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Nicolas Dufrêne : « Au niveau de son utilisation par la population, c’est un fi asco »

BUSINESS

Nicolas Dufrêne

ÉCONOMISTE ET DIRECTEUR DE L’INSTITUT ROUSSEAU

« Au niveau de son utilisation par la population, c’est un fi asco »

Le spécialiste des questions monétaires et directeur de l’Institut Rousseau, think tank classé à gauche, se montre pour le moins circonspect quant à la fiabilité du bitcoin et son intérêt pour les pays africains. Il nous explique pourquoi. propos recueillis par Cédric Gouverneur

AM : Comment expliquer cet attrait pour le bitcoin au Salvador et en République centrafricaine (RCA) ? Nicolas Dufrêne : Ce sont souvent des pays fragiles vers lesquels se tournent les lobbyistes du bitcoin pour vendre leur marchandise… En rupture avec les États occidentaux (les États-Unis dans le cas du Salvador, et la France dans le cas de la RCA), les dirigeants de ces pays voient dans les « cryptos » une opportunité pour gagner de l’argent facilement, opérer certaines transactions sans contrôle et défier les institutions monétaires : le franc CFA en RCA, le dollar au Salvador [comme l’Équateur, ce dernier a renoncé à sa monnaie nationale et a adopté le dollar américain, ndlr]. De leur côté, les « mineurs » de bitcoin ont besoin de pays où déployer leurs infrastructures pour un prix modeste, sans taxe ni réglementation. Pour les dirigeants de ces États, c’est bon marché : il suffit de mettre à disposition de la puissance électrique pour toucher une commission sur le minage des cryptoactifs et du bitcoin. En RCA, au Salvador, et hier en Chine et au Kazakhstan avant que les autorités ne prennent des mesures, des centrales électriques – qui pourraient servir à alimenter la population en électricité ! – sont détournées pour miner du bitcoin. Le retour sur investissement peut être important pour quelques proches du pouvoir, qui contrôlent les accès à ces sources d’énergie. Pour les autres, un discours marketing a été inventé : « apolitique, incensurable, neutre et décentralisé… » Tout ce que le bitcoin n’est pas !

Au Salvador, l’un des arguments des défenseurs du bitcoin est l’importance des transferts d’argent par les émigrés (22 % du PIB). Celui-ci permet des transferts sans commission, ce qui peut aussi être un argument pour l’Afrique. Qu’en pensez-vous ?

Les transferts internationaux d’argent restent trop coûteux, mais le bitcoin n’est pas une bonne réponse. Le Salvador en est un bon exemple : le président de sa banque centrale a indiqué que sur les remises migratoires de janvier et février 2022 (qui s’élevaient à 1,125 milliard de dollars), seuls 19 millions de dollars (soit 1,7 %) avaient été effectués via le Chivo, le portefeuille électronique en bitcoin. 70 % de la population n’a pas confiance en cette cryptomonnaie. Comment la blâmer si le risque est de perdre la moitié de la valeur de son épargne du jour au lendemain, comme on le voit avec le récent crash ? Il existe d’autres façons de faire, notamment via des monnaies numériques de banque centrale interconnectées, ou des cryptoactifs qui n’aspirent pas à devenir des monnaies, mais simplement à offrir des services de transfert et de conversion de monnaie entre deux pays, comme le XRP. Ses défenseurs démentent les accusations d’anonymat et d’opacité, soutenant que les transactions se font sous pseudonyme, mais qu’elles sont traçables par la police. Qu’en est-il exactement ?

De nombreuses institutions, dont la Cour des comptes américaine, ont alerté sur les transactions illégales utilisant

des cryptoactifs : trafics d’êtres humains, de drogue, blanchiment d’argent… Des ransomware [ces logiciels malveillants qui bloquent un ordinateur, puis exigent une rançon, ndlr] demandent des bitcoins. Certains expliquent que le système de blockchain permet de tracer, et donc d’éviter ces problèmes. Mais c’est faux ! On peut tracer un bitcoin en tant que tel sur une blockchain, mais il est très compliqué de savoir qui est la personne physique derrière l’échange. Après de fastidieuses enquêtes, la police peut parfois y arriver, mais il est illusoire de croire que c’est une règle générale. D’autant que certains cryptoactifs sont conçus pour demeurer anonymes (Monero, Zcash) et peuvent être obtenus à partir de bitcoins pour brouiller les pistes. En outre, il est très facile de fractionner les paiements afin de passer sous les radars. Affirmer aujourd’hui que l’univers des cryptoactifs est transparent est une fumisterie dangereuse, faite par des gens qui y ont un intérêt pécuniaire direct. Le président centrafricain a annoncé de vastes projets autour du bitcoin. Que vous inspirent ces annonces ?

Là encore, l’exemple du Salvador peut être éclairant : le portefeuille électronique offert à la population a certes été téléchargé par deux tiers de la population, pour toucher les 30 dollars promis, mais par la suite, moins de 20 % ont continué à l’utiliser… Depuis le début de l’année, il n’y a quasiment plus aucune acquisition de ce portefeuille. Les transactions Cela en bitcoin représentent moins revient à faire un pari de 5 % des échanges. Et quand il est utilisé, il est vite reconverti en dollar pour éviter de perdre totalement sa valeur. Au niveau de son hasardeux, qui utilisation par la population, va conduire à des difficultés c’est un fiasco. L’identité des actionnaires de la société qui livre le portefeuille, sa rémunération financières par l’État, les données et graves. techniques utilisées, les garanties, rien n’est révélé à la population. Cela sert à enrichir quelques personnes qui ont bien compris où était leur intérêt, et cet intérêt peut rencontrer celui de certains dignitaires. Le projet Sango, en République centrafricaine, qui consiste à créer un paradis fiscal pour mineurs et investisseurs, rappelle Bitcoin City, autour du volcan de Conchagua, au Salvador : mêmes acteurs, mêmes procédés pour attirer des activités peu recommandables. La RCA prend un grand risque. Les effondrements réguliers du bitcoin et le fait que la technologie proof of work (sur laquelle repose le bitcoin) soit condamnée à moyen terme pour son inefficacité reviennent à faire un pari totalement hasardeux, qui va conduire à des difficultés financières graves. Et c’est en contradiction avec les engagements du pays dans la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (CEMAC). La RCA et la CEMAC feraient mieux de se tourner vers la mise en œuvre de monnaies numériques de banque centrale, ouvertes à tous, distribués via des téléphones et offrant un droit au compte à chacun. C’est-à-dire de promouvoir une monnaie du peuple, au lieu de céder aux mirages du retour à des monnaies privées, spéculatives, polluantes, non contrôlables, posant des risques majeurs pour la stabilité financière et monétaire. ■

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