CHANGEMENT CLIMATIQUE L’AFRIQUE AU DEFI
PA R ZYAD LI MAM
CLIMAT, LE CHALLENGE DU SIÈCLE
En moins de deux décennies, le changement climatique et ses conséquences sont devenus une question de première urgence pour l’Afrique. Nous sommes les plus pauvres, les plus fragiles, les moins déve lopp és, et nou s so mm es pour ta nt lourde me nt impactés [voir notre dossier pages 32-41].
Nous avons très peu « contribué » à ce dérèglement. Les chiffres varient, mais disons que le continent génère 3 à 9 % des gaz à ef fet de serre. Miroir de notre pauvreté, un milliard et quelques d’Africains « polluent » moins que 20 0 millions d’Américains (11 %), presque trois fois moins que la Chine et son 1,5 milliard d’habitants. Pour tant, le continent se réchauffe plus vite que la moyenne mondiale (+1,4 °C depuis l’ère préindustrielle contre +1,1 °C), en impor tant le réchauf fement des autres Les canicules, fortes pluies, inondations, cyclones tropicaux et sécheresses persistantes ont déjà des ef fets dévastateurs. La montée des océans et des mers menace de grandes conurbations : Tunis, Casablanca, Dakar, Abidjan- Lagos, Luanda, Maputo Les coûts des pertes et dommages dus au changement climatique en Afrique sont estimés entre 290 et 440 milliards de dollars sur la période 2020 -2030.
L’Afrique n’est pas soutenue – loin de là – à la hauteur du préjudice. Elle est victime d’une injustice climatique majeure Elle contribue peu au changement climatique, elle utilise peu d’énergie carbonée, elle paie déjà un e fa ct ure éc onom ique, so ci al e et hu main e disproportionnée Pour tant, elle est encore très peu aidée en matière de gestion des risques et de transition économique. Le financement de l’adaptation au climat ne représente qu’une gout te d’eau dans l’océan de ce dont a besoin le continent. Plus de 50 pays africains ont soumis leurs contributions au niveau national Pour mettre ces contributions en œuvre, il faudrait près de 2 80 0 milliards de dollars avant 2030. On en est loin, très loin Ce devrait être l’un des sujets principaux de la COP 29 à Bakou, en novembre prochain.
Les conséquences concernent en premier l’agriculture (à laquelle on doit ajouter l’élevage et la pêche), un secteur clé pour la stabilité sociale et l’économie du continent. L’ensemble fait vivre six Africains sur dix À cause du changement climatique, la croissance de la productivité agricole a chuté, selon
les Nations unies, de plus d’un tiers depuis 1961 (UN) L’im por ta ti on de prod uit s al im enta ires conna ît un e hausse co nt inue et la fa ct ure pourrait dé passe r les 110 milliards d’euros dès 2025 Les cultures de rente, com me le caca o, so nt au ta nt to uché es qu e le s cultures vivrières, qui constituent la base de la souveraineté alimentaire de l’Afrique.
Dans ce contexte, on lui demande de résoudre une impossible équation, comme par miracle. Elle doit com bi ne r cr oi ssanc e éc onomiqu e et dé mographique avec adaptation au changement climatique. Elle doit décarboner, alors que son besoin en énergie est vital si elle doit émerger de l’obscurité et du sous -développement. Elle doit devenir un acteur majeur des énergies renouvelables, sans bénéficier, pour le moment, d’un soutien financier et technique massif des pays riches, et tout en ayant à répondre à une multitude d’urgences en matière de santé, d’infrastructures, d’éducation, d’urbanisation… Il n’y aura pas de solution pour l’humanité, s’il n’y a pas de solution pour l’Afrique. Si, demain, le continent devait at teindre un niveau de développement comparable à celui de l’Inde ou du Vietnam, si nous devions tripler notre revenu par habitant et notre niveau de vie – ce qui serait un minimum –, si nous devions fournir de l’énergie à la grande majorité des Africains, à toutes les entreprises, et pour un coût raisonnable, et si cet ef fort nécessaire, urgent, devait se faire sans transition vers des modèles renouvelables et durables, alors l’Afrique deviendrait l’une des principales causes du réchauffement et de la catastrophe globale C’est l’une des donné es fondamental es du problème : le change me nt clima ti qu e, pa r dé finitio n, n’a pa s de frontières
Une partie de l’avenir est entre nos mains. Par la bon ne go uver nan ce, par la mob ili sa tio n de no s entreprises, de nos entrepreneurs, de nos créatifs, de nos ing énieurs, par le soutien acti f de la puissanc e publique, par la mise en place de projets réalistes et ba nc ab le s, par la re monté e de l’urge nc e dans le s circuits de financements multilatéraux, les fonds, les fo nd at ion s… C’es t po ss ib le. C’es t ce rtai ne me nt un fa cteu r de cro is sa nc e et de déve lopp em ent. Et de toute façon, nous n’avons pas le choix ■
3 ÉDITO
Cl imat, le défi du siècle par Zyad Limam
8 ON EN PARLE
C’EST DE L’ART, DE LA CU LT UR E, DE LA MODE ET DU DESIGN Nouveaux mondes
28 PA RCOURS
Nincemon Fallé par Astr id Kr ivian
31 C’EST COMM EN T ?
Un trafc ou blié par Emmanuelle Pontié
100 CE QU E J’AI APPRIS
Mohamed Abozek ry par Astr id Kr ivian
112 VI VR E MIEUX
Le foie, un pilier de votre santé par Annick Beaucousin
N° 45 3 JU IN 20 24 P.08
114 VI NGT QU ESTIONS À… AF FA par Astr id Kr ivian
TEMPS FORTS
32 Changement climatiq ue : C’est déjà demain par Cédr ic Gouver neur
76 Nawel Ben Kraïem : La conscience politique au serv ice de l’ar t par Luisa Nannipieri
82 Nabil Ayouch « C’est un flm miraculeux » par Jean-Mar ie Chazeau
88 Rachida Brakni
« Au nom de Kaddou r et des or ig ines » par Astr id Kr ivian
94 Saber Mansou ri : «Le roman se nou rr it du réel » par Astr id Kr ivian
P.76
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DÉCOUVERTE
43 Djibouti : Garder le cap par Zyad Limam, avec Rémy Darras et Emmanuelle Pontié
44 Envers et cont re tous
46 La st ratégie de l’adaptation
52 Mahamoud Ali Youssouf : « Nous voulons cont ribuer à la paix et à la sécu rité »
56 Doraleh-DP World : Djibouti ne ferme pas la porte à un accord
60 Le projet Damerjog
64 Le futu r en objectif
70 Port folio : Entre terres et mers
BUSINESS
102 Lithiu m : cont rôler le nouvel « or blanc »
106 Ngone Diop : « Sans l’Afrique, personne ne pourra développer sa transition énergétiq ue »
108 Le Sénégal veut faire preuve de souveraineté
109 Commerce for issant entre la Côte d’Ivoire et le Sahel
110 La Fondation OCP, opérateu r de changements
111 Au Nigeria, la mégaraff nerie
Dangote en exemple par Cédr ic Gouver neur
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ON EN PA RL E
C’est ma in te na nt , et c’est de l’ar t, de la cu ltu re , de la mo de , du de si gn et du vo ya ge
NOUVEAUX MONDES
Pa r l’anticipat ion, DI X-HU IT ARTIST ES AR ABES question nent et transg ressent le présent.
FASCINANTES, étranges, métaphoriques, visionnaires
Les œuvres contemporaines exposées à l’IM A proposent un voyage décentré au cœur d’une planète à la dérive – mondialisation, écologie, migration, genre, décolonisation –, afin de penser des univers alternatifs. Plasticiens, photographes, performeurs, vidéastes, tels Sophia Al-Maria, Fatima Al Qadiri ou Hicham Berrada, explorent ainsi les sphères oniriques de la science-fiction et les nouveaux imaginaires arabes. À l’image d’un laboratoire d’hy pothèses se déployant dans tous les territoires de la création Ici, une photographie où une
voiture volante (et violette) transporte sur son capot un personnage en djellaba à capuche ; là, une vidéo numérique où une exploratrice avance sur des reliefs inhospitaliers, cernée de soucoupes mi-porcelaine mi-raie manta. Le fantastique côtoie le dystopique, le chimérique joue avec le politique. Et l’on se met à rêver les mondes de demain, avec appréhension et expectative tout à la fois ■ Catherine Faye « ARABOFUTURS, SCIENCE-FICTION ET NOUVEAUX IMAGINAIRES », IM A, Paris (France), jusqu’au 27 octobre 2024 imarabe.org
RY TH ME S
SO UN DS
Àécouter maintenant !
Msak i& Tu batsi
Sy nt heti cHeart spar tI I,NoFor mat.
Un an seulementaprès la parution du premiervolet de Sy ntheticHearts,Msaki et Tubatsirev iennentavec un second chapitre tout aussiréussi, enregistré à Johannesburg.Entouré du violoncelle maîtrisé de ClémentPetit,leduo ici formépar Msak i(chanteuse dontsont fans DiploouPrinceKaybee) et Tubatsi Mpho Moloi (membredugroupe UrbanVillage) brilletantvocalement quesémantiquement. Hy pnotique.
ROCK ÀLADARIJA
AV EC SWAK EN,LEGROUPE
FR ANCO-M AROCAI N transfor me le coup d’essa i en électriq ue conf ir mation.
DÈSLES PR EMIÈRESMESUR ES,lavoixdeYousraMansour nous captiveimmédiatement,évoquantles grandesdivas orientales comme lesicônesdupunkféminin britannique façonA ri Up.D’ailleurs,l’album aété enregistrédansles studiosRealWorld de PeterGabriel,dans le Wiltshire. Parson hybriditésonore, quelquepartentre le rockà180° de LedZeppelin et la transe gnaoua, il respecte le cahier descharges du labelduchanteuranglais.Autourdelachanteuse, celuiqui a cofondéBab L’Bluz avecelle, le guitariste et joueur de guembrifrançais BriceBottin,ainsi queBrahim Terkemani et Jérôme Bartolome, tous bien déterminés àser virses litanies en darija.Ellen’hésitepas non plus àdénoncerles rouagespatriarcaux de la sociétémarocaine, en abordant de front les problèmesdesanté mentale. Un disque loind’être tiède, donc,qui méritait cetécrin rock’n’roll hantédonnant raison àson titre: en darija,« swaken »signifie être possédé… ■ Sophie Rosemont BABL’BLUZ, Swaken, Real World.
Flav ia Coel ho
Gin ga,PIA S.
Dans la lettre manuscrite quiaccompagne ce nouvel album, la chanteuse brésilienneexpliquesaquêteincessante d’unemusique toujourssincère,endépit d’un statut désormaisétabli, et sondésir de revenir auxsources :delamusique avec laquelle elle agrandi, de la sambaau G-funk,maisaussideson vécu personnel, adolescenteàR io de Janeiro. Avec une bonnedosed’amapiano, on tientun Ginga àlafoisdansant et fédérateur !
BallakéSissoko &DerekGripper
Ba lla k éS issoko &D er ek
Gr ipper,Platoon.
Décidément féru de collaborations, le célèbre musicien malien fait icidialoguer sa kora avec la guitareduSud-A fricain DerekGripper,etc’est absolument superbe. Les27cordesici réunies modulent leshumeurs et lesémotions, grâceàune écoute mutuelle desdeux musiciensetàune sensibilitéqui se déploie au fils dessepttitressensibles, de «Ninkoy» à« Basle».Unduo presque év ident, même si SissokoetGripper ne parlentpas la même langue. ■ S.R
SO AP -O PÉ RA
QUAND NOLLYWOOD S’INVITE À BOLLYWOOD !
Pour la prem ière fois, une série nigériane a été tour née en Inde. UN MÉTISSAGE COLORÉ, da ns lequel l’argent, la fa mi lle et l’amou r s’affichent comme des va leurs sû res. DA NS CET OR DR E…
UNE QUINQUAGÉNAIRE nigériane richement enturbannée quitte Lagos pour se faire soigner en Inde, où son frère a fait fortune. Elle ne sait pas que son fils, qui lui cache sa vocation artistique, a gagné un concours de danse pour tourner un clip à Mumbai… En six courts épisodes, cette série raconte, façon télénovela chic, les « hasards » qui vont permettre de recoudre des fils familiaux distendus. Du golfe du Bénin aux rives du Gange, le titre, Postcard s, colle bien à la mise en scène, qui n’offre que des images clichées et léchées des deux cités : autoroutes urbaines sans embouteillages dans la mégalopole africaine ; cliniques rutilantes loin des bidonvilles dans la cité indienne… Les difficultés d’intégration des Africains en Inde sont évoquées au détour des dialogues, mais aussi celles du métissage, à travers le couple indo-nigérian formé par un médecin et son épouse yoruba. En apparence progressiste, le scénario vante
un certain conformisme matérialiste (« On est riches, mais on n’est pas Elon Musk non plus ! »), voire moral, sur la famille et l’avortement Une femme est pourtant derrière la caméra : Hamisha Daryani Ahuja, qui est aussi une productrice et actrice nigériane d’origine indienne. Il y a quatre ans, dans un premier crossover, Namaste Wahala, déjà pour Netf lix, elle décrivait une love stor y à Lagos entre un banquier d’origine indienne et une avocate nigériane. Cette fois, c’est Nollywood qui s’est déplacé à Bollywood, scènes de chant et de danse à la clé (mention spéciale pour l’entêtante chanson du générique), en partageant un humour finalement très british. Car comme le dit l’un des personnages : « On parle la même langue, on a eu le même colonisateur ! » ■ Jean -Marie Chazeau POSTCARDS (Niger ia), de Hamisha Daryan i Ahuja. Avec Sola Sobowa le, Tobi Ba kre, Richard Mofe-Dam ijo. Su r Net f ix
AL BU M
LASS D’UN PAYS ÀL’AUTRE
Aprèsu npremier al bu mt rèsprometteu r, le chanteur sénéga la is signe Pa ssepor t,u nd isqueàlafoisGROOV YETCONSCIENT.
DÈS 2022, Bumayé imposait son talent. Né en banlieue de Dakar, inspiré par les voix d’Oumou Sangaré ou de Yandé Codou Sène, il asuimporter en France les mélopées ouest-africaines et la langue lingala. Produit par Jordan Kouby (qu’on avuaux côtés d’Imany, Keziah Jones ou Faada Freddy), ce second album réussit une fois encore le mélange des genres, entre ballades mélancoliques et afro-pop bien sentie. Côté collaborations, Lass est entouré du pianiste Roberto Fonseca, qu’il considère «comme un frère»,etdeDavid Walters :« Nous nous sommes rencontrés lors du projet de Voilaaa avec le producteur Bruno Patchworks, et nous sommes restés en contact depuis. Nous communiquons et collaborons fréquemment sur divers projets, et notre lien s’est transformé en amitié. » Loin d’être dévoré par son ego, il souhaite mettre sa créativité au service de ses convictions, sans en oublier le pouvoir réparateur. Àcommencerpar le titre même de l’album :« Il vise simplement àattirer l’attention sur
une injustice majeure entre les continents :certains ont le bon passeport, quand d’autres n’en ont pas.
Aujourd’hui, nous parlons de la mondialisation et de la manière dont le monde est devenu un petit village planétaire. Les échanges culturels, économiques et humains sont cruciaux. Il est incompréhensible qu’un Africain doive demander l’autorisation de voyager.
Pendant ce temps, les Européens, les Américains ou les Asiatiques n’ont qu’à acheter un billet pour explorer le monde. Les Africains restent confinés sur le continent. »
Àcesentiment claustrophobique, Lass répond par la musique la plus éclectique possible. Le très beau titre conclusif de Passeport,« Samba », témoigne de son éternelle curiosité :« En tant qu’artiste, je ne fixe pas de limites, j’explore toujours. Je m’inspire de nombreux de mes pairs africains, tels que Bembeya Jazz, Orchestra Baobab, Youssou N’Dour ou Salif Keita. Ce bassin diversifié d’artistes enrichit énormément mes horizons musicaux. » ■ S.R.
LASS, Passepor t, Wagram Music/ Chapter TwoRecords
Co nc er td onné su rl as cène de la plage, àE ssaouira.
ESPRIT FUSION
Pour sa 25e éd it ion, le Fest iva l Gnaoua et musiques du monde va ànouveau SECOUER L’ANCI EN NE MOGA DOR.
ESSAOUIR Arésonne encore desconcertsdeJimmy Page et Robert Plant(LedZeppelin)avecMaâlemBrahim El Belkani, de la prestation de Randy Weston avecAbdellahBoulk hair El Gourdou de celledeCarlosSantana avec MaâlemMahmoud Guinia. Àl’origine de cesrendez-vous culturelsdevenus cultes, il yalatradition d’uneconfrérie d’anciensesclavessubsahariens arrivésauMaroc parles caravanesde la traite négrière, au cours du XV Ie siècle.Puis,lafougued’une poignéed’amisqui lance, souslahoulettedeNeila Tazi,unfestivalavant-gardiste, guidé parl’urgence de sauvegarderunpatrimoineancestral menacé de disparition. L’idée ?Faire fusionnerpassé et présent, scène internationale et héritage immatériel.Lasymbiose et l’énergie sont telles qu’elles placentaujourd’hui Essaouirasur la carte mondiale desv illes musicales, au même titreque Montreux ou la Nouvelle-Orléans. Inscrit surlaliste du patrimoine immatériel de l’Unesco en 2019,lefestivalfêtecette année en grandunquart de siècle de passions musicale,patrimoniale et humaniste. Avec un programmeambitieux ■ C.F.
25E ÉDITION DU FESTIVAL GNAOUA ET MUSIQUES DU MONDE, Essaou ira, du 27 au 29 juin 2024. festival -gnaoua.net
FAUSSES PROMESSES
LI VR E Un textefor tetnécessa ire su rLAQUEST ION desSANS-PA PI ERS.
LA PHOTOENNOIRET BL ANCsur la couverture du livreest en elle-mêmeun actederésistance. On yvoitune jeunefemme,entre questionnement, colère et détermination,assisesur descouvertures entasséesaupiedd’une alcôve d’église. Àses côtés, un enfant dort.Librementinspiré desévénements de l’église Saint-BernarddelaGoutted’Or, occupée pardes étrangers «ensituation irrégulière » du 28 juin au 23 août 1996, le récit de Gauz remet surledevantdelascène lesacteurs de cettelutte Dans unelanguequi sonneetrésonne,l’auteur du remarqué Debout-payé (2014),finaliste du prix internationalBooker, redonne ainsi unevoixaux hommes et auxfemmesqui furent au cœur de la batailledes «sans-papiers ». ■ C.F.
GAUZ , Les Portes, Le NouvelAttila, 192pages,18,50 €
CI NÉ MA
LA TOILET TE DESMAURES
Pour év iter d’êt re EX PU LSÉDEFRA NCE, un jeu ne Algérien va travail lerpou rdes pompes fu nèbres musu lmanes et renouer avec lesracines qu’i lrejetait…
NÉ
ÀSÉTIF,filsdediplomatequi abeaucoupvoyagé, Sofianeest un étudiant algérien pastrèsintéressépar sesétudesenFrance, où il vitavecsafamille. Résultat :l’universiténerenouvellepas soninscription,etilest menacé d’expulsion. Pour rester,ilvadevoirtrouver un contratdetravail.Etc’est dans uneentreprise de pompes funèbres musulmanes qu’une possibilités’offre àlui.Pourlejeune homme, éloignédelareligion, venant d’un milieu plutôt aisé et rejetant sesracines, l’apprentissagevaêtredifficile.Bienqu’égocentriqueetunpeu fanfaron,ilva finir pars’intéresser auxautres… On découv re avec luides gestes ritualisés sur lescorps desdéf unts, rarement montrésdanslafiction,etonsuitl’évolution de sonpersonnage, longtemps indéchiffrable.Leréalisateur algéro-brésilien Karim Bensalah semble avoirmis beaucoup de luidanscepremier long-métrage, délicat et souventlumineux. S’il forceparfois un peules événements dans le scénario, sonportraitcomplexe d’un jeunearabe d’aujourd’huiest plutôt réussi. ■ J.-M.C
SIXPIEDS SU RTER RE (France),deKar im Bensalah. Avec Ham za Meziani,Kader Affa k, SouadA rsane. En sa lles
« ÉTHIOPIE, LA VALLÉE DES STÈLES », MUSÉE FENAILLE, Rodez (France)
Du 15 juin au 3 novembre musee- fenaille.rodezagglo.fr
Le mu sé e Fen aill e d’arché ologi e.
LA MAGIE DES STÈLES ÉTHIOPIENNES
LE
MUSÉE FENA ILLE présente des œuvres except ionnel les, issues d’un site un iq ue au monde, qu i fascine les archéologues depuis plus d’un siècle.
DA NS LA VA LLÉE du Rift éthiopien, sur les contreforts des hauts plateaux du sud-est, s’étend le pays gedeo, patrimoine culturel de l’Unesco depuis septembre 2023. Dans les forêts sacrées, au-dessus des pentes cultivées, on pratique encore les rituels traditionnels et, le long des crêtes, se dressent des milliers de monuments mégalithiques vénérés par les Gedeo.
Les chercheurs tentent de percer les secrets de ces mystérieuses stèles phalliques ou anthropomorphes depuis plus d’un siècle À l’occasion d’une nouvelle mission archéologique française sur place, le musée Fenaille présente « Éthiopie, la vallée des stèles » : plus de 90 pièces originales, une sélection unique de mégalithes provenant du site de Tuto Fela et dix stèles monumentales en pierre conser vées au Weltkulturen Museum de Francfort, exposées pour la première fois dans l’Hexagone Des objets collectés sur le terrain, croquis, vidéos et entretiens avec les habitants, complètent le parcours L’exposition sera déclinée dans un deuxième temps en Éthiopie, en collaboration avec le musée national d’Addis-Abeba. ■ Lu is a Na nnip ier i
INCESSANTS VA-ET-VIENT
UN E RÉFLEX ION SU R L’EX IL , l’ident ité, les or ig ines, la mémoi re, et le ta ngage entre deux pat ries, deux univers : la France
de la mère, l’Algérie du père.
« PETI TE , SI JE PR ENAIS L’AV ION EN HI VER, je voyais que l’Algérie était verte et que la France était grise. Mais si c’était l’été, je voyais que la France était verte et l’Algérie ocre » Aller, venir, part ir, revenir Pour Yasmina Liassine, comme pour beaucoup d’autres, les or igines et les frontières nour rissent un questionnement sans fin, permanent, laby rint hique. C’est d’ailleurs celui de la cathédrale du Sacré- Cœur d’Alger, matérialisé par une mosaïque composée de cinq carrés datant de 324 après J.- C., qui amorce le cheminement de l’auteure. Cette pièce unique de l’ar t chrétien antique est la plus ancienne représentation de l’Église sous forme de laby rint he Le dédale conduit au cent re, où l’on peut lire dans tous les sens : Sancta Ecclesia (« Sainte Église »). La pr imo-romancière, qui a signé deux essais sur les mathématiques voilà quelques années, s’est réapproprié cette image métaphor ique pour s’engager dans une déambulation intime à l’entour de ce qu’elle nomme sa Sancta Al geria : « J’ai pr is conscience de tenir quand même une sorte de fil d’Ar iane qui me permet trait, je l’espérais, non pas de sort ir du laby rint he, car ce laby rint he est ma place et je m’y trouve bien mieu x que dans toutes les rues rectilig nes du monde, mais du moins de m’y promener sans crainte. » Avec une voix sincère et cadencée, chargée de parf ums, de sons et de couleurs, cette fille issue d’un mariage franco -algérois, dans les années 1960, avance, er re, se perd, rev ient sur ses pas, scrute ses souvenirs, cherche à comprendre les dissonances entre l’histoire of ficielle et les histoires plur ielles d’une Algérie où cohabitent époques et communautés, décr ypte les liens mêlés de ce pays avec la France Elle nous entraîne dans un entrelacs d’émotions, de sensations et de conf idences, distille histoires de vies, destinées de femmes, relents de nostalgie, dénoue théorèmes, paradoxes et incohérences, lit et écrit, « car le décompte object if du temps passé dans un lieu ne ref lète pas vraiment le reste, le temps passé à rêver, se souvenir, espérer » Un récit fin et vrai Entre ombre et lumière. ■ C.F.
YASMINA LIASSIN E, L’Oiseau des Français, Sa bi ne Wespieser, 184 pages, 19 €.
L’Afri à Mi
Tour d’ hor iz DU CONT IN d’ inspirat ion,
rema rq uer lo SA LON DU
LES DESIGNERS les milanaise s’exposent au Salone Satellite, qui offre un véritable tremplin à de jeunes créatifs triés sur le volet. Cette année, la Tunisie a débarqué en force avec le projet Creative Tunisia et les œuv res de Hassene Jeljeli, qui présentait les nouvelles lampes en métal ajouré de sa marque JK lighting Faites à partir de feuilles de métal récupérées et artistiquement superposées, celles-ci diff usent une lumière changeante et douce, sublimant une matière négligée. La Marocaine Selma Lazrak, basée à Munich, a exposé son interprétation contemporaine des tables basses traditionnelles. Un travail épuré et minimaliste qui évoque, à travers les lignes fines du bois et du travertin, mais aussi un jeu d’ombres et de lumières, l’architecture du pays dans son essence. My riam Bouraga, quant à elle, a choisi de mettre en valeur le savoir-faire des artisans du Moyen Atlas, qui réalisent en laine locale les tapis uniques qu’elle dessine
Ta pis Cha nti lly
Drea m, de ch ez
Ma rmouc ha, c i- contre ; la ve rs io n made in Africa du Big Ea sy, pa r Ro n Arad , ci -d es sous
d’art tissée à l’image d’un tapis de la région de M’rirt, tout en nuances et contrastes doux. Chez l’Égy ptienne Rania Elkalla, ce sont les coquilles de noix et d’œufs qui sont à l’honneur, avec Shell Homage Le bioplastique bariolé est utilisé pour créer une incroyable variété d’objets : des coques de téléphones portables, des plateaux et même des tables Mais les designers du continent ont aussi leur place chez les grands. Dolce & Gabbana a inclus des œuvres de Thabisa Mjo (A frique du Sud) et Ella Bulley (Ghana) dans le deuxième volet du projet GenD, qui crée des ponts entre la tradition italienne et le reste du monde à travers le travail de dix designers. Et Moroso a travaillé avec Ron Arad pour proposer une version Made in Africa de son iconique Big Easy et rev isiter ses assises inspirées du continent, avec les collections Modou et M’Afrique. Toutes exposées dans le prestigieux cadre de la galerie Rossana Orlandi. ■ L.N.
TOM BUK-SWIEN T Y, La Lionne :Karen Blixen en Afrique, Gaïa Éditions, 912pages,33 €
UNEPASSION AFRICAINE
Un récitcaptiva nt su rlav ie de KA RENBLI XENauKenya,r ichement illustrépar 230photographies.
S’APPU YA NT surune correspondance et desdocuments d’archives inédits, le journaliste, historienetécrivain danois TomBuk-Swienty livreunportraitsaisissantdel’auteure de La Fermeafricaine (1937), romanautobiographique quiainspiré le film OutofAfrica (1985),de Sydney Pollack. Si nous gardonssurtout en mémoirelafolle passion quilie la future écrivaineàl’aristocrate anglaisDenys FinchHatton, incarnés parMer yl StreepetRobertRedford,ledestinde cette héroïnedela« vraievie »relèvepresque du my the. Celui d’unefemme libreetaventurière,passionnéeetsanslimites. De sa jeunesse danoise àson émancipation littéraire, sonparcours illustre et questionne une époque –colonisation, Première Guerre mondiale,relations entreles peuples,rapportsàl’autre et àlanature, etc. –, mais égalementune personnalité complexemarquée parlaforce du désiretlarésistance àlaperte et àl’échec.Pendant lesdix-sept annéesqu’elle passeau Kenya,mariéepuisdivorcéeaubaron suédoisBrorvon Blixen-Finecke –qui luitransmetuntitre de noblesse, mais aussilasyphilis–, KarenBlixendirige pendant dixans la Karen Coffee Company, une fermedecafécomptant plusieurs centaines d’employés.Devenue l’une despremièresdirigeantes de grande entreprise au monde, avantde tout perdre,elleconnaît surtoutune grande histoire d’amouravec l’Afriqueorientale britannique :« Un vasteunivers de poésie s’est ouvert àmoi et m’alaissée pénétrer en lui, ici, et je luiaidonné mon cœur.» Unemanière de trouverunéquilibre dans l’ailleurs,pourcelle queles hautsetles basn’auront cessédetourmenter. ■ C.F.
BA ND ED ES SI NÉ E
DANS LESMAILLES DU FILET
Un ouvragedocumenta ire implacable su rlav ie SACR IFIÉEDES EN FA NTSSOL DATS.
EN 2020,A nnePoiret, journaliste et réalisatrice de filmsdocumentaires, prépare un reportage surles enfants de l’État islamique. Troisans aprèslavictoire de l’Irak,elleveutanalyserl’après-guerre, le traumatisme, ce qu’ilreste du conf lit en eux. Parmices «lionceaux du califat», certainsYézidis sont parquésdansdes camps de déplacés.C’est au camp de Kadiaqu’elle recueilleletémoignagedeMahar,kidnappé àdix ansauKurdistan irakien. Dans lesrangs de Daech, il connaîtl’endoctrinement desécolescoraniques, la violence des centresd’entraînement, l’enferdes combats. Àdouze ans, il se batà Deir ez-Zor,enSyrie, et àMossoul,enIrak. Àtout cela, il asur vécu. Mais àquelprix? Saisissant ■ C.F.
AN NE POIR ET ET LA RS HORN EM AN, Mahar le lionceau,oul’enfanceperdue des jeunes soldatsdeDaech, Delcourt,144 pages, 18,95 €
L’a ct ric e Nisr in E rrad i incarn e ici u ne ar ti ste incom prise
LO NG -M ÉT RA GE
TRANSE IDENTITAIRE
Une chanteuse ma roca ine, héritière d’une trad it ion à l’odeu r de souf re, rêve de gloi re à Casa blanca. Na bi l Ayouch livre un sa isissa nt PORT RA IT DE FEMME, présenté en prem ière mond ia le au Fest ival de Ca nnes.
LA DERNIÈRE IM AGE du film nous cueille. On ne la racontera pas ici, mais la scène finale est à la hauteur des ambitions du nouveau scénario de Maryam Touzani et Nabil Ayouch : nous faire suivre le parcours d’une artiste venue des marges de la société et des confins du Maroc. Touda fait partie de ces femmes mal comprises, notamment par les hommes, issues d’une lignée de chanteuses : les cheikhat Parées de leurs plus beaux atours, leurs longs cheveux souvent lâchés, elles déclament des textes d’amour, de résistance ou d’initiation, souvent grivois et qui viennent du fond des âges Farouchement indépendantes, fardées et portant de lourds bijoux sur leurs robes somptueuses, les cheikhat ont souvent mauvaise réputation et payent cher leur amour pour ces chants immémoriaux et impudiques Touda, radieuse quand elle chante, au bord de la transe, doit rappeler brutalement à ceux qui prennent ses paroles au premier degré : « Je suis une chanteuse, pas une pute ! » Le malentendu est aussi artistique : on l’apprécie pour ses talents de chanteuse – « tout le monde aime Touda », comme le dit un animateur de soirée, donnant son titre un peu ironique au long-métrage. Mais elle veut surtout incarner ce cri des cheikhat, la aïta, un appel puissant et rugueux, assez éloigné des chansons taillées pour les mariages ou les cabarets
C’est alors qu’elle se met en tête de rejoindre Casablanca, où elle pourra prouver son talent et l’exposer sur les plus grandes scènes. Afin d’incarner un tel personnage, il fallait bien une actrice à poigne, capable de laisser exploser toutes ses émotions. Nisrin Erradi incarnait dans Adam (2020), de Maryam Touzani, une femme perdue, enceinte, qui parvenait à attendrir une veuve un peu revêche, pâtissière dans la médina Comme dans le cinéma italien en noir et blanc, elle a la trempe d’une Anna Magnani pour camper une femme du peuple qui ne se laisse pas faire. Mais son personnage est ici sublimé par la mise en scène colorée de Nabil Ayouch, qui avait su si bien montrer dans Much Loved (2015) le quotidien solidaire de prostituées de Marrakech confrontées à l’hy pocrisie morale de la société. Cette fois-ci, il n’est pas question de rapports tarifés, ni de soutien entre pairs : Touda est toute seule dans ses rêves, son ambition, et elle se raccroche à l’amour qu’elle porte à son petit garçon pour avancer et porter au sommet un art décrié qu’elle maîtrise avec fougue Sa destinée nous emporte avec elle, magnifiquement, jusqu’au dernier acte, bouleversant ■ J.-M.C EVERYBODY LOVES TOUDA (Maroc-France), de Nabil Ayouch. Avec Nisrin Erradi, Jalila Talemsi, Abdellatif Chaouqi En salles prochainement
TRAVEL.
Le voyage en s’habillant
Patrice Kouadio, DESIGN ER
IVOI RI EN nous pa rle de
Ma rrakech à travers ses CA RT ES
POSTAL ES VEST IM EN TA IR ES.
