VOLUME 1
MORCEAUX CHOISIS
Collection Laurent Dumas
2
LD_2109_V2_XR_SH_V1_exé.indd 2
24/09/2018 14:30
Collection Laurent Dumas
VOLUME 1
LD_2109_V2_XR_SH_V1_exé.indd 3
MORCEAUX CHOISIS
24/09/2018 14:30
4
LD_2109_V2_XR_SH_V1_exé.indd 4
24/09/2018 14:30
1
LD_0409_V2_XR_SH.indd 1
10/09/2018 12:46
2
LD_0409_V2_XR_SH.indd 2
10/09/2018 12:46
3
LD_0409_V2_XR_SH.indd 3
10/09/2018 12:46
4
LD_0409_V2_XR_SH.indd 4
10/09/2018 12:46
5
LD_0409_V2_XR_SH.indd 5
10/09/2018 12:46
6
LD_0409_V2_XR_SH.indd 6
10/09/2018 12:46
7
LD_0409_V2_XR_SH.indd 7
10/09/2018 12:46
8
LD_0409_V2_XR_SH.indd 8
10/09/2018 12:46
9
LD_0409_V2_XR_SH.indd 9
10/09/2018 12:46
10
LD_0409_V2_XR_SH.indd 10
10/09/2018 12:47
11
LD_0409_V2_XR_SH.indd 11
10/09/2018 12:47
image immersion en attente
12
LD_0409_V2_XR_SH.indd 12
10/09/2018 12:47
image immersion en attente
13
LD_0409_V2_XR_SH.indd 13
10/09/2018 12:47
14
LD_0409_V2_XR_SH.indd 14
10/09/2018 12:47
15
LD_0409_V2_XR_SH.indd 15
10/09/2018 12:47
16
LD_0409_V2_XR_SH.indd 16
10/09/2018 12:47
17
LD_0409_V2_XR_SH.indd 17
10/09/2018 12:47
18
LD_0409_V2_XR_SH.indd 18
10/09/2018 12:48
19
LD_0409_V2_XR_SH.indd 19
10/09/2018 12:48
20
LD_0409_V2_XR_SH.indd 20
10/09/2018 12:48
21
LD_0409_V2_XR_SH.indd 21
10/09/2018 12:48
22
LD_0409_V2_XR_SH.indd 22
10/09/2018 12:48
23
LD_0409_V2_XR_SH.indd 23
10/09/2018 12:48
24
LD_0409_V2_XR_SH.indd 24
10/09/2018 12:48
25
LD_0409_V2_XR_SH.indd 25
10/09/2018 12:48
Introduction. Introduction.
Ensemble, c’est tout Together is everything Laurent Dumas 28
Dans l’entre-deux d’un battement de cœur In the skip of a heartbeat Yannick Haenel 38
Un esprit français ? French spirit? Éric Mangion 48
Ailleurs, ici, partout : le surréalisme en héritage Elsewhere, here, everywhere: The legacy of surrealism Didier Ottinger 56
Le corps dans tous ses états The body from every angle Fabienne Grasser-Fulchéri 70
Arrivés de toujours Long-standing arrivals Gaël Charbau 80
26
LD_0409_V2_XR_SH.indd 26
10/09/2018 12:48
Artistes. Artists.
Jean-Michel Alberola
Fabrice Hyber
Alexandre Singh
Rebecca Lamarche-Vadel
Gunnar Kvaran
Amira Gad
90
178
268
Dove Allouche
Guillaume Leblon
Georges Tony Stoll
Drew Sawyer
Simone Menegoi
Éric de Chassey
102
194
282
Gilles Barbier
Laurent Le Deunff
Claire Tabouret
Mouna Mekouar
Mara Hoberman
Caroline Bourgeois
118
208
296
Martin Barré
Bruno Perramant
Agnès Thurnauer
Paul Galvez
Roel Arkesteijn
Rod Mengham
134
224
314
Hélène Delprat
Abraham Poincheval
Ulla von Brandenburg
Jesi Khadivi
Riccardo Venturi
Chris Sharp
146
242
328
Damien Deroubaix
Edgar Sarin
Jean-Luc Verna
Andreas Baur
Pac Pobric
Jonathan Demers
162
256
342
Annexes. Appendices. 356
27
LD_0409_V2_XR_SH.indd 27
10/09/2018 12:48
Ensemble, c’est tout. Par Laurent Dumas
28
Il arrive de croiser des chasseurs solitaires. Il existe aussi, sur le même modèle, des collectionneurs solitaires. Certains sont mes amis. Leur passion est généralement aussi sincère que la mienne ; leur connaissance encyclopédique m’impressionne. J’envie même leurs certitudes, cette assurance avec laquelle ils font, au bon moment, le choix judicieux, le bon geste. Leur maestria fascine et, pourtant, je ne peux m’empêcher de croire qu’une dimension de l’art leur échappe, essentielle à la famille des collectionneurs heureux à laquelle je crois appartenir. En art, comme dans la vie, j’aime mieux les banquets. Un bordeaux n’est grand que partagé ; un petit sauvignon s’anoblit, comme par magie, s’il est servi en tournée générale. Une collection n’a de sens que pensée au pluriel et tournée vers l’avenir. Je souhaite à tout le monde d’éprouver la joie intense de posséder l’œuvre d’un artiste. Après un premier achat au marché aux puces, à dix-neuf ans, d’un bouquet de roses signé Bellanger-Adhémar, je m’en étais privé jusqu’à ce qu’une lithographie de Bram Van Velde, un cadeau pour la vie, réactive cette pulsion. Soudain m’est revenu le souvenir de mon père heureux. Il rentrait à la maison avec une reproduction, plantait son clou, prenait du recul – il se faisait plaisir, tout simplement. Depuis cette étincelle, je n’ai cessé d’entretenir le feu. J’aime l’idée de confondre l’image de mes grands-parents avec un petit paysage qui me fascinait enfant, et d’associer pour toujours la figure d’un père avec ces artistes qu’il admirait, les Bellmer, Delaunay, Buffet qu’il exposait en affiche ou en lithographie. À mon tour, j’ai envie de transmettre le goût de
ce lien triangulaire qui se noue entre le créateur, le fruit de son génie et le chanceux qui se trouve en être le propriétaire, fatalement provisoire, pour une durée qui n’excédera pas le temps d’une vie. Qu’importe la valeur – tellement contingente ! L’irrépressible désir de se comprendre suffit à faire dialoguer les esprits, d’un siècle à l’autre, en dépit des distances culturelles. Cette conversation commence à deux, l’artiste et son admirateur. Mais peut aussi bien se mener à trois, à cent, sans limite. À bas bruit, mon père a su m’inviter dans sa danse avec ses maîtres. Une autre ronde s’est formée entre Bram Van Velde et moi, élargie tout d’abord à l’amie qui m’a permis, bien plus tard, d’acquérir une toile du même peintre, que quelques-uns m’ont entendu appeler « Bram » quand je tentais, avec peine, de les