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PALESTINE

LA GUERRE SANS FIN

Rafah, dans la bande de Gaza, le 31 octobre dernier.

RETOUR SUR SEPT DÉCENNIES É DE TRAGÉDIES, É DE SOUFFRANCES ET D’ESPOIRS PERDUS.

SENEGAL

EN VEILLE D’ÉLECTION

RDC

Le chef d’État congolais.

L’INCONTOURNABLE

Monsieur Tshisekedi

Le Palais de la République, à Dakar.

France 4,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA – Allemagne 6,90 € – Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C DOM 6,90 € – Espagne 6,90 € – États-Unis 8,99 $ – Grèce 6,90 € – Italie 6,90 € – Luxembourg 6,90 € – Maroc 39 DH – Pays-Bas 6,90 € – Portugal cont. 6,90 € Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone CFA 3000 FCFA ISSN 0998-9307X0

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L 13888 - 446 S - F: 4,90 € - RD



édito PAR ZYAD LIMAM

LA GUERRE SANS FIN Le 7 octobre est une tragédie et un massacre. Un traumatisme immense pour Israël et pour le monde juif. Des centaines de victimes, civils, soldats, policiers. Des otages. Une attaque menée par le Hamas, stupéfiante, inimaginable, au-delà des murs de Gaza, au-delà des murs du blocus. Une rupture stratégique, profonde, un changement du cours de l’histoire. Une faillite stratégique, sécuritaire et militaire pour l’État hébreu et son système imprenable de défense. Des vies brisées, des jeunesses volées. Et rien ne sera plus comme avant. La réponse d’Israël, la nouvelle guerre de Gaza, est une tragédie et un massacre. De grande ampleur. Le blocus total de l’enclave. Des bombardements massifs incessants, d’une violence inouïe. Une ville rasée. Des gens qui meurent de tout. Des missiles, de la faim, de maladies, d’amputations sans anesthésie. Avec des milliers de victimes, dont des milliers d’enfants. Des images insoutenables, pires que celles que l’on a vues tant de fois dans le passé. Le chaos qui guette. La stratégie du Hamas a ouvert la porte de l’enfer. Des vies brisées, des jeunesses volées. Et rien ne sera plus comme avant. On peut parfaitement comprendre le droit d’Israël à se défendre. Mais la défense implique une stratégie, et pour tout État qui se dit démocratique le respect de principes minimaux. S’il faut «détruire» le Hamas, faut-il faire la guerre de cette manière, en brûlant tout sur son passage, en décimant les civils, hommes, femmes, enfants, en envoyant ses avions pilonner les vivants, en coupant l’eau, l’électricité, le téléphone, en tuant aussi les journalistes et leurs familles ? Où est la stratégie, s’il y en a une ? Où sont les buts raisonnables de guerre, s’ils existent ? AFRIQUE MAGAZINE

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La vengeance d’un État surpuissant, soutenu par des pays surpuissants, sur une population sous blocus, sans défense, est-elle légitime ? « Moralement» acceptable? Oui, le Hamas et sa branche armée utilisent des méthodes terroristes, comme l’ont montré les attaques du 7 octobre. Mais le Hamas, c’est aussi une idéologie, un référent religieux puissant, une organisation disséminée aux quatre coins du monde, des réseaux. Le Hamas est l’une des incarnations du nationalisme palestinien, et en tant que tel, il sera difficile de tout simplement l’éradiquer. Mais le Hamas, ce n’est pas toute la Palestine, ce n’est pas toute son histoire. Ne pas prendre en compte la tragédie de ce peuple, ne pas prendre en compte plus de sept décennies d’ordre colonial et de dépossession, ne pas prendre en compte le refus avéré d’un État viable et indépendant, refuser toute discussion sur le statut de Jérusalem, accepter le non-droit, le quasiapartheid, le vol des terres et des maisons, la justice et l’ordre militaire, ne jamais prendre en compte la réalité du problème des réfugiés (depuis 1948, et qui sont aujourd’hui près de 6 millions…), c’est passer volontairement et rationnellement à côté de l’essence même du conflit. L’idée de Palestine existe. Elle s’impose. Et d’ailleurs, pendant que l’armée israélienne bombarde Gaza sans relâche, les colons de Cisjordanie, soutenus implicitement ou directement par la police et l’armée, et dans le silence assourdissant des grandes puissances amies et alliées, mènent une politique de harcèlement des populations, d’appropriation des terres et des maisons, avec des crimes avérés sur des civils sans défense. L’armée est entrée dans les camps de Jénine, haut lieu de la résistance en Cisjordanie. Aujourd’hui, Israël existe. C’est une nation puissante, développée, riche, une puissance scientifique, technologique, militaire et nucléaire, un pays enviable à plus d’un titre, reconnu par le monde 3


ÉDITO

entier ou presque, y compris par de nombreux pays musulmans et arabes. Aujourd’hui, la Palestine n’existe pas. Le concept est en miettes. Une nouvelle génération de Palestiniens arrive, la troisième ou la quatrième depuis 1948, elle sera nourrie par le deuil, l’occupation, la violence. On se rappelle ce que Gandhi disait : « An eye for an eye makes the whole world blind» («Œil pour œil, et le monde finira aveugle»)… Aujourd’hui, nous voilà avec un Premier ministre d’Israël, Benjamin Netanyahou, devenu l’emblème du monde libre, un responsable pourtant visé par de multiples enquêtes judiciaires pour corruption, leader d’un gouvernement d’extrême droite décidé à mener une politique coloniale et d’éviction, décidé à saper les fondements constitutionnels de l’État de droit de son pays, chef d’un gouvernement et d’un appareil militaire responsables par aveuglement de la débâcle sécuritaire du 7 octobre. Et qui appelle à la vengeance, parsème ses discours messianiques d’auto-prophéties apocalyptiques et bibliques. Voilà un homme dont toute la carrière politique aura été de rendre impossible la création d’un État palestinien, un leader dont l’objectif aura été d’éteindre toutes les voix palestiniennes raisonnables, celles du compromis historique. En allant jusqu’à soutenir indirectement le Hamas, manière la plus efficace d’empêcher la création d’un État palestinien… Ses déclarations sur le sujet sont quasiment publiques. L’onde de choc des dernières semaines est mondiale. La Palestine est redevenue un sujet central. Dans les pays musulmans, la colère des peuples menace la stabilité des régimes. Dans les Suds globaux, les opinions se fédèrent autour d’un conflit perçu comme essentiellement colonial. Et qui s’inscrit dans cette vague historique de remise en cause de la toutepuissance de l’Occident, dont Israël est un membre stratégique. De contestation de cet ordre mondial hérité de la colonisation et de la Seconde Guerre mondiale. L’alternative possible au modèle américain est confuse, mais la Palestine devient le symbole des inégalités, du deux poids, deux mesures, de l’ordre moral variable selon les intérêts du club des puissants. Et il devient facile de comparer le sort de l’Ukraine à celui de la bande de Gaza. «Nos victimes ne valent rien à vos yeux», « Nos morts valent moins que vos morts », crient les manifestants dans les rues et sur les réseaux sociaux, et cet argument est terriblement efficace. 4

Un bombardement israélien sur la bande de Gaza, le 29 octobre dernier, vu depuis Sdérot, ville proche de la frontière.

De fait, la solution à deux États est moribonde. Depuis un moment déjà, ce n’est plus qu’un slogan creux, miné par les implantations et la réalité du terrain. La solution à un État, si séduisante intellectuellement, semble irréaliste, encore plus depuis le 7 octobre. Pour une grande partie de la classe politique israélienne, ce qui compte, c’est de protéger et de renforcer l’État juif. C’est dit presque clairement: l’objectif, c’est la marginalisation des communautés palestiniennes, la diminution du nombre, les expulsions. Et le contrôle. Avec la dynamique actuelle, rien n’est exclu. Ni une nouvelle annexion plus ou moins partielle de la Cisjordanie, ni une nouvelle annexion de Gaza vidée en partie de ses habitants, qui seraient « relogés » dans le désert, quelque part dans le Sinaï… Une seconde «Naqba» («catastrophe»). Et la guerre perpétuelle, religieuse, ethnique. En Israël, au Moyen-Orient, et au-delà. Il y a urgence à sortir de ce cercle infernal et destructeur. De cette «guerre de Cent Ans». Les grilles d’analyse du passé ont sauté. Le nationalisme palestinien était largement laïc, multiconfessionnel et politique. Il est devenu largement religieux, porté par la puissance de l’islam. Le sionisme aussi a profondément changé, le mouvement laïc, socialiste, AFRIQUE MAGAZINE

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FADEL SENNA/AFP

l’idéal des kibboutzim, est devenu une force dominée par une vision messianique, biblique, portée par la puissance de la prophétie. Il faut mettre au plus vite un terme à cet incendie qui peut tout ravager. À une dynamique qui pourrait plonger la région entière et le monde dans le chaos. Le scénario du pire n’est pas à exclure. Des violences interreligieuses vont se multiplier au-delà des frontières du conflit. Une attaque terroriste d’ampleur est toujours possible. Le discours des États de la région se durcit (au Yémen, en Turquie, en Jordanie…). L’Iran et le Hezbollah libanais sont des acteurs rationnels, soucieux de leur survie, mais on ne peut pas exclure un dysfonctionnement, une fuite en avant. Des puissances tierces, comme la Russie, peuvent alimenter les braises. Et après l’Ukraine et la Palestine, chacun (y compris la Chine) pourrait être tenté de régler ses comptes de voisinage. On peut aussi imaginer les dégâts calamiteux que provoquerait le retour d’un Donald Trump déchaîné, au sens propre, aux États-Unis en 2025. Il faut imposer la paix. Ici et maintenant. Les États-Unis portent une lourde responsabilité. C’est à eux d’agir, de mobiliser. L’attaque du Hamas les ramène au cœur de ce qu’ils considéraient comme une cause perdue et classée. Le « soutien AFRIQUE MAGAZINE

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inconditionnel» les isole. La possibilité d’un conflit généralisé les menace. En filigrane, le message de Washington paraît clair: «Détruisez le Hamas, mais il faut préparer la suite.» Sauf que pour «la suite», il faudra sortir des vieux slogans éculés. Remettre les vraies questions sur la table: le territoire, les réfugiés, Jérusalem, les prérogatives, la sécurité… Imposer un plan. Sur le terrain, chaque partie devra faire un immense pas. Israël, État juif, doit accepter le fait palestinien et la nature multiethnique et multireligieuse d’un espace commun à définir. Les Palestiniens doivent accepter la présence d’Israël à majorité juive, avec des garanties de sécurité, dans ce même espace. Des options juridiques sont possibles. Un système confédéral novateur peut voir le jour. Ça peut paraître presque impossible. Mais avons-nous vraiment le choix? Certains d’entre nous, les moins jeunes, se rappellent avec émotion, et tristesse, les images et les symboles des accords d’Oslo, de ce moment à la Maison-Blanche, avec la poignée de main entre Yitzhak Rabin et Yasser Arafat. De cet espoir insensé qui n’a pas duré. C’était il y a vingt ans, une éternité… Et pourtant, c’est certainement là où il faut revenir, de là où il faut repartir. ■ 5


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ÉDITO La guerre sans fin par Zyad Limam

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par Zyad Limam et Frida Dahmani

ON EN PARLE C’EST DE L’ART, DE LA CULTURE, DE LA MODE ET DU DESIGN

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Coup de projecteur 24

PARCOURS Carlos G. Lopes par Astrid Krivian

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C’EST COMMENT? Industrialiser, pour qui? par Emmanuelle Pontié

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par Cédric Gouverneur

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VIVRE MIEUX Connaissez-vous bien vos artères? par Annick Beaucousin

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VINGT QUESTIONS À… Tiken Jah Fakoly par Astrid Krivian

Au Sénégal, veille d’élection par Zyad Limam

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CE QUE J’AI APPRIS Sylvie Mombo LE DOCUMENT Dessiner l’indicible

RD Congo: L’incontournable Monsieur Tshisekedi par Cédric Gouverneur

par Astrid Krivian

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TEMPS FORTS Palestine: Une si longue quête

Nadia Yala Kisukidi: «Le langage de la déchirure n’est pas le mien» par Astrid Krivian

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Mohamed Kordofani: Le Soudan en divisions par Jean-Marie Chazeau

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Yasmine Chami: S’indigner devant l’indignité par Astrid Krivian

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FILES GPO/AFP - AESCHIMANN GENEVA

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FONDÉ EN 1983 (39e ANNÉE) 31, RUE POUSSIN – 75016 PARIS – FRANCE Tél.: (33) 1 53 84 41 81 – Fax: (33) 1 53 84 41 93 redaction@afriquemagazine.com Zyad Limam DIRECTEUR DE LA PUBLICATION DIRECTEUR DE LA RÉDACTION zlimam@afriquemagazine.com Assisté de Laurence Limousin

llimousin@afriquemagazine.com RÉDACTION Emmanuelle Pontié DIRECTRICE ADJOINTE DE LA RÉDACTION epontie@afriquemagazine.com

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Développement durable: À la recherche de la lumière Au Liberia, les crédits carbone de la discorde En Guinée, la filière avicole appelle au secours Françoise Gaill: «La diplomatie scientifique est un acteur essentiel» Les voisins du Niger en difficulté La population de rhinocéros augmente

Isabella Meomartini DIRECTRICE ARTISTIQUE imeomartini@afriquemagazine.com Jessica Binois PREMIÈRE SECRÉTAIRE DE RÉDACTION sr@afriquemagazine.com Amanda Rougier PHOTO arougier@afriquemagazine.com ONT COLLABORÉ À CE NUMÉRO

Jean-Marie Chazeau, Frida Dahmani, Catherine Faye, Cédric Gouverneur, Dominique Jouenne, Astrid Krivian, Camille Lefèvre, Luisa Nannipieri, Sophie Rosemont.

VIVRE MIEUX Danielle Ben Yahmed RÉDACTRICE EN CHEF

avec Annick Beaucousin.

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par Cédric Gouverneur

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La rédaction n’est pas responsable des textes et des photos reçus. Les indications de marque et les adresses figurant dans les pages rédactionnelles sont données à titre d’information, sans aucun but publicitaire. La reproduction, même partielle, des articles et illustrations pris dans Afrique Magazine est strictement interdite, sauf accord de la rédaction. © Afrique Magazine 2023.

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ON EN PARLE C’est maintenant, et c’est de l’art, de la culture, de la mode, du design et du voyage

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PEINTURE

COUP DE PROJECTEUR

AESCHIMANN GENEVA (2) - DR

À Paris, le musée Maillol accueille la première grande exposition monographique consacrée à l’incontournable CHÉRI SAMBA.

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DIFFICILE de ne pas penser à Salvador Dali ou à Giorgio De Chirico, maîtres du surréalisme, dans l’œuvre de cette figure essentielle du mouvement de la «peinture populaire» congolaise, apparu dans les années 1970. Nourrie de couleurs acidulées et de thèmes symboliques, la touche sûre, éclatante et engagée de Chéri Samba appose sur chacun de ses tableaux le sceau d’un engagement profondément ancré dans la culture congolaise et kinoise. Chroniques du quotidien, des mœurs, conflits sociaux, moraux et politiques… L’artiste se nourrit de l’actualité. Mais aussi de l’histoire de l’art et de sa passion des femmes, thème qui lui permet ici de dialoguer avec les gravures et les sculptures de nus d’Aristide Maillol. Démesurées et provocatrices, ses créations interpellent, caricaturent et dénoncent. Le plus souvent avec humour. Toutes proviennent ici de la collection d’art contemporain africain de Jean Pigozzi – l’une des plus importantes au monde –, contribuant ainsi, depuis plus de trente ans, à la reconnaissance sur la scène internationale des artistes d’Afrique subsaharienne. ■ Catherine Faye

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Ci-dessus, The Draughtsman, 1981. À gauche, Merci, merci je suis dans la zone verte, 2020.

«CHÉRI SAMBA, DANS LA COLLECTION JEAN PIGOZZI»,

Musée Maillol, Paris (France), jusqu’au 7 avril 2024. museemaillol.com

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ON EN PARLE SOUNDS

À écouter maintenant !

❶ Jamila Woods

MARIECÉCILE ZINSOU, Wax Stories,

Maison CF, 288 pages, 40 €.

Water Made Us, Jagjaguwar Sur ce remarquable troisième album, la chanteuse, poétesse et musicienne afroaméricaine originaire de Chicago mixe, une fois de plus, la soul, le spoken word et le R’n’B. À travers le prisme de l’état amoureux, ou du moins sentimental, et empruntant son titre à Toni Morrison, Water Made Us rappelle qu’il faut rester au plus près des éléments naturels pour échapper à la folie humaine. Superbe!

❷ Elisapie

DERRIÈRE LES MOTIFS

Conçu au Bénin et publié aujourd’hui en France, ce bijou éditorial invite à la découverte du LANGAGE SECRET DU WAX. BIEN QUE NON EXHAUSTIVE, cette encyclopédie de près de 300 pages recense le wax sous toutes ses formes. Via des textes concis et poétiques, enrichis de belles images, les auteurs présentent au fil des chapitres les tissus et leurs significations. Véritable langage visuel, ces motifs nous parlent d’amour, de vie quotidienne, de nature ou encore d’animaux. Conçu par Marie-Cécile Zinsou, fondatrice de la Fondation Zinsou au Bénin, l’historien Gabin Djimasse et Sophie Douay Zinsou, l’ouvrage a été publié pour la première fois en 2019 à Cotonou. Et paraît donc en France pour une troisième édition avec le soutien de la galeriste et éditrice parisienne Clémentine de la Féronnière. À noter que dans sa boutique, la Fondation Zinsou en propose une version plus maniable et fun: trois mini-livres avec une couverture en wax, dédié chacun à une thématique précise, et entièrement réalisés au Bénin. ■ Luisa Nannipieri 10

Elle est née d’une mère Inuk au nord du Québec et, depuis une quinzaine d’années, s’est imposée comme une icône des voix autochtones. Ce dont témoigne ce superbe nouvel album dans lequel elle reprend, dans sa langue maternelle, l’inuktitut, Blondie, Queen, Pink Floyd ou encore Cyndi Lauper. D’une grande élégance et d’une grande singularité, il souhaite jeter des ponts artistiques entre des cultures a priori aux antipodes, tout en revenant sur les méfaits du colonialisme auquel Elisapie a assisté, enfant.

❸ Niofar

Melting Potes, Dora Dorovitch Voilà un premier album prometteur, attachant même, enthousiasmant dans tous les cas. Imaginé en dix jours par un collectif d’artistes français et sénégalais à Louga, au Sénégal, mué par un discours pacifique polyglotte (du peul à l’occitan!) et dénonçant les inégalités sociales et raciales, Melting Potes met en lumière le pouvoir expressif du balafon, de la kora ou des percussions mbalax… Sans oublier son terreau: le hip-hop. ■ Sophie Rosemont

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B E AU L I V R E

Inuktitut, Yotanka


AUGURE (Belgique-RDC), de Baloji.

Avec Marc Zinga, Lucie Debay, Eliane Umuhire. En salles. FILM

DE TOUTES LES COULEURS

TOSALA FILMS - DR

La folie chromatique d’un cinéaste belgo-congolais EXPLOSE SUR GRAND ÉCRAN dans un film tourné en RDC, à la fois comédie, drame familial et western, entre magie noire et guerre des gangs en rose. Osé et stylé ! UNE GOUTTE DE SANG tombe sur un bébé et toute une famille est confortée dans son idée: l’homme qui a vu ainsi son nez saigner mérite bien sa réputation de sorcier, même s’il souffre en réalité d’épilepsie. C’est qu’une marque sur la joue (un zabolo, «la tâche du diable») l’a rendu suspect depuis sa naissance. Parti vivre en Europe loin de ces croyances, Koffi (incarné par l’impeccable Marc Zinga) y est confronté de nouveau dix-huit ans après, en revenant en République démocratique du Congo (RDC) présenter à ses proches sa femme belge et blanche, enceinte de jumeaux. Ce n’est pourtant pas l’histoire d’un retour au pays, car on suit le destin de trois autres personnages: sa sœur Tshala, mal vue elle aussi par la famille parce qu’elle ne veut pas d’enfant, sa mère, qui a du mal à se délivrer d’un mari toxique, et Paco, enfant des rues qui se joue des accusations de sorcellerie dans une guerre des gangs en guenilles roses. Derrière la caméra: Baloji, dont le nom en swahili signifie «sorcier»… Le réalisateur natif de Lubumbashi AFRIQUE MAGAZINE

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est surtout un magicien de l’image, venu du rap, de la mode et du graffiti. Acteur et musicien, cet auteur multiforme qui a grandi en Belgique, exploite dans ce premier long-métrage culotté (après quatre courts déjà réalisés en RDC) tous les genres cinématographiques: du western à la comédie musicale, en passant par le drame familial ou le film de gang, largement saupoudré de magie et de poésie colorée. Baloji, qui se définit comme «synesthète», explique que, pour lui, «tout est connecté aux couleurs. Bruits, ambiances… tout a une couleur dans [s]a tête». Résultat: les vêtements, les filtres sur l’image, les lettrages des mots qui surgissent à l’écran contribuent à cet opéra moderne, vif et généreux, bouillonnant, jusqu’à brouiller parfois les messages rendant justice aux femmes ou à la créativité de la jeunesse de Kinshasa. Prix de la nouvelle voix au dernier Festival de Cannes dans la sélection officielle Un certain regard, Augure a été choisi par la Belgique pour la représenter dans la course aux Oscars… ■ Jean-Marie Chazeau 11


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ON EN PARLE

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MUSIQUE

OKO EBOMBO D’émotion et de liberté

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Ce troubadour semblant TRAVERSER ÉPOQUES ET CONTINENTS nous livre un disque riche d’un parcours pluridisciplinaire. «PARIS, MA VILLE, MON AMOUR», chante-t-il sur la première piste de son excellent premier album, avant de rappeler que la capitale française est aussi capable de brûler – Paris Is Burning, un joli clin d’œil au voguing, porté par un crescendo sonore prompt à la transe. Une transe brève certes, car le morceau ne dure guère plus de 3 minutes et 27 secondes (et aucun des suivants n’est de longue durée), mais intense. On se laisse porter par la voix, profondément soul et peu apprêtée de ce musicien français d’origine congolaise, et pléthore d’instrumentistes qui l’entourent – trompettiste, tromboniste, claviéristes ou encore batteurs… Le tout enregistré dans le studio Boombass, sous la houlette de feu Philippe Zdar qui l’a encouragé à se lancer dans l’enregistrement de Free Emotion, après un premier AFRIQUE MAGAZINE

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EP plus que prometteur, Naked Life. À l’origine était la danse, puis, il y a une quinzaine d’années, le chant s’est imposé comme un nouveau médium à explorer dans toutes ses possibilités. Notamment au sein de collectifs parisiens, tels PainOchoKolat ou 19, et de projets, comme Vizioneer, qui défend le concept de «poésie action». Avec sa proposition solo, Oko Ebombo convoque son amour pour la rumba congolaise, la pop synthétique, le jazz, le blues ou encore le funk, sans chercher à plaire, mais plutôt à libérer ses émotions… comme l’indique le nom du disque! Sur «Nalingo Yo», il déclare son amour en lingala à sa mère. Sur «Celebrate», où l’on peut sentir l’influence d’une Sade, il appelle à plus que vivre son existence, à la savourer. «Ordinary Love», au clip tourné dans le désert marocain, est une ode à l’altérité. Enfin,

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OKO EBOMBO, Free Emotion, Mokili. le contemplatif «Diamond» clôt ce voyage tant artistique qu’affectif, riche du vécu d’un artiste complet qui, proche de la quarantaine, ne veut plus laisser passer d’occasions de chanter ses «amours au sens large». Et nous conquiert par la même occasion. ■ S.R. 13


ON EN PARLE

MARGUERITE ABOUET ET CLÉMENT OUBRERIE, Aya de Yopougon, tome 8,

Gallimard, 104 pages, 18€. BD

CHRONIQUES IVOIRIENNES

POUNDO

DAKAR FEVER

Le nouvel opus de la MUSICIENNE FRANCO-SÉNÉGALAISE aux origines bissau-guinéennes est explosif ! ON LE SAIT DÉJÀ, Poundo sait tout faire: chanter, écrire, composer, danser, rapper, et même créer des vêtements. Une artiste pluridisciplinaire qui, après le succès de son album We Are More, est vite retournée plancher sur de nouveaux morceaux. En témoigne un single imparable, «Wautin B’Nautz», qui mixe l’amapiano et la culture manjak. Enregistré entre le Sénégal et la France, le bien nommé EP Home a été confectionné aux côtés des beatmakers PassaBeatz et JeussHitmaker. Et ça groove comme jamais, puisant dans une urbanité fiévreuse et audacieuse (le rap du morceau-titre n’est pas de ceux qui font des compromis), où la danse se vit, mais est aussi source de réflexion sur le monde dans lequel on évolue, contre vents et marées. Puissant! ■ S.R. POUNDO, Home, Poundo And The Bubus. 14

SUR LA COUVERTURE, un large bonhomme en costume, mallette et bouteille de whisky à la main, traverse le hall, implacable. Bonaventure Sissoko n’est autre que le patron de la société Solibra, une bière locale. Derrière lui, trois personnages donnent le ton. L’un, sourire carnassier, son fils caché, est devenu le DRH de l’entreprise. L’autre, mains jointes, la peur au ventre, intrigue. La troisième, grandes créoles aux oreilles, bras croisés, semble exaspérée: c’est Aya, l’héroïne de la bande dessinée «aux 800000 lecteurs», dont la saga, commencée en 2005, traduite en 15 langues et adaptée en film d’animation en 2013, n’a rien perdu de sa verve. Illustrés par la justesse du trait de Clément Oubrerie, les propos de Marguerite Abouet retranscrivent encore une fois avec humour les péripéties du quotidien abidjanais: le rapport à l’argent, à l’alcool, aux tabous, notamment la polygamie, l’homosexualité ou les sans-papiers… Loin des clichés. Et sans concession. ■ C.F. AFRIQUE MAGAZINE

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KACHKACH - DR (3)

ALBUM

Le huitième tome des aventures D’AYA DE YOPOUGON ne faillit pas à sa réputation. Et frappe juste.


L I T T É R AT U R E

KIPLING

OU LA VIE SAUVAGE

PICTORIAL PRESS LTD/ALAMY - DR

À la fois célèbre et mal connu, Le Livre de la jungle livre ses secrets dans un tirage spécial illustré de la collection « LA PLÉIADE », enrichi de 12 récits étiologiques et de poèmes inédits. PEU DE TEXTES interrogent aussi bien les méandres de l’humanité. Et les aventures de Mowgli, popularisées par le film de Walt Disney, en 1967, schématisent la richesse des contes et des chants poétiques qui composent les Livres de la jungle de Rudyard Kipling – on oublie parfois qu’un Second Livre de la jungle a suivi le premier, paru en 1895, à un an d’intervalle. Ce qui est intéressant, c’est que le personnage du «petit d’homme» n’est pas l’élément central du livre. Cette bible de la selve est d’ailleurs portée par un court texte, Comment vint la peur, placé à l’ouverture du Second livre. L’éléphant Hathi y évoque l’âge d’or de la jungle, la manière dont il y a été mis fin, et la création d’une «loi», rendue nécessaire par la violence qui règne désormais dans ce paradis perdu: «La loi de la jungle, qui est de loin la plus ancienne du monde, a prévu presque tous les accidents qui peuvent arriver au peuple de la jungle…» Dans ce récit initiatique, riche en symboles, les héros expriment les sentiments fondamentaux et possèdent les qualités primaires de l’humanité. Les animaux, quant à eux, ont la complexité et l’ambiguïté des humains. Un monde tourmenté, plus que jamais d’actualité, où tous, sans exception, sont soumis aux lois de la jungle. Souvent controversé, colonialiste, impérialiste, colérique, l’auteur de cette fable, prix Nobel de littérature en 1907, n’en reste pas moins un conteur de génie, à l’imagination sans limites. Même s’il faut parfois lire entre les lignes de son œuvre, à la fois politique et philosophique, ce sont certainement la quête d’identité et la question de la destinée qui l’articulent. Durant toute sa vie, l’écrivain britannique a montré une passion pour les contrées lointaines, et pour l’Inde en particulier, où il est né et a passé ses premières années. Avec «Si» – «Tu seras un homme, mon fils» –, poème légendaire sur la filiation et la transmission, et la nouvelle L’Homme qui voulut être roi, Kipling reste, sans aucun doute, l’un des auteurs les plus populaires de la fin du XIXe siècle jusqu’au milieu du XXe siècle. ■ C.F. RUDYARD KIPLING, Le Livre de la jungle,

La Pléiade, 944 pages, 66 €.

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ON EN PARLE ES SAI

À feu et à sang Dans cette grande fresque historique, Amin Maalouf nous éclaire sur les enjeux des conflits en cours.

PLACE AUX JEUNES!