PLONGER DANS MARRAKECH, son architecture, ses couleurs, ses paysages, prendre des éléments de la culture ivoirienne et tout mélanger pour donner vie à un style particulier, où chaque pièce raconte une histoire. Patrice Kouadio a allié sa passion pour la mode et pour l’architecture à son histoire personnelle pour donner vie à TRAVEL. en 2023. Un label qui lui a permis de dessiner des vêtements qui lui ressemblent et de partager en même temps son amour pour la ville ocre. Telles des cartes postales vestimentaires uniques, ses silhouettes sont conçues pour évoquer des souvenirs de voyage et d’ailleurs. Ivoirien trentenaire
installé au Maroc depuis ses études en ingénierie marketing, Kouadio travaille sur ce projet depuis plusieurs années.
Over sized et confor ta ble s, le s coup es s’ad a pte nt à toutes le s mo rpho lo gi es.
Prenons cet élément dentelé, qui est une sorte de signature de sa marque et de son agence de création et arts visuels, Esthète studio. Ce symbole géométrique que l’on retrouve partout à Marrakech, il l’avait remarqué lors de ses flâneries estudiantines dans la médina, sur le minaret de la Koutoubia. Captivé, il en a fait le point de départ de son projet, le transformant en poche de chemise au départ, et par la suite en en faisant un motif ciselé sur ses boutons chrome et or de quatorze carats. Au fil des saisons et des capsules, réalisées en édition limitée par une ancienne petite main de Dior, le designer troque la laine bouclette pour le coton kéria local et pour la soie – des tissus provenant de fins de stocks des grandes marques, qu’il mélange parfois avec du pagne baoulé ivoirien déstructuré. Il garde, en revanche, toujours l’amour des coupes oversized, souples, décontractées et adaptées à toute morphologie. Dans la dernière collection, « Symphonie de l’été », ses Traftans (Travel+caftan) s’inspirent du coucher de soleil sur Marrakech, ou de la vue de la ville depuis l’avion. L’ensemble Dot archi-kech reprend le tracé des parcelles cultivées avec un motif à pois qui est un clin d’œil au point du logo. D’autres pièces élargissent la palette au reste du pays, évoquant le ciel d’Essaouira ou les pierres et le sable de la terre d’Agafay. @shop_travel ■ L.N.
mmage s à la vil le oc re, son arc hi te ct ure et ses pa ysag es, le s co ll ecti on s de Koua d io ra conte nt un e hi stoire.
BALADE AU CAP
TROIS SPOTS où s’arrêter pour savourer la ville dans un environnement culinaire
COSMOPOLITE ET MODERN E.
BOUILLONNA NT, le Cap est l’une des villes les plus vivantes de la scène gastronomique sud-africaine. Un panorama où Vadivelu occupe une place spéciale Avec le slogan « Indian With Attitude », ce resto à la déco jungle-contemporaine, inauguré en 2023 dans la très trendy Kloof Street, propose des plats 100 % sud-africains et indiens – c’est-à-dire les recettes de la diaspora, notamment tamoule, arrivée dans le pays à la fin du XIXe À la carte, vegan-friendly, de la streetfood, comme les Pop Cones (galettes farcies avec fromage panir, chou mijoté et oignons sautés) ou les bouchées de gambas tik ka, mais aussi les curr ys en tout genre. Y compris ceux de Durban, sans crème, lait, yogourt ou beurre Dans le centre-v ille, on peut s’arrêter chez Shuck + Scoop pour goûter les huîtres du Cap, parmi les meilleures au monde, que le chef pluri-primé Rikku O’Donnchu sert accompagnées de glaces crémeuses au sésame, au chou-f leur ou au yuzu, et autres mets croustillants Une expérience sensorielle multiple, qui va du sandwich Tempura Oyster Club aux huîtres pochées dans la bière, avec œufs brouillés aux algues nori et kimchi au concombre. Des combinaisons inédites dans un lieu
particulier : The Wiggle Room. Il s’agit d’un concessionnaire automobile, qui fait aussi bar, resto et boutique de luxe Loin du front de mer, dans le quartier métissé et bohémien d’Obser vatory, le biologiste reconverti à la food Tapiwa Guzha a ouvert en février 2020 Tapi Tapi, un café-glacier pas comme les autres Pour les ingrédients, des glaces et des plats avant tout. Et ils sont tous fièrement indigènes : des pousses de bident hérissées de rooibos au millet, en passant par le tamarin. Mais aussi pour la déco, qui célèbre l’héritage africain, et l’ambiance Dans une ville très blanche et hipster, ce café, dont le nom évoque tant les sucreries qu’une joie enfantine à ceux qui parlent le shona, est un lieu où tout le monde peut se sentir à l’aise. vadivelu.co. za/ wiggle.capetown/tapitapi.co. za ■ L.N.
À Accra, sur la terre de David Adjaye
L’ARCH IT ECTE BR ITAN NICO-GHA NÉEN a livré une résidence ar tist iq ue en terre, bois et béton qu i ma rq ue son retour su r la scène loca le.
LA RÉSIDENCE ARTISTIQUE Dot.ateliers, constr uite sur le front de mer d’Osu, à Accra, à la demande du Ghanéen Amoako Boafo, avait été partiellement inaugurée en fanfare début 2023. Le cabinet de David Adjaye, responsable du projet, a récemment annoncé avoir apporté les dernières touches au bâtiment carré de trois étages en terre et en bois, ponctué d’éléments en béton brut Il accueille un espace de cowork ing et une bibliothèque, mais aussi un café avec jardin, un studio et une galerie d’exposition Installée au dernier étage, cette dernière a été recouverte par un toit en dents de scie et des verrières qui l’inondent de lumière naturelle Chaque ouverture du bâtiment a été étudiée pour favoriser la transition intérieurextérieur, encadrant des vues de la ville et de l’océan, et éclairer doucement les espaces. Pour Adjaye, qui gère toujours la direction ar tistique du cabinet, mais a cédé la gestion de ses trois agences quelques mois après avoir été accusé d’agressions sexuelles par des anciennes salariées (accusations qu’il nie) et avoir perdu plusieurs commandes, ce projet annonce un retour. Un test en terrain sûr – son Ghana natal – avant de livrer en fin d’année le chantier du Museum of West Af rican Ar t, à Benin City. dotateliers.space ■ L.N.
Alassane et Do mi niqu e Oua ttara, avec, à ga uc he, Al ly Coul ib aly, gran d ch ancel ie r de l’ordre nat ional, et à droite, Da niell e Be n Ya hm ed, Fran ço is e Rem arck , mi nis tre de la Cu ltu re, et Zyad Li ma m.
À droi te, DBY ann onc e le lancem ent du prix.
Dans le cadre DU SALON DU LIVR E D’ABIDJA N,
un hommage a été rendu à BBY, avec l’annonce d’un prix à son nom.
JEUDI 16 MA I. Bienvenue au magnifique
Parc des expositions d’Abidjan, que l’on doit à l’architecte Pierre Fakhoury C’est la semaine du Salon international du livre (SIL A), quatorzième édition, le plus important de la région, avec une foule de passionnés, de curieux, d’étudiants et d’écoliers. Malgré la fragilité du secteur, l’écrit, le livre, ne se porte pas si mal en Côte d’Ivoire Pour Anges Félix N’Dakpri, président de l’Association des éditeurs de Côte d’Ivoire (A ssedi) et commissaire général du SILA, le secteur bouge, même si une grande part des publications relève encore du marché des livres scolaires. Ce 16 mai, c’est aussi une journée particulière pour nous Dans le cadre du SILA, un hommage est rendu à Béchir Ben Yahmed, fondateur de Jeune Af rique, l’homme qui a eu l’intuition improbable et révolutionnaire de créer et faire vivre un magazine indépendant pour tout le continent. Un hommage à celui qui nous a quittés il y a déjà trois ans, le 3 mai 2021, le même jour que celui de la liberté de la presse, comme dans un remarquable et ultime message. BBY aura été un entrepreneur déterminé, un journaliste convaincu, un militant des Suds, un observateur lucide, sans complexe, de la vie internationale. Cet hommage d’Abidjan, on le doit d’abord à son épouse
Danielle Ben Yahmed, bien décidée à faire vivre l’œuv re de BBY, à transmettre l’héritage aux nouvelles générations. On le doit au président Alassane Ouattara, et à la Première dame
Dominique Ouattara, des amis de BBY et de DBY, qui ont soutenu la démarche, et qui se sont associés à la cérémonie. Cet hommage, on le doit enfin à Ally Coulibaly, grand chancelier de l’ordre national. À Françoise Remarck, ministre de la Culture et de la Francophonie et ses collaborateurs. Et aussi à Anges Félix N’Dakpri et aux équipes du SILA Le moment
aura aussi donné l’occasion au président et à la Première dame de visiter les stands du SILA Une visite présidentielle chaleureuse, quasiment historique, la première depuis près de vingt ans. Alassane Ouattara et Béchir Ben Yahmed étaient amis de très longue date, l’un étant politique, l’autre étant journaliste et éditeur, ce qui ne manquait pas d’animer leurs conversations et leurs échanges. Et c’était normal de tous se retrouver à Abidjan. Les témoignages et les discours ont été de grande qualité, sincères, émouvants, vivants, et drôle parfois, avec l’anecdote nécessaire. Des amis, des anciens collaborateurs étaient venus d’un peu partout : de Paris, de Tunis, de Conakr y, de Casablanca, de Bamako, de Dakar, d’Abidjan év idemment, de Librev ille aussi. Des journalistes, des entrepreneurs, des auteurs, des professionnels de la presse sont présents dans la salle.
Au-delà de l’hommage, et de la réunion d’amies et d’amis, l’événement a permis à Danielle Ben Yahmed d’annoncer un moment fort : la création d’un prix de journalisme Béchir Ben Yahmed L’ambition sera de soutenir et distinguer ceux et celles, en Afrique, qui contribuent activement à ce métier si nécessaire, plus encore aujourd’hui. Le travail est en cours. Il s’agit de mettre en place le conseil de personnalités chargées de finaliser le projet, d’identifier clairement les catégories primées. Avec comme objectif l’attribution des prix, l’année prochaine, en mai 2025 Et avec certainement d’ici là une ou deux étapes intermédiaires. On en reparlera, év idemment ■ Zyad Limam
Nincemon Fallé
Lauréat
du prix
EST UNE JEUNE PLUME À SUIVRE
Voix d’Afriques, L’ÉCRIVAIN IVOIRIEN
. Son roman d’apprentissage Ces soleils ardents dépeint avec justesse et maturité l’entrée dans l’âge adulte de deux amis étudiants à Abidjan, entre aspirations, espoirs et difficultés. propos re cueillis par Astrid Krivian
En langue guéré, son prénom signif ie « le feu n’est pas éteint » : une philosophie qui traverse son premier roman, justement nommé Ces soleils ardents Nincemon Fallé narre le parcours de deux jeunes amis, Iro et Thierr y, étudiants en lettres à l’Université Félix Houphouët-Boigny, à Abidjan. Animés par la flamme de leurs aspirations, de leurs passions – l’écriture pour l’un, la couture pour l’autre –, désireux de se faire une place au soleil, ils font face à la précarité étudiante, aux perspectives d’avenir compromises, aux épreuves personnelles, aux injonctions sociétales, au poids de l’héritage familial. « Je voulais raconter la jeunesse ivoirienne, qui a des ambitions, soif de rêves, mais qui se trouve dans des situations difficiles, compliquées », déroule l’auteur Nourris de ses propres doutes, ses héros sont inspirés de ses observations lors de ses études dans cette même faculté. Pour eux, réussir est la seule option possible. « Ils n’ont pas de soutien familial ; la société ne se plie pas en quatre pour les aider. Il faut donc prendre des dispositions particulières. » Le goût amer de la défaite laisse vite place à l’espoir. « La résilience est intrinsèque aux Ivoiriens. On trouve une lueur dans l’obscurité. Mon roman transmet un message d’espoir : malgré notre situation, on va se battre et s’en sortir. » Ce récit d’apprentissage aborde aussi la transmission, le rappor t père-f ils – comment se constr uire quand le père est « défaillant » ? Iro et Thierr y vont s’affranchir de la norme, se libérer du rôle auquel on veut les assigner. « La société attend d’un homme qu’il étudie, travaille, gagne de l’argent, achète une maison, fonde une famille. Refuser ce schéma, ce canevas, est un travail de déconstr uction difficile, mais nécessaire, afin de creuser son propre chemin. » Le primo-romancier de 22 ans partage avec son personnage Iro une vision absolue de l’écriture. « Il faut s’y consacrer entièrement, tout donner de soi – ses sentiments, ses émotions », confie-t-il. En grandissant à Yopougon, « la commune populaire de la joie, de la fête, à Abidjan », il se passionne très tôt pour le dessin, qu’il pratique, le cinéma, la BD, la photographie. Les livres ? Un objet prétentieux à ses yeux. Mais quand son père et son grand-père l’incitent à lire, à découv rir des auteurs, il y prend goût. Premier coup de cœur : le palpitant Les Frasques d’Ébinto, d’Amadou Koné, dévoré en deux jours. À l’adolescence, il écrit des histoires cour tes publiées sur les réseaux sociaux. La saga L’Amie prodigieu se, d’Elena Ferrante, nourrit son désir de dépeindre une amitié tout en racontant en toile de fond un peuple, une ville. En parallèle de ses études de lettres modernes, il passe un BTS en communication visuelle, puis devient graphiste dans une agence de communication C’est le prix littéraire Voix d’Af riques, lancé par les éditions JC Lattès, RFI et la Cité internationale des ar ts, qui le pousse à écrire Ces soleils ardents « Je fonctionne beaucoup à la pression » Pari gagné : il est le lauréat 2024. « Un rêve éveillé ! », d’autant que l’écrivain sénégalais Mohamed Mbougar Sarr, prix Goncourt 2021, présidait le jury « Ses encouragements, ses félicitations m’ont réconforté », s’enthousiasme-t-il. Loin de se reposer sur ses lauriers, il planche déjà sur son prochain roman. ■ Ces soleils ardent s, JC Lattès, 306 pages, 20 euros
«Je
voulais raconter la jeunesse ivoirienne, qui a des ambitions, soif de rêves, mais qui se trouve dans des situations diffciles, compliquées.»
Ou parlebiais denotre prestataireaveclebulletinci- dessous Contem po ra in , en pr is e avec cetteAfr iq ue qui ch an ge, ouvert su rl em on de d’aujourd’hu i, es tvot re rendez- vous mens uel in di spen sabl e.
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PA R EM MAN UE LL E PON TI É
UN TRAFIC OUBLIÉ
C’es t un fl éa u au quot idien, qu i se dévelop pe, croî t et em pire tranquillement d’années en années. Entre les coups d’État, les guerres, le terrorisme, les sécheresses et autres actualités alarmantes qui frappent le continent, on l’a presque oublié Pour tant, le trafic de médicaments et les contrefaçons explosent en Afrique de l’Ouest, et font environ 50 0 000 victimes par an. Selon un rappor t de l’Of fice des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC), entre 19 et 50 % des molécules qui circulent en Mauritanie, au Mali, au Niger ou au Tchad sont de qualité inférieure à la moyenne ou falsifiées Un chif fre qui grimpe à 80 % en Guinée ou au Burkina Faso, selon d’autres études menées par la Cedeao.
Ce trafic, selon certaines estimations, serait encore plu s lu cr at if que ce lu i de la dr og ue. Il rapportait déjà en 2019 autour d’un milliard de dollars. Et d’après les experts et enquêteurs, les faux médicaments et vaccins se sont multipliés depuis le Covid -19, palliant pour beaucoup la pénurie générale vécue pendant la pandémie Ces médicaments prolifèrent en toute impunité, faute d’un cadre juridique adapté, et proviennent de deux circuits qui se complètent. Ils peuvent être directement produits dans des usines clandestines de faux installées au Maroc, au Ghana, au Sénégal, au Nigeria, ou encore en Inde ou en Chine. Il pe ut au ss i s’ag ir de m éd ic ame nt s dé ro utés à pl usi eu rs en dr oi ts d’un e ch aîn e de pr od ucti on légal e. La corruption généralisée, depuis l’employé de labo au revendeur sur le marché, en passant par les transpor teurs et les agents de sécurité, se charge du reste. On se souvient par exemple qu’en 2022, 70 enfants gambiens mouraient brutalement après avoir ingéré un sirop contre la toux fabriqué en Inde… Entre les placebos, les médicaments périmés et les substances carrément toxiques, ce trafic tue en toute impunité.
En Af rique de l’Es t, cer taines in st it ution s exis tent, traq uent les fi lières, mai s di spos ent en co re de peu de leviers juridiques pour aller plus loin. Et on vient par exemple de faire retirer de la vente au Kenya, en Afrique du Sud ou au Nigeria un sirop pour enfants commercialisé par une marque américaine, pour surdosage en diéthylène glycol, qui peut être toxique, voire mor tel. Mais il est bien rare de voir le sujet des faux médicaments et des substances frelatées clairement mentionné dans les politiques de santé des pays d’Afrique de l’Ouest On le sait, tout trafic, international de surcroît, est très difficile à enrayer. Mais celui- ci touche particulièrement notre continent et prospère au vu et au su de tous, presque en silence. Il serait temps d’en faire une priorité. Aussi. ■
C’EST DÉJÀ DEMAIN
L’Afrique émet entre 3 % et 9 % des émissions carbone de la planète.
Pourtant, les impacts sont déjà là. Inondations, chaleurs extrêmes, sécheresses, coûts humains et économiques, montée des océans… L’heure n’est plus uniquement au bilan, mais à la mise en place de solutions effcaces et à plus de justice internationale. par Cé dric Go uver ne ur
CLIMATIQUE
En Afrique de l’Est, plusieurs centaines de personnes sont mortes ou portées disparues après les pluies diluviennes qui ont ravagé la région ces derniers mois Des pluies catastrophiques, succédant à trois années d’une sécheresse non moins catastrophique, dans un cycle mortifère qui épuise les populations, frappant en premier lieu les plus vulnérables Le président kényan William Ruto a profité de sa rencontre avec une vingtaine de chefs d’État, le 29 av ril dernier à Nairobi, pour exiger « une action immédiate et collective pour la surv ie de notre planète ». Les mots sont forts de la part de ce président libéral, pro-business et pro-OGM, mais aussi « écolo », qui entend faire de son pays le premier du continent à bénéficier
dès 2030 d’une électricité 100 % renouvelable
Si le président Ruto est volontiers alarmiste, c’est qu’à l’image de nombreux responsables africains, il est lassé des promesses creuses des pays riches et des institutions financières internationales. Il y a déjà près de dix ans, lors de la COP 21 de décembre 2015 à Paris, les 195 États participants s’étaient engagés à diminuer leurs émissions de gaz à effet serre afin de limiter la hausse de la température mondiale à 1,5 °C Or, les données scientifiques montrent que l’humanité risque de ne pas tenir cet objectif. Le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, parlant même de l’« ère de l’ébullition mondiale ». Dressons un état des lieux des problèmes en cours et futurs, des solutions à leur apporter, et des moyens à mettre en œuv re pour y parvenir.
Un continent qui
se réchauffe plus vite
Alors qu’elle contribue à peine aux émissions mondiales de gaz à effet de serre, l’Afrique en subit les impacts les plus élevés, avec un réchauffement de 1,4 °C contre 1,1 °C en moyenne sur le globe. « Cette décennie, notre réussite à réduire les émissions de gaz à effet de serre déterminera si la hausse de la température du globe peut être restreinte à 1,5 °C ou bien si elle grimpera à 2 °C », écrit dans son dernier rapport l’Agence internationale pour les énergies renouvelables (IR ENA). « Les enjeux ne sauraient être plus grands », alerte-t-elle : « Les ramifications de chaque fraction de ces degrés ne doivent pas être sous-estimées, particulièrement pour les populations les plus vulnérables. » Par rapport à l’ère préindustrielle, le globe s’est déjà réchauffé de 1,1 °C Pour le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, « l’effondrement climatique a déjà commencé », et nous sommes entrés dans « l’ère de l’ébullition mondiale ».
Mauvaise nouvelle pour l’Afrique : elle se réchauffe encore plus vite que le reste du globe (+1,4 °C depuis l’ère préindustrielle). Le sixième rapport du Giec, publié au printemps 2023, estime que l’évolution du climat a déjà fait basculer le continent dans une transition vers un niveau de risque « modéré », en ce qui concerne la mortalité, la biodiversité, les maladies infectieuses et la productivité agricole… L’injustice est d’autant plus grande que, faiblement industrialisé, il ne contribue que très peu aux émissions mondiales ! Selon Antonio Guterres, l’Afrique est « victime des injustices structurelles de nos relations internationales ».
Bientôt 150 jours de chaleur extrême par an
Les plus modestes sont les plus vulnérables.
Dans le scénario catastrophe d’un réchauffement de +4 °C, l’Afrique de l’Ouest deviendrait invivable. La canicule qui a frappé entre février et mai l’Afrique de l’Ouest, depuis la Mauritanie et le Sénégal jusqu’au Bénin et au Nigeria, a été amplifiée par le réchauffement climatique, selon le réseau de climatologues regroupés au sein du World Weather Attribution (W WA). Certes, cette période de l’année correspond à la saison chaude, mais elle a démarré dès février sur le littoral, et les températures y ont été anormalement élevées, supérieures à 45 °C. À Kayes, dans l’ouest du Mali, la température a atteint 48,5 °C le 3 av ril, dépassant le précédent record de 48,3 °C établi en 2003 à Karima, au Soudan. « Cette vague de chaleur n’aurait pas été possible sans le changement climatique », conclut la WWA. L’Organisation mondiale du travail évalue à -7 % la
chute de la productivité à cause de la chaleur en Afrique de l’Ouest d’ici 2030, du fait de l’incapacité physique de travailler en extérieur pendant les heures les plus chaudes. « La persistance de températures nocturnes dépassant les 30 °C empêche de récupérer, entraînant un réel danger pour la santé », notamment pour les plus pauv res, qui vivent sans climatisation, sous des toits de tôles ondulées, où la température est encore plus élevée qu’à l’extérieur. Selon la WWA, dans le scénario d’un réchauffement climatique à 2 °C, la fréquence de ces vagues de chaleur sera multipliée par dix. L’Afrique de l’Ouest connaît actuellement environ 50 jours de chaleur extrême par année, résume le Giec. Dans le scénario le moins pessimiste – celui d’un réchauffement de +1,5 °C –, les années compteront jusqu’à 150 jours de canicule En cas de réchauffement de +2,5 °C, jusqu’à 250 jours. Et même 350 jours dans le scénario cataclysmique d’un réchauffement de +4,4 °C : autant dire que la sous-région deviendrait inhabitable…
Des sécheresses plus fréquentes et amplifiées
En Afrique du Nord, la durée des périodes de sécheresse pourrait doubler, passant de deux à quatre mois.
La sécheresse qui a frappé la Corne entre 2020 et 2023 a été la pire depuis quatre décennies. Une succession catastrophique de cinq saisons des pluies déficitaires a tué des millions de têtes de bétail, anéanti les récoltes et mis en péril les vies de 22 millions de personnes, depuis l’Ér ythrée jusqu’au Kenya. « Cette sécheresse historique résulte de la conjonction inédite d’un manque de pluie et de fortes températures, qui n’aurait pu se produire sans les conséquences des émissions humaines de gaz à effet de serre », analyse la WWA. « Le changement climatique a rendu la sécheresse agricole dans la Corne cent fois plus probable. Il a eu peu d’effets sur la pluv iométrie annuelle, mais a fortement influencé la hausse des températures », responsable de l’assèchement des sols et des végétaux. « Si la planète ne s’était pas réchauffée depuis l’ère préindustrielle, cette sécheresse aurait été bien moins importante. » Les saisons des pluies deviennent plus sèches, et le déficit de précipitations est alors deux fois plus probable Désormais, « la sécheresse exceptionnelle de la Corne a 5 % de chances de se reproduire chaque année ». Selon Ox fam, 20 millions de personnes sont menacées par la faim en Af rique australe, où le mois de février a été le plus chaud depuis un siècle. Les modèles numériques de l’évolution du climat du Giec pronostiquent une diminution des pluies dans le sud-ouest du continent (A ngola, Namibie et Af rique du Sud) et sur les côtes de l’Af rique du Nord, où la sécheresse pourrait passer de deux à quatre mois, mais une augmentation des précipitations sur sa partie orientale.
L’Af riqu e de l’Es t est ré gul iè re me nt me na cé e par d es épi sod e s d’inond ations majeu rs Ic i, au Ke nya, e n 2018
Des pluies diluviennes sur un sol craquelé
Les incertitudes demeurent quant au lien entre le phénomène El Niño et le changement climatique, mais leurs effets se cumulent, particulièrement sur la moitié orientale du continent.
Des inondations catastrophiques ont succédé à la sécheresse en Af rique de l’Est, notamment au Kenya, en Tanzanie et au Burundi, où elles ont provoqué plusieurs centaines de morts et de dispar us, et des centaines de milliers de réf ugiés. En cause, le phénomène El Niño, oscillation naturelle du climat qui apparaît tous les deux à sept ans au large du Pérou, vers Noël (« El Niño » fait référence à Jésus, en espagnol) : le réchauffement des eaux de surface du Pacifique provoque des effets en cascade sur une grande partie du globe, et notamment des pluies diluv iennes en Af rique de l’Est et dans la Corne. S’il existe beaucoup d’incertitudes scientifiques quant au rôle du changement climatique sur El Niño, les effets de ces phénomènes se cumulent, au détriment des populations : le Kenya est frappé cette année par l’un des plus violents épisodes d’El Niño depuis 1950 Qui plus est, ses impacts sont amplif iés cette année en Af rique de l’Est par une seconde anomalie météorologique, dénommée « le dipôle de l’océan Indien » (lorsque la surface de l’eau est supérieure à la normale à l’ouest de celui-ci, et inférieure à l’est). El Niño devrait générer une surchauffe mondiale au cours de l’été 2024, et démultiplier les risques d’incendies – ces « mégafeux » qui libèrent, par la combustion de millions d’arbres, les émissions de CO2. El Niño pourrait être suiv i, dès la fin de l’année, par La Niña, un phénomène inverse qui entraînerait une sécheresse extrême.
Menace sur le golfe de Guinée
D’Abidjan à Lagos, la gigantesque conurbation du littoral d’Afrique de l’Ouest est aux premières loges du changement climatique, entre montée des eaux et affaissement du sol.
Le littoral du golfe de Gui née est, rapp elon s-le, le lieu de ge st at ion d’une giga ntesque conu rbat ion d’un mil lier de ki lomètres : depu is Abidja n ju squ’à Lagos, en pa ssant pa r Cotonou, el le ra ssemblera d’ic i une décenn ie plus de 50 mill ion s d’ habita nt s [voi r AM 452, mai 2 024]. Elle pour ra it même de veni r la plus gr ande méga lop ole du glob e à la fi n de ce sièc le. Or, le golfe de Gu inée est menacé pa r deux phénomènes concom ita nt s, dont le s ef fets s’addition ne nt : le prem ie r est la montée globale du niveau de s océa ns, conséque nce di recte du réchau ffement cl imat ique Se lon le Giec, du fa it
de la di latation ther mique de s océa ns et de la fonte de s glac iers terrestr es, le niveau de la mer a gri mp é de plus de 20 cm en un sièc le Entr e 20 06 et 2015, le niveau de s océa ns a cr û de 3,6 mm pa r an, soit deux fois plus vite qu’entre 19 00 et 1990. La haus se de vr ait se poursuivre avec +4 0 cm d’ic i 2050 et 30 à 10 0 cm supplément ai re s d’ic i 2100. Le second phénomène, souve nt méconnu et encore peu do cu menté, est la « subsidence », c’est-àdi re l’af fa is se ment prog re ssif de s sols Da ns le golfe de Gu inée, le s zone s côtière s sont peu élevée s, et comp osée s de sédi ment s fr iables s’éro da nt ai sément. Se lon le prog ra mme sc ient if ique internat ion al ENGU LF, la ncé en 2022 pour quanti fier le s montée s de s eaux le long du littor al ouest-af rica in, la majeu re pa rt ie de ce lles-c i sera it due non pa s à l’élév at ion de l’océa n, ma is su rtout au ta ssement de s sédi ment s, du fa it de la con st ruction de lou rdes in fr astr uc tu re s urba ines (i mmeubles, routes…), auquel s’ajoute l’ex tr ac tion de fluide s (eau, pétrole…). De s sc ient if iques du prog ra mme ENGU LF, Ma rie-No ël le Woillez , Ph il ip Wi nderhoud et Piet ro Teat ini, éc rivent da ns un ar ticle pa ru en septembre da ns The Conversat ion : « Une gr ande pa rt ie de s popu lation s et de s ac tivité s littor ales de la zone se situent da ns de s zone s d’altitude inférieures à 2 mètres, particulièrement exposées à la montée des eaux », à Abidjan (5,6 millions d’habitants), Lagos (24 millions), Cotonou (1,2 million) et Accra (5 millions) Le problème serait encore sous-estimé, et les risques de submersion marine, potentiellement cataclysmiques, sous-évalués. Restaurer les mangroves – à la fois digues naturelles, réserves de biodiversité et pièges à CO2 – fait partie des solutions.
En attendant les bailleurs de fonds…
La promesse des pays du Nord d’octroyer 100 milliards de dollars par an à la transition énergétique du Sud se concrétise enfin. Les priorités divergentes des pays riches et l’architecture financière mondiale incitent peu au financement. Selon la Banque mondiale, « le coût des catastrophes naturelles a doublé dans les pays les plus pauv res au cours de la dernière décennie ». En Af rique, les pertes économiques imputables au climat représentent en moyenne 1,3 % du PIB par an, soit quatre fois plus que dans les autres économies émergentes. La Commission économique pour l’Af rique des Nations unies (U NECA) estime que les pays af ricains consacrent d’ores et déjà 5 à 15 % de leur PIB à la lutte contre les impacts du changement climatique Malgré l’urgence climatique, le ry thme des financements a du mal à suiv re… Le 29 mai, l’Organisation de coopération et le développement économiques (OCDE, le « club » des pays industrialisés)
Le présid ent ké nya n Wi ll iam Ru to à Br uxell es, en mar s 2023.
a annoncé que la promesse des pays du Nord de verser 100 milliards de dollars par an pour la transition énergétique des pays du Sud, formulée à Copenhague en 2009, a pour la première fois été tenue et même dépassée, avec 116 milliards en 2022 Un nouvel objectif de financement, plus ambitieux, sera négocié lors de la COP 29, organisée en novembre prochain à Bakou (A zerbaïdjan). « Le principal défi pour atteindre les objectifs de développement demeure la capacité de mobiliser les ressources financières », a résumé au dernier forum de Davos le président ghanéen Nana Akufo-Addo, dont le pays se trouve en défaut de paiement, étant donné « les ressources fiscales limitées » des États af ricains, du fait de la prédominance de l’informalité de l’économie Lors du
sommet af ricain pour le climat, organisé par le président kényan William Ruto en septembre dernier, à Nairobi, les pays du continent ont demandé la mise en place d’une ta xe mondiale sur les émissions de gaz à effet de serre, idéalement complétée par une « ta xe sur les transactions financières », ainsi qu’un allègement du serv ice de la dette. Alors que l’Af rique australe est accablée par la sécheresse, la Zambie, en défaut de paiement, manque de moyens pour l’affronter… Élaborée il y a quatre-v ingts ans par les pays occidentaux, « l’architecture financière mondiale », composée de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international, est « dépassée, dysfonctionnelle et injuste », résume le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres [lire l’interview de Ngone Diop, direct rice pour l’Af rique de l’Ouest de l’UNEC A dans notre cahier bu siness].
Rassurer les investisseurs
La frilosité des investisseurs privés, qui surestiment largement les risques encourus sur le continent, empêche un véritable décollage de la transition énergétique, pourtant impérative.
Seulement 14 % des investissements internationaux consacrés à l’énergie en Af rique viennent du secteur privé, soit le taux le plus bas au monde, selon la BA D. Cette dernière évalue pour tant les besoins d’investissements à 200 milliards de dollars annuels, pour que le continent
atteigne l’accès universel à l’électricité tout en respectant les objectifs de l’Accord de Paris de décembre 2015. Les besoins globaux de l’Af rique en matière d’investissements sont évalués à 1 700 milliards de dollars annuels par l’UNEC A. Or, selon la CNUCED, non seulement les investissements ne sont pas à la hauteur, mais ils diminuent : 600 milliards en 2021, 54 4 en 2022…
Les Émirats arabes unis ont annoncé lors de la COP 28 la création d’un fonds privé géant de 30 milliards de dollars, dénommé Altérra, af in d’encourager et de faciliter les investissements dans les pays du Sud, trop souvent perçus comme compor tant davantage de risques, du fait des problèmes de gouvernance, de corr uption et de troubles politiques… Un risque largement surestimé, comme l’a démontré en 2020 une étude du cabinet américain Moody’s Analytics : le taux de défaillance de l’Af rique n’est en fait que de 2,1 % (contre 10 % en Europe de l’Est) ! La BA D, qui alloue 40 % de ses projets au financement climatique, développe des instruments de mitigation, af in de renforcer la confiance des investisseurs. La BA D mise également sur la Zone de libre-échange continentale af ricaine (ZLECA f) pour créer des sy nergies régionales, comme le projet d’usine de batteries électriques transf rontalière entre la RDC et la Zambie, qui nécessitera 30 milliards de dollars d’investissements.
