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Forteresse Europe

Le 24 juin, à Melilla, sur la seule frontière terrestre entre l'Afrique et l'Europe…

perspectives p p FORTERESSE EUROPE

La récente tragédie dans l'enclave espagnole de Melilla fin juin illustre une fois de plus la bunkerisation de l'Union européenne face à la question incontournable et permanente des migrants. Pourtant, d'autres approches

sont possibles. par Cédric Gouverneur

PERSPECTIVESÀ Evros, en Grèce, des policiers

« recrutent » des migrants pour en repousser violemment d’autres.

Des gardes-frontières Frontex le long du mur d'Evros, faisant office de séparation avec la Turquie, en mai 2021.

Les images sont terribles. Un enchevêtrement de corps humains au pied de barbelés. Des Africains morts étouffés par leurs compagnons d’infortune, ou écrasés en tombant de la grille. De l’autre côté, c’est Melilla, l’une des deux enclaves espagnoles qui subsistent sur la côte rifaine, au nord : malgré les efforts des gardes-frontières marocains et de la Guardia Civil (la gendarmerie espagnole), 133 migrants seraient parvenus à y pénétrer. Les voilà dans l'espace Schengen : chacun de leur cas doit être examiné, certains seront peutêtre éligibles au statut de réfugié politique. Ces hommes ont le sentiment d’avoir remporté une bataille dans leur lutte pour gagner l’eldorado européen. Devant les caméras, quelques-uns ont esquissé le V de la victoire avec leurs doigts.

Ce vendredi 24 juin, environ 2 000 migrants africains ont pris d’assaut Melilla. Venus de la forêt voisine de Gourougou, où ils campent dans des conditions déplorables, ils ont couru vers le poste-frontière de Barrio Chino (« quartier chinois »), réputé comme étant le plus vulnérable. Beaucoup étaient équipés de bâtons ou de barres de fer, d’autres avaient rempli leur sac à dos avec des pierres. « C’était la guerre, a résumé à l’AFP un Soudanais de 20 ans. Nous avions des pierres pour nous battre avec les policiers marocains. » Les migrants ont cherché à escalader la grille de 6 mètres, hérissée de barbelés. Repoussés par les balles en caoutchouc, les coups de matraques et les gaz lacrymogènes, les assaillants ont chuté les uns sur les autres, s’écrasant mutuellement, comme refoulés des remparts d’un château fort. Entre 23 et 37 migrants, selon les sources, ont péri ce funeste vendredi en montant à l’assaut de la forteresse qu’est devenue l’Europe.

Ces tragédies sont devenues tristement banales. Trois jours après l’assaut de Melilla, les cadavres de près de 50 personnes originaires du Mexique ou d'Amérique centrale ont été découverts au Texas dans un camion garé en plein soleil. Quant aux naufrages en Méditerranée, ils sont innombrables. En avril 2015, une liste de 100 mètres de long comportant les noms de 17 306 migrants morts en tentant la traversée entre 1990 et 2012 avait été étalée par des associations dans les couloirs du Parlement européen afin de dénoncer, déjà, le durcissement de la politique migratoire. Et l’Organisation internationale pour les migrations estime que 3 000 à 5 000 personnes périssent en mer chaque année depuis 2014. L’opinion publique européenne s’en émeut encore parfois, lorsqu’un cas particulier se détache du froid anonymat des statistiques et vient rappeler que chacun de ces décès est un drame humain. Ainsi, les photos du corps du petit Alan Kurdi, échoué sur une plage turque en septembre 2015, avaient bouleversé et peut-être facilité l’accueil, notamment en Allemagne, de centaines de milliers de réfugiés fuyant les guerres du Moyen-Orient. L’immigration

économique suscite moins d’empathie. Elle paraît cependant inévitable, comme un jeu de vases communicants, tant les disparités de niveau de vie sont abyssales : le PIB moyen par habitant de l’UE de 33 900 euros est 10 fois plus élevé qu'au Maghreb, et 20 à 30 fois supérieur à celui de la plupart des pays d’Afrique subsaharienne.