Le décapant DOCUMENTAIRE d’un étudiant tourné au cœur de l’université de Bangui… «DÉGAGE, TU AS ASSEZ VOLÉ», chante Rafiki Fariala contre les nombreux professeurs de l’université de Bangui qui abusent de leur position… Auteur de slams, ce jeune réalisateur de 23 ans s’est fait remarquer à la Berlinale en février dernier avec son premier long-métrage. Natif de République démocratique du Congo mais tôt réfugié en Centrafrique avec ses parents, il y poursuit des études d’économie et de gestion dans des conditions qu’il dénonce avec malice, prenant sa caméra pour filmer trois amis, véritables personnages de son documentaire en immersion. On les voit se lever à 3 heures du matin pour être sûrs d’avoir une place dans un amphi surpeuplé, raconter la corruption dont ils sont victimes, ou fabriquer et vendre des yaourts sur le campus pour quelques francs CFA… La parole est aussi donnée aux étudiantes, victimes de viols, de grossesses non dési désirées, «bloquées» dans leur parcours universitaire quand elles refusent de coucher avec un prof. La colère est rentrée mais évidente contre la vieille génération, qui tient les manettes du pouvoir et du savoir, et n’hésite pas à dire aux étudiants d’aller voir les filles du lycée pour leur laisser celles de l’université… ■ J.-M.C. NOUS, ÉTUDIANTS! (République centrafricaine-France-RDC), de Rafiki Fariala. En salles. 16

ses questionnements. À travers le bouleversement qui affecte notre mode de vie et remet en cause les fondements de notre civilisation, le secrétaire perpétuel de l’Académie française, depuis 2011, retrace les itinéraires chaotiques des trois pays qui se sont dressés face aux Occidentaux, depuis deux siècles: le Japon, la Russie et la Chine. Sans oublier d’évoquer les États-Unis, leurs opposants. Un ouvrage alarmant. Mais pas désespéré. ■ C.F.

PREMIER ROMAN

Corps à corps Un récit sur la question du désir et du pouvoir destructeur des hommes et du conformisme.

À 25 ANS, Salma El Moumni explore tout ce que le corps révèle de soi, de l’autre, de la société, de l’humanité tout entière. À travers l’histoire d’Alia, tiraillée entre instinct, frustration et bravade des interdits, la jeune romancière marocaine n’hésite pas à dévoiler les facettes plurielles que le désir, le fantasme, l’attirance et l’ostracisation induisent. Pour l’héroïne, très consciente de ses formes, de sa féminité et de ce qu’elles provoquent, surtout dans les rues de Tanger, et dans la relation avec son père, il s’agit à la fois AFRIQUE MAGAZINE

SALMA EL MOUMNI, Adieu Tanger, Grasset,

180 pages, 18€.

d’une énigme et d’un danger. Cette présence charnelle, la sienne, devient alors le terrain d’une introspection et d’une mise en abîme. Où se prendre en photo, se regarder dans le miroir, jouer avec son corps et quitter son pays bouleversent toute sa vie. Tanger est dans ce livre un personnage à part entière. Une ville déchirée entre la passion et le «silence de la soumission». ■ C.F. I

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MAKONGO FILMS KIRIPIFILMS - DR (3)

T É M O I G N AG E

EN EXERGUE, l’écrivain franco-libanais cite Faulkner: «Le passé ne meurt jamais. Il ne faut même pas le croire passé.» Des propos tirés de Requiem pour une nonne, paru en 1951, qui explore une relation troublante entre deux femmes. Un entrelacs entre passé et présent, secrets et suspense, auxquels Amin Maalouf fait écho dans son examen méticuleux du destin des grandes puissances du XXe siècle. Les motivations des protagonistes et les étranges paradoxes de notre époque devenant le fil rouge de

AMIN MAALOUF, Le Labyrinthe des égarés: L’Occident et ses adversaires, Grasset, 448 pages, 23€.


RY T H M E S

ONIPA Mix humaniste

Le quartet londonien revient avec une ODYSSÉE MUSICALE nourrie par l’amitié de ses fondateurs et les rites africains ancestraux.

ONIPA, Off The Grid,

Real World Records.

XXXXXXXXXXXXXX NELSON AUTEFAULT

IL ÉTAIT UNE FOIS UNE RENCONTRE, celle de Kweku of Ghana (aussi connu sous le nom de K.O.G.) et Tom Excell, à la tête de Nubiyan Twist et d’un studio à Oxford. Le nouveau spécimen de leur quartet Onipa, l’excellent Off The Grid, cultive leur entente amicale et artistique: «Avec Kweku, nous travaillons ensemble depuis plus de dix ans, nous explique Tom Excell. Nous comprenons viscéralement nos processus d’écriture et notre voyage créatif respectif. Cette alchimie a toujours été fructueuse et fluide, quasi télépathique.» Cela s’entend dans ces nouvelles chansons, qui poursuivent l’objectif d’Onipa (dont le nom signifie «humain» en langue twi): «Nous sommes toujours à la recherche de nouvelles façons d’explorer la musique folklorique africaine dans un contexte moderne. Au cœur d’une époque passionnante qui voit l’afrobeat et l’amapiano célébrés dans le mainstream, cet album vise à fusionner des influences moins connues: ogene et broken beat, le blues du désert avec la trap. Notre album représente la liberté que la musique nous confère pour échapper aux grilles technocratiques, sociales et économiques qui nous oppriment.» ■ S.R.

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ON EN PARLE La créatrice est née à Abidjan et a étudié la couture à Beyrouth.

Le design de cette robe tressée apporte une touche originale à une silhouette chic et décontractée.

MODE

RENWA YASSIN

La collection « Mami Wata », rend hommage à la divinité aquatique africaine.

FLUIDITÉ SANS COMPLEXES EN 2022, elle a été l’une des finalistes du Fashion Trust Arabia dans la catégorie prêt-à-porter. Cette année, sa marque Renwa a été présentée pour la première fois au Milan Fashion Hub durant la semaine de la mode. Dans la foulée, elle était à Paris aux côtés de Lafalaise Dion et Kente Gentlemen, au sein du showroom organisé à l’occasion de la Fashion Week par la société d’investissement dans le luxe africain Birimian, qui célébrait la richesse des marques du continent. Elle, c’est Renwa Yassin, styliste libano-ivoirienne et étoile montante de la nouvelle garde créative africaine. Fière de sa double culture – elle est née à Abidjan et a étudié la couture à Beyrouth –, elle mélange dans ses créations des motifs et des techniques puisés dans l’environnement méditerranéen et du continent. Sa dernière collection, la très fluide « Mami Wata », rend hommage à l’esprit de l’eau qui, dans le folklore africain, est souvent représenté comme une femme 18

magnifique et élégante, habillée avec des vêtements et des bijoux traditionnels. D’où le choix d’employer du coton tissé et teint à la main, avec des pigments naturels, par ces mêmes villageois qui célèbrent la divinité et sa promesse de prospérité. Les perles artisanales évoquent les tenues des jours de fête et les détails tressés les longs cheveux dénoués de l’esprit. Parmi les pièces de la collection, qui jouent avec les transparences et les couleurs, la robe tressée verte et blanche est particulièrement vivante. Son design unique apporte une touche originale à une silhouette chic et décontractée. Depuis son lancement, en 2019, Renwa promeut une mode éthique et durable. Dans ses ateliers, au Liban et en Côte d’Ivoire, on travaille avec des fibres naturelles et locales, comme le raphia, le coton et le lin bio, le tencel (produit à partir de pulpe de bois) ou le polyester recyclé. Dans un effort anti-gaspillage, elle n’hésite pas non plus à réutiliser les textiles d’une collection à l’autre, sans pour autant renoncer à la créativité. renwayassin.com ■ L.N. AFRIQUE MAGAZINE

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La styliste libano-ivoirienne est une ÉTOILE MONTANTE qui joue habilement avec les codes du continent et d’ailleurs.


CESÁRIA ÉVORA, LA DIVA AUX PIEDS NUS (Portugal), d’Ana Sofia Fonseca. En salles.

D O C U M E N TA I R E

Les perles artisanales évoquent les tenues des jours de fête.

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Les pièces sont fabriquées avec des fibres naturelles et locales, dans une démarche éthique et durable.

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LA DIVA DES SANS-VOIX Des archives intimes inédites racontent l’incroyable destin de CESÁRIA ÉVORA, chanteuse de bar devenue une véritable icône africaine.

ELLE N’A JAMAIS AIMÉ LES CHAUSSURES, et c’est donc pieds nus que Cesária Évora a arpenté avec succès les plus grandes scènes internationales, chantant la morna, le blues de son Cap-Vert natal. Dans ce superbe montage d’archives retrouvées récemment chez ses proches, on suit la chanteuse aussi bien à Cuba qu’à Paris, New York, et jusqu’en Australie, filmée dans sa vie quotidienne au fil d’une carrière tardive: elle a enregistré son premier disque (en France) à 46 ans, en 1987, et sa chanson «Sodade» est devenue un tube planétaire cinq ans plus tard. Son «petit pays», comme elle le chantait, n’était jamais loin: elle se débrouillait pour déguster dans sa loge de la cachupa, le plat national cap-verdien, où qu’elle se trouve dans le monde! Fidèle également à ses origines misérables (les pieds nus, c’était aussi pour ne pas l’oublier), distribuant des billets de banque, et laissant sa porte ouverte à ceux qui cherchaient à manger. D’étonnantes scènes nous montrent sa maison de São Vicente pleine de monde, pendant qu’elle cuisine. Une femme forte avec ses zones d’ombre, qui ne sont pas cachées, comme son addiction à l’alcool. La force du film est d’avoir contextualisé cette masse d’images totalement inédites par des témoignages en voix off de ses proches, que l’on ne voit que sur les clichés d’époque. C’est comme si l’on accompagnait Cesaria Évora durant des décennies, de sa vie de femme noire sous le joug colonial quand elle était chanteuse de bar, jusqu’au culte qui lui est voué depuis trente ans. On approche ainsi au plus près d’une diva à la voix unique, héroïne généreuse de tout un peuple, qui défendait également très farouchement sa propre liberté. ■ J.-M.C. 19


ON EN PARLE

De haut en bas, The Zamose Reunion, Lagon noir et Boubacar Traoré.

NOMADE ET INCANDESCENT

ÉVÉNEMENT

LES MUSICIENS DE TOUS BORDS, venus d’Afrique et des Caraïbes, vont s’emparer des scènes de Seine-Saint-Denis et du nord-est parisien: d’Oumy Gueye, plus connue sous le nom d’OMG, figure de la musique urbaine féminine sénégalaise et farouche opposante aux violences conjugales et sexuelles et aux mutilations génitales, à sa compatriote Josiane Coly, surnommée Jozie, aux fusions innovantes, loin des codes et du politiquement correct, en passant par le jeune artiste kenyan Kabeaushé, oiseau rare dans le paysage des musiques électroniques… Engagé, parfois hors de contrôle, toujours novateur, le festival hybride, fondé en 1989 par Philippe Conrath, ancien journaliste de Libération devenu patron de label musical, et dirigé par l’agrégé de philosophie et ex-chanteur lyrique Sébastien Lagrave, est un concentré de tout ce qui compose aujourd’hui la scène musicale africaine. À l’aune du message véhiculé par le collectif d’artistes et de vidéastes nomades, Mix ta race, solidaire de la parole fondatrice de Frantz Fanon: «Ô mon corps, fais de moi toujours quelqu’un qui interroge…» ■ C.F. AFRICOLOR, Île-de-France, du 17 novembre au 24 décembre. africolor.com

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MATEI BABU SHIRIMA - SAMUEL MALKA - N’KRUMAH LAWSON DAKU - DR

La 35e édition du festival francilien AFRICOLOR détonne et percute. Avec brio.


DESIGN

Aklill Le lifestyle éthiopien Cette JEUNE MARQUE propose des tapis innovants et contemporains, aux lignes graphiques.

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EN AMHARIQUE, le mot «aklill» («couronne») est un symbole de richesse, de pouvoir et d’élégance. C’est pour cette raison que la jeune entrepreneuse Yididiya Damtew l’a choisi il y a trois ans pour lancer sa marque de produits lifestyle réalisés artisanalement en Éthiopie. Aklill Company souhaite incarner la fusion entre patrimoine culturel et ressources locales, en créant des accessoires de décoration, qui sont également de véritables œuvres d’art. Elle propose notamment des tapis d’exception, réalisés avec une esthétique contemporaine et des lignes graphiques qui évoquent les caractères de l’alphabet éthiopien, les silhouettes d’instruments musicaux traditionnels ou encore les éléments naturels. Comme le modèle Adey Abeba, qui a récemment été utilisé par les autorités lors de cérémonies officielles pour remplacer le tapis rouge. Avec ses fleurs jaunes qui caractérisent la période du nouvel an (11 septembre), il est aussi le parfait symbole de l’hospitalité éthiopienne. Pour créer des pièces uniques, les artisans mélangent les techniques (tissage, nouage et fabrication à la machine) et les matières. Les tapis sont réalisés en laine et en bambou, une ressource locale et durable encore très peu exploitée, qu’Aklill contribue à valoriser. aklill.com ■ L.N.

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ON EN PARLE

Très convivial, Chez Oumy est dédié à la cuisine du Maghreb. Ci-dessous, Dumenu propose des plats traditionnels et revisités.

SPOTS

DEUX TABLES À LOMÉ MIRA FERDJANI est originaire du sud de l’Algérie, mais elle vit depuis longtemps à Lomé, où tout le monde l’appelle Oumy («maman» en arabe). Parce qu’avec elle, on se sent toujours à la maison. Ce sens de l’hospitalité est l’un des atouts de Chez Oumy, son restaurant dédié à la cuisine du Maghreb, ouvert fin 2020. Ici, les clients locaux et internationaux sont accueillis avec un thé à la menthe par une petite équipe très soudée. Et se régalent avec un couscous frais, à base de semoule roulée à la main dans le sud de l’Algérie et assaisonnée avec des épices de choix. La carte prévoit aussi du méchoui au riz jaune, des bricks, des salades et une variété de desserts: des crêpes mille trous (baghrirs) au m’semen, sans oublier la délicieuse mousse au chocolat praliné. Convivial et délicieux! chez-oumy.business.site 22

Ambiance plus arty chez Dumenu, ouvert fin 2021 par l’entrepreneuse passionnée de cuisine Lauretta Ajavon au sein de la Maison Bagui. Fidèle à son nom, qui veut dire «du terroir», «de mon pays», ce spot gastronomique propose des plats traditionnels ou revisités et quelques mets internationaux. La carte Passion Togo rend hommage à la cuisine locale avec le yébésséssi, un concassé de tomates avec poisson grillé, frit ou séché, le grand classique gboma dessi et sa délicate sauce épinards, ou encore un fonio aux petits légumes et des saucisses locales servies avec une pâte de farine de manioc. À savourer en regardant des œuvres d’artistes togolais, qui changent régulièrement, pour terminer avec un verre de whisky au très bon bar de la maison. ■ L.N. AFRIQUE MAGAZINE

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Dans la CAPITALE TOGOLAISE, on déguste aussi bien des plats algériens, préparés comme à la maison, que DE LA CUISINE GASTRONOMIQUE fraîche et locale.


ARCHI

Au royaume des navires

Le nouveau terminal de croisières de Durban offre une imposante PORTE D’ENTRÉE À LA VILLE depuis la mer.

MAXINE

LE DÉVELOPPEMENT DU PORT de Durban et de son front de mer fait partie intégrante du plan de relance du secteur touristique entrepris par l’Afrique du Sud. La ville, qui mise sur l’expansion du marché des croisières dans la région, a inauguré en 2022 le nouveau terminal international Nelson Mandela, conçu pour accueillir 6000 passagers par jour et servir de centre de conférence hors saison. Construit par l’agence durbanaise Elphick Proome Architecture avec un budget de plus de 9 millions d’euros, il a été imaginé comme une véritable porte d’entrée au royaume des Zoulous. Sa dimension (environ 6400 m2) et son esthétique provocante mais manifestement africaine font de ce bâtiment un point de repère dans un quartier en pleine rénovation urbaine. Inspirés par les textures vibrantes et les traditionnels motifs triangulaires de l’artisanat zoulou, les architectes ont enveloppé le terminal d’une canopée pluridimensionnelle aux couleurs terreuses, qui assure la ventilation naturelle. Les formes géométriques décorent également le haut plafond en bois des halls voyageurs et les murs intérieurs. L’inclinaison du toit guide le regard des passagers, à l’arrivée comme au départ, à travers la grande verrière qui donne sur un auvent d’entrée en porte-à-faux. Elle encadre le port, d’un côté, et les façades victoriennes rajeunies du quartier historique, de l’autre, créant une connexion visuelle entre la mer et la ville. eparch.co.za/practice ■ L.N.

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PARCOURS

Carlos G. Lopes LE CHANTEUR FRANCO-CAPVERDIEN

embrasse la richesse de sa double culture dans son dernier album. Avec son écriture poétique, il livre une critique sociale au rythme d’une musique nourrie des traditions de son archipel. par Astrid Krivian

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’est une lumière, un ciel, la couleur de ses rêves, une géographie intérieure, l’azur de ses deux pays de cœur: son Cap-Vert natal, entouré par l’Atlantique, et la France, où il a grandi – à Nice, en bord de Méditerranée. Avec son deuxième album, Azul («bleu»), le chanteur et compositeur explore la richesse de sa double culture, en créole et en français. Enracinée dans les expressions de sa terre natale, comme la douce mélancolie de la morna, l’énergie tellurique du batuque ou la fièvre dansante du funaná, sa musique déploie ses ailes pour se tisser à la pop, au rap, au jazz, à l’électro. Celui qui scande «La vie est belle / Quand la rime est créole» est l’héritier d’une tradition poétique, d’un art oratoire: enfant, il a été bercé par les métaphores et les formules de sagesse de son grand-père, poète du quotidien. Carlos G. Lopes sculpte ainsi son langage imagé, choisit ses mots pour alerter sur la dérive du monde gouverné par l’argent, ou confier sa sodade, sa nostalgie. «Je pense au Cap-Vert de mes origines, de mes aïeux. Je fantasme ce pays. C’est un mélange de tristesse et de joie. Par la musique, je photographie ces souvenirs, la vie nous filant entre les doigts.» Sur l’île de Santiago, il vit une enfance rurale et paysanne, où l’on se nourrit des récoltes – en priant le ciel pour que la pluie advienne –, où l’on apprend le respect de la nature, la patience. À 8 ans, alors que ses parents sont partis en France pour travailler, Carlos s’interroge: «Est-ce que ma mère voit les mêmes étoiles que moi ?» Il va vite trouver une consolation, et même une passion: la musique. Quand son oncle, émigré à Lisbonne, rentre au village avec des vinyles de Bob Marley sous le bras, c’est l’électrochoc: «Cette voix qui sortait de nulle part, ce disque qui tournait… Moi aussi, je voulais être écouté ainsi!» Après l’école, tandis qu’il ramasse la paille pour nourrir les bêtes, il fredonne les mélodies d’Alpha Blondy, Lucky Dube, Loketo, Pepe Kalle… À 10 ans, il rejoint ses parents à Nice. À la maison, la platine familiale diffuse les grandes voix africaines. Adolescent, il s’initie au clavier, prend des cours de chant, monte un groupe. Et enregistre une chanson dans une maison de la jeunesse et de la culture. À 20 ans, sa vocation artistique s’impose à lui: il quitte les bancs de la faculté de sociologie pour le conservatoire de musique, où il travaille d’arrache-pied. «J’ai compris l’importance de l’effort, de la rigueur, de l’assiduité pour progresser. Il ne s’agit pas juste de talent», observe l’artiste qui a aussi appris de ses parents : «Ils m’ont transmis la valeur du travail. Ma mère se levait à 5 heures du matin et rentrait à 19 heures. Mon père était en déplacement, rentrait le week-end. J’avais conscience qu’ils se démenaient pour nous; je devais assurer.» Jazz, musiques actuelles, puis chant lyrique… Sa voix se forge, se métamorphose. Et il poursuit ses études au conservatoire de Paris. En 2017, il enregistre un premier album, Kanta Pa Skece («chanter pour oublier»). Aujourd’hui, il a à cœur de transmettre son art à des enfants défavorisés au Cap-Vert, auxquels il manque l’accès à l’enseignement musical: «J’aimerais qu’ils découvrent la joie de s’exprimer en public.» ■ Azul, Pilar Records/Inouïe Distribution. En concert le 1er décembre au Studio de l’Ermitage, à Paris.


«J’ai compris

l’importance de l’effort pour

BÉRENGÈRE PORTELLA

progresser. Il ne s’agit pas juste de talent.»


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C’ESTCOMMENT ?

PAR EMMANUELLE PONTIÉ

DOM

INDUSTRIALISER, POUR QUI? Le continent a connu sa période de grands travaux et du BTP roi. Les projets de routes et la création d’infrastructures étaient sur toutes les lèvres, dans tous les programmes politiques. Aujourd’hui, cette phase semblant être achevée (en partie seulement dans certains pays), on peut estimer que les bases pour un développement durable ont ainsi été posées. Le nouveau credo, c’est l’industrialisation. En la matière, l’Afrique est la région du monde la moins bien lotie. Sa contribution à la valeur ajoutée manufacturière au niveau mondial stagne à 1,8% et a même diminué depuis 2014. À juste titre, les gouvernements multiplient les programmes incitateurs pour leur secteur privé, les institutions financières internationales financent à tour de bras, comme la Banque mondiale à coups de milliards de dollars. Évidemment, l’Afrique doit cesser d’être un vivier de matières premières transformées ailleurs. Elle doit générer chez elle de la valeur ajoutée, créatrice d’emplois et de revenus. Assister à une pénurie d’essence dans un pays d’Afrique centrale producteur de pétrole n’est plus tolérable… Mais en parallèle aux programmes boosters de manufacturing, il faudrait mener une sensibilisation des populations sur le «consommer local». Les rares usines de jus de fruits produisent des flacons aux saveurs locales qui sont loin d’être les premiers sur les tables africaines. Souvent, on continue à privilégier les marques étrangères, qui font plus chic. Idem pour les nations productrices de cacao, dont la vente de tablettes de chocolat ou d’œufs de Pâques ne décolle pas. Avant même d’accéder aux marchés extérieurs, la consommation intérieure devrait d’abord privilégier les produits du cru. C’est le cas de tous les pays du monde. Aux États-Unis, on aime d’abord le ketchup fabriqué dans le pays. Idem en France pour les parfums ou la haute couture: la french touch est la plus appréciée. D’autant plus que l’exportation des produits finis africains, ce n’est pas encore pour demain. À part trois chips de bananes pour apéros bobos ou quelques paniers mossis colorés que l’on trouve dans des boutiques de commerce équitable, ils ne sont pas légion dans le commerce de masse hors du continent. Le monde n’attend pas l’Afrique. Il faut qu’elle se batte pour exister. Et la plus-value faite en Europe l’arrange, évidemment. Le cas le plus emblématique est celle d’un gouverneur du Kasaï-Occidental, en RDC, région qui regorge de diamants, qui a décidé de créer une usine de taille sur place. Résultat, les acheteurs d’Anvers, la place mondiale du business de la pierre précieuse, ont menacé d’aller s’approvisionner ailleurs. Bref, la route sera longue. Mais le développement durable du continent ne pourra se faire sans le manufacturing, la transformation et l’industrialisation. Donc il faut foncer. Et les Africains, déjà, doivent comprendre que le premier marché pour leurs produits, c’est eux. ■ AFRIQUE MAGAZINE

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WOJTEK BUSS/ONLYWORLD.NET

Jérusalem, site sacré, mais éternellement divisé. Ici, le minaret de la mosquée Al-Aqsa et le dôme du Rocher surplombent la vieille ville.

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récit

PALESTINE UNE SI LONGUE QUÊTE Le cataclysme du 7 octobre, avec les attaques du Hamas en Israël et les représailles massives sur Gaza, a ouvert un nouveau cycle tragique pour les Palestiniens. Chronologie d’un peuple d’Orient sans terre. Et d’une paix introuvable. par Zyad Limam et Frida Dahmani

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e 7 octobre 2023, cinquante ans, presque jour pour jour, après la guerre du Kippour, le Hamas lance 2 500 hommes sur le territoire israélien depuis la bande de Gaza. Une frontière réputée pourtant infranchissable. Une attaque stupéfiante et meurtrière. Des militaires, des policiers, des jeunes dans une rave party, des civils tués dans leur maison, dans leur kibboutz. Des otages. Les images ont fait le tour de la planète. Dès le lendemain, des bombardements d’une ampleur inouïe commencent sur Gaza. Objectif : éradiquer le Hamas. Les victimes civiles, parmi lesquelles de nombreux enfants, se comptent par milliers. L’émotion est considérable. Une nouvelle guerre de Palestine a commencé. Le monde retient son souffle. La confrontation s’inscrit

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RÉCIT

dans un long continuum historique. Comme l’énième chapitre d’une guerre sans fin qui frappe cette région, berceau des trois religions monothéistes. Ici, a été érigé le temple. Ici, le roi David a fondé sa capitale, Jérusalem, qui est aussi la ville du Saint-Sépulcre et du Golgotha, le mont où Jésus a été crucifié. Et ici encore, se trouvent le dôme du Rocher et la mosquée al-Aqsa, là où le prophète Mohamed a entrepris un voyage céleste avec le Bouraq, son cheval ailé. Depuis un peu plus d’un siècle, l’histoire se précipite avec la montée du sionisme. Les Juifs d’Europe ont subi l’ignominie des pogroms, puis l’Holocauste lors de la Seconde Guerre mondiale, dans l’indifférence ou presque des puissances de l’époque. La création d’Israël, en 1948, vient concrétiser l’idée d’un État juif. Et signe le début de la tragédie palestinienne. Anciens sujets ottomans, placés sous mandat britannique, les Palestiniens subissent, sans avoir été consultés, le partage d’un territoire qu’ils pensaient naturellement être le leur. Sept décennies sont passées depuis la Nakba (« grande catastrophe ») et le début d’un long processus de colonisation. La démographie est devenue une donnée essentielle. Aujourd’hui, Israël compte un peu plus de 9 millions d’habitants, dont près de 2 millions «d’Arabes israéliens». 5 millions de Palestiniens vivent répartis entre la bande de Gaza (sous blocus) et la Cisjordanie (occupée). On estime à près de 5 millions aussi le nombre de Palestiniens officiellement réfugiés (ou descendants de réfugiés). Enfin, il y a une diaspora très active aux quatre coins du monde. En tout, les Palestiniens seraient environ 13 millions. Un peuple sans État… Pour mieux comprendre, Afrique Magazine a voulu retracer une partie de cette longue histoire, en prenant comme point de départ la fin du XIXe siècle. Ces dates rythment un récit marqué par la violence, les espoirs déçus et la recherche d’une paix qui, à ce jour, semble plus lointaine que jamais.

2 NOVEMBRE 1917 LA DÉCLARATION BALFOUR

Cette correspondance de Lord Arthur Balfour, secrétaire d’État britannique aux Affaires étrangères, signifie à Lord Lionel Rothschild, éminente figure de la communauté juive anglaise et financier du sionisme, que «le gouvernement de Sa Majesté envisage favorablement l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif». Une disposition prise également sans l’avis des populations arabes. 1ER NOVEMBRE 1922 FIN DU SULTANAT OTTOMAN

Conséquence de la Première Guerre mondiale, la fin de l’Empire ottoman est scellée par l’abolition du sultanat et la création en 1923 de la République de Turquie par Mustafa Kemal Atatürk. La Société des Nations met alors la Palestine sous mandat britannique, tandis que la France s’arroge le Liban et la Syrie. 1ER SEPTEMBRE 1939-8 MAI 1945 GÉNOCIDE DES JUIFS LORS DE LA SHOAH

À la tête de l’Allemagne depuis 1933, Adolf Hitler applique son projet de solution finale: l’extermination des Juifs par le régime nazi lors de la Seconde Guerre mondiale. 5 à 6 millions d’entre eux, soit les deux tiers des Juifs d’Europe, périssent dans l’Holocauste, connu sous le nom de Shoah («catastrophe» en hébreu), une tragédie majeure à la dimension universelle. 28 NOVEMBRE 1941 POSITION DU GRAND MUFTI DE JÉRUSALEM

Lors d’un entretien à Berlin, le grand mufti de Jérusalem, Haj Amin al-Husseini, propose au führer une alliance des troupes arabes et allemandes pour écarter les Anglais du Moyen-Orient. Mais l’impact de la démarche est négligeable. Dans une correspondance avec Franklin Roosevelt, président des États-Unis, le leader du Néo-Destour tunisien, Habib Bourguiba, déclare son hostilité aux nazis et apporte son soutien inconditionnel aux Alliés, alors que son pays est sous protectorat français. 22 JUILLET 1946 RETRAIT BRITANNIQUE

29-31 AOÛT 1897 CONGRÈS DE BÂLE

«À Bâle, j’ai créé l’État juif», affirme le fondateur du mouvement sioniste Theodor Herzl. Sa doctrine repose sur une spécificité du peuple juif, l’impossibilité de son assimilation à d’autres peuples, la nécessité de lui consacrer un État en usant du droit de ce peuple de s’installer en Palestine. Des Juifs fuyant les pogroms de Russie, de Roumanie et du Yémen avaient amorcé à partir de 1881 ce mouvement, qu’ils considèrent comme leur Aliyah, ou retour à la terre promise. 16 MAI 1916 ACCORDS SYKES-PICOT

La Première Guerre mondiale fait encore rage, mais deux diplomates se penchent sur un partage du monde qui sera effectif à la fin du conflit et la chute de l’Empire ottoman. Le Britannique Sir Mark Sykes et le Français François-Georges Picot signent en secret une répartition, entre la France et la Grande-Bretagne, des territoires du Moyen-Orient, sans consulter les populations arabes. 30

Avec l’attentat contre l’hôtel King David, quartier général britannique à Jérusalem, qui fait 91 morts, l’Irgoun, branche armée de la droite sioniste dirigée par le futur Premier ministre israélien, Menahem Begin, commet l’acte de trop. Les Britanniques passent alors la main à l’ONU et se retirent définitivement le 15 mai 1948. JUILLET 1947 VOYAGE DE L’EXODUS

4500 survivants de la Shoah devaient être conduits clandestinement par la Haganah, organisation militaire juive de Palestine, depuis Sète vers la Palestine (sous mandat britannique), à bord d’un vieux rafiot, l’Exodus. Il en sera refoulé vers son point de départ, et effectuera un périple qui le ramènera en France, puis à Hambourg. De nombreux passagers entameront une grève de la faim avant de rejoindre des mois plus tard la «terre promise». L’indignation suscitée par cet événement et son retentissement ont contribué à accélérer la création d’un État israélien. AFRIQUE MAGAZINE

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JUILLET 1947, L’ODYSSÉE DE L’EXODUS, l’une des premières tentatives de rejoindre la « terre promise ».