Le potentiel sous-exploité des énergies renouvelables
Solaire, éolien, hydroélectrique, géothermie, minerais indispensables aux batteries… L’Afrique dispose de toutes les ressources naturelles pour assurer sa transition énergétique et celle du globe.
Les énergies renouvelables représentent « la meilleure option en matière de lutte contre les changements climatiques », répète Francesco La Camera, directeur général de l’Agence internationale pour les énergies renouvelables (IRENA), organisation intergouvernementale siégeant à Abu Dhabi. Cer tes, la transition énergétique est en marche, et l’humanité se dirige vers une économie « décarbonée ». Mais elle le fait avec un retard qui relève de l’inconscience suicidaire : le virage aurait pu, et aurait dû, être pris dès la fin des années 1980… L’IR ENA estime cependant que « l’année 2022 » a constitué le véritable « tournant dans le déploiement des énergies renouvelables » : pour la première fois, la nécessité impérative de la transition énergétique – qui s’est enfin imposée dans la plupar t des esprits – et les contraintes de la guerre en Uk raine – qui a sevré de force les Occidentaux de leur dépendance au gaz russe – ont fait basculer les coûts des énergies renouvelables, dorénavant « plus compétitives que les énergies fossiles », souligne l’IR ENA. « Dans les pays non membres de l’OCDE, les
économies réalisées sur toute la durée de vie des nouvelles capacités mises en place en 2022 permettront de réduire les coûts de 580 milliards de dollars ces prochaines décennies », a calculé l’agence. Et pour tant : sur les 473 GW de capacités d’énergies renouvelables installés en 2023, seulement 4,6 % se trouvent en Af rique ! Le potentiel du continent demeure largement sous-exploité. Avec 3 000 heures d’ensoleillement par an (quatre fois plus que dans le nord de l’Europe), le continent dispose de 40 % de l’énergie solaire disponible au monde. Mais seulement 1 % est à ce jour utilisé. Selon l’Association de l’industrie solaire en Af rique (A FSIA), le continent exploite environ 16 GW d’énergie solaire, dont 3,7 installés en 2023 – un chiffre qui ne tient pas compte des installations privées, difficiles à répertorier. L’Af rique du Sud a ainsi quasiment doublé ses installations en un an, entreprises et particuliers s’équipant face aux coupures à répétition de la compagnie d’électricité nationale Eskom. Cette sous-exploitation du renouvelable s’observe également pour l’hydroélectricité (11 % des 340 GW af ricains sont exploités) et pour l’éolien (0,2 % des 33 000 GW potentiels estimés) Dans le cas de l’éolien, les trois quar ts des nouvelles installations en 2023 concernent la Chine, les USA, le Brésil et l’Allemagne… Même s’il représente désormais 15 % du mix énergétique du Sénégal et 17 % de celui du Kenya, l’installation de nouvelles éoliennes restent bien en deçà des attentes : « la constr uction de nouvelles éoliennes est coûteuse et implique des investissements élevés », reconnaît le Conseil mondial de l’énergie éolienne (GWEC) dans son dernier rappor t, qui identifie 140 projets en cours sur le continent, pour un total de 86 GW. Et de regretter, lui aussi, la frilosité des investisseurs : « Les pays émergents font face à un coût du capital plus élevé et paient des taux d’intérêt plus élevés. » Autre énergie renouvelable souvent oubliée : la géothermie, c’est-à-dire la conversion en électricité des sources chaudes souterraines Même si les capacités géothermiques du continent ont été multipliées par cinq en di x ans, atteignant près de 1 000 MW, cette énergie demeure largement inexploitée. En Af rique, 21 pays disposent de cette ressource, selon l’Association géothermale internationale (IGA). Une énergie propre et quasiment inépuisable, qui fournit près de la moitié de l’électricité du Kenya, et grâce à laquelle ce pays pourrait devenir, dès 2030, le premier d’Af rique à atteindre les 100 % d’électricité issue du renouvelable Or, selon l’IGA, l’Éthiopie voisine, qui mise davantage sur l’hydroélectricité (au risque de se fâcher avec l’Ég ypte), dispose d’un potentiel géothermique équivalent à celui du Kenya ! La Déclaration de Nairobi table sur l’installation chaque année jusqu’en 2030 de 300 GW d’électricité renouvelable, alors que 600 millions de personnes (43 % de la population) n’ont toujours pas accès à l’électricité en Af rique subsaharienne.
« Chaque année, le fossé s’accroît entre les besoins et ce qui est réalisé », déplore l’IR ENA. Même si « un cercle vertueux
de technologies, de politiques et d’innovations nous a permis d’effectuer un long chemin », l’ampleur de la tâche à accomplir maintient l’humanité « éloigné de cet objectif de 1,5 °C, qui requier t de diminuer les émissions de CO2 de 37 gigatonnes et d’achever le zéro émissions pour 2050 ». Le déploiement des énergies renouvelables reste concentré en Occident et en Asie : « Des barrières profondément enracinées, découlant du système et des structures créées par l’ère des énergies fossiles continuent d’entraver les progrès des énergies renouvelables », conclut l’IR ENA.
Une demande en pétrole qui demeure en hausse
La COP 28 a acté une sortie en douceur des énergies fossiles, que les États producteurs estiment indispensables pour leur développement et le financement de leur transition énergétique. La production de pétrole sur le continent est passée de 8 millions de barils par jour en 2019 à 6,5 millions en 2024, selon les calculs du rappor t sur l’économie et l’énergie en Af rique, bilan 2023 et perspective 2024, de S&P Global Commodit y Insights Néanmoins, la consommation en
carburants émetteurs de CO2 va continuer à croître, note ce même rappor t. Car si la demande en carburants baisse tendanciellement en Amérique du Nord, en Europe et en Asie grâce au boom du marché des voitures électriques, ce dernier demeure embr yonnaire en Af rique subsaharienne, en raison du coût de ces nouveaux véhicules, du manque d’infrastr uctures pour les recharger et de l’absence de subventions. Un comble pour le continent d’où est extrait l’essentiel des minerais indispensables à leurs batteries (cobalt, lithium, manganèse…). « Le système de transpor t af ricain demeurera dépendant de l’essence et du diesel à moyen terme, estime S&P. Les croissances économique et démographique devraient même entraîner une hausse de la demande en pétrole « de 50 % d’ici 2050, de 3,3 millions de barils par jour à 5 millions ». Ex xon annonce 15 milliards de dollars d’investissement en Angola, TotalEnergies et Shell, respectivement 6 et 5 milliards au Nigeria, etc. L’IR ENA déplore que les politiques publiques n’aillent pas toujours dans la bonne direction, soulignant les subventions aux carburants destinées, depuis 2022, à amoindrir l’inflation provoquée par la guerre en Uk raine. Une bonne nouvelle cependant : l’inauguration en mai de la flotte de 121 bus électriques desser vant le Grand Dakar, apte à transpor ter 300 000 passagers chaque jour Les États af ricains
producteurs de pétrole n’entendent de toute façon pas mettre br utalement un terme à l’exploitation de l’or noir. En Ouganda et en Tanzanie, les récents projets pétroliers et gaziers Kingfisher et Tilenga du français TotalEnergies et du chinois CNOOC sont contestés devant les tribunaux par les défenseurs de l’environnement, qui les perçoivent comme néfastes et obsolètes. Les États d’Ouganda et de Tanzanie considèrent, quant à eux, ces investissements comme indispensables à leur développement. Un argument appuyé lors de la COP 28 par son président, Sultan Ahmed al-Jaber, PDG de la compagnie pétrolière émiratie ADNOC : les 195 États participants se sont accordés pour une transition hors des énergies fossiles d’une « manière juste, ordonnée et équitable », sans perdre de vue l’objectif de la neutralité carbone en 2050 « Un compromis », pour John Kerry, envoyé spécial des États-Unis, tandis qu’A ntonio Guterres déplorait un accord retardant la fin des énergies fossiles « Nous sommes tous pour l’énergie propre, mais cela doit être graduel et en fonction des besoins des pays », avait commenté Moussa Faki Mahamat, président de la Commission de l’Union af ricaine (UA) lors de la COP 28 Ali Ssekatawa, dirigeant de l’Autorité pétrolière ougandaise (PAU), a annoncé « un plan pour utiliser les revenus pétroliers afin de financer la multiplication par vingt des énergies renouvelables en Af rique de l’Est ». Ssekatawa reproche au « Nord global », historiquement responsable de la situation dramatique que subit l’humanité, d’exiger du Sud le renoncement aux énergies fossiles, tout en continuant à forer discrètement, comme le fait le RoyaumeUni en mer du Nord afin d’assurer sa sécurité énergétique face au Kremlin ! Les défenseurs d’une transition en douceur plaident pour le développement des technologies de réduction des émissions de CO2, de capture de carbone et des crédits carbone : lors de la COP 28, sous l’impulsion d’al-Jaber, 50 groupes pétroliers et gaziers représentant 40 % de la production mondiale se sont engagés sur la
« décarbonation » de leurs activités d’extraction et de production d’ici 2050. Du greenwashing, balaient les défenseurs de l’environnement, qui soulignent que le secteur pétrolier, conscient de sa responsabilité dans le réchauffement climatique depuis les années 1970, émet la majorité de son CO2 non pas lors de l’extraction, mais lors de la combustion de ses produits (usines, pots d’échappement…).
L’option nucléaire
Regain d’intérêt sur le continent pour une énergie qui n’émet pas de CO2 et nettoie son image, entachée par Tchernobyl et Fukushima. Les investissements sont lourds, mais Moscou se dit disposé à prêter.
En Afrique comme ailleurs, le choc climatique bouleverse l’image de l’énergie nucléaire, dont les réacteurs ne dégagent que de la vapeur d’eau. Face à l’urgence du changement climatique – contre lequel il conv ient d’agir af in d’en minimiser les impacts, à défaut de pouvoir encore l’empêcher –, la probabilité, somme toute minime, d’une conjonction d’incidents entraînant une catastrophe de l’ampleur de Fukushima (Japon, mars 2011) ou de Tchernobyl (URSS, av ril 1986) pèse dorénavant peu dans la balance… Une dizaine de pays af ricains s’intéressent de près à l’énergie nucléaire. L’Af rique du Sud, qui peine à s’affranchir de ses polluantes et obsolètes centrales à charbon, agrandit sa centrale nucléaire de Koeberg : mise en serv ice en 1984 au nord du Cap, el le est la seule qu i soit en ac tivité su r le cont inent. En Ég ypte, la cent ra le de El-Dabaa, à l’oue st d’Alex andr ie, ér igée pa r l’op ér ateu r publ ic ru sse Rosatom, de vr ait commence r à produi re de l’élec tricité dè s 2026. Le s présidents ég yptien Abdel Fatt ah al-Sis si et ru sse Vlad imir Pout ine
La centrale nu cl éai re de Ko eb erg, au nord du C a p, es t la se ul e en activité su r le contin ent.
ont inaugu ré en ja nv ie r le la ncement de s tr av au x de la quat rième un ité de cette ce nt ra le. El-Dabaa, se fé licite al-Sis si, four ni ra au troi sième pays le plus peuplé du cont inent « une énerg ie propre, bon ma rc hé et du rable, qu i rédu ir a not re dépendance au x énerg ie s fossiles ». Ma ît re d’œuvr e, la Ru ssie – qu i a prêté pour ce projet à l’ Ég ypte 25 mill ia rds de dollar s à 3 % d’intérêt –constr uit la ce nt ra le, four nir a le combu st ible, former a le per sonnel et as su rera la ma inte na nce… Deux pays proc he s du Krem lin, le Ma li et le Bu rk ina Fa so, ont signé en oc tobre de rn ier à Moscou de s pa rtenar iats avec Rosatom. Le Gh ana, qu i compte de venir à terme « le hub du nuc léa ire civi l en Af rique », a quant à lu i signé en 2022 un accord avec le Japon et le s Ét at s-Uni s pour constr ui re de s SM R (sm all mo dula r re ac tors, petits réac teurs mo du la ires), moin s gour ma nds en eau et en ur an iu m. Le Rwanda a conc lu un accord avec une star t-up germano-canadienne, Dual Fluid, af in de mettre en place un réacteur expérimental. Le Maroc, l’Ouganda et le Kenya sont également intéressés par l’énergie atomique, et ont pris contact à ce sujet avec l’Agence internationale de l’énergie atomique (A IE A, Vienne). Néanmoins, compte tenu de l’extrême sensibilité de ces technologies de pointe, un délai de dix à quinze ans s’impose entre la naissance d’un projet de centrale et sa concrétisation.
Réparer le vivant
En finir avec la monoculture – un import colonial –et la déforestation, reboiser et cuisiner proprement : tels sont les défis pour protéger la terre africaine face au changement climatique.
Selon la FAO, 95 % des terres agricoles africaines dépendent des précipitations pour leur irrigation. L’urgence climatique et les successions de sécheresses et
d’inondations qu’elle entraîne imposent la mise en place de solutions rapides et concrètes. Lancé en 2007, le projet pharaonique de Grande Muraille verte (GMV ), sans doute trop complexe à mettre en œuv re en raison même de son gigantisme, a déçu : l’idée de créer une barrière de 15 km de large, à travers onze États sahéliens, depuis Dakar jusqu’à Djibouti, ne s’est concrétisée qu’à hauteur de 15 % environ en quinze ans, surtout au Sénégal et en Éthiopie Néanmoins, les initiatives nationales et locales se multiplient avec davantage de succès. En Côte d’Ivoire, où 80 % du couvert forestier avait disparu depuis l’indépendance, l’Initiative d’Abidjan, lancé en 2022 par le président Alassane Ouattara, entend mettre un terme à la déforestation, restaurer 20 % des forêts dégradées d’ic i 2030, tout en fa isant la promot ion d’une solution à la fois si mple et tradit ion nelle : l’ag roforester ie. Rappelon s que la monocu lt ure est une import at ion colon ia le, qu i ét ait inconnue en Af rique avant la fi n du XIX e sièc le El le appauv rit les sols, aggrave les impact s du changement cl imat ique – lor s de s inondation s, les champs sont lessivés faute d’obst ac le – et se mont re très sensible au x in sec tes ravageu rs. L’ag roforester ie, en associant de s arbres four ni ssant de l’ombre au x cacaoyer s et au x ca féiers, accroît les rendements, en rich it les sols, et crée de s sy mbioses entre les espèces. Autre option : face au changement cl imat ique, les ag ronomes af rica in s suggèrent de renouer avec les plantes indigènes (com me la patate douce ou le teff ét hiopien), moin s gour ma ndes en eau que les cu lt ures d’import at ion, tel que le blé et le ma ïs Et de développer les lég um ineuses (a rach ide, niébé, ha ricots…), qu i pa r leur s aptitude s à capter l’azote de l’air pour le piéger da ns le sol, favori sent la croi ssance de s plantes voisines, ou bien cultivées en rotation. Autre défi, qui est lui aussi de taille : mettre un terme au prélèvement de bois et de charbon de bois, qui demeure le principal facteur de déforestation sur le continent. Environ 80 % des ménages subsahariens cuisinent ainsi, prélevant entre 0,4 et 1,5 kg de bois par jour et par habitant Un mode de cuisson qui non seulement accélère la déforestation, mais pollue les habitations en émanations carbonées, entraînant au bas mot un demimillion de décès prématurés chaque année, pour la plupart des mères de famille victimes de maladies pulmonaires. Partout sur le continent, entreprises et start-up se mobilisent pour fournir aux ménages, notamment ruraux, du biogaz (produit grâce à la fermentation de déchets organiques) ou des réchauds solaires. Toutefois, ces initiatives ont besoin de soutien : selon l’Agence internationale de l’énergie (A IE), qui a organisé un sommet à Paris le 14 mai dernier à ce sujet, 4 milliards de dollars seraient nécessaires. 2,2 sont déjà promis Généraliser d’ici 2030 sur le continent la cuisson propre permettrait de soustraire de l’atmosphère mondiale l’équivalent d’une année de transport aérien et maritime en émissions de GES ! ■
DÉCOUVERTE
DJIBOUTI GARDER LE CAP
Un long chemin
En s’appuyant sur sa position straté giqu e, en ayant surtout de l’ambition à long term e, Djibouti a su préser ver son ind ép endance et sa stabilité dans un environnement complexe. Et avec une terre exig eante. Les projets et les infrastructures transforment le paysag e. La croissance sociale est aussi une priorité. par Zyad Limam
Mi-mai à Djibouti. La chaleur monte déjà nettement, tutoyant les 40 °C et soulignant, s’il le fallait, à quel point le pays est déjà sur la ligne de front du changement climatique Malgré les degrés, la ville tourne à plein régime Le premier Djibouti Forum s’est ouvert le 12 mai, en présence du président Ismaïl Omar Guelleh, du patron du Fonds souverain de Djibouti (FSD), Slim Feriani, et avec des dizaines de participants venus des quatre coins du monde. Les travaux se tiennent dans le tout nouvel hôtel cinqétoiles, le Ayla, une chaîne à capitaux émiratis Djibouti ville s’étend, et les chantiers sont multiples. Avec, au cœur des transformations, le projet de business city Lancé en 2021, prév u sur au moins une décennie, en partenariat stratégique avec China Merchants Group, il implique un investissement à long terme de 3 milliards de dollars. Objectif : entrer dans le futur, selon un concept de « Port-Park-City », intégrer les ports, les parcs industriels et les services, pour faire, plus encore, de Djibouti, la plateforme incontournable entre l’Asie, l’Afrique et l’Europe Les premiers jalons sont déjà visibles. Pas loin de l’ancien port (voué à disparaître), le Red Sea Global, inauguré en 2022, propose un hôtel international (avec l’un des meilleurs restaurants chinois du continent) et un centre d’expositions et de congrès. En un peu plus de vingt ans, avec l’arrivée au pouvoir d’Ismaïl Omar Guelleh, le pays a fondamentalement changé Ce bout d’Afrique pastorale, fragile et appauv rie, miné par les conf lits ethniques, est devenu une économie en voie d’émergence. La ville-pays est entrée dans la mondialisation Avec ses quatre ports (SGTD Doraleh, DMP, Goubet, Tadjourah), des complexes qui figurent parmi les plus modernes du monde. Ensuite, la plus grande zone franche internationale d’Afrique (Djibouti International Free Trade Zone, DIFTZ), disposant d’une superficie de 4 800 hectares Et une nouvelle ligne de chemin de fer électrifiée,
qui relie Djibouti à Addis-Abeba. La croissance a suivi l’ambition Entre 2000 et 2022, le PIB a presque quadruplé. Quant au revenu par habitant, il est passé de moins de 600 dollars en 1999 à 3 425 dollars en 2021 (+350 %)
Le projet économique s’est appuyé aussi sur la construction nationale et la préser vation de la stabilité dans une région particulièrement tourmentée. Djibouti est un pays à la fois jeune (l’indépendance date de 1977), et en même temps le produit d’une longue histoire de transhumances, de caravanes et de diversité ethnique. Tout au long des dernières années, il a fallu sortir des conf lits internes, transformer ce qui fut longtemps le « territoire des Afars et des Issas » en une communauté unique de Djiboutiens.
Au cœur de la Corne de l’Afrique, face à la péninsule arabique et au Yémen, « coincé » entre l’Ér ythrée quasi totalitaire au nord, l’instable géant Éthiopien à l’ouest, et la Somalie fracturée au sud, le pays a su préser ver son indépendance, sa souveraineté, et offrir un espace de paix précieux. En s’appuyant sur un positionnement géostratégique certes unique, mais en jouant aussi habilement son rôle de puissance médiatrice, en nouant des alliances diplomatiques et militaires complexes (Français, Chinois et Américains cohabitent sur ce petit territoire de 23 200 km2), se ménageant un espace diplomatique et d’influence notable [voir pages 52-55, l’interview du ministre des Af faires étrangères, Mahamoud Ali Youssouf ].
SURMONTER LES CRISES…
Méconnu, Djibouti est trop souvent ramené de manière caricaturale à un statut de « pays garnison ». Sa trajectoire, on le voit, est nettement plus ambitieuse. Les dernières années auront pourtant été particulièrement exigeantes Avec, d’abord, la pandémie de Covid et les disruptions globales qui ont suivi. Puis la
guerre en Uk raine et ses répercussions (en particulier sur les coûts alimentaires, pour un pays sans agriculture ni terres arables) Et enfin, aujourd’hui, la guerre à Gaza, et les menaces des rebelles yéménites houthis sur le détroit de Bab el-Mandeb, l’une des routes les plus stratégiques du commerce mondial. Une crise qui touche directement l’économie du pays.
ET S’ENVOLE R VE RS LA CROISSANCE
Pour tant, Djibouti résiste, s’adapte et continue à investir L’activité port uaire se diversif ie vers le transbordement, mais aussi avec la réparation navale [voir pages 46 -51]. Des projets, comme le parc industriel de Damerjog, avec sa nouvelle jetée pétrolière, s’inscrivent dans une montée en gamme dans la chaîne de valeurs [voir pages 60 -63]. Malgré les défis et les dangers, Djibouti reste l’une des portes incontournables d’accès à la mer Rouge et à l’Af rique de l’Est. La porte naturelle de l’Éthiopie et de la Corne de l’Af rique. Un lieu unique pour commercer, entreposer, réexpédier, ravitailler, une économie ouverte et une monnaie librement conver tible. Avec cette croissance rapide de l’of fre logistique et portuaire, avec les besoins aussi des populations, la demande en énergie augmente de manière considérable Le pays est importateur net, en particulier via l’Éthiopie. Les besoins sont estimés à cour t terme à plus de 1 000 MW (contre 605 MW fin 2019). Dans un contexte
d’urgence climatique et dans le cadre de la Vision 2035, le chef de l’État s’est fixé un objectif à la fois ambitieux et réaliste : couv rir 85 % des besoins du pays via des énergies renouvelables. Première étape, et véritable moment historique, l’inauguration en septembre 2023 de la centrale éolienne de Grand Bara d’une puissance de 60 MW [voir pages 66 -67]. La feuille de route vise à bâtir une économie contemporaine compétitive. Mais elle doit aussi et surtout, comme dans tous les pays émergents, enrichir globalement les Djiboutiens, en permettant une meilleure redistribution Malgré la croissance et la transformation des deux dernières décennies, la pauv reté reste un défi d’enverg ure nationale. La pauv reté extrême concerne encore un peu moins de 20 % de la population Et la classe moyenne est fragile. L’une des clés de l’avenir sera l’emploi et la formation. Scolariser plus d’enfants, en particulier les jeunes filles, et notamment dans l’arrière-pays, accentuer les filières technologiques et universitaires, favoriser le développement d’un secteur privé et commercial hors ports et logistiques, investir dans de nouvelles activités comme le tourisme Et aussi, on l’a dit, dans les énergies renouvelables. Cette nouvelle étape sera certainement ardue. Mais les Djiboutiens ont montré qu’ils avaient la foi. Tout ce chemin ne se sera pas fait tout seul, dans un pays sec, sans eau, sans beaucoup de moyens. Il a fallu avant tout y croire, presque envers et contre tout ■
La stratégie de l’adaptation
Pandémie du Covid-19, instabilité en Éthiopie, gu erre en Ukraine, tensions en mer Roug e… Les terminaux du pays doivent af fronter une nouvelle donne complexe. Pour tant, la straté gie d’investissem ent et de diversification, mené e depuis plusieurs anné es, perm et d’amor tir le choc Mais aussi de voir loin. par Rémy Darras
Alors que 20 % du commerce maritime mondial et un million de barils de br ut passaient chaque jour par le détroit de Bab el-Mandeb, celui-ci a vu, début 2024, son trafic baisser de moitié, selon le Fonds monétaire international (FMI).
Depuis décembre dernier, les plus grands armateurs mondiaux, comme CM A CGM, Maersk, Cosco, MSC ou encore Hapag-Lloyd, ont ainsi rayé de leur carte cette route devenue le « théâtre des opérations » des milices houthis, originaires du Yémen et soutenues par l’Iran, n’hésitant pas à attaquer des navires et à capturer des équipages. Les compagnies lui préfèrent désormais le cap de Bonne-
Espérance. Un allongement du trajet qui, selon le cabinet Xeneta, occasionne un surcoût en carburant, pouvant aller jusqu’à un million de dollars pour un aller-retour entre l’Asie et l’Europe du Nord, malgré une économie de péage du canal de Suez de 400 000 à 700 000 dollars. Le transpor t d’un conteneur de 40 pieds rev ient désormais à 6 000 dollars (contre 3 000 dollars auparavant).
À Djibouti, où le traumatisme de la fermeture du canal de Suez en 1967 reste gravé dans les mémoires, on ne s’arrête pas tellement sur les conséquences que ces perturbations ont sur l’activité portuaire. Si le commerce a baissé de 20 % en début d’année, il ne s’est pas effondré Et il a surtout résisté.
Aboub aker Om ar Had i est le présid ent de l’Au to rité de s por ts et des zo ne s franch es de Djib ou ti (D PF ZA).
En effet, certaines lois sont implacables : bien que les volumes baissent, 90 % du fret éthiopien transitent toujours sur ses quais, et 37 % des marchandises manipulées à quai sont chaque année destinées à l’Éthiopie.
« Djibouti reste, quoi qu’il en soit, une passerelle vers l’Éthiopie, un pays de plus de 120 millions d’habitants, qui a besoin de se nourrir, de s’équiper… Le trafic ne peut pas disparaître. C’est aussi un point d’entrée vers la Comesa, un marché de près de 400 millions d’habitants », réagit Khalil Chiat, le conseiller financier d’Aboubaker Omar Hadi, président de l’Autorité portuaire et des zones franches de Djibouti (DPFZA). Le port avait d’ailleurs bénéficié d’une excellente année 2023, avec un trafic en augmentation de 31 % en septembre, grâce à l’amélioration de la situation sécuritaire en Éthiopie
LA SOLUTION DU TR ANSBORDEMENT
Mais la chute du trafic local et de transit a été compensée par l’augmentation significative du transbordement, multiplié par vingt, comme l’indiquait Aboubaker Omar Hadi en mars Il envisageait mi-mai sur le site de Bloomberg
que les revenus du port augmenteraient d’un tiers comparé à 2023, pour ainsi s’élever à 600 millions de dollars, contre 450 millions. « Le malheur des uns fait le bonheur de nos affaires », soulignait-il alors. Les plus gros bâtiments viennent déverser leur cargaison, qui est récupérée par de plus petits venant approv isionner les ports voisins. Une sorte de préfiguration ? Car à moyen terme, le port envisagerait de réaliser 50 % de ses activités dans le transbordement, pour moins dépendre du trafic en transit vers l’Éthiopie et des aléas régionaux. Selon le Financial Times, fin janv ier, le détroit a même vu de petites compagnies chinoises proposer de manière opportuniste leurs serv ices entre Doraleh, Djeddah, Aden, Aqaba et Sokhna et des ports chinois, profitant d’un pacte tacite d’immunité avec les Houthis. On les avait déjà vues lors du Covid. Le détroit a profité un moment du passage de tous les bateaux qui ne pouvaient pas franchir la mer Rouge et qui venaient décharger leurs marchandises, en attente de réexpédition. Djibouti a été aussi utilisé comme port de substitution pour des marchandises qui ne pouvaient plus rejoindre l’Ér ythrée ni
Le pays a autorisé plusieurs bâtiments de la mission de sécurité europé enne Aspides à se ravitailler et à utiliser ses installations.
le Soudan, en plein conf lit. Alors que le pays a autorisé plusieurs bâtiments de la mission de sécurité européenne Aspides (censée protégée les navires marchands en mer Rouge) à se ravitailler et à utiliser ses installations, plusieurs bateaux frappés par des missiles houthis ont pu se faire réparer à Djibouti Pour les transitaires, comme ailleurs dans cette zone maritime, le port de Djibouti doit, certes, faire face à une disponibilité réduite des navires, à des coûts de fret et des primes d’assurance beaucoup plus élevés. Mais ces pénibles soubresauts, passagers, ne l’empêchent pas d’investir dans ses infrastructures portuaires et logistiques, dont la stratégie multimodale s’inscrit sur long terme. Fin janv ier, il inaugurait une extension de cinq hectares gagnés sur la mer du terminal à conteneurs de Doraleh et recevait quatre nouveaux portiques de 135 mètres de haut. Un chantier de 70 millions de dollars, qui lui permet d’accueillir de plus grands navires, de réduire leur temps d’escale et de mieux répondre à la demande du marché éthiopien.
Ce sont des investissements qui payent Selon un classement établi par la Banque mondiale
et S&P Global Market Intelligence en 2023, évaluant l’efficacité des plateformes selon le temps écoulé entre l’arrivée d’un navire au port et son départ après l’échange de la cargaison, le terminal de Doraleh se classe en troisième place des ports les plus performants d’Afrique dans le traitement des conteneurs (26e au niveau mondial), derrière Tanger et PortSaïd, et juste devant Berbera (144e au niveau mondial), Conakr y et Dakar Dans un autre rapport, publié en janv ier dernier, la Banque mondiale saluait les performances réalisées ces dernières années par Djibouti, se classant à la 79e place en 2023 (sur 160 pays) de l’indice de performance logistique (soit la facilité avec laquelle il est possible d’établir des connexions fiables entre chaînes d’approv isionnement et contrôle des frontières), alors qu’il se trouvait à la 134e place en 2016 Et tandis que le pays a souffert des chocs successifs du Covid-19, de la guerre en Uk raine, de la hausse du coût des matières premières et du conf lit éthiopien, le port se doit aujourd’hui de poursuiv re la diversification de ses activités, comme le souligne le même rapport, afin d’amortir tous les chocs. « L’ensemble
“zone franche, importations de notre pays et activités de transbordement ” représente 70 % du trafic transitant dans nos ports. Les autres 30 % représentent le flux à destination de l’Éthiopie », expliquait Aboubaker Omar Hadi sur le site d’Afrique Maga zine en janv ier. Ce qu’il a commencé à faire avec les trois nouveaux ports inaugurés en 2017, comme celui de Tadjourah, destiné à l’exportation de la potasse du Tigré, celui du Ghoubet, spécialisé dans le sel, et la plateforme multimodale de Doraleh (DMP), qui traite autant les conteneurs que le vrac (blé, engrais) ou les véhicules,
RwandAir s’inscrit dans la stratégie mer- air
C’est le 15 mai que RwandAir a commencé ses premiers vols cargo entre Kigali et Djibouti, s’inscrivant ainsi dans le modèle logistique mer- air, qui s’étend à 21 pays et 24 villes, et visant à réacheminer et éclater dans les avions les marchandises reçues par bateau et transitant dans les zones franches Tandis que Djibouti détient depuis 2016 un terrain à proximité de la zone économique spéciale de Kigali, 20 hectares sont affectés depuis 2013 au pays des Mille Collines sur le port de Djibouti En novembre 2021, Ethiopian Airlines opérait sa première opération de fret aéromaritime depuis Djibouti, en acheminant par cargo 17 tonnes d’appareils électroniques et ménagers de Shenzhen à Lagos et Kano au Nigeria Ce projet de fret mer- air est deux fois plus rapide que la mer seule et deux fois moins cher que le transport aérien uniquement, soulignait la compagnie « Cette complémentarité permet d’économiser au moins 8 heures par voie aérienne et 5 jours par voie maritime, car Djibouti est sur la route maritime, contrairement à Dubaï par exemple, dont la plupar t des vols à destination de l’Afrique passent à la verticale de Djibouti », ajoutait pour sa part Aboubaker Omar Hadi. ■ R.D
La com pag nie rwanda is e a ré ce mm ent ef fe ct ué ses prem ie rs vo ls cargo
pouvant accueillir des bateaux de plus de 15 000 conteneurs et manipuler jusqu’à 9 millions de tonnes de marchandises par an Outre la zone franche voisine, également construite par China Merchants, destinée à transformer localement des produits ou à terminer l’assemblage d’éléments semiassemblés et à les exporter vers l’Éthiopie ou l’Europe, la diversification des activités a continué tous azimuts avec la création d’un armateur national en 2017, Djibouti Shipping Company, disposant pour l’instant de deux navires et assurant du transbordement vers les ports voisins tout aussi bien que vers la Turquie. Mais aussi avec le complexe pétrochimique de Damerjog, actuellement le plus gros projet en cours de DPFZA, et le développement de serv ices aux navires, comme le soutage, faisant de Djibouti une « station d’essence » incontournable pour les bateaux de la mer Rouge, et la réparation navale, à travers un immense « garage aquatique ».
