en milieu
La plus grosse problématique est l’emploi. Il
scolaire. Quand on parle de « problèmes à l’école », cela va plus loin que la qualité de l’enseignement. Il y a un souci de recrutement des professeurs, et la formation qu’ils reçoivent est insuffisante, mais ce n’est pas tout. Que mettriez-vous en place sur ces deux pôles essentiels en premier lieu ?
I.D. : Il est difficile pour l’État de financer tous les jeunes. On ne peut pas l’indexer. Encore une fois, il fait beaucoup sur ce terrain. En revanche, on pourrait le pointer du doigt vis-à-vis de l’éducation. Comme l’a dit Denise, on ferme trop les yeux sur les conditions de réussite des concours, qui ne sont pas toujours remplies. Le bac est-il original ? Le diplôme n’a-t-il pas été falsifié ? Qui est placé dans la liste des admis et par qui ? Il est très difficile de s’assurer de la qualité de la formation reçue par ceux qui deviennent enseignants. Les vraies questions, dans ce secteur comme dans d’autres, c’est « l’Ivoirien nouveau », le civisme, l’idée du service. Comment vous emparez-vous des sujets relatifs au civisme ?
I.D. : Nous essayons d’agir de façon concrète. Par exemple, dans la commune d’Attécoubé, j’ai récemment eu une réunion avec la cellule de réinsertion des enfants en conflit avec la loi, que l’on appelle péjorativement les « microbes ». Nous avons parlé, nous avons mobilisé les autorités, les parents et, avec l’appui de la police, nous avons pacifié la commune. Nous avons réussi grâce aux sensibilisations dans les écoles primaires, les lycées et les collèges, ou encore sur nos pages Facebook. Tous les habitants témoignent qu’il n’y a plus d’insécurité à Attécoubé. Que ce soit à 10 heures ou à 2 heures du matin, les gens circulent comme ils veulent !
qu’il a confiance en la jeunesse. Cela a été un véritable soulagement pour nous, pour moi.
I.D. : J’ai été très heureux. J’ai aussi poussé un « ouf ! » de soulagement. Et chaque fois que je fais une publication, je mentionne toujours : « 2023, l’année de la jeunesse », pour souligner que c’est vraiment notre année. Souhaitez-vous que cela soit l’occasion pour le CNJ d’exercer plus de responsabilités ?
D.K. : Nous voulons être entendus à travers les activités que nous exerçons au niveau local, car tout ça représente beaucoup de travail. L’institution a pris véritablement son envol depuis 2016, et c’est en 2021 que les délégués ont commencé à travailler sur le terrain. Nous sommes en pleine campagne de communication pour que les élus locaux sachent que cette institution existe et qu’ils aient envie de collaborer avec nous. Voyez-vous aujourd’hui une application concrète de cette « priorité à la jeunesse » ? Quelque chose a-t-il changé ?
I.D. : Pour le moment, nous avons eu une série d’échanges dans différents ministères, qui s’est terminée par une rencontre avec la primature. Nous avons remis un rapport au Premier ministre, et nous attendons impatiemment son retour. Une telle annonce s’accompagne forcément d’un gros budget. Pour accompagner cette politique, avez-vous votre mot à dire sur la façon dont il est dépensé ? Souhaitez-vous avoir un regard là-dessus ?
Comment avez-vous réagi quand vous avez entendu le président de la République expliquer, lors de son discours de fin d’année, que 2023 sera l’année de la jeunesse ?
D.K. : On s’est dit : « Voilà, c’est le moment pour nous de nous faire voir », et surtout de donner à la Côte d’Ivoire ce que nous avons. On est dynamiques, on a plein d’idées. On se dit que si le président a pris cette décision, c’est parce
I.D. : C’est très important. Nous connaissons le quotidien et la situation de cette génération. Je pense que nous, premiers responsables des jeunes de Côte d’Ivoire, devons avoir notre mot à dire sur la façon dont cet argent sera dépensé. Il faut être vigilant, au risque de voir certains prendre la subvention pour partir à Lampedusa. Le ministère de la Jeunesse et l’État n’ont pas forcément accès à ces informations ! Concernant Lampedusa, chaque semaine, il y a des morts en Méditerranée. Qu’avez-vous envie de dire à ceux qui envisagent de faire ce voyage à l’issue incertaine ?
I.D. : La question de Lampedusa est très délicate. Comme le dit l’adage : « Il n’y a pas plus grand conseiller que soi-même. » À travers la sensibilisation qui est menée, que ce soit par l’État ou nous-mêmes, il est très difficile d’être convaincants. On a beau dire à quelqu’un de ne pas partir, si c’est son souhait, cela n’aura que très peu d’écho. Car c’est
Aujourd’hui, nous sommes fiers de voir que des personnes comme Youssoupha, Gims ou encore Black M viennent s’installer en Côte d’Ivoire. Ils trouvent notre pays attractif.
d’abord une ambition. On peut tout arracher à une personne, sauf son rêve. Elle a envie de partir et, chaque jour dans les médias, elle voit des gens qui y parviennent. Et elle a peutêtre un parent ou un ami de l’autre côté de la mer. Même si un voisin lui dit : « Mon frère est parti, il est décédé », cela ne l’empêchera pas d’essayer. On sait que des gens meurent. Aujourd’hui, nous sommes fiers de voir que des personnes comme Youssoupha, Gims ou encore Black M viennent s’installer en Côte d’Ivoire. Ils trouvent notre pays attractif. Cette terre est désormais l’eldorado de ces stars. Voilà des exemples qui peuvent retenir nos jeunes. « Si Gims est ici, qu’est-ce que je vais chercher en France ? C’est la preuve que je peux m’en sortir ici. » En vous écoutant, on a le sentiment que le CNJ cherche encore sa place. Est-ce le cas ?
D.K. : C’est une instance relativement nouvelle, qui n’a pas encore tous ses attributs. Un délégué en région a un statut similaire à celui d’un bénévole. Or, il mène beaucoup d’actions sur le terrain. Les subventions du CNJ-CI sont destinées au Bureau national, alors qu’en région ou en département, le délégué travaille
à ses frais. Pour moi, une institution qui est créée par décret ministériel, qui fait le travail de l’État, doit être capable de pouvoir assurer le fonctionnement de ses membres, si on veut qu’ils soient respectés. Au cours de cette année 2023, qu’est-ce qui, selon vous, devra être accompli ?
D.K. : Tout le monde n’est pas entrepreneur dans l’âme. J’aimerais, au-delà des financements de projets, que l’on mette l’accent sur la formation des jeunes pour mieux les accompagner. Pour moi, il faut créer des institutions adaptées pour leur apprendre l’entrepreneuriat, pour les aider à comprendre les contours de leur activité, bâtir un business plan, demander des fonds, etc.
I.D. : À la fin de 2023, je voudrais que davantage de sociétés ouvrent leurs portes aux jeunes et que l’entrepreneuriat soit enseigné aux enfants dès le primaire, comme c’est le cas au Rwanda.
D.K. : Je souhaite également que l’on permette au CNJ-CI de prendre la pleine possession de ses pouvoirs, afin qu’il devienne un véritable organe consultatif. ■ Propos recueillis par Philippe Di Nacera
À la source de l’emploi
Le travail rémunéré et durable est l’une des clés de l’insertion. Objectif de toutes les parties prenantes : mettre en adéquation les profils de celles et ceux qui arrivent sur le marché avec les besoins des entreprises.
par Philippe Di NaceraLe travail est un enjeu majeur dans une société qui compte 36,8 % de jeunes (16 à 35 ans). Mais pour que cette population puisse dénicher un emploi, et le garder, les profils doivent être attractifs aux yeux des entreprises censées les recruter. « Un jeune peut avoir un bon diplôme, acquis dans une très bonne école, même à l’étranger, et ne correspondre à aucun besoin sur le marché du travail », considère Frédéric Kabran, directeur des opérations de l’Agence emploi jeunes. Si la disponibilité des emplois dans l’économie ivoirienne dépend de la politique macro-économique de croissance
du gouvernement, le travail de Frédéric Kabran consiste à mettre en adéquation les profils qui arrivent sur le marché avec les besoins des opérateurs économiques. Plusieurs situations sont prises en compte par l’Agence emploi jeunes lorsque les ministères sectoriels (Enseignement supérieur, Enseignement technique et formation professionnelle, Éducation nationale) ne parviennent pas à fluidifier sur le marché les flux de jeunes qui passent chez eux. C’est ce que l’on appelle la « gestion du stock » : « Il y a ceux qui quittent l’école sans qualification ou même qui ne sont pas
scolarisés, et ceux qui sont diplômés, mais dont la qualité du diplôme ou sa concordance avec le marché du travail pose problème. »
Ce constat, Fanta Traoré le partage. À la tête d’Empower Talents & Careers, un cabinet de conseil en gestion des ressources humaines et de recrutement, elle est positionnée depuis plusieurs années sur le segment de l’emploi des jeunes. « Il y a souvent une inadéquation entre les formations et les besoins du marché, mais aussi un problème général de compétences des nouveaux diplômés. Ils ne sont pas capables d’occuper les postes proposés à la sortie de l’école. »
DE STAGIAIRE À PROFESSIONNEL, IL N’Y A QU’UN PAS
L’une des parades imaginées consiste en une panoplie de programmes ciblés, dont le but est de rendre l’expérience et les compétences de ces milliers de jeunes plus attractives aux yeux des entreprises. Leur mise en œuvre est censée répondre à la diversité des situations. D’abord, une vaste réflexion a été menée sur les curriculum vitæ. Le système licencemaster-doctorat (LMD), internationalement reconnu et réputé plus professionnalisant, a été adopté à l’université. Puis, certains brevets de technicien supérieur (BTS) ont été supprimés. En somme, une refonte est en cours, tandis que d’autres formations, comme le BTS ressources humaines et communication, qui produit chaque année des bataillons de chômeurs, sont sur le fil du rasoir.
Les projets les plus efficaces sont ceux qui permettent aux diplômés d’acquérir une première expérience professionnelle en effectuant des stages. D’une durée de six mois, renouvelables une fois, ces derniers constituent de véritables aides à l’embauche. Des dizaines de milliers de jeunes en ont déjà bénéficié. Les entreprises qui entrent dans ce programme de l’Agence emploi jeunes bénéficient d’une aide de près de 50 000 francs CFA pour la gratification des stagiaires, et surtout d’avantages fiscaux non négligeables, en particulier si le stage se solde par une embauche.
Fanta Traoré passe justement beaucoup de temps à mettre en relation des diplômés avec des entreprises, en partenariat avec l’Agence emploi jeunes, notamment deux fois par an, lors des forums de stages qu’elle organise à Yamoussoukro et Abidjan. « Celui de Yamoussoukro permet de toucher les jeunes, de l’intérieur du pays jusqu’à Korhogo. Le prochain forum aura lieu à Abidjan le 21 juillet. » Et pour les « mal diplômés », ou ceux qui sont sortis du système scolaire, l’agence propose des formations de reconversion et de requalification, suivies de stages pour les premiers (ils seront 15 000 à en bénéficier au titre de l’année 2023) et de formations certifiantes en apprentissage (d’une durée de 6 à 24 mois), aux côtés de maîtres artisans, pour les seconds. Pour Fanta Traoré, l’orientation donnée à la politique de l’emploi des jeunes est la bonne, mais « il conviendrait de l’approfondir et de multiplier notamment les possibilités de reconversions professionnelles et d’apprentissage pour les non-diplômés ». Enfin, concernant la vaste politique d’incitation à l’entrepreneuriat, elle estime qu’un effort doit être fait, une fois le prêt accordé, pour former et accompagner les porteurs de projets, pas toujours au fait des réalités de cet environnement professionnel. Un diagnostic partagé par Frédéric Kabran, qui précise néanmoins que, des « activités génératrices de revenus » (à savoir celles, informelles, qui bénéficient de prêts inférieurs à 1 million de FCFA) aux projets structurants (jusqu’à 50 millions de FCFA), en passant par les micro-entreprises (projets de 1 à 5 millions de FCFA), « les projets sont désormais bien mieux analysés en partenariat avec les banques, dont c’est le métier, avant que les prêts ne soient accordés ».
Si la mobilisation des structures publiques et privées sur l’employabilité des jeunes est réelle, toutes soulignent que les résultats seront uniquement au rendez-vous s’ils acceptent de saisir les opportunités qui s’offrent à eux. Et, malheureusement, ce n’est pas toujours le cas. ■
Les filières sont repensées, on travaille aussi sur les curriculum vitæ. Les stages, eux, permettent à des milliers de profils d’avoir une première expérience.
Le phénomène des « repats »
Ils ou elles ont vécu et travaillé à l’étranger, et ont décidé de rentrer pour apporter savoir-faire et expérience. Un retour qui ne se fait pas toujours sans difficulté.
par Philippe Di NaceraLa Côte d’Ivoire est redevenue attractive… Y compris pour les Ivoiriens eux-mêmes ! Ce mouvement de retour des expatriés dans leur pays, que l’on sentait frémir depuis plusieurs années, semble s’accélérer. En particulier chez les jeunes diplômés qui, une fois leurs études en Occident terminées, préfèrent souvent « rentrer au pays » plutôt que faire carrière à l’extérieur.
Steve Essis est l’un d’eux. Parti après son BTS en communication d’entreprise, il est rentré depuis deux ans, doublement diplômé : en marketing et management des organisations, obtenu en Afrique du Sud, ainsi qu’en management de projets et coopération internationale, en Belgique. Il a d’abord fait un stage dans une société qui représentait Heineken en Côte d’Ivoire. Le dirigeant d’une multinationale américaine (regroupant les marques Colgate, Palmolive, La Croix ou encore Soupline) qui avait besoin d’une personne maîtrisant l’anglais pour l’accompagner pendant son séjour dans le pays, l’a ensuite recruté pour 10 jours. À la fin de sa mission, l’homme d’affaires lui a proposé de candidater au graduate program de son groupe, dédié aux jeunes. Son profil a été retenu. Aujourd’hui, à 33 ans, il travaille en Côte d’Ivoire et au Ghana comme manager d’équipes marketing et commerciales.
Mais tous n’ont pas un parcours aussi linéaire. C’est pour cette raison qu’en 2017, alors qu’il était encore en Afrique du Sud, il a créé le Réseau ivoirien des diplômés de la diaspora (RIDD). Son idée est partie d’un constat : après leurs études à l’étranger, les jeunes se trouvent souvent confrontés à des problèmes d’employabilité. « Quand
je venais en vacances, je trouvais souvent des stages, mais je constatais que c’était plus difficile pour mes amis. J’ai donc décidé de créer ce réseau de solidarité. »
Perçoit-il qu’il existe un réel engouement pour le retour au pays ? « Oui, et je suis représentatif de ce mouvement. Au RIDD, nous sommes de plus en plus sollicités. Les jeunes de la diaspora apportent une plus-value à la Côte d’Ivoire. Ils veulent revenir pour entreprendre, participer à l’effort collectif. Ils ont acquis d’autres façons de travailler. Ils ont vu ce qui existe ailleurs et pas dans leur pays. 80 % de ces diplômés sont bilingues ou trilingues. Leur portefeuille relationnel s’est élargi. Ils ont envie de mettre ces acquis au service de leur pays. C’est comme un retour d’expérience. » Une expérience qui, selon
Steve Essis, « leur confère une capacité de prise d’initiatives. Ils sont plus efficaces ». Si de nombreux jeunes rêvent toujours de partir compléter leur formation à l’étranger, ces derniers le font de plus en plus en affirmant leur intention de revenir. C’est le cas de Vanessa Guigui, 24 ans. Étudiante de la prestigieuse école hôtelière Vatel, à Bordeaux, en France, elle n’envisage pas de faire carrière ailleurs que dans son pays : « J’étudie dans une école d’excellence, je fais mes premières armes dans les plus grands hôtels, mais tout cela, c’est chez moi que je veux le mettre en pratique. »
DÉVELOPPER L’AIDE AU RETOUR
Malgré « leur flexibilité et leur capacité d’adaptation », Steve Essis constate que le retour des jeunes diplômés ne se fait pas sans difficulté. Sur le plan humain, il n’est pas évident de s’adapter aux mentalités que l’on redécouvre : « Il faut d’abord comprendre l’écosystème local. » Par ailleurs, leurs compatriotes restés au pays les voient souvent comme des concurrents. Il insiste : « Il faut dire aux parents qu’on n’envoie pas ses enfants à l’extérieur sans préparation. Il faut choisir des filières qui ont de l’avenir ici, afin de faciliter le retour. » Alors, pour accompagner
ceux qui veulent rentrer, le gouvernement a créé des dispositifs fiscaux et douaniers. Avec Ecobank, l’ONG italienne Soleterre ou encore la Direction de la mobilisation des compétences et des ressources de la diaspora (DMCRD) du ministère des Affaires étrangères, le RIDD s’active à trouver des opportunités d’emplois ou de stages rémunérés à celles et ceux qui les sollicitent. « Nous allons au bout de la démarche de mise en relation, mais nous ne pouvons pas satisfaire tout le monde, nous avons besoin de soutien. » Chaque année, l’association permet également à 20 jeunes de bénéficier de bourses (de 5 000 à 20 000 euros) octroyées par l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII) pour entreprendre en Côte d’Ivoire.
« Il faut développer toutes les formes d’aide au retour, sinon la tendance est de rester sur son lieu d’émigration », affirme Steve Essis, qui s’est tourné vers le ministère des Affaire étrangères et sa Direction générale des Ivoiriens de l’extérieur pour inscrire cette démarche dans un programme plus ample. L’association organise en septembre la 6e édition des Awards de la diaspora. Une occasion de réfléchir à la prise en compte de ceux, plus nombreux chaque année, qui font le chemin du retour. ■
Pour réussir, il faut privilégier les filières d’avenir et bien appréhender l’écosystème local
La bataille de l’école
Depuis 2011, de nombreuses réformes ont été menées, avec des efforts financiers conséquents pour améliorer les niveaux et assurer une éducation de base pour toutes et tous. par
Dominique Mobioh EzouaC«’est un cri du cœur, pour dire qu’il faut un changement de comportement à tous les niveaux. Chez les enseignants, chez les parents d’élèves et chez les élèves eux-mêmes ! », déclarait le 6 mai 2022, Mariatou Koné, ministre de l’Éducation nationale et de l’Alphabétisation, devant les membres de la Conférence des ministres de l’éducation des États et gouvernements de la francophonie (CONFEMEN). Ces derniers étaient venus lui restituer les résultats nationaux du Programme d’analyse des systèmes éducatifs (PASEC) 2019.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que ces résultats, qui plaçaient la Côte d’Ivoire à un niveau très bas parmi les 14 autres pays membres de la CONFEMEN, venaient justifier cette position. Déjà en 2017, un rapport de la Banque mondiale relevait qu’un jeune Ivoirien ne passait en moyenne que huit années sur les bancs de l’école, et qu’à la fin du cycle primaire, moins de la moitié des élèves possédait les compétences requises en lecture et en mathématiques. L’effort à fournir pour rattraper le temps perdu est un défi permanent pour les autorités de par son ampleur. Dès 2009, le pays effectuait le deuxième diagnostic sectoriel de son système éducatif et avait défini des réformes capables « [de l’]engager sur la voie d’un développement harmonieux et équitable, favorisant l’accès à une éducation inclusive et de qualité pour tous les enfants, et une croissance économique soutenable et profitable à tous ». Mais les événements de 2010 et 2011, liés à la crise électorale et post-électorale, ont entraîné une pause dans la mise en œuvre de ce processus.
DES MESURES D’ACCOMPAGNEMENT RENFORCÉES
Au fur et à mesure que s’éloignaient les affres de la crise, le pays a engagé, en l’espace d’une décennie, d’ambitieuses réformes. Parmi celles-ci figure l’école obligatoire pour tous les enfants âgés de 6 à 16 ans, entrée en vigueur en 2015. Dans la même lignée, depuis 2011, un travail remarquable a été mené dans plusieurs autres secteurs. D’abord, au niveau des capacités d’accueil, qui ont connu une évolution notable, selon les publications du ministère de l’Éducation nationale portant sur la période 2011-2020. En effet, en 2020, la Côte d’Ivoire comptait 549 lycées et collèges (dont des lycées d’excellence, des lycées d’enseignement technique et professionnel, des Centres d’aptitude et de formation pédagogique…), contre 242 en 2011. Et le nombre de salles de classe du préscolaire et du primaire est passé de 64 645 à 101 016. Concernant les salles construites après 2020, les chiffres consolidés ne sont pas encore disponibles, mais elles sont estimées à des centaines. Par ailleurs, des milliers de salles de classe et de tables-bancs ont également été réhabilitées.
En matière de mesures d’accompagnement visant à de meilleures conditions d’études, des milliards de FCFA sont consacrés annuellement aux bourses scolaires. Et près de 40 000 bourses d’études ont déjà été octroyées et distribuées depuis le lancement de ces réformes. Toujours dans la même période, près de 35 millions de kits scolaires ont été distribués, pour un montant de plus de 100 milliards de FCFA. Et, grâce au programme de
Parmi les grandes réformes emblématiques, la scolarisation obligatoire pour tous, de 6 à 16 ans.
construction de collèges de proximité, plus de 90 % des élèves des zones rurales parcourent moins de 3 km pour rejoindre leur école. Parallèlement, entre 2011 et 2021, plus de 80 000 enseignants et encadreurs du préscolaire, du primaire et du secondaire ont été recrutés.