convaincre de regarder cette peinture sans le filtre de la mode. Loin de se diluer par le nombre, l’échange gagne en intensité à mesure que s’ajoutent une femme aimée, un autre ami, un enfant, ou quiconque a su faire dans sa vie une place à ses troubles et aux doutes des autres. Ainsi se gonfle sous mes yeux la vague des nouveaux collectionneurs d’émotion. Regarde ! Que vois-tu ? Que ressens-tu ? Qu’en penses-tu ? Ces interpellations, je les adresse d’abord à moi-même. Mais je ne sais y répondre qu’accompagné. Parfois, l’artiste est là, souvent ouvert, de temps à autre exigeant, pour me guider jusqu’à son œuvre. Lorsqu’il se dérobe, comme dans le cas de Steve Gianakos que je n’ai pas rencontré, il ne faut pas renoncer, mais chercher d’autres chemins. Un galeriste peut aider, pourvu qu’il dépasse sa fonction d’intermédiaire tarifé. Fabienne Leclerc ou Claudine Papillon savent que je sais ce que je leur dois : le premier pas. Elles m’ont appris l’errance, m’ont poussé dans ma pente pour avancer de doute en doute, plutôt que d’une certitude à l’autre. Grâce à elles et à une poignée d’autres, je me suis autorisé à commettre des erreurs au regard du milieu. Les « sachants »
Ensemble, c’est tout.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 28
10/09/2018 12:48
Together is everything. By Laurent Dumas Sometimes we cross paths with lone hunters. On the same model, there also exist lone collectors. Some are my friends. Their passion is generally as sincere as mine: I am impressed by their encyclopaedic knowledge. I envy even their convictions, this assurance with which they make, at the right moment, the judicious choice, the proper gesture. Their maestria fascinates, and yet I cannot help believing that a dimension of art escapes them, essential to the family of happy collectors to whom I feel I belong. In art, as in life, I like banquets best. A claret is only great when shared, a minor Sauvignon is ennobled, as though by magic, if it is served as a round. A collection only has meaning when conceived in the plural and looking ahead to the future. I would love it if everyone could experience the intense joy of possessing a work by an artist. After my first purchase at a flea market, when I was nineteen years old, of a bouquet of roses by Paul Bellanger-Adhémar, I restrained myself until a lithograph by Bram Van Velde, a gift for life, reactivated that passion. Suddenly, the memory of my happy father had come back to me. He would return home with a reproduction, bang in a nail and step backwards – he got pleasure from it, as simple as that. Since this spark, I’ve never stopped stoking the fire. I like the idea of mixing up the image of my grandparents with a small landscape that which fascinated me when I was a child, and of always associating a father figure with the artists he admired, the Bellmer, Delaunay, Buffet
he exhibited as posters or lithographs. In turn, I want to pass on the taste for this triangular bond which is formed between the creator, the fruit of his or her genius and the lucky person who finds himself the inevitably temporary owner, for a period that will not exceed a lifetime. No matter the value – so contingent! The irrepressible desire to understand each other suffices to start a dialogue between minds, from one century to another, despite cultural distances. This conversation begins between two people, the artist and his admirer. But it can also involve three, a hundred, without limits. Quietly, my father knew how to invite me in his dance with his masters. Another round dance formed between Bram Van Velde and me, initially widened to include a female friend who allowed me, much later, to acquire a work by the same artist, who some friends heard me call “Bram” when I tried, with difficulty, to convince them to look, without the filter of fashion, at this style of painting. Far from diluting in number, the exchange gained in intensity as was added a woman loved, another male friend, a child, or whoever was capable in their lives of allowing a place for their troubles and for the doubts of others. Hence the wave of new collectors of emotion swelled before my eyes.
29
Look! What do you see? What do you feel? What do you think? I initially address these questions to myself. But I only know how to respond when accompanied. Sometimes, the artist is there, often open, sometimes demanding, to guide me to his oeuvre. When he hides, as was the case with Steve Gianakos, whom I haven’t met, you must not give up but strive to find other paths. Art dealers can help, so long as they go beyond their role of paid intermediary. Fabienne Leclerc and Claudine Papillon know how much I owe them: the first step. They taught me to roam, encouraged me in my inclination so that I may progress from doubt to doubt, rather than from one certainty to
Together is everything.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 29
10/09/2018 12:48
Alberto Giacometti Buste d’homme le bras levé (recto), Buste d’homme dans le cadre (verso), 1951, dessin au crayon gras, double face, 38 x 27 cm. Buste d’homme le bras levé (recto), Buste d’homme dans le cadre (verso), 1951, lithographic pencil on paper, double-sided, 14.9 x 10.6 in.