Très visible depuis le centre-v ille de la capitale, où il mouille actuellement dans les eaux du port historique, le dock flottant de 217 mètres de longueur, construit depuis 2020 par le néerlandais Damen Shipyards et dédié à la réparation navale, a été inauguré en juillet dernier. Avec sa capacité de levage de plus de 20 000 tonnes, la barge construite par des chantiers navals roumains (mais dont les travaux de finition ont été accomplis à Djibouti) pourra traiter des bâtiments commerciaux et militaires pesant jusqu’à 50 000 tonnes D’un coût de plus de 110 millions de dollars, il devrait générer la création de 3 000 emplois locaux. Il rejoindra, à terme, les rives des terminaux de Damerjog
OBJECTIFS EFFICACITÉ ET COMPÉTITIVITÉ
Il est donc loin, le temps où les activités portuaires se résumaient au seul trafic d’import-export avec l’Éthiopie sur les berges du port historique de Djibouti, construit par les Français en 1888 Pour s’assurer de nouvelles formes de revenus, et tablant là encore sur son positionnement géographique incontournable et le retour de la paix et de la stabilité dans la
région, l’Autorité portuaire entend transformer pour 350 millions de dollars ce dernier en centre d’affaires et de résidences haut de gamme, parachevant la stratégie Port-ParkCity de China Merchants. Il est également question de renforcer le modèle cargo air-mer, et de prendre en charge le développement du réseau routier sur les corridors. Car les fonds des bailleurs internationaux abondent désormais pour développer les voies d’accès à l’Éthiopie qui, à terme, se concurrenceront Le corridor reliant Djibouti à Addis-Abeba aura face à lui celui partant de Berbera et passant par Hargeisa, au Somaliland, mais aussi celui qui part du port kenyan de Lamu, et dont la destination finale est le Sud-Soudan. Mi-mai, ce dernier, inauguré en 2021, recevait d’ailleurs une première cargaison de 60 000 tonnes d’engrais à destination du voisin éthiopien. Pour diminuer le coût énergétique de ses ports et zones franches, et les rendre autonomes dans leur approv isionnement électrique, son bras droit financier, Great Horn Investment Holding (GHIH), détenu à 40 % par le Fonds souverain de Djibouti, présent dans 23 entreprises, a également investi dans deux projets En juin 2023, il signait avec le fonds énergétique marocain Neo Themis pour la construction dans les zones franches de deux centrales solaires (15 MW ), d’une usine de dessalement et d’un site de stockage de GNL, avant d’inaugurer en septembre la ferme d’éoliennes (60 MW )
de Red Sea Power dans le Ghoubet, dans laquelle il a co-investi, aux côtés notamment du fonds Africa Finance Corporation (A FC).
De quoi rendre son port encore plus efficace et compétitif, tandis qu’il n’a cessé de recevoir des griefs de l’Éthiopie concernant le coût élevé de ses prestations, facturées 320 dollars pour un conteneur de vingt pieds (pour la manutention, le déchargement et le chargement sur des camions ou trains), alors que le coût du transport en camion sur le corridor DjiboutiÉthiopie s’élève en moyenne à 2 400 dollars.
Des critiques auxquelles Aboubaker Omar Hadi a rapidement répondu, mettant en avant les frais élevés de documentation des transitaires éthiopiens, qui assurent à 98 % le trafic sur le corridor entre les deux pays. « Les frais de documentation du transitaire djiboutien s’élèvent à 60 USD par conteneur, tandis que les frais de documentation du transitaire éthiopien, eux, s’élèvent à 250 USD », expliquait dans nos colonnes le patron de l’Autorité portuaire.
Car si l’Autorité portuaire souhaite diversifier ses revenus, c’est aussi parce que ces derniers cumulent cette année 30 millions de dollars d’arriérés auprès des voisins. Mais ces polémiques n’assombrissent pas la qualité des relations entre les deux pays, matérialisée par un accord d’utilisation stratégique en 2002 Ni, d’ailleurs, les bénéfices mutuels que chacun en tire. ■
Projet d’une gran de amp leur, la zo ne fran ch e inte rna tio na le e nte nd deve ni r la p lus grande d’Af ri qu e d’ici à 20 28
Il est loin, le temps où les activités por tuaires se résumaient au seul trafic d’impor texpor t avec l’Éthiopie sur les berges du por t historique de Djibouti.
Mahamoud Ali Youssouf
Mi ni stre de s Af fa ires étra ng ères
«
Nous voulons contribuer à la paix et à la sécurité »
À la tête du ministère depuis 20 05, il explique sa candidature à la présidence de la commission de l’Union africaine Et souligne les enjeux auxquels doivent répondre Djibouti et la région. propos recueillis par Zyad Limam
AM : Le président Ismaï l Omar Guelleh assure la présidence de l’IGAD depuis juin dernier. On voit à quel point l’organisation doit faire face à des conflits entre pays membres et à d’importants défis en matière de fonctionnement. Quelles ont été les évolutions marquantes au cours de cette présidence ?
Mahamoud Ali Youssouf : Le sommet de Djibouti, qui a eu lieu en juin 2023, représente une séquence particulièrement importante. Un nouveau traité régissant le fonctionnement et l’action de l’organisation a été adopté. Le traité de l’IGAD n’avait plus évolué depuis 1996, et nous avions besoin, compte tenu des enjeux et des conf lits que vous avez évoqués, d’une modernisation de ce dernier. Tout d’abord, avec la mise en place de mécanismes efficaces pour la résolution des conf lits. Ensuite, pour accélérer l’intégration économique de la région – intégration qui est restée en suspens, alors même que cela devrait être une ambition commune majeure. Notre présidence a été marquée aussi, év idemment, par le conf lit soudanais. Nous avons tout fait pour aboutir à un cessez-le-feu, qui reste à ce jour très hy pothétique. Nous avons organisé trois sommets et deux réunions ministérielles pour rapprocher les points de vue des belligérants, faire en sorte qu’ils puissent se retrouver à Djibouti ou ailleurs. Nous avons soutenu les initiatives régionales, comme le processus de Djeddah. Nous avons reçu l’envoyé spécial du secrétaire général des Nations unies, l’ambassadeur Ramtane Lamamra, avec lequel nous avons travaillé en coordination L’Union africaine a mis en place un haut panel dirigé par Mohamed Ibn Chambas. Les efforts diplomatiques ont été collectifs et intenses. À la mesure du conf lit et de ses répercussions. Et de notre histoire, aussi. Le Soudan est un pays fondateur de l’IGAD
La Corne de l’Afrique est une région complexe et difficile…
En effet, notre région est exigeante. Le président Guelleh n’a pas ménagé ses efforts, par exemple, pour gérer la tension entre Addis-Abeba et Mogadiscio sur l’affaire de l’accès à la mer de l’Éthiopie via le Somaliland Nous avons également la question de la sécurité dans le détroit de Bab el-Mandeb. La Corne de l’Afrique est au contact de la péninsule arabique et du Yémen. Nous considérons que le Yémen fait partie, en quelque sorte, de la Corne de l’Afrique. Nous avons des partenariats stratégiques et militaires avec de grands pays. Mais nous ne voulons ni être partie prenante dans un conf lit ni que des forces agissent sur des pays voisins à partir de notre territoire. Nous devons agir comme des équilibristes. Assumer une ligne médiane, la ligne traditionnelle de notre diplomatie, parce que nous voulons avant tout être un acteur constructif au service du dialogue, de la paix et de la sécurité. Il y a quinze ans, nous avons décidé d’accueillir les navires participants à la mission européenne Atalante, qui luttaient contre la piraterie dans le golfe d’Aden et au large de l’océan Indien.
Nous nous sommes retrouvés à l’avant-garde de la mobilisation internationale dans la lutte contre la piraterie. Aussi, le code de conduite de Djibouti, adopté en 2009, a été un instrument déterminant pour endiguer les actes de piraterie, même si nous ne sommes toujours pas à l’abri de la résurgence de ce fléau. Nous avons récemment accepté d’accueillir les forces de l’opération européenne Aspides, pour la protection et la sécurisation des convois qui s’inscrivent dans une perspective strictement défensive. Nous avons toujours fait face à ce que nous considérons être de notre responsabilité en offrant toutes les facilités, afin d’affronter les crises majeures qui s’amorçaient
en servant de hub logistique, tantôt pour les opérations humanitaires visant aux évacuations des ressortissants étrangers au lendemain de la crise au Yémen ou encore plus récemment du Soudan. Nous avons aussi servi de centre névralgique des opérations en vue de la sécurisation du superpétrolier Safer, afin d’év iter une catastrophe environnementale sans précédent en mer Rouge. C’est notre rôle, et c’est ce que nous faisons au sein de l’IGAD Nous cherchons à être une force médiatrice, pour cont ribuer directement à la sécur ité et la stabilité de notre région.
Djibouti et le Yémen sont effectivement des « pays cousins ». Vous parlez d’équilibrisme et de ligne médiane. La guerre à Gaza et les opérations menées par les Houthis dans le détroit de Bab el -Mandeb impactent l’économie de Djibouti.
Tout d’abord, Djibouti reconnaît le gouvernement légitime du Yémen, dirigé par Rachad al-A limi. Dans ce conf lit, nous avons toujours été du côté de la légalité. Contrairement à ce qui s’est écrit ici ou là, nous n’avons pas de relations avec les Houthis. Nous avons dénoncé les attaques sur les navires dans la zone du détroit. La perturbation du trafic maritime cause un tort réel à notre économie. Au-delà, elle engendre des problèmes logistiques sérieux pour l’approvisionnement continu de la région en produits de prem ière nécessité, tels les médicaments. Près de 40 % du commerce maritime mondial emprunte le détroit de Bab el-Mandeb, et ces attaques entraînent un renchérissement global des coûts. La situation doit cesser Cela ne change rien à notre position sur le conf lit en Palestine et sur la tragédie de Gaza, sur lesquels nous nous sommes exprimés plusieurs fois, avec clarté Djibouti abrite plusieurs bases de pays puissants et en compétition. Comment gérez-vous cette proximité, ce « voisinage », en particulier dans un contexte de crise régionale ?
Nous considérons la sécurité collective comme une priorité absolue. Chaque pays est arrivé dans un contexte différent. La France, en tant que partenaire historique, maintient des troupes à Djibouti depuis l’indépendance dans le cadre d’un traité de coopération militaire bilatéral. Les États-Unis sont présents depuis le 11 septembre 2001 dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Le Japon et l’Italie, ainsi que la force Atalante, ont déployé des troupes dans le cadre de la lutte contre la piraterie. Les Chinois sont arrivés plus tard dans le même contexte. Nous n’avons pas à faire face à une « équation mathématique impossible ». Lorsque nous avons signé ces accords militaires et stratégiques, nous avons aussi fait part de nos principes, de nos règles, pour une cohabitation pragmatique qui préser ve et protège la souveraineté de notre pays Nous agissons pour év iter les tensions inutiles Par ailleurs, à Djibouti, nous n’avons pas d’alliances idéologiques. Nous sommes équidistants vis-à-vis de la Chine, des États-Unis et de la France, nous n’adhérons pas à un modèle importé. Enfin, point très important, nous faisons preuve de transparence dès le départ Et sur toute décision majeure Si nous voulons ceci, on le dit. Si nous ne voulons pas cela, on le dit aussi. Lorsque les États-Unis et leurs alliés ont lancé l’opération Gardien de la prospérité, nous l’avons dit clairement : Djibouti ne veut pas être partie prenante d’une opération qui pourrait toucher des pays voisins, et qui serait en contradiction avec sa politique de neutralité et de médiation Si vous êtes clair dès le départ avec vos alliés, vous ne rencontrez pas de difficultés en cours de chemin. Nous n’avons pas de posture idéologique, nous sommes Djibouti au cœur de notre région, nous avons des intérêts, nous avons des alliés, nous œuvrons pour la sécurité dans le détroit de Bab el-Mandeb.
Je suis persuadé de la né cessité du multilatéralisme. C’est le seul instrument pour un monde plus pacifiqu e, plus intégré, moins inégalitaire. Il n’y a pas d’alternatives.
Dans ce contexte particulièrement chargé, vous avez annoncé votre candidature à la présidence de la Commission de l’Union africaine.
D’après la réforme institutionnelle de l’Union af ricaine, portée par le président Kagame, la présidence de la Commission est ouverte au principe de la rotation régionale – une mesure en vigueur depuis 2018 En 2025, ce sera au tour de l’Afrique de l’Est d’avoir l’honneur de voir l’un de ses ressortissants diriger la commission. Et nous pensons notre candidature légitime Nous avons une véritable expérience à faire
valoir. Que cela soit à titre individuel, en ce qui me concerne, ou à titre national, diplomatique. Depuis vingt ans, nous avons été particulièrement actifs en matière de dialogue, de paix, de sécurité. Nous avons une longue tradition de médiation et d’écoute. Nous sommes un petit pays et nous n’avons pas d’objectifs stratégiques cachés Nous voulons surtout contribuer Contribuer à faire taire les armes, avant toute chose. Contribuer à la mise en place effective de la ZLECAf, à la promotion de notre intégration économique, absolument essentielle pour notre développement. Contribuer à faire aboutir les réformes de l’organisation, engagées et actées Apporter notre dy namisme, un regard nouveau au fonctionnement de notre organisation. Je suis ministre des Affaires étrangères depuis 2005, j’ai une véritable connaissance des dossiers et du terrain, nous avons un projet, et je pense que je suis la personne indiquée pour porter ce projet pour l’Afrique. Le président Guelleh a présenté ma candidature au nom de Djibouti. Je le remercie de sa décision et de son choix, et nous mènerons activement notre campagne.
Vous savez ce que disait le général de Gaulle à propos de l’ONU ? Que c’était un « machin » sans véritable influence. Beaucoup pensent la même chose de l’UA , évoquant la bureaucratie, la pléthore de fonctionnaires, avec une opérabilité très discutable.
Je ne crois pas que l’on remette en cause le bien-fondé de ces organisations, que cela soit l’ONU, créée au lendemain d’un conf lit mondial dévastateur, ou l’Union af ricaine, qui sy mbolise notre volonté commune d’émancipation. L’objectif principal de ces organisations (internationales, continentales ou régionales) est de contribuer activement à la paix et à la stabilité. Je ne crois pas non plus que l’on puisse faire l’économie d’instruments collectifs de coordination entre les nations, qu’il s’agisse de questions économiques, commerciales, sécuritaires, scientifiques, médicales, etc. Ce qui crée des frustrations, c’est que ces organisations ne sont pas suffisamment à la hauteur des attentes des peuples Elles travaillent souvent sur un temps long, qui ne correspond pas toujours aux urgences du présent. Permettez-moi de vous donner un exemple. L’Afrique s’est dotée d’un « plan directeur », l’Agenda 2063 C’est un programme ambitieux, mais qui s’inscrit sur un demi-siècle, sur deux générations. C’est loin, c’est certainement frustrant, mais un cap est donné. J’ai beaucoup travaillé dans la diplomatie, je suis profondément persuadé de la nécessité du multilatéralisme. Que c’est le seul instrument possible pour un monde plus pacifique, plus intégré, moins inégalitaire. Il n’y a pas d’alternatives. Que ceux qui critiquent cette approche proposent d’autres instruments, nous sommes à l’écoute. Év idemment, le système n’est pas parfait. Le multilatéralisme implique une
réforme permanente. C’est particulièrement le cas aux Nations unies. Le Conseil de sécurité doit être reformé pour plus d’efficacité Il y a urgence. Et dans le cas spécifique de l’Union africaine ?
Nous ne sommes pas immobiles, loin de là. Et c’est l’un des axes principaux de ma candidature : accentuer la mise en place des réformes de l’organisation. Vous avez évoqué le personnel. Nous travaillons déjà sur cette question, sur l’efficacité des ef fectifs, sur les options et les horizons de carrières. De nombreux chantiers sont ouverts. Mais vous savez, nous sommes une organisation qui compte 55 pays membres. Il faut créer le sentiment d’adhésion, prendre tout le monde à bord, tenir compte de toutes les positions et de toutes les attentes C’est aussi le rôle du président de la Commission de gérer cette complexité Je pense aussi et surtout qu’il faut en permanence revenir vers nos objectifs stratégiques communs, les programmes de l’Union. Je vous ai parlé de la paix et de la résolution des conf lits, une nécessité urgente pour l’Afrique. Je vous ai parlé de la ZLECAf et de l’intégration économique, tout aussi urgentes et nécessaires Et il faudra aussi mettre en avant la lutte contre le changement climatique et l’adaptabilité de nos sociétés, encore largement rurales, le financement de la transition écologique C’est un défi majeur pour l’Afrique. Nous sommes déjà impactés, chaque jour C’est essentiel pour le continent.
Vous ne serez pas le seul candidat. Quelle approche allez-vous adopter dans cette campagne ?
Je me suis donné un principe. Je mène ma candidature en axant mon propos sur les enjeux du continent. Sur les préoccupations des populations. La question des personnes et des candidatures n’est pas essentielle. L’Afrique a besoin de tout le monde, et que le meilleur gagne. Ce qui compte, c’est l’Afrique, et de ne pas perdre le cap de nos objectifs et de nos ambitions. Vous incarnez une génération post-indépendance. Celle des baby boomers Aujourd’hui, l’âge médian sur le continent est de 20 ans. Comment mobiliser cette jeunesse, comment dialoguer avec elle ?
C’est une vraie question, un défi de tous les jours Notre jeunesse a des attentes fortes et des ambitions. Elle est connectée, elle peut se projeter dans le monde en temps réel. Elle voit et comprend ce qu’il se passe ailleurs en temps réel. Cette jeunesse « sait », elle est mûre Ce qui n’était peut-être pas le cas de la génération des pères fondateurs, qui n’avaient pas les mêmes instruments à leur disposition Et c’est à nous de se hisser au niveau de cette jeunesse. D’ailleurs, c’est l’un des programmes phares de l’Union africaine : la jeunesse et l’égalité des genres. Nous sommes attendus de pied ferme sur ces dossiers Ce sera à nous, candidats, de parler aux femmes, aux jeunes, de les
Le président Guelleh et ses homologues, à l’occasion du 41e sommet ex traordinaire de l’IGAD
faire adhérer. À nous aussi de parler aux diasporas africaines, de nous rapprocher d’elles.
On évoque beaucoup la notion de « Sud global », son émergence. Vous êtes djiboutien. Vous avez fait vos études au Canada, en France, au Royaume -Uni, vous voyagez de par le monde. Quelle est votre perception de ce Sud global ?
S’agit-il d’un concept purement médiatique ?
Il y a des réalités et des vœux pieux. Je vais commencer par les vœux pieux. Nous aimerions tous vivre dans un monde plus juste, plus équitable, un monde ou l’Occident n’exercerait pas une domination globale. Nous voudrions plus d’espoir pour les pays émergents, prisonniers d’un système commercial en faveur des plus riches. Les BR ICS sont là, ils incarnent ce Sud global Mais la multipolarisation n’est pas pour demain Elle va prendre du temps. La disparité entre « eux et nous » est géante L’économie monde est une économie dollar. Et de cette économie dollar découlent les rapports de force commerciaux et stratégiques. Tout cela mettra également du temps à évoluer. C’est aussi à nos pays de croître, d’avancer pour se ménager des marges de manœuv re de plus en plus importantes.
La Chine est un partenaire majeur de Djibouti. Vu d’un peu plus loin, on a l’impression qu ’elle limite ses grandes ambitions internationales, qu ’elle freine son plan des nouvelles routes de la soie.
Ce qu’il convient de souligner, en premier lieu, c’est que les pays occidentaux ont largement abandonné l’Afrique. Ils ne nous ont pas apporté le soutien nécessaire pour nous aider à rejoindre le cercle des pays réellement émergents. En particulier dans le domaine des infrastructures. Sans infrastructures, il n’y a pas de développement La Chine est venue combler ce manque. Ce que la Chine fait en Afrique, ce n’est pas grandchose par rapport à ce qu’elle fait en Asie, en Amérique latine, et même en Europe ou aux États-Unis, mais ce « pas grandchose » est énorme pour nous. Et les Chinois ne viennent pas avec un discours moralisateur Ils ne nous donnent pas de leçons, contrairement aux Occidentaux, qui pourtant tolèrent des situations immorales, comme ce qu’il se passe actuellement à Gaza Enfin, il faut être lucide La Chine est une grande puissance économique, la première du monde en matière de PIB (produit intérieur brut). Elle a des intérêts. Elle n’investit pas en Af rique pour nos beaux yeux La Chine a besoin de ressources, de matières premières, de sécuriser ses routes commerciales. Elle fait en sorte de défendre ses intérêts. C’est une puissance qui fonctionne sur le long terme, et qui peut, sur le court terme, avoir besoin de réarranger ses priorités
Le Covid-19 est aussi passé par là. Mais cela ne remet pas en cause l’engagement Évoquons vos amis les plus anciens, parmi lesquels la France. Vous êtes le seul pays francophone de la région. Où en sommes- nous du partenariat avec Paris ?
Nous tenons à la qualité de cette relation et à cette amitié entre les deux pays. Nous travai llons sur un partenariat gagnant-gagnant. Les deux chefs d’État se pa rlent et échangent La renégociation du traité de défense est dans sa phase finale, avec des rééquilibrages nécessaires. Nous travaillons aujourd’hui sur les détails. Mais globalement, l’état d’esprit est très positif et constructif
Autre partenaire stratégique, l’Éthiopie. Nous avons senti récemment des tensions sur les questions commerciales, mais également stratégiques.
Comment gère -t-on un voisin aussi puissant et peuplé ?
Nous avons des intérêts fortement imbriqués, économiques, commerciaux, humains, sociétaux. C’est notre grand voisin, un pays frère. La qualité de cette relation, la consolidation permanente de ce partenariat est notre préoccupation numéro un 50 % de notre PIB sont liés aux échanges avec l’Éthiopie Nous devons donc accorder une attention toute particulière à cette relation Évidemment, il peut y avoir des divergences, comme dans un vieux couple, si vous me permettez cette analogie, mais rien de fondamental.
Pourtant, l’Éthiopie cherche par tous les moyens à diversifier ses accès à la mer. C’est une politique qui va directement à l’encontre de vos intérêts.
C’est une fausse analyse. L’ Ét hiopie est peuplée de 120 millions d’habitants. Et en 2050, le pays comptera probablement 200 millions. Et autant de consommateurs. C’est une économie en pleine croissance, qui a besoin d’exporter et d’importer Plusieurs ports sont nécessaires pour soutenir ce ryt hme. À Djibouti, nous en avons quatre en opération qui servent l’Ét hiopie Vous avez Berbera au Soma lila nd Lamu au Kenya On pour ra it en ajouter d’autres Nous cont inuons à invest ir da ns les in frastr uc tu res, pour servir le marché ét hiopien, avec par exemple le complexe de Damerjog Ce qui compte, c’est que nous ayons des relations orga niques et frater nelles avec l’ Ét hiopie, c’est que nous soyons le port naturel de l’Éthiopie, le plus proche, le mieux équipé, avec les portiques nécessaires, le train, la route. ■
Doraleh- DP World : Djibouti ne ferme pas la por te à un accord
En conflit depuis plusieurs années, l’État et le géant dubaïote peinent à trouver un compromis. Qui serait pour tant bénéfique aux deux parties. par Zyad Limam
Les années passent et se ressemblent dans le différend qui oppose l’État de Djibouti à l’opérateur portuaire dubaïote DP World. Si x ans après son expulsion du port à conteneurs de Doraleh (DCT), l’entreprise émiratie a emporté diverses victoires auprès de plusieurs juridictions, en particulier devant la cour d’arbitrage international de Londres (LCI A), sans que cela débouche sur aucune avancée décisive pour l’une ou l’autre des parties. Plus récemment, DP World a cherché à obtenir l’exequatur des décisions londoniennes devant les tribunaux américains Dans ses plaidoyers, Djibouti s’appuie sur le droit international public et le principe de souveraineté des États. DP World, de son côté, s’appuie sur l’intangibilité du contrat et les règles du droit international privé. Cette saga juridique souligne le rôle particulier des instances d’arbitrage dans les conf lits entre pays émergents et multinationales Avec des décisions souvent orientées en faveur des intérêts privés, et qui sont aussi particulièrement difficiles à mettre en œuv re Comme le souligne un spécialiste, « le port, la mine ou le puits de pétrole qui font l’objet de ces procédures sont par définition inamov ibles, et quand vous obtenez une sentence arbitrale à Paris, Londres ou New York, tout le monde sait pertinemment que vous avez peu de chances de la faire exécuter localement Le
créancier se retournera sur des biens ou des avoirs de l’État impliqué à l’extérieur. Mais dans le cas de Djibouti, cette approche n’est pas payante. Le pays n’a pas de richesses cachées par le monde ». Une source proche des intérêts djiboutiens le confirme : « Nous ne céderons pas. Le port de Doraleh est un actif stratégique de notre pays Notre souveraineté n’est pas négociable »
PROCÉDURES ET STATU QUO
DP World ma intient pour ta nt sa st ratég ie de harcèlement judiciaire sur cette af faire, en multipliant les procédures et en refusant d’entrer dans un véritable processus de négociation avec l’État djiboutien. Commentaire d’un expert port uaire : « Le cont rat d’or ig ine de la concession était totalement déséquilibré en faveur de DP World. La mult inationale était minor itaire da ns le capita l, mais restait le seul patron de l’opération, sans compte à rendre. L’accord prévoya it une exclusiv ité de facto sur l’ensemble du terr itoi re Les condit ion s de signat ure du contrat ont été contestées par Djibouti, en accusa nt l’ancien patron de son autorité port uaire de corr uption Il était impossible que cela dure éternellement. Et DP World aurait dû s’adapter, au lieu de mener un combat d’arrière-garde… » Retour en arrière Lorsque Ismaïl Omar Guelleh est élu président de la République de Djibouti en 1999, il décide de miser sur les atouts clés du pays que sont sa façade maritime et son emplacement stratégique sur Le te rmi nal à conte ne ur s du po rt de D oral eh, gé ré pa r la so ci été d’État SGTD
Les discussions butent toujours sur la même exig ence de la société émiratie : la mainmise sur la gestion du por t et le retour à une forme d’exclusivité sur le pays.
l’un des points névralgiques du commerce international. Il faut aller au-delà du vieux port de Djibouti ville, qui fut un temps « le troisième port de France ». Un contrat de gestion est alors conclu avec DP International (ancien nom de DP World) en juin 2000, pour justement développer le port historique de Djibouti Les activités sont fructueuses, et Djibouti et DP World s’engagent dans la constr uction et l’exploitation d’un port à conteneurs La concession est signée en 2006 DCT est codétenu à 33 % par DP World et à 66 % par l’État de Djibouti. Mais le contrôle effectif revient à 100 % au premier.
À partir de 2013, Djibouti cherche à développer Doraleh et à mieux exploiter son potentiel portuaire. DP World refuse de participer à de nouveaux investissements, et fait valoir sa quasi-exclusiv ité sur le pays. Les négociations entamées par Djibouti ne mènent nulle part Une première procédure d’arbitrage a lieu en 2014, sans résultats. En février 2018, exaspéré par le jusqu’au-boutisme de DP World, et son refus de considérer les enjeux stratégiques et souverains de la nation, les autorités djiboutiennes actent le départ de la multinationale La concession de DCT est annulée. L’exploitation du terminal de Doraleh est confiée à une nouvelle société, la SGT D, détenue à 100 % par l’État Pendant que la procédure judiciaire suit son tortueux chemin, les Djiboutiens mettent en place leur programme de développement, avec l’inauguration de Doraleh Multipur pose Port (DMP), du port de Tadjourah, du port de Ghoubet, la réalisation de la ligne de chemin de fer Djibouti-Addis-Abeba, le lancement de l’ambitieux programme de Damerjog Et celui du chantier flottant de réparation navale Pour DP World, Djibouti doit avant tout rester à une place limitée aux marchés d’import-expor t, en particulier pour serv ir l’immense marché éthiopien. Le géant portuaire entend aussi s’assurer du contrôle d’un ma ximum de ports dans cette région sensible, tant sur la rive af ricaine que sur la péninsule arabique (Djeddah), et maintenir la prééminence du port dubaïote de Jebel Ali. Or,
avec l’évolution de son offre, Djibouti veut et peut désormais se positionner sur le marché du transbordement, de l’entretien et du bunkering (rav itaillement). Le pays est bien placé sur les routes venant d’Asie qui desser vent l’Europe ou l’Af rique. Et il peut voir plus grand encore, avec une stratégie mer-terre-air qui peut lui permettre d’assurer des liaisons fret jusqu’en Af rique centrale et en Af rique australe… Soucieux des enjeux, DP World va pousser la logique jusqu’à s’installer à Berbera, au Somaliland, aux portes de Doraleh… Mais Djibouti n’est pas sans argument. Le pays est en paix, sa monnaie est librement convertible, la plateforme portuaire et logistique a des années d’avance en matière d’infrastr ucture, de savoir-faire et de soft power diplomatique. En vingt ans, Djibouti s’est imposé comme une place stable du commerce international dans une région tendue Et comme un partenaire incontournable en matière de sécurité. À Washington, comme à Pékin ou à Paris, on est sensible à ce qu’il se passe ici.
DANS L’AT TENTE D’UNE ÉVOLUTION
Malgré le contexte, les autorités djiboutiennes sont loin d’être fermées à une « vraie » négociation. Dès le départ, elles ont proposé une compensation qui serait « juste et équitable ». Plus récemment, au cours de l’année 2023, des échanges ont eu lieu entre les parties, avec des visites de part et d’autre. Mais les discussions butent toujours sur la même exigence de DP World : la mainmise sur la gestion du port et le retour à une forme d’exclusiv ité sur le pays Du côté de Djibouti, le retour au statu quo ante n’est plus une option La SGTD, société qui a pris la suite de DCT, est là pour durer Ses performances se sont améliorées. Et pour tant, les autorités n’excluent pas un retour du géant portuaire sur les rives du détroit de Bab el-Mandeb en tant que partenaire actif, mais minoritaire, et sans exigences en matière d’exclusiv ité et de management Et toujours en respectant les principes intangibles de la souveraineté nationale.
Les positionnements des uns et des autres
restent encore éloignés. Pour tant, chacun aurait intérêt à ce que le dossier évolue favorablement. Pour Djibouti, il s’agirait de tourner la page d’un contentieux lourd et de pouvoir se focaliser sur le développement de l’offre portuaire et de serv ices De renouer, aussi, avec une entreprise leader du secteur. Et pour DP World, de retrouver un rôle dans un pays stratégique et d’amorcer, peut-être, un virage dans « sa relation au Sud global ». La stratégie de l’entreprise émiratie peut sembler en décalage avec les exigences contemporaines vis-à-vis de la souveraineté et des partenariats avec les pays émergents On l’a vu récemment en Tanzanie, dans le cadre de la signature d’un contrat qui a provoqué la colère des milieux des affaires comme de la société civile Et puis, comme le souligne notre expert portuaire déjà mentionné, « le conf lit favorise l’arrivée à Djibouti de nouveaux partenaires, comme le géant chinois China Merchants, qui prennent des parts de marché et de l’influence ». En attendant une évolution notable de ce
dossier, Djibouti maintient ses orientations d’investissements, comme le développement de la plateforme de Damerjog En juillet dernier, l’AFC (A frica Finance Corporation) a accordé un prêt de 155 millions de dollars pour faire avancer le projet, soulignant par là même la confiance des milieux financiers. Le gouvernement cherche également à absorber les conséquences de la guerre de Gaza et les menaces Houthis sur le golfe d’Aden. L’impact commercial est bien réel, mais les terminaux ont su s’adapter du mieux possible. Situés un peu plus au sud du golf, les ports se sont positionnés comme une place incontournable de transbordement et d’entretien pour les navires en provenance d’Asie. Certains répartissent leurs cargaisons sur des navires plus petits et les autres, qui s’apprêtent à faire le tour du continent, peuvent organiser une étape d’entretien, de réparation ou de ref uelling, prouvant – si tant est que ce soit nécessaire – que, en matière de logistique mondiale, Djibouti est appelé à rester, et pour longtemps, la clé de la mer Rouge. ■
Le projet Damerjog
Porté d’abord par les besoins croissants de l’Éthiopie en produits pétroliers, le nouve au complexe assume aussi des objectifs plus globaux : répondre à une demande ré gionale massive, accentuer le ravitaillement « on shore » et « of f shore ». Et se positionner comme l’un des acteurs du stockage et du trading. par Rémy Darras
C’est une première étape de franchie ! Trois ans après le démarrage du chantier par le marocain Somagec, la jetée pétrolière de trois kilomètres du futur complexe pétrochimique de Damerjog est aujourd’hui achevée à 95 %. En juillet dernier, la zone franche de Damerjog (Djibouti Damerjog Industrial Development Free Trade Zone) recevait un prêt de 155 millions de dollars de la part d’Afreximbank et de la Banque pour le commerce et l’industrie de la mer Rouge (BCIMR, filiale de la BR ED), pour en boucler les travaux. Un terminal et un premier dépôt de stockage de 150 000 m3 doivent venir la compléter.
