

JAN VAN IMSCHOOT
La présentation des absents
6 novembre – 24 décembre 2021
JAN VAN IMSCHOOT
La présentation des absents
Manuel à une incapacité contemplative Manual for the inability to contemplate
Jan Van Imschoot
Au début des années 1980, lorsque j’étudiais à l’Académie royale des Beaux-Arts de Gand, la représentation narrative, tout comme la lecture littéraire d’une toile étaient absolument proscrites. L’écriture de la peinture primait sur tout. La figuration se devait d’être abstraite ; sinon, il fallait qu’elle se tourne vers de nouveaux médias. La dimension descriptive de la peinture ne relevait plus que de l’anecdotique. Mon avenir de peintre risquait de se voir confisqué en tant que tel. Cette idée était inacceptable pour moi. Depuis lors, mon moteur serait qu’en art, rien ne peut être interdit. Certainement pas le langage.
J’interrogeai mon professeur de philosophie des arts sur la compréhension d’un langage à travers un autre, afin de mieux comprendre leurs interactions. Le langage littéraire est un moyen de décrire, d’illustrer, de donner sens à un langage visuel, et plus précisément de décrire une œuvre. L’inverse était-il vrai également ? L’œuvre d’art pouvait-elle donner la réplique ? Le combat me paraissait à l’époque inégal, et la recherche sur l’interaction entre les langages littéraire et visuel allait me fournir matière à penser pendant longtemps.
In the early ‘80s when I was studying at the Royal Academy of Fine Arts in Ghent, both the narrative representation and the literary reading of a canvas were absolutely taboo. What mattered more than anything was the grammar of the painting. Figuration had to be abstract, or otherwise appear in new mediums. Visual storytelling was regarded as anecdotal. If that was indeed so, then my future as a painter would be severely compromised and I could not accept that. So I was driven by a determination to allow nothing in art to be banned. Certainly not language.
Suis-je un littérateur peintre ou un peintre littérateur ?
Am I a painting writer or a literary painter?
Les prémices de ces pensées me sont venues à l’âge de dix ans, alors que j’admirais pour la première fois L’Adoration de l’Agneau mystique des frères Van Eyck dans la cathédrale Saint-Bavon de Gand. Impressionné par l’incroyable finesse des traits et l’inégalable maîtrise du détail, mon jeune cerveau était également abasourdi par les innombrables significations
To gain a better understanding of how different languages relate to each other, I asked the philosophy of art lecturer how one language can understand another. Literary language is an instrument to describe, illustrate and make sense of a visual language and more specifically to describe a work of art.
I wondered if the reverse was also possible: can the work of art respond? I didn’t feel it was a level playing field. I could pursue my investigation into the relationship between literary language and visual language.
But first I should turn for a moment to what had triggered my thinking. I was ten when I first saw the Adoration of the Mystic Lamb by the Van Eyck brothers, then still in its original place in St Bavo’s Cathedral in Ghent. Not only was I impressed by the incredible finesse of the painting and the artists’ extraordinary eye for detail, but my small human brain was
que contenait l’œuvre. Il allait me falloir plus d’une vie pour comprendre ne fût-ce que quelques bribes de ce chefd’œuvre. J’en étais convaincu alors et je le reste aujourd’hui.
Deux ans plus tard, je découvrais les toiles de Van Gogh, dont l’approche artistique était à première vue diamétralement opposée à celle de Van Eyck. Les arbres pourpres, soleils verts, lignes courbes et traits brefs m’émouvaient pourtant au même titre que les traits précis des maîtres flamands, et cela me perturbait. La vue de ces deux œuvres pourtant très différentes suscitait le même mystère. Une énigme que mon jeune cerveau transforma en question : quel est donc le secret de la peinture ? Près de trois ans plus tard, je me plongeais dans la correspondance de Van Gogh. Elle me parut au moins aussi intéressante que ses tableaux et je compris que ses dessins formaient le lien entre ses écrits et sa peinture.

La recherche sur l’interaction entre les langages littéraire et visuel allait me fournir matière à penser pendant longtemps.
I could pursue my investigation into the relationship between literary language and visual language.
stunned by the plethora of meanings it contained. It would take me more than my lifetime to fathom even a tiny fraction of this masterpiece. I was and still am convinced of that.
Two years later, I discovered Van Gogh’s paintings. On the face of it, he was the very antithesis of Van Eyck. I was confused to find that purple trees, green suns, curved lines and short stripes aroused in me the same enthusiasm and curiosity. Something mysterious happened when I looked at the two oeuvres and, in my childish head still free of impurities, that enigma became a question: what is the secret of painting?