Critiquées par l’Union africaine et les ONG après le drame de Melilla, les autorités marocaines ont défendu leur action, rappelant le bilan relativement lourd enduré par les forces de l’ordre lors de l’attaque (140 blessés, dont cinq graves) et « l’extrême violence des assaillants ». La police a interpellé 65 migrants (en grande majorité soudanais, mais aussi maliens et tchadiens) et les a déférés à la justice, qui les poursuivra : 36 pour « entrée illégale, violence contre les forces de l’ordre, attroupement armé, refus d’obtempérer » et 29 pour « participation à une bande criminelle en vue d’organiser et de faciliter l’immigration clandestine ». Le Maroc a également annoncé avoir déjoué le 26 juin « un plan pour prendre d’assaut » Ceuta, la seconde enclave espagnole, située à 385 kilomètres à l’ouest de Melilla.

UNE ROUTE LIBYENNE DE PLUS EN PLUS IMPRATICABLE

Surtout, Rabat pointe du doigt le rôle supposé d’Alger dans cette tragédie : « Les assaillants se sont infiltrés à la frontière avec l’Algérie » et ont profité « du laxisme délibéré du pays dans le contrôle de ses frontières avec le Maroc ». La question migratoire attise ainsi le différend entre les frères ennemis du Maghreb, qui ont rompu leurs relations diplomatiques voilà déjà près d’un an. Les deux voisins ont coutume de s’accuser mutuellement d’exacerber, en sous-main, les problèmes de l’autre : en 2021, la présidence algérienne avait suspecté le Maroc d’appuyer les indépendantistes kabyles – qu'elle soupçonnait d’être derrière les incendies qui ont ravagé le pays.

Mais si la pression s’accroît sur les enclaves espagnoles au Maroc, c’est surtout parce que la route libyenne devient de plus en plus impraticable : en Libye, les migrants africains risquent d’être kidnappés par des groupes armés qui exigent une rançon de leur famille, ou détenus pendant des années par les autorités dans des centres de rétention surpeuplés et insalubres. Et les rescapés doivent ensuite traverser la Méditerranée… Ils évitent donc prudemment le pays et se dirigent logiquement vers le Maroc, où se trouvent les seules frontières terrestres entre l’Afrique et l’Europe, du fait de la présence de Ceuta et Melilla, possessions ibériques depuis le XVe siècle.

En Espagne, le drame de juin a suscité la consternation : des manifestations ont eu lieu le 26, aux cris de « gouvernement progressiste mais aussi raciste ». Le Premier ministre socialiste, Pedro Sánchez, a choqué en déclarant maladroitement que la tragédie avait été « bien résolue ». Et a pointé la responsabilité des « mafias qui se livrent au trafic d’êtres humains ». Après une année de brouille liée à la question des provinces sahariennes du Maroc, les deux pays se sont en effet réconciliés : Madrid et Rabat ont repris, en mars, leur coopération migratoire. Le chef du gouvernement espagnol sait que l’appui des autorités marocaines lui est indispensable pour juguler la pression autour des deux enclaves : en mai 2021, des milliers de migrants avaient pénétré à Ceuta, submergeant les effectifs de la Guardia Civil.

« L’accord Espagne-Maroc sur l’immigration tue », ont fustigé des dizaines d’associations, européennes et africaines, dans une lettre ouverte publiée le 27 juin. « Les prémices du drame » de Melilla étaient « annoncées depuis des semaines » : « Des campagnes d’arrestations et de ratissages des campements, des déplacements forcés » aux alentours de l’enclave ont mis la pression sur les migrants, dont certains campent au Maroc depuis plusieurs années, les conduisant à considérer l’assaut comme solution ultime. Les associations dénoncent « la nature mortifère de la coopération sécuritaire en matière d’immigration ». Encerclée par la pauvreté et la guerre, l’UE verse en effet des millions d’euros à certains de ses voisins du pourtour méditerranéen afin qu’ils refoulent les migrants : le Maroc, la Turquie, et même la Libye, malgré les exactions flagrantes commises dans ce pays (six Africains ont été abattus par la police dans un centre de rétention de Tripoli, en octobre dernier). Confrontés à la montée en puissance de partis xénophobes, les États européens bricolent des solutions peu en phase avec leurs valeurs, faisant fi des critiques des associations humanitaires. À Evros, en Grèce, à la frontière avec la Turquie, des policiers « recrutent » des migrants pour en repousser violemment d’autres. Au Royaume-Uni, la

ministre de l’Intérieur Priti Patel veut expulser les indésirables vers le Rwanda : mi-juin, un premier vol à destination de Kigali a été bloqué in extremis par la Cour européenne des droits de l'homme. Mais cette fille d’immigrés indiens – admiratrice de Margaret Thatcher comme du Premier ministre indien fascisant Narendra Modi – a bien l’intention de récidiver…