Si la jetée n’est pas encore tout à fait opérationnelle, sa livraison était pourtant l’une des conditions sine qua non invoquées par des sociétés privées pour venir s’installer et investir dans la zone. Pour y parvenir, l’opération a ressemblé à un tour de force pour la partie djiboutienne, qui a dû consentir un bridge loan (prêt-relais) de la BCIMR. Un financement temporaire, en général destiné à aider une société à faire face à ses coûts à court terme, jusqu’à ce qu’elle puisse obtenir un financement sur le long terme ou lever des capitaux propres. Car, pour ne pas financer à fonds perdu l’infrastructure, avoir de la visibilité sur leurs retours sur investissement et se faire rembourser, les
potentiels bailleurs de fonds internationaux réclamaient à leur tour la garantie d’installation de ces mêmes sociétés privées pour financer le projet. Ce qui ressemblait au jeu de l’œuf et de la poule. Mais maintenant que la jetée est là, Damerjog entre dans la réalité !
DE GR ANDES AMBITIONS
C’est en effet sur ce terrain, presque frontalier avec le Somaliland, que doit pousser une zone franche de 30 km2, dont vingt gagnés sur la mer. D’une valeur de 4 milliards de dollars, le projet, le plus large jamais mené par l’Autorité des ports et zones franches de Djibouti (DPFZA), entend d’ici 2035 rien de moins que se poser en concurrent du méga-complexe de Fujaïrah (Émirats arabes unis), l’un des plus importants centres de stockage de pétrole au Moyen-Orient. Tandis que les hydrocarbures représentaient déjà en 2020 près de 30 % du trafic portuaire à Djibouti, le nouveau terminal pourra traiter à terme 13 millions de tonnes de pétrole par an, contre 4,5 millions avec les capacités actuelles. Et avec des dépôts pétroliers d’une capacité de stockage de 750 000 m3. Damerjog voit les choses en grand. Il devrait comprendre aussi à terme deux quais d’accostage, une raffinerie, une cimenterie (600 000 tonnes/an), une centrale électrique (2,3 MW), une zone de réparation navale dotée d’une unité métallurgique et, sur le papier, le point d’atterrissage d’un gazoduc de 765 km en provenance de la région
Aujo urd’hu i, la jeté e pétrolière du fut u r comp lexe pétrochi mi que est pa ra chevé e à 95 %.
Djibouti et l’Éthiopie prennent les commandes du train
Symbole des réalisations des « nouvelles routes de la soie » chinoises, mais aussi héritière de l’antique chemin de fer franco- éthiopien, la ligne Djibouti-AddisAbeba (752 km), lancée en janvier 2017, est désormais gérée par l’Éthiopie et Djibouti.
C’est le 10 mai dernier que les deux États, qui en possèdent respectivement 75 % et 25 %, ont repris la gestion et la maintenance du réseau aux entreprises chinoises CCECC et CRCC, à l’issue d’une cérémonie qui s’est tenue à Addis-Abeba.
Entre juillet 2023 et avril 2024, la ligne avait généré un chiffre d’affaires de 50 millions de dollars (+1,12 million de dollars) et avait connu, avec 148 664 passagers, un trafic en hausse de 15 %. En 2023, elle avait transporté 2,1 millions de tonnes de fret, contre 885 000 l’année de son lancement. Avec un coût total de 3,4 milliards de dollars pour la construction, le chemin de fer avait d’abord rencontré plusieurs problèmes relatifs au coût de l’électricité, à des coupures de courant, à des collisions avec des animaux et à un volume de marchandises en deçà des espérances Souffrant de la forte concurrence des camions éthiopiens, il ne s’avère pas plus compétitif. Il avait aussi pesé lourdement sur la dette de Djibouti à l’égard de la Chine. ■ R.D
La gare de Na gad, en pé riph éri e de la ca pita le dji bout ie nn e, a été i nau gu ré e en ja nvie r 2017
éthiopienne de l’Ogaden. Même si, depuis la signature de l’accord avec la société chinoise Poly-GCL , le projet a peu progressé à cause de l’instabilité régnant dans la région… Mais la demande du marché éthiopien est pressante Elle constitue une belle opportunité. Avec une population qui s’établit désormais à plus de 123 millions d’habitants, son voisin enclavé connaît une croissance annuelle de plus de 10 % de ses besoins en hydrocarbures, qui équivalent à 15 millions de tonnes métriques, selon les chiffres de la Banque nationale d’Éthiopie. La demande en produits pétroliers du pays devrait doubler dans les dix prochaines années Depuis quelque temps, le pays d’Abiy Ahmed fait pression sur son voisin francophone pour accroître les capacités de stockage de son terminal pétrolier Horizon, inauguré en 2005, opéré et détenu à 52 % par Emirates National Oil Company (ENOC), qui se trouve toujours en surchauffe, laissant de nombreux navires éthiopiens en attente de leur tour au large.
Ce qui occasionne pour l’Éthiopie, déjà à court de devises, un coût important en immobilisation en mer, se chiffrant à plusieurs
millions de dollars chaque année. Le projet d’extension d’Horizon, envisagé en 2019, n’a jusqu’ici pas abouti, car il était suspendu à des raisons techniques : il se trouve bordé par la base navale chinoise, le port de Doraleh et le chemin de fer. Mais également pour des raisons politiques, puisque le terminal compterait parmi ses actionnaires Abdourahman Boreh, l’ancien patron de l’autorité portuaire. Le principal opposant en exil est accusé d’avoir perçu des millions de dollars dans l’octroi de la gestion du port à DP World en 2000
INVESTIR DE NOUVEAUX BUSINESS
Au-delà de l’Éthiopie, le pays d’Ismaïl Omar Guelleh entend desser vir tout « l’arrièrepays » de l’Afrique de l’Est, jusqu’au Kenya, où le développement économique et la croissance démographique nécessitent la construction de routes, et donc le transport de bitume, un autre produit issu du pétrole. En av ril dernier, le Sud-Soudan affirmait quant à lui sa volonté de faire de Damerjog une plateforme pour l’exportation de son pétrole vers les marchés internationaux, pour sortir de la dépendance du Soudan, en pleine guerre civile Tandis que l’Éthiopie, à travers son jeune fonds souverain EIH avait annoncé en 2022 son intention de prendre 30 % du capital du port de vrac liquide, moyennant de lourds investissements. Avec le développement de cette zone franche industrielle dédiée aux hydrocarbures, Djibouti s’impose ainsi comme un hub pétrochimique pour la région. Mais pas seulement. Car Djibouti souhaite aussi se positionner dans le business juteux du trading pétrolier et du stockage dans les cuves, dont les prix ne suivent pas les fluctuations des cours du brut Il s’agit, au lieu de faire appel à des négociants installés à Dubaï, de servir par soi-même des clients qui se trouvent aussi bien en Afrique qu’au large. « C’est un business de capacité : plus les bateaux sont gros, plus les profits sont intéressants Or, aujourd’hui, sur la carte des relevés bathymétriques, il faudrait descendre jusqu’à Durban ou Port Elizabeth pour trouver un tirant d’eau aussi important que celui de Djibouti, de près de 16 mètres de
profondeur », décr ypte Khalil Chiat, conseiller financier d’Aboubaker Omar Hadi, le président de DPFZA. Voyant passer devant ses côtes chaque année 35 000 bateaux et 3,4 millions de barils, Djibouti s’est aussi lancé, avec la société Red Sea Bunkering (RSB), dans l’activité de soutage des navires, qui pouvaient se ravitailler en fioul jusque-là à Jebel Ali (Émirats arabes unis) Pour être plus compétitif, le ravitaillement des bateaux pourrait aussi se faire « on shore », et non plus en mer comme actuellement, annonce Khalil Chiat.
UNE CONCURRENCE PAS SI INQUIÉTANTE
C’est aussi que Djibouti souhaite conser ver son avance. Car tandis que la petite république du détroit de Bab el-Mandeb fournit jusque-là 95 % du pétrole à l’Éthiopie (les 5 % restants provenant du Soudan), un concurrent fournit ses armes plus au sud : Berbera, au Somaliland, territoire dont l’Éthiopie a remis sur le métier la question de la reconnaissance en janvier dernier, s’attirant les foudres de la Somalie.
Vu par Addis-Abeba comme une alternative à Djibouti – jusqu’à présent son seul débouché –, le port somalilandais, détenu à 51 % par l’Éthiopie et opéré par DP World, a attiré sur ses quais le géant mondial du négoce Trafigura, installé en Suisse (plus de 300 milliards de dollars de chiffre d’affaires), qui a posé en août dernier la première pierre de son dépôt pétrolier à travers un investissement de 50 millions de dollars.
Persona non grata à Djibouti, qui l’a expulsé de ses quais manu militari en 2018, l’opérateur portuaire dubaïote s’est engagé à y investir 442 millions de dollars, en y déployant un nouveau terminal à conteneurs en 2021 et une zone franche en 2023
Dans son protocole d’accord avec le Somaliland, l’Éthiopie cherche à négocier pour sa part la location d’une bande de terre côtière de 20 km, lui donnant directement accès à la mer Rouge
Pas de quoi inquiéter les officiels djiboutiens qui louent la stabilité de leur franc, la sécurité, la profondeur de leurs bassins et la modernité de leurs infrastructures… ■
Au -delà de l’Éthiopie, le pays d’Ismaïl Omar Gu elleh entend desservir tout « l’arrièrepays » de l’Afrique de l’Est, jusqu’au Kenya.
Le futur en objectif
C’est la méthode. Voir grand, s’inscrire dans l’avenir en permanence, en matière d’infrastructures, de développement durable, de te chnologies Certains projets mettront du temps à se déployer, mais l’obje ctif est de mobiliser les énergies et les ressources. par Rémy Darras
Conscient de son manque de ressources naturelles et de moyens, Djibouti cherche à exploiter au mieux ses précieux atouts, parmi lesquels son positionnement stratégique, son ensoleillement et sa stabilité monétaire. L’objectif est toujours d’avoir une longueur d’avance – même si, parfois, les réalisations et les résultats peuvent être un peu plus longs à se concrétiser. Dans les bureaux d’études d’une capitale en mutation rapide, on imagine donc le futur en permanence
On cherche à attirer 1 million de touristes d’ici 2035 Ou à devenir un hub spatial,
tout en renforçant le hub télécoms. Au-delà des effets d’annonce, des projets voient le jour Et comme le montre le développement du complexe pétrochimique de Damerjog, tout est finalement une question de temps.
Une nouvelle business city
TU TOYA NT les 243 mètres, avec leurs 43 étages, les Djibouti Towers, dessinées par un architecte russe et reprenant les différents sy mboles du drapeau national, devaient s’élancer
dans le ciel de Djibouti depuis le port historique, construit en son temps par la France coloniale (1888) Le visuel avait beaucoup tourné en 2021. Mais le projet, global et pharaonique, East Africa International Special Business est bien prév u en six phases. Une affaire portée par le groupe China Merchants et qui incarne l’ambition « king size » assumée de la petite république de la Corne de l’Afrique. Le lancement officiel a eu lieu en octobre 2020, et la conception de l’ensemble s’appuie sur le triptyque Port-Park-City Un ensemble à la fois conçu pour optimiser la plateforme logistique en créant un « backbone » de serv ices et en privilégiant l’accueil et le tourisme. Malgré les retards liés au Covid, la première phase est en cours, avec la mise en serv ice du parc des expositions et de l’ensemble d’hôtels Résidence l’escale
L’urgence climatique
ICI, les conséquences du réchauffement climatique ne se manifestent pas seulement sur la nature, mais constituent également une menace pour les humains. La Corne de l’Afrique devrait être la zone qui en paiera le plus lourd tribut, avec une augmentation de 2,7 à 3,6 °C dans les prochaines années À telle enseigne que « la région cour t le risque d’être inhabitable en raison de vagues de chaleur qui devraient dépasser les limites physiologiques et sociales de l’homme », soulignait le président Ismaïl Omar Guelleh en mars dernier, à l’issue du premier Sommet mondial sur les chaleurs extrêmes Hormis cela, comme le notait un rappor t de la Banque mondiale, publié en janv ier, Djibouti demeure très vulnérable au risque de montées du niveau de
la mer et d’inondations, en raison d’une pluv iométrie imprév isible, et au risque de séismes. Une augmentation de 2 °C menacera fortement 90 % des récifs coralliens Le pays figure aussi parmi ceux qui manquent le plus d’eau dans le monde. « Le spectre de la soif est tangible », pointait le chef de l’État, qui a créé fin 2022 un Obser vatoire régional de recherche sur l’environnement et le climat (ORREC), avec le soutien de l’Agence internationale de l’énergie nucléaire (A IE A) Les populations nomades sont aujourd’hui incitées à se fixer autour de points d’eau, à travers, entre autres, la mobilisation des eaux souter raines et de ruissellement des forages. L’ouvert ure récente du parc éolien du Ghoubet (60 MW) et l’hydroélectricité importée d’Éthiopie constituent des voies de diversif ication énergétique destinées à atténuer la portée des conséquences du réchauffement climatique Djibouti vise à réduire ses émissions de CO2 de 40 % d’ici 2030
Géothermie et énergie
DA NS CE CONTEXTE, le pays s’est fixé comme objectif de devenir d’ici 2035 le premier d’Af rique à fournir une énergie 100 % renouvelable à sa population Djibouti a inauguré en septembre 2023, dans le Ghoubet, le parc Red Sea Power, composé de 17 éoliennes et d’une capacité de production totale de 60 MW Il devrait bénéficier d’une extension de 45 MW auxquels s’ajouteront les 25 MW de la future centrale solaire photovoltaïque du Grand Bara C’est en août dernier que le producteur indépendant d’énergie dubaïote AMEA Power a repris le projet au français Engie dans le cadre d’un partenariat public-privé avec le Fonds souverain de Djibouti Le parc devrait permettre d’év iter 252 000 tonnes de CO2 par an. Le pays développe aussi, avec la société
australienne CW P Global, un projet d’hydrogène vert d’une capacité d’électrolyse de 10 GW dont une partie de l’électricité produite sera injectée dans le réseau national Et il entend miser sur son fort potentiel géothermique : 1 000 MW enfouis dans ses sous-sols. Plusieurs projets ont émergé, à Galla Le Koma, Garabbay is, Fialé et Arta D’autres, comme une centrale de biomasse (40 MW) et d’énergie marémotrice (40 MW), devraient permettre à Djibouti d’atteindre ses objectifs. Et de baisser les prix de l’électricité, actuellement très élevés, pour continuer d’attirer des investisseurs.
Télécoms
DJ IBOU TI au ra it vu qu at re câbles sous-marins reliant l’Europe à l’Asie, et passant par ses eaux, endommagés en février dernier, probablement à cause de l’ancre d’un bateau touché par les tirs des groupes Houthis aux Yémen. Il s’était ensuivi d’importantes perturbations des communications en Inde, et aussi dans les pays du Golfe. De quoi souligner à nouveau le caractère stratégique de la position en mer Rouge de la République et le carrefour de connectivité qu’elle constitue pour la communication entre les continents C’est ainsi que la capitale est depuis novembre 2023 le point d’at-
terrissage d’un dixième câble sous-marin, India Europe Express (IE X), passant par Oman, l’Arabie saoudite, l’Ég ypte, la Grèce, l’Italie et la France, et issu d’un accord avec Meta, maison mère de Facebook. Un onzième câble, Blue Ra ma n, la ncé pa r Google, et rel ia nt Israël et l’Arabie saoudite, devrait entrer en fonction prochainement. Si le pays accuei lle les données des pr incipa les sociétés du secteur mondial des TIC, il doit cependant accélérer l’accès de sa propre population au réseau. Fin 2022, le taux d’accès à l’Internet mobile n’y était que de 24,19 %. Il n’est parvenu à atteindre le taux de 90 % de couverture 4G que récemment Et « le prix moyen
des services de haut débit fixe à Djibouti est deux fois plus élevé que celui du CapVert et trois fois plus élevé que celui de l’Éthiopie, tandis que la vitesse de l’Internet se classait jusqu’à l’été 2023 parmi les 10 % les plus faibles du monde », note la Banque mondiale dans son rappor t de janv ier 2024 Malgré l’attribution de licences à deux four nisseurs d’accès à Internet, l’ouverture du capital de Djibouti Télécom, l’un des derniers monopoles publics au monde avec l’Ér ythrée, demeure toujours d’actualité.
Routes
LA DÉLÉGATION djiboutienne menée par Ilyas Moussa Dawaleh, ministre de l’Économie, n’est pas rentrée les mains vides de Washington en av ril dernier. C’est 135 millions de dollars qu’elle a su mobiliser auprès de la Banque mondiale et de la Banque af ricaine de développement, lors d’une table ronde réunissant de nombreux bailleurs, en marge des assemblées générales de printemps des institutions de Bretton Woods Elle concernait notamment la réhabilitation des routes, endommagées par un trafic important et de fortes intempér ies, et qui revêtent un caractère crucial, alors que 90 % du fret éthiopien transite par Djibouti. Pour conser ver la compétitivité de ses ports maritimes, la République doit s’assu rer que les in frastr uc tu res rout ières qui mènent chez son voisin soient de bonne qualité et permet tent le transit de marchandises de manière sûre et rapide. Selon les ch if fres que nous nous sommes proc urés, le gouvernement djiboutien est engagé dans un programme global de 690 millions de dollars. Il est ainsi à la rec herc he de 341,5 mil lions de dollars pour les corridors d’importance régionale, et de 285 millions pour les routes de la capitale et des villes secondaires, et celles qui ne sont pas encore bitumées
Aéroports
CE N’EST pas un, mais deux projets de nouveaux aéroports que Djibouti a inscrits dans son plan Vision 2035 Le coût total s’établit à 600 millions de dollars. L’actuel aéroport Ambouli est à l’étroit dans la ville et les contraintes dues aux activités militaires ne favorisent pas son extension Situé à 60 kilomètres de la capitale, à Ali Sabieh, le premier d’entre eux (déjà nommé aéroport internationa l Al-Hadj Hassan Gouled Aptidon) prévoit une capacité de 1,5 million de passagers par an et 100 000 tonnes de fret manipulées L’objectif étant de créer une sy nergie entre les différents modes de transport. Un élément essentiel dans la stratégie de hub logistique. « Il disposera d’un terminal cargo qui serv ira de
La ré ha bi litati on de s routes es t un enjeu nat ional majeu r. Ic i, e nt re Do rra et Bal ha.
base logistique aéromaritime et transformera Djibouti en un hub stratégique pour la région », ex plique-t-on à l’Autorité des ports et des zones franches de Djibouti (DPFZA). L’Autorité dessert déjà 24 vi lles, comme Johannesburg, Kiga li, Buju mbu ra ou Abidja n, da ns 21 pays grâce à la chaîne multimodale mer-air. « L’aéroport permet d’offrir aux clients l’opportunité de réaliser des économies significatives et de désenclaver les pays de la région des Grands Lacs et au-delà. Les marchandises en zone franche peuvent êt re recondition nées et rée xpédiées pa r av ion », déclarait Aboubaker Omar Hadi, président de la DPFZA, à Af rique Maga zine en janv ier [voir site internet] L’opération nécessite un montage technique et financier
En ju in 2023, le présid ent Ism aï l Oma r Gu ell eh a proc éd é à l’inau gu ra tio n de l’ex te nsio n de l’aé ro po rt inte rn atio na l.
particulièrement complexe. Le contrat de conception est aujourd’hui entre les mains des entreprises françaises Egis et ADP Ingénierie. La seconde plateforme se situerait à Obock, et vise quant à elle 350 000 passagers.
À l’assaut des étoiles
climatique, comme les sécheresses, et lutter cont re l’insécurité alimenta ire.
Ta ndis que le la ncement de Djibouti 1-B était an noncé pour 2024, le pays est toujours bien décidé à constr ui re un port spatial à Obock, à la suite d’un mémora ndum signé l’année dern ière
avec la société Hong Kong Aerospace Technolog y Group, pour une valeur de 1 milliard de dollars. Cinq ans de travaux devraient êt re nécessai res pour construire sept stations de lancement de satellites, ainsi que trois bancs d’essai de fusée. Une affaire à suiv re de près. ■
C’ ES T À 52 0 ki lomèt re s d’altitude que se tr ou ve dé sorm ai s le sate llite Djib outi 1-A, placé en orbite le 11 novembre dern ier depuis la ba se spatiale californienne de Vandenberg à bord d’une fusée Falcon 9 de la société du célèbre Elon Musk, SpaceX Conçu pa r une dizaine d’ingénieurs et techniciens djiboutiens formés au Centre spat ia l un iver sita ir e de Mont pel lier (CSU M), le na no -satel lite collec te en te mps rée l de s don nées météorologiques et hydrométriques, notamment da ns les zones sans couver ture internet, afin d’améliorer l’agriculture, surveiller les phénomènes de changement Le sate ll ite Djib ou ti 1- A a été mi s en orb ite en nove mb re 20 23
Entre terres et mers
La surface de Djibouti est, certes, ré duite, mais les espac es et les dé cors semblent sans limites Le potentiel touristiqu e est ré el Et les visiteurs sont at tendus ! par Em man ue l le Po nt ié
Du char à voile au Grand Bara
C’est à un peu plus d’une heure de route de la capitale. Le désert du Grand Bara s’étend sur 300 km2, un espace aride et sauvage, mais aussi un petit paradis pour les amateurs de char à voile ou de trek
C’est aussi le domaine des gazelles dik-diks et des chameaux transhumants. On raconte enfin que les visiteurs y sont fréquemment témoins de mirages !
La fraîcheur des monts Goda Situé sur les hauteurs de Tadjourah, ce massif montagneux renferme une vingtaine de sommets qui culminent à plus de 1 000 mètres On y part à la rencontre des cultures traditionnelles nomades afars, en croisant de jeunes bergers et leurs troupeaux. Sous des températures étonnamment plus fraîches
Au centre de l’histoire
Promenade nécessaire dans le vieux quartier colonial de la capitale, sur la place Menelik (devenue aujourd’hui la place du 27-Juin), avec ses arcades mauresques et ses cafés, autour aussi de l’ancien marché central, ou encore vers la place Mahmoud Harbi. Un patrimoine à protéger.
Le charme du « Kemp »
La baie de Djibouti vue depuis l’une des chambres du fameux hôtel Kempinski, situé sur l’ îlot du Héron. Un palace très spacieux, étonnant, avec sa plage privée, son incontournable restaurant éthiopien face à la mer Rouge. On y croise une clientèle d’affaires cossue, le gotha politique de la sous-région. Et aussi des officiers et des officiels militaires des quatre coins du monde ou presque.
Sous l’eau, les trésors
On vient de loin pour s’aventurer dans ces eaux presque uniques au monde, au conf luent de l’océan Indien et de la mer Rouge. Un univers encore préservé pour les plongeurs, avec ses coraux aux couleurs vives et près de 200 espèces de poissons. Et un immense vivier pour la recherche océanographique.
Un voyage au lac Assal
C’est comme revenir aux origines du monde, à l’ouverture de la vallée du Grand Rift, un spectacle majestueux et impressionnant Le lac Assal se situe à une altitude de 153 mètres sous le niveau de la mer. Une exception géologique qui en fait le point le plus bas du continent africain. C’est un univers azoïque (pratiquement sans vie animale ou végétale), une usine de sel naturel exploitée depuis la nuit des temps.
in te rv ie w
NAWEL BEN KRAÏEM
LA CONSCIENCE POLITIQUE
AU SERVICE DE L’ART
L’artiste tunisienne est de retour avec un nouvel album, mais aussi un recueil de poésie.
Entre amour des ry thmes et des mots, c’est une voix qui porte.
propos recueillis par Lu is a Na nn ip ie ri
Con sidé rée comme l’une de s ar ti stes le s in spir ée s de sa génération, capable de méla nge r sonorité s ro ck , folk s et nord-a fr ic ai nes, la franco -t uni sien ne Nawe l Be n Kr aïem fête cette année se s di x an s de ca rr ière. L’occasion de reve nir su r so n pa rc ou rs av ec un nouv el al bu m, Ar ab ic To uc h, comp il at ion de re pr is es et d’ in éd it s, y co mp ri s so n in te rp ré ta ti on de la poé si e « Jaw az al -s af ar » du Pa le st ini en Ma hm ou d Da rw ic h, ch an té e en di al ec te tu ni si en, av ec la vo ix pu is sa nt e et le ti mb re gr av e qu i la ca ra ct ér is ent. Co mé di en ne et po éte ss e en ga gé e, el le a ré ce mm en t pu bl ié Le Co rp s do n , so n de ux iè me rec ue il de po és ie s autour de la mate rn it é. Nous l’av on s inte rv iewée lor s de son pa ssage à Pa ris, après sa tour née tu ni sien ne et avant son cha leureu x concer t du 2 ju in au Ne w Morn ing, alor s qu’elle prépare son intense tournée estivale de part et d’autre de la Méditerranée.
AM : Vous êtes à la fois musicienne, comédienne et poétesse. Vous allez jusqu’à mélanger les genres, en mettant en musique et en portant sur scène certaines de vos poésies. Quel rapport entre poésie et musique ? Nawel Ben Kraïem : Écrire des poésies signifie de travailler sur la musicalité des mots, de trouver les bonnes images. Cela s’apparente à l’écriture d’une chanson, parce que la racine commune est toujours l’amour des mots, la façon de les utiliser comme une matière qui peut prendre différentes formes. Mais, pour moi, mettre en musique consiste à faire un travail collectif et à garder en tête qu’une chanson est destinée à être partagée. C’est un moment où je m’exprime pour aller vers l’autre, où je recherche une communion avec l’autre. À l’inverse, je vis la poésie comme un moment solitaire et introspectif. Les deux naissent du plaisir de manier les mots et de raconter des histoires, mais à travers la poésie, on s’explore, on va vers son intime et on permet à l’autre d’y avoir accès. C’est ce qui vous a poussée à écrire votre premier recueil de poésies, J’abrite un secret, il y a trois ans ?
Je n’aurais jamais imaginé pouvoir sortir un livre avec mes poèmes. Je croyais qu’un écrivain était quelqu’un qui avait un doctorat en lettres, et je ne me sentais pas légitime. C’est parce que j’ai glissé quelques poésies au cours des concerts que j’ai donnés en ligne, lors du confinement, que l’éditeur Br uno Doucey s’est intéressé à mon travail et m’a tendu la
main Je lui ai donc envoyé une bonne partie des textes que j’avais écrits, mais jamais transformés en chansons. En effet, dans une chanson, on doit croiser deux langages : celui de la ry thmique des mots et celui de la rythmique musicale, avec un refrain, un nombre de paroles calibrées sur la mélodie, et ainsi de suite. Et mes poèmes étaient parfois un peu trop libres… Ce premier texte suit donc un itinéraire qui va de l’enfance à l’âge adulte, avec certains poèmes intimes et d’autres avec davantage de conscience politique.
L’exercice a dû vous plaire, puisque, fin mai, est sorti votre deuxième recueil de poésies : Le Corps don. Comment est née l’idée de ce livre ?
Je pense que le premier a ouvert et nourri une nouvelle voie littéraire en moi. Je n’étais absolument pas dans une dy namique où je voulais publier autre chose, mais je suis tombée enceinte de mon deuxième enfant, et j’ai souffert de ce que l’on nomme une « décompensation asthmatique ». Beaucoup de femmes sont sujettes à des soucis de santé qui s’exacerbent pendant la grossesse. De mon côté, j’étais tiraillée entre une émotion très forte à l’idée de porter la vie, un élan de puissance, et des difficultés à respirer, alors que j’étais sous ox ygène dans une chambre d’hôpital. Alors, j’ai eu besoin d’écrire J’ai donc rédigé ce long texte, entre poésie et prose, qui a été le point de départ de l’ouvrage. Nous l’avons placé au cœur de l’ouvrage, de façon à filer la métaphore d’un ventre qui pousse. La ty pographie et l’écriture y sont très différentes des autres poèmes, qui sont plus courts et ressemblent davantage à ceux du premier livre. Disons qu’ils sont comme de petites photographies de mes paysages intérieurs et extérieurs. Vous y parlez de maternité, mais également des ancêtres, de vos deux pays, la Tunisie et la France, et de l’avenir…
Je crois que, lors d’une grossesse, on est à la fois plus réceptive aux échos du passé et à ceux de la génération à venir Mais aussi au monde dans lequel on vit. Il s’agit d’un état particulier qui, comme d’autres moments de déséquilibre – pouvant aller du déménagement au décès –, nous sort du quotidien et nous amène à questionner des choses qui nous dépassent. Et effectivement, j’avais l’impression, dans cette chambre d’hôpital, d’être habitée par les grands-pères que je n’ai pas connus, les vies qui ont existé ou non, l’écho de ce qu’il s’est passé avant moi, individuellement mais aussi collectivement. Fin mai, vous avez aussi sorti Arabic Touch, qui célèbre vos dix ans de carrière, avec deux morceaux inédits et neuf reprises. Comment les avez-vous sélectionnés ?
Le titre est un petit clin d’œil à la French Touch – à ma façon, puisque son contenu est un parti pris. Toutes les chansons sont en dialecte tunisien, alors que mes œuvres mélangent habituellement le français et l’arabe. J’ai toujours écrit dans les deux langues, mais au début, je chantais plutôt en arabe. J’ai donc voulu repartir de là, et cela m’a aidée dans le choix
des titres : un ou deux par album ou EP depuis 2014 Mais l’un d’eux, « Kalouli », un peu plus punk rock, date de 2009, alors que j’avais 15 ans et je jouais avec mon premier groupe. Certaines chansons ont été raccourcies J’ai enlevé l’intro d’« Echtah », par exemple, qui sort d’un album conceptuel avec de la poésie, des atmosphères, des sons d’ambiance. Dans « Safsari », que l’on a notamment pu entendre dans la deuxième bande originale de la série AlRawabi School for Girls de Netflix, le texte en français a disparu. Effectivement En l’occurrence, mon choix est lié au fait que cet extrait n’a plus le même sens qu’à l’époque J’ai écrit la chanson en 2012, dans un contexte très particulier. Je parlais de ce qu’il se passait à ce moment-là dans le monde arabe. Avec la révolution, on se rendait compte de l’influence des chaînes télévisées du Moyen-Orient, qui ont provoqué une perte de repères quant à notre identité maghrébine ou tunisienne Le sefseri, que les Algériens appellent le haïk, fait partie de notre tradition et il était menacé par le voile moyen-oriental. On faisait face à une perturbation de notre identité, une forme de colonisation de notre pensée. Mais aujourd’hui, en France, le risque est de voir ces paroles décontextualisées, et je n’ai aucune envie que l’on critique le voile en soi. Je l’ai quand même laissée dans sa version or iginale sur YouTube, mais je ne l’écrirais pas de la même manière aujourd’hui.
Les deux morceaux inédits sont la très solaire
« Shams » et une poignante mise en musique du poème « Jawaz al -safar », de Mahmoud Dar wich. Pourquoi ce choix ?
« Jaw az al-s af ar » es t une poésie qui me tient à cœur, surtout en ce moment. Je chante cette chanson sur scène régulièrement et, avec ce qu’il se passe en Pa lest ine, je pense qu’i l est important de prendre la parole quand on a la possibilité de le faire, d’autant plus lorsque l’on dispose d’une plate-forme. Il était important pour moi de pouvoir l’intégrer dans l’album. Cette poésie résume tout :
« Je n’aurais jamais imaginé sortir un livre avec mes poèmes. Je croyais qu’un écrivain devait avoir un doctorat en lettres, et je ne me sentais pas légitime. »
Le Co rp s do n, Éd iti on s Br un o Doucey, 12 0 pages 15 € Arab ic Touch Now Na w, 2024.
« Les arbres reconnaissent mon humanité, les chants de pluie reconnaissent mon humanité, ils ne m’identifient pas à la couleur de mon passeport. » En d’autres termes, les humains qui ont créé les passeports ne reconnaissent pas l’humanité que la nature, elle, reconnaît. Ces images fortes per mettent de raconter quelque chose de simple Quelles réactions observez-vous quand vous prenez la parole sur scène, en Tunisie et en Europe, sur la question palestinienne ?
En Tunisie, dire « Tahia Filastin » (« vive la Palestine ») n’est absolument pas quelque chose d’inédit Nous avons été acquis à la cause palestinienne très tôt. J’ai grandi à Tunis, à l’époque de Ben Ali, où aucune manifestation n’était autorisée à part celles pour la Palestine. Le siège de l’OLP était en Tunisie, Yasser Arafat a vécu en Tunisie. Nous étions véritablement liés à cette cause. D’autre part, le pays compte aussi une communauté juive importante Beaucoup d’entre eux travaillent dans le milieu de la musique, font partie de mes collaborateurs. L’identité culturelle du patrimoine juif tunisien existe, et cela n’empêche pas de prendre conscience, politiquement, qu’il
« Il ex iste en Tunisie une culture féministe ; beaucoup de femmes sont des figures fortes du militantisme, et cela ouvre la voie au x nouvelles générations. »
existe une dy namique de colonisation en Palestine. En tant que pays colonisé par le passé, nous sommes particulièrement sensibles à la question – et ce depuis toujours, pas uniquement depuis le 7 octobre. En France, la situation est bien différente. Le contexte est, d’ailleurs, plutôt étrange. Év idemment que nous condamnons les horreurs commises le 7 octobre par le Hamas, et tout le monde trouve cela normal de le faire. Pour autant, condamner les horreurs perpétrées dans un État colonial depuis des années et le nombre de morts qui ne cesse d’augmenter, de façon complètement irréelle et inhumaine, devrait être considéré comme tout aussi normal. Cela doit être dénoncé. Moi, je le fais à chaque concert, mais on sent bien que quelque chose ne va pas. Aujourd’hui, en France, les manifestations de soutien à la Palestine sont interdites, criminalisées. Existe -t-il d’autres sujets qui mobilisent les chanteurs et artistes au Maghreb ?