D’autre part, les acteurs ont insisté sur la scolarisation des jeunes filles, surtout en milieu rural. La sensibilisation a porté ses fruits, puisqu’elle a permis de faire progresser l’indice de parité filles/garçons au primaire de 0,86 en 2011, à 0,99 en 2018. Dans le secondaire, où les filles représentent 44 % des effectifs d’élèves, l’indice est passé de 0,74 en 2011, à 0,86 en 2018. Désormais, c’est de leur côté que l’on atteint 82,2 % du taux d’achèvement du programme scolaire au primaire en 2020, contre 52,1 % en 2011. De manière générale, le taux d’achèvement dudit programme est passé de 59,1 % en 2011 à 82,15 % en 2020. Les acquis majeurs de ces réformes résident d’une part dans la mise en place de l’inscription en ligne et l’établissement d’une carte d’identité scolaire sécurisée pour tous les élèves du secondaire public et privé. Et d’autre part, dans l’extension de l’immatriculation aux élèves du primaire public et privé, à travers l’attribution d’un identifiant unique à chaque enfant, pendant tout son cursus. D’autres actions ont également porté leurs fruits, comme le géoréférencement des infrastructures scolaires sur l’ensemble du territoire ou l’introduction des technologies de l’information et de la communication (TIC). Il en va de même pour la formation continue des enseignants, encadreurs et administrateurs scolaires à distance, ou la mise en œuvre d’une bourse nationale de manuels scolaires. Depuis 2011, les investissements réalisés par les autorités et leurs partenaires ont suivi le développement fulgurant des infrastructures et des ressources humaines déployées en matière d’éducation. Des efforts qui ont permis de booster le taux brut de scolarisation à 100,5 % en 2018-2019, contre 89,30 % en 2011-2012.
Cependant, des facteurs négatifs subsistent, qu’il s’agisse d’un faible niveau de formation et de motivation de certains enseignants, ou encore de la dégradation continue de l’environnement scolaire, gangrené, par exemple, par l’installation de boutiques et de marchés à proximité des établissements. Autant d’obstacles auxquels il faut ajouter la démission de certains parents, abandonnant leurs enfants aux seules mains des éducateurs.
Cette année, à travers son programme « Côte d’Ivoire solidaire », le président de la République, Alassane Ouattara, veut aller plus loin « afin que chaque enfant, quelles que soient ses origines et ses conditions sociales, ait accès à une bonne éducation ». « C’est en travaillant main dans la main que nous améliorerons nos performances. Un État ne peut être puissant si ses enfants n’ont pas une bonne éducation », affirme pour sa part Mariatou Koné. Car c’est bien autour d’un pacte social, sur lequel élèves, parents, enseignants, syndicats et ministère sauront s’accorder, que le système éducatif pourra être à la hauteur des espérances que toutes et tous nourrissent pour leur pays. ■
DÉCOUVERTE / Côte d’Ivoire
En action !
Nourris d’ambitions, d’idées nouvelles, de projets, ils et elles font la Côte d’Ivoire de demain. Nés ici ou venus d’ailleurs, portraits choisis de cette « new generation » en mouvement.
TAMANDRA GENY Entre deux rives
À 32 ans, cette commissaire d’exposition franco-ivoirienne trouve ses marques dans un pays longtemps rêvé.
NÉE À GRENOBLE d’un père ivoirien et d’une mère française, la jeune femme a ensuite vécu quelque temps à Paris. Mais depuis un an, c’est à Abidjan qu’elle a choisi de poser ses valises. Son départ pour la Côte d’Ivoire est issu d’une volonté « d’explorer cette partie d’elle-même ». Même si, depuis l’enfance, elle a régulièrement passé des vacances dans le pays, son souhait s’inscrit dans l’idée d’un retour aux racines : « Sentir que je vis mon côté ivoirien et m’imprégner de la vie quotidienne. » Une quête d’identité qui, malgré sa détermination, n’est pas toujours évidente. Car à Abidjan, on remarque sans cesse sa couleur de peau très claire.
« Je suis ivoirienne, mais il n’est pas facile de pénétrer pleinement cette société. Je ne peux pas être plus ivoirienne que ceux qui y sont nés », dit-elle. Comme de nombreux autres jeunes expatriés, Tamandra veut contribuer à la construction de ce pays qu’elle sent vibrer en elle. À 32 ans, son bagage universitaire (master 1 en histoire africaine et master 2 en coopération internationale, dont elle est sortie major) et son expérience dans le monde culturel à l’étranger (elle connaît bien l’Afrique de l’Est et le monde
anglophone) l’incitent à « partager ce qui lui a été donné de voir ailleurs ». Après avoir vécu deux ans au Rwanda, où elle a travaillé dans la coopération, elle a mis en œuvre une exposition collective présentant six artistes rwandais à Abidjan. Il n’a pas été difficile de convaincre la grande galerie Amani de prêter son espace pour organiser cet événement culturel unique. En effet, son projet de croiser les regards pour « montrer une autre histoire, une autre manière de valoriser l’Afrique à travers l’art » a été un grand succès.
Elle négocie actuellement avec le musée des civilisations d’Abidjan la mise en place d’une exposition qui aura pour thème le dialogue entre les cultures. « En partant de peintures occidentales où des personnages noirs sont représentés depuis des siècles, mon travail de commissaire consiste à proposer à des artistes africains contemporains de se réapproprier ces œuvres et de les interpréter. » Une entreprise visant à « revaloriser l’image des Noirs par eux-mêmes ». Les artistes sont déjà choisis, et l’exposition devrait voir le jour en mai ou en juin 2023.
Celle qui se définit comme une « afropéenne » entend-elle vivre définitivement de ce côté de la rive ? Même si l’Europe lui manque – surtout les grandes expositions –et si le brassage social est un peu limité à son goût en Côte d’Ivoire, l’envie de rester est forte. La réponse à cette question est pourtant ponctuée de « si », car son rêve est d’y ouvrir une galerie pour poursuivre son œuvre de métissage culturel. « Rester pour agir, oui, mais pas pour faire partie du paysage. » ■ Philippe Di Nacera
JEAN-CHARDON KOUADIO Un patron en mission
Depuis 2018, il est le directeur général d’Anaël Communication, une entreprise spécialisée dans la production et le marketing.
EN 2016, Jean-Chardon Kouadio a 30 ans et décide de se lancer dans l’entrepreneuriat, après une formation au Maroc et diverses expériences dans des agences de multimédia. De retour à Abidjan, le jeune homme
croit en ses capacités et choisit de faire le grand saut dans le monde du business. Malgré quelques appréhensions et sans grands moyens, il démarre ses activités sur fonds propres avec son frère.
En 2018, il devient le directeur général de l’entreprise Anaël Communication, spécialisée dans la production, le marketing, l’audiovisuel, et la réalisation de publireportages et documentaires.
« C’est un domaine qui demande
de la créativité pure, et j’aime ce type de travail », affirme-t-il. De plus, en dépit du fait que « l’entrepreneuriat soit un domaine difficile et stressant », les affaires marchent bien. Au-delà du succès financier, il souligne qu’il y a beaucoup à gagner, à commencer par une expérience du terrain. Plaçant la satisfaction de ses clients au cœur de son action, le DG est toujours occupé : « Nous travaillons à tout moment, même les week-ends ! Nous intervenons également sur de gros marchés, mais en back-office. » Rien de surprenant, donc, si l’entreprise n’a eu de cesse de prospérer. Si elle n’était portée que par trois employés au tout début de son existence, l’entreprise compte désormais douze collaborateurs, dont sept permanents et cinq prestataires. Bien que la PME ait bien grandi, son directeur estime qu’il aurait été possible de se développer plus vite encore : « Ce que nous déplorons, c’est que lorsqu’il y a de gros marchés, les gens font appel à des structures internationales ; du coup, nous ne sommes utilisés que comme prestataires, alors que nous sommes tout aussi professionnels. Et surtout, nous pratiquons des tarifs plus intéressants pour la clientèle ! » Son souhait est que l’« on encourage davantage les acteurs locaux ». Selon lui, les initiatives du gouvernement pourraient aller plus loin pour encourager les entreprises nationales. En matière de perspectives, Jean-Chardon Kouadio a non seulement l’intention de doubler ses effectifs, mais il porte aussi l’ambition de développer d’autres services, notamment en tissant des partenariats forts avec d’autres acteurs évoluant dans le même secteur. ■ Dominique Mobioh Ezoua
MEL AKPA Coaching gagnant
Expert dans les études de marché, il accompagne les jeunes entrepreneurs, bien décidé à révolutionner le marché de l’emploi.
RÉUSSIR dans l’entrepreneuriat ne s’invente pas ! Discipline, patience et détermination sont les maîtres mots du succès, et Mel Akpa en sait quelque chose. Avec acharnement et assiduité, il a fondé en 2015 Wit Entreprise, une structure dont il est le directeur général et qui est spécialisée dans l’orientation, l’accompagnement et la formation de jeunes entrepreneurs.
À ce jour, la société a déjà accompagné plus de 200 personnes à travers un coaching personnalisé, notamment pour apprendre à rédiger dans les normes des curriculum vitæ ou des lettres de motivation. Les résultats sont concluants, puisque plus de 80 % des personnes formées à travers le Guide de l’emploi, édité par Wit Entreprise, sont parvenues à décrocher un job et à booster leur carrière professionnelle.
De tels résultats n’auraient certainement pas été possibles sans le sérieux dont l’entrepreneur fait preuve à chacune des rencontres qu’il organise. Pourtant, l’aventure a commencé timidement pour ce jeune patron : « J’ai créé Wit Entreprise depuis les bancs de l’Institut des sciences et techniques de la communication (ISTC)
polytechnique d’Abidjan. Au départ, je ne proposais que les volets étude de marché et communication. »
Il n’a pas attendu de terminer son cycle universitaire, et encore moins d’obtenir les diplômes requis, pour lancer son business. Dès sa deuxième année de licence, il fait ses premiers pas dans l’entrepreneuriat en travaillant pour des cabinets de formation, sur des sujets relatifs aux études de marché. Il devient également consultant auprès de certains de ses amis étudiants qui travaillent sur les mêmes problématiques que lui, afin de les aider à valider leur mémoire de fin d’études.
Un peu plus tard, Mel Akpa a l’opportunité d’intégrer une imprimerie en plein centre d’Abidjan, dans la commune du Plateau, en tant que stagiaire. C’est à ce moment-là qu’il découvre véritablement le monde de la communication.
Il en tombe amoureux et s’y accroche : « J’ai immédiatement apprécié ce secteur d’activité et j’y suis resté connecté jusqu’à ce que j’obtienne ma licence en 2015. » Mais il y a quelques années, le manager de Wit Entreprise fait un constat amer : « Lors des séances de recrutement que j’organisais au sein de l’entreprise, je ne comprenais pas qu’on ait autant de mauvais CV. Il fallait trouver une solution », confie-t-il. L’idée de faire du coaching lui vient alors en tête et, en 2018, soit deux ans après la naissance de Wit Entreprise, il crée Wit Emploi.
Avec tout l’enthousiasme qui le caractérise, ce jeune ivoirien est prêt à révolutionner le marché du travail dans son pays. « Et pourquoi pas au-delà des frontières », ajoute-t-il, l’œil pétillant d’ambition. ■ D.M.E.
AYA GERTRUDE KONAN Un rêve grand comme le ciel
À 34 ans, elle est la première pilote de ligne ivoirienne. Consciente de la singularité de son parcours, elle apprend à dépasser sa réserve naturelle pour inspirer la jeunesse.
« QUAND JE VOLE, il n’y a que le ciel et moi. C’est un émerveillement, une liberté. C’est inexplicable. Tu fais décoller ce gros-porteur, avec plus d’une centaine de passagers à bord… Tu as le poids de cette responsabilité, mais tu te dis : “Je côtoie les nuages”, “Je suis dans les cieux”… Ce sentiment d’accomplissement est indescriptible. » Aya Gertrude Konan l’a tellement voulu qu’elle n’en revient toujours pas d’avoir accompli son rêve d’enfant : devenir pilote de ligne. « Je devais avoir huit ans. Au début de l’année scolaire, sur la fiche que nous remplissions, j’ai écrit que je voulais devenir pilote d’avion. C’était la première fois que je formulais cela aussi clairement. Le maître m’a appelée et m’a dit : “Tu as un très grand rêve. Si tu t’accroches et que tu travailles dur, tu y arriveras.” » Depuis ce jour, elle est convaincue qu’elle sera pilote ou rien.
Une fois au lycée de jeunes filles de Yopougon, elle se renseigne sur les écoles de formation, mais la désillusion est grande quand elle apprend leur coût : 60 millions de francs CFA. Issue d’un milieu modeste, elle n’est pas en mesure d’assumer une telle charge. Contrainte de changer ses plans, une fois son bac série D en poche, elle s’inscrit à l’ISTC,
la grande école de communication d’Abidjan. Elle obtient sa licence en marketing et publicité, mais le monde de l’aviation refait surface dans sa vie quand elle tombe par hasard sur l’annonce d’une compagnie aérienne qui recrute des hôtesses de l’air. Un bon moyen pour elle de mettre un pied dans ce milieu qui l’attire toujours autant. Recrutée en 2012 par la société nationale Air Côte d’Ivoire, elle est heureuse, pendant deux ans, de côtoyer les pilotes, qu’elle admire : « Je suis dans l’avion, dans mon monde, dans ma bulle. » Pour autant, elle n’abandonne pas ses recherches, qui la mènent en Afrique du Sud, où elle se présente dans une école de pilotage. Nouvelle déception : son coût s’élève à 30 millions de FCFA. Mais l’avenir devient prometteur quand elle apprend qu’Air Côte d’Ivoire cherche à recruter, sous l’impulsion de l’État, des jeunes pour les former au pilotage. Elle se lance, et s’ensuit un long processus où elle doit faire ses preuves parmi plus de 1 500 candidats : présentation de son dossier, puis succession de tests scientifiques, théoriques, techniques, psychologiques et physiques.
Victoire ! Elle figure parmi les 15 retenus, et c’est la seule femme. Elle a conscience d’avoir réalisé « un exploit ». Elle suit la formation de deux ans : sept mois à Yamoussoukro pour la théorie, 18 mois en France, à Agen, pour la pratique. En février 2018, elle rentre en Côte d’Ivoire diplômée et officiellement pilote. Enfin, elle vole ! D’abord, sur les lignes inférieures,
puis sur les internationales de la compagnie, qui lui font sillonner le continent. Son parcours pour le moins extraordinaire l’a mise sur le devant de la scène, mais, timide, elle n’y était pas préparée. « Depuis cinq ans, je me cachais, mais on me dénichait toujours. » Désormais, elle décide d’assumer : « J’essaie de me préserver, je me rends compte que je n’ai pas d’autre choix. »
Accompagnée par une chargée de communication personnelle, elle se déplace rarement seule : « Je suis souvent en vol et difficilement joignable. J’ai besoin d’aide. »
A-t-elle conscience d’être un symbole pour la Côte d’Ivoire ? « Je me rends compte maintenant que j’ai une mission : susciter des vocations, inspirer, motiver, influencer la jeunesse… » C’est donc avec joie que la jeune femme a accepté, le 31 mars dernier, de répondre aux questions d’élèves de plusieurs lycées d’excellence rassemblés à la Grande Chancellerie. Elle a raconté son parcours à des étudiants conquis : « Tu peux partir de rien et, avec le travail, tu peux tout obtenir. Il ne faut pas se mettre de barrières. » Parmi les élèves admiratifs, deux adolescentes ont exprimé leur souhait de devenir pilote.
Fière de partager sa passion et heureuse d’avoir ouvert des perspectives pour les plus jeunes, Aya Gertrude Konan tourne maintenant son regard vers de nouveaux horizons. Elle aimerait devenir commandante de bord, une ambition à portée de main puisque cette promotion requiert d’avoir effectué un minimum de 2 000 heures de vol (ce qui est son cas).
« Je pilote un Airbus A320, et je parcours tout le continent jusqu’à Johannesbourg. Mon rêve, c’est de piloter un Airbus A350 ! C’est une machine extraordinaire… » ■ P.D.N.
DÉCOUVERTE / Côte d’Ivoire
VIVIANE KOUAMÉ
Chocolat « haute couture »
Maître chocolatière, planteuse et transformatrice de cacao, elle met un point d’honneur à maîtriser toute la chaîne, « du champ à la tablette », pour viser l’excellence.
SEULE FEMME en Côte d’Ivoire à pouvoir se proclamer « maître chocolatière », Viviane Kouamé cumule les records : elle fait partie de la minorité de professionnels (3 % seulement dans le monde) qui maîtrisent toute la chaîne de production, de la plantation de cacao à la fabrication du chocolat, en passant par le marketing et le packaging. Son slogan résume bien ses ambitions : « De la fève d’excellence au chocolat d’exception ». La jeune femme garde un œil sur tout pour être certaine de faire les choses comme elle le veut, et surtout pour garantir la qualité haut de gamme qu’elle entend proposer à sa clientèle. Car derrière son grand sourire et une énergie hors norme, qui lui permet, dans la même semaine, d’être au champ à San Pédro et dans les locaux de sa nouvelle usine en cours d’installation à Abidjan, se cache un caractère bien trempé.
Dès l’enfance, cette petite-fille de planteur de cacao est passionnée de cuisine, et surtout de pâtisserie. En 2015, elle franchit le pas, quitte le secteur de l’esthétique et se fait embaucher par l’illustre Pâtisserie abidjanaise, en Zone 4. C’est là que son envie de travailler le cacao s’affirme. Le chef de production de cette maison depuis vingt ans, le Français David Tannevart, la trouve douée et lui conseille de se former. Elle se rend en France, direction l’Alsace, où elle travaille dix-huit mois dans une chocolaterie. Son rêve est de rentrer en Côte d’Ivoire avec un véritable savoir-faire professionnel, pour ouvrir sa propre affaire. Mais pour se constituer
un premier pécule, à son arrivée, elle passe deux ans à l’hôtel Tiama en pâtisserie. Parallèlement, son projet mûrit. Elle voit plus grand et est déterminée à maîtriser toute la chaîne de transformation. Nouveau départ pour l’Europe, en Italie cette fois.
À son retour, Viviane Kouamé se donne un défi supplémentaire : cultiver son propre cacao. Elle loue des champs à Méagui, dans la région de San Pédro. En 2021, elle rejoint le cercle très restreint des chocolatiers qui maîtrisent la totalité de la chaîne de valeur. Et ça marche. Entre le champ et l’usine, elle emploie aujourd’hui une quarantaine de personnes. Grâce à sa ligne de tablettes dont le packaging met en valeur les monuments historiques de la Côte d’Ivoire, avec des images et des textes qui racontent leur histoire, elle est contactée en 2022 par le ministère de la Culture pour représenter son pays au Sommet de la francophonie de Tunis.
Tout en veillant au bon fonctionnement de sa production, celle qui se souvient « avoir commencé dans sa cuisine » vient d’acquérir un champ à Sinfra, à proximité de Yamoussoukro, qu’elle travaille de sorte qu’il soit opérationnel d’ici à deux ans. Elle installe en parallèle sa nouvelle unité de production, une usine flambant neuve assortie d’une boutique, dans le quartier de Sol Béni à Abidjan. Grâce à ce nouvel établissement, la chocolatière disposera « d’une unité complète, qui produira la masse, le beurre, la poudre, en plus du chocolat », précise-t-elle. Elle vient aussi d’obtenir l’exigeante certification « Fair Trade », qui garantit au consommateur qu’il achète un produit provenant du commerce équitable. Et tout cela en quelques mois. Jusqu’où veut-elle aller ? « Je veux être le visage du chocolat en Côte d’Ivoire », lâche-t-elle dans un éclat de rire. ■ P.D.N
BRICE ESSO Explorateur de vie
Véritable touche-à-tout, l’artiste n’a de cesse de réinventer sa perception de l’art et de promouvoir la création sous toutes ses formes.