Bram Van Velde Sans titre, 1949, huile sur toile, 100 x 81 cm. Untitled, 1949, oil on canvas, 39.4 x 31.9 in.
Anselm Kiefer Die Ungeborenen, 2007, huile, émulsion, gomme laque et terre sur carton, 280 × 560 cm. Die Ungeborenen, 2007, oil paint, emulsion, shellac and soil on board, 110.2 × 220.5 in. 30
LD_0409_V2_XR_SH.indd 30
10/09/2018 12:48
Gregor Hildebrandt Und ihr ginget selbdritt durch den Abend (P. Celan), 2013, bande magnĂŠtique, dispersion et peinture brillante sur toiles (triptyque), 274,5 x 438,5 cm. Und ihr ginget selbdritt durch den Abend (P. Celan), 2013, cassette tape, dispersion and gloss paint on canvas, (triptych), 108.1 x 172.6 in.
Martin BarrĂŠ Sans titre, 1955, huile sur toile, 72,5 x 92 cm. Untitled, 1955, oil on canvas, 28.6 x 36.2 in.
31
LD_0409_V2_XR_SH.indd 31
10/09/2018 12:48
sont des sésames lorsqu’ils ont la générosité de semer, à tout vent, leurs connaissances plutôt que leurs diktats.
32
Cet ouvrage, de toute évidence, vise à élargir encore le cercle de la découverte et des débats. Il a été conçu comme la première pierre d’une fondation qui sera vaste sans être monumentale, assez hospitalière dans son architecture pour inviter les plus timides, les plus fragiles, les plus éloignés de l’art à découvrir les œuvres qui m’accompagnent – et tant d’autres. Collectionneur d’échanges, j’attends ce jour où nous les verrons ensemble, ressentirons ensemble, penserons ensemble. Dans mes rêves, je vois débarquer les ingénieurs d’Emerige, les architectes, les commerciaux, les partenaires proches et plus éloignés, qui donnent une part d’eux-mêmes à ce projet commun. Pour commencer ! Il suffira de prévoir les planches et des tréteaux nécessaires pour rallonger la table. Bien sûr, la France ne manque pas de musées. L’art s’expose déjà dans des lieux publics et aussi, de plus en plus heureusement, dans des lieux privés. J’estime pourtant nécessaire d’ouvrir une maison où la création française d’après-guerre pourra tenir banquet. Sur l’île Seguin, une fois passé le pont, des artistes qui incarnent – sans le vouloir, sans le savoir – une culture qui résonne en moi seront chez eux. Ils s’inviteront les uns les autres et convieront les créateurs qu’ils voudront bien, par-delà les frontières, avec l’honnêteté pour seul passeport. Quand je me tourne vers les œuvres qui m’ont touché au point que j’ai souhaité, quand c’était possible, les garder au plus près de moi ou les offrir à la vue des femmes et des hommes qui font Emerige, je distingue un territoire mental commun : cette culture française élargie aux dimensions de l’horizon. Seuls les marchands – et peut-être quelques collectionneurs solitaires – noient sous une chape d’uniformité ce qu’ils appellent « le monde de l’art », qui serait ainsi le plus mondialisé des marchés mondialisés. Pour ma part, je regarde, j’ouvre les yeux
et je vois des artistes africains différents des artistes américains, des belges différents des anglais, des sud-africains, des israéliens et aussi des français. Sans assignation à résidence identitaire ni appellation d’origine contrôlée par je ne sais quelle brigade douanière, mais porteurs d’un génie propre. La France, depuis trente ans, vit une séquence d’obscurité existentielle, comme elle en a connu si souvent dans son histoire politique et culturelle, entre deux périodes lumineuses et conquérantes. C’est le moment où jamais de conforter nos artistes, de leur offrir une bienveillance et de dire – plus concrètement qu’avec des mots – qu’ils s’inscrivent dans une filiation et méritent, à ce titre, un foyer et une vitrine pour abriter leur travail et le révéler au monde. Dans mon parcours de collectionneur, j’ai connu la tentation de l’Ailleurs. J’y ai cédé et j’y cède encore. Anselm Kiefer, dont la magistrale constellation des « nonnés » a dû être enchâssée dans un mur du salon familial, me rappelle chaque jour la fragilité de l’existence. Alberto Giacometti en impose, forçant à s’élever pour soutenir la hauteur de l’intensité de son regard fixe. Au-dessus de ma table de travail, l’onde gigantesque de Gregor Hildebrandt qui m’électrise vient d’Allemagne. Pour autant, l’Hexagone n’est pas une « no-go zone ». Le choc Jeff Wall ne me détourne pas de l’univers de Gérard Garouste. J’aime Lucio Fontana, mais l’idée d’avoir un goût commun avec un boucher de Saint-Étienne ne me fait pas peur. Au nom de quelle nostalgie imposée devrais-je n’admirer mes compatriotes que morts et enterrés, courir les expositions consacrées à Philip Guston et Gerhard Richter, mais snober Bruno Perramant et tous les artistes qui ont le grand tort d’être né après Auguste Renoir et Édouard Manet. Je suis d’un pays, j’y ai grandi et j’y travaille. Or, être français, c’est voir Syracuse et s’en souvenir à Paris. Mon ouverture au monde m’emmène loin, très loin, jusqu’à la France. La vie – ma vie – est trop courte pour me priver de Françoise Pétrovitch et ignorer Claire Tabouret. Ce sont
Ensemble, c’est tout.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 32
10/09/2018 12:49