La cause palestinienne est sans aucun doute celle qui continue de fédérer beaucoup de monde. Mais certains artistes se mobilisent pour d’autres causes, bien sûr. Je pense notamment à la liberté de la presse, et à d’autres combats qui sont nés au début de la révolution tunisienne, alors que nous demandions la fin de la dictature. D’ailleurs, la situation est de nouveau inquiétante en Tunisie, tandis que l’État devient de plus en plus autoritaire. Personnellement, je suis également révoltée par la hausse du racisme anti-Noirs et de la négrophobie dans le pays. C’est extrêmement violent, et cela me tient à cœur de le dénoncer
Beaucoup de Tunisiennes s’engagent et s’exposent comme vous ?
Il existe en Tunisie une culture féministe. Les femmes se mobilisent Elles ont été des pionnières dans le monde arabe, et même dans le monde Par exemple, elles ont notamment obtenu le droit de vote avant les femmes françaises. Ainsi, elles ont tendance à militer plus facilement, y compris pour des causes qui, a priori, ne sont pas directement féministes : l’antiracisme, les luttes LGBT, etc. Dans le pays, beaucoup de femmes sont des figures fortes du militantisme, et cela ouvre la voie aux nouvelles générations. La conscience et la connaissance que nous avons, en tant que femmes tunisiennes, de notre hi stoi re nous autori sent à passer le flambeau, à propager ce militantisme à prôner le fait d’oser. À propos de femmes fortes, cet été, vous partez en tournée sur les deux rives de la Méditerranée, en solo et avec des groupes. Les Héritières, notamment : un projet né à l’automne 2021 pour célébrer la pionnière du raï Cheikha Rimitti. Que représente-t- elle pour vous ?
Je su is as sez se nsible à ce s figures qui nous ouvrent des voies, qui nous inspirent. Il était importa nt pour moi de cherc her aussi dans le territoire nord-africain des figures de femmes qui ont écrit des textes poétiques, qui ont ar rangé, composé, chanté, été su r scène. Cheikha Rimitti a été l’une des premières à faire tout cela Dans ses chansons, il y a cette liberté, relative à la fois au ton et aux sujets abordés. Elle parle tout autant du monde que de la société. Et je peux ainsi me considérer comme l’une de ses héritières. Mais elle a également été spoliée. Beaucoup de chansons reprises pendant l’âge d’or du raï par des figures très connues ont été récupérées par l’industrie française, alors qu’elle est restée dans l’ombre. Il me tenait à cœur, tout comme d’autres chanteuses [Souad Asla et Cheikha Hadjla, ndlr], de montrer tout ce qu’elle a apporté à la musique nord-africaine. Elle me rappelle Janis Joplin : elle portait en elle un feu sacré de l’art – au point d’exhaler son dernier souffle sur scène, à deux jours près – et elle avait cette façon de porter fièrement les tenues du patrimoine, le henné… Pour moi, cela a toujours été quelque chose de sy mbolique, de très fort. Et quelque chose de magique s’est produit avec ce projet Il était prév u que nous jouions une fois seulement, à l’occasion de l’inauguration de la place qui porte son nom dans le XV IIIe arrondissement parisien, mais l’expérience a été tellement lumineuse,
forte, joyeuse que nous avons réuni à Barbès les communautés maghrébines, des gens de plein de milieux sociaux et de générations différents. Nous avons alors pu constater à quel point elle est une figure fédératrice. Pour nous, les artistes, mais aussi pour le public et les programmateurs
Vous allez également monter sur scène avec l’Armée mexicaine, l’ancien groupe de Rachid Taha. Quel lien avez-vous avec le chantre du rock’n’raï ?
Un lien immense. Dans l’ADN de mon travail, aujourd’hui, il est la personne à laquelle je m’identifie le plus Il était très attaché à la valorisation de son patrimoine. Il envahissait les composit ions et rev isitait les chansons clés du réper toire,
comme « Ya Raya h », d’Am ra ni Abder ra hmane, avec une énerg ie et un univers musica l qui lui étaient propres. Ou alors, il puisait dans le répertoire rock, sa famille artistique. Je pense à ce qu’il a fait avec « Rock El Casbah », amenant des collaborateurs qui venaient de la scène rock anglo-saxonne dans le milieu du raï, et vice versa. Tout ce la , cr oi se r le s im ag in air es, je le fa is au quot id ie n : mett re de s gu it ar es élec triques da ns des mélodies bédou ines ou encore du oud da ns de s ar ra nge me nt s folk s… Je su is sort ie du cons ervatoir e et cette cu riosité du patri moine es t ar rivé e pour moi de façon in st inct ive : j’ai alor s dû me mont rer autodidacte. Voir quelqu’un qu i s’autori se à fa ire ce genre de tr av ai l avec le patr imoi ne mu sica l nord-a fr ic ain m’a, en quelque sorte, autori sée à le faire aussi. Même si je ne viens pas d’une grande famille de maloufs tunisiens, je peux aussi ouvrir ce champ des possibles. Et puis, Rachid, sur scène, avait ce quelque chose de chamanique que l’on retrouve chez tous les rockeurs. Il était toujours capable de faire primer l’énergie et l’émotion. ■
ém ot ion s
NABIL AYOUCH « C’EST UN FILM MIRACULEUX »
Habitué du Festival de Cannes, le cinéaste franco-marocain est venu y présenter Ever ybody Loves Touda, qui sera sur les écrans à la fin de l’année. Le portrait d’une femme libre et intense, qui se rêve en artiste. Un film coécrit avec son épouse, la talentueuse Maryam Touzani. propos recueillis par Je an -M ar ie Ch az ea u
Na bi l Ayou ch, le 20 mai 2019, lo rs de la 72e éd ition du Fe stival de Ca nn es, où Ad am, de Ma ryam Touzani, a été présenté
Touda, le personnage au centre du nouveau fi lm de Nabi l
Ayouch, est une mère célibata ire analphabète, qu i élève seule son fi ls sourd-muet et rêve d’aller chanter sur les plus grande s scènes du Ma roc… Un joli mélo un peu chargé ? Non, un hy mne incandescent au pa rc ou rs d’un e fe mm e incarnée avec intensité par la comédienne Nisrin Erradi, vue récemment dans Reines, de Yasmine Benkiran, et révélation des Césars en 2021 pour son rôle dans Adam, de Maryam Touzani, l’épouse de Nabil Ayouch. Le cinéaste franco-marocain se fait ainsi plus que jamais l’ambassadeur de son pays d’origine, en réhabilitant la figure des cheikha, ces chanteuses portant haut l’art de l’aïta, poésie chantée venue des plaines du Maroc. Des femmes mal vues, car elles célèbrent la liberté des corps et des désirs, et dont le cri (traduction du mot aïta) est en voie de dispar it ion, les chanteuses étant incitées à interpréter un ar t plus accessible dans les cabarets… Nabil Ayouch retrouve ainsi le plaisir de la musique et du chant, comme dans Whatever Lola Wants (2007), mais aussi Haut et fort (2021), film avec lequel il avait été en compétition pour la Pa lme d’or Avec Ever ybod y Love s Touda, c’était sa quatrième participation au Fest ival de Cannes, cette fois pour une avant-prem ière mondia le L’occasion pour le délégué général du festival, Thierr y Frémaux, de présenter le Maroc comme un « grand pays de cinéma » et de saluer le talent de Nabil Ayouch. Ce dernier a reçu une standing ovation à l’issue de la projection, aux côtés de Nisrin Er radi, qui découv rait le film pour la première fois, et de Maryam Touzani, coscénariste du film Ce couple créatif et très engagé dans la société marocaine confirme ainsi sa position de fer de lance d’un cinéma audacieux et progressiste, reconnu à l’international et ancré dans la culture populaire.
dit qu’un jour, je raconterai la vie, l’histoire et le destin de l’une d’entre elles. Je ne savais pas quand, mais l’envie est venue en voyant Nisrin Erradi évoluer, en la côtoyant, en la regardant dans Adam (2017), le premier film de Maryam Touzani. Alors, je me suis dit que ce film se ferait avec elle.
Vous aviez pressenti qu ’elle pourrait incarner cette femme, avec un tel engagement ?
Elle est vraiment habitée par son rôle…
De toute façon, elle ne m’a pas laissé le choix [rires]. Elle m’a dit : « Ce sera moi ! » Je crois qu’on était convaincus dès le départ qu’elle saurait faire le chemin pour arriver à endosser les habits de Touda et être crédible dans ce rôle. Cela a donné lieu à un travail de coaching pendant un an et demi, sur le chant, la danse, le tempo : pour la taârija, ce petit tambourin très important dans l’ar t de la aïta, il faut savoir battre le ry thme Il fallait aussi apprendre à bouger, à parler comme ces femmes, et le travail a payé, parce qu’elle est bouleversante dans son jeu, complètement habitée dans sa perfor ma nce scénique Ça a été un long chemin, mais elle a toujours été là, très motivée, et elle n’a jamais voulu quitter les habits de Touda : le tournage s’est déroulé en quatre parties, sur un an demi, parce que j’avais envie de suiv re le ry thme des saisons, et elle avait le choix d’aller vers d’autres projets entre-temps, mais elle a tout refusé pour rester concentrée sur son rôle.
Eve rybody Love s Touda a été présenté en avant- première mon diale à Ca nnes
AM : D’où vient cette idée de raconter le parcours d’une chanteuse traditionnelle du fin fond de l’Atlas ?
Nabil Ayouch : Ces femmes sont assez présentes dans les récits de mes films, depuis Le s Chevau x de Dieu (2012) ou Ra zzia (2017), et elles m’ont toujours impressionné par le rôle qu’elles jouent au sein de la société marocaine, ce qu’elles génèrent comme hystérie, comme contrastes, comme paradoxes, comme désir d’émancipation aussi. Je me suis toujours
Votre choix de parler de ces figures mal perçues dans la société marocaine, c’est aussi pour les réhabiliter ?
Complète me nt Je souh aita is leur redonner un statut, les reconnaître pour ce qu’elles ont été : des personnalités à la puissa nce très forte, sur tous les sujets, avec tous les combats politiques qu’elles ont menés à travers leurs chants, et aussi par leur capacité à parler d’amour. Elles ont été les premières à parler du corps, du désir, ce qui était hautement subversif à une époque Elles méritent cette réhabi litation, pa rce qu’à pa rt ir du moment où elles ont quitté leur monde rural, les plaines de Safi, les montagnes (parce que la aïta se répartit à peu près à travers tout le territoire, à partir du XIXe siècle), et qu’elles sont allées dans les villes, chanter dans les bars et les cabarets, comme on le voit dans le film, leur image s’est complètement pervertie aux yeux du grand public. On a commencé à les voir comme des filles de joie et des prostituées, et pas comme ce qu’elles étaient réellement, c’est-à-dire des
« Les cheikha ont été les premières à parler du corps, du désir, ce qui était hautement subversif à une époque. »
artistes Et j’ai eu envie de rendre hommage à ces héroïnes et de montrer qu’aujourd’hui, il y a quelque chose de très beau à perpétuer cette tradition de la poésie chantée, la aïta, parce que les textes racontent aussi quelque chose sur ces combats épiques… Et c’est pour cette raison que j’ai voulu les sous-titrer dans le film.
Des combats de résistance…
De résistance et d’émancipation, parce que tout a commencé par une conf rontation au pouvoir politique, aux seigneurs de l’époque, que l’on appelait les caïds, qui étaient tout-puissants dans leur région. L’une de ces femmes l’a d’ailleurs payé de sa vie : la première cheikha connue dans l’histoire, Kharboucha, aurait été emmurée vivante, dit la légende, pour avoir osé résister à ce pouvoir-là. Indubitablement, ces femmes sont porteuses de cette flamme de la résistance. C’est aussi ce que racontent leur vie, leurs chants, et le chemin de vie de Touda dans le film.
Vous avez écrit le scénario avec votre épouse, Mar yam Touzani. C’était important de disposer du regard d’une femme pour raconter cette histoire ?
C’était important d’avoir le regard de Maryam [r ires] ! Il est toujours plein de tendresse, de douceur, et effectivement, j’avais envie d’un regard féminin En effet, je raconte l’histoire d’une héroïne qui porte ces combats féminins, et féministes, et c’est vrai que Maryam a été la première à me dire : « Ces femmes sont là, dans tes films, il faut vraiment que tu leur consacres une production à part entière. » Elle a été présente dès le début du processus, dans l’écriture, et on s’accompagne mutuellement depuis maintenant beaucoup d’années, donc il y a une confiance absolue.
Un couple de cinéaste -scénariste, c’était le ticket gagnant de la Palme d’or, l’an dernier : Anatomie d’une chute, de Justine Triet, a été scénarisé par son compagnon Arthur Harari. C’est une manière de travailler particulièrement enrichissante, différente ?
Oui, parce qu’on se nourrit l’un l’autre. De plus, on n’a pas mis en place cette collaboration, elle est venue de manière très naturelle. On est extrêmement proches dans les combats que l’on mène, Maryam et moi, dans notre regard sur le monde. Et en même temps, on a notre propre langage, différent l’un de l’autre. C’est toujours très touchant, une telle collaboration, de voir de quelle manière les regards arrivent à se mélanger et à donner naissance à des films, forcément différents de ceux que l’on aurait faits seuls dans notre coin. Et on se sent chacun aimé et protégé en travaillant ensemble. Parmi les moments émotionnellement très forts du film, il y a un spectaculaire plan-séquence final. On y voit Touda, qui semble enfin trouver un endroit digne pour chanter : la caméra ne la lâche pas pendant huit minutes, dans un parcours qui a dû être compliqué à organiser, sans montage, au milieu de la foule et sur plusieurs étages…
« Le film dit des choses sur une époque, sur le combat que les femmes portent un peu partout dans le monde, mais avec un regard venu d’un pays arabe. »
C’est le moins que l’on puisse dire ! Ça a représenté plusieurs mois de travail, de répétitions… Je n’avais pas envie de casser l’émotion sur le visage de Touda : à partir du moment où elle arrive en taxi devant cet hôtel, elle traverse le hall, elle monte vers les sommets, elle les côtoie, elle les touche du doigt à travers sa performance scénique, et elle redescend. Je voulais être très proche d’elle, et en même temps que l’émotion dure, que l’on voie lors de la descente de l’ascenseur cette complexité dans les différentes expressions de son visage, que l’on traverse tout le film, toute son histoire, dans ce plan-là. Et pour ça, avec ma directrice de la photo, Virginie Surdej, mon steadicameur, le cadreur et toute l’équipe, quelque chose d’obsessionnel s’est créé autour de ce plan : il fallait arriver à tout raconter dans la continuité. On est donc allés dans cet immeuble – la tour la plus haute de Casablanca – une trentaine de fois pour trouver le bon chemin, les bons escaliers, le bon moyen d’arriver en haut et de redescendre, et de rester toujours collé au personnage, aux émotions. Techniquement, ça a été un défi énorme, pas parce que je voulais chercher l’exploit technique, pas du tout, mais parce que je voulais vraiment garder intacte la capacité de ce personnage à nous émouvoir et à nous emmener vers la fin du film… Au milieu de la nuit, je me suis dit que c’était une utopie et que, malgré les répétitions, nous n’y arriverions pas. Et finalement, vers 6 heures du matin, la pluie est tombée (et on sait que la pluie, c’est important chez nous) et la grâce est arrivée… Près de 250 personnes attendaient comme nous la délivrance, et quand c’est arrivé, on s’est tous regroupés autour du moniteur pour voir et revoir la séquence sur le petit écran. C’était miraculeux, le plan était là Mais cela résume bien ce film : il est miraculeux !
Il y a presque dix ans, votre film Much Loved (2015), traitant de la prostitution à Marrakech et présenté ici au Festival de Cannes, avait fait scandale au Maroc. Vous êtes de retour sur la Croisette pour présenter en première mondiale un film sur une « femme de mauvaise vie ». Vous n’avez pas peur des réactions, cette fois encore ?
Je n’ai pas peur. La crainte ne fait pas partie de mon mode de fonctionnement – heureusement, d’ailleurs Et puis, je pense que ce film est très différent de Much Loved Il porte d’abord une voix belle et forte de la société marocaine, et il rend hommage à des femmes importantes. Il remet aussi sur le devant de la scène une tradition qu’on ne doit pas oublier. Je pense que, au contraire, le film va trouver sa place de manière plus sereine au Maroc, et dans les pays du monde arabe en général. Parce que ce sont des histoires que l’on a envie d’entendre. Et celle-ci dit des choses sur une époque, sur le combat que les femmes portent aujourd’hui un peu partout dans le monde, mais avec un regard venu d’un pays arabe. Et je pense que le monde arabe, aujourd’hui, doit être prêt à entendre ce point de vue et à regarder une personne comme Touda pour ce qu’elle est, c’est-à-dire une femme forte, dont il ne faut pas avoir peur, mais qu’il conv ient de respecter. Avez-vous l’impression que, depuis dix ans, la place des femmes a un peu évolué dans la société marocaine ?
La pu is sanc e de jeu de Nisr in Er ra di don ne to ute sa dim ens io n à l’héroï ne
Oui, il y a forcément eu des changements. En premier lieu, les mouvements mondiaux sont arrivés, heureusement, jusqu’au Maroc. Les combats sont loin d’être gagnés, év idemment. Mais en ce moment, il y a une réforme du Code de la famille pour redonner aux femmes une plus grande indépendance sur des questions essentielles, un rôle plus égalitaire sur des sujets comme l’héritage, le mariage des mineures, la polygamie, etc. On voit qu’il y a encore des résistances, mais il est certain qu’il y a de plus en plus de femmes qui étudient, qui sont diplômées, qui intègrent le monde de l’entreprise, qui portent des responsabilités importantes, y compris en politique. Dans le champ culturel, c’est la même chose, ce que je voyais beaucoup moins il y a une dizaine d’années. Plus généralement, sur le plan des liber tés, la situation est compliquée au Maghreb : on le voit avec le traitement réservé aux avocats en Tunisie, la loi sur le cinéma en Algérie. Est- ce que vous êtes inquiet ?
Je ne suis pas rassuré par ce que j’entends et qui nous ar rive d’Algérie, de Tunisie. Cette dernière, en particulier, parce que ma mère est d’origine tunisienne C’est un pays que j’ai côtoyé à des périodes importantes politiquement, qui est allé chercher et conquérir sa liberté en 2011. Voir et entendre que des avocats se font arrêter, des leaders d’opinions sont mis en prison, dont la parole est malmenée et muselée, ça me rend triste et inquiet, vigilant aussi. Et je pense que les pays du Maghreb n’iront pas vers un avenir et un développement économique meilleurs si une place centrale n’est pas faite à la liberté d’expression. Je regarde tout cela avec beaucoup de circonspection
Le cinéaste tunisien Mohamed Ben At tia nous disait en avril, au moment de la sortie de son film Par- delà les montagnes [AM 451], qu ’une rupture avait eu lieu entre l’Occident et les pays arabes depuis le 7 octobre, à cause de la situation à Gaza. Vous le pensez aussi ?
Je ne le pense pas. Des regards et des points de vue très différents s’expriment partout, indépendamment du fait que l’on vienne d’Occident, du Sud, du Nord, d’Orient… Ils peuvent parfois faire peur, être clivants, mais je ne dirais pas qu’il y a une rupture aujourd’hui. Regardez, dans plusieurs pays occidentaux, les gens manifestent de différentes manières pour soutenir la paix, la fin du conf lit, la création d’un État palestinien : je ne crois pas que l’on puisse dire qu’il y ait des gens qui soient pour ou contre les uns et les autres au regard de la région du monde où ils habitent ■
entret ie n
RACHIDA BRAKNI
« AU NOM DE KADDOUR ET DES ORIGINES »
L’artiste pluridisciplinaire prend la plume pour brosser le portrait de son père. Un récit intime, universel, traversé par les questions de la stigmatisation, de l’identité, de la transmission. propos recueillis par As tri d Kr iv ian
Elle a choi si d’êt re sous le s feux de la ra mp e, quand ses pa rents venus d’Algérie étaient invités, en France, à rester dans l’ombre, à vivre dans la « discrétion », comme le nomme l’éc riva ine Fa ïza Guène, à étouffer les maux, ta ire les blessures. Prem ière comédien ne d’or ig ine maghrébine à devenir pensionnaire de la Comédie-Française en 2001, Rachida Brak ni a marqué l’art dramatique français par son talent, son jeu subtil et puissant, sa présence scénique, entre force et fragilité. Couronnée en 2002 du César du Meilleur espoir féminin pour son rôle dans le film Chaos, et du Molière de la Révélation féminine dans la pièce Ruy Bla s, elle a notamment joué au cinéma sous la direction de Yamina Benguigui, Mounia Meddour, André Téchiné. Également cha nteuse, avec deux albums publiés – Rachida Brakni et Accidentally Yours –, elle est passée derrière la caméra pour réaliser la fiction De sa s en sa s, sortie en 2017. Aujourd’hui, l’artiste prend la plume pour raconter son père dans le bouleversant Kaddour Elle brosse le portrait juste, tendre et sensible de cet homme, resté fier et digne malgré l’adversité, disparu en août 2020 en pleine pandémie du Covid-19 Or phelin, Kaddour a mené une vie de labeur dès son enfance en Algérie, avant de s’exiler en France, où il sera ouvrier, routier. Un parcours professionnel qui a éprouvé son corps, abîmé sa santé, mais auquel il refusait pour tant de mettre un terme. L’humour était chez lui une seconde nature, tel un baume pansant les plaies. Rachida Brak ni rend hommage à celui qui l’a encouragée à s’instruire, à étudier, à s’émanciper, et qui lui a transmis ce lien à la terre ancestrale. Ce récit intime et universel, qui soulève aussi des questions politiques, donne un visage à un être déraciné, trop souvent réduit à sa condition de travailleur immigré ; il fait écho aux parcours de tous ces anonymes issus de l’immigration.
AM : Qu ’est-ce qui vous a poussée à écrire Kaddour ?
Rac hi da Br ak ni : C’était une nécessité impérieuse – pa s rationnelle, mais physique – de raconter, à partir du parcours de mon père, une histoire collective. À travers son portrait, se dessine aussi celui des autres, issus des vagues successives d’immigration en France. J’avais envie de donner du corps et de la chair à ces anonymes en investissant le champ littéraire. Je sais très peu de choses sur l’existence de mon père : le dénominateur commun de tous ces hommes, c’est le silence. L’histoire intime était sûrement trop douloureuse pour être transmise aux enfants. En parallèle, dans le récit national, ces hommes étaient réduits à des chiffres, à des statistiques
Ils n’avaient investi qu’un champ sociolog ique, pas encore littéraire. L’écriture est un ultime cadeau que mon père m’a fait, et je l’accueille avec joie. Avec ce livre, je lui adresse ma profonde gratitude. Écrire pour donner un visage à un homme réduit à la figure de l’immigré ?
Exactement Celui que l’on appelle communément le « travailleur immigré », qui a quitté son pays pour des raisons économiques le plus souvent. On les a réduits à cet aspect-là, sans prendre en compte leur histoire, ce qu’ils laissaient derrière eux. Et on a oublié que ces hommes comptaient retourner dans leur pays d’origine un jour. Mais ils ont construit une famille, et à mesure que les enfants grandissaient, la perspective du retour s’éloignait, quand leur terre continuait de s’écrire sans eux. Ils ne sont plus tout à fait de là-bas, et ne sont pas tout à fait d’ici : tout concourt à rappeler qu’ils ne sont pas français Cette zone grise m’intéressait. Leur silence est peut-être l’expression d’une profonde tristesse d’être dans cet entre-deux. À ses yeux, obtenir la nationalité française était vain : « J’aurai toujours ma tête d’arabe », estimait-il…
Être sans cesse renvoyé à cette assignation a fait naître en lui une blessure. Son « non » farouche était contenu dans la célèbre nuit du 17 octobre 1961, au cours de laquelle il avait manifesté pacifiquement à Paris, comme des milliers d’Algériens, pour protester contre le couv re-feu qui leur était imposé en France, mais aussi pour demander la fin de la guerre et l’indépendance de leur pays. Je ne saurai jamais ce que mon père a vu cette nuit-là ; il n’a jamais voulu m’en parler [Selon les estimation s des hi storiens, entre 120 et 200 Algérien s sont morts sous les coups et les balles de la police française lors de cette manifestation pacifique, ndlr.] Son regard se fermait dès que j’essayais d’en savoir plus. A-t-il été tabassé dans un commissariat, comme tant d’autres ? A-t-il pu s’échapper ? A-t-il vu des Algériens frappés, balancés dans la Seine ? Encore une fois, c’est une histoire avec des points de suspension sur lesquels j’essaie de mettre des mots, avec beaucoup d’inconnues. Votre père Kaddour a connu une vie de labeur, qui a éprouvé, abîmé son corps, dès l’enfance ? Il a perdu ses parents très tôt et a commencé à travailler dès ses 7 ans sur des propriétés agricoles, en Algérie. Ses sœurs ont été mariées très jeunes, tandis que ses frères et lui se sont retrouvés à la rue. Il travaillait pour se nourrir, mais n’avait pas les moyens de se loger. À 18 ans, il décide de faire ce voyage vers la France dans l’espoir d’une vie meilleure. Comme beaucoup de travailleurs, mon père a été éprouvé par la pénibilité de ces travaux. Il n’a pas vraiment profité de sa retraite. Il a eu de graves accidents dans l’exercice de ses métiers, à l’usine, sur des chantiers et en tant que routier : il a perdu deux doigts dans le travail à la chaîne, il a fait une chute depuis la nacelle de son camion. En préretraite, son corps a arrêté de fonctionner à travers des gestes répétitifs ; alors tout s’est emballé, c’est allé de mal en pis. Lors de la réforme
Le 17 octo bre 1961, de s man ifestants alg ér ie ns p aci fi stes sont arrêtés à Putea ux par le s fo rc es de l’ordre.
des retraites, les gens ont manifesté pour faire savoir combien la pénibilité abîme et amoindrit l’espérance de vie.
Ces gestes répétitifs, exécutés pendant de nombreuses années, la issent des séquelles. Et on ne peut pas profiter de ses dernières années d’existence. Votre père ne s’est jamais plaint. Pourquoi, à votre avis ?
« À travers le portrait de mon père, se dessine celui des autres, issus des vagues successives d’immigration en France. »
Tel un leitmotiv, cette phrase qu’il répétait – « On n’est pas chez nous » – créait un effet de miroir avec le vieux slogan du Front national – « On est chez nous » – que je voyais inscrit sur les murs, enfant. Le racisme ordinaire était bien présent. Lui que l’on accusait d’ôter le pain de la bouche des Français, et à qui l’on renvoyait, directement ou non, l’image de l’Arabe fourbe, paresseu x… C’était sa manière de faire mentir ces préjugés. Il avait cette fier té Mes parents n’ont jamais pris d’arrêt-maladie, alors qu’ils auraient mérité plus d’une fois de se reposer. C’est l’inspection du travail qui a décidé de mettre un terme à la carrière de mon père Malgré ses douleurs, et alors qu’il n’était quasiment plus en mesure de conduire son camion, il tenait à continuer. Son corps a été programmé ainsi dès son plus jeune âge. Une habitude s’était mise en place.
L’écrivaine Faïza Guène a dédié son roman, La Discrétion, à la mémoire de son père Abdelhamid, « mort de discrétion ». Qu ’est-ce que cela vous inspire ? Son livre m’a profondément bouleversée. Je l’ai lu au moment de la mort de mon père. Je m’y suis totalement reconnue, et j’y ai reconnu mes parents. La discrétion est le dénominateur commun de toute vague d’immigration. C’est aussi un kit de surv ie. Ma mère a toujours rasé les murs, comme si elle craignait d’être reconduite à la frontière si elle ne travaillait pas assez, si elle ne correspondait pas à ce que l’on attendait d’elle. Dès ma plus tendre enfance, mes parents m’ont répété : « On n’est pas chez nous, il faut être discrets » Cela a créé un trouble en moi : née ici, je suis française, mais mes parents me disent de faire attention, de ne pas me faire remarquer. À l’adolescence, lors des rendez-vous administratifs, je voyais
bien que l’on s’adressait à mes parents avec paternalisme, quand ce n’était pas avec un mépris déclaré. J’ai grandi avec cette dualité. Je me suis construite contre cette idée de discrétion, mais je l’ai intégrée aussi. Aujourd’hui, j’ai beau dire que je m’en suis affranchie, il reste des stigmates. C’est complexe, mais c’est peut-être ce qui nous définit et nous caractérise. Pourquoi votre père a-t- il tenu à être enterré en Algérie ?
On peut y voir différentes interprétations. La plus triviale, c’est l’attachement aux racines, qui n’est pas forcément lié à l’ét ranger Il y a cette volonté d’êt re in humé dans sa terre natale, celle de ses ancêtres. Entre le pire et le moindre mal, mon père a choisi ce dernier : il ne se faisait pas d’illusions sur l’Algérie. Ce n’est donc pas une déclaration d’amour à son pays d’origine. J’émets cette hy pothèse : il a tant travaillé en France, il s’est tant esquinté qu’il ne voulait pas que l’on rogne sur ses os : il repartait avec sa « carcasse », le peu qu’il lui restait. Il aura passé plus de temps en France qu’en Algérie, mais il voulait retourner à la terre qui l’avait vu naître. C’était de l’ordre de la fierté, aussi, de ref user d’être enterré sur ce territoire. À mon sens, quelque chose s’est cristallisé dans cette nuit du 17 octobre 1961, tel un événement fondateur. Son retour s’est construit autour de cette nuit-là. C’est aussi inhérent à tous les hommes, et je n’ai pas d’explication, c’est purement empirique, né de mes observat ion s : en grande majorité, il s repa rtent en Algérie le s pieds devant, au contraire des femmes, qui pour beaucoup souhaitent être inhumées en France, là où vivent leurs enfants et petits-enfants C’est troublant, bouleversant de voir combien les hommes tien nent absolument à repa rt ir chez eu x. Peut-être pa rce qu’ils sont les premiers à être arrivés en France, avec cette idée du retour au pays ? Les femmes sont venues bien après, lors du regroupement familial. Laissant derrière elles un pays, une famille, des amis, elles ne sont pas parties de gaîté de cœur. Et la majorité d’entre elles avaient compris qu’une fois le Rubicon franchi, elles ne referaient plus le voyage en sens inverse. Votre père souffrait d’être illettré : « Si j’avais fait des études, je serais quelqu’un », regrettait-il… Mon père ne savait ni lire ni écrire, ni le français ni l’arabe. Entendre cette phrase m’a constituée dès le plus jeune âge, c’est comme un moteur, un carburant extraordinaire. Lui qui souffrait de ne pas être allé à l’école, il avait compris que c’était le lieu du savoir et de l’émancipation pour ses enfants. C’était à travers les livres que l’on allait pouvoir s’affirmer, s’exprimer, év iter la vie qu’il a eue. Quant à ma mère, en tant que femme, elle me disait : « Ma chérie, étudie, ainsi tu ne devras rien à personne, et encore moins à un homme. Sois indépendante. » L’école était la clé de l’indépendance et de l’émancipation
Est- ce aussi cela qui vous a menée à interpréter sur scène les grands textes de la littérature française ?
Dans un premier temps, ma découverte du théâtre a été sous-tendue par mon amour des mots et de la littérat ure. Très jeune, j’ai compris qu’agencer des mots, structurer, articuler une pensée, était une ar me redoutable Aujourd’hui, des études montrent bien à quel point le temps passé sur les écrans a des répercussions néfastes sur les enfants. Quand on n’a plus les mots, il ne reste qu’un espace pour la violence La rhétorique est un moyen de défense efficace, pacifiste, pour exprimer ce que l’on veut ou pas. Comme j’étais l’aînée, c’est moi qui gérais l’administratif Et je fulminais, car je n’aimais pas la façon dont on s’adressait à mes parents – le tutoiement était monnaie courante. J’ai très tôt compris qu’à travers le langage, j’allais non seulement pouvoir être l’avocate de mes parents, de leur cause, mais aussi de la mienne. Entendre mon père dire : « J’aurai toujours ma tête d’arabe » me renvoyait un miroir très troublant. Je suis française, mais moi aussi, j’ai une tête d’arabe. Inconsciemment, c’est comme si on m’avait mise au défi et que je l’avais pris à bras-le-corps : j’avais décidé de
« Je ne me suis jamais sentie inférieure à un homme. Je pouvais tout accomplir, faire ce que bon me semblait. »
m’emparer de cette lang ue française, de dévorer toutes les œuvres littéraires et de les connaître bien mieu x que ceux estampillés du bon tampon « français ».