EXPOSANT ACTUELLEMENT à la Windsor Gallery à Abidjan, Brice Esso est un artiste pluridisciplinaire qui ne cesse de se réinventer. Loin d’être destiné à une carrière artistique, il commence des études en finance et en économie à l’université de
Grand-Bassam, avant de s’envoler aux États-Unis en 2011, où il obtient son bachelor dans le même cursus. L’autodidacte y explore pleinement sa fibre artistique, s’essayant à diverses disciplines, telles que le dessin, la peinture ou encore la photographie. C’est notamment auprès de son maître photo qu’il parfait sa technique et se découvre un talent pour l’image, plus spécifiquement l’art du portrait. Mais il décide finalement de se spécialiser dans le domaine de la sculpture,
et quitte Atlanta pour rejoindre New York. Il y intègre l’Academy of Art en 2015, et débute alors son apprentissage. Dans le cadre de ses études, il se rend à Carrare, en Italie, où il apprend la sculpture sur pierre et réalise sa première œuvre à grande échelle, Tête de bébé, qui fera par la suite sa renommée en tant qu’artiste. « Elle symbolise mon expérience, puisque lorsque j’ai commencé à sculpter, j’étais pratiquement comme un bébé qui apprenait à marcher. »
Très vite, sa dextérité est remarquée et lui permet d’exposer dans diverses galeries à travers le monde, que ce soit aux États-Unis ou en Italie. En 2017, le créateur revient en Côte d’Ivoire et effectue un travail d’introspection. Il souhaite un retour aux sources et aux racines pour modeler le futur. Il s’inscrit constamment dans un processus de recherche et de réflexion. Sa vision de l’art est presque scientifique : « Je ne sais rien, je découvre, j’apprends au fur et à mesure. »
L’explorateur de la vie, comme il aime se qualifier, a plus d’un tour dans son sac. À la tête du Studio 08, il se réinvente, troquant le pinceau et l’argile pour le fil et les aiguilles. Il crée alors une ligne de vêtements, qui est vendue dans la célèbre boutique Aby Concept, à Abidjan. Ne se limitant pas seulement à la couture, il s’adonne également à la maroquinerie, la bijouterie et l’ébénisterie. Au-delà de la mode, le Studio 08 a pour vocation de repenser l’écosystème du secteur et de donner les outils nécessaires aux artistes pour leurs œuvres.
C’est également une plate-forme d’échange entre les créateurs du monde entier et les artisans africains. Finalement, Brice Esso est un peu comme l’argile : il se moule et s’adapte aux vents de la vie. ■ Jihane Zorkot
MAELYS PLIVARD De fil en aiguille
Formée dans les grandes maisons parisiennes, cette styliste audacieuse propose une mode chic « mêlant l’utile à l’agréable ».
DIPLÔMÉE de la prestigieuse École supérieure des arts et techniques de la mode à Paris, où elle a fini troisième de sa promotion, Maelys Plivard est une styliste franco-ivoirienne, dont les créations sont très en vogue dans la capitale. Dès le départ, la haute couture lui fait de l’œil, ce qui la pousse à rejoindre de grandes maisons, telles que Balmain ou Mirae, où elle peut se faire la main. De fil en aiguille, elle est remarquée par des personnalités influentes, comptant parmi ses clientes Bamby, la chanteuse de dancehall guyanaise. Elle participe à plusieurs fashion weeks à Paris en tant que jeune designeuse, dont celle de 2019, qui lui vaut un article dans le magazine Marie Claire Belgique. Prenant conscience
que le marché de la mode parisien est saturé, elle décide de rentrer au pays pour démarrer son aventure. À Babi, ville en pleine expansion, la jeune femme fait partie des créateurs émergents. Animée par la passion du métier, elle fonde en 2019 la marque Lewa, signifiant « jolie femme » en yoruba. C’est dans sa chambre, armée d’une machine à coudre, qu’elle commence la confection d’une ligne de prêt-à-porter composée de pièces dans l’air du temps. Ses créations s’adressent à un public qui lui ressemble – de jeunes gens dynamiques souhaitant soutenir la production locale et cherchant une touche d’originalité dans leur garde-robe. Elle pense ses collections comme des microcapsules et fait très souvent du sur-mesure. Sa ligne conductrice est de proposer « des vêtements dans lesquels on se sent bien, mêlant l’utile à l’agréable ». Au-delà des looks colorés et pétillants,
on retrouve des tenues à la fois minimalistes, fluides et aérées. Mais la styliste en herbe ne s’adresse pas uniquement à la gent féminine ; elle a aussi créé une capsule, La Camisa, qui propose aux hommes de belles chemises en lin, sa matière fétiche. Parmi ses créateurs favoris, Jacquemus et Cult Gaia l’inspirent et, comme eux, elle aimerait rendre le luxe accessible. C’est d’ailleurs l’une de ses ambitions : concevoir sa ligne de haute couture. Cette jeune entrepreneuse a su, en l’espace de trois ans, faire fructifier son business. D’une modeste machine à coudre, elle est passée à un atelier entièrement équipé, et compte aujourd’hui trois membres dans son équipe. À seulement 27 ans, Maelys Plivard propose ses créations en ligne, mais aussi dans des concept stores et boutiques, et prévoit de faire fusionner ses deux marques, Lewa et La Camisa, pour qu’elles deviennent une seule et même entité. ■ J.Z.
KHERANN YAO
Le green militant
Mobilisé par les enjeux environnementaux, ce natif d’Abidjan incarne la lutte pour un développement durable adapté.
DÈS SON PLUS JEUNE ÂGE, Kherann
Yao a développé une sensibilité à l’égard de l’écologie. Aujourd’hui, à 28 ans, il est le visage de la lutte pour la protection de la nature en Côte d’Ivoire et souhaite participer activement à la transition de son pays vers le développement durable. Diplômé en droit public à l’université d’Abidjan et d’un master en gestion
de projet à l’Institut ivoiro-canadien de management, il tire habilement profit de son parcours universitaire et se fait avocat de la nature.
Las de voir des sachets plastiques joncher les rues de sa ville, il crée le groupe des environnementalistes sur Facebook et mène, à l’aide d’autres jeunes, des actions de nettoyage dans différents quartiers de la capitale économique. Il rencontre en Afrique du Sud une association civique et prend conscience des enjeux du réchauffement climatique. Le jeune homme décide alors de s’engager pleinement dans la cause
environnementale, qui lui tient particulièrement à cœur. En 2017, il fonde Green Ivory, une organisation non gouvernementale à but non lucratif œuvrant pour la protection de l’environnement, avec trois pôles principaux : la pollution plastique, le changement climatique et la biodiversité. Il comprend rapidement que la meilleure façon d’œuvrer pour un futur vert, c’est de sensibiliser la jeunesse. Ainsi, le premier projet École verte a pour objectif de former 2 000 élèves du primaire, en leur inculquant des valeurs écologiques, DR
notamment à travers la création de clubs « Environnement » dans les établissements. Cette initiative lui vaut d’être nommé en 2018 jeune ambassadeur de l’Unicef pour l’environnement. Le projet est ensuite parrainé par le fonds des Nations-Unis et déployé dans cinq autres régions du pays, dotant ainsi les écoles de panneaux solaires, de jardins potagers, de petites bibliothèques, et dépassant largement l’objectif d’origine, puisque 11 000 enfants ont été sensibilisés et formés.
L’ONG collabore également avec les institutions ivoiriennes et participe, aux côtés du ministère des Eaux et Forêts, à la lutte contre la déforestation avec le projet Un jour, un million d’arbres, mené par l’ex-ministre Alain-Richard Donwahi. Elle met en place, en collaboration avec le lycée américain, des pépinières de 30 000 pieds, dont les arbres seront ensuite replantés dans différentes zones.
Kherann Yao, grâce à son partenariat avec l’Unicef et la fondation Evoca, a aussi créé les Sentiers verts, un programme axé sur le changement climatique et poursuivant l’objectif de former les jeunes à des emplois verts et de les doter d’une vision entrepreneuriale.
Le militant souhaite être témoin d’un réel changement dans le pays. Pour mener à bien ses actions, il aimerait fonder à l’avenir une firme focalisée sur les services environnementaux en conseil et stratégie de développement pour les institutions et entreprises. L’ambassadeur Unicef est très optimiste : selon lui, la Côte d’Ivoire est en bonne voie pour changer durablement sa politique environnementale. ■ J.Z.
JIHANE ZORKOTJOSEPH-OLIVIER BILEY Agriculteur 2.0
Passionné d’innovation, il contribue largement au développement de l’écosystème entrepreneurial et technologique du pays.
ÉLU AMBASSADEUR de l’innovation en décembre 2021, cet entrepreneur de 30 ans rêvait, enfant, d’être pilote de ligne, tandis que son père le voyait dans l’agriculture. Grâce à son ingéniosité, il est devenu les deux. À défaut d’être aux commandes d’un avion, il pilote des drones et gère des plantations. Après avoir fait ses études entre Paris, Londres, Chicago, San Francisco et Barcelone, il retrouve la Côte d’Ivoire en 2016, et décide alors d’investir son savoir-faire
au service de la nation. Titulaire d’un double bachelor en marketing et finance internationale, et d’un master en management spécialisé en innovation de rupture, il peut se vanter d’être le plus jeune à avoir intégré la prestigieuse école MDE Business School, qui forme les chefs d’entreprise de demain. C’est lors d’une visite sur l’une des plantations de son père que lui vient le déclic.
En 2017, il cofonde WeFly Agri, qui deviendra JooL International, une start-up pionnière dans le domaine des drones et de la gestion intelligente des plantations. Il souhaite changer l’image de l’agriculture en la rendant « accessible, performante et sexy », et ainsi booster la production.
Accompagné d’une équipe 100 % ivoirienne, il développe un laboratoire de maintenance et de réparation ; déploie le logiciel JooL Monitor, capable de détecter des maladies, d’anticiper le rendement, de mesurer les superficies et de gérer les plantations à distance ; met en place la JooL Academy, qui forme au métier de télépilote ; et crée la JooL Box, une station d’accueil automatisée de drones fonctionnant à l’énergie solaire. Toujours dans un souci d’innovation, en 2019, il s’entoure d’une équipe de jeunes et, ensemble, donnent naissance à Tork, le premier robot fabriqué en Côte d’Ivoire, avec des matériaux recyclés à 95 %, capable de nettoyer et désinfecter les surfaces.
JooL International est la première start-up d’Afrique de l’Ouest à avoir racheté une start-up française, et peut être fière d’avoir gagné plus d’une trentaine de récompenses nationales, régionales et internationales. L’entrepreneur a aussi investi dans une dizaine d’entreprises innovantes. Acteur du changement, il a cofondé l’association Ci20 (Côte d’Ivoire innovation 20), qui vise à améliorer l’écosystème entrepreneurial en créant un cadre favorable à la croissance. Aujourd’hui, elle est l’organe consultatif officiel du ministère du Numérique. Elle a non seulement participé à la rédaction et à l’entrée en vigueur du projet de loi start-up, mais également à la création d’un fonds de soutien d’un milliard de FCFA pour l’innovation en Côte d’Ivoire. Actuellement directeur Afrique de l’Ouest de ZEBOX, un réseau international d’incubateurs et d’accélérateurs qui encourage les start-up et grands groupes à innover ensemble, Joseph-Olivier Biley œuvre à développer et renforcer l’écosystème tech africain. ■ J.Z.
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WORLD PRESS PHOTO 2023
Une si sombre année
Depuis 1955, ce prix unique et si nécessaire récompense le meilleur du photojournalisme. Les récipiendaires 2023 ont été choisis par un jury indépendant, parmi près de 4 000 participants venus de 127 pays. À l’ère des réseaux sociaux, de l’immédiateté, du buzz, du clic, de l’intelligence artificielle qui crée le virtuel, et aussi de la confusion, ces images vraies, souvent prises au « front », au « contact », fixent mieux que jamais notre réalité. Et nous permettent de voir pour mieux comprendre. Les prix de cette édition reflètent des enjeux cruciaux, les conflits, le changement climatique, les crises économiques… La photo de l’année, avec cette mère enceinte et mourante dans les ruines d’un hôpital bombardé, souligne à elle seule toute la tragédie de notre époque. Voici notre sélection, mais n’hésitez pas à découvrir l’ensemble des travaux primés sur le site : worldpressphoto.org. ■
Evgeniy Maloletka (Associated Press), Frappe aérienne sur la maternité d’un hôpital de Marioupol, photo de l’année
C’est l’une des images chocs de la guerre en Ukraine. Le 9 mars 2022, une frappe aérienne russe, délibérée selon les enquêtes, touche de plein fouet l’hôpital de Marioupol. Iryna Kalinina, une femme enceinte de 32 ans, est gravement blessée. Son bébé, prénommé Miron (une variante du mot « paix ») est déjà mort-né. Une demi-heure plus tard, Iryna décède à son tour. C’est la photo de l’année, symbole de l’absurdité et de la cruauté de la guerre. Et ici, les civils ukrainiens sont en première ligne…
Nick Hannes (Panos Pictures), Nouvelle Capitale, lauréat Afrique (série)
En 2015, le gouvernement égyptien entame la construction d’une nouvelle capitale administrative (NAC) dans le désert, à l’est du Caire. Une ambition pharaonique et coûteuse. La ville devrait accueillir plus de six millions d’habitants. Les nombreux détracteurs du projet soutiennent que ce new Cairo s’adresse à des minorités privilégiées et permet surtout au président Abdel Fattah al-Sissi de préparer sa « postérité ». L’Iconic Tower (au centre) devrait être le plus haut édifice d’Afrique, culminant à 394 mètres. Photo prise le 17 janvier 2022.
M’hammed Kilito (VII Mentor Program/Visura), Avant sa disparition, lauréat Afrique (projet
à long terme)
L’image d’une communauté mise en danger par une sécheresse durable. Le 8 mai 2022, un paysan vérifie le niveau d’eau d’un puits à l’oasis de Merzouga, au Maroc. Ces puits en profondeur épuisent les nappes phréatiques et accentuent la mort des oasis.
Lee-Ann Olwage (pour Der Spiegel ), Le Grand Oubli, lauréate Afrique (image unique)
Les maladies mentales restent encore un tabou profond sur le continent. Ici, Sugri Zenabu, une mangazia (femme à la tête d’une communauté) au « camp de sorcières » de Gambaga, au Ghana, le 27 octobre 2022. Zenabu montre des signes importants de confusion et de perte de mémoire. À mesure que l’espérance de vie augmente, la démence est un problème socioculturel et de santé publique qui va croissant dans toute l’Afrique. En raison du manque de sensibilisation du public et des peurs associés, ces femmes présentant des symptômes sont parfois perçues comme des sorcières. Au Ghana, elles peuvent être envoyées vivre dans ces camps.
Jonathan Fontaine, (Hans Lucas), L’Ultime Voyage du nomade, lauréat Afrique (mention honorable)
En Afrique de l’Est, le changement climatique bouleverse profondément les modes de vie, en particulier nomadiques. Samira, 16 ans, observe le camp de Qolodo, près de Gode, dans la région Somali, en Éthiopie, le 16 mai 2022. Sa famille possédait 45 chèvres et 10 chameaux, tous morts lors des récentes sécheresses.
Tomás Francisco Cuesta (Agence France-Presse), Champions du monde, lauréat Amérique du Sud (mention honorable)
18 décembre 2022. C’est un jour de gloire pour l’Argentine. À Doha, Lionel Messi, capitaine de l’équipe nationale, soulève le trophée de la Coupe du monde de football. À Buenos Aires, une famille cherche à vendre du petit artisanat pour quelques pièces. Le pays est en liesse, mais l’économie est sinistrée. L’inflation a atteint 100 %, et 50 % des enfants vivent dans la pauvreté.
Maya Levin (Associated
de Shireen Abu Akleh, lauréate Asie (image unique) Funérailles de Shireen Abu Akleh, journaliste chevronnée et mondialement connue de la chaîne Al Jazeera, à Jérusalem-Est, le 13 mai 2022. Elle avait été tuée par balle deux jours plus tôt, alors qu’elle couvrait un raid militaire israélien à Jénine. La police israélienne a interdit de porter le cercueil à pied à travers la ville, ce qui est la tradition pour les notables. La foule endeuillée scande : « Nous sacrifions notre âme et notre sang pour toi, Shireen. » La police charge le cortège. Le cercueil vacille… Le 5 septembre, l’armée israélienne a reconnu une forte « probabilité » d’avoir tué la journaliste « accidentellement ».
SAMI TCHAK
« NOUS NE SOMMES PAS SORTIS DE LA LOGIQUE COLONIALE »
Narrant le parcours d’un chercheur français au Togo, le dernier roman de l’écrivain explore la notion d’« Afrique », une invention occidentale, et objet constant de réflexions construit à travers le regard de l’envahisseur. propos recueillis par Astrid
KrivianDans son nouveau roman, Le Continent du Tout et du presque Rien, l’auteur imagine le parcours de Maurice Boyer, ethnologue français et admirateur de la sommité Georges Balandier, qui se rend dans un village du Togo en 1970 pour y faire des recherches sur le peuple Tem. Convaincu d’être dénué du regard vertical colonial et paternaliste, le protagoniste sera pourtant confronté à l’altérité, à l’ambiguïté de sa démarche, aux malentendus forgés par l’Occident sur l’Afrique, et bouleversé au plus profond de son être par cette expérience. Au fil des pages, depuis la carrière universitaire du héros jusqu’au crépuscule de sa vie, où il s’éprend de Safiatou Kouyaté, une jeune intellectuelle très en vogue, le roman soulève de multiples questions : la perception et la conception du continent africain par les Européens, et l’héritage des débats intellectuels qui en découlent auprès des penseurs. À travers la voix de divers personnages, il explore les regards complexes posés sur l’Afrique, pensée comme un tout unifié, les concepts (panafricanisme, néocolonialisme, etc.), les réflexions actuelles. Né au Togo en 1960, où il a obtenu une licence de philosophie, Sami Tchak est docteur en sociologie, diplômé de la Sorbonne, à Paris. En plus de ses romans, parmi lesquels Le Paradis des chiots fut couronné du prix Ahmadou Kourouma, il a signé des essais, fruits de ses recherches sociologiques à Cuba et au Burkina Faso. ■
AM : L’ethnologie est la fille de la colonisation et consiste à étudier les indigènes, rappelle votre héros, Maurice Boyer. Elle était « la forme élégante de notre domination intellectuelle sur les autres », constate-t-il.
Sami Tchak : Cette discipline, qui a étudié les logiques culturelles et spirituelles des sociétés non occidentales – un euphémisme pour désigner des sociétés considérées comme sauvages, non civilisées –, est née d’une domination. Les ethnologues ont été des alliés directs de la colonisation. Ils faisaient peser cette mission civilisatrice sur les systèmes culturels des autres, ils partaient étudier les colonisés grâce à des fonds issus des colonies. La société occidentale dominante a engendré une « science » étudiant les êtres dits « inférieurs ». Au fil du temps, beaucoup de spécialistes prendront conscience de ce regard vertical et en seront les critiques. Même si l’ethnologue est dans une démarche respectueuse, quand il regarde l’autre, il l’inscrit dans une hiérarchie, une verticalité où le comprendre suppose aussi de le redéfinir. Et celui qui hérite du regard et des discours posés sur lui les reprend, se les approprie quand ils sont valorisants. Nous sommes les héritiers de ce qui a été dit sur nous. Cette définition, cette valorisation de nous-mêmes par autrui, est terrible. Or, les ethnologues la situaient dans un cadre positif, ils n’étaient sans doute pas conscients que c’était la pire des dominations.
Pourquoi avoir imaginé un ethnologue français blanc ?
La démarche d’un chercheur qui étudie dans un pays autrefois dominé par le sien ne peut pas être totalement purgée de cette mémoire, de ce rapport vertical. Quels que soient ses efforts, il se trouve face à l’altérité dans ce village africain. Son pays, la France, a colonisé et façonné la société qu’il est en train d’étudier.
Quels effets les discours construits par autrui ont-ils sur les peuples africains ?
C’est une question compliquée. Nous évoluons dans un monde où l’on a déjà beaucoup écrit sur nous. Nous sommes les héritiers des langues dans lesquelles on nous a racontés, des textes nous concernant. L’antériorité du discours de l’autre fait de nous, et malgré nous, les dépositaires d’un point de vue. De plus, pour parvenir à déconstruire ce bagage, nous étudions dans des universités où nos professeurs sont ceux qui ont écrit sur nous. C’est un paradoxe ! Comme moi, beaucoup d’Africains ont étudié la sociologie et l’ethnologie à la Sorbonne ou dans d’autres universités parisiennes, et avaient pour directeurs de thèse Georges Balandier ou ses successeurs. Comment construire un discours sur nous-mêmes qui soit détaché du point de vue occidental, alors
que nous en sommes les produits ? D’une manière ou d’une autre, nous nous trouvons dans la continuité du discours colonial. Même quand nous le déconstruisons, nous utilisons des termes et des concepts construits au temps de la colonisation par des penseurs occidentaux. Cet héritage, dont nous assumons le contenu, est peut-être ce qu’il y a de plus paradoxal. Nous partons des universités occidentales pour décréter que, désormais, il faut produire une pensée africaine – ce qui peut signifier tout et rien à la fois. Des intellectuels s’y attellent, mais sans jamais rompre avec le corpus écrit sous la plume des Occidentaux.
L’Afrique est-elle une invention européenne, comme l’un de vos personnages le déclare ?
Oui. Quand on dit « Africain », on a l’impression que cela va de soi. Or, les gens ne se définissent pas nécessairement ainsi. Avant la reconfiguration occidentale du continent, ses habitants n’existaient pas dans l’idée de l’Afrique. Des relations entre les royaumes, les empires, les villages existaient. C’étaient des communautés, des espaces pluriels, à l’intérieur d’un espace continental. L’idée actuelle, portant la vision d’un ensemble idéologique homogène – lequel n’existe pas –, vient de la colonisation. Celle-ci a unifié un ensemble qui reste pluriel. Les États à l’intérieur du continent ont été créés par les Occidentaux. Que faire de cette invention coloniale où nous sommes entrés ?