29 NOVEMBRE 1947 PLAN DE PARTAGE DE L’ONU

9 AVRIL 1948 MASSACRE DE DEIR YASSINE

La résolution 181 des Nations unies adopte, à échéance du mandat britannique, un partage de la Palestine en un État juif et un État arabe, et place Jérusalem sous contrôle international. Les pays arabes rejettent cette résolution et déclenchent un conflit civil en Palestine, qui muera en guerre israélopalestinienne à la proclamation de l’État d’Israël sept mois plus tard. Le second point de la résolution prévoit une délimitation des frontières, mais une mauvaise volonté britannique et la création de facto d’Israël, sans traçage de frontières, ont entravé son application.

L’Irgoun, groupe militaire clandestin sioniste dirigé par Menahem Begin, attaque le village de Deir Yassine, à proximité de Jérusalem, et massacre plus d’une centaine de Palestiniens sans s’emparer du village. La Haganah, l’armée régulière juive commandée par David Ben Gourion, arrivera en renfort. Ce dernier, prêt à fonder l’État d’Israël, se désolidarise et rejette la responsabilité sur l’Irgoun.

FILES GPO/AFP

1948 DAVID BEN GOURION ET LA POSSIBILITÉ DU TRANSFERT DES PALESTINIENS

«Il n’y a que très peu d’endroits que nous avons pu coloniser sans être forcés d’en transférer les habitants», reconnaît David Ben Gourion dans ses mémoires. Il jouait aussi la rhétorique et feignait la surprise en apprenant le départ de 360000 Palestiniens vers des pays arabes voisins: «Les Juifs sont-ils responsables de leur fuite?» Une chose lui paraît sûre: dans la mesure où l’État d’Israël n’existe pas encore, aucun réfugié n’a pu en fuir… À la conquête de Lod, en juillet 1948, il a été plus explicite: «Chassez-les», aurait-il lancé d’un geste de la main à ceux qui lui demandaient quoi faire de la population palestinienne. AFRIQUE MAGAZINE

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14 MAI 1948 FONDATION D’ISRAËL

À 16heures, depuis le musée de Tel Aviv, David Ben Gourion lit la déclaration d’indépendance et proclame la création d’un État juif. Cet acte fondateur ne fixe pas les frontières du nouvel État, comme le mentionne la résolution 181. Un an plus tard, le 11 mai 1949, Israël devient membre de l’ONU. 15 MAI 1948 NAKBA («GRANDE CATASTROPHE»)

Au lendemain de cette proclamation, les pays arabes engagent avec leur nouveau voisin une guerre de l’indépendance, qui se solde par leur défaite. Lors de ce conflit d’un an, l’exode est massif: plus de 750000 Palestiniens (sur 900000) quitteront les territoires occupés par Israël pour les pays voisins, dont la Transjordanie. «Ces réfugiés constituent le plus inextricable et explosif des problèmes laissés par les événements de 1948», écrit l’historien israélien Benny Morris. 31


RÉCIT

24 JANVIER 1949 ANNEXION DE LA CISJORDANIE PAR LA TRANSJORDANIE

Les Britanniques ont quitté la Palestine, mais entretiennent leur influence auprès du roi Abdallah 1er de Transjordanie, et lui prêtent main-forte pendant la guerre israélo-arabe. La Transjordanie opère une percée vers l’ouest et annexe la Cisjordanie et la partie arabe de Jérusalem. À Amman, le Parlement entérine le royaume hachémite de Jordanie, déployé de part et d’autre du Jourdain. OCTOBRE 1959 COFONDATION DU FATAH PAR YASSER ARAFAT

Fondé clandestinement au Koweït par Yasser Arafat et deux de ses compagnons d’armes, Salah Khalaf (Abou Iyad) et Khalil al-Wazir (Abou Jihad), le Fatah est un parti nationaliste, qui a pour projet politique «une Palestine démocratique non confessionnelle» et appelle ses fedayin, ou combattants, à «libérer tout le territoire palestinien de l’entité sioniste». 30 MAI 1964 CRÉATION DE L’ORGANISATION DE LIBÉRATION DE LA PALESTINE

Sur instigation de la Ligue arabe et avec l’homme politique Ahmed Choukairy à la manœuvre, l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) est, au départ, un mouvement nationaliste arabe visant à «libérer la totalité de la Palestine». Avec la guerre des Six Jours et la défaite arabe, l’OLP change de braquet, appelle à lutter contre Israël, devient une organisation paramilitaire qui servira la guérilla palestinienne, puis, avec les accords d’Oslo, le représentant du peuple palestinien auprès des instances internationales. Yasser Arafat la dirige de 1969 à 2004. 3 MARS 1965 DISCOURS DE JÉRICHO

Le président tunisien Habib Bourguiba se rend à Jéricho, en Cisjordanie, en mars 1965. Il y prononce un discours révolutionnaire qui tranche avec ceux de l’époque: «Quant à la politique du tout ou rien, elle nous a menés en Palestine à la défaite et nous a réduits à la triste situation où nous nous débattons aujourd’hui.» Il propose une approche de compromis vis-à-vis d’Israël et une diplomatie par étapes. 5 JUIN 1967 GUERRE DES SIX JOURS

Gamal Abdel Nasser bloque les navires israéliens en mer Rouge, sur le détroit de Tiran. Tel Aviv riposte par une guerre préventive éclair, avec une offensive sur le Sinaï, occupé, ainsi que la bande de Gaza, la Cisjordanie et le plateau du Golan. Une humiliation pour le raïs égyptien, une débâcle pour le clan arabe. Elle permet également aux troupes israéliennes d’accéder au mur des Lamentations, qui était en zone annexée par la Jordanie depuis 1949. Le général Moshe Dayan, artisan de ce triomphe militaire, garantit au mufti de Jérusalem que le site sacré, composé du dôme du Rocher et de la mosquée d’al-Aqsa, restera sous autorité musulmane, avec interdiction aux non-musulmans d’accéder à l’esplanade des Mosquées. La Cisjordanie et Jérusalem passent sous contrôle israélien. C’est le début de la colonisation. 32

16 SEPTEMBRE 1970 «SEPTEMBRE NOIR»

Le roi Hussein de Jordanie refuse que son pays soit la base de l’OLP et que celle-ci constitue un État dans l’État. Une tentative de déstabiliser le trône hachémite avec l’appui de la Syrie se retourne contre les fedayin, qui tomberont, ainsi que des civils palestiniens, par milliers sous les assauts de l’armée jordanienne. Le président égyptien Gamal Abdel Nasser négocie un cessez-le-feu, et l’OLP n’a plus droit de cité en Jordanie. Le 28 septembre, le raïs meurt d’une crise cardiaque au Caire. Les obsèques sont grandioses. SEPTEMBRE 1972 PRISE D’OTAGES DE MUNICH

La guérilla palestinienne devient terroriste à l’international. «Septembre noir», en mémoire du revers de l’OLP en Jordanie en 1970, est également une organisation responsable de la prise d’otage de neuf athlètes israéliens lors des Jeux olympiques de Munich, qu’elle entend échanger contre 230 prisonniers palestiniens. Des négociations aboutissent à la mise à disposition d’un avion pour le commando et ses otages à destination de l’Égypte. La police allemande donne l’assaut sur le tarmac. Bilan: 17 morts, dont 11 Israéliens. OCTOBRE 1973 GUERRE DU KIPPOUR

L’Égypte et la Syrie lancent, le jour de la fête de Kippour, en plein ramadan, une offensive qui prend Israël en tenaille par le sud et le nord. L’effet de surprise et la dynamique opérationnelle donnent un premier avantage aux Égyptiens, qui prennent pied sur la rive du Sinaï. Une victoire très symbolique. Au bout d’une semaine, la contre-offensive israélienne enfonce le front égyptien, après une bataille de chars dantesque, traverse le canal de Suez, et peut prendre la route du Caire. Tsahal refoule aussi les forces syriennes dans le Golan et avance jusqu’aux portes de Damas. Militairement, Israël s’impose, mais accepte un arrêt des combats sous la pression des Nations unies, d’une résolution américano-soviétique et de la «navette» diplomatique américaine du secrétaire d’État Henry Kissinger. Le 17 octobre 1973, l’Organisation des pays exportateurs de pétrole annonce un embargo pétrolier par les pays arabes. L’incapacité des services secrets israéliens à anticiper l’attaque imminente suscite un séisme politique majeur, et notamment la démission de la Première ministre Golda Meir. La guerre et ses conséquences ouvrent néanmoins, et paradoxalement, le chemin vers la paix entre Israël et l’Égypte. 13 AVRIL 1975 GUERRE CIVILE LIBANAISE

À la sortie d’une église, à Aïn el-Remmaneh, le 13 avril 1975, des phalangistes libanais sont visés par des tirs, et quatre d’entre eux sont abattus par des individus se réclamant des fedayin. Plus tard, un bus qui ramène des combattants palestiniens vers le camp de Tal el-Zaatar est pris volontairement pour cible par des phalangistes: 27 Palestiniens sont tués. Ces actes de guérilla urbaine seront les premiers d’une guerre civile de quinze ans, qui mettra à vif l’extrême complexité d’un pays où affluent les réfugiés, car au carrefour du Moyen-Orient. S’engage alors une guerre AFRIQUE MAGAZINE

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FILES GPO/AFP

5 JUIN 1967, LA GUERRE DES SIX JOURS débouche sur le contrôle israélien de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est. Le général Moshe Dayan (au centre) entre dans la ville sainte.

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RÉCIT

confessionnelle entre phalangistes et chiites, dans laquelle les Palestiniens sont également perçus comme une menace par des chrétiens devenus minoritaires dans le pays. Israël envahit le Liban, la Syrie s’en mêle. Le Moyen-Orient s’embrase. Les accords de Taëf en 1989 apporteront une paix toute relative. 18 JANVIER 1976 MASSACRE DE KARANTINA

Les phalangistes libanais démarrent le cycle des exactions contre les Palestiniens avec le « samedi noir » du 6 décembre 1975. Le 18 janvier 1976, les milices chrétiennes libanaises opèrent une escalade dans la violence et massacrent entre 1000 et 1500 personnes à Karantina, un camp de réfugiés palestiniens contrôlé par l’OLP. En riposte, le 20 janvier, le massacre de Damour fait des centaines de victimes chrétiennes. Les factions chrétiennes réagissent alors avec le siège du camp de Tal el-Zaatar, qui fait 2000 morts. 4 JUILLET 1976 PRISE D’OTAGE DU VOL AIR FRANCE 139, À ENTEBBE

Le vol Air France 139 assurant la liaison Tel Aviv-Paris est détourné sur Entebbe (Ouganda), après une escale à Athènes, par quatre terroristes: deux membres du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) et deux Allemands de la Fraction armée rouge (RAF), dite «bande à Baader». Les ravisseurs relâchent 148 otages et réclament, en échange de ceux qu’ils identifient comme israéliens ou de confession juive, la libération de 53 prisonniers pro-palestiniens. Les Israéliens montent alors l’«opération Entebbe», ou «opération Thunderbolt», un raid qui se solde par la mort de sept terroristes, trois otages, un officier israélien ainsi qu’un nombre de soldats ougandais incertain.

17 SEPTEMBRE 1978 ACCORDS DE CAMP DAVID

Sous la médiation du président des États-Unis Jimmy Carter, le leader égyptien Anouar el-Sadate et le Premier ministre israélien Menahem Begin signent à Washington les accords de Camp David, qui établissent la paix entre Israël et l’Égypte, avec une restitution du Sinaï à cette dernière en échange d’une reconnaissance mutuelle des deux pays et de relations pacifiées. Les recommandations concernant Gaza et la Cisjordanie ne seront pas suivies, les Palestiniens n’obtiendront rien. Le 6 octobre 1981, el-Sadate est assassiné au Caire par le Jihad islamique égyptien, lors d’une grande parade militaire célébrant la guerre de 1973 et la traversée du canal de Suez… 6 JUIN 1982 INVASION DU LIBAN PAR ISRAËL

L’opération Paix en Galilée vise à en finir avec l’OLP, installée au Liban. L’intervention s’enlise dans le siège de Beyrouth, alors que les fedayin, protégés par une force internationale, ont déjà quitté la ville. Pour Israël, l’aventure libanaise se transforme en un bourbier sanglant, coûteux humainement et désastreux politiquement. L’État se retire sur la bande de sécurité au sud du Liban sans avoir éradiqué l’OLP. SEPTEMBRE 1982 INSTALLATION D’ARAFAT ET DE L’OLP À TUNIS

Le 3 septembre 1982, Yasser Arafat, tout juste évacué de Beyrouth avec quelques fidèles, débarque à Tunis. La Tunisie de Bourguiba, quelque peu réticente à l’accueil des exilés, a finalement plié, mais exige que les combattants déposent les armes et n’organisent pas de camps d’entraînement. Elle s’engage, en retour, à ne pas s’immiscer dans les affaires de l’OLP. Tunis devient la capitale d’une Palestine en exil.

17 MAI 1977 VICTOIRE DU LIKOUD EN ISRAËL

16-18 SEPTEMBRE 1982 MASSACRE DE SABRA ET CHATILA

Changement de cap d’un leadership politique conduit par la gauche depuis la création d’Israël. Avec le Likoud et Menahem Begin, l’alternance porte la droite et l’extrême droite au pouvoir. Le gouvernement a les coudées franches pour étendre l’occupation. Le 30 juillet 1980, la Knesset proclame capitale d’Israël la ville de Jérusalem, «une et indivisible», avec pour projet la réalisation du Grand Israël. La colonisation des territoires occupés s’intensifie, la résistance palestinienne est réprimée, et des opérations militaires conduisent à l’invasion du Liban en 1982.

Des milices chrétiennes des phalangistes ciblent les fedayin de l’OLP et la population civile, cantonnés dans le quartier de Sabra et le camp de réfugiés de Chatila à Beyrouth-Ouest. Officiellement, pour les milices (dirigées par Elie Hobeika), il s’agit de venger la mort de leur chef Bachir Gemayel, assassiné le 14 septembre, et de détruire la présence de l’OLP dans les camps: 38 heures de massacre, historiques pour les Palestiniens, qui feront, selon les estimations, entre 640 et 5000 morts. Le général Ariel Sharon (futur Premier ministre) et les troupes israéliennes contrôlent officiellement Beyrouth-Ouest. Elles laissent, directement ou indirectement, les milices entrer dans les camps.

19 NOVEMBRE 1977 VOYAGE D’EL-SADATE À JÉRUSALEM

Depuis 1971, le président égyptien Anouar el-Sadate est convaincu que faire la paix avec Israël est nécessaire. Le 19 novembre, il est accueilli par tous les responsables politiques et militaires d’Israël, avant de gagner Jérusalem. Une foule en liesse agite des drapeaux égyptiens. Le discours à la Knesset marque les esprits. Un voyage spectaculaire qui met fin aux guerres entre les deux pays. L’Égypte récupère une grande partie du Sinaï. Les Palestiniens sont passés par pertes et profits. C’est le concept d’une paix séparée, sans coordination avec le reste du monde arabe. La Ligue arabe quitte Le Caire pour s’installer à Tunis. 34

9 AOÛT 1982 ATTENTAT DE LA RUE DES ROSIERS, À PARIS

Une attaque cible un restaurant casher rue des Rosiers, dans la capitale française. Imputé au Fatah-Conseil révolutionnaire d’Abou Nidal, cet attentat, qui a fait six morts et 22 blessés, marque l’opinion du pays. 1ER OCTOBRE 1985 RAID DE TSAHAL SUR LE SIÈGE DE L’OLP

Dix F-15 israéliens pilonnent le quartier général palestinien, en banlieue de Tunis. Bilan: 68 morts, dont 18 Tunisiens. Le président Habib Bourguiba porte l’affaire jusque devant le Conseil de sécurité de l’ONU. L’attaque sera considérée comme AFRIQUE MAGAZINE

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7 DÉCEMBRE 1987, LA PREMIÈRE INTIFADA,

une agression de la Tunisie et condamnée, sans mentionner la responsabilité d’Israël ni son objectif de faire feu sur l’OLP. Le président américain Ronald Reagan jugera légitime cette action israélienne.

ERIC FEFERBERG/AFP

9 DÉCEMBRE 1987 PREMIÈRE INTIFADA

À Gaza, un accident de circulation entre un camion israélien et un taxi collectif palestinien, dont quatre passagers meurent, est perçu comme un acte de vengeance après l’assassinat d’un Israélien. C’est le début de la première Intifada («soulèvement»), dite aussi «guerre des pierres». Cette insurrection menée par des jeunes qui n’ont connu, dans l’indifférence internationale, que l’occupation dit tout le désespoir d’un peuple confronté aux inégalités, à la précarité, et dont le territoire va en s’amenuisant, avec une autorité politique en exil. À la faveur de ce soulèvement, le Hamas est créé par le cheikh Ahmed Yassine. Violemment contré par les forces israéliennes, le soulèvement durera six ans. L’OLP effectue un rebond auprès d’une opinion internationale gênée par les excès d’une armée puissante, qui réprime durement des jeunes armés de cailloux. Le bilan des victimes sera aussi inégal, avec 1962 morts côté Palestiniens et 277 côté Israéliens. AFRIQUE MAGAZINE

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dite « guerre des pierres », voit le soulèvement des jeunes Palestiniens qui n’ont connu que l’occupation.

16 AVRIL 1988 ASSASSINAT D’ABOU JIHAD

Un commando israélien abat en pleine nuit l’un des dirigeants de l’OLP, Khalil al-Wazir, connu sous le pseudonyme d’Abou Jihad, dans la villa qu’il occupe à Sidi Bou Saïd, en banlieue nord de Tunis. Le gouvernement d’Yitzhak Shamir était convaincu que celui-ci était le principal instigateur de l’Intifada. 15 NOVEMBRE 1988 DÉCLARATION D’ALGER

Depuis la capitale algérienne, Yasser Arafat, devant le Conseil national palestinien, proclame la création de l’État de Palestine, qui inclut la Cisjordanie, avec Jérusalem-Est et la bande de Gaza. Il reconnaît la résolution 181 de l’Assemblée générale des Nations unies de 1947 sur le partage de territoire, la 242 du Conseil de sécurité de 1967 sur le respect d’une paix «juste et durable», et la 338 du Conseil de sécurité de 1973 sur un cessez-le-feu. En 1989, le président de l’OLP déclare «caduque» la charte de l’OLP, qui préconise la liquidation de la présence sioniste en Palestine. Considérée comme «entité observatrice» de l’ONU en 1974, la Palestine est finalement reconnue par 136 des 193 États membres en 2017. 35


RÉCIT

14 JANVIER 1991 ASSASSINAT D’ABOU IYAD, À TUNIS

Le chef des services de sécurité et de renseignement de l’OLP – et proche de Yasser Arafat –, Salah Khalaf (Abou Iyad, de son nom de guerre), est assassiné à Carthage avec deux autres dirigeants palestiniens. Son assassin est un membre du Fatah-Conseil révolutionnaire, organisation hostile à Yasser Arafat. 30 OCTOBRE 1991 CONFÉRENCE DE MADRID

Au lendemain de la première guerre du Golfe, les ÉtatsUnis et l’URSS invitent Israël, la Syrie, le Liban et la Jordanie à discuter de la paix dans leur région. L’OLP ne participe pas officiellement à la réunion. Des Palestiniens des territoires occupés sont présents et restent en contact avec la direction de l’organisation exilée à Tunis. Pour la première fois, Israéliens et Palestiniens sont autour d’une même table et se parlent, et les discussions sont élargies aux autres acteurs du conflit au Proche-Orient. Madrid jette les bases des négociations qui aboutiront aux accords d’Oslo en 1993. 13 SEPTEMBRE 1993 ACCORDS D’OSLO

Après six années d’Intifada et autant de pourparlers, Yasser Arafat et le tout nouveau Premier ministre travailliste Yitzhak Rabin se serrent la main à la Maison-Blanche, sous le regard du président américain Bill Clinton, et ce malgré une opposition forte dans leurs rangs. Il ne s’agit pas d’accords de paix, mais ils symbolisent l’espoir immense de parvenir par étapes à une conciliation. Israéliens et Palestiniens se sont accordés sur la fin de l’Intifada, la reconnaissance mutuelle entre Israël et l’OLP comme représentante légitime du peuple palestinien, la création d’une Autorité palestinienne en tant que base d’un futur État palestinien indépendant, ainsi que sur les droits politiques et légitimes de chacun. 1ER JUILLET 1994 RETOUR D’ARAFAT EN PALESTINE ET DÉBUT DE L’AUTONOMIE

Yasser Arafat rentre d’exil à Gaza. L’accueil populaire qui lui est réservé est sans précédent. Il s’établit à Ramallah après son élection à la présidence du Conseil législatif et la mise en place de l’Autorité palestinienne, base du futur État. DÉCEMBRE 1994 PRIX NOBEL DE LA PAIX

Les signataires des accords d’Oslo, le chef de l’Organisation de libération de la Palestine Yasser Arafat, le Premier ministre israélien Yitzhak Rabin et le ministre des Affaires étrangères israélien Shimon Peres sont conjointement récipiendaires du Nobel de la paix en 1994. Un prix qui couronne l’effort et la bonne volonté ayant mené aux accords d’Oslo et rendu la paix possible. 28 SEPTEMBRE 1995 ACCORD DE TABA (OU OSLO II)

Cherchant à mettre en application les principes énoncés lors d’Oslo I, l’accord de Taba (dit Oslo II) est signé entre Yitzhak Rabin et Yasser Arafat. La Cisjordanie est divisée en trois zones. La zone A (3 % de la superficie en 1995, 18 % aujourd’hui) couvre les sept grandes villes et comprend 55% de la population: l’Autorité palestinienne y assure la sécurité 36

et l’administration (en pratique, l’armée israélienne n’hésitera jamais à intervenir). La zone B, qui réunit les villes secondaires, est sous contrôle mixte. Et la C (soit 70 % du territoire, avec l’essentiel des colonies juives) reste sous le contrôle total d’Israël. L’accord précise les compétences et les modalités d’élections d’un Conseil législatif palestinien, dont les 80 membres sont effectivement élus en janvier 1996, tout comme le président de l’Autorité palestinienne, Yasser Arafat, qui renforce ainsi sa légitimité. L’OLP confirme qu’elle abrogera toute mention relative à une destruction d’Israël de sa charte. Cependant, les questions qui fâchent restent non résolues: le statut de Jérusalem, le contrôle des frontières, le devenir des colonies israéliennes ainsi que le sort des réfugiés (droit au retour). 4 NOVEMBRE 1995 ASSASSINAT DE YITZHAK RABIN

Sur fond d’opposition de la droite au processus de paix, Yigal Amir, un ultranationaliste israélien, assassine le Premier ministre sur la place des rois d’Israël à Tel Aviv, à la fin d’une manifestation en soutien aux accords d’Oslo. Une tragédie. Ce geste clôture un cycle, et la porte de la paix se referme au Proche-Orient: les pourparlers ultérieurs ne seront plus jamais au niveau des accords d’Oslo et de Taba. 11-27 AVRIL 1996 OPÉRATION RAISINS DE LA COLÈRE

Le Premier ministre Shimon Peres, successeur de Rabin, autorise l’élimination de Yahia Ayache, artificier du Hamas, en janvier 1996. L’affaire déclenche une vague d’attentats à Jérusalem et Tel Aviv, qui entraînent le blocus des territoires occupés. Le Hezbollah, depuis le Liban, lance des roquettes sur Israël, qui riposte en avril 1996 par l’opération Raisins de la colère, dont l’objectif est de mettre fin aux attaques du groupe armé. Entre tirs de roquettes des uns et bombardements des autres, la surenchère s’installe. Tsahal enclenche une offensive aérienne sur le Liban, relayée ensuite par des tirs d’artillerie. Le 18 avril, à Cana, un camp de la FINUL (Force intérimaire des Nations unies au Liban) est attaqué. Les tirs répétés font 118 morts et 150 blessés. 25 JUILLET 2000 ÉCHEC DU SOMMET DE CAMP DAVID II

Le sommet se tient en juillet 2000 dans la résidence de Camp David entre Bill Clinton, président des États-Unis, Ehud Barak, Premier ministre d’Israël, et Yasser Arafat, président de l’Autorité palestinienne. Les discussions achoppent sur la répartition du territoire, le statut de Jérusalem, qui ôtait aux Palestiniens la souveraineté sur l’esplanade des Mosquées – ce qui était inacceptable pour leur dirigeant –, et le statut des réfugiés. Les deux parties s’accuseront mutuellement de ne pas avoir répondu aux attentes de l’autre. 28 SEPTEMBRE 2000 SHARON SUR L’ESPLANADE DES MOSQUÉES ET SECONDE INTIFADA

Le 28 septembre 2000, Ariel Sharon, alors chef de l’opposition nationaliste de droite en Israël, se rend à Jérusalem-Est sur l’esplanade des Mosquées, dont l’accès est réservé aux musulmans. Sa présence est perçue comme une profanation AFRIQUE MAGAZINE

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13 SEPTEMBRE 1993, LES ACCORDS D’OSLO entraînent une poignée de main historique à la Maison-Blanche entre Yitzhak Rabin et Yasser Arafat, sous les yeux de l’Américain Bill Clinton.

et une provocation pour affirmer la souveraineté d’Israël sur le troisième lieu saint de l’islam. L’émeute qui embrase Jérusalem marque le début de la seconde Intifada, soulèvement conjoint de tous les Palestiniens de Cisjordanie, auquel s’ajoutent les attentats du Hamas et du Jihad islamique.

terme aux attentats-suicides en Israël, lui impute la situation déplorable de son peuple et suggère: «La paix exige une direction palestinienne nouvelle et différente.» Comme beaucoup dans le monde arabo-musulman, les Palestiniens subissent les conséquences de la politique néoconservatrice des États-Unis.

21-27 JANVIER 2001 ÉCHEC DE LA RENCONTRE DE TABA

3 DÉCEMBRE 2001 VAGUE D’ATTENTATS EN ISRAËL, ARAFAT ASSIÉGÉ À RAMALLAH

Le président américain, Bill Clinton, invite à nouveau Yasser Arafat et Ehud Barak à examiner les points en attente pour faire avancer le processus de paix. Mais les différends sont toujours les mêmes: répartition du territoire, statut de Jérusalem, questions de sécurité et traitement des réfugiés demeurent en suspens. La seconde Intifada et l’approche des élections en Israël rendent un nouvel accord impossible.