Ces politiques ont pour objectif de dissuader les candidats à l’exil et de fermer des routes migratoires. Et parfois, ça marche. L’Australie transfère les clandestins échoués sur ses côtes dans un camp sordide de l’île de Nauru, au beau milieu du Pacifique, où des familles entières croupissent depuis des années : les images de ces internés désespérés (afghans, birmans, mais aussi somaliens) ont fait le tour du monde, et désormais, quasiment plus aucun bateau ne tente de débarquer en Australie…

LE VIEUX CONTINENT A POURTANT BESOIN DE BRAS

Le drame de Melilla montre que le blocage d’une voie migratoire (en l’occurrence, en Libye) entraîne une tension accrue sur celles qui sont alternatives, jusqu’à la saturation, puis l’explosion. D’autres solutions sont pourtant envisageables : en tout temps et en tout lieu, les immigrés effectuent les tâches boudées par les autochtones. Or, l’Europe vieillit : l’âge médian y est de 43,7 ans (2,7 de plus en seulement une décennie), soit plus du double de celui de l'Afrique subsaharienne. Le Vieux Continent – qui n’a jamais aussi bien porté son surnom ! – a besoin de bras : beaucoup de métiers ne parviennent plus à recruter, du fait notamment de la faiblesse des salaires, rognés par l’inflation. En France, rien que dans l’hôtellerie et la restauration, il manquerait selon les estimations entre 270 000 et 360 000 salariés : l’Union des métiers et des industries de l’hôtellerie, association des dirigeants du secteur, entend ainsi faire venir des milliers de saisonniers tunisiens et marocains pour faire face à l’afflux estival. D’autres patrons se démènent pour obtenir des autorités la régularisation de leurs employés clandestins. En janvier 2021, à Besançon, un boulanger, Stéphane Ravacley, s’était même infligé douze jours de grève de la faim pour conserver son apprenti guinéen, Laye Fodé Traoré, lequel se trouvait sous le coup d’une procédure d’expulsion. Leur histoire est malheureusement une goutte d’humanité dans un océan de realpolitik. ■

On estime que 3 000 à 5 000 personnes périssent en mer chaque année depuis 2014.

Des clandestins à bord d'une embarcation de fortune essaient d'atteindre l'Italie, en janvier 2018.

Au Maghreb, le parcours du combattant pour un visa

Quand l'on veut passer par la voie légale, obtenir le précieux sésame n'est pas chose aisée. Les obstacles sont nombreux et en découragent beaucoup… par Frida Dahmani

Aussitôt élu député de la 9e circonscription des Français de l’étranger, Karim Ben Cheikh, candidat de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) et ancien diplomate, incluait parmi ses priorités, non pas une problématique des résidents français à l’étranger, mais celle des visas, un point noir qui impacte la perception de Paris par l’opinion publique, notamment maghrébine : « La première mesure que je proposerai sera l’annulation de cette décision injuste, qui consiste à punir collectivement une population du Maghreb en réduisant drastiquement les visas. Cela est perçu, et avec raison, par certains comme une insulte aux populations. Il faut changer de méthode sur les visas. »

Ce sera trop tard pour la jeune Meriem, fan du groupe Metallica, qui avait économisé pour assister, le 26 juin dernier, au concert donné par ses idoles au festival Hellfest, à Clisson. Alors qu’elle avait produit tous les documents nécessaires au visa, dont un billet VIP, une réservation d’hôtel et un change de devises, sa demande a tout de même été rejetée, invoquant « des doutes raisonnables quant à [sa] volonté de quitter le territoire des États membres avant l’expiration du visa » – le fameux motif 13 que tous les demandeurs craignent. Difficile d’opposer un recours à une décision aussi floue et subjective. Sa déconvenue est grande, mais elle relève non sans ironie que « ceux qui migrent clandestinement en France n’ont jamais demandé de visa ».

Comme Meriem, ils sont nombreux à subir les conséquences de la révision des quotas de visas pour les pays du Maghreb, annoncée par Gérard Darmanin en septembre 2021. Comme une riposte aux refus ou aux lenteurs des autorités de ces derniers à répondre aux sollicitations de Paris pour rapatrier leurs ressortissants en situation irrégulière ou reconduits aux frontières, le ministre de l’Intérieur avait présenté cette décision de réduire de 30 % ceux octroyés en Tunisie et de 50 % pour l’Algérie et le Maroc. Cette mesure du gouvernement Castex semblait s’inscrire, à quelques mois des élections présidentielles de mai 2022, dans une stratégie du candidat à un second mandat Emmanuel Macron pour contrer la montée des populismes avec le Rassemblement national et le parti Reconquête d’Éric Zemmour. « À chaque fois, on invente un nouveau frein pour composer avec la xénophobie montante », regrette un scénographe qui peine à obtenir des visas, même avec des invitations officielles.