On parle de l’Afrique comme si c’était déjà une idée, un contenu idéologique, géographique, politique, que nous aurions réussi à homogénéiser ou dont nous tirerions une puissance, une force. C’est problématique. Les rêves agissent comme des outils de connaissance et de révélation dans votre ouvrage. Pourquoi ?
Dans tous mes romans, les rêves jouent ce rôle. Dans ma société, la frontière entre l’imaginaire et le réel n’existe pas. La réalité n’est pas considérée comme entière si l’on n’y intègre pas les songes. Leur interprétation n’est pas réservée aux spécialistes, aux psychanalystes, comme en Europe. Chaque rêve a un sens. Quand on le raconte, n’importe qui peut le décoder, et parfois prédire un bonheur ou un malheur. On agit, on réagit selon leurs messages. C’est aussi lié à la parenté, que je suis allé chercher chez les auteurs d’Amérique du Sud, classés dans cette école de réel merveilleux, de réalisme magique. Dans Le Continent du Tout et du presque Rien, les rêves sont comme des prémonitions et jouent un rôle un peu plus ethnologique. En effet, les ethnologues se sont beaucoup intéressés aux superstitions et à la façon dont les peuples se construisent un imaginaire, une spiritualité à partir des songes.
Que va apprendre votre héros pendant ses deux années passées dans le village de Tèdi, au Togo ?
Au-delà de ce qu’il tire de son aventure, ses connaissances et ses réflexions, il se révèle à lui-même et se confronte à l’altérité. Celle-ci, au départ considérée comme tranquille, devient un lieu de malentendus, de conflits, d’une certaine hostilité liée à l’histoire, et peut être le lieu d’un questionnement sur soi. Mon protagoniste découvre que lorsqu’il étudie les autres, il s’étudie lui-même. Un élément perturbateur est introduit dans le roman : il s’agit du personnage de l’imam, qui a étudié à la Sorbonne. L’existence de ce dernier bouleverse le travail de Maurice, car les premiers ethnologues avant lui, dans les années 1940-1950, ne trouvaient pas d’interlocuteurs instruits et diplômés dans les villages. Et l’hostilité qui naît entre les deux hommes se transforme en une relation marquée d’une grande ambiguïté. Le héros va alors se découvrir et comprendre que l’autre n’est pas réductible à des concepts. Le spécialiste étudie des êtres humains qui ont leur propre stratégie, une capacité à se jouer de ce qu’il cherche auprès d’eux, à s’adapter ou à l’induire dans des erreurs conscientes, et ce de façon élaborée. Les logiques sociales des peuples ne sont pas des choses que l’on pourrait disséquer dans une objectivité absolue. Elles peuvent donc être à l’origine de possibles manipulations.
Aviez-vous cette idée en tête lors de vos études sociologiques à Cuba ou au Burkina Faso ?
Oui, car au-delà des clichés et des généralités, s’intéresser aux autres, c’est s’approcher de ceux qui nous ressemblent déjà. On peut comprendre leurs logiques, car ce sont des êtres
humains. Dans le même temps, quelque chose nous échappe toujours. Quand on étudie un groupe, on introduit un élément perturbateur auquel il s’adapte. Ce qu’il nous donne, il ne l’offrira pas à d’autres : il se recompose, car notre présence l’impose, l’exige ou le favorise. Je place mon personnage principal dans cette situation, que tout ethnologue connaît. Si les humains avaient été aussi simples à saisir, on les aurait déjà compris depuis des millénaires. Or, bien qu’on n’ait pas arrêté de les étudier, ils continuent de nous échapper. Et nous nous échappons à nous-mêmes. Il faut d’abord partir de l’impossibilité de se comprendre, de se connaître soi-même. Le « Connaistoi toi-même » de Socrate est un défi colossal. Dans votre roman, vous mettez en scène le sociologue et ethnologue français Georges Balandier, qui estime que les Africains sont tenus de renaître au cœur du passé des Européens : « Ils tourneront autour du pivot occidental jusqu’au vertige… »
Nous avons été menés vers la logique du colonisateur. Il a défini pour nous les grilles de ce que l’on appelle le développement. Nous n’en sommes pas sortis. Un pays africain est considéré comme « évolué », en marche vers le progrès, quand
« Comment construire un discours sur nous-mêmes qui soit détaché du point de vue occidental, alors que nous en sommes les produits ? »
il s’occidentalise davantage et que ses contours commencent à ressembler au passé de l’Occident. Nos villes sont proches de celles de la France ou de l’Angleterre d’il y a un siècle ou plus. Le Rwanda se développe, dit-on, parce qu’à Kigali se dressent des immeubles, les rues sont goudronnées, les infrastructures occidentales se multiplient. Le pays avancé a un siècle de retard sur celui qui l’a colonisé. Et pourquoi parle-t-on de retard ? Parce que nous n’avons pas d’autre modèle que celui des anciens envahisseurs. Nous nous évertuons à faire comme eux, et l’écart ne cesse de se creuser. Ce qui est déjà périmé ailleurs reste une avancée à laquelle nous aspirons, et ce jusque dans les structures de gouvernance. Les nations dites « démocratiques » vivent une crise de leur système politique, et nous en sommes à battre le pavé, parfois à mourir pour réclamer des gouvernements à l’occidentale dans nos pays.
L’Afrique est-elle en train de digérer l’Occident, comme l’estime l’imam ?
Qu’entend-il par « digérer » ? Pour devenir l’Occident ? Pour engendrer une nouvelle civilisation ? Un nouveau chemin ? Ce personnage dit une chose qui est belle, mais très ambiguë. À mes yeux, la digestion signifierait peut-être d’accepter la réalité, à savoir que, par le passé, une civilisation a dominé et reconfiguré le monde à son image, de manière directe ou indirecte. À partir de ce constat, il n’est plus question de chercher des chemins nouveaux, mais plutôt de parvenir, à l’intérieur de cette réalité, de ce système, à sortir de la position de subalterne dans tous les domaines. Regardons l’exemple des Chinois : ils ne changent pas de monde, de logique ; ils modifient le rapport hiérarchique. Comment parvenir à inverser l’ordre des choses ? C’est un défi immense, car ce système dominera pendant longtemps. Peu importe qui en prend la tête, il a ramifié ses rouages de façon qu’il soit difficile d’en sortir. La révolution du numérique a achevé son couronnement, offrant comme unique modèle cette logique civilisationnelle globale. Dans ce contexte, comment sortir de la position de continent considéré par tout le monde comme inférieur ?
Personne n’établit avec un pays africain des relations de partenariat égalitaires. Chacun a une stratégie d’exploitation. Et la question se posera tant que le continent demeurera à cette place où n’importe qui peut aller puiser ce dont il a besoin pour son propre rayonnement, et tant que des peuples qui demandent des comptes à leur dirigeant n’obtiennent pas grand-chose, sinon des répressions brutales. Un autre personnage, Safiou, défend l’idée de résistance culturelle, d’indocilité des Africains face à cette domination. Êtes-vous d’accord avec lui ?
D’après Safiou, ceux-ci ont réussi à inventer une identité qui ne correspond pas à ce que l’Occident a voulu en faire. Je m’inspire ici de l’ouvrage d’Achille Mbembe, Afriques indociles (1988). Le titre me fait un peu sourire. En quoi sommes-nous indociles ? Ce continent est tellement dominé que certains pays font appel à des fonds étrangers pour organiser leurs
élections, tandis que d’autres utilisent une monnaie coloniale, comme le franc CFA. Pour leurs échanges commerciaux internationaux, les pays francophones doivent en outre passer par un tuteur. L’Afrique fournit aux autres pays des matières dont elle ne fixe pas les prix. Et sur un plan politique, économique ou encore militaire, personne ne considère sa voix. À titre d’exemple, si la Chine et la Russie ont un droit de veto à l’ONU, le continent n’en a aucun. En quoi est-il indocile alors qu’il fonctionne avec les logiques établies au temps de la colonisation, et qu’il n’oppose pas une grande résistance contre elles ? Pouvez-vous nous expliquer le concept de dynamisme schizophrénique, développé au fil du texte par votre héros ?
On déconstruit, on veut se libérer de la tutelle, on veut se départir de la domination occidentale. Hélas, nous nous émancipons en renforçant le modèle. Cette dichotomie nous pousse à rejeter ce système et, tout en même temps, à nous y référer comme modèle, à le revendiquer. Ce n’est peut-être pas de notre faute. Comment faire autrement dans cette situation où l’autre a pris volontairement le temps de s’installer dans notre tête, et ce, de façon durable ? Nous sommes un peu occidentaux malgré nous. Cela nous rend schizophrènes : nous voulons et nous ne souhaitons pas, nous rejetons et nous nous attachons, nous parlons d’une déconstruction qui s’avère être une reconstruction à l’identique. Cette ambivalence n’est peutêtre pas la chose la plus grave, après tout. Il est possible qu’elle devienne un atout. D’ailleurs, Maurice Boyer parle bien de
«
Il n’est plus question de chercher des chemins nouveaux, mais plutôt de parvenir, à l’intérieur de cette réalité, à sortir de la position de subalterne dans tous les domaines. »
« dynamisme ». Peut-être que nous saurons prendre une place à l’intérieur de ce système unique qui gouverne le monde. Le capitalisme et le modèle consumériste ont-ils contaminé l’Afrique ?
C’est une évidence. Le capitalisme à l’occidentale est l’unique modèle, même pour des pays qui s’avancent comme socialistes. L’accumulation des richesses, la façon dont on les obtient, le sens qu’on leur donne… Tout cela est ce que j’appelle « le terrorisme du modèle occidental du bonheur ». Le bien-être devient une forme d’injonction : on est heureux seulement si notre vie répond aux critères définis en Occident. Notre capitalisme, nos modèles de consommation, notre définition de la réussite et du bien-être sont les signes de notre schizophrénie. Parfois, cela s’exprime de manière caricaturale. Par exemple, le maréchal Mobutu avait recours dans son pays, le Zaïre, à la théorie de l’authenticité, une politique visant à promouvoir ce qui est africain et à rejeter l’occidental. En même temps, pour le mariage de sa fille, il a fait venir un avion chargé de fleurs depuis la France, et il plaçait l’argent issu des biens de son pays dans des banques occidentales. L’authenticité est un leurre. C’était une belle idée, mais dans la pratique, l’homme d’État est resté aliéné au système occidental qu’il disait combattre. Ce n’est pas demain que nous y mettrons fin. Nous avons un modèle de consommation capitaliste, qui nous aliène complètement au système de ceux qui nous ont colonisés et continuent de nous dominer. Comment avez-vous imaginé Safiatou Kouyaté, une jeune intellectuelle malienne dont les discours et les écrits rencontrent un vrai succès en France ?
se contentent de recycler des idées déjà exprimées. Safiatou a compris le fonctionnement du système et en tire profit. Mais peut-être est-elle aussi un symbole, car des pays africains pourraient un jour, dans ce même système, renverser l’ordre des choses et dominer sans rien inventer ni même changer les logiques du monde.
Vous êtes né et avez grandi au Togo, puis avez étudié en France, où vous vivez toujours. Est-ce une « aventure ambiguë », pour citer le titre du célèbre ouvrage de Cheikh Hamidou Kane ?
Ça l’est. J’ai la nationalité française, mais il m’arrive de vivre des situations banales pour un Noir, comme un contrôle de police. Et quand je rentre au Tchad, on me dit que je ne
Ayant recours dans son pays à la théorie de l’authenticité, le président du Zaïre Mobutu Sese Seko reçoit le chef d’État français
Elle m’évoque l’idée d’un certain marketing intellectuel, que beaucoup d’Africains savent mener à bien : développer une réflexion d’émancipation vis-à-vis de la colonisation, la domination, l’impérialisme, puis être remarqué pour cette attitude de révolté et en tirer profit. Safiatou aurait pu être nettement plus crédible que ça. Sa pensée est pétrie d’opportunisme, car elle l’envisage sous l’angle du marketing. Grâce à ce que lui apporte son livre à succès, elle s’empresse de créer une structure qui lui fournit une aisance matérielle. Elle est ce que j’appelle élégamment une imposture : son analyse intellectuelle manque de fond et de solidité. Beaucoup de penseurs africains sont admirés, appréciés, invités partout, ils signent des essais, clament des discours, etc., mais quand on les lit, rien de nouveau ne s’en dégage. En fait, ils
suis plus capable de comprendre les réalités de mon pays, que mes discours sont ceux d’un Français. Je ne suis plus légitime parce que je n’y vis plus. Je ne suis plus de là-bas, et je ne peux pas être d’ici. En France, où j’ai vécu plus longtemps que sur ma terre natale, je ne pourrai jamais être assimilé à un Français. La question de l’intégration, de l’assimilation, ne réside pas dans ma capacité à lire Voltaire, Rousseau, Hugo, à citer Jankélévitch ou à assimiler des éléments intellectuels et autres schèmes culturels français. Je resterai « l’autre ». L’identité française est blanche. Quand on est un immigré blanc, en général, les choses vont très vite, et des exemples politiques le prouvent – l’ex-Premier ministre Manuel Valls est né en Espagne, l’ancien président Nicolas Sarkozy est issu de la deuxième génération d’immigrés hongrois. Je parle français, je lis les auteurs du monde dans cette langue, et je fais mon entrée dans le monde avec elle. C’est toute l’ambiguïté : je me sais à jamais hors d’une possibilité d’assimilation entière, tout en étant pour toujours incorporé à la culture française. ■
Oum Kalthoum
Une femme puissante
Les deux autrices
franco-tunisiennes retracent dans leur roman graphique l’histoire exceptionnelle de la diva égyptienne, l’Astre d’Orient, cette grande artiste qui a marqué la musique arabe et la culture populaire. Un symbole aussi de pouvoir et d’émancipation.
Chadia Loueslati P
propos recueillis par Astrid Krivian
resque cinquante ans après sa disparition, en 1975, l’Astre d’Orient continue de briller. Surnommée également le Rossignol du Nil, la Quatrième Pyramide d’Égypte ou encore la Dame, Oum Kalthoum a profondément marqué l’histoire de la musique arabe et contribué à la faire rayonner et à la diffuser dans le monde entier. Lors de ses concerts, qui pouvaient durer jusqu’à 5 heures, elle communiait avec son public, le menant vers un sentiment d’extase, de transe : le tarab. Née en 1898 à Tamay al-Zahayira, un village du delta du Nil au nord du Caire, au sein d’une famille paysanne très modeste, elle a appris le chant dès l’enfance en psalmodiant le Coran – son père étant imam. Grimée en garçon lors de ses premières prestations publiques, la chanteuse à la voix d’or a
su défier le patriarcat pour s’imposer dans un milieu dominé par les hommes. Son répertoire riche de 400 chansons, en partie écrit par le poète Ahmed Rami (qui l’aimait en secret) et composé par le musicien Zakaria Ahmed, réunissait des pièces profanes romantiques, religieuses et patriotiques. Devenue une icône au-delà des frontières du pays, elle se distingue par son talent pour l’improvisation, la richesse de son timbre, la puissance de sa technique vocale, son goût pour l’ornementation, l’intensité de ses interprétations, sa prestance scénique, et bien sûr son charisme.
Celle qui a toujours cultivé le mystère sur sa vie privée était patriote. Elle a notamment soutenu le régime du président Nasser lorsqu’il était en difficulté, en reversant à l’État les bénéfices de sa tournée internationale triomphale, notamment ceux issus de ses deux concerts joués à guichets fermés à l’Olympia, à Paris (les premiers donnés en Occident), en novembre 1967. C’est le parcours exceptionnel de cette grande artiste, figure d’émancipation féminine, que retrace le roman graphique Oum Kalthoum : Naissance d’une diva, des Franco-Tunisiennes Nadia Hathroubi-Safsaf et Chadia Loueslati. Toutes deux ont été bercées dans leur enfance par la chanteuse, voix de l’exil pour toute une génération d’immigrés nord-africains. Illustratrice jeunesse, Chadia Loueslati a, entre autres, signé les bandes dessinées autobiographiques Famille nombreuse et Nos vacances au bled. Rédactrice en chef du Courrier de l’Atlas, Nadia Hathroubi-Safsaf est notamment l’autrice du roman Frères de l’ombre et de l’enquête Enfances abandonnées.
AM : Que représente Oum Kalthoum dans votre parcours personnel et dans l’histoire de vos parents ?
Nadia Hathroubi-Safsaf : C’est notre madeleine de Proust. Grands amoureux de la musique arabe, nos parents l’écoutaient beaucoup. Elle incarne le raffinement, elle chante l’amour dans un langage soutenu. Maintenant que je comprends les paroles de ses chansons, je découvre avec surprise que mes parents étaient romantiques ! Moi qui les voyais pris dans le labeur, le travail, ils avaient des rêves, des espoirs qu’ils taisaient ; c’est Oum Kalthoum qui parlait pour eux. C’est pour ça qu’ils l’aimaient. Elle est également la voix de l’exil, la nostalgie de la terre natale. Elle fédère tout le monde. Écrire cette bande dessinée m’a appris beaucoup de choses. Par exemple, j’ignorais qu’à ses débuts, elle était obligée de se grimer en homme pour chanter ! Et sans doute que, hors d’Égypte, peu de gens le savaient, à une époque où il n’y avait pas un accès à l’information comme aujourd’hui. Elle n’a en outre pas vraiment communiqué à ce sujet et a beaucoup préservé sa vie personnelle.
Chadia Loueslati : Comme beaucoup, je ne connaissais pas son histoire. J’ai découvert des choses étonnantes ! Ce roman graphique témoigne aussi d’un besoin de retrouver une part de notre culture, de notre histoire, de ce que nos parents
nous ont légué, et de l’intégrer à la culture française. C’est un médium dans l’air du temps, pertinent pour une biographie, et qui s’adresse autant aux jeunes qu’aux adultes. Le sujet nous paraissait naturel, car Oum Kalthoum fait partie de notre éducation, de notre parcours de vie. Comme ça a été le cas pour Nadia, traduire ses chansons m’a donné une autre vision de mes parents : une dimension romantique, affective, intime, poétique, que je n’avais pas perçue enfant. Et comme beaucoup de Nord-Africains qui ont émigré dans les années 1960, ils l’ont emportée dans leurs valises. Dans l’expérience de l’exil, ils s’accrochaient à ce lien au pays, incarné par son art. L’une des forces de sa musique était de rassembler tous les publics, à la fois savants et populaires.
C.L. : En effet. Grâce à la radio, elle a pu entrer dans les foyers. Elle était la chanteuse de tout le monde. C’était un rituel, un rendez-vous radiophonique [pendant quarante ans, chaque premier jeudi du mois, la radio du Caire, qui émettait dans tout le monde arabe, diffusait un concert d’Oum Kalthoum, ndlr]. Elle a donné deux concerts à l’Olympia à Paris, en 1967, l’année où mon père a quitté la Tunisie pour venir en France. Jamais il n’aurait pu s’offrir un billet pour ce spectacle ! La radio était donc importante pour ceux qui n’avaient pas les moyens d’assister aux concerts. Comment s’est-elle initiée à la musique ?
C.L. : Son père était imam. Il enseignait à son fils Khaled des chants coraniques. Elle tendait toujours une oreille, et c’est ainsi qu’elle a appris – sans doute mieux que son frère ! Un jour, sa mère l’a surprise à psalmodier des sourates du Coran et a été époustouflée par sa voix exceptionnelle. Elle en a parlé à son père, et il a commencé à lui faire travailler le chant, l’interprétation. Elle a chanté en public, mais gri-
« Grâce à la radio, elle a pu entrer dans les foyers. Elle était la chanteuse de tout le monde. C’était un rituel, un rendez-vous radiophonique. »
Oum Kalthoum : Naissance d’une diva, JC Lattès, 144 pages, 22,90 €.
mée en garçon, pendant plusieurs années. À l’époque, c’était hors norme de laisser une jeune fille chanter le Coran, cette pratique étant réservée aux garçons. Mais son amour pour la musique lui a permis de dépasser ces usages, de les défier. Dès qu’elle a acquis une certaine notoriété, elle a pu s’imposer auprès de son père et arrêter de se travestir. D’ailleurs, jusqu’à aujourd’hui, je n’ai jamais vu une femme chanter le Coran.
Retraçant le parcours de la chanteuse, depuis son enfance paysanne à ses succès internationaux, cette bande dessinée n’est pas une simple biographie, mais un vrai hommage.
Enfant, elle a aussi bataillé pour étudier au kouttab, l’école coranique, alors que la place dévolue aux filles était plutôt au foyer, aux travaux des champs.