Some three years later, I pored over Van Gogh’s letters, which I found at least as interesting as his canvasses. His drawings served as a bridge between his writing and his painting.
À la fin des années 1970, je découvris le dadaïsme à travers diverses publications. J’assimilai aussitôt ce mouvement à du punk avant la lettre. Cette démarche artistique me poussa plus tard à interpeller mes professeurs d’esthétique, non sans une pointe de provocation, sur l’impossibilité, selon moi, de révéler une forme de langage au moyen d’une autre.
De discussion en discussion, j’en vins à découvrir les artistes conceptuels. Le rapport entre l’art et le langage, tel qu’ils l’envisageaient, m’ouvrait de nouvelles perspectives. Il m’apparut clairement que la « nouvelle peinture » des années 1980 était une réponse crispée à cet art conceptuel, considéré comme une menace. Je n’étais pas grand amateur ni des nouveaux expressionnistes, ni de leur attitude spasmodique face aux conceptuels. Selon moi, il ne s’agissait pas, dans l’art conceptuel, de produire de l’anti-peinture, mais au contraire de créer une ouverture du champ de la peinture, qui lui redonnait du sens. La découverte de l’œuvre de René Daniels ne fit que confirmer cette intuition.
At the end of the seventies, publications provided me with an introduction to Dadaism: punk ‘avant la lettre’, as I saw it. That artistic approach provided me with the ammunition I needed later on to question, rather provocatively, my aesthetics lecturers about what I regarded as the impossibility of interpreting one form of language through another.
Be that as it may, those discussions sparked my interest in conceptual art. The relationship between language and art, at least as the conceptualists saw it, opened up new perspectives for me. So the ‘new painting’ of the eighties seemed to me more like an awkward reaction to conceptual art, which to all intents and purposes they saw as a threat. I was not really into those new expressionists and their emotional diarrhoea. I saw concept art not as anti-painting, but as a broader view of painting, with meaning restored to it. My discovery of René Daniels’ work only confirmed this.
My belief that art can and should be called into question led me to conclude that the same applied to the history of Western art as a whole.
La feuille verte (détail), 2019 Huile sur toile, 170 × 190 cm Oil on canvas, 66 7/8 × 74 3/4 in. Collection privée
J’étais convaincu, et le reste, que l’art peut et doit être remis en question, et de là, convaincu qu’il en allait de même de l’histoire occidentale de l’art dans son ensemble. Cette thèse me fut confirmée par une exposition consacrée à Joachim Beuckelaer, peintre anversois du XVIe siècle, au musée des BeauxArts de Gand, à la fin des années 1980. Les scènes de marché et de cuisine regorgeaient de symboles pouvant être interprétés de diverses manières, allant de l’ostentatoire au religieux, voire à l’érotique, que ma connaissance du dialecte me permettait de déceler. Pour l’interprétation de symboles religieux, je me plongeai dans la Bible et compilai une bibliothèque fouillée d’hagiographies et de biographies de martyrs, afin de pouvoir décoder tous leurs attributs, la symbolique des couleurs et autres signes distinguant la vertu du péché. Je voulais être capable de lire toutes les œuvres, de Cimabue à Rubens, comme si saint Augustin luimême me soufflait les réponses.


Alors que je n’étais encore qu’un jeune artiste, je compris qu’il me faudrait réapprendre à peindre.
While I was no longer a young artist, I realised I had to learn to paint again.
The exhibition of work by the sixteenth-century Antwerp painter Joachim Beuckelaer mounted at the Museum of Fine Arts in Ghent at the end of the eighties seemed to endorse this proposition. Market and kitchen scenes were awash with symbolism which could be interpreted in different ways. From ostentation, through the religious to the erotic. I recognised erotic references from my dialect. But to interpret religious symbols I pored over the Bible and amassed a library of books on the lives of saints, martyrs and their attributes, colour symbolism and all the other signs to recognise the differences between sins and virtues.
I set about reading every painting from Cimabue to Rubens as if I had been sitting on the lap of Saint Augustus himself.
Alors que je n’étais encore qu’un jeune artiste, je compris qu’il me faudrait réapprendre à peindre. J’avais un peu d’expérience, mais il me manquait la base. Il fallait que je ralentisse. Je décidai de bannir la vitesse de mon œuvre et me mis à muser, à m’arrêter à tout ce que je rencontrais en chemin.