La pandémie de Covid-19 et la fermeture des frontières ont induit un ralentissement des échanges transfrontaliers et des déplacements des personnes. Conséquences : les demandes pour la France, et plus généralement l’espace Schengen, ont diminué drastiquement. Une situation extraordinaire qui n’a pas permis à la réduction des quotas de faire son effet. Un an et une réouverture des frontières plus tard, les chiffres sont édifiants : en 2021, l’Hexagone a rejeté 21,1 % des demandes reçues, sur un total de 652 331. Le Maroc enregistre par exemple une baisse de 29,6 %, avec 69 428 approbations, tandis que l’Algérie affiche 13,1 % de moins, avec 63 649 autorisations, et la Tunisie connaît une réduction de 6,9 %, soit 46 070 octrois. Cette diminution n’a pas eu l’impact escompté sur les rapatriements souhaités par la France, puisque seuls 131 Tunisiens ont été expulsés entre janvier et juillet 2021 (contre 893 en 2019), ainsi que 80 Marocains (contre 865 en 2019) et 22 Algériens (1 650 en 2019). Ces scores n’ayant pas satisfait les services français, ils ont mis la pression aux gouvernements du Maghreb en opérant un tour de vis supplémentaire palpable sur les visas en 2022.

UNE RESTRICTION QUI N’EST PAS NOUVELLE

Désormais, les refus sont monnaie courante, et plus personne ne fait exception. La restriction des visas n’est pas nouvelle et a même semblé un temps relever du bon vouloir de l’agent consulaire. Chokri, un haut commis de l’État, a connu une situation ubuesque : il devait subir une transplantation rénale et avait réglé en avance, documents à l’appui, les trois semaines d’hospitalisation prévues, mais malgré cela, les services consulaires se sont entêtés à lui réclamer une réservation d’hôtel. Les situations singulières sont très fréquentes, et chaque demandeur pense être un cas particulier : « Parfois, il faut l’intervention d’un diplomate en poste pour faire réagir le consulat », précise Samir, un médecin algérien qui n’a pu assister à un colloque à Bordeaux. Il en est de même avec des confrères tunisiens, qui se sont plaints auprès du Conseil de l’ordre de cette situation : « J’ai obtenu mon visa le jour où mon retour était prévu », se souvient une cardiologue, tandis qu’une professeure en médecine bien connue sur la place de Tunis s’est vue refuser le précieux sésame au motif qu’elle pouvait rester en France. « Les profilers des consulats ne savent pas qui est qui et ont des critères qui ne relèvent d’aucune logique », s’emporte Mehdi, opérateur dans le transport international depuis Tanger, dont la

Des procédés lourds et coûteux, un espace Schengen de plus en plus inaccessible.

clientèle est essentiellement française. Sa mésaventure et celle de son cousin, un avocat d’affaires de Rabat qui travaillait sur un projet de joint-venture avec une entreprise de Saint-Étienne, lui font affirmer que « la France a commis une erreur stratégique en réduisant les visas sans aucun discernement, ni aménagement au moins en fonction des catégories socioprofessionnelles ». Toutes les corporations sont concernées ; avocats et architectes vivent les mêmes désagréments. Face à cette situation, côté tunisien, certains suggèrent d’exiger également d’imposer des visas aux ressortissants français en visite : « Cette réciprocité allégerait le sentiment d’humiliation que l’on éprouve quand le rejet est signifié », explique Slim, un brillant développeur qui, après un refus de visa, a perdu les frais d’inscription réglés à l’école d’informatique où il devait poursuivre son master – mais qui a reçu un accueil réconfortant au Canada, où il fait désormais carrière.