C.L. : Issue d’une famille modeste où les femmes n’étaient pas éduquées, elle a manifesté très jeune de l’intérêt pour l’instruction. Vive d’esprit, elle souhaitait une autre vie que celle de la récolte du coton. Avec le soutien de sa mère, elle a réussi à intégrer le kouttab pour apprendre à lire et à écrire. Mais c’était très dur : le cheikh estimait que sa place n’était pas à l’étude, et il l’envoyait aider sa femme aux tâches ménagères, ce qu’elle refusait. C’était une féministe avant l’heure. À force de patience et de ténacité, elle a surmonté tous les obstacles, qui plus est dans l’Égypte du début du XXe siècle ! Même ma mère, née en 1947 en Tunisie, n’a pas pu faire le tiers de ce qu’Oum Kalthoum a accompli à son époque. Nous avons tenu à mettre en avant ce pan de sa vie, car le début de son histoire l’a forgée à tout jamais. C’est une de ces femmes fortes, qui forcent l’admiration. Heureusement qu’elles existent, ce sont des exemples.
N.H.S. : Ce cheikh l’empêchait d’étudier parce qu’elle venait d’une famille pauvre. L’éduquer supposait de la sortir de sa classe. Elle a transcendé toutes les difficultés – de genre, de couche sociale, et même régionales, puisqu’elle a quitté son village pour se produire au Caire.
C’est dans la capitale égyptienne que sa carrière commence, au début des années 1920, et elle réussit à convaincre son père de la laisser chanter un répertoire profane.
N.H.S. : Elle est initiée à la beauté des mots, par lesquels elle peut chanter l’amour utopique, idyllique, mais pas sexuel. En maniant l’art de la métaphore, elle réussit aussi à rassurer son père : à travers l’amour, elle célèbre le divin. Elle chante du profane, certes, mais qui ne tombe jamais dans la vulgarité. À travers son personnage scénique, elle se construit une armure. Dans un monde d’hommes, elle évite toute ambiguïté. Chaque chose est réfléchie, pensée. Même si elle s’habille comme une femme, son style reste couvert, pas ostentatoire – mastour, comme on dit chez nous. Elle entend aussi se démarquer des chanteuses au style frivole et autres starlettes de l’époque. Elle ne veut surtout pas être exposée dans les journaux car, dans les années 1930, c’est très mal perçu. C’est même un déshonneur, à ses yeux, d’être en photo dans un journal distribué à plein d’hommes, puis froissé et jeté. Elle ne souhaite être reconnue que pour son talent. Son imprésario va devoir batailler pour qu’elle soit un peu médiatisée.
C.L. : Ses textes étaient très poétiques, truffés de doubles sens. Quand on évolue dans un monde masculin, il faut un certain charisme pour diriger des hommes. Son style vestimentaire assez austère l’a aidée en ce sens. Pas de décolleté ni de robe fendue. Ses lunettes noires et son chignon strict lui conféraient une certaine prestance. Pourquoi portait-elle des lunettes noires et tenait-elle toujours dans les mains un mouchoir sur scène ?
C.L. : Le mouchoir, c’était une façon de se rassurer, d’éviter de trembler. Elle tenait cet objet un peu comme un gri-gri. C’est devenu son style, sa marque de fabrique.
N.H.S. : Quant aux lunettes, ses yeux étaient sensibles et elle faisait des conjonctivites à répétition. C’est pour cette raison qu’elle abandonne le cinéma : les lumières des projecteurs de l’époque, très violentes, lui abîment les yeux. Même si des mauvaises langues prétendent que, comme elle n’était pas aussi adulée sur grand écran que sur scène, elle a préféré se consacrer au chant.
Quel rapport entretenait-elle avec la presse ?
N.H.S. : Elle en a eu une très mauvaise expérience. Un jour, elle a invité un journaliste chez elle et, au lieu de lui poser des questions sur son art, son chant, il l’a interrogée sur ses biens matériels. Elle n’a pas apprécié ! Une autre fois, elle a été prise en photo en maillot de bain. Son père en a été averti par le propriétaire de l’hôtel où ils séjournaient. Quand elle l’a appris, elle a foncé sur le photographe, qui prenait son repas
au restaurant de l’hôtel, et l’a sommé de lui rendre la pellicule. Il s’est exécuté en s’excusant. Elle lui a dit : « Je suis une femme de bonne famille ! Tu voulais jeter l’opprobre sur moi ? N’as-tu pas des sœurs, une femme, des filles ? Voudrais-tu qu’elles apparaissent dans un journal ainsi dévêtues ? » Sur quels matériaux vous êtes-vous appuyées pour construire votre bande dessinée ?
N.H.S. : Une biographie, un roman, beaucoup de films documentaires, des articles de presse de l’époque après sa venue en France en 1967, un reportage de l’Institut national de l’audiovisuel… J’ai aussi contacté le musée Oum Kalthoum, au Caire, pour avoir accès à des documents, des visuels.
C.L. : C’était une étape assez fastidieuse pour démêler le vrai du faux, trouver les bonnes informations et photos, ne pas se tromper sur l’identité de telle ou telle personne. On ne dispose d’aucune information sur sa famille, par exemple. Il fallait veiller à ne pas faire d’anachronismes, et être le plus pointues et justes possible. Heureusement, des personnes ont pris des photos de l’Égypte dans les années 1910. C’était une base de données précieuse pour contextualiser. Il est parfois difficile d’obtenir certaines informations : quel type de fauteuil ou d’horloge était en usage ? Son village était-il câblé par l’électricité ? Quel était le modèle des trains ? Comment se coiffaient les femmes ? J’ai consulté beaucoup de photos de familles égyptiennes de l’époque, vivant dans des régions reculées, assez pauvres, qui pourraient ressembler à la sienne. Dans sa vie amoureuse aussi, elle est peu conformiste, voire progressiste pour l’époque. Elle se marie à 53 ans avec son ami Hassen El Hafnaoui, mais lui demande
« Elle est initiée à la beauté des mots, par lesquels elle peut chanter l’amour utopique, idyllique, mais pas sexuel. Elle chante du profane, mais qui ne tombe jamais dans la vulgarité. »
un contrat de mariage comptant une clause spécifique, celle de la conjointe, prévoyant le droit de divorcer.
C.L. : C’était avant-gardiste, car un contrat de mariage ne devait pas être si courant. Et imposer cette clause du droit au divorce n’était pas du tout dans les mœurs. Elle a réussi à imposer sa façon de voir les choses. Elle était vraiment atypique. Jusqu’au bout de sa vie, ses choix ont été surprenants. C’est un modèle d’indépendance. Elle est restée très discrète sur sa vie amoureuse et intime. Peut-être était-elle totalement dévouée à son art ?
N.H.S. : Et surtout, n’était-elle pas lasse d’être dirigée par des hommes ? Son père a longtemps pris une place très importante dans sa vie. Ne craignait-elle pas que l’autorité de ce dernier soit remplacée par celle de son époux ? Elle avait envie d’être libre, indépendante. La chanteuse a soutenu Gamal Abdel Nasser, président de l’Égypte dès 1956. Lorsqu’il a nationalisé le canal de Suez cette même année, le titre qu’elle a chanté pour l’occasion est devenu l’hymne national pendant des années.
C.L. : Ils s’appréciaient bien. On les considérait comme le père et la mère de l’Égypte.
N.H.S. : Comme elle avait chanté pour le roi Farouk, renversé par Nasser et ses « officiers libres », qui luttaient contre l’influence britannique, elle a été boycottée des ondes égyptiennes. Mais très vite, Nasser a fait en sorte qu’elle reprenne sa place d’icône du pays.
En 1967, après la défaite de l’Égypte dans la guerre des Six Jours contre Israël, elle entreprend une tournée internationale pour soutenir le gouvernement.
se dansent et mènent à la transe. Dans chaque mariage maghrébin, on joue forcément l’un de ses morceaux. Et toutes les danseuses orientales se sont exercées sur sa musique. Étiez-vous anxieuses à l’idée de raconter le parcours d’un personnage aussi mythique ?
C.L. : Oui. J’avais une pression en tant que dessinatrice. Je ne disposais que d’une seule photo d’Oum Kalthoum jeune, et je devais la faire grandir et évoluer à partir de cette unique image ! Quand on travaille sur un mythe, tous les fans attendent de voir le résultat, et ils ne veulent pas être déçus.
N.H.S. : Moi, j’avais plutôt la pression de décevoir Chadia ! C’est ma première bande dessinée et elle m’a fait confiance. Quelle chance ! J’étais rassurée par son expérience. Elle m’a expliqué et appris des choses très précieuses.
En Égypte, et dans tout le monde arabe, la diva est un véritable mythe. Ici, son image égaie les murs d’un bar à Louxor, en 1990.
N.H.S. : Elle était nationaliste, patriote. Quand elle était jeune, elle a bien connu la colonisation anglaise, qu’elle trouvait injuste. Ses choix lui semblent naturels : elle est égyptienne, son peuple a faim, il est meurtri, elle utilise donc sa voix pour remplir les caisses de l’État. À l’occasion de ses concerts français, elle négocie un cachet important, afin d’en faire profiter les Égyptiens, qu’elle considère comme sa famille, et vice versa.
Quel héritage a-t-elle laissé aujourd’hui ?
N.H.S. : Personne ne lui arrive à la cheville ! Des chanteuses essaient de s’en inspirer, mais en matière de puissance vocale, d’aura, elle n’a pas d’héritière. C’est une véritable icône.
C.L. : Intemporelle, sa musique traverse toutes les époques. Beaucoup de DJ la remixent, ses chansons s’écoutent,
Dans l’ouvrage, vous citez cette phrase de la chanteuse : « Hier comme aujourd’hui, on doit être attentif à la seule richesse, la richesse des cœurs. » Et vous rappelez qu’elle a œuvré pour son peuple en finançant des bourses d’études pour des enfants, en fondant une bibliothèque dans son village natal, etc.
N.H.S. : Elle était philanthrope et souhaitait que toutes les petites filles puissent étudier, qu’elles n’aient pas à batailler comme elle. Elle avait une conscience aiguë de la différence entre les classes sociales.
C.L. : Les personnages qui deviennent grands par leur art n’oublient pas d’où ils viennent pour autant. Cette citation la représente bien : elle a tout donné aux autres. Elle a aussi soutenu des orphelinats. Elle était très généreuse. Son seul luxe, sa petite folie, c’était les diamants et les bijoux.
N.H.S. : Et les tailleurs Chanel ! ■
Conti Bilong
AVEC SON TRIO, LE BATTEUR ET CHANTEUR
camerounais mixe dans son nouvel album les harmonies du jazz aux grooves de sa terre natale. Cet ancien équipier du regretté Manu Dibango conjugue avec maestria enracinement dans sa culture et ouverture au monde.
propos recueillis par Astrid Krivian
J’ai commencé la musique enfant, au sein de la fanfare de l’école. Je suis né dans une famille de musiciens ; mon frère aîné est batteur, ça m’a donné le goût de la batterie ! J’ai appris au collège, auprès d’un ami qui avait un groupe. Je participais aux concerts scolaires. J’ai grandi dans la petite ville de Nkongsamba, mais je passais toutes mes vacances à Douala, la capitale économique du Cameroun, cœur battant de la scène musicale ! Je me produisais dans les clubs. Un jour, on m’a présenté au célèbre chanteur et musicien Sam Fan Thomas. Il a aimé mon jeu. Je suis parti en tournée avec lui à l’étranger, j’avais 17 ans ! Ma mère avait signé une autorisation pour que j’obtienne un passeport.
Jouer dans les clubs de Douala a été très formateur. Comme il n’y avait pas de conservatoire ou d’école de musique dans le pays, les musiciens s’initiaient ainsi. J’ai appris les standards de jazz, pop, rock, soul, variété internationale – George Benson, Al Jarreau, Duke Ellington… Je suis tombé amoureux de ces musiques.
J’ai étudié à la Bill Evans Piano Academy et à la Schola Cantorum. Au bout de quelques mois, j’ai été repéré par Manu Dibango et intégré son Soul Makossa Band ! Je l’ai accompagné à travers le monde pendant quinze ans. Côtoyer une personne d’une telle envergure vous apprend à vous professionnaliser davantage, à affiner votre vision de la musique, à être rigoureux, précis. C’est également une école de la vie, on bénéficie de son expérience. Il écrivait ses compositions, c’était une entrée dans la musique académique, il fallait s’accrocher. Nos spectacles avec les orchestres philharmoniques de Rotterdam et de Paris m’ont particulièrement marqué. Un oncle me disait toujours : « Même si tu atteins le sommet, on te respecte si tu es humble et gentil. » Il faut être soi-même et laisser les autres venir vers nous. J’ai eu la chance de parcourir la planète, de rencontrer des gens dans des pays différents, de découvrir leur façon de vivre. Ça m’a nourri. On se rend compte que l’être humain est presque partout le même. L’essence même de la vie, c’est embrasser la différence, s’ouvrir à l’autre.
La batterie est toujours un challenge, car il faut sans cesse devenir meilleur ! Si on s’arrête de travailler, on n’est plus qui l’on est. C’est comme une fleur que l’on ne veut pas voir faner ! Je m’exerce donc tous les jours. Je ne joue pas avec des œillères, je suis curieux, ouvert aux différents styles.
Mon dernier album mêle des harmonies jazz avec des grooves camerounais – makossa, bikutsi, ekang (d’après le nom de cette ethnie)… Je chante en bassa, ma langue maternelle, et en douala l’amour, le quotidien, les choses de la vie, la complexité des humains, qui peut engendrer des désastres comme la guerre. C’est capital de puiser dans les rythmes de mon pays. La musique, ce n’est pas que de l’enseignement, c’est aussi une culture, des choses qui se transmettent dans notre environnement. Valoriser l’Afrique est très important pour moi ; si on ne le fait pas, qui le fera ? ■ En concert le 12 mai au Studio de l’Ermitage, à Paris.
À 30 ans, j’ai décidé de partir m’installer en France.
«Valoriser
l’Afrique est très important pour moi; si on ne le fait pas, qui le fera?»ADILSON FELIX PHOTOGRAPHER
Les recettes de la fiction au service de la transmission d’une mémoire musicale unique : c’est le pari de Black Santiago Club, une série qui sera bientôt diffusée sur Canal+ Première. L’occasion d’évoquer cet orchestre mythique qui a inspiré Fela. Et de revenir sur les perspectives d’un audiovisuel « made in Africa ». par Jean-Marie
ChazeauAUX SOURCES L
e réalisateur franco-malien Toumani Sangaré cosigne, avec le Béninois Tiburce Bocovo, une série événement autour du Black Santiago, un orchestre mythique d’Afrique de l’Ouest qui a inspiré l’afrobeat de Fela Anikulapo-Kuti. Son fils, Femi, fait d’ailleurs partie des nombreux guests accueillis dans ce tout premier show tourné au Bénin par Canal+. Le cofondateur de l’école de cinéma Kourtrajmé Africa, à Dakar, est venu présenter les deux premiers épisodes en avant-première mondiale au festival Séries Mania, à Lille, en mars dernier. Notamment accompagné de son producteur, Alexandre Rideau (de Keewu Production, appartenant au groupe Mediawan Africa) – et avec lequel il avait déjà signé la série Sakho & Mangane (récemment reprise par Netflix) –, et de l’une des comédiennes, la Franco-Béninoise Chloé Lecerf. L’occasion pour eux de nous raconter les coulisses du tournage et de faire le point sur la production cinématographique et télévisuelle au Bénin et au Sénégal. Avec enthousiasme et un bel optimisme, sans doute porté par les rythmes syncopés des saxos des Santiago…
DE L’AFROBEAT
AM : Black Santiago Club, c’est une grosse production comme on en voit peu se tourner au Bénin : dix auteurs, deux réalisateurs, une centaine de comédiens et de musiciens, des dizaines de techniciens…
Alexandre Rideau : Oui, mais je pense que le Bénin est la prochaine terre de tournage en Afrique francophone. C’est un pays où, jusqu’à présent, il y a eu soit de grosses productions internationales qui emploient quelques stagiaires, des deuxièmes assistants, etc., soit des projets avec très peu de moyens financiers. Or, il y a quand même pas mal de compétences latentes, qui ne demandent qu’à s’exprimer et à être complétées : on a d’ailleurs pris le temps de former nos techniciens ces six dernières années. Sur place, il y a des comédiens, de la régie, et surtout une attitude qu’on ne trouve pas forcément
ALEXANDRE RIDEAU, PRODUCTEUR
dans d’autres pays, une soif d’apprendre. Il y a vraiment un côté éponge de nos collègues béninois, qui se disent qu’ils sont moteurs, que ce n’est pas un projet qu’on leur amène. Il y a une vraie volonté, que je n’ai pas retrouvée pour l’instant ni en Côte d’Ivoire, ni au Sénégal, ni au Mali, ni au Burkina Faso, où l’on a tourné des choses. Cela faisait trois ans qu’on réfléchissait à mettre en place ce projet, avant de vraiment y aller. Il y avait un risque, mais les hypothèses de production que j’avais émises se sont avérées toutes correctes. La série est construite autour du mythique Black Santiago : on a vu ces dernières années des documentaires sur les orchestres africains des années 1960, que ce soit au cinéma, avec Africa Mia (2019) de Richard Minier et Édouard Salier, sur les Maravillas de Mali, ou à la télévision, avec Orchestra Baobab, une autre histoire du Sénégal (2021), que vous aviez produit et réalisé, Toumani Sangaré. Pourquoi avoir choisi cette fois la fiction ?
Toumani Sangaré : Parce qu’on ne raconte pas les mêmes choses, et qu’on ne touche pas le même public. Avec Alexandre, quand on fait des documentaires, et encore plus avec des fictions comme celle-là, il y a une forte envie de transmission vers la nouvelle génération. La série est un format très populaire chez les jeunes, c’est un support qui nous a paru propice : comprendre la musique d’hier, c’est mieux comprendre la musique d’aujourd’hui, et créer celle de demain.
A.R. : C’est vraiment ça, et puis, il y a des sujets qui ne sont pas du tout traités dans les fictions en Afrique, comme les sujets culturels – sauf si l’on parle d’une légende. Il y a peu de choses sur le street art, la peinture, la danse, le slam… Le musicien, le griot ne sont jamais des héros, alors que ce sont des personnages centraux dans les sociétés. Pourquoi ce serait toujours un homme politique, un banquier, ou une femme oppressée qui cherche à s’émanciper ? Ce sont toujours les mêmes archétypes dans les fictions, donc l’idée était de présenter des héros inspirés de cette génération de musiciens qui sont tous en train de mourir en silence, sans que personne ne les honore, alors qu’ils sont à la base de la musique moderne. Vous n’avez pas choisi de faire un biopic, mais plutôt un thriller, comment s’est fait ce choix ?
A.R. : Avec Canal+ et Toumani, vu son style de réalisation. On avait envie de s’inspirer de la série américaine Treme [une production HBO centrée sur des musiciens de la NouvelleOrléans, ndlr], mais sans faire une chronique non plus. Il y a bien un effet tranche de vie dans les deux premiers épisodes, mais on voulait également qu’il y ait toute une dynamique pour accrocher le public, et faire en sorte que ce ne soit pas un truc avec de vieux musiciens. Il y a deux portes d’entrée pour ça : le thriller, et le drame familial, qui est le plus porteur dans l’audiovisuel en Afrique.
T.S. : Ce qui nous a aussi permis d’amener cette forme de mise en scène assez moderne dans la narration. Si on
« Je pense que le Bénin est la prochaine terre de tournage en Afrique francophone.»
reprend l’exemple de Treme, c’est de la fiction, mais à la limite du documentaire.
A.R. : On voulait vraiment être dans la fiction, et documenter le moins possible.
Mais avec les vrais musiciens du Black Santiago…
A.R. : Oui, c’est aussi l’un des paris. Si demain, comme c’est prévu, sort un nouvel album du groupe et qu’il tourne à nouveau, on pourra dire que la fiction fait la promotion de la culture en Afrique.
T.S. : Il y avait beaucoup d’énergie dans les scènes live. J’ai fait beaucoup de clips en Afrique et en France, et on a voulu amener ça dans la manière de filmer, de faire les lumières. Et on a tourné très léger, afin d’être hyper mobile, de créer des plans qu’on n’a pas l’habitude de voir dans les séries qu’on a fabriquées jusqu’à présent sur le continent.
A.R. : Parce qu’on n’en avait pas les moyens ! C’est super judicieux ce qu’ils ont fait, il faut le dire : on peut toujours louer – bien que difficilement – une grue, faire du travelling avec des rails, etc., mais on n’a pas le temps d’installer tout ça, on n’a pas les techniciens qu’il faut. Alors qu’avec les outils technologiques de ce tournage, on peut vraiment faire des mouvements de caméra incroyables rien qu’avec un manche à balai !
T.S. : Et tout ça a très bien fonctionné, on était contents car on était un peu sur un siège éjectable : si ça ne marchait pas, c’était notre faute ! Mais on a tenu sans problème les deux fois sept semaines de tournage à deux équipes. La série nous emmène aux sources de l’afrobeat, avec même la participation de Femi Kuti, le fils de Fela, dans un épisode. Comment l’avez-vous convaincu ?