another. Thanks to them and to a handful of others, I allowed myself to make mistakes with regard to the art world. “Knowledgeables” open doors, when they have the generosity to sow, in every wind, their knowledge rather than their diktats. This book, quite obviously, aims to widen even further the circle of discovery and discussion. It has been conceived as the first stone of a Foundation that will be vast without being monumental, sufficiently welcoming in its architecture to invite the shyest, most fragile and most distanced from art to discover the works that accompany me – and so many others. A collector of exchanges, I await the day when we will see these works together, will feel together, think together. In my dreams, I see arriving Emerige engineers, architects, sales and marketing people, close and more distant partners who all give a part of themselves to this shared project. To begin! It suffices to provide planks and trestles to extend the table. Of course, France does not lack museums. Art is already exhibited here in public places and, fortunately more and more, also in private places. I nevertheless consider it necessary to open a house where French post-war creation could host the banquet. On the Île Seguin, once past the bridge, the artists who embody – without wanting to, without knowing it – a culture which resonates in me will be at home. They will invite each other and the creative artists they wish to invite, beyond borders, with honesty as their only passport. When I turn towards the artworks that have moved me to the point that I wished, when possible, to keep them nearby or to offer them to the gaze of the women and men who make up Emerige, I can distinguish a shared mental territory: this French culture widened to the dimensions of the horizon. Only art dealers – and perhaps a few lone collectors – suffocate beneath a blanket of uniformity, what they call “the art world”, which would hence be the most globalised of globalised
markets. For my part, I gaze, I open my eyes and I see African artists as different from American artists, Belgians different from English, South Africans, Israelis and French as well. They are not hemmed in by identity or labels guaranteeing their origin issued by who knows what squad of customs officers but nevertheless are bearers of a specific genius. For thirty years, France has experienced a phase of existential obscurity, like the country has known so often in its political and cultural history, between two luminous and conquering periods. It is time, now or never, to support our artists, to offer them generosity and to say – more concretely than with words – that they are part of a heritage and as such deserve a home and hearth and a showcase to shelter their work and to make it known to the world.
33
In my career as a collector, I’ve known the temptation of Elsewhere. I’ve given in and still give in to it. Anselm Kiefer, whose magisterial constellation of The Unborn had to be embedded in a wall of the family lounge, reminds me each day of the fragility of existence. Giacometti imposes it, forcing us to stand up to cope with the height of the intensity of his fixed gaze. Above my work table, the gigantic wave by Gregor Hildebrandt, which electrifies me, comes from Germany. For all that, France is not a no-go zone. The impact of Jeff Wall doesn’t distract me from the world of Gérard Garouste. I like Lucio Fontana, but I am not scared by the notion of sharing the same tastes as a butcher from Saint-Étienne. In the name of what imposed nostalgia should I only admire my dead and buried compatriots, rush to exhibitions devoted to Philip Guston and Gerhard Richter, but snob Bruno Perramant and all the artists whose great flaw is that they were born after Renoir and Manet? I come from a country, I grew up and work in it. But, being French means seeing Syracuse and remembering it in Paris. My opening up to the world takes me far, very far, as far as France. Life – my life – is too short to deprive myself of
Together is everything.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 33
10/09/2018 12:49
Gérard Garouste Chartres, 2007, huile sur toile, 270 × 320 cm. Chartres, 2007, oil on canvas, 106.3 x 126 in.
Neïl Beloufa 2018 - Wide, 2017, résine teintée, emballages cartonnés montés sur panneau de bois, aluminium, prise électrique, câble, néon 160 x 262 x 9 cm. 2018 - Wide, 2017, dyed resin, cardboard packaging mounted on painted wood, aluminium frame, electrical outlet, cable, neon, 63 x 103.2 x 3.6 in.
34
LD_0409_V2_XR_SH.indd 34
10/09/2018 12:49
Françoise Pétrovitch Sans titre, 2013, lavis d’encre sur papier, 120 x 160 cm. Untitled, 2013, ink wash on paper, 47.3 x 63 in.
Bruno Perramant Le Sophiste, 2008, huile sur toile (triptyque), 200 x 140 cm chaque. Le Sophiste, 2008, oil on canvas (triptych), each 78.7 x 55.1 in.
35
LD_0409_V2_XR_SH.indd 35
10/09/2018 12:49
36
ces artistes dont j’ai eu envie de me faire une autre famille, en les accompagnant dans leur quête avec confiance, sur le temps long, sans leur faire grief des rendez-vous manqués, puisque j’ai la certitude que nos liens sont indissolubles. Avec respect, nous vieillirons ensemble et nous retrouverons toujours. Si ce livre pouvait me permettre de faire partager ce regard tendre et curieux sur les richesses de France, celles qu’elle adresse au monde après avoir tant reçu, j’aurai fait œuvre utile. L’art, qui a envahi mon temps, mon espace, ma vie, ne s’est pas imposé naturellement. Parisien, élevé dans un milieu favorisé, j’ai d’abord vu les œuvres comme un décor et, parfois, comme un outil de distinction sociale. L’expérience de l’art m’est apparue plus tard : une perche tendue et saisie dans l’épreuve. Pour l’homme d’action, entrer dans la confidence d’un artiste est un exercice périlleux, mais cette invitation au doute transforme celui qui s’y risque. Une œuvre fissure les certitudes bétonnées, accompagne un changement de vie et peut même le provoquer. La visite de l’atelier de Bruno Perramant ne laisse pas indemne – ses questionnements hantent désormais pour moi chaque pierre et chaque vallon de l’Orne. Pourtant, les meilleures inspirations émanent de mes échanges avec les artistes. Pour avoir eu la chance de ressentir ce premier choc salvateur, je souhaite le partager au plus près, avec les miens, et au-delà, à la mesure des moyens qu’avec Emerige je peux mobiliser. Cette transmission est une responsabilité à laquelle je ne veux pas me dérober. Pourquoi y renoncer d’ailleurs, puisque celui qui peut inviter au banquet de la création reçoit en retour, comme un cadeau, l’imaginaire libéré des enfants mis en présence des artistes. Les enfants qui découvrent Versailles, le temps d’une journée de vacances, se chargent de