DAVID AKE/AFP

11 SEPTEMBRE 2001 «NOTRE BEN LADEN, C’EST ARAFAT»

Les attentats du 11-Septembre provoquent la stupéfaction. Ils sont revendiqués par Oussama Ben Laden, chef d’AlQaïda. Les Palestiniens, accusés d’avoir applaudi face à la tragédie, sont diabolisés par le gouvernement israélien, qui opère volontairement des amalgames sur le mode: «Notre Ben Laden, c’est Arafat», et qui tente de justifier l’Intifada par une lutte contre le terrorisme islamiste. Le président américain George W. Bush accuse Arafat de ne pas mettre un AFRIQUE MAGAZINE

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En 2001, les attentats perpétrés par le Hamas, le Jihad islamique ou les Brigades des martyrs d’Al-Aqsa provoquent une crise ouverte entre Israël et l’Autorité palestinienne. Ariel Sharon, nouveau Premier ministre, partisan d’une ligne dure, veut se monter intraitable envers les Palestiniens, qui le tiennent pour responsable du déclenchement de la seconde Intifada. Sharon accuse Arafat de complicité ou, au moins, de passivité face à la recrudescence de violence, et décide d’assiéger la Muqata, quartier général de l’Autorité palestinienne à Ramallah, dont l’accès est bloqué. Yasser Arafat, 73 ans, y vivra retranché pendant deux ans. 27 MARS 2002 INITIATIVE DE PAIX ARABE

En marge du sommet de la Ligue arabe à Beyrouth, le roi Abdallah ben Abdelaziz Al Saoud propose une paix juste et globale au Proche-Orient. Il invite Israël à envisager la paix 37


RÉCIT

comme élément stratégique. L’essentiel de cette proposition est une normalisation des relations entre les pays arabes et Israël, en contrepartie d’un retrait total des territoires occupés sur la ligne verte de juin 1967. Un plan qui permettrait de créer un État palestinien, avec Jérusalem-Est comme capitale. 29 MARS 2002 OPÉRATION REMPART

Israël cherche à détruire les infrastructures terroristes palestiniennes pour faire cesser les attentats. En représailles à un attentat à Netanya, le Premier ministre Sharon lance le 29 mars l’opération Rempart. L’armée israélienne se déploie sur les territoires palestiniens autonomes en Cisjordanie, avec en ligne de mire Ramallah, Jénine, Naplouse et Bethléem. Les rafles et les arrestations se multiplient, dont celle de Marwane Barghouti, meneur de la première Intifada, devenu numéro 2 du Fatah et fervent défenseur de la paix. En prison, condamné à perpétuité, il devient un héros national palestinien. Tsahal se lance à l’assaut du Hamas et du Jihad islamique, dérape et pilonne le camp de Jénine et tout le quartier. JUIN 2002 CONSTRUCTION DU MUR DE SÉPARATION

Israël entame la construction d’une barrière de sécurité à la frontière avec la Cisjordanie, afin de lutter contre la recrudescence des attentats sur son territoire. Cette frontière suit la ligne verte, mais pénètre profondément à l’intérieur de la Cisjordanie pour intégrer des colonies juives. Au niveau de l’agglomération de Jérusalem, la barrière est haute de 8 mètres. Pour les Palestiniens, il s’agit d’un mur de la honte, symbole de leur enfermement. 11 NOVEMBRE 2004 MORT DE YASSER ARAFAT

Assiégé à la Muqata, abritant les bureaux de l’Autorité palestinienne à Ramallah et le quartier général de l’OLP, Arafat est malade. Il est boycotté par les Israéliens et les Américains, qui le rendent responsable de la seconde Intifida. C’est la fin du parcours. «Le vieux», comme il est surnommé, sera autorisé à se soigner à l’hôpital des Armées à Clamart, dans la région parisienne, où il mourra. Il sera enterré à la Muqata, où il a vécu, et où le peuple peut rendre hommage à son héros national. L’émotion en Palestine est sans précédent. Un chapitre vient de se clore. 22 AOÛT 2005 ÉVACUATION ISRAÉLIENNE DE LA BANDE DE GAZA

Mettant un terme à 38 ans d’occupation, Israël boucle son opération de désengagement unilatéral voulue par le Premier ministre Ariel Sharon. Le mouvement s’accompagne du retrait des 21 colonies qui s’y trouvent et de quatre colonies en Cisjordanie. Israël a retiré ses troupes au sol, mais ne laisse aux autorités palestiniennes ni le contrôle de leurs frontières, ni celui de leurs eaux territoriales, ni celui de leur espace aérien. 25 JANVIER 2006 VICTOIRE DU HAMAS

Élections du Conseil législatif palestinien, plusieurs fois reportées. Les électeurs de la bande de Gaza, de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est ont été appelés aux urnes par l’Autorité palestinienne. Le Hamas, auréolé par «la libération de Gaza» 38

remporte le scrutin. Le Fatah, composante principale de l’OLP, est battu. Ismaïl Haniyeh devient le Premier ministre d’un éphémère gouvernement d’union nationale. Les violences interpalestiniennes se multiplient. Le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, finit par limoger le gouvernement. Le Hamas expulse l’OLP de la bande de Gaza, qui devient sa place forte. En 2007, Israël instaure le blocus terremer-air sur la bande de Gaza et ses deux millions d’habitants. 28 JUIN 2006 OPÉRATION PLUIES D’ÉTÉ

Sauver le soldat Gilad Shalit, prisonnier d’un commando palestinien, est l’objectif de Tsahal, dont c’est la première incursion terrestre dans la bande de Gaza depuis le désengagement de 2005. Malgré les arrestations, les destructions d’infrastructures et les morts, rien n’arrête les tirs de roquettes depuis la bande de Gaza. Les heurts feront plus de 400 victimes. Une attaque du Hezbollah contre une patrouille de Tsahal à la frontière libanaise ouvre un front au nord. 27 DÉCEMBRE 2008 OPÉRATION PLOMB DURCI SUR GAZA

Afin de faire cesser les tirs de roquettes sur le sud d’Israël, Tsahal engage une offensive, à la fois aérienne et terrestre, contre la bande de Gaza. C’est la première confrontation directe entre Israël et le Hamas. Les troupes de Tsahal se retirent le 19 janvier, mais les tirs de roquettes ne cessent pas, malgré les 1330 morts côté Palestiniens et les 13 côté Israéliens. Les opérations Pilier de défense en novembre 2012 et Bordure protectrice en juillet 2014 auront les mêmes objectifs et feront chacune de nombreuses victimes. Dès 2011, Israël complète sa défense par le déploiement d’un dôme de fer, système de radars qui peut localiser et abattre en plein vol les engins explosifs dans un rayon allant jusqu’à 70 kilomètres. 6 DÉCEMBRE 2017 JÉRUSALEM, CAPITALE D’ISRAËL AUX YEUX DE TRUMP

Le 45e président des États-Unis, Donald Trump, reconnaît Jérusalem comme capitale d’Israël, provoquant la colère des Palestiniens, la réprobation au Proche-Orient, et bien au-delà. Le statut de Jérusalem est au cœur des négociations et des désaccords entre Israéliens et Palestiniens. En mai 2018, alors qu’Israël célèbre le 70e anniversaire de sa création, le transfert de l’ambassade américaine de Tel Aviv à Jérusalem, en présence d’Ivanka, la fille du président Trump, et son mari Jared Kushner, son conseiller spécial, provoque des émeutes côté Palestiniens. 30 MARS 2018 MARCHE DU RETOUR

Depuis Gaza, les Palestiniens réclament avec la «marche du retour» le droit de revenir sur leurs terres, attribuées à Israël lors de la guerre de 1948-1949, et demandent la levée du blocus sur Gaza. Israël craint les incursions, réprime violemment les manifestations, et mobilise son armée. Des marcheurs sont victimes de snipers, avec un bilan global de 195 morts et plus de 10000 blessés. Mais le mouvement se reproduit chaque vendredi jusqu’en 2019. AFRIQUE MAGAZINE

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7 OCTOBRE 2023, LE RAID DU HAMAS EN TERRITOIRE ISRAÉLIEN. Les miliciens brisent le blocus de Gaza. C’est le début d’une guerre totale.

19 JUILLET 2018 ADOPTION DE LA LOI FONDAMENTALE REFONDANT L’ÉTAT JUIF

Ce texte à valeur constitutionnelle a été adopté par les députés de la Knesset à 62 voix contre 55: «Israël est l’État-nation du peuple juif dans lequel il réalise son droit naturel, culturel, historique et religieux à l’autodétermination.» La loi, promulguée juste après le 70e anniversaire de la naissance de l’État d’Israël, retire à l’arabe son statut de langue officielle pour le remplacer par un «statut spécial».

MOHAMMED FAYD ABU MOSTAFA/REUTERS

13 AOÛT 2020 ACCORDS D’ABRAHAM

À l’initiative du président Donald Trump, les accords d’Abraham scellent le 13 août 2020 une normalisation diplomatique et économique entre les Émirats arabes unis et Israël. Ils rejoignent l’Égypte et la Jordanie qui ont conclu, respectivement en 1979 et 1994, des traités de paix avec Israël. Bahreïn le 15 septembre 2020, le Maroc le 22 décembre 2020, et le Soudan le 6 janvier 2021 s’engageront dans la même voie. Une manière de transformer les équilibres au Proche-Orient et de promouvoir la paix par les échanges. La question palestinienne paraît alors secondaire… 1ER NOVEMBRE 2022 VICTOIRE ÉLECTORALE DE BENYAMIN NETANYAHOU ET DE L’EXTRÊME DROITE

L’ex-Premier ministre revient au pouvoir et s’appuie sur une alliance entre extrême droite et ultra-orthodoxes pour former son gouvernement. Cet exécutif, le plus à droite de l’histoire d’Israël, bouleverse le caractère démocratique du pays en introduisant une réforme de la justice. Des centaines de milliers d’Israéliens manifestent pendant des semaines. AFRIQUE MAGAZINE

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5 AVRIL 2023 ÉVACUATION DE LA SALLE DE PRIÈRE DE LA MOSQUÉE D’AL-AQSA

Au 15e jour du ramadan, les forces de sécurité israéliennes, sans respecter les usages d’un lieu accessible uniquement aux musulmans, interviennent à l’intérieur de la mosquée d’alAqsa au prétexte de déloger des émeutiers qui s’y étaient retranchés. 7 OCTOBRE 2023 RAID DU HAMAS EN TERRITOIRE ISRAÉLIEN

Quasiment cinquante ans après la guerre du Kippour, le Hamas organise une offensive depuis la bande de Gaza, déjouant toutes les mesures sécuritaires du blocus. Dans un raid soigneusement préparé, l’organisation, classée comme terroriste par plusieurs pays, en particulier les États-Unis et l’Union européenne, lance plus de 2000 hommes sur le territoire israélien limitrophe de la bande de Gaza. L’organisation s’attaque aux installations militaires et commet des exactions contre les populations civiles, dans des kibboutz et à une rave party à proximité de Gaza. Le bilan côté Israéliens s’élève, selon les autorités, à 1500 victimes. Près de 250 otages sont ramenés à Gaza. Le traumatisme est immense. La faillite sécuritaire et militaire ébranle le gouvernement et l’armée. AUJOURD’HUI LA NOUVELLE GUERRE DE GAZA

L’attaque du Hamas déclenche une guerre totale contre l’enclave. La bande de Gaza, soumise à un bombardement massif, devient un piège où les civils n’ont que peu de chances de survivre. Le conflit semble vouloir s’installer dans la durée. Il s’agit d’éradiquer le Hamas. Le nombre de victimes civils (près de 9000, dont des milliers d’enfants, au moment où ces lignes sont écrites) provoque des réactions massives dans le monde entier. La paix n’a jamais été aussi loin. ■ 39


SADAK SOUICI/LE PICTORIUM

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portrait

RD CONGO

L’INCONTOURNABLE

MONSIEUR TSHISEKEDI D’abord uniquement perçu comme un héritier, comme le fils d’Étienne, l’opposant historique, puis comme l’allié de facto de Joseph Kabila – avec qui il aurait pactisé pour accéder à la présidence –, Fatshi a su s’imposer en prenant tout le pouvoir fin 2020. En devenant un personnage et une voix sur la scène internationale. Et en étant bien décidé à se succéder à lui-même en décembre prochain. par Cédric Gouverneur

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e me dis que mon bilan est encourageant, et qu’il demande à être renouvelé pour confirmer », se justifiait le 25 mai le chef de l’État, appelant les électeurs à lui accorder leur confiance pour un second mandat. « Le Congo est sur la bonne voie », insistait-il. Il faut «parachever ce que j’ai commencé». Le 20 décembre prochain, Félix-Antoine Tshisekedi Tshilombo, 60 ans, élu en décembre 2018 lors de la première alternance démocratique et pacifique du pays depuis son indépendance, sera candidat à sa réélection. Face à lui, plusieurs concurrents à prendre au sérieux: l’homme d’affaires Moïse Katumbi, ancien gouverneur du Katanga et charismatique président du club de football TP Mazembe; Martin Fayulu, qui depuis cinq ans, n’a jamais cessé de se considérer comme le véritable vainqueur de l’élection présidentielle de 2018; le médecin Denis Mukwege, prix Nobel de la paix 2018 pour son action auprès des personnes violentées dans les interminables guerres civiles de l’est congolais [voir encadré plus bas]. Chacun des trois opposants incarne un profil différent: le «winner», la victime d’un déni de démocratie, et l’incontestable caution morale. Ces derniers risquent cependant d’assister, impuissants, à la réélection de Fatshi. Outre l’avantage indéniable que constitue, dans toute démocratie africaine, la «prime au sortant», le président en exercice sera, en effet, soutenu par l’appareil d’État et par la splendide machine politique que lui a léguée son père: l’Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS), parti de masse apte à mobiliser les foules. Surtout, le scrutin à un tour lui sera favorable. Établi en 2011 sous la présidence de Joseph Kabila, ce système électoral, contesté et contestable, est un véritable couperet, attribuant la victoire au candidat arrivé en tête des suffrages. Et l’absence de second tour empêche ses adversaires divisés de se rassembler derrière le mieux placé, comme c’est le cas dans la plupart des démocraties en Afrique et en Europe… Deux récents sondages donnent vainqueur le président sortant: le premier, une enquête d’opinion de la société américaine GeoPoll, mené en juillet auprès de plus de 10000 électeurs congolais, lui accorde plus de la moitié des suffrages, contre environ 20% pour Moïse Katumbi et 15% pour Martin Fayulu (qui, après avoir longtemps entretenu le suspense, a confirmé sa candidature fin septembre); le second, réalisé entre la fin août et la mi-septembre, attribue 43,6% au sortant, contre 24% à Katumbi et 16,2% à Fayulu. Même si un quart du panel admet ne pas encore savoir pour qui voter, son avance apparaît nettement. Seule apte à barrer la route à une réélection du président, une union des opposants est difficilement envisageable: elle impliquerait, à quelques semaines du scrutin, le désistement de moult candidats au profit d’un seul, et ni Katumbi, le mieux placé derrière Fatshi, ni Fayulu, qui s’estime floué de sa victoire en 2018, ne voudront céder.

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Moïse Katumbi, ex-gouverneur du Katanga et président du célèbre TP Mazembe.

Désabusée et soupçonneuse, une grande partie de l’opposition réclame, en vain, un nouvel audit du fichier électoral. D’autant que l’ombre de la fraude continue de planer au-dessus de l’élection de décembre 2018. Officiellement, selon les chiffres de la Commission électorale nationale indépendante (CENI), 18,3 millions d’électeurs sur 40 millions s’étaient exprimés. Félix Tshisekedi aurait alors réuni environ 7 millions de suffrages, contre 6,3 millions pour Martin Fayulu et 4,3 millions pour Emmanuel Ramazani Shadary (le candidat de Joseph Kabila). «Aurait», car la très respectée Conférence épiscopale nationale du Congo (CENCO) a mis en doute, devant le Conseil de sécurité des Nations unies, les chiffres officiels, expliquant qu’ils ne correspondaient pas aux données collectées par ses 40000 observateurs déployés sur le terrain. «C’est Fayulu qui a gagné les élections», avait annoncé, depuis Bruxelles, l’ancien archevêque de Kinshasa, Mgr Laurent Monsengwo, en se basant sur les rapports des évêques congolais. La CENI, alors liée au pouvoir en place, avait donné des chiffres globaux, et non ceux des centres locaux de compilation des résultats, empêchant toute traçabilité. Elle avait aussi annoncé la victoire du clan Kabila aux élections législatives et provinciales. Une incohérence flagrante: difficile, en effet, d’admettre que AFRIQUE MAGAZINE

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JOHANNA DE TESSIÈRES/COLLECTIF HUMA

LE PACTE DES DEUX PRÉSIDENTS


Denis Mukwege, prix Nobel de la paix en 2018 et médecin gynécologue.

Martin Fayulu se considère, depuis 2018, comme le véritable président de la RDC.

ALEXIS HUGUET/AFP - CORINNE SIMON/HANS LUCAS

Dans un pays à l’histoire si dramatique, cette alternance pacifique constituait, en soi, une victoire. les électeurs aient pu voter pour l’opposition à la présidentielle, puis pour la majorité sortante aux législatives… Au sein même de la CENI, des fuites distillées dans les médias internationaux avaient corroboré ces soupçons de fraude. RFI, TV5 Monde et le Financial Times estimaient que l’élection avait en fait été largement remportée par Martin Fayulu. Ce dernier, avec obstination, a toujours revendiqué la victoire depuis lors, s’autoproclamant président. L’Union européenne et les Nations unies avaient protesté, alors que les clans de Joseph Kabila et de Félix Tshisekedi saluaient la toute première alternance sans AFRIQUE MAGAZINE

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effusion de sang dans le Congo indépendant. Lors du scrutin de décembre 2018, un climat de psychose s’était en effet emparé de Kinshasa: les commerces étaient fermés, les étals des marchés à moitié vides, et la capitale quadrillée de policiers armés jusqu’aux dents… Beaucoup de Congolais redoutaient un drame. «Je suis heureux pour vous, peuple congolais. Tout le monde pensait [alors] que [ce processus] allait déboucher sur des affrontements et des violences», insistait le président officiellement élu. Et il est certain que, dans un pays à l’histoire si dramatique, cette première alternance pacifique constituait, en soi, une victoire. D’autant que Joseph Kabila, qui avait succédé à son père Laurent-Désiré, tombeur de Mobutu Sese Seko en avril 1997 et assassiné le 16 janvier 2001, n’avait eu de cesse de reculer l’échéance, repoussant à trois reprises la tenue des élections… Pour moult observateurs, Kabila fils a choisi, en la personne de Félix Tshisekedi, le moins hostile de ses opposants. Ce dernier, dès son élection contestée, tenait, au sujet de son prédécesseur, ces propos étrangement conciliants: «Aujourd’hui, nous ne devons plus le considérer comme un adversaire, mais plutôt comme un partenaire de l’alternance démocratique dans notre pays.» Tandis que Fatshi s’installait à la présidence de la République, Joseph Kabila prenait le titre de président honoraire et devenait sénateur à vie, jouissant d’une immunité judiciaire. Fort de la victoire officielle de ses partisans aux législatives, il contrôlait l’Assemblée nationale, le Sénat, l’armée et la police… Il a donc continué à exercer dans l’ombre une partie du pouvoir, depuis sa ferme de Kingakati. Le 43


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Kinshasa, capitale vibrante, sera le théâtre, en fin d’année, d’une élection sous haute tension.

Reprendre le contrôle du sol comme du sous-sol

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élix Tshisekedi a tenu sa promesse de rendre l’enseignement primaire gratuit, permettant à environ 4 millions d’enfants de trouver les bancs de l’école. Mais cet indéniable progrès demeure une goutte d’eau face aux besoins de la population, tant la misère accable le pays. Ce dernier stagne, en effet, au 179e rang du classement de l’indice de développement humain (IDH). Près des trois quarts (73%) des quelque 100 millions de Congolais vivent sous le seuil de pauvreté. Deux tiers (62%) survivent avec moins de 2,15 dollars par jour. En Afrique subsaharienne, un pauvre sur six est congolais. Riche en minerais, en terres arables, dotée d’un fleuve éponyme lui conférant un vaste potentiel hydroélectrique, la RDC bénéficie, en théorie, de nombreux atouts. Mais elle demeure victime de son gigantisme: avec 2,34 millions de kilomètres carrés, le pays est le deuxième plus vaste du continent. Il pâtit également de son manque d’infrastructures,

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d’une quasi-absence de routes et de frontières héritées du découpage colonial – seulement 40 km de littoral! Ces contraintes restreignent l’unification du territoire comme sa mise en valeur: deux tiers de la population (sur)vivent de l’agriculture. Le pays, bien arrosé, ignore la sécheresse, mais le manque de routes limite l’accès des produits agricoles au marché intérieur comme à l’export. Surtout, les richesses minières de l’est congolais s’avèrent plus proches des appétits des deux puissances rivales des Grands Lacs, l’Ouganda et le Rwanda, que de la capitale Kinshasa, située à 1500 kilomètres… L’est de la RDC, où se trouvent des peuples tutsi et hutu, n’a en fait jamais connu la paix depuis le génocide de 1994 au Rwanda. Et la chute de Mobutu, chassé en 1997 par une alliance rebelle soutenue par Kigali et Kampala, s’inscrit dans son sillage, tout comme la résurgence, en 2022, du M23 pro-Kigali. Ce dernier s’est «emparé de larges pans du Nord-Kivu», mettant en place «des

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GWENN DUBOURTHOUMIEU

Potentiellement riche, mais dramatiquement pauvre, handicapé par la taille et l’immensité, par la persistance des conflits, en particulier à l’est, le pays doit impérativement parier sur la croissance, la sécurité, l’inclusivité. Vaste programme pour le prochain président…


administrations parallèles et illégales», souligne le secrétaire général des Nations unies dans un rapport rendu public en septembre. Le Rwanda de Paul Kagame voit l’est congolais comme une «zone tampon». Kigali entend y protéger les Tutsis, lutter contre les groupes armés hutus, et au passage se servir en minerais! Selon l’ONG Global Witness, «des minerais congolais sont réintroduits au Rwanda, puis exportés». «Le Rwanda est à la base de l’instabilité en RDC», répète le président Tshisekedi. «Je veux tirer un trait sur tout cela», a-t-il réaffirmé le 18 octobre devant des officiers supérieurs. Une guerre ouverte entre les deux États est possible: l’envoyé spécial des Nations unies pour la région des Grands Lacs met en garde face au «renforcement militaire de la RDC et du Rwanda» et à leur «absence de dialogue direct». L’organisation internationale s’inquiète aussi de l’activité de «groupes d’autodéfense» anti-M23, redoutant «des violences liées à des considérations ethniques»… Mais au-delà du M23, ce sont 120 groupes armés qui, depuis des décennies, sèment la terreur dans l’Est congolais – s’y trouvent même des opposants ougandais qui ont fait allégeance à Daesh. Ces derniers se sont baptisés Forces démocratiques alliées. La plupart vivent du pillage des richesses nationales (cobalt, coltan, or, café, etc.) exportées frauduleusement. Autant de ressources perdues pour la RDC, pays qui évoque parfois un gâteau que d’autres se partageraient sans vergogne… Pourtant, les perspectives à moyen terme de la République démocratique du Congo demeurent favorables: avec 8,9% en 2022 et 6,8% en 2023, la croissance économique est forte, dopée par le secteur minier – et notamment par l’extraction de minerais incontournables dans la transition énergétique, tels que le cobalt et le lithium. Surtout, la nation veut en finir avec la simple extraction des richesses pour faire le pari de l’industrialisation: en témoigne le mégaprojet de zone franche frontalière avec la Zambie voisine, où devrait voir le jour une usine de batteries électriques. En juillet, les autorités ont également mis aux enchères 27 blocs pétroliers, couvrant pas moins de 250000 km2, soit l’équivalent de la superficie de la Guinée, situés en grande partie sous la canopée forestière… Ce qui pose un autre problème: comment concilier le développement de la RDC et l’accès des Congolais à un niveau de vie enfin en harmonie avec le potentiel de leur pays, avec la préservation de l’environnement et la lutte contre le réchauffement climatique? Le bassin du Congo, immense forêt tropicale, représente le deuxième «poumon vert» de la planète, stockant l’équivalent de dix années d’émissions mondiales de CO2… ■

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premier gouvernement de cette singulière cohabitation, formé en septembre 2019 après d’interminables tractations entre les deux clans, comportait le nombre ahurissant de 65 ministres et vice-ministres. Et les deux tiers des portefeuilles ministériels étaient détenus par des membres du Front commun pour le Congo (FCC), la coalition kabiliste. À noter que «portefeuille» est sans doute à prendre au sens propre comme au figuré: «Le budget de la RDC est beaucoup plus porté à nourrir les acteurs et à entretenir les politiciens qu’à lancer de vrais projets d’investissements et sociaux», résumait Jean-Jacques Lumumba, petit-neveu du héros de l’indépendance Patrice Lumumba, ancien banquier devenu lanceur d’alerte contre la corruption qui gangrène son pays – la RDC est 169e sur l’index de Transparency International. À Kinshasa, comme dans les capitales européennes et à Washington, peu de monde se montrait dupe. Pourtant, Félix Tshisekedi persiste à nier l’existence d’un pacte faustien avec son prédécesseur: «Il n’y a jamais eu d’arrangement frauduleux», a-t-il répété le 19 septembre dernier à New York, en marge de l’Assemblée générale des Nations unies. Quelques jours plus tard, l’ancien président de la CENI, Corneille Nangaa, désormais opposant en exil, s’indignait: «Un accord politique existe bel et bien. J’en suis l’un des corédacteurs. Cet accord inaltérable a été signé devant témoins par le président Tshisekedi et son prédécesseur.» L’Afrique du Sud, le Kenya et l’Égypte auraient avalisé le pacte: les trois puissances africaines étaient soucieuses de prémunir le continent d’une nouvelle implosion de la RDC, où les conflits à répétition, depuis les années 1990, ont provoqué l’effroyable bilan de 6 à 10 millions de morts, selon les estimations, et de 6,9 millions de déplacés. «Un accord pour la stabilité du pays, qui a permis la première passation de pouvoir sans effusion de sang», résume Nangaa dans un communiqué, concluant par cette formule aussi gracieuse que désabusée: «Quoiqu’œuvre humaine, et donc imparfaite», cet accord «a le mérite historique d’avoir favorisé la toute première alternance». L’ÉMANCIPATION DU «FILS À PAPA»

Qu’à cela ne tienne, pour les partisans de Fatshi, ce dernier a bien été élu. «Le père n’y est pas parvenu, le fils l’a fait», estimaient-ils en janvier 2019, en référence à la figure totémique d’Étienne Tshisekedi, éternel opposant, mort à Bruxelles en février 2017. Rapatriée à «Kin» en mai 2019, sa dépouille avait fait l’objet d’un vibrant hommage officiel, accueillie par une foule immense – la journée étant même déclarée chômée et payée! Pas sûr, cependant, qu’il aurait cautionné l’élection pour le moins bancale de son fils… Surnommé Le Sphinx, il était réputé pour son intransigeance et sa probité. Certes, il avait été dans sa jeunesse proche de Mobutu, et même ministre de l’Intérieur en 1965, lors de l’atroce épisode des «martyrs de la Pentecôte» – la pendaison en public de quatre opposants au dictateur. Mais une fois engagé pour la démocratie, en 1980, il n’a plus tergiversé. Son intégrité l’avait notamment conduit 45


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à décliner, en 1997, l’offre de prendre la tête de la rébellion des «petits hommes verts» kabilistes – une insurrection armée soutenue par l’étranger, ce qui faisait deux bonnes raisons de s’y opposer pour ce démocrate et patriote congolais. Surtout, Le Sphinx avait vécu, en 2011, une situation fort semblable à celle endurée par Martin Fayulu, par ailleurs l’un de ses fidèles amis. À l’image de ce dernier, il se considérait comme un président véritablement élu, mais floué de sa victoire: en novembre 2011, il avait probablement remporté la majorité des suffrages face à Joseph Kabila, avant que la CENI n’en décide autrement… Exilé en Belgique, affaibli par la maladie et âgé de 83 ans, il était revenu à la capitale en juillet 2016 afin de faire pression sur Kabila, qui s’acharnait à repousser la date des élections. UNE DÉMOCRATIE TOUJOURS FRAGILE

«Papa, j’ai fait ça pour toi», aurait dit Fatshi peu après son élection controversée. Le chef de l’État, réputé jovial, conciliant et sympathique derrière sa forte carrure, a fait sa carrière au sein de l’UDPS, le parti politique social-démocrate fondé en 1982 par son père, et dont le siège se trouve dans la commune kinoise, à la fois populaire et pavillonnaire, de Limete. Cadre du parti, il en est devenu en 2008 le secrétaire national chargé de l’extérieur. En novembre 2011, il est élu député à Mbujimayi, dans le fief familial du Kasaï-Oriental. Mais conformément aux directives de son parti, il boycotte l’Assemblée nationale et refuse de siéger: son père se considérant comme le seul président légitimement élu, les élections législatives sont perçues par l’UDPS comme nulles et non avenues – lui et les autres députés absentéistes seront déchus de leur mandat moins de deux ans plus tard. Il devient secrétaire général adjoint du parti en 2016, puis président en mars 2018. En vue de la présidentielle de décembre 2018, il prend la tête de la coalition CACH (Cap pour le changement) et, pour se donner davantage de chances dans ce scrutin à un tour, passe un accord avec Vital Kamerhe, président de l’Union pour la Nation congolaise (UNC), qui retire sa candidature à son profit et est nommé en mai vice-Premier ministre. Félix Tshisekedi est caricaturé comme un simple héritier et accusé d’endosser sans effort le costume paternel, un reproche assez facile qui accable invariablement tous les «fils de», quels que soient leur profession, pays et époque. Paradoxalement, on lui reprochait également, avant son accession au pouvoir, de n’avoir jamais exercé de fonctions étatiques. Et il répliquait que cette virginité avait le mérite de l’exempter de la corruption qui, trop souvent, entache la carrière des responsables congolais: «Je n’ai effectivement pas d’expérience en matière de mauvaise gouvernance ou de pillage de mon pays», cinglait-il lors de la campagne présidentielle de 2018. Un bémol, cependant, ternit cette image de probité: le faux diplôme belge en communication et marketing figurant sur son CV, diffusé lors de la campagne électorale, avant que la ville de Bruxelles ne dénonce la supercherie… 46

Ses deux premières années au pouvoir furent effectivement difficiles. Le nouveau chef de l’État était entravé par son prédécesseur, le président honoraire Joseph Kabila, marionnettiste en chef, fort de sa majorité parlementaire, de ses ministres et de ses réseaux. Mais en décembre 2020, il parvient à s’émanciper de cette pesante tutelle. Devant le Congrès réuni à Kinshasa, rassemblant députés et sénateurs, il déclare : « Malgré les efforts que j’ai déployés, les sacrifices que j’ai consentis et les humiliations que j’ai tolérées, cela n’a pas suffi à faire fonctionner harmonieusement cette coalition.» Félix Tshisekedi et ses équipes ont démarché un à un les députés kabilistes afin de les rallier. Les transfuges rejoignent alors l’Union sacrée de la nation, la nouvelle coalition présidentielle. Des témoignages évoquent des indécis littéralement achetés afin qu’ils changent d’allégeance. Le clan présidentiel parvient ainsi à arracher une majorité de 281 députés sur 500: la présidente kabiliste de l’Assemblée nationale, Jeanine Mabunda, est renversée et, en février 2021, les députés élisent pour lui succéder Christophe Mboso – lui-même ancien membre du FCC de Kabila, rallié à Tshisekedi et désormais chef de l’Union sacrée présidentielle. En janvier 2021, le Premier ministre Sylvestre Ilunga est à son tour acculé à la démission, au profit de Jean-Michel Sama Lukonde. Le clan Kabila n’a jamais digéré cette émancipation visiblement inattendue. Joseph Kabila a même dénoncé, en juin dernier, «la dictature» de Tshisekedi. Désormais, le silence de l’ex-président inquiète, en RDC comme dans les chancelleries: quelle sera sa réaction si Fatshi est réélu? L’accuser d’être un dictateur est osé de la part de Joseph Kabila – il a succédé à son père (2001), truqué une élection (2011), puis n’a eu de cesse de prolonger son mandat (2016). Or, le pouvoir présidentiel se raidit incontestablement. Le 13 juillet dernier, Chérubin Okende était découvert dans sa voiture, une balle dans la tête. Le porte-parole d’Ensemble pour la république, coalition de Moïse Katumbi, avait disparu la veille. Son chauffeur et son garde du corps ont été arrêtés, mais ses proches soupçonnent la main de l’État. Et que dire du massacre perpétré le 30 août à Goma? Ce jour-là, une secte messianique, dite «Wazalendo», voulait manifester contre les Casques bleus de la Monusco et les ONG étrangères. L’armée a non seulement interdit la manifestation, mais aussi tiré sur des civils, d’abord au milieu de la nuit au siège de la radio de la secte, puis le lendemain dans les rues. Bilan: 57 morts. Le tribunal militaire de Goma a, en octobre, prononcé les condamnations à mort (sentence qui n’est plus appliquée en RDC) d’un colonel impliqué dans le massacre et de huit membres de la secte. Ce verdict fait dire à Espoir Ngalukiye, défenseur des droits humains et ex-militant du mouvement citoyen Lucha, que «les victimes du carnage sont aujourd’hui considérées au même titre que les bourreaux». Ces événements démontrent que la démocratie congolaise demeure fragile, tant au niveau de l’organisation d’élections libres, équitables et transparentes que dans l’exercice même de la liberté d’expression. ■ AFRIQUE MAGAZINE