T.S. : J’ai la chance d’avoir collaboré avec Femi il y a quelques années quand je travaillais sur Paris. Je connaissais son manager, son ingénieur du son, et je bossais avec eux sur Shrine TV : ils voulaient créer de petites vidéos sur les concerts qu’ils faisaient dans leur club à Lagos, via Kourtrajmé. Quand le projet de cette série a été présenté, il était prévu de faire apparaître des stars comme Seun Kuti, Angélique Kidjo… J’ai demandé si on allait vraiment avoir ces gens-là, et on m’a répondu : « Non, mais on va trouver des solutions. » Je leur ai dit que je ne connaissais pas Seun, mais Femi, oui. J’ai appelé son manager, et il est arrivé dans l’aventure. Ils sont pros dans la famille Kuti, et ils vivent ce qu’ils chantent, ce qu’ils disent, l’héritage du père : ce sont des gens d’une grande intégrité. Ils sont venus, ils ont fait le job, et ce sont eux qui nous ont posé le moins de problèmes sur beaucoup d’aspects !
A.R. : Oui, que ce soit au niveau de la prise de contact, de la contractualisation, de la prestation, etc., c’était carré. Même pour négocier des tarifs, on parlait entre professionnels, on n’était pas dans la foire d’empoigne.
Fela connaissait bien les Black Santiago ?
T.S. : Avec son batteur Tony Allen, il venait souvent se produire à Cotonou. Ils côtoyaient énormément Ignace de Souza,
le fondateur des Black Santiago, et effectivement, les musicologues ont découvert des morceaux antérieurs à l’afrobeat…
A.R. : Comme « Paulina », présent sur le premier disque du groupe ! Quand on discute avec le tout premier batteur de l’orchestre, qui est encore en vie, et habite malheureusement aujourd’hui dans un vrai taudis, il nous parle de Tony Allen, qu’il faisait sauter sur ses genoux ! Les Black Santiago ont commencé à jouer un répertoire de highlife, de salsa, ils se sont beaucoup produits au Ghana, et petit à petit, ils ont mélangé les rythmes fon et les chants traditionnels à leur musique. Sur le tournage de cette série et durant les enregistrements, ils jouaient à la perfection dès la première minute.
C’est aussi une histoire de soixante ans, la série reposant sur trois générations…
A.R. : Oui, il y a d’abord la figure du doyen, la génération des indépendances, où tous les rêves étaient permis, puis la génération de Théo, celle de la crise économique des années 1980-1990, où tout s’est écroulé, et enfin, celle du XXIe siècle, qui représente le renouveau. Comme Chloé !
Chloé Lecerf : Oui. J’ai constaté avec les comédiens de ma génération qu’on avait besoin de projets comme ça au Bénin, pour faire le lien, parce qu’on n’a pas facilement accès à cette culture et à cette histoire. Je trouve que c’est une aubaine, on ressent le besoin de connaître nos racines, d’apprendre, et de créer des choses qui s’ancrent dans la continuité de ce qui s’est
TOUMANI SANGARÉ, RÉALISATEUR
«Avec la fiction, on ne raconte pas les mêmes choses, et on ne touche pas le même public.»
Au son des saxos
Un promoteur aux dents longues lorgne un terrain en bord de mer à Cotonou, pour y construire une marina. Problème : celui-ci abrite un club où l’on vient danser depuis les années 1960 au son du très réputé Black Santiago. Tout l’orchestre va alors faire bloc contre le projet, à commencer par le patriarche, propriétaire du lieu, et son fils, brillant saxophoniste à l’esprit torturé. Dans ce contexte troublé, émerge le talent d’une jeune chanteuse, préoccupée par ses véritables origines… Comme dans toute bonne série africaine, business, romances et histoires de famille s’entremêlent (pour pas moins de 30 personnages !). Avec une bonne dose de suspens façon thriller et une vraie modernité des protagonistes : pas de machos chez les héros, et des rôles forts pour les femmes… même si l’orchestre est surtout masculin ! Et c’est bien l’authentique groupe qui joue : la réalisation, très soignée, épouse les rythmes et le souffle de ces musiciens hors pair. En bonus, des stars de la musique béninoise (Zeynab, Vano Baby, Nel Oliver), mais aussi Femi Kuti, héritier de l’afrobeat, dont on (re)découvre ainsi les origines. ■
Un orchestre culte
Créé par le trompettiste béninois Ignace de Souza, le Black Santiago est né au Ghana en 1964. Le groupe y joue de la musique afro-cubaine, de la highlife (entre jazz et calypso), du jùjú et de l’afrobeat, accueillant de nombreux artistes, tels Geraldo Pino ou Fela. Expulsés par le nouveau régime en place à Accra, les musiciens béninois se replient à Cotonou en 1970 et subissent la concurrence de nouveaux rythmes. En 1988, le fondateur meurt dans un accident de la route : « J’étais dans la voiture, raconte Goby Valette, guitariste et actuel chef d’orchestre. Je suis un rescapé, il y a eu trois morts. » Mais les membres ont continué à se produire : « Avec cette série, on aimerait être reconnus comme de grands musiciens. Sur le tournage, on a travaillé toutes les nuits jusqu’à 5 heures du matin ! Pour jouer nos classiques, mais pas seulement : on a 2 000 morceaux dans notre répertoire ! » Un album, enregistré pour accompagner la diffusion du show, devrait finir de rendre justice à l’un des derniers grands orchestres ouest-africains encore en activité. ■
fait auparavant, parce qu’il y a une cassure. Je le vois aussi en France du côté de la diaspora africaine : on commence à aller chercher dans le cinéma du continent, à regarder des films des années 1970 dont on n’a jamais entendu parler, contrairement aux Français, qui ont accès aux films de Truffaut et à tout ce pan du 7e art. Je pense qu’on a envie de connaître notre histoire, donc c’est super qu’il y ait cette série. C’est une musique qui parle encore aux jeunes d’aujourd’hui ?
C.L. : Ce qui est marrant, c’est que l’afrobeat est un mot qui revient beaucoup, même si la nouvelle afrobeat est complètement différente…
T.S. : C’est un peu comme le rhythm and blues et le R’n’B !
C.L. : Oui ! C’est un mot qui nous est familier, donc forcément, il nous accroche quand on en parle, mais on ne connaît pas du tout l’afrobeat des Black Santiago ou de Fela Kuti. La lumière est actuellement sur la musique africaine, il y a de grosses stars comme Burna Boy ou Rema : c’est énorme, ils s’imposent dans le monde entier sur le plan visuel. Du coup, au Bénin, même si tout le monde connaît le nom des Black Santiago, les jeunes n’écoutent pas leur musique.
T.S. : Emmanuella Salimath Tolli Toffa, qui joue le rôle de Grace, connaissait les morceaux, mais elle ne savait pas que les interprètes d’origine étaient les Black Santiago, qu’elle écoutait les nouvelles interprétations de classiques repris à travers les générations. Elle les a découverts avec la série.
C.L. : Leur musique est intemporelle. Je ne sais pas si les très jeunes acteurs vont écouter ça tous les jours désormais, mais c’était hyper touchant, tout le monde était bluffé de les voir en live pendant le tournage.
T.S. : Vano Baby, qui est une star actuellement au Bénin, a accepté de jouer dans un épisode, il était ravi de la proposition. Il a même fait un morceau supplémentaire avec le groupe, un remix de « Paulina » justement, qui n’a pas été enregistré pour la série, mais qui sera un featuring sur son prochain album.
A.R. : On est vraiment entre hip-hop et Black Santiago !
T.S. : Oui, et tout en acoustique : il n’y a pas de DJ ni de boîte à rythmes. Et ça donne une nouvelle couleur à cet artiste.
C.L. : Ça a super bien marché, c’est impressionnant.
A.R. : C’est à l’opposé de ce qu’on peut imaginer d’un rappeur à la mode, et Vano Baby a justement une image de bad boy, ses textes sont crus…
T.S. : Pendant le tournage, je lui ai demandé d’annoncer au public, à la fin de sa prestation, qu’il allait faire une petite pause avant de revenir. Il a balancé un truc en fon, et j’ai vu tout le monde exploser de rire, sans que je ne comprenne pourquoi… On m’a expliqué après qu’il avait dit : « Bon, je vais me fumer un joint, et je reviens tout de suite… » C’est encore au montage à l’heure où l’on se parle, et je ne sais pas s’il va être sous-titré !
A.R. : Oui, sans doute, mais on ne veut pas qu’il ait des problèmes !
Le format de la série est-il devenu aujourd’hui un meilleur vecteur que le cinéma pour montrer à voir l’Afrique aux Africains et au reste du monde ?
A.R. : Là, je suis assez catégorique : oui, mais Toumani ne sera peut-être pas d’accord. J’adorerais pourtant faire du cinéma pour plein de raisons : d’abord 90 pages de scénario, c’est mieux que 450 à valider, lire, corriger, monter, etc. Ensuite, c’est super d’aller dans une salle de cinéma et d’avoir un début, un milieu et une fin en 1 h 30. Le problème, c’est que ce travail-là prend trois ans, nécessite 150 personnes, et c’est parfois pour finir par être vu dans deux ou trois festivals en Europe, et peut-être par 400 ou 500 spectateurs en tout… Pour l’instant, je ne trouve pas de script de 90 minutes qui soit assez bien charpenté pour être populaire. Pas pour faire un film avec des prix à Cannes, mais pour bouger les gens dans les quartiers, comme on le fait avec nos séries.
T.S. : Je suis du même avis que toi ! Le souci que l’on a pour aller vers notre public, c’est qu’il n’y a pas assez de cinémas sur le continent. Le dernier gros succès africain, Les Trois Lascars (2021), de Boubakar Diallo, a fait 50 000 entrées toutes salles confondues… Il y en a qui disent que c’est peu, mais si on le met en rapport avec le nombre de salles dans lequel il a été exploité, c’est un très bon score. En Afrique francophone subsaharienne, on dénombre environ 25 à 30 salles, on avait fait les comptes il y a un an en ouvrant l’école Kourtrajmé à Dakar. Grâce à cette dernière, j’ai des échanges avec le gouvernement et les professionnels, et quand ils nous demandent ce qu’il faudrait pour le secteur, je réponds : des salles. Il faut faciliter leur ouverture par une fiscalité allégée, en supprimant certaines taxes sur les bénéfices ou l’exploitation. La première promotion d’étudiants est-elle sortie de votre école ?
T.S. : Oui, ça y est, et le bilan est très positif ! On a eu des projets qui changent de ce qu’on a l’habitude de voir, les étudiants ont une énorme envie d’exister dans cette industrie, même au-delà des frontières du Sénégal. C’est très enthousiasmant pour l’équipe, quand on voit l’énergie, la rapidité à assimiler… Avec cette nouvelle génération, il n’y a pas de complexes, on part vraiment d’une feuille vierge, et on peut construire des choses beaucoup plus sereinement. Le souci avec ceux qui sont un peu plus âgés très souvent, c’est qu’ils n’acceptent pas qu’on leur dise qu’ils ont porté leur pantalon à l’envers pendant dix ans… Pour eux, ce n’est pas possible qu’ils aient fait les choses à l’envers. Ils répondent que toute expérience est bonne, ils ne se remettent pas en cause… Même sans parler des plus anciens, avec des gens de ma génération, les échanges sont difficiles. Alors que chez les jeunes, il n’y a pas d’a priori, ce n’est pas facile non plus, mais ça marche, on voit qu’ils sont à l’écoute. Et ils sentent ce qu’ils peuvent apporter de différent par rapport à ceux qui sont passés avant eux.
À Dakar, il y a Kourtrajmé, mais aussi le centre de formation Yennanga d’Alain Gomis, de nombreux
producteurs… Le Sénégal est-il devenu le centre du cinéma et de l’audiovisuel pour l’Afrique de l’Ouest ?
T.S. : Oui, bien sûr, pour moi, le Sénégal est leader dans ce domaine. D’abord, il y a une économie qui s’y est créée, on retrouve de plus en plus les maillons de la chaîne d’une industrie : des loueurs, des techniciens, etc. La chance, c’est aussi qu’il y a davantage de tournages internationaux. Et puis, des sociétés de production comme Keewu ont créé des filières de formation et ont su amener des compétences de l’étranger pour les faire capitaliser par des gens localement.
A.R. : C’est la vie ! (plus de 100 épisodes), que l’on produit également, y a largement contribué. Historiquement, 20 à 25 % du budget de cette série était réservé à la formation. Quand on l’a commencée en 2014, il y avait soit du cinéma d’auteur, soit des petites séries télé informelles. Il n’y avait pas cette voie intermédiaire, qui est celle qu’on utilise maintenant et qui se développe partout. C’est génial. Pour finir, quels sont vos futurs projets, Toumani Sangaré ?
T.S. : J’aimerais tourner un long-métrage au Sénégal, et puis, il y a l’école Kourtrajmé, qui est très importante pour moi, et qu’on fait étroitement collaborer avec des boîtes de production. Dans l’objectif de faire découvrir des talents, et d’améliorer la qualité. ■
« C’est une aubaine cette série. Les jeunes ressentent le besoin de connaître leurs racines.»
En Arabie, les trésors d’Al-Ula
Longtemps considérée comme une étape clé sur l’ancienne route de l’encens et le chemin de La Mecque, ce véritable écrin archéologique symbolise aujourd’hui les grandes ambitions touristiques du royaume wahhabite. Et sa volonté d’ouverture. par
Catherine FayeVue du ciel, la vallée d’Al-Ula, au nord-ouest de l’Arabie saoudite, égratigne le désert du Néfoud sur une trentaine de kilomètres. Qui aurait cru, il y a encore quelques années, qu’une telle destination, au cœur d’une monarchie absolue, gouvernée selon la charia, attirerait autant l’attention ? Longtemps ignoré, jusqu’à ce que le royaume décide d’en faire sa vitrine culturelle et touristique en 2019 – en même temps qu’il a donné son feu vert pour la délivrance des tout premiers visas touristiques –, ce territoire quasi surnaturel représente aujourd’hui un témoignage inestimable du riche passé de l’Arabie, de l’époque préhistorique aux prémices de l’ère postislamique. L’exposition « Alula, merveille d’Arabie », à l’Institut du monde arabe, il y a trois ans, et les sollicitations à l’adresse de journalistes, écrivains, artistes et sportifs du monde entier ne représentent qu’une fraction de l’appât ficelé par l’un des plus gros exportateurs de pétrole brut au monde.
Avant de se voir proposer un contrat faramineux de 440 millions de dollars pour rejoindre le club Al-Hilal FC, la superstar du football argentin Lionel Messi n’a pas hésité à prêter son image dans le cadre d’une campagne de promotion du tourisme saoudien. À cheval, sur un quad ou à pied, il nous invite à venir découvrir une contrée jusque-là impénétrable.
À l’approche d’Al-Ula, les lueurs rougeoyantes du soleil irradient le couchant, tandis que le bleu gris des palmeraies sectionne les roses, les grèges, les ocre et les orange dans un dédale de formations rocheuses surprenantes. Rongés par l’eau il y a 500 millions d’années, puis sculptés par les vents lorsque la mer s’est retirée, les plateaux volcaniques et les montagnes de grès composent un paysage multiple – un enchevêtrement de sable, de sédiments et de steppes désertiques, dont les spécificités géologiques ont permis le développement d’une oasis fertile, riche en sources et en nappes phréatiques. Dès la descente de l’avion, le spectacle est saisissant. Surplombant les canyons et les palmeraies, de majestueux blocs de pierre aux profils humains et aux silhouettes fantastiques (animaux, champignons géants, chimères) veillent sur 7 000 ans d’histoire. Nul autre que Roger Caillois, homme de lettres passionné par l’univers minéral, n’est à même de dépeindre la magie de la roche : « Je parle des pierres nues, fascination et gloire, où se dissimule et en même temps se livre un mystère plus lent, plus vaste et plus grave que le destin d’une espèce passagère… » D’entre les mesas, les strates et les escarpements, une voix immatérielle murmure les beautés de la nature. Et les signes du temps.
Située sur l’itinéraire du pèlerinage à La Mecque et de la route caravanière de la myrrhe et de l’encens, l’oasis multimillénaire est évoquée dans les textes de voyageurs et de pèlerins arabes. En 1326, en chemin vers Médine, capitale religieuse de l’islam, l’explorateur Ibn Battûta y fait une halte. Il la décrit comme « un grand et beau village pourvu de palmeraies et bénéficiant d’une eau particulière, où les pèlerins résident quatre nuits, s’approvisionnent, lavent leur linge ». On retrouve aujourd’hui encore cette végétation luxuriante et la quiétude qui s’en dégage, mais à première vue point de pèlerins. Brièvement croisés à l’aéroport Prince Abdul Majeed bin Abdulaziz, des groupes de dévots n’y font qu’une escale, tirant parti de ce hub en devenir pour se rendre à La Mecque, depuis l’ouverture d’une ligne aérienne directe à partir de Paris. Le paisible sanctuaire bédouin d’antan a bien changé. Dans cette région du Hedjaz, difficile de ne pas penser à Thomas Edward Lawrence. Ce pays de nomadisme a notamment été le centre de la révolte arabe de 1916 à 1918 contre la domination ottomane. À cette époque, l’écrivain et officier – plus connu sous le nom de Lawrence d’Arabie, depuis le film de David Lean (1962) – mène lui-même des attaques sur le chemin de fer du Hedjaz, qui relie Damas à Médine, dans une campagne britannique visant à restreindre les forces turques. Dans Les Sept Piliers de la sagesse, récit autobiographique
publié en 1926, il écrit : « Ma vision du cours de la guerre arabe était toujours trouble. Je n’avais pas réalisé que la prédication était la victoire même, et le combat une illusion. » Ce personnage romanesque, qui a bâti son mythe sur le sable et le sang, se passionne également pour l’archéologie. C’est l’étude de l’Antiquité qui lui a permis de découvrir le Proche-Orient. Dès l’âge de 20 ans, il l’arpente et participe à des fouilles en Syrie et en Égypte. Nul doute qu’en d’autres circonstances, les vestiges d’Al-Ula l’auraient captivé. Hélas, ils sont dévoilés seulement un siècle plus tard, pour le plus grand bonheur des chercheurs du XXIe siècle.
DES FOUILLES FRUCTUEUSES
Chargés de cataloguer toute l’archéologie visible du comté d’Al-Ula et du champ volcanique voisin de Harrat Khaybar, les archéologues et les épigraphistes saoudiens et étrangers mènent des fouilles depuis deux décennies, répertoriant des dizaines de milliers de structures, la plupart âgées de 4 000 à 7 000 ans. « Plus les fouilles avancent, plus nous faisons d’importantes découvertes, qui vont complètement changer notre façon de voir le Moyen-Orient », assure un archéologue australien rencontré sur place. Les structures funéraires mises en lumière permettent en effet de prouver la présence d’humains dans la zone dès la préhistoire. D’autre part, des pétroglyphes renseignent sur le système politique et économique d’antan, ainsi que sur la faune à travers les représentations de lions, d’autruches ou d’ibex (sortes de chèvres sauvages). Tout un monde disparu.
Le site le plus connu est l’ancienne cité de Hégra. Plus de 100 tombeaux rupestres (dont 94 ont les façades ornementées) creusés et sculptés dans le grès, datant principalement du Ier siècle avant J.-C. au Ier siècle après J.-C., sont répartis sur près de 1 000 hectares. Inscrite sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco depuis 2008 et citée dans le Coran sous le nom d’Al-Hijr (« la vallée des pierres » en arabe), elle rappelle Pétra (« rocher » en grec), l’ancienne capitale des Nabatéens située au sud de la Jordanie et souvent décrite comme la huitième merveille du monde. On s’y déplace en jeep et à pied, suivant des parcours très encadrés qui illustrent la volonté de mettre en œuvre un modèle de développement économique et touristique, centré sur la préservation de l’environnement et le respect de l’histoire, des territoires et de la population locale.
Les Nabatéens, rois du commerce de l’encens et des aromates, s’y sont installés il y a 2 000 ans, construisant des nécropoles et nourrissant ainsi un espoir ambitieux : demeurer visibles jusque dans la mort. Ce témoignage saisissant, au milieu de l’immensité désertique, est un exemple exceptionnel de leur maîtrise des techniques de construction et de l’hydraulique. Il atteste de la rencontre d’influences décoratives et architecturales variées (assyrienne, égyptienne, phénicienne, hellénistique), ainsi que de la présence épigraphique de plusieurs langues anciennes (lihyanite, thamudéen, nabatéen,
L’espace culturel Maraya, chef-d’œuvre d’ingénierie situé dans le canyon désertique de la vallée d’Ashar.
Recouvert de 9 740 miroirs, ce cube de 5 000 m2 abrite une salle de concert de 26 mètres de haut.
Plus de 100 tombeaux rupestres creusés et sculptés dans le grès sont répartis sur près de 1 000 hectares.
Le site le plus connu est l’ancienne cité de Hégra, inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco depuis 2008. Notamment la tombe de Lihyan, aussi connue sous le nom de « château solitaire ».
grec, latin). Ce carrefour des civilisations, immortalisé dans la pierre dorée, a de quoi donner le vertige.