DES FRAIS PROHIBITIFS

Pourtant, l’externalisation des procédures de demandes, il y a près de dix ans, aurait dû améliorer le service. Mais cela n’a pas été le cas puisque Jean-Yves Leconte, sénateur représentant les Français établis hors de France, a saisi à ce propos la Première ministre Élisabeth Borne dès la reconduction de sa mission en juin 2022. Sollicité par les médias, le Quai d’Orsay assure que la lenteur est due à un manque d’agents, qui sera résolu par des recrutements en septembre, et impute la surcharge à la reprise de la mobilité post-Covid-19. Le sénateur déplore aussi les difficultés qu’ont les familles à pouvoir se retrouver et désapprouve les délais et le coût du précieux sésame. Les freins mis aux regroupements familiaux provoquent des situations parfois déchirantes : « Après trois ans de démarches pour que je rejoigne mon futur mari, c’est lui qui a dû rentrer car il a été mis au chômage à cause de la pandémie », confie Sondos, laquelle a mis sa vie entre parenthèses en attendant son visa et ne veut plus penser au temps, à l’argent et à l’énergie perdus. Samira, une commerçante qui circule surtout pour ses vacances, a trouvé l’astuce pour court-circuiter les désagréments : en s’adressant à une agence de voyages qui se charge de toutes les démarches et lui remet en mains propres les documents, elle évite l’épreuve des files d’attente auprès de TLScontact, le centre de collecte des demandes de visas, qui seront ensuite traitées par le consulat. « Je préfère payer une agence que j’ai identifiée et qui me connaît, plutôt que de verser des suppléments à TLS pour un service premium », assure la quadragénaire qui apprécie, malgré tout, de faire régulièrement une tournée des bonnes tables à Paris et à Lyon. Elle n’est pas la seule à trouver le coût prohibitif : pour pouvoir obtenir un rendez-vous et déposer un dossier (sans aucune certitude sur son acceptation), il faut débourser entre 80 et 99 euros selon le type de visa, et 33,50 euros qu’empoche directement le centre de collecte. Les frais représentent pratiquement un SMIG pour les ressortissants du Maghreb , et le hic est qu’en cas de refus, aucun remboursement n’est possible. Une pratique qui ouvre la porte à d’éventuels trafics ainsi qu'à des intermédiaires qui assurent avoir leurs entrées auprès de TLS, le délai d’attente pour un rendez-vous pouvant aller jusqu’à deux mois. Le Quai d’Orsay justifie 30 % de l’encombrement au niveau des dépôts à cause de désistements de demandeurs qui n’annuleraient pas leur rendez-vous.

Sur les réseaux sociaux, la communauté maghrébine échange ses points de vue et fait le récit de ses déboires. « On ne veut pas de nous, on va ailleurs », lit-on souvent, mais la

plupart des messages fustigent la politique de la migration choisie, lancée sous la présidence de Nicolas Sarkozy, qui consiste à sélectionner les migrants selon leur utilité à l’économie de l’Hexagone. « Une considération que l’on peut comprendre, mais qui ne doit pas impacter la libre circulation des personnes, et surtout ne pas la soumettre à l’appréciation d’on ne sait qui dans un consulat », assène un pharmacien de 53 ans installé à Constantine, qui attend depuis six mois que soit tranché le recours qu’il a introduit auprès de la commission de Nantes, seule compétente en la matière. Son visa lui a été refusé pour revenus insuffisants : « C'est n’importe quoi », assène celui qui tient une officine connue et n’a pas de problèmes de fin de mois.

Le système est devenu intrusif et ne respecte pas les données personnelles, puisque les centres de visas demandent souvent des relevés bancaires – et parfois même ceux du partenaire. « Tout est fait pour nous indiquer que nous ne sommes pas les bienvenus. La France ne se rend pas compte qu’elle ne donne pas envie », soupire Fadwa, dont la sœur, conceptrice en design, a été soupçonnée de vouloir immigrer alors qu’elle apportait la preuve que ses clients sont plutôt à Dubaï. Encore plus éloquent : des hauts cadres du Groupe OCP n’ont pas obtenu de visa pour se rendre au salon VivaTech à Paris, début juin.

L'INCOMPRÉHENSION S’INSTALLE

« Finalement, nous sommes interdits de tourisme, et le monde des affaires se ferme petit à petit. Par contre, la France continue à puiser dans le vivier maghrébin des informaticiens et des professionnels de la santé pour ses besoins en spécialistes », lance un chef d’entreprise tunisien, qui constate que l’espace Schengen devient de plus en plus inaccessible, ou du moins est moins souple qu’il y a cinq ou dix ans. « Maintenant, on est contraints, pour une première entrée, d’accéder à l’espace Schengen uniquement par le pays émetteur du visa. On ne peut plus demander un visa pour l’Espagne et aller finalement à Paris, comme c’était le cas avant », précise avec une pointe de dépit un cadre de banque qui regrette la complexité des démarches, mais aussi l’inflation qui rend difficile tout voyage en Europe.