puissantes sensations et rapportent, à La Courneuve ou à Vitry-sur-Seine, l’envie de transformer leur vie. Une ambition tout aussi déraisonnable préside à la conception de la future fondation d’art qui verra le jour en 2021 sur l’île Seguin : compte tenu de son implantation au-delà des limites symboliques de la capitale, sur une île imprégnée au sens propre et figuré par la culture ouvrière, son succès se mesurera au nombre de destins changés. Dans l’architecture des Catalans Rafael Aranda, Carme Pigem et Ramon Vilalta, la main tendue n’est pas ornementale, ni même uniquement symbolique. Elle est l’élément principal, celui dont tout procède, car le bâtiment en lui-même sera une invitation. Depuis la création de la bourse Emerige, j’ai vu éclore les vocations d’artistes. Chaque année, au-delà de mes goûts personnels, je capte l’onde de ces tout jeunes créateurs, puis j’essaye, dans mon univers professionnel notamment, de regarder le monde à travers leur prisme. Avec une audace impressionnante, ils transforment la réalité pour en fabriquer une autre, radicalement nouvelle dans sa forme et son intention. Cette approche singulière élargit mon horizon, aiguise mon regard, provoque des connexions imprévues. Dans une activité nécessairement gouvernée par la technique et la finance, cette addiction à d’autres vies que la nôtre est un trésor. Les œuvres que je me prépare à bientôt faire découvrir, comme les travaux de ces jeunes artistes, ne plairont pas forcément à tout le monde. Ma passion du collectionneur s’en consolera très bien, qui ne m’égare pas au point de chercher à imposer un goût ! Je ferai plus utile si je pouvais déjà, pour sortir de la répétition et imaginer notre futur, transmettre la petite dose de fantaisie que je dois aux œuvres d’art.
Laurent Dumas, fondateur et président du groupe Emerige.
Ensemble, c’est tout.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 36
10/09/2018 12:49
Françoise Pétrovich and to ignore Claire Tabouret. There are these artists whom I wanted to transform into another family, by accompanying them with confidence in their quest, over a long period, without holding missed opportunities against them because I am certain that our bonds cannot be broken. With respect, we will grow old together and will always rediscover each other. If this book can allow me to share this tender and curious gaze on the treasures of France, those that the country addresses to the world after having received so much, I will have done useful work. The art that has filled my time, my space, my life, did not impose itself naturally. A Parisian, raised in a privileged environment, I initially perceived artworks as a decoration and, sometimes, as a tool for social distinction. The experience of art came to me later: a line thrown out to me and grabbed through trials and tests. For a man of action, establishing a relationship of trust with an artist is a perilous exercise, but this invitation to doubt transforms whoever risks it. An artwork cracks open rock-solid certainties, accompanies life-changing events and can even provoke them. Visiting Bruno Perramant’s studio leaves its mark on you – his questioning for me now haunts every stone and every small valley of the Orne. However, the best inspirations emanate from my exchanges with artists. Because I was so lucky to experience this first salutary shock, I wish to share it as closely as possible, with those dear to me and beyond, consistent with the means which, with Emerige, I can mobilise. This passing on, this sharing is a responsibility that I have no wish to avoid. Moreover, why renounce it, because he who can invite people to the banquet of creativity receives in return as a gift the unfettered imaginations of
children when they are brought together with artists. Children who discover Versailles, on a holiday outing, stock up on powerful sensations and bring the desire to transform their lives back to La Courneuve or Vitry-sur-Seine. An equally unreasonable ambition presides over the conception of the future art foundation that will open in 2021 on the Île Seguin: given that it will be established outside the French capital’s symbolic limits, on an island imbued literally and figuratively with working-class culture, its success will be measured by the number of destinies it changes. In the architecture conceived by Rafael Aranda, Carme Pigem and Ramon Vilalta, a hand held out is neither ornamental nor even uniquely symbolic. It is the main element, that from which everything proceeds because the building itself will be an invitation. Since the creation of the Emerige Grant, I’ve seen artistic vocations blossom. Each year, beyond my own personal tastes, I capture the wave of all these young creators, then I try, particularly in my professional environment, to look at the world through their prism. With impressive daring, they transform reality in order to fabricate another one from it, radically new in its form and its intention. This singular approach extends my horizon, sharpens my gaze, provokes unexpected connections. In an activity unavoidably governed by technology and finance, this addiction to other lives than our own is a treasure.
37
The artworks that I am preparing to soon reveal, like the works by these young artists, will not necessarily please everyone. My collector’s passion will console me very well, although it will not lead me astray to the point of imposing a taste! I will be more useful if I could already, to escape repetition and to imagine our future, convey the little dose of fantasy that I owe to works of art.
Laurent Dumas, founder and CEO of the Emerige Group.