Ma première réalisation dans cet esprit fut une série de petites toiles consacrées aux cimetières militaires. Le décalage entre les croix blanches bien ordonnées des cimetières et l’horreur que les morts ont vécue est abyssal. L’image et le signifiant s’opposent parfois, mais s’équilibrent aussi. L’esthétique des cimetières militaires incite à réfléchir à la folie de la guerre. C’est à partir de là que je me mis à creuser l’ambiguïté de l’image peinte et à l’accentuer, en attribuant une fonction importante aux titres, dont je me servais indifféremment pour confirmer, réfuter, duper ou tout simplement jouer les trublions.
M’inspirant de la démarche de Francis Picabia, je n’empruntai pas une, mais plusieurs voies. Je coltinai un tas de titres dans ma
While I was no longer a young artist, I realised I had to learn to paint again. Though I had a few years’ experience, I needed a better grounding. I knew I should not get ahead of myself, but take my time and build an oeuvre by poking around in anything and everything that came my way.
I started work on a series of small canvasses relating to war graves. The discrepancy between the well-ordered, white crosses in the war cemeteries and what the victims had experienced in the same place could not be greater. Image and meaning can be opposites, but at the same time they balance each other out. The aesthetics of war cemeteries drives home the madness of waging war. At that point I began to concentrate on the ambiguity of the painted image and to emphasise it by assigning an important role to the title, whether it was to confirm, negate, mislead or simply tease.
Inspired by Francis Picabia’s example, I chose to travel not one path but several, an abundance of titles churning around in my head. Now and then I would write a text over the image. The text served as bars behind which the image was imprisoned and yet still accessible, albeit only with some difficulty. Would
La crème de tartre hollywoodien (détail), 2020 Huile sur toile, 130 × 150 cm Oil on canvas, 51 1/8 × 59 in.
besace mentale. Parfois, je superposais un texte sur une toile, le texte prenant la forme de barreaux derrière lesquels la toile serait à la fois prisonnière, mais accessible malgré tout, quoique plus difficilement. Le langage s’avérerait-il suffisamment péremptoire pour tenir l’image à l’écart ?

La musicalité des phrases est importante et elle masque souvent l’impuissance à les traduire.
Je suis originaire d’un pays où l’on connaît bien les barrières linguistiques, je sais donc que la traduction d’un titre ne peut jamais être tout à fait exacte. Outre l’anglais, mes titres sont souvent en français, la langue de près de la moitié de mes anciens compatriotes, et la langue du pays où je vis et travaille maintenant. La musicalité des phrases est importante et elle masque souvent l’impuissance à les traduire.
The musicality of sentences is important and often obscures the difficulty of translating them.
Si Finnegans Wake de James Joyce, est, à ce jour, un peu moins important pour mes titres, l’insaisissable livre aux centaines de pages de délire m’inspira pour peindre ma passion de l’histoire et ma vision pas très rose de l’humanité sous forme de fiévreuses inepties. Les titres agiraient comme le verbiage d’un dépendant à l’absinthe, ou à l’opposé, comme un verre d’eau de source rafraîchissant.
Entre-temps, l’œuvre de Magritte et celle de Broodthaers, deux maîtres énigmatiques de l’image et du langage, continuaient à me tarauder. Il me faudrait des années pour percer un tant soit peu leur œuvre. Les films de Buñuel, en revanche, m’ouvrirent quelque peu la voie. À la question « qu’est-ce qui est vrai, qu’estce qu’une pensée, ou quelle est la part rêvée ? », ma pensée m’a confirmé que dans le domaine de l’art, la réalité et la vérité n’ont pas lieu d’être. Si ces deux notions devaient malgré tout se glisser dans une œuvre d’art, alors elles ne pourraient assurément que faire la vaisselle.
J’accédai à la pensée de Broodthaers à travers l’œuvre de Joachim Beuckelaer et celle de Magritte. La coexistence en français et en dialecte flamand des mêmes connotations, à caractère généralement sexuel, me fut d’un grand secours.
language prove compelling enough to keep the image at a distance?
Coming from a country that is all too familiar with language barriers, I was well aware that titles cannot be translated with complete accuracy. Apart from English, I usually choose French, the language of approximately half of my former compatriots and the language of the country where I now live and work. The musicality of sentences is important and often obscures the difficulty of translating them.
To date, James Joyce’s Finnegans Wake had not played a significant role in my titles, but this evasive book, which rambles on for hundreds of pages, inspired me to paint feverish nonsense in the same work as my beloved history and my nonetoo-rosy view of mankind. Titles should behave like the gibberish of an absinth addict, or conversely, a glass of spring water.
In the meantime, the work of Magritte and Broodthaers – two enigmatic masters of image and language – continued to trouble me. It was years before I found anything accessible in their work. To an extent, films by Bunuel, on the other hand, did show me the way. The question of what is real, what is a thought and what is dreamt confirmed my idea that reality and truth don’t know their place in art. If those two concepts do find their way into a work of art, they should certainly be allowed to do the washing-up.