L’incompréhension de cette situation absurde s’installe, d’autant plus que les autorités ne lèvent pas vraiment les malentendus. Contrairement au Maroc ou à l’Algérie, « la diplomatie tunisienne ne dénonce pas l’arbitraire des visas et se soumet sans protester ou engager des négociations aux restrictions prises par la France, pseudo-pays des droits de l’homme, qui comprennent, en bonne place, la liberté de circulation », confie un ancien ambassadeur en poste dans une capitale européenne qui, depuis sa retraite, est contraint de suivre un véritable parcours du combattant pour obtenir le fameux tampon Schengen sur son passeport. « Je n’ai même plus envie de passer par là, je pars désormais ailleurs qu’en France. Même mes enfants ont préféré les États-Unis pour leurs études. Le circuit d’obtention du visa américain n’est pas kafkaïen comme celui pour Schengen », résume celui qui connaît bien les dédales de l’UE.

LA COLÈRE GRONDE

La France perd de son attrait : « Au point que l’Algérie a privilégié l’enseignement de l’anglais au français, en juin 2022 », précise Wajiha Kebir, une enseignante d’Oran. Du côté des élites tunisiennes, l’aura de l'Hexagone a pâli aussi, et son influence décline : « On nous fait payer pour ceux qui ont eu des comportements inappropriés », fustige Kamel. Sa collègue, Saloua Charfi, précise qu’elle boycotte la coopération universitaire avec la France à la suite de l’octroi d’un visa de trois jours, qui couvrait juste la durée du travail indiquée sur l’invitation de l’université de Grenoble : « Je travaille avec des Anglais, des Américains, des Canadiens et des Allemands, avec des visas de cinq à dix ans ! »

L’opinion s’agace : « Les populations marocaines, tunisiennes et algériennes sont logées à la même enseigne. L’ancienne autorité coloniale oublie le sang de nos aïeux, qu'elle a enrôlés dans des guerres qui ne les concernaient pas », lance dans un élan patriotique un ouvrier de Mateur (nord de la Tunisie), qui a travaillé durant vingt-cinq ans dans les hauts fourneaux en Moselle, mais dont le fils cadet n’a jamais pu obtenir de visa pour venir le voir. À Alger aussi, la colère gronde. Il a suffi à Malika d’un refus pour fonds insuffisants pour que ses demandes suivantes, même auprès d’autres pays européens, soient rejetées : « Quand ce n'était pas un problème d’argent, j’avais l’impression que j’étais considérée comme une terroriste. Mais les terroristes ne demandent pas de visas ! » assène la jeune femme voilée. Pour d’autres, c’est simple : la question ne se pose plus, les pays asiatiques et ceux du Golfe leur offrant tout ce qu’un touriste peut souhaiter. « Tant pis pour la France, quand je veux voir le Louvre, je fais un crochet par Abu Dhabi », énonce un architecte de Casablanca.

Les problèmes de visas sont ainsi récurrents, et les motifs de la grogne sont les mêmes depuis l’instauration de l’espace Schengen. Beaucoup seraient étonnés de savoir que les pays avec le plus fort taux de rejet ne sont pas ceux du Maghreb, mais la Guinée-Bissau (avec 53 %), le Sénégal (52,2 %) et le Nigeria (51 %). Mais l’incompréhension risque d’impacter les relations économiques bilatérales ainsi que la francophonie ; une donnée que les autorités françaises n’évaluent pas, mais que l’Europe prend tout de même en compte. L’actuelle crise des visas, avec sans doute l’afflux migratoire dû au conflit ukrainien, est l’une des préoccupations du moment de la Commission européenne, qui s’apprête à examiner une proposition pour que l'entièreté de la procédure d’obtention (ou de rejet) soit traitée en numérique, à l’horizon 2025. Il suffira de déposer sur une plate-forme en ligne unique sa demande et toutes les informations nécessaires pour recevoir, en cas d’acceptation, un code-barres 2D cryptographié, qui tiendra lieu de sésame pour l’Europe. Une véritable révolution pour le traitement des visas, avec peut-être moins d’agacement du côté des demandeurs et plus de disponibilité d’écoute du côté des États émetteurs, et notamment de la France. ■

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