Together is everything.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 37
10/09/2018 12:49
Dans l’entre-deux d’un battement de cœur. Par Yannick Haenel
38
Voici une collection d’œuvres d’art : il y a de la peinture, des dessins, des sculptures, des objets, des installations ; tout se mêle, se conjugue, se multiplie, au point que les frontières s’effacent et que chaque œuvre, bénéficiant de sa voisine, semble à la fois peinte, dessinée, sculptée, installée. Les surfaces sont des volumes, les reliefs s’approfondissent, les couleurs se révèlent des formes : tout un monde afflue jusqu’à moi et s’empare de mes nerfs. Des émotions s’allument : c’est un tournoiement qui vibre. Voici que je passe d’une œuvre à l’autre, je regarde, je m’attarde, je contemple, je scrute ; très vite une vingtaine d’entre elles m’obsèdent, elles deviennent mes préférées ; je pense à elles comme un amoureux, il faut que je les revoie ; alors chaque jour j’y reviens, et le rite se renouvelle ; je les regarde, je m’attarde, je contemple, je scrute. Et non seulement je retourne tous les jours à ces œuvres, mais elles commencent à se fixer dans ma tête, leur image se grave, et avec délice, comme lorsqu’on vient de rencontrer quelqu’un, je me récite maintenant les noms de ceux et celles qui les ont créées. Il suffit d’ailleurs que je prononce ces noms pour qu’apparaissent leurs œuvres : Mithu Sen, Bram Van Velde, Valérie Belin, Dove Allouche, Claire Tabouret, Adel Abdessemed, Christian Boltanski, Agnès Thurnauer, Martin Barré, Jean-Luc Verna, Fabrice Hyber, Erik Dietman, Jean-Michel Alberola, Ray Johnson, Anselm Kiefer,
Ulla von Brandenburg, Rebecca Horn, Benoît Maire, Bruno Perramant, Jérôme Zonder, Alexandre Singh, Françoise Pétrovitch, Abraham Poincheval. Un nom, quand on l’invoque, s’ouvre et vous rapproche du feu qui l’anime : ce qui se déploie, c’est une clarté nouvelle, inassimilable par la société, un monde en plus, un monde de couleurs. Oui, les noms, ce sont des couleurs : chez Bruno Perramant, le blanc-bleu des linceuls et ses drapés couleur de dunes fondent un désert : la couleur qui efface les corps existe-t-elle ? Qu’avons-nous fait à nos têtes pour qu’elles se retrouvent voilées ? L’espèce humaine cherche ses couleurs au milieu d’un monde de fantômes. Ce qui crie à travers Portrait de Garance #21 de Jérôme Zonder – ce qui déchire la minutie du dessin –, c’est la représentation, au fusain et à la mine de plomb, du triomphe de l’abjection : une prisonnière de guerre exhibée nue, comme un trophée. Mais plus violemment encore que cette dénudation esclavagiste, ce qui retient notre regard, c’est le petit rectangle noir qui cache ses yeux, et vient accorder au visage de la suppliciée, comme à celui de ses bourreaux, l’anonymat requis par la légalité (laquelle s’en trouve ici radicalement ironisée). Ce noir et blanc qui renvoie l’ignominie aux images du passé, qui lui confère valeur d’archive, ouvre une galerie criante au milieu de la torpeur qui nous asservit (qui blanchit la terreur). Les populations de Claire Tabouret, figées dans la violence d’un instant photographique institutionnel (la photo de classe), vous offrent quant à elles leur splendeur excessive : tout devient, à cause de l’anonymat de groupe, rouge feu, tout devient monstrueusement drapé, tentaculaire, arachnéen (chez Bruno Perramant, il y a un devenirméduse des têtes ; chez Claire Tabouret, un devenir-araignée). Dans La Classe, le temps verdit l’image, les costumes des enfants sont uniformément marron – et même marronnasses : la couleur est une prison spectrale ; elle nous renvoie
Dans l’entre-deux d’un battement de cœur.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 38
10/09/2018 12:49
In the skip of a heartbeat. By Yannick Haenel Here is a collection of artworks: paintings, drawings, sculptures, objects, installations; everything is mixed up, combined, multiplied to the point that boundaries are erased and that each work, benefitting from its neighbour, seems painted, drawn, sculpted and installed all at once. Surfaces are volumes, reliefs deepen, colours reveal forms: a whole world rushes to me and grabs hold of my nerves. Emotions light up: it is a swirling that vibrates. Here I am passing from one work to another, I look, I linger, I contemplate, I examine; very quickly I become obsessed by twenty of them, they become my favourites: I think of them like a lover, I have to see them again; so each day I come back, and the rite starts over: I look at them, I linger, I contemplate, I examine. And not only do I return every day to these works, but they begin to stay fixed in my mind, their image is etched, and with delight, like when you’ve just met someone, I now recite the names of the artists who created them. It suffices, moreover, that I utter these names for their works to appear: Mithu Sen, Bram Van Velde, Valérie Belin, Dove Allouche, Claire Tabouret, Adel Abdessemed, Christian Boltanski, Agnès Thurnauer, Martin Barré, Jean-Luc Verna, Fabrice Hyber, Erik Dietman, Jean-Michel Alberola, Ray Johnson, Anselm Kiefer, Ulla von Brandenburg, Rebecca Horn, Benoît Maire, Bruno Perramant, Jérôme Zonder, Alexandre Singh, Françoise Pétrovitch, Abraham Poincheval. When we invoke a name, it unlocks and brings us close to the fire bringing
it to life: what unfolds is a new clarity, which cannot be assimilated by society, an extra world, a world of colours. Yes, names are colours: in Bruno Perramant’s work, the white-blue of shrouds and his dune-coloured drapery create a desert: does the colour that effaces bodies exist? What have we done to our heads for them to be veiled? The human race searches for its colours in the middle of a world of ghosts. What cries out through Portrait de Garance #21 by Jérôme Zonder – what rips apart the drawing’s meticulousness – is the representation, in charcoal and pencil, of the triumph of abjection: a prisoner of war exposed naked, like a trophy. But even more violent than this slavesystem-stripping, what holds our gaze is the small black rectangle masking the eyes, which gives the tortured woman’s face, like those of her persecutors, the anonymity required by law (which is here treated with radical irony). This black and white, which refers to the ignominy of images from the past, which imparts it with archival value, opens up a glaring gallery in the middle of the torpor that enslaves us (that bleaches the terror).