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Denis Mukwege, l’homme qui voudrait réparer le Congo La candidature du gynécologue de Bukavu, irréprochable figure morale, pourrait contraindre ses opposants à plus de hauteur de vue…

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cependant, que le docteur Mukwege soit réceptif ’est l’un des Congolais les plus connus à cette commisération: Fatshi, dans le contexte d’escalade à l’étranger. Denis Mukwege, l’«homme des tensions avec le Rwanda, a en effet nommé en qui répare les femmes», combat le mars vice-Premier ministre et ministre de la Défense fléau des violences sexuelles perpétrées Jean-Pierre Bemba, ex-chef du Mouvement de libération par les belligérants des conflits qui du Congo (MLC). L’exemple typique du politicien-chef ravagent l’est du pays. Le 2 octobre, à Kinshasa, de guerre contre qui le docteur, muni de ses seuls le médecin et pasteur évangélique de 68 ans a bistouris et de sa foi en l’humanité, a lutté toute sa vie. annoncé sa candidature à l’élection présidentielle. «Notre pays est devenu la honte du continent», a-t-il Son programme, baptisé «Plan de paix», doit être taclé le 2 octobre, dénonçant «les rapaces qui font présenté le 19 novembre: «Rebâtir ce pays va nous main basse sur les richesses de la RDC» et accusant le demander du courage et le dépassement de soi», a-t-il président de «préparer la fraude» au lieu de «préparer déclaré le 22 octobre au siège de la CENCO, conférence le bilan». Il a aussi appelé la jeunesse à l’exemplarité: épiscopale congolaise. Soutenu par le pasteur Roger Puati, à la tête d’une coalition de huit partis, l’Alliance des Congolais pour la refondation de la nation (ACRN), il a aussi embauché comme conseiller spécial Albert Moleka, ancien directeur de cabinet de Fatshi, et comme directeur de campagne le sénateur Didier Mumengi. Le 6 octobre 1996, les rebelles de l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo (AFDL) prenaient d’assaut Lemera et pillaient l’hôpital local, alors dirigé par le candidat. Ce fut la première offensive du conflit qui À Bukavu, l’hôpital de Panzi accueille les victimes de violences sexuelles. devait mener, en mai 1997, à la chute de «Le Congo est à vous, le Congo vous appartient. Mobutu Sese Seko. L’attaque avait donné le ton, montrant Même si tout le monde fraude, restez intègres!» la cruauté des belligérants… Denis Mukwege s’était La candidature de Denis Mukwege, phare de probité réfugié un temps à Nairobi, avant de revenir au Sud-Kivu dans un pays gangrené par la corruption et l’impunité et de fonder à Bukavu, avec l’aide d’une ONG suédoise, le des crimes de guerre, pourrait avoir un fort impact moral nouvel hôpital de Panzi, consacré aux victimes de viols et sur la campagne, et contraindre les autres candidats à de violences sexuelles. Pour cela, il a été récompensé par répondre aux vrais besoins du peuple. «Avec Mukwege le prix Sakharov 2014, puis par le prix Nobel de la paix dans le jeu, ça risque de perturber la machine mise en 2018, mais chez lui, au Sud-Kivu, son action lui a valu place», estime un diplomate occidental dans La Libre. plusieurs tentatives d’assassinat. En octobre 2012, attaqué «Au Congo, malgré l’ingéniosité du pouvoir en place, à son domicile, il fut sauvé in extremis par des voisins. précise un homme politique congolais au journal belge, En 2020, Félix Tshisekedi avait publiquement il y a toujours un facteur X qui vient tout perturber. manifesté son inquiétude quant aux intimidations Mukwege est ce facteur X de l’élection de 2023.» ■ subies par l’unique prix Nobel congolais. Pas sûr,

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CE QUE J’AI APPRIS

Sylvie Mombo

LA CONTEUSE ET AUTRICE puise dans les histoires

du monde entier pour captiver les publics de tous horizons. Son talent s’est récemment illustré dans le spectacle musical Birima, aux côtés de Youssou N’Dour. propos recueillis par Astrid Krivian Je viens d’une famille qui affectionne le verbe, la parole, l’oralité, l’échange. Mon père, gabonais, aimait les chansons à textes (Jacques Brel…). Dans notre appartement en banlieue parisienne, nous recevions des personnes de la diaspora gabonaise: elles venaient avec leurs histoires, lesquelles étaient tellement malaxées, racontées qu’elles devenaient épiques. Elles m’ont appris l’observation et l’écoute, et ont sculpté aussi ma façon de raconter. Mon appétence pour le dire est aussi liée à une aire géographique – la francophonie. Ce plaisir présent en Afrique à jouer avec la langue française, faire danser les mots, créer des expressions, des néologismes. On le retrouve avec le créole en Guadeloupe, d’où ma mère est originaire. J’ai découvert sur le tard que son père était le conteur du quartier. Sans le savoir, j’ai épousé la passion de mon grand-père. Après mes études d’histoire, j’ai travaillé comme danseuse, ainsi qu’au sein d’une médiathèque. À la suite d’une blessure, je me suis lancée dans l’art du conte.

Je ne raconte pas de manière traditionnelle; j’y mets mon énergie de femme citadine, issue d’un métissage. Ça donne à ma parole une singularité. «Il était une fois» ouvre l’espace des possibles, sollicite mon imaginaire, ma créativité, ma capacité à m’émouvoir. Je le sens chez le public, dans leurs yeux, leurs corps qui se relâchent, ou qui se tendent. Je dépose une histoire, et chacun en fait sa lecture. La morale n’est pas toujours donnée dans un récit; c’est aussi à l’auditeur de se la créer. En représentation, le conteur dispose d’une histoire, d’un public et d’un lieu: c’est la rencontre de ces trois éléments qui va créer l’art de raconter, la saveur de ce moment partagé.

La puissance du conte, c’est son universalité. Il constitue l’essence de notre humanité; ces récits nous dépassent, traversent les siècles. Le conteur est juste dépositaire de cette mémoire datant du premier tremblement du jour. Je travaille mes histoires dans le temps, pour penser à leurs odeurs, à leurs rythmes, et donner de l’épaisseur aux personnages.

Tant que l’on raconte, on est en vie. Avec le conte, on tient la mort à distance, et on la dompte. À travers son langage symbolique, ses personnages archétypaux, on peut écouter le pire, l’horreur de la condition humaine. Les symboles sont comme des pare-feu pour nous protéger, on est dans l’envers du monde. Le conte permet de nommer l’innommable. Ce langage qui relève de la magie agit sur notre psyché, notre corps, notre relation à l’autre.

Matières à conter, Sylvie Mombo et Sylvain Allemand, Sérendip’Éditions.

«Si vous savez ce que vous avez à faire sur scène, c’est gagné.» Cette phrase du conteur Didier Kowarsky ne m’a jamais quittée. Elle peut se décliner pour parler de notre place dans la vie: traverser l’existence, c’est aussi savoir quel est notre but, notre direction, notre mission assignée, nos points d’escale. N’Dour et Pape Oumar Ngom joué au Théâtre du Châtelet, à Paris, en septembre 2023, ndlr]. Nous étions 43 artistes à porter ensemble une même histoire. C’était la force du récit. Je sentais l’énergie du groupe, j’étais à la fois le batteur, le comédien, la danseuse… C’était merveilleux. ■ 48

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DR

J’exerce un métier solitaire. J’ai donc beaucoup aimé participer à Birima [conte musical de Youssou


«Traverser l’existence, c’est aussi

savoir quel est notre but, notre

OLIVIER PADRE

direction, notre mission assignée.»


FOCUS

AU SÉNÉGAL, VEILLE D’ÉLECTION focus

Nous voilà dans ce pays essentiellement politique, l’une des toutes premières démocraties du continent, et où la mère de toutes les batailles démocratiques s’annonce. La présidentielle est prévue dans quelques semaines. En février 2024. Autant dire demain. par Zyad Limam Le quartier du Plateau, à Dakar, avec le Palais de la République ci-contre.

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SYLVAIN CHERKAOUI/JEUNE AFRIQUE

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es derniers mois ont été rudes. Et pourtant… Malgré les enjeux, on ne sent pas un pays qui s’apprête à vivre un scrutin historique, et dans si peu de temps. Ici, on fonctionne dans un étrange mélange d’attente et de business as usual. Les administrations et les entreprises sont, certes, en mode prudence. Avec la politique, on ne sait jamais… Mais l’ambiance générale est presque rassurante. Les avions sont pleins, l’aéroport international Blaise Diagne, avec ses lignes futuristes, accueille des vols venus des quatre coins du monde ou presque. Les hôtels sont complets. Les routes et les autoroutes trop souvent saturées. Les berlines croisent les charrettes à bras et les taxis hors d’âge. Les cars collectifs défient les règles de la prudence élémentaire. Et du Code de la route. Dakar a repris son rythme effréné. La ville bouillonne, comme débordée par son dynamisme. La topographie peut être anxiogène, avec ce quartier du Plateau, coincé dans sa presqu’île du Cap-Vert, et ces immenses banlieues, à la fois si proches et si lointaines, dont les noms résonnent dans l’imaginaire collectif, Guediawaye, Pikine, Rufisque, Thiaroye… Comment gérer cet urbanisme débridé, contenir l’écart entre la richesse générée par la ville et exporter la croissance et la modernisation «hors les murs de Dakar», cette immense capitale? Il y a des choses évidemment qui interpellent. L’UCAD, la fameuse Université Cheikh Anta Diop – qui fait face à la corniche et à la mer –, là où de nombreux cadres africains et sénégalais ont transité, est toujours fermée. Officiellement pour travaux. Victime des émeutes traumatisantes de juin 2023, consécutives à la condamnation de l’opposant radical Ousmane Sonko, leader des Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (PASTEF). Réouverture prévue en janvier 2024. Au port de Dakar, le ferry qui fait la liaison avec Ziguinchor, capitale de la Casamance, est également à l’arrêt depuis juin. Pour des raisons de «sécurité nationale ». Une longue interruption qui pèse lourdement sur l’économie casamançaise. Séparée du reste du pays par la Gambie et affectée depuis quarante ans par le conflit qui oppose l’État et les séparatistes du Mouvement des forces démocratiques de Casamance (MFDC), la région est à part, enclavée. C’est aussi les terres électorales d’Ousmane Sonko, qui a été élu maire de Ziguinchor début 2022. Et député de 2017 à 2022. Sonko, justement, est de nouveau en prison. Depuis l’élection présidentielle de 2019, le fondateur du PASTEF mène une lutte acharnée pour gravir les marches du pouvoir. Il a déjà été condamné deux fois. Dans une affaire de diffamation, contre le ministre du Tourisme Mame Mbaye Niang, en mars 2023. Et dans une sordide affaire de mœurs, une ex-masseuse, Adji Sarr, l’attaquant pour viols et menaces de mort : acquitté de ces accusations, il a été condamné pour 52

Macky a retrouvé sa place de leader, il n’est plus tenu par le temps, il pense politique, au scrutin, mais aussi à son avenir. Il n’a que 61 ans. « corruption de la jeunesse » en juin, mais la jeune femme a fait appel. Des jugements qui ont entraîné des violences urbaines dramatiques. De retour derrière les barreaux, il fait face à de lourdes accusations: sédition, trahison, incitation à l’émeute… Il est en grève de la faim. Sa santé est menacée. Sa candidature à l’élection présidentielle très hypothétique. Pourtant, les «troupes», «la rue», ne se révoltent pas… Pendant ces derniers mois, la démocratie a ployé, mais n’a pas rompu. Les institutions ont tenu. Le calendrier est respecté. Comme le souligne cet observateur avisé, «le Sénégal n’a jamais été à l’abri de la violence politique. Ni sous Senghor, ni sous Diouf ou sous Wade… Ce qui compte, c’est que la maison soit debout, que les fondamentaux restent en place. Et que l’exigence des citoyens incite les politiques à garder le cap». Ce calme apparent peut tout de même surprendre le visiteur et l’observateur. Ces semaines de semi-attentisme avant le scrutin peuvent aussi sembler très longues, en particulier pour le dynamisme économique du pays, la confiance des bailleurs et des investisseurs. En cette période de précampagne, il faut que le Sénégal «tourne malgré tout», qu’il fasse face aux échéances financières. Le président est au Palais. La bâtisse coloniale est toujours aussi élégante, le parc impeccablement entretenu, la sécurité un peu moins omniprésente, le drapeau flotte dans le vent. Macky Sall est fermement au pouvoir jusqu’à la fin. C’est-à-dire avril, pour la passation. Il a décidé, après un long suspense, de ne pas briguer un troisième mandat. Il l’a dit face caméra, le 3 juillet, et tout le pays l’a écouté comme stupéfait: «J’ai un code d’honneur et un sens de la responsabilité qui me commandent de préserver ma dignité et ma parole. […] J’ai une claire conscience et mémoire de ce que j’ai dit, écrit et répété.» AFRIQUE MAGAZINE

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Le chef d’État est au pouvoir depuis 2012.

LEA CRESPI/PASCO&CO

VERS D’AUTRES HORIZONS

La situation est unique dans l’histoire du Sénégal. Un président installé annonce qu’il ne sera pas candidat à sa réélection. Senghor avait transmis le pouvoir à son Premier ministre, Abdou Diouf. Diouf avait été battu par Abdoulaye Wade. Wade avait été battu par Macky Sall. Et Macky Sall ne sera battu par personne. Il part en chef. Avec cette décision, il a déminé d’un coup la tension politique, il a reconquis une grande AFRIQUE MAGAZINE

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partie de l’opinion publique dans le pays, mais également à l’international. Il a retrouvé sa place de leader, au-dessus des contingences. Il n’est pas tenu par le temps. Le président pense à la politique, aux élections, mais il pense aussi à son avenir, il n’a que 61 ans, il en parle avec des proches, il dit que la page se tourne. Qu’il lui faut aller vers d’autres horizons. Qu’il lui faudrait d’ailleurs mieux parler anglais… 53


FOCUS

Le leader du PASTEF, Ousmane Sonko, est actuellement emprisonné.

Amadou Ba, lui, a du tempérament, une biographie, un parcours politique. Avec une ambition qui lui est propre, ce qui lui a été suffisamment reproché… Macky Sall a également voulu mener des politiques d’appui social de soutien aux plus fragiles. Dès 2013, le pays s’est lancé dans la mise en place d’un système de couverture maladie universelle. Pendant le Covid-19, l’État a tenu le choc et pu déployer un arsenal de mesures d’urgences particulièrement efficaces. Sur le plan diplomatique, il a cherché à porter les voix du Sud. Le voyage à Sotchi, pour rencontrer Vladimir Poutine, au début de la guerre en Ukraine, en juin 2022, a été plus ou moins bien perçu par les alliés traditionnels du pays, tout comme les votes aux Nations unis sur le conflit. Mais c’est aussi le Sénégal qui sera à la manœuvre pour faire entrer l’Afrique au G20. Et dans un semi-désert de voix africaines qualifiées, le président a su porter une revendication globale pour plus de justice économique à l’égard du continent. On pourrait en outre parler des succès sportifs (le foot sénégalais a pratiquement gagné tous les titres africains en une décennie…). On pourrait aussi parler dans un pays pourtant foncièrement conservateur de l’explosion culturelle. Dakar est devenu un centre artistique, un hub artsy de référence, sur la scène officielle ou en underground. Les grandes marques y organisent des événements, les galeries d’art contemporain s’installent. Le tout porté par des stars reconnues, tel Youssou N’Dour (dont on dit qu’il n’a pas renoncé à ses ambitions politiques), et une diaspora cultu-

SEYLLOU/AFP

En attendant cet avenir proche, Macky Sall sera particulièrement sollicité. Pour faire campagne, pour mobiliser l’électorat traditionnel de BBY (Benno Bokk Yakaar, Unis par l’espoir), faire le plein de voix. Il a adoubé son candidat, l’imposant à ses proches et aux caciques. Le successeur potentiel, le Premier ministre Amadou Ba, n’est peut-être pas son intime, pas un compagnon de la première heure, mais c’est celui qui semble capable d’élargir le champ de la majorité, de récupérer des voix, en particulier à Dakar, sa ville de naissance. Bref, un homme politique habile et expérimenté, avec des connexions dans tout l’arc politique sénégalais. Pour la campagne, la mise en avant du bilan présidentiel sera essentielle. Non pas forcément pour s’en prévaloir, ou pour que Macky écrive le livre de son histoire, mais pour cimenter l’électorat et servir de base vers une nouvelle étape. Pour continuer l’œuvre entreprise. Il faut s’éloigner du bilan dit « moral » porté par les oppositions et les militants du PASTEF. Mettre en contexte les événements tragiques des derniers mois, rappeler qu’il a fallu pratiquement faire face à une insurrection. Rappeler aussi et surtout d’où l’on vient, ce qu’était le Sénégal au début des années 2010 et ce qu’il est devenu. Sur la décennie, on est sorti d’une forme d’immobilisme consensuel. Le pays a connu des taux de croissance élevés, comme rarement dans son histoire, porté par une ambition, le PSE, le Plan Sénégal émergent. Avec le développement des infrastructures, des opportunités, de l’attractivité. Diamniadio, la nouvelle ville, sort de terre. Le pays s’apprête à devenir un producteur de gaz et de pétrole. Le TER est certainement coûteux, mais il symbolise cette volonté de relier l’hypercentre aux périphéries. Et à la nouvelle ville. Le programme routier avance. Le chantier de l’autoroute Dakar-Saint Louis va commencer.


XOSE BOUZAS/HANS LUCAS

Le Premier ministre Amadou Ba, successeur potentiel de Sall.

relle active, avec des personnalités comme Omar Victor Diop ou le prix Goncourt Mohamed Mbougar Sarr. Oui, évidemment, tout n’aura pas été parfait, la corruption n’a pas été éliminée, certains projets ont dérapé, les textes et les lois n’ont pas toujours été ce qu’ils auraient dû être, certaines personnalités ont connu la prison… Mais clairement, le Sénégal a changé, et on le doit en grande partie à l’ambition de Macky Sall lui-même, président omniprésent, hyperactif et directif… L’élection est donc dans quelques semaines. On compte déjà deux bonnes centaines de candidats à la chasse aux parrainages, prévus par la Constitution. Le processus doit s’achever fin novembre. Disons que l’on finira autour d’une dizaine de prétendants sérieux, en particulier ceux qui disposent d’une assise politique avec un parti, des députés, des maires. Le dialogue national initié en mai-juin a permis, entre autres, le retour possible de Karim Wade et celui de l’ex-maire de Dakar, Khalifa Sall. De son côté, l’ancien directeur de cabinet de Macky Sall, et ex-Premier ministre, Mahammed Boun Abdallah Dionne ne s’est pas (à ce jour) laissé convaincre par le choix du président. Il compte bien mener campagne, et pas pour faire de la figuration… Sans parler d’Idrissa Seck, personnage assez fantasque, coutumier des allers-retours pouvoir/opposition, et qui demeure, malgré le poids des années, aussi imprévisible qu’incontournable. Quant à l’avenir d’Ousmane Sonko, leader du PASTEF, il reste pour le moins incertain. Il est en prison, on l’a dit. Sa candidature à la présidentielle semble réellement improbable. AFRIQUE MAGAZINE

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Lors de son fameux discours du 3 juillet, le président Sall a porté un acte d’accusation sans appel en condamnant la violence, le radicalisme, les «menaces insurrectionnelles de ceux qui veulent détruire notre modèle de société ». « L’objectif funeste des instigateurs était clair»: «semer la terreur et mettre le pays à l’arrêt», a-t-il également affirmé, parlant d’un « crime organisé contre la nation sénégalaise, contre l’État, contre la république». Une analyse relativement partagée par la classe politique, y compris d’opposition, qui verrait bien un scrutin ouvert, «républicain», sans Ousmane Sonko justement. UNE RAISONNABILITÉ SUFFISANTE?

Pourtant, quel que soit X, le «sonkoisme» reste une force dont il faut tenir compte à court et à moyen terme. À court terme, pour sa capacité de disruption de l’élection. Le PASTEF cherchera sûrement à présenter des candidats, qui feront preuve de la même radicalité idéologique. On pense à Guy Marius Sagna, redoutable débatteur qui a fait ses classes dans des mouvements comme France dégage. Et à moyen terme, parce que le populisme, le souverainisme, le dégagisme s’inscrivent, comme partout dans le monde, comme une force politique structurante. Et que cette force politique structurante parle à une jeunesse nombreuse, urbanisée, rebelle, submergée d’informations contradictoires, anxieuse, en précarité économique et en perte de repères. Dans le sonkoisme, l’État, les institutions, la démocratie représentative sont un décor, une illusion qui 55


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amadou Diagna Ndiaye, président du Comité national olympique, sportif sénégalais et membre du Comité international olympique (CIO), parcourt le monde avec ténacité et enthousiasme. Surtout depuis déjà quelques années, lorsque Dakar a été déclaré en 2018 ville d’hôte des prochains jeux Olympiques de la jeunesse (JOJ), lesquels se tiendront en 2026. L’enjeu est de taille. C’est un moment historique. Ce sera la première fois que l’Afrique accueillera un événement olympique. Pour Diagna, comme l’appellent ses proches, le but est de fédérer les énergies, de conclure des partenariats et de s’assurer que l’organisation d’un tel événement planétaire sera à la hauteur. Des Jeux auxquels le président Macky Sall a personnellement œuvré, se rendant à Buenos Aires pour défendre cette candidature. Depuis, le Palais suit avec attention l’avancement du projet. Les JOJ étaient initialement prévus pour 2022, mais la pandémie de Covid-19 aura bouleversé le calendrier: les JO de Tokyo ayant été reportés à l’été 2021, et ceux de Paris restant fixés à l’été 2024, il a fallu tenir compte de l’impératif de maintenir un écart de deux ans entre chaque compétition olympique. Avec ce décalage, Dakar bénéficiera ainsi de l’expérience de Paris 2024. Un partenariat formel a été établi, l’Alliance Jokko, entre les comités organisateurs des deux événements, auxquels s’ajoutent l’Agence française de développement (AFD), la ville de Paris, la région Île-de-France, l’Institut national du sport, de l’expertise et de la performance (INSEP), et d’autres encore. «Le sport est inscrit dans notre ADN», souligne Ibrahima Wade, président du comité d’organisation de Dakar 2026. Les jeunes athlètes du monde entier se retrouveront sur trois sites: Dakar, Diamniadio et Saly. Ce sera l’occasion pour le Sénégal de montrer son meilleur visage: les infrastructures, le TER, l’aéroport Blaise Diagne, le Dakar Arena ou encore le stade Abdoulaye Wade. Des infrastructures routières sont en cours pour connecter, fluidifier une circulation notoirement chaotique. Tout cela devrait profiter à la jeunesse du pays. Un legs, en quelque sorte, mais aussi un enjeu. Au Sénégal, plus de 60% de la population a moins de 25 ans. Et cette jeunesse, souvent précarisée, est en recherche de projets mobilisateurs, d’implication sociale. En tout état de cause, le compte à rebours est définitivement enclenché. Et la nouvelle équipe issue de l’élection présidentielle de février prochain devra prendre le dossier à bras-le-corps. ■

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Le Dakar Arena, à Diamniadio.

Courant octobre, le camp présidentiel se met doucement en marche – pour reprendre une expression rendue célèbre par Emmanuel Macron –, mais peut-être pas assez vite au goût de certains cadres. Toute élection est par nature imprévisible, complexe, délicate. Des événements externes peuvent intervenir, modifier les données. Des candidatures peuvent se révéler, profiter d’un concours de circonstances. Et surtout, il ne faut pas donner l’impression que la victoire est acquise d’avance. Il faut mouiller le maillot, faire le tour du pays au pas de charge, pour montrer que l’on mérite la place, que l’on est légitime. Côté opposition, on mène déjà ce procès en indépendance et en caractère. Oui, Amadou Ba est une personnalité reconnue, appréciée, dont on dit souvent qu’elle est «raisonnable». Mais la «raisonnabilité» est-elle suffisante? Où est le projet? Où est AFRIQUE MAGAZINE

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SHUTTERSTOCK

En attendant les Jeux

profite aux élites traditionnelles et dirigeantes. Une jeunesse en rupture générationnelle, en lutte contre ses aînés et contre les élites, lesquels profiteraient seuls des fruits de la croissance. Dans cette scène politique bien sénégalaise, où toutes les combinaisons sont possibles, le Premier ministre-candidat Amadou Ba, 62 ans, se retrouve au centre du jeu, porté par la coalition sortante. L’originaire du quartier populaire des Parcelles assainies est un enfant de la ville, un «boy Dakar», et un pur produit de la méritocratie. Avec un diplôme de l’École nationale d’administration et de magistrature (ENAM). Jeune homme, il milite au sein du Parti socialiste. Directeur général des impôts, ministre de l’Économie et des Finances, ministre des Affaires étrangères, il aura souvent été soupçonné par des esprits plus ou moins bien intentionnés d’avoir trop d’ambition, ce qui provoquera parfois des temps d’arrêt dans sa carrière. Il rejoint le parti présidentiel, l’Alliance pour la République (APR), au début des années 2010. On dit aussi de lui qu’il a gardé des relations avec Ousmane Sonko, qui fut l’un de ses élèves à l’ENAM. Ce qui semble sûr, c’est qu’Amadou Ba est le choix de Macky Sall depuis déjà un certain temps, malgré les rivalités toujours possibles à ces altitudes politiques. Et qu’il cultive une stratégie d’ouverture. Ce qui fait sa force. Il cherche à parler à tout le monde, partis politiques, milieux d’affaires, société civile, pouvoir ou opposition. Il cherche, avec d’autres aussi, à renouer les liens géographiques d’un pays finalement très régionalisé, avec des fiefs et des baronnies. Faire certainement des ouvertures vers ce Sud, la Casamance entre autres, qui se sent à l’écart des cercles du pouvoir.


la dynamique? Le candidat n’est-il pas juste là au bon moment et au bon endroit, instrument dans les mains d’un président sortant soucieux de ne pas perdre l’essentiel du pouvoir? L’argument est facile. Et pour ceux qui connaissent les deux hommes, il est faux. On l’a dit, Macky Sall a pris sa décision. Il pense à d’autres horizons. Amadou Ba, lui, a du tempérament, une biographie, un parcours personnel et politique. Avec une ambition qui lui est propre, ce qui lui a été suffisamment reproché. Il n’est pas là pour faire de la figuration, mais comme le souligne l’un de ses proches, «la loyauté n’est pas un défaut, au contraire. Tant que le président Macky Sall ne s’était pas positionné, le Premier ministre a cultivé la discrétion nécessaire pour être au service du Palais. Les institutions impliquent une hiérarchie». Passage de témoin, cohabitation de personnalités, continuité et changement… Pour le pouvoir, cette campagne s’annonce sous le signe de la stratégie du grand écart, ou si l’on raisonne en termes plus positifs, de la stratégie de l’équilibre. La question de la continuité est importante. Le candidat de la coalition BBY est le garant de la poursuite de l’effort, de la mise en place du PSE, de la responsabilité financière. Il est également le garant de la paix et de la stabilité dans une époque difficile, et dans une région où les équilibres sont bouleversés. Il n’y aura pas de rupture. Mais la question du changement est tout autant essentielle. Le Sénégal a aussi besoin de nouveaux projets, de nouvelles personnalités, de renouvellement. Il faudra tenir compte de l’usure naturelle du pouvoir (douze ans). Se démarquer tout en assumant. Il faudra consolider la base électorale de la coalition BBY. Mais également élargir le champ en allant conquérir des électeurs différents, les quelques pourcentages nécessaires. Sans heurter justement la base historique. Il faudra que le président s’investisse dans la campagne, mais sans faire de l’ombre au candidat. La continuité ne doit pas apparaître comme une tactique. Et il faudra que les deux hommes s’entendent. Quelles que soient les tentatives des uns et des autres de les éloigner. DES ENJEUX IMMENSES

Dans cette stratégie de l’équilibre, la question des perspectives et du programme devient primordiale. C’est le programme qui doit faire la synthèse entre la continuité et le changement. La démocratie sénégalaise a certainement besoin d’un nouveau souffle pour mieux s’enraciner, s’adapter à l’époque. La croissance doit être accentuée, le PSE dans ses différentes évolutions doit avancer, mais l’inclusivité sociale, la lutte contre la pauvreté, la répartition des richesses du pays sont tout autant essentiels. Le cadre macroéconomique luimême aura besoin de réformes de fond. L’économie du pays reste largement subventionnée, avec un coût financier majeur pour l’État. Il faut en outre pousser l’entreprise, l’initiative privée, miser sur les nouvelles technologies. C’est la clé de l’émergence à long terme, la clé de l’emploi. AFRIQUE MAGAZINE

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Quel que soit X, le «sonkoisme» reste une force dont il faut tenir compte. Et qui parle à une jeunesse nombreuse, urbanisée, rebelle. Il faudrait aussi parler aux jeunes. Ils et elles ont besoin d’horizon, d’avoir la sensation d’être pris en compte. Proposer un chemin d’avenir qui les éloigne du radicalisme ou de la tentation migratoire. Prendre en main une partie de leurs problèmes: la formation, l’emploi, l’accompagnement à l’entreprise, l’accession à la propriété… Et puis, il faudrait parler aux femmes, malgré les pesanteurs conservatrices et sociales. C’est une évidence, elles représentent 50 % de la population. Elles sont des agentes actives de l’économie. Dans les grands centres urbains, comme Dakar, elles ont mal vécu les retombées de l’affaire Ousmane Sonko-Adji Sarr (sexisme, insultes…). Elles sont le parent pauvre de la politique, et leur mobilisation pourrait faire bouger la balance. Les enjeux de l’élection présidentielle sont immenses. Il faudra assurer une campagne sans violence, un processus démocratique transparent. Même s’il est résilient, réactif, le pays se remet tout juste des impacts économiques de la pandémie de Covid-19, laquelle a stoppé net sa croissance économique, et le rebond est encore fragile. La guerre en Ukraine a déclenché une forte inflation, et l’endettement a grimpé. Les financements extérieurs sont devenus plus rares et plus chers. La trésorerie de l’État est tendue. La vie est dure pour un très grand nombre de Sénégalais, et le front social reste brûlant. L’exploitation, dès 2024, des gisements d’hydrocarbures de Sangomar et de Grand Tortue Ahmeyim (GTA) changera probablement la donne. Mais même avec tout l’or du monde, il faudra de l’expérience, de la raison, de la cohésion pour inscrire le pays sur la voie de la croissance durable et de la stabilité à long terme. Il faudra retisser les liens de la nation, s’attacher à un vivre-ensemble autour de principes communs. Pour le président qui sera élu en février prochain, la tâche est tout à la fois rude et enthousiasmante. ■ 57


rencontre

Nadia Yala Kisukidi «Le langage de la déchirure n’est pas le mien» Pour la philosophe et romancière d’origine congolaise qui vient de co-coordonner l’ouvrage collectif Colonisations: Notre histoire, la pensée est aussi un engagement pour agir sur le monde, le rendre meilleur. propos recueillis par Astrid Krivian

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lle croit à la puissance transformatrice du savoir, ainsi qu’à la fécondité politique des rêves d’émancipation et de justice malgré les difficultés. Née à Bruxelles d’un père congolais qui a fui la dictature de Mobutu et d’une mère française d’origine italienne, Nadia Yala Kisukidi a été nourrie très jeune par les idéaux de liberté, de justice, d’égalité. Maîtresse de conférences en philosophie à l’université Paris 8, spécialiste de philosophie française contemporaine et de philosophie africana, elle associe sa discipline à un engagement de l’esprit. Autrice de Bergson ou l’humanité créatrice (CNRS Éditions, 2013), elle a signé un premier roman, La Dissociation (Seuil) en 2022. La même année, elle a été co-commissaire de la biennale d’art contemporain de Kinshasa, en République démocratique du Congo. En 2023, elle a co-coordonné l’ouvrage collectif foisonnant et très fouillé Colonisations: Notre histoire (Seuil): réunissant plus de 250 spécialistes du monde entier, ces travaux analysent la longue histoire de la colonisation française, ses effets, ses traces encore vives dans le présent.

