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Mounir Laggoune « C’est le Far West »
Depuis un an, le monde subit les impacts du conflit en Ukraine. La guerre entre les deux greniers à blé a fait exploser le cours des céréales. Cependant, le conflit n’est pas le seul facteur de hausse des prix, analyse ce spécialiste des placements financiers chez la plate-forme d’investissement Finary : la spéculation aggrave la crise. La meilleure parade demeure la souveraineté alimentaire.
propos recueillis par Cédric Gouverneur
AM : Un an après le début du conflit en Ukraine, les prix alimentaires restent élevés (300 euros la tonne de blé mi-février). Dans quelle mesure la spéculation participe-t-elle à cette hausse ?
Un rapport du think tank IPES-Food évoque 50 % des échanges à la Bourse de Chicago.
Mounir Laggoune : L’Ukraine et la Russie sont des greniers à blé, et Vladimir Poutine le sait : stocker les céréales est une arme géopolitique. Au déclenchement du conflit, la panique s’est emparée du marché : une partie de la hausse des prix est due aux acteurs qui achètent réellement du blé. Mais d’autres ont acquis du blé qu’ils n’avaient jamais envisagé de se faire livrer, juste pour le revendre et profiter de l’emballement : le chiffre de 50 % des échanges dus à cette spéculation, cité par IPES-Food, est possible. Là où existent une volatilité et une variabilité des prix, les spéculateurs interviennent. Spéculation et inflation créent une « perfect storm » : désormais, se nourrir coûte 20 à 30 % plus cher qu’avant le conflit.
Comment fonctionne la spéculation sur les prix alimentaires ?
Des hedge funds pratiquent ce que l’on appelle du « trading haute fréquence », qui permet d’exécuter un ordre d’achat et de l’annuler au plus vite afin d’orienter les prix. Cela leur permet d’avoir un avantage sur le marché, de réagir sur les hausses et les baisses, et de les amplifier. La bourse aux céréales de Chicago a été créée au XIXe siècle pour que les paysans aient un prix de vente garanti à l’avance, grâce aux contrats à terme, qui permettent d’avoir de la visibilité : par exemple, un industriel qui utilise de la farine doit savoir à quel prix acheter son blé afin de déterminer le futur prix de vente de ses gâteaux. Si l’industriel devait attendre la livraison de la matière première pour savoir à quel prix vendre son produit transformé, il lui serait impossible d’anticiper. De la même façon, le prix de votre billet d’avion est en partie déterminé par le cours du pétrole le jour d’achat du billet, pas par celui du jour où vous montez dans l’avion. Or, cet instrument du contrat à terme peut servir à spéculer : car si vous revendez le contrat avant son terme, vous n’avez pas besoin de prendre livraison de la marchandise, ni de la stocker. Dans ce système, les négociants en blé, qui achètent, stockent, revendent et acheminent aux industriels, constituent le maillon central de la chaîne de valeur : les quatre principaux, surnommés « ABCD » pour leurs initiales (Archer Daniels Midland, Bunge, Cargill et Louis Dreyfus Company), représentent environ la moitié du marché mondial des céréales. Ils ont réalisé des profits records l’an dernier, à l’exemple des compagnies pétrolières [19 milliards d’euros pour TotalEnergies par exemple, ndlr], qui ont bénéficié de la hausse des cours. Les industriels, eux, profitent moins des hausses de prix car ils doivent les répercuter sur les prix à la consommation, dans un marché hautement compétitif où le consommateur a le choix entre des marques concurrentes : beaucoup ont donc comprimé leurs marges. Quelles sont ces sociétés qui spéculent sur des produits alimentaires, et comment justifient-elles leurs actions, éthiquement contestables ?
Ces acteurs disent remplir un rôle essentiel d’intermédiaire en transportant les matières premières d’un point A à un point B, permettant ainsi au producteur de commercer. Leur service est certes indispensable, mais leur position au cœur d’un marché clé les autorise à manipuler les prix, et il serait difficile d’affirmer qu’ils ne le font pas… Or, le fonctionnement de ces sociétés est souvent opaque. Les compagnies pétrolières sont cotées en Bourse, toute personne peut acheter une action, puis assister à l’assemblée générale des actionnaires. Mais la plupart des négociants en céréales (Archer exclus, qui est cotée) n’ont de compte à rendre à personne et ne s’expriment jamais : Cargill appartient encore aux descendants de la famille du fondateur, et le groupe Louis Dreyfus, français mais basé à Amsterdam, compte à peine 1 000 salariés pour un chiffre d’affaires estimé à 60 milliards de dollars. Le même phénomène d’inflation des prix alimentaires s’était produit en 2008 et 2011, avec des conséquences terribles pour les plus pauvres : existe-t-il une volonté de réguler ces marchés pour limiter, voire empêcher, la spéculation ?
Il n’existe pas de réglementation structurée, malgré la mobilisation de nombreuses ONG qui lancent régulièrement des pétitions ou interpellent les dirigeants du G7. Rien n’a été mis en place contre la spéculation. C’est le Far West. Le marché étant global, tout le monde devrait se mettre d’accord pour l’encadrer, ce qui est difficilement envisageable. Depuis un demi-siècle, la spéculation ne fait que croître. Et elle continuera à croître avec l’augmentation de la population mondiale, qui implique logiquement une hausse des besoins alimentaires, et avec le changement climatique, qui se traduit par des rendements agricoles plus incertains. En l’absence de régulation, comment les producteurs et les États africains peuvent se prémunir des impacts de la spéculation ?
Plus un pays dépend des importations, plus il est exposé aux fluctuations. Cela ne concerne pas seulement les pays en voie de développement : l’Allemagne, ayant renoncé au nucléaire en 2011, se retrouve dépendante du gaz russe et doit désormais rouvrir des centrales à charbon ultra-polluantes… La souveraineté est devenue un vrai enjeu : avant la guerre en Ukraine, on pariait sur la bonne entente entre nations et le jeu des échanges globalisés. Il est temps de repenser nos modes de consommation afin de limiter les besoins d’importation de matières premières sur des marchés hautement spéculatifs. Les États africains doivent assurer leur souveraineté, en développant l’appareil productif. Certains investissent pour développer la production et la consommation locale : le Nigeria – qui exporte du pétrole, puis importe du carburant ! – développe depuis quelques années des raffineries, des usines d’engrais… C’est un choix stratégique à entamer dans tous les pays. Dans le contexte de tensions actuelles, où les Occidentaux rechignent à importer de Russie ou de Chine, le continent a une carte à jouer. ■