39
Claire Tabouret’s populations, on the other hand, frozen in the violence of an instant of the institutional photograph (the class photo), offer you their excessive splendour: everything becomes, because of the group’s anonymity, fire red, everything becomes monstrously draped, tentacular, arachnidian (in Perramant’s work, there is a becomingjellyfish made up of heads; Tabouret’s features a becoming-spider). In La Classe by Tabouret, time tarnishes the image, the children’s clothes are uniformly brown – and even smudge-brown: the colour of a spectral prison: they reflect a degraded image back at us; it declares as past a world that has lost its intensity. Isn’t the absence of intensity the horizon – the programme – of what is deployed everywhere around us? Political vacuity at the service of financial influence doesn’t only ruin our personal lives, or even the scope of our desires, it also immobilises
In the skip of a heartbeat.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 39
10/09/2018 12:49
en attente œuvre Rebecca Horn ou dessin Mithu Sen
Mithu Sen Summering South Africa, 2012, technique mixte sur papier fait à la main, 106,4 × 73,7 cm.
Valérie Belin
Summering South Africa, 2012, mixed media on handmade paper, 41.9 x 29 in.
Super Girl, 2016, tirage pigmentaire, contrecollé sur Dibond, 173 x 130 cm. Super Girl, 2016, pigment print, mounted on Dibond, 68.8 x 51.2 in.
Adel Abdessemed Sans titre, 2014, lames de scalpel, polyuréthane usiné, nylon imprimé en 3D et mine de plomb, 140 x 125 x 90 cm. Untitled, 2014, scalpel blades, CNC-machined polyurethane, 3D-printed nylon and graphite, 55.1 x 49.2 x 35.4 in.
40
LD_0409_V2_XR_SH.indd 40
10/09/2018 12:49
Jérôme Zonder Portrait de Garance #21, 2017, fusain et mine de plomb sur papier, 150 x 200 cm. Portrait de Garance #21, 2017, charcoal and graphite on paper, 59 x 78.7 in.
Christian Boltanski Réserve. La fête de Pourim, 1990, technique mixte, 175 x 165 x 23 cm. Réserve. La fête de Pourim, 1990, mixed media, 68.9 x 65 x 9 in. 41
LD_1109_V2_XR_SH.indd 41
12/09/2018 11:43
42
une image dégradée ; elle déclare passé un monde qui a perdu son intensité. L’absence d’intensité, n’est-ce pas l’horizon – le programme – de ce qui se déploie partout autour de nous ? Le vide politique au service de l’emprise financière ne ruine pas seulement nos vies personnelles, ni même l’envergure de nos désirs, mais il fige les couleurs. Revenir sans cesse vers la peinture, vers l’art des images – et donc se détourner du flux des images dans lequel on se noie –, c’est retrouver des couleurs. J’aime bien cette phrase de Jean-François Lyotard : « Peindre serait faire des branchements de libido sur de la couleur. » Car celui qui regarde fait lui aussi des « branchements », il s’offre une expérience qui le réveille : le désir enclenche une palette. Approchez-vous de Summering South Africa de Sen Mithu : on dirait d’abord une classique tête de méduse, mais à la place des entrelacements de serpents loge un sacrifice, deux crânes croisés de bouc qui font une chevelure de contre-envoûtement au visage féminin. Du coup, c’est le contraire d’une méduse qui vous regarde, c’est l’inverse de la tétanie qu’elle provoque. Ce rouge de sang clair conjure le crime du monde. Oui, le monde est peint de splendides couleurs, tandis que les corps qui les peuplent sont insipides, incolores, ternes, mangés par l’insignifiance : les gestes du peintre ou du photographe consistent à repeupler de couleurs le monde – à réveiller ce que le renoncement des désirs alignés sur des intérêts serviles a fini par ouvrir planétairement : un nonmonde. C’est la phrase merveilleuse de Gilles Deleuze : « Le monde attend ses habitants, qui sont encore perdus dans la névrose. » Je le sens : les petits habitants des tableaux de groupe de Claire Tabouret vont se réveiller et se jeter sur nous ; ils vont sortir de leurs couleurs mortes et délier leur figement ; bientôt ils étrangleront ce qui les tient serrés, peut-être commettront-ils un crime, une révolution, peut-être vont-ils changer nos désirs. En affluant depuis leur mort vers notre mort à nous, ils vont ouvrir une
possibilité pour la couleur de se rallumer. Le feu existe : je ne sais rien, mais cela je le sais. Un immense acte sacrificiel a lieu à chaque instant sans que personne ne sache où il commence et où il s’achève ; on ignore qui sont les sacrificateurs, mais on identifie toujours les victimes. Cet acte sacrificiel, en profanant le monde, le destine à une horreur sacrée. C’est là que nous vivons, dans l’entre-deux d’un battement de cœur : cherchez bien si vous ne voyez pas l’étincelle d’un grand feu. Ouvrez bien vos yeux avant que l’aveuglement n’égalise, ne dissolve les couleurs, et que nous ne distinguions plus qu’une unique flaque de boue noirâtre dans laquelle nous glisserons, et qui, petit à petit, nous absorbera. Je vois ici des têtes en flammes. Je vois, dans cette collection d’œuvres d’art, des opérations cérébrales inouïes, des icebergs de visages tendus vers notre renaissance, je perçois le ralliement de vastes souffrances qui ne gémissent pas mais croient dans l’héroïsme de la fureur, je distingue des corps à la recherche de leur forme. Faire jaillir une force tournante, c’est là : noir et blanc vibré de l’origine chez Agnès Thurnauer, étendue vert tendre chez Fabrice Hyber, totem de mâchoires jaunes et roses chez Bram Van Velde, glacis translucide du dernier geste chez Ulla von Brandenburg, insertion des valeurs chromatiques d’un code d’instruction de secours dans le Projet pour habiter une pierre d’Abraham Poincheval, rose muqueuse de l’intolérable enfantin chez Françoise Pétrovitch. Ce que j’aime dans une œuvre, c’est la foudre qu’elle contient – la foudre qu’elle transmet. Antonin Artaud a écrit à propos de Vincent Van Gogh le plus beau livre sur l’art qui existe ; il dit ceci : « Un jour, la peinture de Van Gogh armée et de fièvre et de bonne santé reviendra pour jeter en l’air la poussière d’un monde en cage que son cœur ne pouvait plus supporter. » Jeter en l’air la poussière d’un monde en cage : voilà le point. Une soif me porte vers des surfaces