Moins imposante mais tout aussi prestigieuse, Dadan, située à 18 kilomètres au sud, est la plus ancienne cité que l’on connaisse dans la région. Mentionnée dans la Bible et les sources mésopotamiennes, elle a sans doute été fondée au IIIe millénaire avant J.-C., puis a connu son apogée 2 000 ans plus tard, avant d’être supplantée par Hégra un peu avant le tournant de l’ère. « Il y en a au moins pour cent ans de découvertes, car le site n’a quasiment pas été fouillé », a récemment déclaré Abdulrahman Alsuhaibani, professeur d’archéologie à l’Université du Roi Saoud, à Riyad, et consultant auprès de la Commission royale pour Al-Ula. Même si elles ne couvrent que 4 % du site archéologique, les fouilles ont mis au jour des statues humaines plus grandes que nature, nombre de petits ex-voto, mais aussi le bas-relief d’une lionne allaitant l’un de ses petits. Difficilement accessibles, des dizaines de niches percées dans la falaise affichent leurs formes géométriques dans un tissu minéral couleur terre de Sienne. Pour creuser ces tombeaux, les ouvriers et les sculpteurs partaient du haut de la façade de la montagne, après avoir aménagé une plate-forme sous leurs pieds, qui descendait avec eux au fur et à mesure qu’ils dégageaient la roche, les épargnant de la construction d’un échafaudage. Ici, les morts surplombaient la vallée.
UN CREUSET POUR L’AVENIR
Cette fièvre exploratrice a ouvert les vannes d’une révolution simultanée, incarnée par le plan Vision 2030. Lancé en 2016 par le prince Mohammed ben Salmane, il a pour objectif d’assurer la transition du royaume vers un nouveau modèle de développement économique, plus libéral, créateur d’emplois et de richesses. De ce fait, Al-Ula fait l’objet d’un plan de rénovation ambitieux, visant à attirer 2 millions de visiteurs par an et à en faire le plus grand « musée vivant » au monde : les arts, la culture, le patrimoine et le tourisme vert seront mis à l’honneur. Des experts du monde entier dans les domaines de l’agriculture, de la botanique, de l’urbanisme et de l’architecture sont à son chevet. Il y a cinq ans, l’Arabie saoudite signait un accord pour la valorisation de ce site avec la France, qui venait tout juste d’inaugurer le Louvre Abu Dhabi, aux Émirats arabes unis, et ne pouvait être que le partenaire idéal : depuis Jean-François Champollion qui créa l’égyptologie, l’archéologie française a une place à part dans le monde. Non seulement elle forme un grand nombre de chercheurs, mais a aussi la réputation d’impliquer les populations locales dans ses fouilles. Née de cet accord, l’Agence française pour le développement d’Al-Ula mobilise l’ensemble des savoir-faire hexagonaux. Le 12 mars, c’est au tour du Centre Pompidou de s’associer à la Commission royale pour Al-Ula pour la création d’un musée d’art contemporain. Dès 20282029, une collection centrée sur les arts d’Asie du Sud-Ouest, d’Afrique du Nord et d’Asie du Sud se combinera à un focus
sur le land art (qui utilise la nature comme matériau) et les formes numériques émergentes. Les huit grands musées qui feront d’Al-Ula un centre culturel d’ici 2035, de même que l’infrastructure touristique bâtie à toute allure pour les accompagner – représentant un budget se comptant en dizaines de milliards de dollars –, sont destinés à une clientèle touristique internationale et fortunée. Une visée clairement qualitative plus que quantitative.
Quant à la vieille ville, un labyrinthe de ruines en terre crue datant du XIIIe siècle, puis, abandonné dans les années 1980, elle renaît peu à peu de ses cendres, avec son récent Old Town Market, sorte de souk touristique, ponctué de restaurants, cafés de style européen et magasins d’artisanat. Les étrangers ne s’y bousculent pas encore. Les a priori persistent, l’itinéraire du terroriste Oussama ben Laden, l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi au sein du consulat d’Arabie saoudite à Istanbul ou encore la situation des droits humains ayant terni l’image du pays. On ne soupçonne pourtant pas l’ouverture d’esprit des jeunes, dans ce pays honni des opinions publiques. Ultra-connectés, ils partagent les mêmes aspirations que leurs congénères partout dans le monde. Malgré un conservatisme dominant, les mentalités évoluent rapidement. « Je comprends ces visions négatives sur mon pays. Mais maintenant qu’il est ouvert, il faut venir voir. Nous reconstruisons le passé pour bâtir l’avenir », nous confie Naziha, 28 ans, hôtesse d’accueil. Visage découvert et vêtue d’une abaya beige, elle assure ne pas vouloir se marier et travailler pour préserver son indépendance. Même si la majorité des Saoudiennes portent le niqab, les femmes ont aujourd’hui le droit de vivre seules, tout comme de voyager seules et de prendre le volant. La vraie révolution a été la suppression de la police religieuse, en 2016. Des avancées distillées petit à petit, qui font partie de la stratégie de Riyad. Une manière de narguer l’Iran, son rival chiite ? Si l’avenir du pays est à la jeunesse et à l’ouverture sur le monde, Maraya (« reflet » en arabe), chef-d’œuvre d’ingénierie situé dans le canyon désertique de la vallée d’Ashar, symbolise cette métamorphose. Recouvert de 9 740 miroirs, ce cube de 5 000 m2, conçu pour mettre en valeur la beauté naturelle du désert environnant, abrite une salle de concert de 26 mètres de haut, dont le fond de scène, rétractable, s’ouvre sur les falaises. Au milieu du spectacle incomparable offert par l’épopée géologique et l’abstraction radicale de l’environnement, les panneaux réfléchissants se transfigurent sans cesse, soumis aux aléas météorologiques et aux variations de la lumière. La nuit venue, des millions d’étoiles font écho à l’astronomie arabe, à son apogée entre le VIIIe et le XIIe siècle. Ce sont peutêtre ces mêmes constellations, grâce auxquelles les caravanes marchandes et les pèlerins se dirigeaient antan, qu’il faudrait interroger aujourd’hui. Surtout dans cette vallée des mille et une nuits, où il se pourrait qu’il soit question, comme l’écrit Goethe, non de « ramener l’homme sur lui-même, mais de le transporter par-delà le cercle du moi ». Vers la liberté. ■
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L’uranium fait son come-back
L’urgence climatique et la guerre en Ukraine redonnent un second souffle à l’énergie nucléaire. Le cours de la matière première, le « yellow cake », remonte au profit des gisements africains. Et les projets de centrales se multiplient sur le continent, de l’Égypte à l’Ouganda. Reste la question de la protection environnementale et du financement… par Cédric Gouverneur
C’était il y a un peu plus d’une décennie, mais cela paraît déjà une éternité.
Le 11 mars 2011, sur la côte nord-est du Japon, un tsunami ravage la centrale nucléaire de Fukushima. L’impact de cette catastrophe – survenant, qui plus est, dans le seul pays frappé par des armes atomiques – est terrible, le Japon mettant à l’arrêt quasiment tous ses réacteurs. Dans la foulée, l’Allemagne, première économie européenne, décide de sortir du nucléaire. Le cours de l’uranium s’effondre alors : après avoir atteint 135 dollars la livre en 2007, le « yellow cake » (« gâteau jaune », surnom du minerai) tombe, dans les années post-Fukushima, à 18 dollars… Faute
de rentabilité, les mines africaines s’asphyxient : au Niger, le cours dérisoire achève la mine d’Arlit, dans la province d’Agadez, au nord du pays. En mars 2021, la Compagnie minière d’Akouta (Cominak, filiale du groupe français Orano, ex-Areva) se résout à fermer cette gigantesque mine souterraine de 200 kilomètres de galeries, d’où ont été extraites, entre 1978 et 2021, pas moins de 75 000 tonnes d’uranium (soit plus d’un tiers de la production nigérienne) par environ 600 salariés et 700 sous-traitants… Au Malawi, en 2012, la société australienne Paladin renonce au gisement de Kayelekera, faute de rentabilité. Idem en Namibie, où Orano interrompt le projet Trekkopje.
CATACLYSMES RÉELS CONTRE CATASTROPHES HYPOTHÉTIQUES
L’accélération du changement climatique modifie les données du débat sur les mérites et les dangers du nucléaire. L’hypothèse que survienne une nouvelle catastrophe telle que celles de Fukushima ou de Tchernobyl (1986) pèse moins face aux cataclysmes, déjà bien réels, provoqués par le réchauffement dû aux émissions de gaz à effet de serre : sécheresses, canicules, « mégafeux », inondations, fonte des glaciers…
L’énergie nucléaire a certes ses travers – notamment la question de la sûreté des installations et la gestion des déchets radioactifs (20 millions de tonnes laissées à l’air libre à Arlit…) –, mais elle a pour avantage immédiat
Depuis 2021, les investisseurs tablent sur 60 à 80 dollars la livre, soit quatre fois plus qu’au creux de la vague, en 2016.
Une mine à ciel ouvert, à Arlit, au Niger.
de ne pas dégager de CO2 : « Les énergies nucléaire et renouvelables sont essentielles afin de procéder à une transformation verte », a répliqué à ses détracteurs le Premier ministre japonais Fumio Kishida, ajoutant que « l’invasion de l’Ukraine par la Russie a changé la situation énergétique mondiale ».
L’archipel nippon va donc redémarrer ses centrales et développer des réacteurs dits de « nouvelle génération ».
Plusieurs pays européens changent de cap, misant sur le développement du secteur dans leur mix énergétique, à la fois pour parvenir à la neutralité carbone et pour s’affranchir de leur approvisionnement en énergies fossiles (importées notamment de Russie…). La France, la Chine, l’Inde, la Corée du Sud, le Royaume-Uni projettent de nouveaux réacteurs.
Depuis 2021, le cours de l’uranium repart à la hausse. Cette tendance s’est confirmée dans les mois qui ont suivi le déclenchement de la guerre en Ukraine, avec une augmentation de 20 % en l’espace d’un semestre. Les investisseurs tablent ainsi sur 60 à 80 dollars la livre, soit quatre fois plus qu’au creux de la vague, en 2016. « Le principal facteur est le changement de l’opinion publique au Japon », a déclaré Rick Rule, PDG de Sprott US Holdings, société de gestion d’actifs spécialisée dans les métaux, lors de la Vancouver Resource Investment Conference, au Canada, en janvier dernier. L’expert américain estime que le redémarrage de dizaines de réacteurs nippons
« augmentera la demande structurelle de 10 à 12 millions de livres par an ». En Namibie, la mine à ciel ouvert de Rössing, ouverte en 1976, aurait en principe dû fermer en 2025. Son exploitant, la China National Uranium Corporation, vient de décider de prolonger son exploitation au moins jusqu’en 2036. Au Niger, le site d’Imouraren, à 80 km d’Arlit, pourrait enfin devenir rentable. En 2015, en raison des cours trop bas, Areva avait dû renoncer à exploiter ce gisement d’uranium chèrement acquis, les quelque 200 000 tonnes de minerai s’avérant trop coûteuses à extraire ! Imouraren SA, coentreprise entre le désormais groupe Orano et l’État nigérien, entend mener fin 2023 des essais afin de jauger d’une éventuelle
La plage de Melkbosstrand, avec la centrale de Koeberg en arrière-plan, en Afrique du Sud.
exploitation du site en 2028 : « Notre priorité est la préservation de la nappe d’eau potable du Teloua », a précisé Matthieu Davrinche, son directeur. La filière nucléaire se sait scrutée. Et pour cause : à Arlit, selon les ONG, des tonnes de déchets radioactifs auraient disparu dans la nature, certains ayant même été employés comme matériaux de construction d’habitations…
NOUVELLE DONNE GÉOPOLITIQUE
La hausse des cours d’uranium permet aux producteurs africains de jouer la concurrence entre les exploitants. Le Niger, après un demi-siècle de monopole de l’ancienne puissance coloniale française sur ses gisements, accueille le groupe canadien Global Atomic. En novembre 2022, le Premier ministre Ouhoumoudou Mahamadou a inauguré le lancement de la construction de la mine de Dasa, à 130 km d’Arlit, d’où sont censées être extraites 1 400 tonnes
Plusieurs pays européens misent sur le développement du secteur pour parvenir à la neutralité carbone et s’affranchir de leur approvisionnement en énergies fossiles.
de yellow cake d’ici 2025. Le site devrait être exploité par la Société des mines de Dasa, détenue par l’État et Global Atomic. Néanmoins, à la demande d’ONG nigériennes et françaises qui dénoncent l’absence de consultation des populations environnantes, le tribunal d’Agadez a stoppé les travaux en février. La cour d’appel a rapidement annulé le jugement, mais les plaignants ont interjeté l’appel devant la cour de cassation, à Niamey. La procédure est en cours. À noter également que la nouvelle donne géopolitique n’est pas sans conséquence sur l’uranium africain : en janvier, la Namibie avait refusé un projet d’exploitation de l’entreprise publique russe Rosatom, officiellement pour des raisons environnementales…
Au-delà de la simple valorisation des gisements, plusieurs pays du continent entendent construire des centrales nucléaires afin de satisfaire leurs besoins en électricité. Jusqu’à présent, les deux seuls réacteurs opérationnels se trouvaient en Afrique du Sud, à Koeberg, près du Cap. Au Nigeria, le projet de centrale de Geregu, dans les cartons depuis 2009, tarde à se concrétiser, malgré un accord signé en 2017 avec Rosatom. Mais l’Égypte, qui a aussi signé un accord avec l’entreprise publique russe en 2015, a démarré en juin la construction de deux premiers réacteurs à El-Dabaa, à l’ouest du Caire. Deux autres devraient suivre et, en 2026, le troisième pays le plus peuplé du continent devrait bénéficier de 4 800 MW d’électricité nucléaire. L’Ouganda a annoncé, lui, en mars la signature d’un accord avec la China National Nuclear Corporation pour construire, à Buyende, au nord de Kampala, une centrale de 1 000 MW à l’horizon 2031. ■
LES CHIFFRES
35 %
C’est la hausse des revenus du canal de Suez au premier trimestre 2023. Environ 10 % du trafic maritime mondial y transite.
SANS LES COUPURES D’ÉLECTRICITÉ, LE PIB DE L’AFRIQUE DU SUD POURRAIT ÊTRE 17 % SUPÉRIEUR À CELUI D’AUJOURD’HUI, SELON LA CHAMBRE AFRICAINE DE L’ÉNERGIE.
74 MILLIARDS DE DOLLARS, soit le montant des investissements perdus par le continent à cause des mauvaises notes attribuées par les agences de notation, d’après le Programme des Nations unies pour le développement.
110 millions de dollars, soit le montant du prêt de la Société financière internationale au Groupe OCP, géant marocain des phosphates, pour qu’il se dote de quatre centrales solaires.
LA PERTE MOYENNE DES INVESTISSEURS DANS LE BITCOIN ENTRE 2015 ET 2022 EST DE 48 %, A INDIQUÉ LA BANQUE DES RÈGLEMENTS INTERNATIONAUX.
7,8 %, c’est la baisse de l’aide publique au développement accordée à l’Afrique subsaharienne en 2022. L’Ukraine est devenue la priorité.
Teva Meyer « Il manque un réseau électrique transnational »
AM : La hausse des cours constatée depuis 2022 est-elle, selon vous, pérenne ?
Teva Meyer : Cette hausse a en fait démarré dès 2021, en raison de la fermeture, lors de la crise sanitaire, de plusieurs grandes mines (en Afrique du Sud, en Australie, au Canada), ceci faisant réagir le marché. Il faut savoir qu’il existe, sur l’uranium, deux marchés : un de long terme, qui englobe environ 90 % des achats, et un dit « spot », où se retrouvent des spéculateurs (environ la moitié des achats y sont réalisés par un seul fonds d’investissement) et où l’on peut s’approvisionner en uranium en cas de souci avec les gros fournisseurs, comme Rosatom. Celui-ci est plus sensible aux événements : par exemple, il avait réagi à la hausse lors des manifestations violentes en janvier 2022 au Kazakhstan, même si les mines du premier pays producteur mondial d’uranium (représentant environ 40 %) n’ont pas été affectées. La guerre en Ukraine a amplifié ce phénomène. Le marché était, jusqu’en 2021, un peu en encéphalogramme plat, et ces circonstances l’ont fait redémarrer. Désormais, il réagit à la hausse aux promesses de relance du nucléaire, de construction de réacteurs. Mais le cours du minerai peut retomber, si ces promesses ne se concrétisent pas. Le continent posséderait 20 % des réserves globales. Pourtant, seuls le Niger et la Namibie exploitent des mines (celles du Malawi ayant fermé en 2012). La hausse des cours peut-elle favoriser de nouvelles exploitations, et si oui, dans quels pays ?
Le vrai souci est le coût de production. En Namibie, celui-ci est faible. Depuis l’indépendance du pays, en 1990, le parti de l’Organisation du peuple du Sud-Ouest africain (SWAPO) a fait du nucléaire un outil de développement. Le Malawi et le Zimbabwe – notamment courtisé par la Russie – suscitent le plus d’intérêt. Mais le principal problème est le coût de transport du minerai, tous les ports n’étant pas habilités « classe 7 », c’est-à-dire autorisés à transporter des matières radioactives ! En Afrique australe, il n’y a que ceux de Walvis Bay, en Namibie, et du Cap, en Afrique du Sud. Le transporter par la route du Malawi à la Namibie, par exemple, est bien trop long. La Chine s’est d’ailleurs empressée d’agrandir le port de Walvis Bay lorsqu’elle a commencé à s’intéresser à l’uranium du pays. Vous rappelez dans votre livre qu’il n’existe pas d’« OPEP de l’uranium ». Pour quelles raisons ?
Une tentative a bien été lancée, dans les années 1970, avec notamment la France et le Canada, lorsque les États-Unis avaient fermé leur marché aux importateurs étrangers. Mais les producteurs d’uranium ne peuvent pas avoir le même pouvoir coercitif que ceux du pétrole ou du gaz, parce que le combustible (l’uranium enrichi) ne représente que 5 % du prix de l’électricité nucléaire ! Le seul acteur majeur qui peut faire pression est le Kazakhstan, du fait de son importance en matière de volume. Des projets de centrales sont régulièrement évoqués en Afrique (Nigeria, Algérie…), mais très peu se concrétisent (à l’exception récente de l’Égypte et de l’Ouganda). Pourquoi ?
Le géographe et maître de conférences à l’Université de Haute-Alsace vient de publier Géopolitique du nucléaire (éditions Le Cavalier Bleu).
Il nous éclaire sur l’intérêt grandissant du continent pour cette énergie et les enjeux que cela entraîne. propos recueillis par Cédric Gouverneur
Le problème vient souvent des financements : les investisseurs locaux et internationaux craignent l’instabilité sur le long terme. Rappelons qu’une centrale nucléaire est là pour des dizaines d’années ! Autre problème : les pénuries du réseau électrique. Construire un réacteur nucléaire implique de disposer du réseau suffisant pour distribuer sa production, mais également de pouvoir compter sur des sources alternatives d’électricité en cas d’arrêt pour des opérations de maintenance, et de pouvoir en exporter chez le pays voisin. Il manque un réseau électrique transnational sur le continent. C’est aussi pour cela que l’Afrique s’intéresse aux nouveaux petits réacteurs modulaires (SMR, « small modular reactor »), plus modestes. Vous expliquez qu’exporter un réacteur constitue un « outil géopolitique » et qu’en acquérir un implique un engagement sur des dizaines d’années !
Cette question de la longévité constitue la grande différence entre le nucléaire et les autres énergies. Une centrale, c’est cinquante à quatre-vingts ans d’espérance de vie. Potentiellement, la relation entre le pays d’installation et l’installateur peut durer près d’un siècle… La Russie vend des réacteurs nucléaires, mais également le combustible. C’est la force – ou le danger, selon d’où l’on parle – du nucléaire… Les principaux acteurs du marché sont le russe Rosatom (en Égypte), les Chinois (en Ouganda), les Sud-Coréens, les Français… Chacun a ses caractéristiques propres. Avec le nouveau contexte géopolitique, va-t-on vers un regain de compétition ?
Les offres de vente françaises et américaines sont beaucoup plus onéreuses que celles des Russes, des Chinois et des Sud-Coréens. Le réacteur nucléaire de Korea Electric Power Corporation vient d’être homologué par les exploitants européens, et la Corée du Sud de remporter un marché en Pologne. En Afrique, on assiste à une concurrence entre la Russie et la Chine. Elles ont formé beaucoup d’ingénieurs africains dans leurs universités, et des contacts se sont créés. Russie et Chine s’intéressent également à la prospection d’uranium dans les pays concernés.
« Le problème vient souvent des financements : les investisseurs locaux et internationaux craignent l’instabilité sur le long terme. Rappelons qu’une infrastructure est là pour des dizaines d’années ! »
Comment éviter que l’acquisition d’une centrale par un pays en développement renforce son endettement (le fameux « debt trap » reproché à Pékin) ?
C’est le problème de la dette énergétique : le pays créancier laisse le pays client s’endetter, puis se rembourse en prenant le contrôle de certaines infrastructures, créant une nouvelle forme de dépendance. En Chine, la vente de réacteurs est clairement envisagée comme un outil de création de dette extérieure. Il faudrait trouver d’autres instruments de financement. Par exemple, les industries nationales peuvent récupérer des droits de tirage de l’électricité produite. Et les crédits internationaux finançant la centrale peuvent venir de banques n’étant pas liées au pays installateur. ■
Prêt record du FMI en soutien à la croissance ivoirienne
Les difficultés liées à la guerre en Ukraine et le resserrement des crédits internationaux ont fragilisé les équilibres économiques du pays. L’institution monétaire témoigne de sa confiance et envoie un message aux marchés.