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AM: En quoi l’histoire de votre père, opposant au régime de Mobutu, vous a-t-elle forgée? Nadia Yala Kisukidi : L’histoire de mon père est celle

d’un arrachement à son pays. Enfant, il a connu le Congo belge, puis, jeune homme, l’indépendance. Et il a assisté au délitement de cette dernière, avec la dictature de Mobutu. Il a alors quitté sa terre, et s’est installé en Belgique à la fin des années 1960. J’ai passé mon enfance dans les diasporas militantes congolaises de Bruxelles, opposées au régime. Ma famille a été portée par le désir qui définit souvent la vie en diaspora : celui du retour. Une fois que la dictature serait finie, le projet consistait à rentrer au Congo. Je me suis ainsi construite dans l’idée que mon vrai pays n’était pas celui dans lequel je vivais effectivement, mais celui qui m’attendait. Avoir vécu avec ce rêve du retour – rêve qui n’a jamais été actualisé – a été déterminant pour la constitution de ma conscience politique, mes choix de vie, mon engagement dans la philosophie. Y a-t-il aussi un parcours de migration du côté de votre mère?

Oui. L’histoire de ma famille maternelle raconte une autre histoire d’immigration, intra-européenne cette fois, AFRIQUE MAGAZINE

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BÉNÉDICTE ROSCOT

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également marquée par la grande histoire: celle de l’Europe des années 1920-1930, confrontée à la montée des totalitarismes. Elle compose aussi une partie de mon récit intime – l’histoire d’Italiens quittant leur pays pour la France, dans les années 1920, après l’accession au pouvoir de Mussolini, et acquérant la nationalité française. Vous insistez sur le fait d’être ancrée en France et en République démocratique du Congo, et non pas tiraillée «entre» ces deux pays…

Le langage de la déchirure, de l’incomplétude, n’est pas le mien. D’abord, la condition diasporique pose avant tout des enjeux d’ordre politique à mes yeux, qui ne sont pas immédiatement identitaires. Qu’est-ce que cela produit politiquement le fait d’appartenir à deux espaces, à des mondes sociaux parfois antagonistes, traversés par la ligne de partage géopolitique Nord/Sud (si l’on considère ces partitions encore valables) ? Ensuite, je ne me vois pas produire une théorie d’un sujet incomplet, qui rechercherait sa substance en s’identifiant strictement à un seul lieu, qui, d’ailleurs, le rejette parfois. Ce qui m’intéresse, c’est de pouvoir inventer des catégories conceptuelles permettant de penser la fécondité politique de la condition diasporique. Plutôt que d’en rester à une approche soit psychologisante, soit centrée sur l’identité du sujet, qui ne serait qu’un être déchiré, tiraillé. Je ne pense pas la diaspora à partir d’affects mélancoliques. Vous reconnaissez-vous dans ces dénominations: «Afrodescendante», «Afropéenne», «Noire d’Europe», «Africaine-Européenne»… ?

On peut considérer ces différents termes comme étant plus ou moins bien emboîtés. Ils ont tous en commun la volonté d’affirmer la continuité d’une généalogie avec le continent, malgré les arrachements, les exils, les migrations… Cette filiation maintenue et revendiquée peut être très signifiante d’un point de vue existentiel, culturel, mais aussi politique. Ceux qui emploient ces termes ne veulent pas absolument catégoriser et fermer des parcours de vie en les surdéterminant. Ils essaient juste de penser les manières dont persiste cette filiation avec l’Afrique – un continent sur lequel on ne vit pas, et qui parfois, dans les mémoires profondes subsiste uniquement sur le mode de la trace. La philosophie et la révolution sont-elles imbriquées chez vous?

Je me suis intéressée à la philosophie pour la première fois en raison d’un cours sur la Révolution française au collège – ma professeure d’histoire l’ayant présentée comme la révolution des philosophes. Pour moi, cette discipline a donc immédiatement été associée à l’émancipation; ce qui m’en a donné le goût, c’est l’ensemble des promesses qu’elle porte. Pour ma part, je ne peux pas considérer une philosophie qui soit non située, et qui ne réfléchisse pas à la manière dont elle s’inscrit dans le monde, et dont le monde s’inscrit également en elle. Les auteurs, les textes qui m’intéressent ne séparent pas les objets sur lesquels 60

«La question de la vie de l’esprit, de sa participation aux bouleversements du monde est très présente dans de nombreuses traditions intellectuelles des mondes noirs.» ils travaillent de la manière dont ces objets les travaillent en retour. Ce que l’on fait avec ce que l’on pense est fondamental. La philosophie n’est pas nécessairement un travail centré sur la pure intellectualité; nos manières de penser engagent en outre nos manières de vivre. Cette idée a été défendue dans les pensées de la Grèce antique. On la retrouve également dans d’autres traditions de pensée, comme dans les philosophies africana, qui traversent des mondes diasporiques interrogeant leur lien avec le continent, qu’il soit réel, rêvé, ou simplement métaphorique. Ces dernières, en analysant les formes de l’humanité récusée dans les systèmes coloniaux et esclavagistes, ont aussi engagé la pensée dans des projets de transformation du monde, afin qu’il se rende capable d’accueillir la riche multiplicité des vies qui le composent. Quelle est cette «bibliothèque des pages arrachées»?

Quand j’ai commencé mes études, je voulais entrer dans l’école de la raison, la philosophie se présentant comme un exercice rationnel qui ne souffre pas la bêtise, les préjugés, et met tous les moyens en œuvre pour lutter contre eux. Or, dans la bibliothèque philosophique occidentale classique, on peut trouver des textes aux relents racistes, antisémites, des écrits expliquant que les femmes incarnent une négation de la raison, ou encore des travaux qui défendent des «géographies de l’esprit» (l’expression est de Marc Crépon), stipulant qu’il existe des endroits où la raison aurait élu domicile et d’autres où elle aurait déserté… Je ne m’attendais pas à découvrir que les philosophes eux-mêmes pouvaient mettre la raison en péril. Il a donc fallu, symboliquement, que j’arrache ces pages. Tout en me demandant: faut-il abandonner la philosophie qui ne tient pas toutes AFRIQUE MAGAZINE

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Gravure représentant la construction d’une route au Congo, à la fin du XIXe siècle.

ses promesses? Ou faut-il continuer le travail, malgré les textes eux-mêmes, et maintenir son idéal? Expliquez-nous votre concept de «laetitia africana», où la joie, l’élan vital irriguent le politique…

C’est une méditation sur l’histoire des indépendances et des décolonisations, et sur la façon dont ces histoires ont souvent été écrites: sous la forme d’un échec. Au-delà des affects mélancoliques, je voulais montrer qu’une mémoire des rêves, des projections utopiques dessinée durant cette période était toujours active et continuait à se transmettre. Ce texte raconte la persistance des rêves d’émancipation produits sur le continent africain, malgré l’effondrement de nombreuses projections politiques visant à améliorer l’avenir. Pour citer Aimé Césaire, «malgré le malheur qui n’est pas nié, c’est en définitive, malgré tous les avatars, la vie plus forte que la mort». Il s’agit d’être attentif à tout ce qui résiste aux dynamiques de l’échec et de l’effondrement, à ces rêves qui demeurent de la matière active, sur les plans politiques et existentiels, au milieu du désert.

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Cela fait écho aux rêves politiques des personnages de votre roman, qui défendent un autre monde possible?

Oui. Dans la deuxième partie de La Dissociation, deux jeunes Congolais, confrontés à la répression des mouvements AFRIQUE MAGAZINE

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étudiants du 4 juin 1969 par le régime de Mobutu, partent pour la France. Ils embarquent avec eux les rêves qu’ils ont forgé sur leur terre natale, et qui vont se déterritorialiser avec leurs déplacements. Plus largement, j’aime décrire ce roman comme un marronnage à grande échelle, un marronnage de l’esprit. La révolution est un engagement du corps, mais aussi de l’esprit. La question de la vie de l’esprit, de sa participation aux bouleversements du monde est très présente dans de nombreuses traditions intellectuelles et esthétiques des mondes noirs. Vous avez coordonné, auprès de quatre autres historiens, l’ouvrage Colonisations: Notre histoire. Quelles sont ses ambitions?

L’espace public français est travaillé par les questions coloniales et postcoloniales. Elles font souvent l’objet de polémiques politiques et médiatiques, qui saturent les débats: ainsi, la colonisation apparaît comme un objet trop connu, dont on parle tout le temps, mais qui pourtant demeure méconnu. L’ambition du livre était de rendre disponible et accessible la richesse de la recherche contemporaine qui se mène autour de l’histoire des colonisations et des décolonisations. C’est une recherche vivante, critique, foisonnante, impliquant de nombreux chercheurs à l’échelle globale. On appréhende trop souvent la 61


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question de la colonisation comme un objet du passé. L’enjeu de l’ouvrage, en s’intitulant Notre histoire, insiste sur l’idée que penser le présent exige de nous une compréhension nette de ce qu’a été la colonisation. Ainsi, paradoxalement, son titre indique que l’on ne peut se rapporter à la colonisation, exclusivement, comme un objet d’histoire. De quelle manière ce passé colonial fait-il irruption dans le présent, « à la façon de revenants qui ne trouvent pas le repos », pour citer vos mots?

Il façonne le présent de multiples façons. Et a laissé des traces, de différentes natures, souvent encore actives et dynamiques. Elles prennent plusieurs formes : le passé colonial peut ne plus travailler le présent, et donc ce sont des vestiges qui façonnent un paysage où ce moment n’est plus déterminant pour penser la situation contemporaine qui est la leur – c’est le cas dans de nombreux pays asiatiques anciennement colonisés par la France. Les traces de ce passé peuvent aussi être mémorielles et habiter encore les individus: ce sont les mémoires multiples et diffractées des pieds-noirs d’Algérie par exemple, des tirailleurs sénégalais, etc., qui se manifestent dans l’espace public à travers des demandes politiques de reconnaissance ou de réparations. Elles peuvent également prendre la forme de véritables continuités matérielles: des institutions héritées de la colonisation, la composition territoriale de la République française qui ne se situe pas exclusivement en Europe… Enfin, les relations continues et maintenues entre la France et une partie de ses anciennes colonies sur le continent africain, après les indépendances, permettent d’interroger les continuités historiques entre les moments coloniaux et postcoloniaux. La France accepte-t-elle son histoire? Cela reste un sujet polémique, très vite associé à la repentance, l’autoflagellation…

Ce n’est pas la France «en soi» qui peine à regarder son histoire coloniale. Mais certaines parties de l’opinion ou des espaces politiques et médiatiques, qui sont acquises à l’idée qu’ouvrir les pages sombres du passé colonial et postcolonial, c’est attaquer le pays lui-même, être antifrançais. Elles défendent une idée du roman national français, qui doit l’exempter de tout retour critique sur son histoire en général. Le débat sur la repentance n’est pas un débat scientifique, mais exclusivement politique et idéologique. Est-ce la « mélancolie postcoloniale », avancée par le penseur britannique Paul Gilroy?

Gilroy emploie cette expression pour désigner la nostalgie d’empire qui travaille l’opinion publique et certains partis politiques en Grande-Bretagne, et qui se traduit par une défense de l’identité britannique, homogène sur les plans culturel et racial. On peut considérer qu’une mélancolie postcoloniale sillonne également la France. Un parti comme le Front national (devenu Rassemblement national), dont certains cadres 62

«Le terme “multiculturalisme” est très désavoué; quand on l’emploie positivement, on vous le reproche. Pourtant, la multiculturalité, en France, existe de facto.» avaient combattu pour maintenir l’Algérie française, défend une certaine identité de la France contre l’invasion des étrangers, particulièrement cet « autre » issu des anciennes colonies en Afrique. La rhétorique réactionnaire de ce parti opère un renversement du rapport colonisateur/colonisé et témoigne d’une nostalgie de la grandeur passée: le monde extérieur, qui n’est plus sous contrôle, apparaît comme une menace. C’est ainsi que le débat identitaire sature la sphère politique. Les questions de justice, de sécurité, d’éducation sont souvent analysées au prisme de l’identité; comme si les maux de la société française étaient toujours le fait d’une altérité, nord-africaine (ou plus généralement africaine), menaçante et indomptée. Vous rappelez que la France est « de fait » cosmopolite et multiculturelle…

Le terme «multiculturalisme» est très désavoué; quand on l’emploie positivement, on vous reproche de défendre naïvement des idéaux d’ouverture et de rencontre, envers et contre tout. Pourtant, la multiculturalité, en France, existe de facto. La forme du territoire actuel est l’héritière de l’histoire longue de l’esclavage et de la colonisation. La France n’est pas qu’un pays européen, elle existe dans les océans Pacifique et Indien, dans les Amériques… C’est un pays beaucoup plus intéressant que ce qu’en disent, bien souvent, ses représentants politiques. L’unité même de la République est multiple, composée de plusieurs territoires. Ces derniers ne jouissent pas tous du même statut juridique et institutionnel, certains étant plus autonomes que d’autres par rapport au AFRIQUE MAGAZINE

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pouvoir centralisé dans l’Hexagone. Depuis le référendum de 2021, le statut juridique de la Nouvelle-Calédonie est ouvert. L’autonomie de la Corse fait également l’objet de débats. Les peuples dans les territoires et départements dits « d’outremer » n’ont pas la même histoire que ceux de l’Hexagone, européen. La France contemporaine est ainsi composée de plusieurs peuples, qui possèdent des trajectoires historiques différenciées; elle est de fait multiculturelle. Que raconte la série photographique Mémoires, de l’artiste congolais Sammy Baloji, à laquelle vous vous référez dans l’ouvrage?

Cet artiste travaille sur les traces de la colonisation belge en Afrique centrale, et particulièrement en République démocratique du Congo. Son travail a une valeur générique, il joue sur les superpositions du passé et du présent: la mémoire, les fantômes, les répercussions chez les colonisés surgissent dans un cadre où les structures matérielles de la colonisation sont encore présentes – les ruines des entreprises de compagnies minières belges. Travailler sur ces deux plans permet de figurer, concrètement, comment cette histoire façonne encore nos vies: quelle est la nature des interdépendances économiques entre l’ex-métropole et ses anciennes colonies? Quels sont les mouvements de migration, qui témoigneraient des liens forts et continus entre elles? Quelle est la nature des lois, des institutions et des relations politiques entretenues? Son œuvre montre également comment le passé colonial s’immisce dans nos affects, nos modes d’identifications subjectifs et la relation que nous entretenons avec le monde. Vous citez Valentin-Yves Mudimbe, porteur de cette réflexion: comment se défaire de l’aliénation coloniale?

DR (2)

Grand classique de la pensée contemporaine, une partie du travail de ce philosophe congolais consiste à penser contre la «bibliothèque coloniale», pour reprendre ses mots. C’est-à-dire l’ensemble des textes, récits, écrits par les explorateurs, les administrateurs coloniaux, les ethnologues, au sujet du continent dès le début du XXe siècle. Comment les Africains peuvent-ils se rebeller contre la façon dont ils ont été objectivés, pour devenir des sujets de liberté? C’est l’un des enjeux de sa réflexion. Réfléchir sur la colonisation ne se limite pas aux questions politiques, sociales ou économiques. Il s’agit également de mettre au jour la manière dont l’ordre des savoirs a été constitué, dont les contenus de connaissance ont été forgés. Que représente pour vous le fait d’avoir été co-commissaire à la Biennale d’art contemporain de Kinshasa?

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En me posant cette question, vous me permettez de revenir à notre point de départ. Il s’avère que le rêve dans lequel j’ai grandi ne m’a jamais vraiment quitté. Tous les moyens sont bons, et cette biennale d’art contemporain fut pour moi une manière de faire retour. Installée sur les sols de France et de Belgique, j’ai vécu dans un autre pays, inventé, imaginé. Ce Congo dont j’ai rêvé fut aussi façonné par les artistes. C’est à partir de la puissance des propositions créatrices des artistes contemporains de RDC que je me suis composé un pays – lequel n’était plus nécessairement prisonnier de considérations économiques, sociales et géopolitiques. En ce sens, accepter ce co-commissariat fut, pour moi, une manière de rendre ce que l’on m’avait donné. Quels sont les défis pour les artistes congolais?

Concrètement, l’un des enjeux pour cette création artistique, c’est d’être soutenue par une véritable politique culturelle digne

La Dissociation, publié chez Seuil en 2022, est son premier roman.

Colonisations : Notre histoire, sous la direction de Pierre Singaravélou, Seuil, 720 pages, 35 €.

de ce nom. La reconnaissance de la rumba comme patrimoine immatériel de l’UNESCO est une opportunité politique pour la RDC, mais la culture d’un aussi vaste pays ne peut se réduire à la musique. L’État doit défendre la culture et la création, avec ambition. Au risque de diluer la richesse des mondes culturels dans l’espace impersonnel du divertissement et du marché – révélant une absence criante de vision politique pour le pays. ■ 63


entretien

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RENAUD MONFOURNY/LEEXTRA VIA OPALE.PHOTO

Mohamed Kordofani LE SOUDAN EN DIVISIONS 446 – NOVEMBRE 2023


Dans Goodbye Julia, le réalisateur illustre le fossé qui sépare les populations arabes et noires du pays. Très pessimiste sur la guerre civile qui frappe à nouveau, il montre comment, dans une société patriarcale et tribale, le changement du regard sur l’autre est possible. À condition de passer par les femmes… propos recueillis par Jean-Marie Chazeau

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remier film soudanais en sélection officielle au dernier Festival de Cannes (Prix de la liberté, de la section Un certain regard), Goodbye Julia arrive dans les salles de cinéma alors que le Soudan est toujours le théâtre de violents combats (plus de 9000 morts et 5,6 millions de déplacés depuis le 15 avril). L’action se situe en 2011, au moment où le Sud se prépare à voter la scission avec le reste du pays. Mona, riche musulmane, provoque indirectement la mort d’un homme dans les rues de Khartoum, et prend alors pour domestique sa veuve, Julia, jeune femme noire, chrétienne et pauvre, sans lui révéler qu’elle est à l’origine du drame. Derrière cette tragédie du remords, construite avec un grand sens du suspens, le film illustre le fossé économique et culturel entre Arabes et Noirs dans la société soudanaise. Son réalisateur, Mohamed Kordofani, a quitté son métier d’ingénieur aéronautique pour faire du cinéma, réalisant plusieurs courts-métrages dans le sillage de la révolution de 2019 qui a renversé Omar el-Béchir, au pouvoir depuis trente ans. Aujourd’hui, il ne peut plus rentrer dans son pays, mais défend avec ferveur les germes d’espoir que contient son film. AM: Comment les Soudanais ont-ils perçu l’accueil de votre film au Festival de Cannes en mai dernier? Mohamed Kordofani : C’était pendant les

premières semaines de la guerre à Khartoum, les AFRIQUE MAGAZINE

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gens étaient déjà préoccupés, mais les nouvelles du film ont infiltré tous les réseaux sociaux, et j’ai reçu beaucoup de messages disant : « Merci d’être la seule bonne nouvelle que nous pouvons entendre à propos du Soudan ! » Et l’accueil à Cannes m’a submergé, je ne pensais pas que les spectateurs allaient se lever pour applaudir, non seulement après la projection officielle, mais aussi lors d’une deuxième projection dans une petite ville, à 2 heures de voiture, pour le grand public: je n’avais pas prévenu les organisateurs que je m’y rendais avec mes deux actrices, on s’est assis au milieu du public. Quand les lumières se sont rallumées, les gens nous ont vus et nous ont fait un triomphe. Une expérience merveilleuse. C’était, je pense, le meilleur moment pour moi lors du festival, indescriptible. Et maintenant, le film est présélectionné pour les prochains Oscars…

Oui, le comité pour les Oscars s’est réactivé juste pour mon film. Afin de pouvoir montrer une autre facette du pays, et pour attirer l’attention sur la situation. Le Soudan n’est pas l’Ukraine… Vous avez choisi de montrer le Soudan en 2011 plutôt qu’aujourd’hui…

J’ai toujours eu l’impression que la période de transition de 2005 à 2011 était une occasion manquée pour le peuple de se réconcilier et peutêtre de résoudre les problèmes qui ont causé tant de troubles depuis l’indépendance. Personne ne veut faire quelque chose à ce sujet, alors que ça a forgé notre identité nationale: nous avons créé une nation arabe bien qu’il y ait des gens qui ne 65


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Dans votre film, les relations entre Noirs et Arabes sont montrées sans détour: le mari musulman dit à sa femme de ne pas sortir avec sa domestique, «cette esclave»… Le fossé entre les deux communautés est toujours aussi grand?

Aujourd’hui, le Soudan du Sud est un pays différent de celui du Nord. Mais il y a toujours une forte population de natifs du Sud dans le Nord. Il n’y a pas de violence, pas de problème au quotidien, mais chacun vit dans sa communauté. Et l’écart entre les classes sociales est toujours énorme, c’est comme si c’était un apartheid non officiel. C’est valable non seulement pour les Soudanais du Sud, mais aussi pour les Noirs des autres États du pays. Tout est régi par le tribalisme. Je ne sais pas si c’est du racisme: il y a bien du racisme des Arabes envers les nonArabes, mais il y a également du tribalisme. Et les problèmes entre les tribus ont à voir avec le fait d’être arabes ou pas. Regardez ce qui arrive avec la guerre: il y a presque un génocide au Darfour…

Soudanais. Ils ont renversé un dictateur et ont dû se mettre d’accord pour former un gouvernement de transition. Mais ils ont voulu tout changer trop rapidement, ils sont devenus impatients, ce qui a permis aux militaires de reprendre le pouvoir. Et c’est à ce moment-là que nous avons commencé à tourner le film… Vous avez tourné dans les rues de Khartoum, non loin des manifestations, mais aussi dans un poste de police. C’était déjà dangereux?

Chaque phase du film a coïncidé avec une page de l’histoire récente du pays. Le début de la révolution a affecté mon écriture, puis lorsque nous avons commencé à préparer le tournage, le coup d’État s’est produit, et on a décidé de tourner quand même sous le gouvernement des militaires. Mais pour empêcher les manifestations, les rues et les ponts étaient bloqués: impossible de réunir l’équipe, il a donc fallu modifier quelquefois le calendrier. Et à plusieurs reprises, des gaz lacrymogènes ont atterri sur le plateau. Or, l’une des deux actrices principales étant asthmatique, on a dû changer d’emplacement, parfois remplacer la scène par une autre, dans laquelle elle ne jouait pas… C’est incroyable ce que l’équipe a pu faire, on a travaillé nonC’est comme une histoire sans fin… stop pendant trente-quatre jours. Et puis, voilà Oui, et pas simplement au Darfour, mais Goodbye Julia sort sur les qu’au moment du montage, c’était de nouveau jusqu’à Khartoum. D’ailleurs, les habitants de écrans français en novembre. la guerre. Je pense que le film fait partie intéla capitale peuvent maintenant voir ce qu’est grante de la révolution, c’en est le produit. la guerre. On a vécu en guerre depuis l’indépendance, il y a presque soixante-dix ans, mais elle était toujours loin. LongMaintenant qu’il arrive dans les salles, temps, Khartoum était une ville sûre. Maintenant, c’est fini, les il y a une nouvelle tragédie au Darfour… gens fuient. Et je ne crois pas que la guerre va s’arrêter, je suis Oui, et si je suis aussi pessimiste, c’est que j’ai parfois l’imtrès pessimiste. Par ailleurs, dans une révolution, on ne peut pas pression que c’est inutile d’essayer de parler. C’est difficile d’évotransformer une nation seulement avec des manifestations et un quer les problèmes sociaux d’un pays dans lequel vous ne pouvez changement à la tête du pays. Il faut du temps, mais je ne sais pas du tout revenir. Mais chaque jour, je me dis que la guerre pas combien d’années. Dans le film, les personnages affrontent s’arrêtera et qu’on aura besoin de se parler. Les gens sont fatiles obstacles les uns après les autres et changent à l’intérieur gués, ils ne veulent pas de conflit, ils veulent changer… Ce sera d’eux, petit à petit. Je pense que c’est la même chose pour les le bon moment. 66

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soient ni arabes, ni musulmans. Cela a causé des problèmes, mais nous ne voulons pas nous y intéresser, personne n’a voulu admettre des actes répréhensibles ou aller vers une réconciliation. C’est pour ça qu’en 2011, les habitants du Sud ont choisi l’indépendance à 99 %, un chiffre fou! Mon film n’a pas pour but de les faire revenir avec le Nord, mais plutôt de faire réfléchir les gens du Nord, et de garder une certaine unité. Sinon, d’autres régions ou États vont vouloir se séparer, comme le Darfour, le Nil Bleu… Il y a la question des inégalités, tout est centralisé: si vous regardez l’armée, les officiers sont arabes, les soldats sont noirs… Il faut arrêter d’être fiers d’être arabes ou musulmans, car ça ne rassemble pas. Dans les manifestations, les gens ont appelé à la justice, la liberté, la paix, l’égalité… Autant de choses sur lesquelles tout le monde est d’accord. C’est ce qui devrait forger notre nouvelle identité. Regardez les Américains, ils sont fiers de la démocratie, de la liberté. Ce sont des valeurs qui peuvent nous rendre fiers, pas la couleur de peau.

«Actuellement, les hommes ne peuvent pas représenter la paix! Il y a trop de ressentiment, de compétition.»


Le long-métrage a été le premier film soudanais en sélection officielle au dernier Festival de Cannes.

Avec deux généraux (le chef de l’armée régulière, Abdel Fattah al-Burhan, et le commandant des forces paramilitaires de soutien rapide, Hemedti) qui se battent pour le pouvoir, c’est difficile…

Oui, ce sont de tels idiots tous les deux. C’est un combat de coq. Il y a beaucoup d’ego et une impossibilité à admettre leurs faiblesses. Et maintenant, ils invitent d’autres forces à se joindre à eux… Avec, par exemple, des Russes arrivés du front ukrainien. Les Russes se créent un nouveau champ de bataille au Soudan, mais ce n’est pas le nôtre. L’Occident et les nations arabes également ne font qu’aggraver le problème.

JACKY GODARD/PHOTO12

Vous avez choisi deux femmes plutôt que deux hommes pour raconter cette opposition entre Noirs et Arabes: c’était important d’aborder ces relations interethniques avec des points de vue féminins?