Au début de votre carrière de comédienne, des journalistes vous demandent constamment de quelle manière vous vous êtes affranchie d’un père tyrannique, intolérant, pour suivre librement votre vocation artistique…
C’était insupportable. À 22 ans, alors tout entière à mon désir et à mon innocence, entendre ces réf lexions était blessant, insultant pour moi et mes parents – lesquels ont toujours été d’un soutien indéfectible. Je ne m’y at tendais vraiment pas. Aujourd’hui, lors de mes rencontres en librairies, dans des salons pour la sortie de Kaddour, beaucoup de femmes me disent s’être reconnues pleinement dans le texte et dans le portrait de mon père. C’est touchant, bouleversant, on est une majorité silencieuse. On a tellement tendance à vouloir stigmatiser, à braquer le projecteur sur ce qui ne fonctionne
pas. À la Comédie-Française, de nombreux acteurs avaient des parents qui ne voyaient pas d’un bon œil leur métier, mais il ne venait à personne l’idée de leur poser cette question. Comme si, dans mon cas, ça allait de soi. Cette question était récurrente, systématique. J’avais l’impression qu’on insultait l’intelligence de mon père.
Pourquoi aviez-vous de l’appréhension à lui présenter votre compagnon, l’acteur et ex-footballeur Éric Cantona ?
C’est terrible. Tout ce que j’avais reproché aux autres, qui avaient essentialisé mon père dans la figure du travailleur immigré ou dans celle du « mâle musulman », c’est comme si j’avais fait de même Je m’en suis voulu. J’avais fait insulte à son intelligence, en pensant ne serait-ce qu’une seconde qu’il n’approuverait pas mon choix. J’étais sa fi lle aî née, la pr unel le de ses yeux
avais-je voulu lui plaire en pensant qu’il serait heureux seulement si je lui présentais un homme algérien ? C’était ridicule de ma part. Ce n’était pas à cet endroit-là que cela se jouait – bien au cont raire –, mais juste à l’endroit du bonheur. Peu lui importait l’origine de mon compagnon, ce n’était pas le sujet.
Avez-vous déjà eu honte de votre milieu d’origine, ou bien honte d’avoir eu honte, comme en témoignent de nombreux transfuges de classe ?
Je n’ai jamais éprouvé de la honte visà-vis de mes parents, bien au cont raire. Il n’y avait pas à rougir : j’ai été éduquée dans l’idée de devoir faire mieux qu’eux.
Votre père a-t- il contribué à l’éveil de votre conscience politique ?
Dans un parcours comme le mien, lié à la guerre d’Algérie, à l’immigration, tout est forcément politique. Cela vous amène à vous interroger, à vous questionner, sur le sens du travai l, de la dominat ion, de l’exclusion, du racisme. Très jeune, cela a affûté ma curiosité, forgé ma conscience politique. Se construire en opposition à ce que l’on attend de vous relève du champ politique.
Que représente l’Algérie pour vous ?
Mon rapport à l’Algérie est fantasmé Je m’y sens intimement liée, par l’histoire de mes parents, par mes vacances estivales d’enfance. J’ai beaucoup de tendresse et d’affection pour ce pays, de l’ordre de l’inconscient, du rêve, des racines. Malgré tout, il m’est étranger. Je ne le connais pas. Quand je m’y rends, je retrouve avec joie l’odeur de mon enfance. Et j’ai le plaisir d’échanger en derdja, l’arabe algérien. Faire de nouveau corps avec cette langue est une respiration, car je n’ai pas beaucoup l’occasion de la parler. Je ne l’ai, hélas, pas transmise à mes enfants, au grand dam de mon époux. Le cinéma français est actuellement secoué par une vague #MeToo, et par des enjeux relatifs à une meilleure visibilité, représentativité de tous. Comment l’observez-vous ?
Ils ne m’avaient pas laissé le choi x, et je ne me l’étais pas laissé non plus Il était hors de question de reproduire le même schéma, je devais racheter quelque chose. Aussi, le sentiment de honte m’était totalement étranger
Votre père a fait de vous un garçon, déclarez-vous.
C’est- à- dire ?
Lorsqu’un jour, une voisine est venue lui rapporter que sa fille (moi) traînait avec des garçons, il lui a rétorqué qu’il ne savait pas de quelle fille elle parlait : en effet, il n’avait que des fils Ce n’était pas pour faire insulte au sexe féminin, il m’avait simplement placée à l’égal d’un homme. Entendre une telle phrase vous marque, vous donne une direction à suiv re. Sur le moment, j’étais stupéfaite – « Qu’est-ce qu’il raconte ? » –, puis cet épisode a fait son chemin, et je suis convaincue qu’il a déterminé la femme que je suis devenue. Je ne me suis jamais sentie inférieure à un homme, je n’ai jamais censuré mes choix sous prétexte que j’étais une femme. Je pouvais tout accomplir, faire ce que bon me semblait, parce que j’avais les mêmes droits que les hommes
Je l’observe avec beaucoup de réjouissance. De nombreux jeunes s’emparent de ces questions, sans toutefois les hiérarchiser. Ils prônent l’intersectionnalité, la convergence des luttes. Il ne s’agit pas d’être directement concer né pa r un combat pour s’intéresser aux autres luttes Et tout cela me donne un peu d’espoir. Lorsque j’ai commencé à exercer ce métier, il y a 20 ans – c’est-à-dire hier ! –, ces questions avaient beaucoup de difficultés à émerger. Ainsi, je me suis souvent sentie seule : certaines choses qui me choquaient laissaient les autres indifférents. Peu de gens se mettaient à ma place. Ils ne soupçonnaient pas les difficultés que je pouvais traverser. Concerna nt les violences sexistes et sexuel les, j’ai été préser vée. Mes parents ont su nous mettre en garde très tôt sur ce sujet. Inconsciemment, me sentir à l’égal d’un homme a aussi forgé ma personnalité et permis d’être vigilante sur toutes ces questions. J’ai toujours été très méfiante vis-à-vis des rapports de séduction inhérents au monde du cinéma On n’est pas armées de la même manière pour se défendre, et les prédateurs identifient très bien les fragilités, les personnes sur lesquelles ils peuvent exercer leur pouvoir. J’étais un « garçon manqué », je ne laissais pas transparaître ma fragilité, je m’étais complètement blindée. J’avais plutôt tendance à intimider ou à faire peur C’est sûrement ce qui m’a protégée ■
SABER MANSOURI re
e «Leroman se nourrit du réel »
L’auteur s’empare du sujet de l’exil,oùles embûches ne se réduisent pasàlatraversée, mais sont surtouttapies dans le quotidien, où l’on ne se débarrasse jamais vraiment de son statut d’étranger. proposrecueillis par As tr id Kr iv ia n
Ilécrit àhauteur dessiens,pour« réparerdes vies », pour raconter lesêtres àlamarge.Drôle,cruel, ér udit,lenouveau roman Pari se st unedet te,de SaberMansouri, fait le récit d’un exil tourmenté. Il porteunregardcritiquesur lesdeu xr ives de la Méditerranée,etsur le sort réservéaux étrangers en France. Le cœur pleind’espoiretdepassion pour l’esprit français, Nader, jeune étudiant tunisien en littérature,quittesarégionnatalede la Montagne blanche, au nord-ouest de la Tunisie, pour Paris, af in d’ymener unet hèse surleverbe et la piété chez Bossuet (prélat, prédicateuretécrivainf rançaisdu XV IIe siècle). Mais la capitale deslettres et de la pensée se révèlev iteune «v illedel’illusion, du paraît re et du mensonge », dotéedu «pouvoir de te faireoublierton âme».Plutôt qued’étudier le langageraffiné,son professeurdel’universitédelaSorbonne luipropose de s’atteleràlatraduction d’œuvres mystiquessoufies du MoyenÂge.Nader iradedésillusions en désillusions, cont ra intd’exercer,com me de nombreu xt hésa rds ét ra ngers,des métiersprécaires,éloignés de sescompétences.Il
découv re dans cette France de 2018 le regard suspicieux porté sur l’autre, sur « l’ét ranger », les st ig matisations courantes. Dans cet exil difficile, il fait aussi des rencontres éclairantes et formatrices : Mahdi, un ex-étudiant en sociologie fondateur d’un espace littéraire et solidaire dans un quartier populaire de banlieue, Louis, un boucher qui l’encourage sur la voie de l’écriture, ou encore Audette, patronne d’un restaurant, qui lui ouvre des archives sur la guerre d’indépendance algérienne. Nader découv re ainsi la souveraineté de la bonté humaine, qu’aucune œuvre littéraire ou intellectuelle ne peut égaler Né en Tunisie en 1971, partagé entre la France et sa terre natale, Saber Mansouri est docteur en histoire grecque ancienne. Fondateur de la collection Maktaba-Bibliothèque chez Fayard, qui publie des textes inédits de la culture arabo-musulmane, il est entre autres l’auteur des essais Un printemps sans le peuple. Une hi stoire arabe usurpée (Passés composés, 2022), L’Islam conf isqué. Manifeste pour un sujet libéré (Actes Sud, 2010), ainsi que des romans Je suis né huit fois (Seuil, 2013) et Une femme sans écriture (Seuil, 2017), odyssée sur une lignée de femmes entre l’Algérie et la Tunisie depuis 1870.
AM : Qu ’est-ce qui vous a inspiré ce roman, Paris est une dette ? Quelle est cette dette pour votre héros Nader ?
Saber Mansouri : C’est d’abord une histoire de son, un mot doux à l’oreille faisant éc ho à un person nage fém inin du roman : Audette, celle qui écoute, transmet et sauve. Brestoise tenant un restaurant, elle accueille à bras ouverts le jeune Nader, et lui confie un carton d’archives racontant les années sanglantes de la bataille d’Alger à Paris. Que va faire le narrateur, cet apprenti chercheur, apprenti écrivain, et surtout apprenti boucher, de cette offrande ? Va-t-il honorer cette dette ? Le lecteur ne le saura pas en refermant le roman, mais il aura un cadeau, la dernière phrase du livre : « Et la dette devint douce à porter. » Au fond, la dette du titre renvoie à un continent désappris aujourd’hui : la bonté humaine, le don et le contre-don, la grâce des femmes et des hommes têtus accrochés à leur archaïsme souverain. Vous souhaitiez mettre en lumière le parcours difficile de ces étudiants étrangers, ces thésards qui exercent finalement des emplois peu qualifiés ?
Pour nombre d’étudiants traversant la Méditerranée et le désert afin d’étudier à Paris, le désir de l’esprit français et de la France est vite anéanti. Le sort que leur réserve la République des lett res et de la pensée est une parcelle réduite à peu : traduire la langue indigène au lieu de faire une thèse, écrire en somme sur la tribu abandonnée, les mœurs et coutumes af ricaines. Dans Pari s est une dette, Alphonse de la Bonté, professeur à la Sorbonne, propose à Nader, un jeune tunisien arrivé à Paris avec des étoiles dans les yeux, de traduire de l’arabe les écrits des Frères de la pureté – des philosophes mystiques classiques – au lieu de faire une thèse sur le verbe et la
« Pour connaître l’autre, il faut s’installer dans sa demeure, habiter sa langue, c’est l’unique clé pour entrer chez lui sans fracasser la porte. »
piété chez Bossuet. Aux yeux des professeurs, dont l’ignorance est le fruit de longues années d’études, pour reprendre une phrase lumineuse d’Oscar Wilde, l’étudiant af ricain doit se contenter de peu, d’un sujet à sa portée, d’une problématique peu coriace, à la hauteur de son cerveau et de son raisonnement intellectuel. Le roman se nourrit du réel… Je repense à ce compatriote qui a ouvert une épicerie à Lille après avoir fait une thèse sur les mathématiques chez Platon Je crois qu’il est heureux aujourd’hui, comme l’est Nader ; il a compris qu’aucune thèse, aucune école de pensée, aucune théorie, n’est plus souveraine que le réel et la vie. Vous écrivez : « Heureux le métèque habitant avec les citoyens à Athènes aux siècles anciens, […] mieux traité qu ’un étranger en France. » Que dit l’accueil réservé aux étrangers par la France aujourd’hui, avec ce vote de la nouvelle loi immigration ?
J’ai toujours trouvé beau le mot « métèque », et même ag réable à l’oreille. Ét ymologiquement, il veut dire habiter avec le citoyen, au cœur de la ville. Depuis le regroupement familial, l’étranger en France habite à côté du citoyen, voire très loin, à l’écart, dans les banlieues, dans les cités, devenues les territoires perdus de la République, dit-on. Cette nouvelle loi immigration est absurde et inutile, elle est balancée à l’opinion publique par une élite qui gouverne à côté du peuple, de la réalité et de la situation du pays : les femmes et les hommes du Sud n’ont plus le désir de la France, ils veulent rejoindre l’Angleter re, l’Allemagne, le Canada, ou tout autre pays du Nord. Depuis des semaines, la presse parle d’une élite française musulmane qui quitte la France pour échapper à la peste communautaire, pour reprendre une expression de Maxime Rodinson. Des femmes et des hommes partant ailleurs pour retrouver un certain apaisement, une atmosphère amie où la paix de l’âme est possible. Au fond, quand l’Allemagne accueille plus d’un million de réfugiés syriens échappant à une guerre qui n’est pas la leur, la France se crispe, « s’inquiète » de
son destin démographique et de celui de l’Europe La comparaison est intéressante Je dirais même que le miroir allemand nous raconte autre chose que le miroir français : l’infirmière portant son voile et travaillant dans un hôpital du pays de Goethe est estimée et payée à la hauteur de son métier Et ce constat nous fait remonter dans le temps pour nous révéler une autre vérité : les Lumières allemandes sont des œuvres de l’esprit qui ne sont pas réalisées contre la religion. En France, la laïcité est devenue une déesse qui a remplacé Dieu, l’Église et la piété humaine. « Dis- moi ce que tu penses de l’étranger qui vient, je te dirai qui tu es », écrivez-vous…
J’ai me cette ph ra se, el le me fa it pen ser à un proverbe af rica in : « Si tu es d’accord avec moi, tu es une fois mon frère ; si tu n’es pa s d’accord avec moi, tu es deux fois mon frère » Il faut sort ir de son moi, se li bé rer de se s pr opre s ce rt it udes et de sa représentation de l’autre, de l’ét ra nger, pour embr as se r le s êt re s qu i nous entour ent, à comme ncer pa r ce s fe mmes et ce s hommes ve nu s du Sud. La peur de l’autr e révèle la sa nté d’un pays et d’une él ite qu i pense et gouver ne J’ai l’impression que la France est devenue une prov ince eu ropéen ne fermée su r el le -même, se s vérités d’ hier et ses angoisses d’aujourd’ hu i. Pour connaître l’autre, l’ét ra nger qu i nous vient, il faut s’in st al ler da ns sa de meur e, habite r sa langue, c’est l’unique clé pour entrer chez lui sans fracasser la porte et détruire le toit
BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE
◗ Paris est une dette (Ely zad, 2024)
Comment avez-vous vu évoluer la perception des personnes issues de l’immigration maghrébine en France depuis quarante ans ? En quoi les attentats du 11-Septembre ont- ils changé ce regard porté sur l’autre ?
Dans le roman, une femme déclare qu’après le 11-Septembre, l’Arabe cessa de voler dans les métros de Paris. Obéissant à la voix d’Alla h, il devenait musulman, « isla miste », « salafiste » – je n’estime pas ces expressions portées par un suffixe et la contrebande des mots. La corruption du langage et la corruption de la cité vont main dans la main. L’ancien président français Nicolas Sarkozy a ouvert le robinet identitaire avec son ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire. Et ce robinet qui n’a cessé de couler depuis a fini par inonder la France, dit la nouvelle py thie républicaine – celle qui a désappris le passé.
L’obsession de certains médias et politiques français vis- à-vis de l’islam est- elle un héritage colonial ?
J’ajouterais quelques écrivains et intellectuels imprudents qui osent s’aventurer sur un terrain qu’ils ne connaissent pas : l’islam. Oui, l’héritage colonial est là, presque souverain pour certains. Je peux le résumer par cette sentence de François Luchaire : « Il est sans doute dangereux de faire citoyen d’une
◗ Un printemps sans le peuple. Une histoire arabe usurpée (Passés composés, 2022)
◗ Une femme sans écriture (Seuil, 2017)
◗ Je suis né huit fois (Seuil, 2013)
◗ L’Islam confisqué. Manifeste pour un sujet libéré (Actes Sud, 2010)
nation un individu dont le cœur est ailleurs » (Manuel du droit d’outre-mer, 1949). Et l’individu en question ? Le musulman, son cœur est soumis à Allah et non à la République. On sait que gouverner les cœurs et les âmes est une perspective terrifiante – l’Inquisition est là pour en témoigner. Mais une autre source est là pour expliquer cette obsession : l’ignorance et l’inculture qui règnent en France au sujet de l’islam. On a tendance à réduire cette religion à une tablette verticale faite d’interdits, de sacrifices sanglants et de guerres saintes. Cette représentation voile l’islam, nie tout ce que cette religion a apporté aux Arabes et au monde : les sortir de l’ombre, de la marge, pour les remettre à l’endroit, au cœur de la grande histoire, afin qu’ils créent les œuvres de l’esprit – littérature, poésie, philosophie, médecine, architecture. Je rappelle aux défenseurs de la liberté d’expression et de la caricature que plusieurs textes de la bibliothèque arabe médiévale seraient interdits de publication aujourd’hui. Pour nous guérir de cette obsession et faire renaître une vraie liberté de pensée, il faut que l’élite qui gouverne et pense accepte l’enseignement généralisé de la langue arabe dans les écoles de la République, une heureuse perspective qui pourrait libérer la France de la peste communautaire.
Un passage du roman évoque les conséquences du tourisme de masse en Tunisie. En quoi est-ce un « désastre naturel et humain », pour reprendre vos mots ?
Je ne vois pas comment un touriste européen, à qui une agence de voyages vend un séjour d’une semaine (tout compris) à 300, 400, voire 200 euros, va contribuer au développement de « ce bout de pays » ouvert sur l’Europe Un billet de TGV ralliant Paris à la Bretagne peut coûter 100 euros Dans le monde actuel, le partage des richesses et de la justice sociale est devenu une denrée introuvable. Et pour citer mon aïeul Ibn Khaldoun, l’injustice ruine la cité – depuis que l’homme est devenu un animal politique contraint de vivre en société. Le narrateur pose un regard amer et très critique sur l’héritage de la révolution tunisienne. Partagez-vous ce constat ?
Amer, non, lucide, oui. J’ai développé mon point de vue dans mon dernier essai, Un printemps sans le peuple Une hi stoire arabe usur pée (Passés composés, 2022). La révolution est heureuse quand elle nous rend meilleurs, quand elle érige l’estime des nôtres comme un principe premier du gouvernement du peuple. La Tunisie a vu apparaître une nouvelle bourgeoisie qui a fait fortune grâce au commerce parallèle, à la contrebande. Cette économie souterraine n’alimente pas le bien commun. Endettée, la Tunisie a du mal à payer ses propres fonctionnaires La souveraineté d’un État et la dette ne vont jamais de pair.
A-t- il manqué un travail de mémoire et de justice après la révolution ?
Une révolution se réalise toujours grâce à un travail de mémoire, afin de solder les maux du passé. En Tunisie, comme ailleurs, on a envie de savoir comment deux hommes politiques peuvent détenir le pouvoir suprême pendant plus de cinquante ans. Mais votre question n’est pas exclusivement tunisienne, elle est aussi française et algérienne : pourquoi y a-t-il toujours ce couteau bien tendu et aiguisé entre les deux pays ? À un moment donné, il faut faire le deuil du passé comme on enterre un parent ou un ami Et pour accomplir ce deuil, seules les archives ouvertes feront la paix des mémoires. Et la polémique stérile entre « coloniaux » et « décoloniaux » en France ne changera rien à cette vérité primitive Comment observez-vous le durcissement du pouvoir actuel en Tunisie envers des militants, des journalistes, des ONG, des avocats, des réfugiés subsahariens ?
L’actualité m’intéresse peu. Pour moi, l’événement et la carte géographique sont souverains. Je demeure un enfant de Thuc ydide racontant la guerre des hommes, et de Lao-tseu immortalisant l’art de gouverner dans une phrase : « On régit un grand État comme on fait frire un petit poisson. » En douceur La carte nous dit que la Tunisie n’a pas de frontières avec l’Af rique subsaharienne, elle est voisine de la Libye et de l’Algérie. Étant à Paris, je ne sais pas comment et par quel moyen ces migrants arrivent en Tunisie pour espérer rejoindre
« J’ai toujours trouvé beau le mot “métèque”, et même agréable à l’oreille.
Ét ymologiquement, il veut dire habiter avec le citoyen, au cœur de la ville. »
l’Europe. Pourquoi cette contrebande de l’espoir, ce commerce inhumain, a-t-il changé de lieu, de la Libye vers la Tunisie ? Quant au président actuel en Tunisie, qui parle et dénonce des complots et des « ennemis » de l’intérieur au lieu de gouverner, je rappelle qu’il est le pur produit de cette « révolution arabe sans le peuple » qui lui a permis, à lui, professeur de droit, d’être installé au palais de Carthage.
Votre livre fait référence à la région du nord -ouest de la Tunisie, « terre de la Montagne blanche », dont vous êtes originaire. Comment la décririez-vous ?
La Montagne blanche, c’est mon Atlantide littéraire situé dans le nord-ouest de la Tunisie, à l’écart de l’élite qui gouverne, pense et fait des affaires depuis le 20 mars 1956, date de l’indépendance de la Tunisie. Elle m’a donné à vivre avant de m’offrir aujourd’hui ma phrase, mon écriture et ma pensée. C’est là où j’ai compris la grâce du réel et de la vie au quotidien d’un troupeau de chèvres, de boucs et de chevreaux. C’est la cadence de cet animal que je chéris tant qui m’aide à écrire mes livres. Jadis, le nord-ouest de la Tunisie était le grenier de Rome et du peuple tunisien À présent, cette région regarde vers l’ouest, la grande sœur, l’Algérie. Elle est malheureusement devenue une marge dégradée, politiquement, économiquement et culturellement
De quelle manière êtes -vous possédé par ces femmes silencieuses, celles « qui mangent leur verbe » ?
Nos mères, nos grands-mères et nos sœurs ne sont pas des corps à voiler ou à dévoiler, elles sont avant tout un esprit. La femme qui mange son verbe est une phrase rendant hommage à ma mère et à toutes les femmes silencieuses Il ne s’agit pas d’un silence qu’on leur impose, mais d’un silence choisi, un être souverain. Elles restent à l’écart du bruit du monde, elles sentent et comprennent les choses, à commencer par la guerre des hommes. Sent ir, c’est comprendre. Penser, c’est faire erreur, écrit Pessoa. Voilà pourquoi la femme qui mange son verbe est un continent poétique et romanesque inépuisable.
Quel est votre lien avec l’Algérie, évoquée dans Paris est une dette et dans vos précédents livres ?
Le destin fraternel de l’Algérie et de la Tunisie est l’enfant de la carte et de l’histoire : la France a fait la campagne de Tunisie en mai 1881 pour mettre la main définitivement sur la « belle acquisition algérienne », pour reprendre une célèbre formule de Jules Ferr y. Après la perte de l’Alsace-Lorraine et le soulèvement dans l’Est algérien, on avait compris l’intérêt de mettre la Tunisie sous protectorat français. C’est aussi l’histoire commune d’un seul peuple qui a connu l’enfumage, le pillage, le meurtre, la résistance et la bataille de la liberté. Qu’est-ce que le passé antique de la Méditerranée peut nous apprendre sur notre présent ?
La Méditerranée est devenue la tombe des Africains. Cette mer qui n’est plus commune nous raconte que le Nord a une grande peur du Sud et de sa démographie « débordante ». Dans les temps anciens, on échangeait des prisonniers de guerre et des manuscrits pour permettre aux savoirs de circuler librement. Le présent trouve son essence dans le passé : si le Nord malin continue de voir l’Afrique comme un immense continent à exploiter, sans admettre qu’il est temps de concevoir une nouvelle relation fondée sur le respect et un échange équitable, juste, il ne faut pas s’étonner de voir venir l’étranger fuyant la chienne du monde : la misère.
Vous avez déclaré : « Ce qui mine le monde arabe, c’est la haine de soi. » C’est- à- dire ?
Tout d’abord, le « monde arabe » est une facilité conceptuelle utilisée dans le livre pour mieux lui tordre le cou, la briser comme l’est aujourd’hui ce même monde désuni, ne regardant jamais dans la même direction, car soumis à l’empire qui le possède encore après lui avoir accordé l’« indépendance » sous conditions : acheter nos armes, av ions, technologies et idéologies. La haine de soi, des siens, je l’oppose à l’estime des siens, une valeur que je place au-dessus de la démocratie –devenue aujourd’hui une coquille vide, un mot en caoutchouc, pour reprendre une expression d’Auguste Blanqui. En Tunisie, les jeunes (je ne parle pas de la jeunesse dorée de la bourgeoisie) ne rêvent que d’une chose : payer le passeur et prendre une barque minable pour rejoindre l’Italie. Si cette jeunesse abandonnée était davantage prise en considération, elle ne quitterait pas le pays.
Quelles sont les forces du peuple tunisien, de ses jeunes, pour relever les défis sociaux, politiques, économiques ?
Je pense que seule une élite politique qui a une haute opinion, une estime du pays et de son peuple peut sauver la Tunisie de la dégradation politique, sociale, économique, morale et intellectuelle. Et cette estime commence par l’éducation comme priorité nationale, une transmission des savoirs de qualité à hauteur d’une ambition simple : faire renaître le pays pour que les jeunes ne partent pas à bord de barques en direction de l’Italie. L’estime des siens est une valeur plus précieuse que la démocratie ■
MohamedAbozekry
ACCLAMÉÀ L’ADOLESCENCE,
le oudisteetcompositeur virtuose est un artiste accompli, qui mêle avec maestria les musiques arabes et le jazz.Sur soncinquième album, RohelFouad (« âmedecœur»), il est aussi chanteur, explorant en poésie ses attachements émotionnelsetgéographiques. proposrecueillispar AstridKrivian
Mononcle jouait du oudchaquesemaine, lors desréunionsfamilialeschezmon grand-père À8ans,jesuistombé amoureux de cetinstrument, du répertoire de musiques anciennes. J’ai commencé à en jouer, d’abordcomme un loisir.Puis,celuthest devenu un moyend’expressionqui aéquilibré monintroversion. J’ai eu la chance de suivrel’enseignement du maître irakienduoud Naseer Shamma, puis de l’accompagner dans sa tournéeinternationaleà 13 ans. J’ai adorécette expérienceintense, quifut unegrandesource d’émotions,d’expressions. J’aivécuune jeunesseextraordinaire. À 15 ans, je gagnais un salaire d’adulte et pouvaisgâter mesproches. Avec le recul, c’étaitsansdouteunpeu trop dense. Tu grilles lesétapes,tu ne sais pascomment gérer la situation. Être l’objetd’une telle couverture médiatique peut faireperdrel’équilibre. À15ans,j’aiobtenulediplôme de solisteetdeprofesseur de la très réputéeMaisondulutharabe du Caire, devenant ainsi le plus jeune professeurdeoud du mondearabe.En2009, en Sy rie, àDamas,j’aiété nommémeilleur joueurdeoud du mondearabe de l’année, en remportantlepremier prix au Concours international. M’affranchir du statut de virtuose, de jeuneprodige,aprisdutemps J’avaisl’impression d’être reconnu commeunproduit,etcen’était pasenmafaveur. Partir en France, àLyon, pour recommencer àzéro, suivre ma passion etcontinuer monapprentissage m’aprotégé. Un nouveau chapitre s’ouvrait. En étudiant la musiqueoccidentale àlaFaculté de musicologiede Lyon 2, j’ai acquis un vocabulaireetdes outils quim’ont aidé àcomprendredes musiciens issusdediversunivers,à communiqueraveceux.Jecréaisdes ensemblestrèsdifférents,j’avais soif d’apprendre. Vivre entreplusieursculturesrendplusfort. C’estune inspiration, unegranderichesse, mais aussi un poids, un tiraillement.J’adore moncôtéfrançaisautantque moncôtéégy ptien. Je n’ai jamais réussi àtrancher, je seraitoujours entreles deux.Quand je suis àParis,j’ailanostalgie du Caire, et vice versa. Je peux me sentir étrangerenFrancecomme dans monpaysnatal.J’aides attaches fortes et profondessur cesdeuxterres.
J’ai toujours refusé d’associermamusique àlapolitique. Surmon premieralbum, j’avais même retiré le titre «25janvier » [larévolutionégyptienneacommencé le 25 janvier 2011,ndlr].Jenevoulais pastomber dans ce jeusansfin.Laplupart desartistesqui ont bâti leur succès surcette révolution sont tombés dans l’oubli, carilest très difficile de se défairedecette étiquette.
J’exploreconstamment de nouvelles techniquesavecmon oud, commele slapping ou lesarpèges.Celadonne unenouvellecouleur,unnouveau son, et ouvrel’imagination.Jenemelimitejamais àunstyle musical. La libertépoussenos moyens créatifs. Se contenterd’unsavoir-faire, d’unerecette quimarche, enlève la magieetlasurprise. Respecter la création,c’est explorer,suivreses envies,quitteà décevoir ■
«Vivre entre plusieurs cultures est une inspiration, une granderichesse, mais aussi un poids, un tiraillement.»
BUSINESS
Interv iew
Ngone Diop
Le Sénéga l veut fa ire preuve de souverai neté
Commerce for issa nt entre la Côte d’Ivoire et le Sa hel
La Fondat ion OCP, opérateu r de chan gement s
Au Nigeria, la méga ra f f nerie Da ngote en exemple
Lithium : contrôler le nouvel
« or blanc »
Le continent africain produira un demi-million de tonnes de lithium en 2030, soit douze fois plus qu’aujourd’hui.
Les États producteurs entendent raffiner sur place cet « or blanc », véritable clé de voûte de la transition énergétique, afin de trouver leur place dans une chaîne de valeur hautement stratégique.
par Cédric Gouverneur
L’Agence internationale de l’énergie (A IE) estime que la demande mondiale en lithium devrait être multipliée par plus de quarante d’ici 2040, à mesure que disparaîtront les moteurs thermiques et que devrait enfin s’imposer, face au changement climatique provoqué par les émissions de gaz à effet de serre, l’ère de l’aprèspétrole. Selon les calculs de l’AIE, entre 2017 et 2022, la demande mondiale en lithium a triplé du fait de la croissance vertigineuse du marché des batteries, qui représente les trois quarts des débouchés actuels du métal blanc alcalin, plébiscité pour sa capacité à stocker un ma ximum d’électricité Le rythme de croissance
du marché du lithium apparaît encore davantage soutenu que ceux des deux autres minerais phares de la transition énergétique – le cobalt et le nickel –, dont les demandes ont tout de même grimpé respectivement de 70 % et de 40 % pendant ces cinq années. Ce boom impressionnant constitue une véritable aubaine pour le continent, qui possède certaines des plus importantes réserves de lithium du globe, notamment au Zimbabwe, en République démocratique du Congo, en Namibie, en Zambie, en Algérie, au Mali, au Ghana et au Nigeria. Selon la société de courtage en matières premières Trafigura, basée à Singapour, le continent devrait produire
environ un demi-million de tonnes en 2030, contre 40 000 l’an passé. Environ 9,5 millions de voitures électriques se sont vendues dans le monde en 2023, contre 7,2 millions en 2022 Certes, le constr ucteur américain Tesla demeure leader, avec environ 20 % des parts de marché, mais le groupe d’Elon Musk est désormais talonné par le chinois BY D, qui devrait le dépasser en volume de ventes dès cette année 2024 Néanmoins, la hausse de la demande en lithium et le remplacement des voitures à moteur thermiques par des voitures électriques ne se traduisent pas par une progression continue du cours du minerai, loin de là : après avoir atteint 84,5 dollars en
Une matière première plébiscitée pour sa capacité à stocker un maximum d’électricité. Et incontournable sur le marché des « véhicules verts ».
novembre 2022, le prix du kilo de lithium s’est en effet effondré tout au long de l’année 2023, dévissant de plus de 80 %, pour tomber à une quinzaine de dollars !
Ce krach émane de Chine, pays devenu le plus grand marché de la voiture électrique au monde sous l’impulsion des autorités, qui se sont décidées à combattre la pollution de l’air – dantesque dans les mégapoles. Le régime de Pékin ayant mis fin aux subventions pour l’achat de véhicules électriques, les ventes de ces derniers ont ralenti, ne grimpant « que » de 25 % en 2023 après avoir doublé en 2022…
UN CONTEXTE INSTABLE
Face à cette extrême volatilité des cours, l’AIE met donc en garde les acteurs du marché : « Le coût et la vitesse des transitions énergétiques dépendront fortement de la disponibilité en matériaux critiques », a-t-elle conclu lors du premier sommet international sur les matériaux critiques, à Paris, en septembre dernier. Le contexte géopolitique a également des conséquences sur le marché : la guerre en Uk raine incite l’Union européenne à constituer des « réserves stratégiques ». L’UE, qui entend interdire les moteurs thermiques d’ici 2035, veut év iter les ruptures d’approv isionnement en matériaux critiques, et notamment en lithium, dont les deux tiers sont raffinés en Chine. Les pays africains où s’extraie l’« or blanc » se trouvent donc au cœur de ces enjeux, aussi économiques que géopolitiques. Au Zimbabwe, premier producteur du continent, les sociétés chinoises ont investi plus d’un milliard de dollars dans les gisements locaux, et notamment à la mine de Bikita, un site dont les réserves sont estimées à environ 11 millions de tonnes
Le s ba tter ie s au lithium , mi nerai prol if iqu e su r le contin ent, révo lut ionn ent le se cteu r autom ob il e.