Le Fonds monétaire international (FMI) et les autorités ivoiriennes sont parvenus à un accord financier portant sur un prêt de 3,5 milliards de dollars sur quarante mois. Les négociations, qui avaient démarré en décembre dernier, se sont conclues au terme d’une visite de deux semaines d’une délégation du FMI, en mars, à Abidjan. Elle a rencontré le Premier ministre Patrick Achi et des membres du gouvernement, des hauts fonctionnaires de la Banque centrale des États de l’Afrique de
l’Ouest (BCEAO), des représentants des milieux d’affaires et des bailleurs de fonds. Ce prêt, d’un montant exceptionnel, doit permettre au pays de financer en partie son Plan national de développement (PND) 2021-2025, dans un contexte international détérioré. Comme le reste du continent, il est en effet impacté par les conséquences de la guerre en Ukraine, notamment l’inflation. En novembre dernier, Patrick Achi avait annoncé des « mesures fortes pour atténuer l’impact de l’inflation mondiale sur les populations ivoiriennes ». Une
subvention d’État plafonne les prix du carburant à la pompe. L’objectif est de « maintenir l’inflation à 6 %, contre 8,5 % en moyenne dans la zone communautaire », pour « conserver une croissance forte » (attendue à 6,8 % en 2023) et remplir les objectifs du plan Vision 2030, afin de faire de la Côte d’Ivoire un pays à revenu intermédiaire. Un effort national au profit des plus fragiles avec un impact non négligeable sur les comptes publics.
La Côte d’Ivoire a besoin d’assurer le financement de son développement
au moment où le resserrement des crédits et la hausse des taux d’intérêt internationaux impactent durement l’Afrique et ses capacités à faire face à l’encours de la dette. La hausse des taux directeurs de la Fed, la Réserve fédérale des États-Unis (pour lutter contre l’inflation), renchérit le dollar avec un impact négatif immédiat sur les économies émergentes. Face aux défis, et devant la crédibilité du dossier ivoirien, le FMI n’aura donc pas hésité. Abidjan tablait sur l’obtention d’un prêt de 2,6 milliards de dollars, mais ce sont au total 3,5 milliards qui seront prêtés, au titre du mécanisme élargi de crédit et de la facilité élargie de crédit.
L’institution envoie un signe de confiance à la Côte d’Ivoire mais aussi, d’une certaine manière, aux marchés internationaux. L’apport en devises permettra également d’assurer une meilleure couverture de change pour le pays, ainsi que pour toute la zone de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA). En contrepartie, le FMI attend une accélération des réformes sectorielles, notamment la fiscalité de la filière du cacao. Le président ivoirien, Alassane Ouattara, connaît bien évidemment cette institution, dont il a été le directeur général adjoint de 1994 à 1999. Côté gouvernement, un effort de rationalisation des choix budgétaires et des priorités d’investissement a été entrepris. Le chef de la délégation du FMI, Olaf Unteroberdoerster, a expliqué « pleinement soutenir le programme de réforme des autorités », se félicitant « de leur engagement fort en faveur de la viabilité des finances publiques et de la dette, ainsi que du développement d’une société plus prospère et plus solidaire, dans un contexte d’évolution démographique rapide et de défis extérieurs importants ». ■
Des vaccins ARN messager
Le laboratoire états-unien Moderna va construire au Kenya une unité complète de production.
L’industrie pharmaceutique mondiale mise sur le potentiel des vaccins à ARN messager, lesquels se sont avérés les plus efficaces pour lutter contre le Covid-19. La société américaine Moderna vient d’annoncer la construction prochaine, à Nairobi, de sa première usine de vaccins à ARN sur le continent. Un investissement de 500 millions de dollars, pour produire 500 millions de doses par an. Le président William Ruto s’en est félicité : « Cet investissement est un catalyseur pour l’industrie médicale et pharmaceutique au Kenya, mais également sur tout le continent. » De son côté, le PDG, Stéphane Bancel, a déclaré que son groupe espère « apporter l’innovation que représente l’ARN messager aux populations africaines dans
des domaines où les besoins sont immenses, comme les infections respiratoires aiguës, les maladies infectieuses persistantes, tel le VIH, ou encore les menaces épidémiques, du type Zika et Ebola ». L’entreprise allemande BioNTech, qui travaille avec Pfizer, concurrent de Moderna, a démarré en juin à Kigali, au Rwanda, l’installation de sa première usine africaine. Deux autres devraient suivre, au Sénégal et en Afrique du Sud. L’Organisation mondiale de la Santé (OMS) a de son côté sélectionné six pays (Tunisie, Égypte, Sénégal, Nigeria, Kenya et Afrique du Sud) pour y installer des sites de production. Une bonne nouvelle car lors de la crise sanitaire, l’Afrique s’était avérée dépendante des importations de vaccins, les pays producteurs s’étant servis les premiers. ■
« made in Africa »
D’autres projets sont en cours au Sénégal, au Rwanda, en Afrique du Sud…
Le Naira fait tanguer le Nigeria
Le fiasco du remplacement des billets de banque illustre les faiblesses structurelles de la devise, symptôme d’une économie qui produit trop insuffisamment localement.
Après des semaines de chaos, la Cour suprême du Nigeria a décidé que les anciens billets de banque resteront en circulation jusqu’à la fin de l’année 2023, en complément des nouveaux. Le fiasco du remplacement des coupures est donc total. Pour rappel, en octobre 2022, la Banque centrale du Nigeria (CBN) avait annoncé la mise en circulation, à partir du 15 décembre, de nouvelles coupures de 200, 500 et 1 000 nairas.
Certains économistes considéraient ce remplacement comme nécessaire afin de lutter contre l’inflation, la circulation de fausse monnaie et les masses d’argent liquide détenues illégalement par le terrorisme et le crime organisé (telles les rançons extorquées dans des kidnappings). Mais la CBN a semé la panique en ne donnant aux ménages que jusqu’à fin janvier pour remplacer leurs anciens billets de banque avant qu’ils ne soient démonétisés… Des scènes
de chaos ont alors eu lieu dans tout le pays, en pleine campagne électorale présidentielle [voir notre papier sur Bola Tinubu en pp. 38-44] : les ATM ont été pris d’assaut, les Nigérians ont passé des nuits devant les banques pour s’assurer une place dans la queue dès l’ouverture des guichets… La plupart des agences restreignaient les retraits à de petites sommes, se retrouvant à court de liquidités dès le début de matinée et obligeant leurs clients exaspérés à revenir les jours
suivants. La situation a souvent viré à l’émeute. Des économistes avaient pourtant mis en garde la Banque centrale, tel Biodun Adedipe : « L’ajustement des coupures va créer un cercle vicieux qui va appauvrir les ménages et les entreprises. »
LA DOLLARISATION DE L’ÉCONOMIE
Le commerce extérieur étant confronté à un manque de liquidités face à la demande de dollars, les Nigérians se rabattent sur les cambistes non officiels. Le naira est la seule monnaie ayant cours dans le pays, et afficher des prix en dollars (ou toute autre devise étrangère) est illégal. Mais dans la pratique, face à ses fluctuations et sa chute devant le billet vert, beaucoup de transactions se font dans cette devise – c’est ce que l’on appelle la « dollarisation » de l’économie. La monnaie est largement surévaluée : mi-avril, le taux de change officiel était de 460 nairas pour 1 dollar, contre environ 740 sur le black market ! Les cambistes sont souvent en lien avec des commerçants, pour qui changer leurs nairas contre des dollars permet de transférer de l’argent à l’étranger (et de passer sous les radars du fisc…).
« Contrer le fossé qui se creuse entre le taux de change officiel et celui au marché noir implique des mesures pragmatiques pour adresser les déficiences structurelles de l’économie », estime Biodun Adedipe. La seule solution durable pour revigorer le naira est de faire entrer des devises, en faisant en sorte qu’une part croissante des biens de consommation vendus dans le pays soient fabriqués sur place (et non importés d’Europe ou de Chine), en créant un climat favorable aux entreprises manufacturières locales et en attirant des investisseurs étrangers. ■
Pas de grand bouleversement au palmarès africain du classement Forbes 2023 : le magnat nigérian Aliko Dangote est toujours l’homme le plus riche du continent – pour la douzième année consécutive ! – avec une fortune à 13,5 milliards de dollars, en baisse de 1 demi-milliard sur un an. Le magnat sud-africain du luxe Johann Rupert (Richemont), 2e avec 10,7 milliards, a vu sa fortune diminuer de 300 millions. « Les personnalités les plus riches d’Afrique ont perdu 3,1 milliards » en un an, a calculé le magazine américain. Les 19 milliardaires du continent totalisent 81,5 milliards, soit une baisse de 3,4 milliards (-4 %) par rapport au classement 2022, du fait de la baisse du cours des actions.
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En 2021, leur fortune globale avait bondi de 15 % par rapport à 2020. À la 3e place figure le Sud-Africain Nicky Oppenheimer (métallurgie et mines), avec 8,4 milliards de dollars, suivi par le magnat nigérian Abdul Samad Rabiu (ciment et agroalimentaire), qui grimpe de la 6e à la 4e place, avec 7,6 milliards. Le roi du bâtiment égyptien, Nassef Sawiris, descend, lui, de la 4e à la 5e place. Mais les Africains restent loin derrière le trio de tête : la fortune du Français Bernard Arnault (LVMH) est évaluée à 211 milliards de dollars. Il est suivi par Elon Musk (Tesla) – même s’il est né en Afrique du Sud, il est américain et ses sociétés sont basées aux États-Unis –, avec 180 milliards, et Jeff Bezos (Amazon), avec 114 milliards. ■
Fortune : Nigérians et Sud-Africains
la course en tête
Selon le magazine américain Forbes, le magnat du ciment Aliko Dangote demeure l’homme le plus riche du continent.Pour la 12e année consécutive, le PDG de Dangote Group est en haut du classement africain.
Alerte : les allergies se multiplient
LA MOITIÉ DE LA POPULATION MONDIALE serait touchée d’ici 2050 ! Ne sous-estimez pas ces troubles, plus le diagnostic est précoce, mieux c’est. par Annick
Beaucousines réactions allergiques sont des réponses inadaptées du système immunitaire. Normalement, celui-ci permet à l’organisme de combattre microbes et maladies, mais chez les allergiques, c’est comme s’il était déréglé ! Il réagit à d’inoffensifs éléments de l’environnement, qui deviennent pour lui des ennemis : les allergènes. Parmi eux, les acariens et les pollens d’arbres et de graminées arrivent en tête. Suivent les aliments, comme le lait de vache, les œufs, le blé, l’arachide, les fruits à coque, le poisson… Puis les poils d’animaux – plus exactement la salive qu’ils déposent dessus –, les moisissures, ou encore le latex… Dans tous les cas, l’allergène provoque des réactions de défense à l’origine de troubles, les plus fréquents étant respiratoires : rhinite allergique avec le nez qui coule ou se bouche et crises d’éternuements, ou asthme avec épisodes de toux et difficultés à respirer. D’autres troubles courants sont la conjonctivite, avec les yeux qui piquent et pleurent, l’eczéma, avec des rougeurs et démangeaisons cutanées, ou encore des symptômes digestifs type vomissements, maux de ventre, et des picotements de la gorge provoqués par les allergènes alimentaires.
En cause, les réactions du système immunitaire
Près de 30 % des individus sont actuellement concernés. Et sur le plan respiratoire, c’est une envolée ! Pourquoi ? Parce qu’avec une meilleure hygiène, le système immunitaire est moins confronté aux microbes. Il a donc moins à lutter et cherche à se défendre contre d’autres cibles. Plusieurs études l’ont démontré : les jeunes enfants qui sont davantage exposés à des agents infectieux (vie à la ferme, fratrie nombreuse…) développent moins d’allergies. D’autres facteurs environnementaux contribuent beaucoup à leur boom. En premier lieu, le réchauffement climatique, qui augmente les quantités de pollens, accroît leur potentiel allergisant, et allonge les saisons durant lesquelles ils sévissent. La pollution atmosphérique est aussi en cause : en irritant les voies respiratoires, elle les rend plus sensibles et participe ainsi fortement à l’explosion des allergies polliniques, tout comme la pollution intérieure (peintures, composés organiques volatils…). La bonne isolation des logements favorise, elle, le développement des acariens. Les mesures de végétalisation mises en œuvre en ville pour contrer le réchauffement climatique peuvent également jouer un rôle néfaste : c’est le cas si des arbres aux pollens très allergisants sont introduits, et si la végétalisation des murs entraîne des infiltrations d’eau et le développement de moisissures, celles-ci aggravant les réactions et étant une cause d’asthme chez les enfants. Du côté des aliments, les allergies connaissent aussi une progression sans précédent : leur prévalence a doublé en dix ans ! Plusieurs facteurs sont pointés du doigt : la surtransformation des denrées, la multitude d’additifs, les pesticides peuvent avoir des effets sur le système immunitaire et influencer leur survenue. D’autre part, de nouveaux allergènes émergent avec la modification de nos habitudes alimentaires : lait de chèvre et de brebis, sarrasin, sésame, légumineuses (pois, lentilles), kiwi, produits de la ruche… L’utilisation de farines d’insectes, ou la consommation de ces derniers pour leurs apports en protéines sont, elles, à l’origine d’allergies croisées avec les crustacés, les acariens et les mollusques.
Attention, à soigner le plus tôt possible
Non ou mal soignées, les allergies peuvent affecter la qualité de vie, et malheureusement s’aggraver. Ainsi, la rhinite allergique ne se cantonne pas à des symptômes respiratoires gênants en journée : elle perturbe aussi le sommeil, donc fatigue et impacte la forme physique, fait renoncer à des activités sociales et sportives. Et un quart des personnes qui en souffrent vont développer des allergies croisées : par exemple, le pollen de bouleau peut déclencher une allergie à l’arachide, au céleri, aux noisettes, à la poire, etc., et celui d’ambroisie une allergie à la banane, au melon, à la pastèque… Ce phénomène est de plus en plus fréquent. Par ailleurs, 30 % des rhinites non traitées évoluent en asthme, pouvant conduire à des crises graves ou à des lésions pulmonaires irréversibles entraînant une insuffisance respiratoire, voire à un choc anaphylactique. Lorsqu’elles sont sévères, les allergies peuvent donc mettre le pronostic vital en jeu. Chez les jeunes enfants, il ne faut pas minimiser les troubles, en se disant que cela va passer à la puberté. Non traitée, une première allergie peut ouvrir la porte à d’autres : cela commence par de l’eczéma, puis de l’asthme – qui peut empêcher leurs poumons de bien se développer –, et une rhinite allergique. Ce qui peut beaucoup les impacter dans leurs apprentissages. Plus la prise en charge est précoce, plus l’affection a de chances d’être contrôlée. À tout âge, traiter est donc crucial. Pour le diagnostic, le médecin généraliste prescrit des tests sanguins de première intention. Mais souvent, un bilan approfondi chez un allergologue est nécessaire : des tests cutanés sont alors réalisés pour identifier les allergènes responsables.
Oui, il existe des solutions pour se protéger
Il faut commence par limiter son exposition aux allergènes. Pour échapper aux pollens, il vaut mieux éviter d’ouvrir les fenêtres en milieu de journée et de sécher le linge dehors. Il est aussi préférable de se laver les cheveux le soir, de fermer les vitres en voiture, et de porter des lunettes à l’extérieur, voire un masque. Pour les acariens, il faut aérer tous les jours, éviter les nids à poussière type tapis, choisir une literie synthétique. Et du côté des aliments, bannir les coupables est indispensable. Même si les traitements sont de plus en plus efficaces et permettent de vivre normalement la plupart du temps : les antihistaminiques diminuent ou suppriment les symptômes de la rhinite, de la conjonctivite… Et ceux de dernière génération n’entraînent plus de somnolence. Les bronchodilatateurs stoppent l’asthme. Les corticoïdes neutralisent l’inflammation respiratoire ou cutanée. Pour les cas sévères, des médicaments à base d’anticorps mis au point plus récemment soulagent bien également. En cas de risque de réaction grave, une trousse d’urgence avec adrénaline injectable (à avoir sur soi) peut être prescrite. Enfin, pour les allergies aux pollens, acariens et moisissures notamment, une désensibilisation est possible dès l’âge de 5 ans. Le principe est d’exposer l’organisme à de petites doses d’allergène (sous forme de solution liquide déposée sous la langue ou comprimés), pour qu’il le tolère peu à peu. C’est le seul traitement qui peut enrayer le processus : il évite d’aggraver les symptômes, de devenir allergique à davantage de substances et permet d’être tranquille dans une grande majorité des cas. Côté allergies alimentaires, ce type de prise en charge est plus compliqué. Chez les enfants, des tests d’exposition à l’allergène par voie orale et des protocoles de réintroduction progressive sont pour l’instant réalisés en milieu hospitalier. ■
Brin de matériel génétique capable de copier une information et de la diffuser dans l’organisme, l’ARN messager pourrait permettre de lutter contre les allergies. Dans beaucoup d’entre elles, ce sont des anticorps immunoglobulines E (IgE) qui déclenchent le problème. En « commandant » un brin d’ARN, des chercheurs de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale sont parvenus à faire baisser la circulation des IgE dans le sang chez l’animal. La stratégie a pour but de réduire la réponse immunitaire anormale. Il faut maintenant la valider chez l’homme.
Wifa
Dans son nouvel opus, la CHANTEUSE ET COMPOSITRICE TUNISIENNE explore ses ambivalences intérieures au rythme de sa pop singulière. propos recueillis par Astrid Krivian
1 Votre objet fétiche ? Aucun. J’accorde peu d’importance aux objets.
2 Votre voyage favori ?
Dans mon pays, une randonnée au Djebel Ressas (« montagne de plomb »). Un coin de paradis à quelques kilomètres de Tunis : des rochers impressionnants, une histoire particulière, une vue imprenable.
3 Le dernier voyage que vous avez fait ?
La Thaïlande, pour une cure de détente, la découverte de la flore marine. Très dépaysant !
4 Ce que vous emportez toujours avec vous ?
Ma guitare.
5 Un morceau de musique ?
« Lik », de la chanteuse marocaine Oum, me touche, me fait du bien, surtout le matin. J’aime la musicalité de cette artiste, sa douceur, ses compositions.
6 Un livre sur une île déserte ?
Consolations, du psychiatre Christophe André. Un remède, qui apaise le stress et les frustrations.
7 Un film inoubliable ?
Babylon, de Damien Chazelle. Il raconte le déclin de l’industrie cinématographique lors de la transition entre le muet et le sonore à la fin des années 1920.
8 Votre mot favori ?
« Tnajem », en derja (« tu peux »). Ma mère me le disait souvent pour m’encourager. Je continue à croire que tout est possible, si on le veut.
9 Prodigue ou économe ?
Les deux, tout dépend des périodes.
10 De jour ou de nuit ?
De jour ! J’aime la lumière, le soleil, contempler la nature.
11 Twitter, Facebook, e-mail, coup de fil ou lettre ?
Coup de fil ! Parler avec les personnes est un échange plus vivant.
12 Votre truc pour penser à autre chose, tout oublier ?
Faire du sport, lire, ou savourer un café sur la balancelle dans mon jardin.
13 Votre extravagance favorite ?
La scène : jouer les émotions, vivre ce partage avec le public, être libérée. Un moment de joie, de défoulement.
14 Ce que vous rêviez d’être quand vous étiez enfant ?
Avocate ou journaliste. J’aimais parler, écrire, défendre des points de vue.
À l’adolescence, la musique est arrivée.
15 La dernière rencontre qui vous a marquée ?
Le musicien, arrangeur et producteur tunisien Ratchopper. Il a apporté une identité et une singularité à chaque titre de mon album, tout en tissant une trame.
16 Ce à quoi vous êtes incapable de résister ?
Un dessert tunisien, l’assida zgougou. Vraiment irrésistible !
17 Votre plus beau souvenir ?
Les soirées de mon enfance en chansons, avec les voisins, dans notre maison de vacances en bord de mer.
18 L’endroit où vous aimeriez vivre ?
N’importe où face à la mer.
Je m’y sens légère et sereine.
19 Votre plus belle déclaration d’amour ?
J’exprime souvent mon amour par des gestes au quotidien.
20 Ce que vous aimeriez que l’on retienne de vous au siècle prochain ?
Une femme et artiste indépendante, qui a participé à l’évolution de la musique alternative tunisienne et africaine. Et qui a œuvré à des actions humanitaires. ■
En concert le 31 mai au Studio de l’Ermitage, à Paris.
Lancée en 1953, la Fifty Fathoms est la première montre de plongée moderne. Créée par un plongeur et choisie par des pionniers, elle a joué un rôle fondamental dans le développement de la plongée sous-marine. Elle est le catalyseur de notre engagement en faveur de l’océan.
« Création » Wildlife Photographer of the Year 2021 Grand Prix © Laurent BallestaUne Fifty Fathoms est pour l’éternité.