Oui, bien sûr. Actuellement, les hommes ne peuvent pas représenter la paix! Il y a trop de ressentiment, de compétition. Beaucoup de violence aussi, alors que les femmes n’y ont jamais recours. Je pense qu’elles représentent quelque chose de meilleur. Pour parler de ce qui peut arriver entre deux nations, le meilleur chemin était de prendre des personnages féminins. Et puis, j’ai été personnellement très touché par les femmes dans ma vie, depuis ma mère jusqu’aux femmes que je connais aujourd’hui. Je critique beaucoup de choses à travers ce film, en particulier le patriarcat. Mais c’est un peu aussi une autocritique. Dans le film, Mona, qui ne veut pas changer, c’est un peu moi tel que j’étais des années plus tôt. J’étais comme mon père, j’avais cette attitude patriarcale, et même ce racisme en moi. Mais j’ai fini par évoluer au fil des ans, notamment parce que j’ai d’abord été ingénieur dans l’aviation, et que je suis devenu cinéaste. Un ingénieur ne voit pas les choses comme un artiste, il pense toujours de façon binaire: il y a le 0 et le 1, le on et le off, les choses doivent être claires. Pour un artiste, ça ne fonctionne pas comme ça, il n’y a pas le vrai et le faux, c’est un spectre infini de nuances AFRIQUE MAGAZINE

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qui permet d’avoir de l’empathie. Pour écrire tel personnage, je me suis inspiré de ce que j’étais il y a vingt ans. Pour un autre, de ce que j’étais il y en a dix… C’est pareil pour les deux actrices, elles ont changé de point de vue l’une sur l’autre?

C’était merveilleux de travailler avec Eiman Yousif et Siran Riak. C’était une première expérience devant les caméras pour elles [la première est actrice de théâtre et chanteuse, la seconde mannequin, Miss Sud-Soudan en 2014, ndlr], et elles ne savaient pas comment aborder le jeu. Ce qui était important pour moi, c’était qu’elles comprennent pourquoi leur personnage se comporte de telle ou telle façon. J’ai donc travaillé séparément avec elles: j’expliquais à chacune en aparté qu’elle avait raison et que les autres avaient tort à 100 %. Résultat, quand elles jouaient ensemble, il y avait un véritable conflit. Eiman, dont le personnage évolue le plus, s’est rendu compte de ce changement. Et les membres de l’équipe aussi, qui se disaient à propos notamment de leur attitude envers les Noirs: «Oh mon Dieu, nous faisons ça chez nous…» Je pense que le film a été comme un processus de guérison pour beaucoup! Êtes-vous revenu à Karthoum depuis le Festival de Cannes?

Non, et tout ce que j’ai est dans une valise. La guerre a éclaté quand j’étais à Beyrouth, pour travailler sur le son du film. J’avais tout laissé à la maison, à Khartoum, pensant que je serai de retour dix jours plus tard… Et depuis, je passe d’un pays à l’autre. Je ne sais plus trop où j’habite, où je serai demain, c’est fatigant. Mais le film me permet d’oublier que je n’ai plus de domicile: je rencontre des gens, j’en parle avec eux. Je passe par des montagnes russes émotionnelles: extrêmement heureux et excité, puis extrêmement inquiet, dévasté et sans espoir avec la guerre. C’est épuisant. Mais quand je me sens très fatigué de passer ainsi d’un extrême à l’autre, je me dis que c’est toujours mieux que de rester bloqué sur le seul aspect négatif tout le temps… ■ 67


YASMINE CHAMI

interview

S’INDIGNER DEVANT L’INDIGNITÉ C’est l’histoire d’un couple déchiré par une ville, violente et fraternelle, et par ses enjeux économiques: le passionnant roman de l’écrivaine franco-marocaine, Casablanca Circus, raconte la résistance des plus vulnérables face à la prédation financière.

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propos recueillis par Astrid Krivian

lle est le personnage principal de Casablanca Circus: pétrie de contrastes, à la fois ogresse et ville de résistance, matrice dévorante gagnée par le capitalisme financier, où se côtoient beauté atlantique et âpreté urbaine, quartiers prestigieux et bidonvilles. Dans ce roman de Yasmine Chami, Casablanca et ses enjeux politiques, financiers, vont créer une faille au sein d’un jeune couple. Après leurs études à Paris, May, historienne, et Chérif, architecte, reviennent dans leur pays natal, le Maroc. Mû par la soif de réussite, convaincu du bien-fondé du projet, Chérif travaille sur le relogement

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des habitants du bidonville (fictif) d’El Bahryine au bord de l’océan, en vue de les installer dans un quartier très excentré de Casablanca. Son épouse, elle, y perçoit la cupidité des promoteurs immobiliers et les conséquences néfastes de ce «recasement» pour ces gens (relégation, perte du tissu social et économique). Défenseure de la réhabilitation du «karyane» sur place, May ira à la rencontre de ce «peuple de la mer» recueillir leurs histoires de vie, faites de courage, de lutte, de précarité, de solidarité. L’anthropologue et auteure notamment de Médée Chérie (2019) restitue avec nuances et acuité l’étoffe de sa ville de cœur, et pose la question de la vulnérabilité humaine face à la violence du néolibéralisme. AFRIQUE MAGAZINE

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KHALIL NEMHAOUI

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INTERVIEW

AM: Comment avez-vous été sensibilisée à la question soulevée dans votre dernier roman: le relogement des habitants des bidonvilles? Yasmine Chami: Quand j’étais productrice de documen-

politique et sociale. Et l’être humain a la capacité de la changer. Il faut juste être conscient, lucide et décider que ce combat en vaut la peine. Une conscience collective est nécessaire, on ne peut pas mener seul cette bataille. On voit clairement les limites de ce système-là. Plus le néolibéralisme gagne du terrain, plus la société est inégalitaire, et plus le climat se dérègle. Mon livre interroge sur ce qui nous lie les uns aux autres. En quoi Casablanca est-elle une ogresse et une ville de résistance, pour reprendre vos mots?

Première ville industrielle du Maroc, Casablanca est héritière d’un passé de résistance. C’est dans le célèbre quartier populaire et prolétaire Hay Mohammadi qu’a démarré la révolte face aux colons. Et c’est une ville de gens courageux, migrant à l’intérieur du pays, qui se sont arrachés à leur terre mère pour trouver du travail. Une grande partie de l’exode rural se déverse dans cette cité. Les ruraux s’y implantent dans des conditions précaires, pour subvenir aux besoins de leur famille Pourquoi le relogement est-il privilégié, restée dans les terres. Enfin, c’est un creuset: il au détriment de la réhabilitation? suffit d’une génération pour devenir casablanPour les promoteurs immobiliers, récupécais. Il y a un esprit fraternel. C’est la ville des rer ces terrains du centre représente des enjeux khouya (des frères), et Rabat celle des sidis (des financiers considérables. Leur but est d’obtenir messieurs), dit-on au Maroc. Elle a la tête haute, de l’État l’aide consentie dans le cadre du proc’est une cité d’entrepreneurs, de gens qui ne gramme Villes sans bidonvilles, et de conquérir sont pas au service de l’État, du makhzen, qui ce marché. À condition de construire des logese débrouillent et mènent leur projet loin des ments sociaux et écologiques, ils reprennent ces arcanes administratifs et du pouvoir de la capiterrains afin d’y bâtir de grands complexes, et tale. Les révoltes populaires naissent toujours à attirer une population aisée, gagner beaucoup Casa, telles les émeutes du pain en 1981. Pend’argent. De nombreux promoteurs se sont ainsi dant longtemps, son peuple a été puni de ces enrichis, en faisant des économies (sur le ciment, soulèvements par le système politique, et laissé la taille des fenêtres, etc.) lors de la construction à l’abandon, comme le nord du Maroc. Le noude ces logements sociaux, en dehors des villes. veau règne de Mohammed VI a eu le désir de Mon personnage May connaît bien ce milieu. Casablanca circus, reconsidérer tout le pays et d’inclure ces terriElle se méfie et détecte la cupidité de leurs Actes Sud, 208 pages, 20 €. toires au développement. intentions. Au contraire de son mari, architecte sur ce projet, issu d’un milieu plus militant, de gauche, moins Dans leur nouveau quartier excentré, les habitants aisé: bercé d’illusions, de naïveté, Chérif croit aux valeurs phidu bidonville se retrouveraient coupés de leur tissu lanthropiques de ce relogement. Cette problématique sociale, social et économique d’avant… économique et politique va créer une faille dans leur couple. C’est la question de la ghettoïsation, de la périphérie et du Votre livre est-il aussi un geste d’indignation? centre. C’est ce qui s’est passé en France, quand on a placé, Oui. On doit s’indigner devant l’indignité, pour paraphrapour des raisons politiques, les populations en provenance du Maghreb dans des barres d’immeubles autour des villes. Pourser l’écrivain Eduardo Galeano. Le monde néolibéral veut faire quoi ne pas réhabiliter ces bidonvilles pour en faire des quarcroire que c’est une fatalité si les grands groupes exploitent la vulnérabilité, si les quartiers populaires des grandes villes sont tiers populaires, et ainsi garder ces gens sur place, au centre? désertés par ses habitants au profit des ultrariches. Les gens qui Cela pose aussi la question majeure sur la place de la beauté: les pauvres y ont également droit. À Casablanca, en bord de travaillent dans les villes n’y vivent plus. La grande cité mondiamer, une partie de la corniche est encore sauvage: devant le lisée est le modèle proposé aujourd’hui. On a le droit de dire non. Ce n’est pas une fatalité, mais une organisation économique, phare, le soir, les gens aisés se pressent dans les restaurants 70

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taires pour la télévision marocaine, j’ai beaucoup travaillé dans les bidonvilles, les karyane. Lors des manifestations officielles, des palissades étaient érigées pour cacher ces quartiers. Une petite fille m’avait dit: on est juste bons à être dissimulés derrière des palissades. Cela m’avait beaucoup atteinte, de même que de découvrir les conditions de vie. Dans ces habitations de tôle, de plastique, tout est précaire, difficile, le moindre geste de la vie quotidienne demande un effort considérable. Dans des grandes décharges, baptisées «la poubelle des Américains», des enfants récupéraient des morceaux de fer pour leurs parents, pour ensuite les vendre aux ferrailleurs. En 2004, l’État s’est préoccupé de ce problème, avec la mise en place de la politique Villes sans bidonvilles. Des choses ont été bien faites, indéniablement, comme la réhabilitation du bidonville de Sidi Moumen, d’où étaient partis les attentats de 2003. Mais en général, les habitants sont déplacés et relogés loin de la ville.


chics, quand, sur une autre partie de la falaise, les habitants des quartiers populaires et de l’ancienne médina s’assoient à même la roche pour regarder la mer à la lumière du phare. Ces populations se regardent les unes les autres, et chacune a sa part de beauté. L’aménagement de la corniche prévue par les promoteurs dans votre livre accentuerait-il les divisions entre populations?

Oui, il y aurait deux camps. C’est une très grande erreur dans une ville, un pays, de créer des factions. Avant la colonisation, dans les médinas, la place d’une famille ne tenait pas à ses possessions, mais à son ancienneté dans le quartier, à l’honorabilité de ses ancêtres. Et au sein d’un même quartier, les habitants appartenaient à des couches sociales différentes, sans aucun problème. La colonisation a divisé les cités, entre villes européennes et villes indigènes, pour reprendre la terminologie. À l’indépendance, les élites nationales ont repris cette dichotomie. Il faut repenser cette organisation, qui pose de vrais problèmes sociaux et politiques. Casablanca Circus pointe le dévoiement d’une politique de développement par le capitalisme…

Oui. C’est bien beau d’avoir une vision de la ville à la pointe du développement africain, un centre financier, une sorte de hub, mais il faut penser à l’intégration des habitants, et non pas à leur relégation. Il faut repenser le développement dans une perspective durable et inclusive. Les pays dits du Sud global ont payé très cher le prix du développement des pays du Nord – prédation sur leurs richesses à l’époque coloniale, etc. Ils sont ensuite devenus les poubelles de ces derniers, qui leur ont imposé leurs ordures, puis on leur a demandé d’être les chiens de garde à la frontière de l’Europe… Et aujourd’hui, on leur dit: vous allez sauter l’étape du développement et devenir directement écolos! Qu’est-ce qui divise le couple de May et Chérif?

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Ils sont profondément amoureux, mais la ville, ses enjeux, va se hisser entre eux, telle une pieuvre, une hydre. Ils sont idéalistes, reviennent au pays, empreints de leurs connaissances et expériences acquises lors de leurs études à l’étranger. May est enceinte: elle porte la vie, donc tout ce qui est vivant la touche. Elle veut protéger la vie. Alors que Chérif se retrouve pris dans la nécessité de correspondre aux schémas d’une société encore très patriarcale, machiste, où un homme doit être fort, gagner de l’argent, assumer son foyer. Il veut prouver aux autres, à sa belle-famille, qu’il est capable de réussir. Il ramène May aux valeurs de sa classe sociale, dont elle avait pourtant décidé de s’extraire en l’épousant. Ils comprennent qu’ils n’ont pas les mêmes désirs. En quoi ce retour au Maroc, après leur vie à Paris, représente-t-il pour eux l’épreuve du feu?

Loin de chez eux, il est plus facile de prendre des positions, car on ne les paie pas dans leur société d’origine. Ce retour leur pose cette question: peut-on être ce qu’on veut être dans un AFRIQUE MAGAZINE

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Pourquoi ne pas réhabiliter ces bidonvilles pour en faire des quartiers populaires, et ainsi garder ces gens sur place, au centre? monde où l’on appartient à une classe sociale, où les places sont déjà attribuées? Cela ne se pose pas quand, appartenant aux élites des pays du Sud, on vit en Occident. Révoltés, on porte le Sud en soi, on est du côté de la Palestine, de l’émancipation féminine, contre la guerre en Libye, en Irak… Quand on vit à Paris, cette position n’est pas coûteuse pour soi; elle est entendue quand on s’appelle Chérif. Il y a une forme de gloire à être là et à oublier à quel monde on appartient réellement, celui des nantis. Mais quand on revient chez soi, on doit se dresser contre ses propres amis, ses proches. May veut rester cette femme qui se lève contre l’injustice et n’accepte pas les règles d’un jeu injuste et cruel. C’est une idéaliste, en dehors de la réalité de son milieu et de sa société. Elle établit des liens d’intimité avec les habitants du karyane, elle est dans l’humanité. Elle refuse les distinctions sociales, économiques. Or, son propos n’est pas audible par son entourage. Qu’apprend-elle auprès des habitants du karyane?

Cette résistance justement, et la vie vivante. Souvent, dans les milieux dotés, le poids du matérialisme coupe les humains de leurs émotions fondamentales. Ils sont dans le calcul. Dans un bidonville, les êtres sont directement liés, la vulnérabilité est 71


INTERVIEW

Ce roman rend-il hommage à ces résistants du quotidien?

C’est un livre d’amour pour ceux qui bataillent, et aussi un livre de révolte face à la cécité volontaire de ceux qui dirigent, qui font des choix à l’envers. On ne peut pas accepter l’enrichissement infini des plus riches et l’appauvrissement infini des plus pauvres. Jusqu’où peut-on aller dans l’écrasement de la vulnérabilité pour maintenir un monde d’où l’on croit qu’elle est exclue? Cette question s’adresse aux élites casablancaises, mais également aux autorités européennes dans leur politique épouvantable face aux migrants.

De nombreux progrès ont été effectués. Mais on ne peut pas devenir une société moderne, souveraine, si l’on discrimine la moitié de la population. 72

Pourquoi évoquez-vous les luttes socialistes des années 1970 à travers la figure du père de Chérif?

Il était membre du Parti socialiste. Cette génération de militants issus d’un milieu populaire réfléchissait à la répartition des richesses au sein du Maroc qui se construisait. Cette tradition de résistance, intellectuelle aussi, a disparu pendant les années de plomb. Et partout dans le monde, la gauche a été écrasée par le capitalisme financier. On voit bien à quel point elle manque. Désormais, tout est pensé uniquement du côté des nantis; c’est invivable! Les États ont un rôle à jouer, mais ils ne sont plus suffisants face aux hydres des multinationales. L’État français peine à imposer à Google de payer ses impôts en France. L’Union européenne est gangrenée par la puissance des lobbys, des industries pharmaceutiques, de l’armement, etc. L’humain est mis de côté. Pourtant, les institutions politiques ont pour objet de nous permettre de vivre mieux! Il faut réhumaniser le monde en rappelant la place du vivant. Le but n’est pas l’argent, mais la vie. Or, cette prédation néolibérale attaque la vie même: humains, animaux, planète, plantes… Votre roman aborde aussi l’exclusion sociale, encore aujourd’hui, des mères célibataires et de leurs enfants…

La question des mères célibataires et des enfants dits illégitimes n’est pas réglée au Maroc. Or, ces derniers y sont nés et ont droit à un statut, à une identité. Ce pays est en train de se construire, et de nombreux progrès ont été effectués, c’est indéniable. Mais on ne peut pas devenir une société moderne, souveraine dans le concert des nations, si l’on discrimine la moitié de la population – les femmes. C’est un combat majeur du féminisme marocain actuel. Ces mères célibataires sont profondément discriminées, on leur fait porter le poids du péché. Il faut que les hommes soient clairement responsables de la paternité. Aujourd’hui, un violeur n’est pas comptable de l’enfant né de cette agression. Quelle aberration! Le Maroc ignore-t-il qu’il est fort de sa jeunesse, comme le regrette Chérif?

C’est un pays jeune. Il faut éduquer, former les jeunes, avec des lieux de sport, de culture, d’activités artistiques. Dans les années 1960-1970, les maisons des jeunes étaient des foyers de la gauche, des lieux de réflexion et de révolte. Le pouvoir politique d’alors les a fermées. Et puis, il y a une grande islamisation et salafisation de la société. L’islam prosélyte en provenance d’Arabie saoudite s’est répandu, à travers des imams, des chaînes de télévision. Cela a infusé la société, piégée dans une configuration archaïque. Comment en sortir aujourd’hui? Il faut réhabiliter ces maisons. Et proposer à la jeunesse des perspectives. Leur avenir ne peut pas se résumer à traverser la Méditerranée pour exister ailleurs, où il n’y a pas de place pour eux. La question de la légitimité d’écrire sur ces réalités difficiles vous traverse-t-elle?

Sans cesse. Comment ne pas exploiter le sujet sur lequel on écrit à des fins personnelles? C’est la grande question d’un AFRIQUE MAGAZINE

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partout. Ils se savent et vivent vulnérables. Les élites oublient leur propre fragilité, la moindre agitation dans leur ordre est source de panique. Les habitants des bidonvilles s’adaptent sans cesse, c’est la résistance de ceux qui n’ont rien, qui composent avec la vie, la souffrance. Lors de la pandémie, les pays occidentaux étaient désemparés, la mort était partout. Au Maroc, on sait qu’elle est là. Même si c’est dur, et loin d’être idyllique, les habitants des bidonvilles ont conscience de ce destin commun vulnérable. C’est un roman sur la vulnérabilité et la tendance à vouloir la reléguer, alors qu’elle est au cœur de la vie. En latin, «vulnero» signifie «blessure». On ne peut échapper aux blessures de la vie.


Ville de résistance, la capitale économique du Maroc est le personnage principal du dernier ouvrage de l’autrice.

écrivain. Je suis restée intègre, mon livre n’étale pas la misère du monde arabe. Il dit des choses sans consentir au point de vue dominant dans la littérature d’expression française – ce stéréotype néocolonial des femmes arabes dominées. Mon héroïne est forte, moderne, elle porte un regard sur son pays, sa société, son milieu social, sur elle-même. May est exigeante avec son amoureux. Arrêtez de demander aux écrivains d’expression française de raconter toujours la même histoire. Le rééquilibrage entre la France et les pays anciennement colonisés passe également par l’acceptation du récit des autres. La France est chassée d’Afrique, car le récit néocolonial, postcolonial ne fonctionne plus. Si elle s’ouvre au récit décolonial et accepte de sortir des rapports de domination, alors les liens deviendront vertueux. Et il faut abolir la francophonie, terme entaché de ces rapports néocoloniaux. Cette distinction, ces assignations géographiques et identitaires ne sont plus audibles pour les écrivains. Parlons désormais de littérature de langue française.

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Quel est le pouvoir de la littérature?

Elle dévoile la vie, elle nous réveille. Elle nous fait sentir à quel point on est vivants. Quand j’écris, un sentiment d’hyperacuité m’habite, comme si tous les canaux de perception et de compréhension s’ouvraient. Cette dilatation de l’être et cette perception exacerbée produisent une joie, AFRIQUE MAGAZINE

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une exultation intérieure, puissante, épuisante certes. Le réel nous frappe avec une telle densité, comment restituer la surimpression, la superposition de tous ses éléments? La littérature est le partage d’une subjectivité, le territoire à travers lequel l’écrivain reçoit le monde. Il ne s’agit pas juste de soi, mais de la place du «je» dans le monde. Les livres m’ont formée, éduquée. Au contraire du divertissement, la lecture demande un engagement et vous confronte à la grande question: qu’est-ce qu’être humain? Le monde est de plus en plus complexe, on ne peut pas simplifier la littérature. Ou alors on écrit une série pour Netflix. Comment voyez-vous la reconstruction du pays après le terrible séisme de septembre dernier?

À l’envers de cette tragédie, du deuil, du malheur, il y a une opportunité pour reconstruire et penser une société en commun, sans relégation. La seule façon d’honorer les morts, c’est de penser le vivant et l’avenir. Il faut prévoir bien sûr des constructions antisismiques, préserver des modes de vie, mais ne pas y enfermer les gens, garder la trace de ce patrimoine, l’histoire vécue par ces populations… C’est aussi la perception des Marocains envers l’État qui se transforme: il vient au secours des sinistrés, protège, va rebâtir. Comment traverse-t-on la perte ensemble, pour se reconstruire? Un chemin s’ouvre, on peut l’emprunter. ■ 73


ALAIN ET DAFROZA GAUTHIER, couple franco-rwandais, traquent inlassablement les responsables du génocide des Tutsis en 1994. Dans ce ROMAN GRAPHIQUE d’une qualité exceptionnelle, Thomas Zribi et Damien Roudeau retracent leur histoire – et celle du pays. par Cédric Gouverneur

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wanda, septembre 2021. Dafroza et Alain Gauthier arpentent, une nouvelle fois, le pays des mille collines. Ils enquêtent sur Faustin K., ex-politicien hutu suspecté de génocide, réfugié en Normandie. Ni policiers ni procureurs, ils sont de simples citoyens. Dafroza a fui son pays dans les années 1960 alors qu’elle était enfant, mise à l’abri par sa famille après le massacre de plusieurs milliers de Tutsis. Lors du génocide de 1994, une grande partie de ses proches ont été exterminés. Elle et son mari, français, ont fondé en 2001 le Collectif des parties civiles pour le Rwanda en s’apercevant que des centaines de suspects avaient refait leur vie dans l’Hexagone, qui refuse leur extradition. Le couple se rend régulièrement au Rwanda afin de collecter des preuves, confiées ensuite à la justice française. Son action a permis de faire condamner plusieurs génocidaires. Le journaliste Thomas Zribi, producteur de World’s Most Wanted, série Netflix sur la traque des grands criminels, a fait connaissance avec Dafroza et Alain en 2020, alors qu’il réalisait l’épisode consacré au génocidaire hutu Félicien Kabuga, et les a accompagnés durant leur enquête l’année suivante. Le reporter-dessinateur Damien Roudeau illustre superbement la bande dessinée tirée de cette rencontre, Rwanda: À la poursuite des génocidaires: son dessin sobre évoque l’horreur absolue du génocide, avec puissance mais toujours avec pudeur. «Inutile d’en rajouter, les témoignages se suffisent à eux-mêmes», nous explique Thomas Zribi. «Un génocide, ce n’est pas qu’un nombre de morts,

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Thomas Zribi et Damien Roudeau, Rwanda: À la poursuite des génocidaires, Steinkis, 192 pages, 24 euros.

confient les Gauthier. C’est une addition de visages et de noms.» À Bisesero, les Tutsis, assiégés sur une colline, ont combattu avec l’énergie du désespoir les miliciens hutus. Un survivant, Éric, témoigne dans le roman graphique de l’inaction de soldats français de l’opération Turquoise, à qui il avait demandé de l’aide… Au mémorial de Murambi, les photos des responsables du massacre de l’école technique sont affichées. L’un d’eux «est caché en France, à Strasbourg», leur explique-t-on. Stupéfaction de Dafroza et Alain: «Lui, on ne le connaît pas.» Ils prennent note, en vue d’une prochaine enquête: «C’est un travail sans fin.» L’écrivain et rappeur franco-rwandais Gaël Faye, qui a rédigé la préface de l’ouvrage, résume ainsi le combat qui guide leur vie: «La justice restaure l’humanité.» ■ AFRIQUE MAGAZINE

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BUSINESS Au Liberia,

En Guinée,

Interview Les voisins La population

les crédits carbone la filière avicole Françoise de la discorde appelle au secours Gaill

du Niger en difficulté

de rhinocéros augmente

Développement durable

À la recherche de la lumière Les obstacles aux investissements dans le secteur énergétique demeurent pour le continent, malgré les besoins urgents et le réchauffement climatique. par Cédric Gouverneur

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lus de 600 millions d’Africains vivent encore sans accès à l’électricité, et près de 1 milliard ne disposent pas de systèmes de cuisson non polluants. Pour sortir de cette situation, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) avait établi l’an dernier un scénario pour une Afrique durable en 2030, qui impliquait de raccorder 90 millions de personnes par an à l’électricité – pour un coût annuel estimé à 20 milliards de dollars – et de fournir des appareils de cuisson «propre» (plaques électriques, biogaz…) à 130 millions de personnes par an, pour un coût supplémentaire de 2,5 à 4 milliards. Dans un nouveau rapport, l’AIE 78

et la Banque africaine de développement (BAfD) déplorent la difficulté d’atteindre ces objectifs. Pourtant, si les quelque 25 milliards de dollars (annuels) nécessaires à leur mise en œuvre peuvent sembler faramineux, cette somme ne représente jamais que l’équivalent de la construction d’un terminal GNL (gaz naturel liquéfié). Aussi, cuisiner avec des énergies propres constitue un impératif de santé public: faut-il le rappeler, la cuisson au charbon de bois, dans des logements mal ventilés, est responsable selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS) de 3,7 millions de décès prématurés par an sur le continent! Mais malgré les besoins criants des populations AFRIQUE MAGAZINE

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BAUDOUIN MOUANDA

Plus de 600 millions d’Africains vivent encore sans accès à l’électricité.

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BUSINESS

Le solaire et l’éolien présentent un potentiel important.

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soutien aux PME et aux start-up», qui perdure malgré les bienfaits avérés qu’apportent ces entreprises innovantes au tissu économique. Le résultat est que «les projets restent dans les cartons», et que «les coûts énergétiques augmentent pour les consommateurs africains, y compris les plus pauvres. Briser ce cycle exige des efforts concertés de la part de DES ÉNERGIES FOSSILES toutes les parties». Par exemple, les ARTIFICIELLEMENT COMPÉTITIVES subventions publiques aux carburants Le continent bénéficie pourtant (pour les véhicules et les groupes d’atouts afin d’accomplir sa transition électrogènes), qui avaient diminué énergétique. L’économiste turc depuis les années 2010, se sont Fatih Birol, directeur exécutif de réimposées depuis la guerre en l’AIE, rappelle que «plus de la Ukraine, du fait de la volatilité des moitié des meilleures capacités cours du brut engendré par le conflit. solaires, ainsi qu’un fort potentiel L’AIE regrette en outre que ces pour l’hydroélectricité, l’éolien subventions puissent et la géothermie» se «Afin de réaliser encore «maintenir trouvent en Afrique. les énergies fossiles Mais ces richesses sont les objectifs artificiellement «largement bloquées des Nations compétitives», comparées et le demeureront unies, aux énergies renouvelables, sans une grande il est impératif surtout dans les zones amélioration de de prendre rurales et chez les plus l’accès au capital», démunis. Au Nigeria, déplore-t-il. «Des des décisions le président récemment solutions accessibles audacieuses.» élu Bola Tinubu a pour tous existent, mis fin à ces subventions dès son mais les investissements sont retenus intronisation; le Sénégal les diminue par toute une série d’obstacles.» graduellement et entend les supprimer L’agence pointe, par exemple, d’ici 2025 (elles représentent 4 % le «sous-financement des études du PIB du pays de la Téranga, soit de faisabilité et des avant-projets», 1,2 milliard de dollars chaque année). tout comme «le manque de L’AIE se félicite de leur suppression et propose de réinvestir dans des politiques publiques qui puissent faciliter les investissements dans les énergies propres, en assurant aux consommateurs des tarifs avantageux, et en autorisant l’entrée de nouveaux acteurs économiques sur le marché. Selon l’agence, sans le recours à des subventions et des prêts, seulement la moitié des projets en énergie renouvelable serait commercialement Libéral, il appelle à «mobiliser les capitaux privés», afin d’obtenir chaque année «90 milliards de dollars d’investissement dans les énergies propres», qui «révolutionneront la trajectoire du continent et soutiendront [l’]ambition climatique globale».

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et l’urgence climatique, l’AIE et la BAfD constatent que l’Afrique, qui englobe 20 % de la population mondiale, ne reçoit que 2 % des investissements globaux dans les énergies renouvelables. L’actuelle crise de la dette aggrave la situation: le coût représente désormais en moyenne le double des investissements en énergies renouvelables. Le capital privé devrait prendre le relais, mais trop d’investisseurs rechignent à entrer sur le marché africain, en raison des risques perçus (qu’ils soient réels ou exagérés). Le président kenyan William Ruto, dans sa préface au rapport de l’AIE, Financing Clean Energy in Africa (présenté en septembre à Nairobi lors du Sommet africain sur le climat), est clair: «Afin de réaliser les objectifs des Nations unies pour l’accès universel à l’énergie d’ici 2030 ainsi que les engagements internationaux sur le climat de l’accord de Paris, il est impératif de prendre des décisions audacieuses pour plus que doubler les investissements dans l’énergie en Afrique au cours de la prochaine décennie, avec un focus sur les énergies propres.» Le chef d’État du poids lourd économique d’Afrique de l’Est, élu l’an dernier, fustige un coût du capital «deux à trois fois plus élevé» sur le continent qu’en Occident et en Chine.