En RDC, les autorités et l’entreprise publique Cominiere (société congolaise d’exploitation minière) ont tout d’abord confié au groupe minier australien AVZ l’exploitation d’un gigantesque gisement, estimé à 6,6 millions de tonnes, à Manono, dans le Tanganyika (R DC) Mais l’an dernier, Kinshasa a révoqué la licence des Australiens, arguant des retards, et confié l’exploitation du gisement à Zijin Mining, un groupe chinois déjà présent dans le cuiv re et le cobalt, dans le Katanga voisin S’estimant lésé, AVZ a déposé un recours devant la Chambre internationale de commerce, afin que cette instance arbitre le litige
Les conditions de cette opération demeurent assez opaques. Selon la lettre confidentielle reçue par Af rica Intelligence, elle aurait bénéficié plus moins directement à une ONG congolaise, Le Bouclier,
afin de venir en aide aux victimes du conf lit dans l’est du pays Une ONG présidée par Jean-David E’ngazi, lui-même administrateur de l’entreprise d’État Cominiere.
EXPORTER , OUI, MAIS PLUS SEULEMENT
Ces informations suscitent en RDC l’ire de la société civi le, nota mment celle de la platefor me anticorr uption Le Congo n’est pas à vendre (CNPAV ). En attendant que s’éclaircisse la situation, la région de Manono attend avec impatience l’ouve rtu re of ficiel le de cette nouvelle mine pour enfin renouer avec son passé industriel et minier – le site était produc teur d’étain da ns les années 1980.
Faute d’ex ploitation minière en bonne et due forme, la richesse potentiel le du sous-sol susc ite des convoitises : selon l’ONG Global Witness et
le site d’in format ions envi ronnementales Mongabay, des mines artisanales prospec tent le lith ium, allant jusqu’à employer parfois des enfants et revendant illégalement le minerai découvert à des intermédiaires – treize ressortissants chinois ont été récemment interpellés au Congo pour contrebande.
Face à cette ma nne soudai ne, la plupar t de s Ét at s af ri ca in s pr oducteurs de lith iu m ne veu le nt pa s réité rer le s er reur s comm is es da ns le s an né es 19 60 av ec le pé tr ole, en se co nt en ta nt d’ex po rt er le s ma ti èr es prem ières br utes : il s entendent fa ire ra ffi ne r le lith iu m su r place, af in de gri mper da ns la chaîne de va leur, de créer dava nt age d’emploi s qual if iés et d’ac cr oîtr e le s rec et te s fi sc ales. Pr emier produc teur du cont inent, le Zi mbabwe a donc interdit l’ex port at ion de lith iu m br ut , et entr epre nd de ta xe r lourdement les concentrés de minerai.
Les autorités ont donné aux exploita nt s jusqu’au 30 ma rs dern ier pour qu’i ls soumet tent leu rs plans de ra ffi nage. « Aucu ne nouvel le licence ne sera accordée sans plan de valorisation appr ouvée », a récemment aver ti le minist re des Finances et du Développement économ ique, Mt hu li Nc ub e. La Namibie et la Tanzanie, qui sont en plei ne indust rial isat ion, ont pr is des mesures similaires.
Et chacun a bien en tête l’exemple de l’ Indonésie : da ns ce pays d’Asie, l’interdiction de l’exportation de nickel br ut en 2014 a permis l’ouvert ure de treize usines en l’espace d’une décennie… Présente au Zimbabwe, la société ch inoise Huayou répl ique cependa nt que cette injonction à une transformation sur place du minerai est complexe à réaliser, soulignant que « le Zimbabwe ma nqu e d’én er gi es re no uv el ab le s fiables, d’acide su lf ur ique et d’autres intrants indispensables au raffinage de lithium de qualité batterie ». ■
LES CH IFFR ES
2,2 milliards de dollars : les promesses de fi na ncement lors du sommet su r la cu isson propre en Af rique, qu i s’est tenu mi-mai à Pa ris sous l’ég ide de la Ba nq ue afr icai ne de développement (BAD) et de l’Agence internat iona le de l’énergie (A IE).
9 M ILLIAR DS DE DOLL AR S
seraient nécessaires pour moderniser les infrastructures de transport de carburant.
Seulement
2% des données collectées en Afrique via les ordinateurs et les smartphones sont stockées localement.
Af in d’at te in dr e le s objecti fs cl ima ti qu es mo nd i au x, le co nt inent do it mu lti pli er pa r 3 d’ic i 20 30 se s ca pa ci té s de pr od ucti on en énerg ie s renouvel ab le s.
LA NAMIBIE , CHAMPIONNE DE L’HYDROGÈNE VERT SUR LE CONTINENT, VA RECEVOIR 3,5 MILLIARDS DE DOLL ARS D’INVE STIS SEMENTS DE LA COMPAGNIE MARITIME BELGE (CMB).
Avec 253 milliards de dollars en 2024 contre 477 en 2022, le Nigeria a chuté à la 4e place du classement des PIB du continent, en raison de la dévaluation de la monnaie nationale, le naira.
Ngone Diop « Sans l’Afrique, personne ne pourra développer sa transition énergétique »
La promesse des pays du Nord de verser 100 milliards de dollars par an pour la transition énergétique des pays du Sud est enfin tenue. Aider le continent à lutter contre le changement climatique est vital pour la planète, souligne la directrice du bureau ouest-africain de l’UNECA (Commission économique des Nations unies pour l’Afrique). propos recueillis par Cédric Gouverneur
AM : Dispose -t -on d’une évaluation globale du coût financier du changement climatique pour l’Afrique ?
Ngone Diop : Le coût, social et économique, du changement climatique est exorbitant à tout point de vue. Il a des conséquences négatives sur les secteurs fondamentaux de la création de richesses : l’agriculture, l’accès à l’eau… Cela est d’autant plus difficile à appréhender que l’Afrique n’est responsable que de 3 à 4 % des émissions globales de gaz à effet de serre ! Nous estimons les pertes de PIB inhérentes au dérèglement climatique à 170 milliards de dollars sur le continent, soit environ 5 % du PIB africain Ces chiffres
donnent une idée de l’ampleur des répercussions sur la productivité agricole et les autres secteurs En Afrique de l’Ouest, notamment, cela est exacerbé : au Sahel, l’insécurité alimentaire devient structurelle. Elle touche 23 millions de personnes, et jusqu’à 48 millions pendant la période critique de la soudure agricole, entre juin et août – période à laquelle on enregistre le plus de décès. Le coût est important, et y faire face exige des investissements : nous estimons que l’Afrique consacre env iron 5 % de son PIB à la lutte contre les retombées du changement climatique, et jusqu’à 15 % dans les pays sahéliens. Ces dépenses sont pourtant peu couvertes, malgré les différentes proclamations et promesses, qui sont en passe de devenir des vœux pieux. Quels seraient les besoins financiers du continent pour répondre au changement climatique ?
L’Afrique aurait besoin de 124 milliards de dollars chaque année pour pouvoir s’adapter. Nous sommes, hélas, loin du compte. Nous n’avons qu’une seule et unique planète, mais certains ont tendance à l’oublier. C’est pour cela que les Nations unies ont lancé les 17 objectifs de développement durable (ODD) : si nous n’agissons pas maintenant, et collectivement, les conséquences ne seront pas uniquement désastreuses pour l’Afrique, mais pour chaque être humain, en raison de l’intégration des différents pays, du partage de cette planète qui est une et indivisible. Or, je n’ai pas l’impression que la Terre soit appréhendée de cette façon. Nous avons le devoir de transmettre une planète si possible plus fructueuse aux générations futures. La problématique
du libéralisme à outrance, qui crée des richesses sans les partager, la structuration de l’économie mondiale et ses nombreuses inégalités nous mènent tout droit à la catastrophe climatique, comme en témoignent les récentes inondations sur différents continents et régions du monde. Le soutien à l’Ukraine fait -il passer la lutte contre le changement climatique et l’aide à l’Afrique au second plan ?
En 2022, lorsque la guerre en Uk raine a éclaté, les 27 pays européens se sont accordés pour débloquer 50 milliards d’euros en très peu de temps. Du jour au lendemain, il s’est donc avéré possible de mobiliser de grandes quantités d’argent. Mais lorsqu’il s’agit du climat, les pays riches tergiversent. Qu’est-ce que cela signifie pour notre planète ? La réaction après l’invasion de l’Uk raine démontre que l’action est possible, à condition qu’elle s’appuie sur une volonté collective Depuis deux ans, les pays occidentaux ont versé 85 milliards d’euros pour l’Uk raine. Ne pourrait-on pas trouver des financements pour une cause aussi fondamentale que la lutte contre le changement climatique, laquelle assurerait la sécurité et la stabilité du monde ? Les récentes inondations, au Brésil ou à Dubaï, par exemple, ne sont que des signaux infinitésimaux de ce que la planète et l’humanité vont subir.
Au -delà de l’aide publique et de la coopération internationale, qu ’en est- il des investissements privés ?
favorable aux pays en développement*. Ce système n’est pas à même d’entraîner l’éradication de l’extrême pauv reté, ni de répondre adéquatement au changement climatique et à ses effets néfastes. Il faudrait le réformer en profondeur. Dans ce cadre, des pays qui ne disposent pas d’un espace fiscal élargi sont obligés, faute de recettes, d’emprunter, de s’endetter ! Sans une réforme de l’architecture monétaire internationale, le monde se contentera de traiter les sy mptômes, de colmater des brèches, mais sans résoudre les problèmes, et ce bien que les moyens de le faire existent. Les moyens existent, et une partie des solutions se trouvent en Afrique…
« La structuration actuelle de l’économie mondiale et ses nombreuses inégalités nous mènent tout droit à la catastrophe climatique. »
Une étude de la CNUCED montre une diminution des investissements directs étrangers (IDE) vers les pays en développement : 600 milliards de dollars en 2021, 544 en 2022 Or, l’Afrique aurait besoin de 1 700 milliards chaque année. Sans cela, nous ne pourrons pas mettre en œuvre la transition énergétique Les 285 milliards d’investissements dans la transition énergétique et dans les énergies renouvelables demeurent concentrés dans les pays développés Ceux qui ont si peu contribué aux émissions de gaz à effet de serre sont donc ceux qui reçoivent le moins pour lutter contre leurs incidences C’est injuste, inégalitaire, mais en phase avec l’architecture financière mondiale (FMI, Banque mondiale) : élaborée à Bretton Woods en 1944 et jamais modernisée depuis quatre-vingts ans, elle n’est pas
L’Afrique dispose de 40 % des capacités mondiales en énergie solaire, regorge de minéraux essentiels aux batteries électriques (lithium, cobalt, etc.), le bassin du Congo est le second poumon vert de la planète… Sans elle, aucun continent ne pourra développer sa transition énergétique Le défi est de ne pas reproduire ce qu’il s’est passé dans certains pays qui exportaient des matières premières sans que cela ait de retombées significatives sur les conditions de vie des populations. De nombreux pays africains ont conscience de cet enjeu Or, l’articulation de la ZLECAf (Zone de libreéchange continentale africaine), un marché de 1,3 milliard de personnes et un PIB de 3 400 milliards de dollars, permet de soutenir les pays producteurs dans leur élaboration d’une chaîne de valeur Le bureau ouest-africain de la Commission économique pour l’Afrique s’est engagé à appuyer les pays dans cette dy namique de diversification économique sur la base de leurs avantages comparatifs respectifs. Un seul pays, pris individuellement, ne peut réunir les investissements colossaux nécessaires à la transformation industrielle de ses ressources. La ZLECAf est un accélérateur du processus de transformation structurelle de nos économies. Oui, il y a des crises et des contraintes, mais dans chaque crise, il existe des multitudes d’opportunités Je citerai pour finir l’économiste Joseph Schumpeter [18831950, ndlr] : « La crise est une destruction créatrice » ■
* « L’architecture fnancière mondiale est dépassée, dysfonctionnelle et injuste », avait afrmé Antonio Guterres, secrétaire général des Nations unies, au Sommet pour un nouveau pacte fnancier mondial, à Paris, les 22 et 23 juin 2023.
Le Sénégal veut faire preuve de souveraineté
Le président Bassirou Diomyae Faye entend renégocier les contrats gaziers et ordonne des audits anticorruption. Le FMI révise à la baisse la prévision de croissance nationale.
Le président Bassirou Diomaye Faye promet que les contrats miniers, gaziers et pétroliers seront renégociés, af in de profiter davantage aux Sénégalais. Pour rappel, l’exploitation de deux importants gisements doit démarrer à la fin de l’année : le gisement gazier offshore de Grand Tortue Ahmeyin (GTA), géré par les compagnies britannique GP et américaine Kosmos Energ y en partenariat avec la société nationale Petrosen, et le gisement pétrolier
de Sangomar, foré par l’australien Woodside avec Petrosen Les nouvelles autorités jugent les contrats signés par leurs prédécesseurs « très défavorables » et soulignent que, selon la Constitution, « les ressources naturelles appartiennent au peuple et doivent lui profiter ».
Du fait du Covid et de la guerre en Uk raine, deux événements qui ont changé la donne, « toutes les conditions sont réunies pour justifier une renégociation de ce contrat », a souligné auprès de l’Agence France
Presse (A FP) l’économiste sénégalais Papa Demba Thiam. Depuis 2022, le GNL est en effet très demandé en Europe, et notamment en Allemagne, soucieuse de réduire sa dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie. Ancien inspecteur général des finances, le nouveau président ordonne, comme promis lors de sa campagne, des audits à tout-va. Les instances anticorruption – Cour des comptes, Inspection générale de l’État et Office national contre la corruption – ont dû publier leurs
rapports après cinq années de silence. Les autorités ont également demandé un audit du contrat signé en 2019 entre l’État et la Sen’eau, filiale de l’entreprise française Suez.
CHALUTIERS SÉNÉGAL AIS, ÉQUIPAGES ASIATIQUES
Les autorités ont également pris une première mesure contre la pêche industrielle chinoise et européenne, qui vide les ressources halieutiques sénégalaises, paupérisant les 17 000 piroguiers et leurs proches, les réduisant à la misère et même à l’émigration maritime vers les Canaries espagnoles [voir AM 447- 448] : début mai, la liste des 151 chalutiers industriels autorisés a enfin été rendue publique. Selon cette liste, 132 chalutiers seraient sénégalais et seulement 19 étrangers, ce dont doute le Conseil local de pêche artisanal de Kayar, qui observe que beaucoup d’équipages sont asiatiques, et soupçonne des prêtenoms L’ONG Greenpeace salue le « gage de transparence » que constitue la publication de cette liste, mais recommande aux autorités d’accroître « la surveillance des pêches ». En visite au Sénégal entre fin av ril et début mai, une délégation du Fonds monétaire international (FMI), institution financière peu encline aux politiques de redistribution et aux mesures jugées protectionnistes, a rév isé à la baisse la prév ision de croissance du Sénégal pour 2024, de 8 % à 7,1 %, en raison des « incertitudes » et du « démarrage retardé de la production gazière ». Les nouvelles autorités se sont néanmoins engagées à poursuivre le programme du FMI de réduction de la dette, qui avait conditionné le prêt de 1,8 milliard de dollars accordé en mai 2023 ■
Commerce florissant entre la Côte d’Ivoire et le Sahel
Au-delà des idéologies, les réalités économiques comptent, et le FCFA paraît plus incontournable que jamais.
Le Mali et le Burk ina Faso ont acheté pour 1 444 milliards de francs CFA de produits ivoiriens en 2023, un volume d’échanges qui a doublé en cinq ans (705 milliards de francs CFA en 2019). Et ce malgré le contexte de tensions diplomatiques entre l’Alliance des États du Sahel (A ES), formée par les régimes militaires du Mali, du Burk ina Faso et du Niger, qui en janv ier 2024 ont claqué la porte de la Cedeao Le commerce entre ces pays enclavés et la Côte d’Ivoire, première économie ouest-africaine francophone, tran site pa r les couloi rs commerc iaux entre Abidja n et Ba ma ko, ai nsi qu’ent re Bobo -Dioulasso et Ouagadougou. Les pays occidentaux et asiatiques achètent principalement à la Côte d’Ivoire des matières premières
(cacao, huile de palme, hévéa, etc.), mais les pays du Sahel se fournissent en produits beaucoup plus diversifiés. En février dernier, la Cedeao a dû se résoudre à lever la plupart des sanctions économiques contre la junte nigérienne Les pays de l’AES envisagent toujours de quitter la zone CFA, monnaie qu’ils estiment inféodée à l’ancienne puissance coloniale, afin de créer leur propre devise, qui serait dénommée sahel. Plusieurs experts économiques estiment cependant que la création de cette nouvelle monnaie pourrait paradoxalement renforcer le franc CFA : les acteurs économiques de ces trois pays risquent d’épargner en CFA pour protéger leurs avoirs, comme le font actuellement de nombreux Nigérians et Ghanéens, confrontés au dévissage de leurs devises nationales, le naira et le cedi ■
La Fo nd atio n entret ie nt un p ar te nari at avec l’Ag en ce sén ég alai se de la re fo re station et de la Gran de Muraill e ve rte de pu is ju in 20 22
La Fondation OCP, opérateur de changements
Objectif : s’engager pleinement à favoriser un développement humain durable, tant au Maroc que dans les régions du Sud global En pariant sur le développement des compétences et le partage des connaissances.
La Fondation OCP s’engage face aux exigences du développement durable et de l’adaptation au changement climatique, contribuant par ses actions à treize des 17 objectifs de développement durable (ODD) fixés par les Nations unies pour 2030 Agir comme « un opérateur de changement » représente l’un des axes stratégiques développés dans son rapport d’activité 2023, qui vient d’être publié. Au Maroc, dans le cadre du Nouveau modèle de développement (NMD) lancé en 2021, le secteur coopératif s’étend à un rythme soutenu. « Les coopératives permettent une redistribution équitable et inclusive des richesses, la création d’emplois productifs et la promotion
de l’intégration sociale », souligne le texte. Dans ce cadre, la Fondation soutient 16 coopératives féminines à travers le royaume, notamment via le laboratoire d’expertise et de soutien aux coopératives CoopLab, hébergé au sein de l’Université Mohammed VI Poly technique (UM6P), avec l’appui du Ministère du Tourisme ainsi que de l’Office de Développement de la Coopération (ODCO). « Créer une coopérative » nous a permis de « nous entraider, de faire évaluer notre activité et d’éviter l’exode rural », témoigne ainsi Zahra Amghar, dont la coopérative maraîchère Nissae El Horrate, dans la préfecture de Mohammedia, produit des épices et de l’huile, accessibles en ligne via Terroir du Maroc [www
terroirdumaroc.gov.ma], le site e-marchand lancé par le Ministère de l’Agriculture pour accroître la visibilité des petits producteurs.
La Fondation OCP a également lancé, en septembre 2020, avec le Ministère de l’Enseignement Supérieur, le CNRST et l’UM6P, le Fonds de recherche et de développement multithématique écosystème : ce fonds finance 61 projets dans 17 universités et organismes de recherche dans le royaume, dont 34 % dans le secteur de la santé, de l’environnement et de la qualité de vie, 26 % dans l’agriculture et l’agroalimentaire, et 26 % dans les énergies, notamment renouvelables
La Fondation OCP œuvre pour l’Appui à l’Éducation et déploie plusieurs projets en collaboration avec le
Ministère de l’Éducation Nationale, du Préscolaire et des Sports. À titre d’exemple, le programme des Écoles Parrainées est l’une de ces initiatives qui englobe 60 écoles sur 5 régions du Maroc et cible 30 000 élèves et leur écosystème (enseignants, parents d’élèves, corps pédagogiques, etc.)
Par ailleurs, la Fondation lance et soutient des actions de développement au bénéfice de communautés vulnérables dans onze pays d’Afrique, et jusqu’en Asie. Elle accompagne près de 110 000 bénéficiaires, dont 45 % de femmes, à travers 345 projets et avec 325 partenaires au Maroc et dans les pays du Sud global. La fondation a noué en juin 2022 un partenariat avec l’Agence sénégalaise de la reforestation et de la Grande Muraille verte (ASERGMV ), afin de déployer des projets pilotes, comme l’accompagnement des coopératives dans l’adaptation au changement climatique.
POUR UN MONDE PLUS JUSTE
La Fondation OCP a la « conviction profonde » que « l’innovation sociale a le pouvoir d’élever les communautés vers de nouveaux sommets ». Elle œuvre à « renforcer l’autonomie et la résilience à travers un progrès socioéconomique inclusif, en développant les compétences et en partageant les connaissances », et insiste sur la « responsabilité cruciale » de « changer aujourd’hui pour léguer aux générations futures un monde plus juste, plus inclusif et plus durable ».
« Les véritables changements ne peuvent être conduits que par une vision claire, des valeurs partagées et des actions coconstruites », estime la Fondation Par ces actions, « nous créons des parcours inspirants qui ouvrent de nouvelles perspectives pour les talents de demain ». ■
Au Nigeria, la mégaraffinerie
Dangote en exemple
Enfin fonctionnel après des années de retard, le site de Lekki pourrait devenir un modèle sur le continent.
La raffinerie construite par le groupe Dangote à Lekki, près de Lagos, pourrait tenir ses promesses, selon un rapport publié par l’agence d’information économique africaine Ecofin Inaugurée le 22 mai 2023 et entrée en service en janvier après moult retards, une décennie de travaux et une vingtaine de milliards de dollars d’investissements, elle avait été envisagée dès 2007 par Aliko Dangote, fondateur du conglomérat Dangote et homme le plus riche d’Afrique, pour mettre fin au paradoxe du Nigeria, un pays exportateur de pétrole obligé d’importer son carburant… Avec une capacité de traitement de 650 000 barils par jour sur 2 500 hectares, il s’agit de la plus vaste raffinerie à train unique au monde. Un gigantisme qui
pourrait constituer sa force : cette taille critique lui ferait atteindre la rentabilité grâce aux économies d’échelle. Le complexe dispose d’approvisionnements diversifiés auprès de NNPC, la compagnie pétrolière nationale nigériane, mais aussi de groupes pétroliers américains, ce qui permettra de pallier les fluctuations de la production nigériane (passée de 2 millions de barils en 2016 à 1,4 million en 2023). Enfin, elle est dotée d’équipements technologiques dernier cri, comme des outils d’intelligence artificielle. Le site est « positionné pour devenir un modèle pour une industrie de raffinage plus moderne, efficace et durable en Afrique », selon le rapport, qui souligne que les autres raffineries d’Afrique fonctionnent en moyenne à « 30 % de leurs capacités ». ■
VI VR E MI EU
Le foie, un pilier de votre santé
C’EST UN E VÉRI TA BL E USIN E, essent ielle à la bonne ma rche de notre corps. Un rôle menacé pa r les excès, devenus trop courants da ns la vie moderne.
SA NS LUI, PAS DE VIE. Et bonjour la mauvaise santé ! Le foie assure plus de 300 fonctions essentielles de notre organisme. Il sécrète de la bile pour nous aider à digérer, puis filtre et transforme les denrées que nous mangeons en stockant la plupart des sucres et des graisses pour les redistribuer aux cellules des autres organes. De même pour les vitamines et les minéraux Il fabrique des protéines, et neutralise et dégrade les substances toxiques pour le corps, comme l’alcool, les médicaments, etc.
Malbouffe et fast-food
Partout dans le monde, les maladies du foie ont évolué au cours des dernières années Les causes habituelles, comme les hépatites virales, tendent à régresser, du fait notamment de traitements désormais efficaces et d’une vaccination préventive – par exemple, contre l’hépatite B, même si elle mériterait d’être plus largement pratiquée. Or, une nouvelle pathologie connaît aujourd’hui une progression spectaculaire : la « maladie du foie gras ». Généralement asymptomatique, elle risque de conduire, à terme, à une inflammation dite NASH, puis à une fibrose pouvant évoluer en cirrhose, voire en cancer. Cette affection, pour laquelle il n’existe pas de thérapeutiques actuellement, est due aux changements alimentaires qui se sont opérés depuis les années 1980 et 1990. Un virage progressif vers la malbouffe s’est produit avec l’arrivée de la nourriture industrielle et des fast-foods. Cela donne surtout un régime riche en graisses saturées d’origine
animale, trop pauv re en graisses insaturées (huiles, poissons), ainsi qu’en fibres et en vitamine C, le tout provoquant l’accumulation de gras hépatique.
Quant au fructose présent en grandes quantités dans les sodas, largement consommés, il favorise la production de graisse par le foie, et sa toxicité a des conséquences sur les cellules de l’organe Enfin, qui dit malbouffe dit en général surpoids. Or, celui-ci a directement le même impact graisseux néfaste.
Le foie est ainsi malmené par nos comportements alimentaires Mais bonne nouvelle, il est possible de faire machine arrière S’il vaut mieux prévenir, bien sûr, cet organe peut récupérer dès lors qu’il n’est plus engorgé par du gras et du sucre.
Changer l’alimentation
Ce que vous mettez dans votre assiette fait office de traitement pour le garder en bonne santé ! Vous pouvez adopter un régime méditerranéen, plus sain : cinq fruits et légumes par jour, poisson deux fois par semaine, huile d’olive, de colza, féculents complets. La consommation de viande (hormis la volaille) doit être réduite, au profit de protéines végétales provenant de légumineuses, comme les lentilles ou les pois chiches. Il faut limiter les sucres, év iter les plats industriels, les mets gras et les sodas, les confiseries, les céréales transformées, ainsi que les excès d’alcool. Certains aliments sont connus pour leurs effets particulièrement bénéfiques. Des légumes comme l’artichaut, le brocoli, l’asperge ou le fenouil agissent comme des nettoyants hépatiques. Le radis noir active les enzy mes détoxifiantes dans le foie. Autres amis protecteurs : le gingembre, le curcuma, les épinards, les avocats et les aromates (aneth, estragon et romarin,
notamment). Enfin, le thé vert contient une forte quantité d’antiox ydants et des flavonoïdes appelés catéchines, lesquels participent à prémunir l’organe contre l’accumulation de gras
Des cures détox, avec beaucoup de fruits et de légumes sous forme de soupes ou de jus, ou encore des tisanes, sont préconisées pour « désencrasser » le foie En réalité, il ne stocke pas les toxines, sauf en cas de maladie grave : lors de son travail de transformation des denrées, il produit des déchets, mais les évacue
Décrasser le système digestif
Après des repas trop copieux, adopter une diète light ou une mini-cure d’hydratation avec eau, potages, bouillons, tisanes peut toutefois alléger son fonctionnement, apporter une sensation de purification, et par conséquent de bien-être. Une monodiète, à savoir manger un seul et même fruit ou légume sur une journée, ou le jeûne intermittent, consistant à laisser 16 heures entre deux repas – le mieux est de sauter le dîner –, mettent le système digestif au repos. Les amateurs de tisanes se tourneront vers celles d’artichaut, de romarin ou de mélisse, traditionnellement utilisées pour soulager le foie. Il existe par ailleurs une multitude de produits drainants estampillés détox, aux vertus dépuratives, en général à base des mêmes végétaux ou plantes – souvent assez onéreux, néanmoins. Quoi qu’il en soit, une simple cure détox ponctuelle ne suffit pas à nettoyer le foie de personnes s’alimentant mal à longueur de temps, ou faisant des excès réguliers. Rien de tel qu’une nutrition saine durable pour le protéger sur le long terme ! Par ailleurs, l’activité physique est essentielle pour éliminer les toxines. Elle peut faire régresser la graisse hépatique accumulée. Pour cela, il faut 45 minutes d’activité assez soutenue (marche rapide, course à pied, vélo, natation) trois fois par semaine. De plus, bouger permet de lutter contre le surpoids, et une perte de l’ordre de 10 % entraîne une amélioration de l’état du foie neuf fois sur dix. ■ Annick Beaucousin
Rester debout, c’est bon pour la tension
ÉTONNAMMENT, éviter la position assise améliorerait la tension autant que de pratiquer un spor t ! Cette donnée provient d’une étude publiée en mars dans la revue JAMA Network Open Elle a été menée sur près de 30 0 personnes de 60 ans et plus restant en position assise plus de 6 heures au quotidien, en surpoids et à haut risque cardiovasculaire. Un groupe ayant bénéficié de conseils précis a diminué son temps assis de 30 à 40 minutes par jour ; l’autre groupe de 8 minutes seulement. Résultat : dans le premier groupe, les chercheurs ont constaté une baisse très significative de la tension ar térielle (3 points en moyenne) lors des six mois de l’étude, sans autre ef fort que celui de se lever le plus souvent possible Le corps humain n’est pas fait pour rester immobile. La sédentarité en position assise augmente le risque de maladies cardiovasculaires À noter : les dangers restent les mêmes si vous pratiquez une activité physique régulière en parallèle, car cela ne suffit pas à compenser un état d’immobilité impor tant. Ainsi, essayez d’adopter le réflexe de bouger dès que vous le pouvez
A minima, il est conseillé de marcher quelques minutes après chaque heure passée en position assise : contracter les muscles des jambes stimule les parois ar térielles. Pourquoi ne pas téléphoner ou participer aux visioconférences et réunions debout ? S’étirer, faire quelques mouvements de rotation des épaules, de la tête, des pieds, ce n’est que du bonus ! S’équiper d’un bureau haut pour travailler ou lire est aussi une bonne idée ■ A. B.
LE S 20 QU ES TI ON S
AFFA
Entre neo soul et R’n’B, la chanteuse d’or igine SÉNÉGA LA ISE s’impose comme une voix montante incontou rnable. Son prem ier EP prône l’acceptat ion de soi. propos recu eillis par Astrid Krivian
1 Votre objet fétiche ?
Aucun, mais je ne sors jamais sans mon sac à main, un fourre-tout où l’on trouve des clés, du savon, des gadgets…
2 Votre voyage favori ?
Bali Je m’y suis sentie chez moi instantanément
J’ai aimé l’hospitalité des habitants, l’énergie : une onde positive, saine.
3 Le dernier voyage que vous avez fait ?
Marrakech, au Maroc. Une très belle surprise !
J’ai adoré ce pays, ses gens, sa cuisine.
4 Ce que vous emportez toujou rs avec vous ?
Une crème pour les mains.
5 Un morceau de musique ?
« Moussolou », de Salif Keita
La mélodie et les instruments m’émeuvent Ce texte m’évoque l’histoire de ma mère Il fait l’éloge des femmes, hélas souvent oubliées.
6 Un livre su r une île déserte ?
9 Prodig ue ou économe ?
Prodigue ! J’aime les vêtements, les bons restos et gâter mes proches.
10 De jour ou de nuit ?
De jour. Je n’aime pas sortir le soir, je préfère me reposer ! Mais j’écris la nuit
11 X, Facebook, WhatsApp, coup de fil ou lettre ?
Instagram Et plutôt que d’appeler, je préfère envoyer des notes vocales sur WhatsApp.
12 Votre tr uc pour penser à autre chose, tout ou blier ?
Voyager loin, pour découv rir une culture, rencontrer des gens Je rev iens toujours apaisée, ressourcée
13 Votre extravagance favorite ?
Les voyages. Je réserve des hébergements dans tout le pays que je visite pour voir un ma ximum de choses.
14 Ce que vous rêviez d’être quand vous étiez en fant ?
Médecin, puis st yliste Je confectionnais des robes en wa x pour mes poupées, je personnalisais mes baskets.
15 La dernière rencontre qui vous a marquée ?
Un vieux monsieur surnommé Smile, en Jamaïque. Malgré une vie difficile, il af fichait un éternel sourire, une bienveillance, une gentillesse.
16 Ce à quoi vous êtes incapable de résister ?
Hy persen sibles, d’Elaine N. Aron, car c’est ainsi que je me considère Je me livre à l’introspection, j’essaie de déceler mes réactions, mes émotions, que j’apprends à gérer.
7 Un film inou bliable ?
Queen & Slim, un drame sur la fuite d’un couple d’Af ro-A méricains, qui parle aussi d’amour.
8 Votre mot favori ?
« Mon Dieu ! » Je le dis quand je suis contente, énervée ou en panique.
Un bon plat préparé par ma mère, telle la soupe kandia, une sauce aux gombos et à l’huile de palme.
17 Votre plus beau souvenir ?
Mon séjour chez l’habitante sur l’île
Amantani du lac Titicaca, au Pérou.
Une expérience magnifique.
18 L’endroit où vous aimeriez vivre ?
Bali Son énergie aiguise mon inspiration.
19 Votre plus belle déclaration d’amou r ?
Celle à ma mère, qui est un exemple pour moi. J’aimerais être aussi forte qu’elle.
20 Ce que vous aimeriez que l’on retien ne de vous au siècle prochain ?
Que j’étais une bonne amie, transmettant de l’amour, aidant les gens à se sentir mieux.
Une ar tiste authentique et fidèle à elle-même. ■
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