Thanks to Joachim Beuckelaer and via Magritte, I started to find Marcel Broodthaers’ thinking slightly more accessible. The fact that the Flemish dialect and French both use the same, usually sexually-tinged, connotations was a great help too. “Ceci n’est pas une pipe” has the same sexually-tinged connotations, in both languages. ‘Even when she was giving head’ from Lou Reed’s Walk on the Wild Side belongs to that same order of sexual slang.
In 2019, all my divergent paths converged in the first part of my trilogy, Le bouillon de onze heures, which drew on the oeuvre
L’Origine de l’humanité (détail), 2020 Huile sur toile, 75 × 65 cm Oil on canvas, 29 1/2 × 25 5/8 in. Collection privée
Ainsi, dans les deux langues, « Ceci n’est pas une pipe » éveille les mêmes associations érotiques, tout comme « Even when she was giving head » dans Walk on the Wild Side de Lou Reed.
En 2019, tous ces cheminements convergèrent dans la première partie de la trilogie Le bouillon de onze heures. La série s’inspire de l’œuvre de Willem Claeszoon Heda, peintre néerlandais du XVIIe siècle, dont les magistrales natures mortes regorgent de significations à multiples strates. Chacun en fait une lecture personnelle, nourrie par ses propres connaissances ou convictions philosophiques. La réponse à mon questionnement de l’emprise d’un langage sur l’autre devint ainsi plus nuancée. La danse de joie entre le langage littéraire et l’image artificielle me permit de laisser mon imagination s’épanouir.

Le rapport entre langage et image reste un territoire ouvert.
Be that as it may, the relationship between language and image is still an open field.
Dans la seconde partie de la trilogie, La présentation des absents, je confronte mon imagination sans bornes aux détournements ludiques de l’histoire de l’art par Édouard Manet. À la fois dernier maître classique et premier moderniste authentique, Manet, marié à la pianiste néerlandaise Suzanne Leenhoff, connaissait mieux que quiconque les connotations suggérées dans les tableaux. Il est le trait d’union du XIXe siècle entre les maîtres du baroque espagnol et la peinture des PaysBas, entre le noir de l’Inquisition et l’insaisissable gris hollandais religieux tout en nuances.
Ses détournements ludiques de l’œuvre de ses prédécesseurs, comme Le déjeuner sur l’herbe, par exemple, qu’il peint comme l’image miroir de Suzanne et les vieillards du Tintoret, se révélèrent une douce reconnaissance diabolique pour moi. Coïncidence ou pas, son épouse s’appelait Suzanne.
Quoi qu’il en soit, le rapport entre langage et image reste un territoire ouvert ; les mots se heurtent tôt ou tard à leurs propres limites, alors que l’art, tel un oiseau, les franchit en toute liberté.
Jan Van Imschoot
23 avril 2021 – Noncourt-sur-le-Rongeant
of the seventeenth-century Dutch painter Willem Claeszoon Heda, who added layers of meaning to his beautifully painted still lifes. Each one of us can interpret them in our own way depending on our knowledge or philosophical beliefs. As a result, the answer to my question about the power of one language over the other became more nuanced. The joyful oscillation between literary language and artificial image allowed me to give free rein to my imagination.
In the second part, La présentation des absents, I compare the boundlessness of my imagination to Édouard Manet’s free and easy attitude to the history of art. Through his marriage to the Dutch pianist Suzanne Leenhoff, that classical master and the first real modernist understood connotations in painting better than any of his contemporaries. He is the nineteenth-century link between the Spanish baroque masters and the art of the Low Countries. Between the black of the Inquisition and the elusive, subtle grey light of religious Holland. For me his playful response to the oeuvre of his predecessors gently opened my eyes to the fact that he had painted, for example, Luncheon on the Grass as a mirror image of Tintoretto’s Susanna and the Elders, particularly pertinent when one knows that his wife’s name was Suzanne.
Be that as it may, the relationship between language and image is still an open field; words come up against their own borders, while art flies as free as a bird over them.
Jan Van Imschoot
April 23rd 2021, Noncourt-sur-le-Rongeant, France
Juanito’s Breakfast (Happy Haarlem), 2019 Huile sur toile, 130 x 150 cm Oil on canvas, 51 1/8 × 59 in.
Collection privée
Le malentendu (détail), 2020
Huile sur toile, 75 × 65 cm Oil on canvas, 29 1/2 × 25 5/8 in.
Collection privée