KRIS PANNECOUCKE/PANOS-REA - SHUTTERSTOCK (2)

viable… Tout n’est cependant pas perdu, estime Fatih Birol, soulignant que les 85 études de cas présentées dans le rapport «se focalisent sur ce qui a fonctionné et quelles leçons peuvent en être tirées». L’AIE relève que les pays disposant de minerais cruciaux pour la transition énergétique (RDC, Zambie, Mozambique…) et ceux bénéficiant du potentiel pour développer l’hydrogène vert (Mauritanie, Namibie…) «peuvent tirer parti de la demande globale en énergie propre afin de développer leur industrie nationale». Le président de la BAfD, l’ex-ministre nigérian Akinwumi Adesina, insiste: «Nous devons faire chuter le coût du capital pour les projets en énergie renouvelables en Afrique. Le coût dégressif de l’électricité solaire et éolien, couplé à des systèmes de stockage de l’électricité moins onéreux, rend les énergies renouvelables compétitives et présente une opportunité unique pour le continent.» La banque, rappelle-t-il, «ne finance plus de centrales à charbon». Il estime toutefois que la transition énergétique du continent doit être «pragmatique et non idéologique»: «Alors que nous accélérons le développement de nos capacités en énergies renouvelables, l’Afrique doit se donner du temps pour effectuer sa transition et se voir permettre, dans l’intervalle, l’utilisation du gaz naturel.» Un point radicalement contesté par les associations environnementales: lors du Sommet africain sur le climat, leurs militants avaient manifesté contre les projets gaziers en plein essor sur le continent, et notamment contre l’oléoduc d’Afrique de l’Est (EACOP), en construction en Tanzanie afin d’acheminer le pétrole ougandais. ■ AFRIQUE MAGAZINE

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LES CHIFFRES 40 %

des gisements de gaz découverts ces dix dernières années sont en Afrique.

Une usine de transformation du thé, près de Bukavu, en RDC.

LA RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO VEUT INVESTIR 6,6 MILLIARDS DE DOLLARS DANS LA TRANSFORMATION DE SON AGRICULTURE.

La croissance économique du continent serait de 4 % en 2024.

Le FMI annonce un 3e siège pour l’Afrique subsaharienne d’ici fin 2024.

LE COÛT DE PRODUCTION DE L’HYDROGÈNE VERT EN AFRIQUE DEVRAIT ÊTRE DE 1,6 DOLLAR LE KILO EN 2030.

Les dégâts du séisme du 8 septembre dernier au Maroc sont évalués à 10 milliards d’euros.

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La réserve naturelle intégrale du mont Nimba.

Au Liberia, les crédits carbone de la discorde Alors que la campagne électorale bat son plein, la concession de 1 million d’hectares de forêts du pays à une société émiratie fait polémique.

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Signature entre le président George Weah et le fondateur de Blue Carbon LLC, en mars.

de défense de l’environnement, tout comme par l’opposition politique. En septembre, lors du Sommet africain sur le climat à Nairobi, plus de 500 ONG africaines ont dénoncé les crédits carbone, qu’elles perçoivent comme de «fausses solutions», du «greenwashing» encourageant «les nations riches et les multinationales

à continuer de polluer, au détriment du continent». «Blue Carbon LLC aura le management exclusif de ces forêts pour des décennies», s’inquiète une trentaine d’associations africaines et européennes dans un communiqué. L’accord aura, selon elles, «un effet dévastateur sur près de 1 million de personnes».

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ZOHRA BENSEMRA/REUTERS - DR

e gouvernement du président George Weah, en campagne pour sa réélection, entend concéder pour trente années 1 million d’hectares de forêts (l’équivalent d’un dixième du territoire) à Blue Carbon LLC. Cette entreprise fondée en 2022 par le cheikh Ahmed Dalmook Al Maktoum a pour ambition d’acheter des crédits carbone, obtenus grâce à la conservation de forêts, pour les revendre aux entreprises polluantes, qui veulent ainsi contrebalancer leurs émissions de gaz à effet de serre. Et le Liberia devrait toucher 10 % des revenus engendrés. Les Émirats arabes unis vont consacrer 450 millions de dollars au marché du crédit carbone sur le continent. Ce projet est décrié par les associations


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Sur le million d’hectares concerné, 400000 se trouvent en aires protégées, mais le reste est habité. D’après la loi libérienne, «le gouvernement n’a pas le droit de vendre le carbone de terres qui appartiennent aux communautés locales», rappellent les ONG. Or, la question foncière est source de tensions dans ce pays fondé en 1847 par des esclaves afro-américains affranchis, où les populations autochtones étaient traitées comme des citoyens de seconde zone. L’État a par le passé concédé leurs terres, considérées comme «publiques», à des intérêts privés, notamment aux caoutchoutiers américains. Ces injustices ont nourri les guerres civiles des années 1990 et 2000. En 2018, le président fraîchement élu George Weah (ex-footballeur international, issu des populations autochtones) a fait voter une loi sur les droits fonciers, qui autorise les communautés exerçant un droit d’usage sur une terre à en réclamer la propriété de jure. Le parti d’opposition de gauche Liberia People’s Party demande l’arrêt des négociations entre l’État et Blue Carbon. Les populations qui vivent sur les terres concédées doivent au préalable être «identifiées, informées comme il se doit des impacts socioéconomiques potentiels», et donner leur accord, estime le fondateur du parti, le défenseur des droits humains Tiawan Saye Gongloe, qui rappelle aussi que l’Autorité de développement forestier est entachée de corruption. Weah, donné favori, affrontera au second tour, le 26 décembre, Joseph Boakai, du Parti de l’unité. L’Union africaine et la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest ont salué la transparence du premier tour d’octobre. ■ AFRIQUE MAGAZINE

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En Guinée, la filière avicole appelle au secours

La concurrence du poulet importé menace les producteurs locaux, qui demandent des mesures protectionnistes.

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a filière avicole guinéenne, incapable de lutter face aux poussins vivants et aux poulets surgelés importés d’Europe ou du Brésil, demande de l’aide. «Nos investissements, qui se chiffrent en millions de dollars, sont en danger» face à ces importations à bas coût, a expliqué lors d’une conférence de presse fin septembre Mamadou Baïlo Baldé, président de l’Association guinéenne des accouveurs, expliquant que les producteurs de poussins disposent de «la capacité suffisante pour répondre à la demande nationale», mais qu’ils ont «besoin de la protection de l’État pour faire face à la concurrence». Les producteurs estiment que 5000 emplois sont menacés et appellent les autorités à prendre des mesures protectionnistes, comme

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l’ont fait le Cameroun, la Côte d’Ivoire ou encore le Sénégal. L’interdiction par Dakar des importations de volailles dès 2005 – officiellement afin de se protéger de la grippe aviaire – a permis l’essor de la filière avicole nationale: avec 60000 emplois, elle est devenue «l’une des branches les plus dynamiques de l’agriculture», souligne dans un rapport la Fondation pour l’agriculture et la ruralité dans le monde. À l’inverse, au Ghana, la filière, autrefois dynamique, est désormais moribonde, anéantie par la concurrence étrangère. Pourtant, le poulet surgelé, acheminé par bateau, est certes moins cher, mais aussi moins sûr: le laboratoire central vétérinaire de Conakry a confirmé à Radio France internationale (RFI) «des manquements souvent observés au niveau de la chaîne du froid». ■ 83


BUSINESS

Françoise Gaill «La diplomatie scientifique est un acteur essentiel» Les 16 et 17 novembre se tiendra à Tanger le premier Blue Africa Summit: élus des villes du littoral, chercheurs et usagers de la mer dialogueront pour penser l’Afrique maritime de demain – sa population devant doubler d’ici 2030. La biologiste Françoise Gaill, vice-présidente de la plate-forme Océan & Climat, répond à nos questions. propos recueillis par Cédric Gouverneur

AM: Comment définir le concept d’économie bleue? Françoise Gaill: La définition la plus simple est de la

considérer comme l’économie des mers et des océans, mais en prenant également en compte les dimensions durables de leurs aspects socio-économiques. Elle correspond à cette nouvelle façon de considérer l’économie, dans sa durabilité. En juin dernier, aux Comores, s’est tenue la première conférence africaine autour de l’économie bleue: de quelle façon peut-elle bénéficier aux États littoraux et insulaires du continent?

Elle pourrait considérer les enjeux liés à la dévastation du littoral, son artificialisation croissante, la destruction des côtes. Aussi, le littoral du continent a toujours été dévolu aux exploitants venus du Nord: les grands 84

navires européens viennent pêcher au large de l’Afrique de l’Ouest [depuis un accord signé en 2014, ndlr]. La protection de la biodiversité marine suppose une coopération étroite entre États littoraux. Comment l’améliorer?

Il est nécessaire de considérer la notion de diplomatie scientifique comme un acteur potentiel de cette coopération: c’est pourquoi nous sommes en train de mettre en place l’International Panel for Ocean Sustainability (IPOS, équivalent marin du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, GIEC). Il faut poser la question de cette durabilité en remontant jusqu’aux origines de la perte de biodiversité. En identifiant les différents facteurs qui, au sein des activités humaines, nuisent à la biodiversité marine. Il est temps de considérer l’océan comme un tiers, par rapport à la Terre. Concernant la gestion des ressources halieutiques, comment mieux lutter contre la pêche illégale (qui est estimée jusqu’à un tiers des prises)?

Il faut interdire toute subvention qui engendre ce type d’activité [en 2022, l’Organisation mondiale du commerce a interdit les subventions à la pêche non durable, ndlr]. Trop de financements vont encore dans le sens d’une surexploitation des ressources! La Norvège vient d’annoncer la mise à disposition gratuite de ses données satellite auprès des pays en développement pour identifier les navires de la pêche illégale (projet Blue Justice). Comment lutter contre la concurrence déloyale de la pêche industrielle (européenne et chinoise), qui vide les côtes africaines et ruine les petits pêcheurs?

L’Union africaine, tel que l’a fait l’Union européenne, pourrait se doter de règles d’accès et de sanctions contre ces prédateurs. Il existe un réseau ouest-africain d’acteurs sur lesquels les États pourraient s’appuyer. AFRIQUE MAGAZINE

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Le réseau des scientifiques est également important. Il faut en outre que les pays du continent harmonisent leurs politiques de pêche. Pour cela, ils peuvent utiliser les ressources scientifiques, comme celles de l’Association des sciences marines du sud-ouest de l’océan Indien (WIOMSA), basée à Zanzibar. De quelle manière concilier les différents intérêts: pêche, protection de la biodiversité, industries (exploitations off-shore, parcs éoliens) et tourisme?

À court terme, nous allons lancer l’IPOS afin de modéliser l’évolution de la santé des océans et de leurs ressources. Cela constituera un outil mis à la disposition des États, des régions, de tous les acteurs concernés. À moyen terme, l’Ocean Sustainability Foundation et l’Union européenne seront présentes en juin 2025, à Nice, lors de la troisième Conférence des Nations unies sur l’océan (UNOC), organisée conjointement par la France et le Costa Rica [un pays pionnier dans la protection de l’environnement, ndlr]. Au cours de ce sommet, trois jours seront consacrés à la présentation des résultats scientifiques collectés par l’IPOS, qui deviendra un outil à la disposition de tous les États. De nombreuses villes, notamment sur le golfe de Guinée, sont menacées par la montée des eaux…

Les aires marines protégées (AMP) couvraient 8,16% des mers du globe en 2022. Quel pourcentage serait l’idéal?

Nous menons une campagne internationale pour atteindre 30% de zone de protection intégrale. Ce sont des zones de réserve de biodiversité, mais aussi de «connectivité», qui connecte les espèces entre elles. Or, avec l’élévation de la température, le milieu physico-chimique se modifie, ce qui entraîne un déplacement de certaines espèces marines, et donc une diminution des échanges. Il faut donc protéger davantage de zones de connectivité afin de favoriser la reproduction des espèces, et enrayer la diminution de la biodiversité. Un seuil de 30% d’AMP peut paraître très ambitieux, mais nous sommes partis de zéro: être aujourd’hui à 8,16% est déjà fulgurant! C’est donc possible. La protection des AMP est-elle efficace?

Non. Celles qui sont préservées sont, la plupart du temps, des zones qui sont inhabitées et non fréquentées par les navires. Il s’avère beaucoup plus difficile de protéger des zones peuplées. Qui assure cette protection?

TORBEN SCHMITZ

Dans les zones économiques exclusives (ZEE), elle est dévolue Celle-ci est inéluctable sur le long aux États. Toute la question est «La montée des eaux de définir qui s’en charge au-delà terme, même si nous manquons encore est inéluctable sur le long du plateau continental et des ZEE… de données quant à la vitesse de cette terme, même si nous élévation. Il incombe aux décideurs Mais le Traité international pour la protection de la haute mer et de de prendre les mesures qui s’imposent manquons de données la biodiversité marine, adopté en par rapport à cette urgence. Cela exige quant à la vitesse une réorganisation des villes côtières: juin dernier aux Nations unies après de cette élévation.» l’initiative Sea’ties, portée par un quinze années de négociation et qui entrera en vigueur en 2025, sera en mesure de définir réseau international de maires des littoraux, constituera quel État, concrètement, surveillera telle zone. une grande perspective de l’UNOC 2025, afin de faciliter l’élaboration de politiques publiques et de solutions. Le développement de l’économie bleue Comment lutter plus efficacement contre les rejets urbains, la pollution industrielle et le plastique?

suppose un budget conséquent. Quelles sont les sources de financement?

Au-delà des mesures qui peuvent être prises en matière de collecte et de recyclage, il incombe aux États d’agir pour diminuer l’usage des plastiques. Au niveau urbain, il faut mettre en place des stations d’épuration véritablement efficaces.

On peut réfléchir à différentes modalités, non seulement de la part des institutions financières internationales (comme la Banque mondiale), des États et des fondations, mais aussi du transport maritime, par exemple, sous la forme de contributions volontaires. ■

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Les voisins du Niger en difficulté

Sommet de la CÉDÉAO à Abuja, le 10 août 2023.

Le blocus de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest, mis en place après le putsch du 26 juillet, frappe aussi indirectement le Nigeria et le Bénin.

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où s’échangent les céréales et les produits manufacturés, les grossistes ont vu leurs activités réduites de moitié: Maradi, capitale économique du Niger, est à moins de 300 km. Selon la Banque centrale nigériane, le montant annuel des transactions avoisinait, avant le blocus, 1 milliard de dollars, et les trois quarts de l’activité économique de Kano concernaient le Niger. De plus, les grossistes de la ville utilisaient les routes nigériennes pour accéder au marché tchadien, situé plus à l’est. Selon l’Arewa Economic Forum,

association des commerçants de Kano, des millions de dollars sont perdus chaque semaine, et des dizaines de milliers d’entreprises sont impactées. Plus au nord, au poste-frontière désormais clos, des centaines de routiers sont bloqués, sans solution en vue – leurs cargaisons ayant déjà été payées par des acheteurs nigériens. LE CORRIDOR NIAMEY-COTONOU GELÉ

L’axe commercial de 1000 kilomètres reliant la capitale du Niger à Malanville (dans le

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es effets du blocus décidé par la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CÉDÉAO), à la suite du coup d’État du général Abdourahamane Tiani, se font ressentir chez les voisins méridionaux du Niger. Ce pays enclavé est fortement dépendant des ports du golfe de Guinée et des marchés du géant nigérian, et les économies de ce dernier et du Bénin pâtissent également de la fermeture de son marché. À Kano, ville du Nigeria de 4 millions d’habitants et hub sahélien


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nord du Bénin), puis au port de Cotonou, était fort fréquenté avant le putsch, car exempt d’attaques terroristes. Depuis le blocus, au poste-frontière de Malanville, une file de camions à l’arrêt s’étire sur des dizaines de kilomètres. Les grossistes nigériens en produits alimentaires constituaient par ailleurs les plus importants acheteurs de céréales dans le nord du Bénin, et les cultivateurs du département d’Alibori se voient privés de leur principal débouché. Les informations recueillies par les journalistes locaux et internationaux font état d’une contrebande accrue sur le fleuve Niger. Sur la côte, le port de Cotonou tourne au ralenti depuis le putsch: le pays permettait au Niger, du fait de son enclavement, d’utiliser ce port à moindres frais (grâce à un régime de taxes préférentielles, sous condition que les biens importés au Niger ne soient pas réexportés). Autre impact non négligeable pour le Bénin: le gel du projet de corridor routier et ferroviaire qui devait faciliter la circulation des marchandises entre Niamey et Cotonou. Peu après l’annonce du putsch, le principal financier du projet, l’agence gouvernementale américaine Millenium Challenge Corporation, a suspendu son aide de 302 millions de dollars à la partie nigérienne. La CÉDÉAO exige la libération du président renversé, Mohamed Bazoum, et la restauration de l’ordre constitutionnel. Aucun assouplissement du blocus n’est donc au programme. Le Niger demeure le pays le plus affecté, malgré la non-application du blocus par ses voisins de l’Ouest, le Mali et le Burkina Faso – eux aussi gouvernés par des militaires putschistes. ■ AFRIQUE MAGAZINE

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La population de rhinocéros augmente

La réserve de Mkhaya, à Eswatini.

Les politiques de conservation portant leurs fruits, le continent comptait 23290 spécimens fin 2022.

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ous pouvons pousser un soupir de soulagement pour la première fois depuis une décennie.» Michael Knight, président du groupe de soutien aux rhinocéros à l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), ne cache pas sa satisfaction. Après des années de décrue, les deux espèces du continent voient leur population croître: +5,6 % en un an pour le rhinocéros blanc d’Afrique australe (16803 individus recensés), et +4,2 % pour le rhinocéros noir d’Afrique de l’Est (6487). Au total, le continent compte 23290 spécimens, contre environ 4000 en Asie (principalement en Inde et au Népal, l’Indonésie ne comptant que quelques dizaines de survivants). Le braconnage y coûte encore la vie à environ un demi-millier de rhinocéros par an (la

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plupart des victimes se trouvent en Afrique du Sud). Un chiffre cependant près de trois fois inférieur au pic de 2015, où 1349 avaient été tués. Ils sont braconnés pour leurs cornes, auxquelles des superstitions chinoises prêtent des vertus thérapeutiques, le kilo se vendant 60000 dollars au marché noir (soit aussi cher que l’or). L’UICN prête ce succès encourageant à ses méthodes de conservation et de sensibilisation: les aires protégées procurent des emplois aux communautés locales et préservent les animaux du braconnage. En Afrique du Sud, l’ONG African Parks vient de racheter l’immense réserve privée de l’entrepreneur millionnaire John Hume, pour y faire vivre 2000 spécimens blancs. Un demi-million de rhinocéros peuplait l’Afrique au début du XXe siècle. ■ 87


Pages dirigées par Danielle Ben Yahmed

VIVRE MIEUX

Connaissez-vous bien vos artères? LES MALADIES QUI TOUCHENT les artères (infarctus du myocarde, accident vasculaire cérébral…) font des ravages. Le grand responsable, notre mode de vie : le tabac, l’obésité, l’hypertension, mais pas seulement. Elles peuvent aussi être d’origine génétique et apparaître chez des sujets ne présentant pas de risques. APRÈS 40 ANS, notre mode de vie entraîne souvent l’accumulation de graisse et de cholestérol sur les parois des artères du cœur. Le danger: le jour où les plaques graisseuses se détachent et bouchent la circulation sanguine, c’est l’infarctus. Myriam, la quarantaine, sportive, alimentation équilibrée, vient d’en faire un, elle ne savait pas que cette maladie pouvait aussi être provoquée par un gène et n’était pas suivie médicalement sur ce plan. Aujourd’hui, la dissection spontanée des artères coronaires (SCAD) est reconnue comme une cause fréquente de crise cardiaque, plus particulièrement chez les femmes, sans facteur de risque particulier, souvent sportives, avec une alimentation équilibrée. La SCAD pourrait représenter jusqu’à un tiers des cas d’infarctus féminins avant 60 ans! La plupart du temps, l’accident se produit dans la quarantaine. Il peut cependant arriver plus tôt, dans l’année qui suit un accouchement, ou plus tard, pendant la transition vers la ménopause.

Un gène est responsable Cette affection survient lorsqu’un hématome se forme dans la paroi d’une artère coronaire et ne se résorbe pas vite. Il va alors boucher le vaisseau et provoquer subitement une déchirure de sa paroi, causant l’infarctus. Cette affection a une origine génétique, mieux cernée grâce à une étude internationale de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), publiée dans Nature Genetics en mai 2023. Les scientifiques ont identifié 16 variants associés à un risque plus élevé de SCAD. Il est en outre apparu qu’un gène appelé «F3» a souvent un défaut d’expression: celui-ci produit moins de facteur tissulaire, lequel a pour rôle de résorber les hématomes (pouvant se produire de façon spontanée dans les artères) à l’intérieur des tissus. La mauvaise résorption, aboutissant à la déchirure artérielle, serait donc une cause génétique de cette forme d’infarctus. Autres données apportées par l’étude: un cholestérol élevé, un surpoids ou encore un diabète de type 2 n’ont aucun impact sur le risque de faire une SCAD. À l’inverse, il existe un lien robuste avec une tension artérielle un peu plus élevée que la moyenne. Les symptômes de cette maladie ne diffèrent pas de ceux d’un infarctus classique: une douleur oppressante au centre de la poitrine pouvant irradier vers les bras et la mâchoire; mais également chez les femmes des troubles plus vagues, comme des vertiges soudains, une fatigue intense, des essoufflements. Un examen d’imagerie, l’angiogramme, permet de visualiser l’artère déchirée et de confirmer le diagnostic. Sous coronarographie, un petit ballonnet est glissé jusqu’à l’artère atteinte, puis gonflé pour rétablir le flux sanguin. La plupart des SCAD guérissent spontanément après cela. Dans certains cas, il faut néanmoins avoir recours à la pose d’un stent (petit ressort pour maintenir l’artère ouverte), ou plus rarement à une chirurgie pour contourner 88

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l’artère endommagée. L’hypercholestérolémie familiale est l’une des maladies génétiques les plus fréquentes. On estime que plus de 80 % des personnes atteintes ne le savent pas!

Une maladie mal connue, sous-diagnostiquée Touchant autant les femmes que les hommes, cette affection héréditaire entraîne une élévation importante du mauvais cholestérol (LDL) dès l’enfance. Rien à voir avec l’hypercholestérolémie liée au mode de vie. Ici, en raison d’une mutation génétique, la protéine qui permet de faire entrer le cholestérol dans le foie est produite en quantité insuffisante. Le LDL s’accumule alors dans les artères, formant des plaques d’athérosclérose tôt. Il existe deux formes d’hypercholestérolémie familiale. L’une est dite «homozygote», parce que l’on hérite d’un gène malade de chacun de ses parents: cette forme, rare, est sévère, et des problèmes cardiovasculaires peuvent survenir avant l’âge de 10 ans. L’autre est dite «hétérozygote», car un seul gène est défaillant: bien plus répandue, elle touche une personne sur 250. Dans ce cas, bon nombre d’accidents cardiaques surviennent dès la trentaine – le plus courant étant avant 50 ans chez les hommes et avant 60 ans chez les femmes. Selon les recommandations de l’Organisation mondiale de la santé, certains pays proposent un dépistage systématique chez les enfants entre 2 et 8 ans, par un simple dosage du cholestérol dans le sang. Encore peu commune, cette mesure permettrait d’engager un traitement avant qu’il ne soit trop tard. Malheureusement, au niveau mondial, l’âge moyen du diagnostic se situe autour de 44 ans. La plupart du temps, le dépistage est réalisé chez les membres d’une famille après un premier diagnostic par hasard, ou plus souvent après un premier infarctus. Une chose est sûre: l’hypercholestérolémie familiale doit être recherchée face à un taux de mauvais cholestérol supérieur à 1,9 g/l, et en cas d’antécédents (chez les parents, enfants, frères et sœurs) d’accident cardiovasculaire précoce: angine de poitrine, crise cardiaque, AVC avant 55 ans chez un homme ou 60 ans chez une femme. Par ailleurs, certains symptômes doivent alerter: des plaques ou nodules jaunâtres (dépôts de cholestérol) au niveau de la peau des mains, des paupières ou des chevilles, et des arcs de cercle blanchâtres autour de l’iris. Les solutions thérapeutiques ont démontré leur efficacité. Un traitement par remèdes le plus tôt possible, associé à des mesures diététiques (réduction des graisses d’origine animale, charcuteries, viandes grasses, produits laitiers, aliments industriels riches en mauvaises graisses…) permet d’éviter les accidents cardiovasculaires. Plus la prise en charge est précoce, mieux c’est. Avoir des artères du cœur couvertes de plaques de graisses dans la trentaine, avec pourtant un taux de cholestérol normal L’étude a été menée sur près de 200000 patients victimes d’accident et sans aucun autre facteur de risque est possible, bien que vasculaire cérébral (AVC), et environ 2 millions paradoxal. D’après une étude récente publiée dans European d’individus témoins d’origines géographiques Heart Journal en juin 2023, une mutation du gène ACTA2 serait très diverses. Les résultats, parus dans Nature en cause. Celui-ci se trouve dans les cellules musculaires qui Medecine, en avril 2023, révèlent de nouveaux gènes tapissent les artères et les font se contracter pour contrôler la impliqués dans la genèse de cette affection, pression sanguine. En cas de mutation, un stress dans la cellule avec des informations importantes pour prédire musculaire se produit, provoquant une plus grande fabrication les risques. Ils ouvrent également la voie de cholestérol en interne (non visible dans le sang), et entraînant à des cibles médicamenteuses pour prévenir la formation de plaques d’athérome. Heureusement, l’étude montre ou traiter cette maladie, deuxième cause également que les remèdes permettent bien d’empêcher ce phénomène de décès dans le monde, et source dangereux induit par la mutation génétique. ■ Annick Beaucousin de nombreux handicaps.

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AVC: de nouveaux gènes impliqués

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J’essaie de vivre le plus simplement possible. Et je pense beaucoup à l’avenir de mes enfants. Je ne veux pas qu’ils galèrent comme moi.

10 De jour ou de nuit? De jour. Sortir la nuit, en boîte ou dans les maquis, ne m’a jamais intéressé.

Tiken Jah Fakoly Figure de proue du reggae, le CHANTEUR IVOIRIEN MILITANT défend inlassablement une Afrique forte, libre et unie à travers sa musique. propos recueillis par Astrid Krivian 1 Votre objet fétiche? Un petit sac en cuir en forme d’Afrique. Sur scène, il me donne la force: j’ai l’impression que le continent m’accompagne.

coup de fil ou lettre?

Coup de fil. On est, hélas, tous prisonniers du téléphone aujourd’hui!

12 Votre truc pour penser

à autre chose, tout oublier?

Aller dans ma ferme, loin de Bamako, pour être avec les animaux, la nature.

13 Votre extravagance favorite? Je peux dépenser beaucoup d’argent pour acheter une biche ou une antilope. J’aime les animaux, je veux qu’ils soient bien traités.

14 Ce que vous rêviez d’être

quand vous étiez enfant?

2 Votre voyage favori? Les pays africains. Je suis heureux sur ce continent, je me bats pour lui. Je vais bientôt en RDC, à Goma, pour un concert; j’ai hâte.

Chanteur. J’ai pleuré la mort de Bob Marley comme s’il était de ma famille. J’ai réalisé ce rêve. Mais je ne m’imaginais pas chanter au Zénith ou à Bercy!

3 Le dernier voyage que vous avez fait?

15 La dernière rencontre qui vous

À Marseille, pour le festival Fiesta des Suds.

a marqué?

4 Ce que vous emportez

toujours avec vous?

Le regretté DJ et chanteur U Roy. Très sympathique et chaleureux. C’était un honneur!

Mes boubous, mes tenues de scène.

16 Ce à quoi vous êtes incapable

de résister?

5 Un morceau

L’amour des enfants.

17 Votre plus beau souvenir?

de musique?

«Nou pas bouger», de Salif Keïta. J’aime l’engagement du chanteur.

Braquage de pouvoir, Chapter Two Records/ Wagram Music.

6 Un livre sur une île déserte?

Ma première fois en Jamaïque. C’est comme en Afrique! Ses habitants ont nos qualités et nos défauts.

18 L’endroit où vous aimeriez vivre?

Allah n’est pas obligé, d’Ahmadou Kourouma. Cette histoire d’un enfant soldat pendant la guerre au Liberia m’a beaucoup marqué.

À Gbéléban, où j’ai grandi, dans le nord de la Côte d’Ivoire. Mes parents n’étaient pas riches, on allait aux champs, on s’éclairait à la torche la nuit. Des moments inoubliables. Quand j’y suis, je n’ai plus envie de partir.

7 Un film inoubliable?

19 Votre plus belle déclaration d’amour?

Une mini-série, Racines [l’histoire d’une famille afro-américaine sur trois générations, ndlr]. Adolescent, j’ai découvert, révolté, la souffrance des ancêtres lors de la traite transatlantique.

Celle pour l’Afrique à travers ma musique.

8 Votre mot favori? «Rastafari». 90

11 Twitter, Facebook, e-mail,

20 Ce que vous aimeriez que l’on retienne

de vous au siècle prochain?

Que je me suis battu pour le réveil de l’Afrique. Un continent très riche à la population très pauvre. Ça me choque. ■ AFRIQUE MAGAZINE

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YOURI LENQUETTE - DR

LES 20 QUESTIONS

9 Prodigue ou économe?


Rhythm and News PARIS 107.5 www.africaradio.com


‫ﺍﻟﺪﻭﻟﻴﻮﻥ‬ ‫ﺍﻹﻋﻼﻡ ﺍﻟﺪﻭﻟﻴﻮﻥ‬ ‫ﺷﺮﻛﺎء ﺍﻹﻋﻼﻡ‬ ‫ﺷﺮﻛﺎء‬

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