Dans l’entre-deux d’un battement de cœur.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 42
10/09/2018 12:50
colours. To constantly return to painting, to the art of images – and hence to turn away from the flow of images in which we drown – is to rediscover colours. I love this phrase by Jean-François Lyotard: “Painting would mean introducing connections of the libido into colour.” Because those who look also make “connections”, they offer themselves an experience that awakens them: desire sets a palette in motion. Come closer to Summering South Africa by Sen Mithu: we initially think it is a classical Medusa head, but instead of entwined snakes a sacrifice lodges, two crossed goats’ skulls, superposed, which make a counter-bewitching head of hair above a feminine face. Suddenly, it is the opposite of a Medusa that looks at you, it provokes the opposite of tetany. This bright blood red wards off the crime of the world. Yes, the world is painted in splendid colours, while the bodies that inhabit it are insipid, colourless, dull, gnawed at by insignificance: the gestures of the painter or photographer consist of repopulating the world with colours – of awakening what the renouncing of desires aligned to servile interests has instigated on a planetary scale: a non-world. It is the marvellous words of Gilles Deleuze: “The world awaits its inhabitants, who are still lost in neurosis.” I feel it: the little inhabitants of Claire Tabouret’s group paintings will wake up and throw themselves at us; they will exit from their dead colours and cast off their immobility, soon they will strangle what kept them cramped, perhaps they’ll commit a crime, bring about a revolution, perhaps they’ll change our desires. By rushing from their death to our death, they will create a possibility for colour to reignite. Fire exists: I know nothing, but this I know. An immense sacrificial act takes place each moment without anyone knowing where it begins and where it ends; we don’t know who the high priests are, but we always identify the victims. This sacrificial act, by profaning the world, destines it to a sacred horror. This is what we live, in the interval of a heartbeat:
check carefully if you don’t see the spark of a great fire. Open wide your eyes before blindness levels out and dissolves colours, and before all we can make out is a single puddle of blackish mud in which we slide and which, little by little, will absorb us. I see flaming heads here. I see, in this collection of artworks, incredible cerebral operations, icebergs of faces gazing towards our reawakening. I glimpse the rallying of huge sufferings that don’t groan but that believe in the heroism of fury, I make out bodies searching for their form. To make a rotating force burst forth, it’s there: the vibrating black and white of the beginning in Agnès Thurnauer’s work, the stretch of soft green in Fabrice Hyber’s, Bram Van Velde’s totem of yellow and pink jaws, Ulla von Brandenburg’s translucid glaze of the final gesture, the insertion of the chromatic values of an emergency instruction code in the Projet pour habiter une pierre by Abraham Poincheval, Françoise Pétrovitch’s mucous pink of the intolerable infant.
43
What I like in a work is the lightning it contains – the lightning it transmits. With his study of Van Gogh, Antonin Artaud wrote the most beautiful book about art that exists, in which he said: “One day, Van Gogh’s painting, armed with fever and good health, will return to toss the dust of a caged world into the air, a world that his heart could no longer bear.” Toss the dust of a caged world into the air: this is the point. A thirst carries me towards the surfaces where painting opens up, better than the world, to the abysses that meteors gather; where another sky is invented instead of the one hanging about over our heads: a sky constellated with fire, ashes, flickering forests, and whose light will be sufficiently intense to irradiate my entire life, and yours. From a work, I expect a more intense utilisation of life: by dint of looking at works we love – 2 Tools B, this landscape of floating dice and rocks by Benoît Maire, or one of the paintings from Anselm Kiefer’s Die Ungeborenen (The Unborn) series, with its scratches of unknown
In the skip of a heartbeat.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 43
10/09/2018 12:50
Benoît Maire 2 tools B, 2013, sérigraphie sur toile, 470 x 270 cm. 2 tools B, 2013, silkscreen on canvas, 185 x 106.3 in.
Ray Johnson Untitled (Emily Dickinson with Ray, Comic Strips, and Bunny), 1972-1993, collage sur panneau d’illustration, 38,1 × 38,1 cm. Untitled (Emily Dickinson with Ray, Comic Strips, and Bunny), 1972-1993, collage on illustration board, 15 x 15 in.
44
LD_0409_V2_XR_SH.indd 44
10/09/2018 12:50
Rebecca Horn Composition (3 pièces), 2008, gouache et aquarelle sur papier, 21,5 × 33 cm. Composition (3 pieces), 2008, gouache and watercolour on paper, 8.5 x 13 in. .
Erik Dietman Le Philosophe corse et ses amis, 1993, assemblage d’objets, pierres et vanités en ivoire, 180 × 90 cm (table : 74 × 120 × 230 cm). Le Philosophe corse et ses amis, 1993, assemblage, stones and ivory skulls, 70.9 x 35.4 in. (table: 29.1 x 47.3 x 90.6 in.) 45
LD_0409_V2_XR_SH.indd 45
10/09/2018 12:50
46
où la peinture s’ouvre, mieux que le monde, aux abîmes que les météores accueillent ; où un autre ciel s’invente que celui qui traîne au-dessus de nos têtes : un ciel constellé de feu, de cendres, de forêts clignotantes, et dont la lumière serait suffisamment intense pour en irradier ma vie entière, et la vôtre. J’attends d’une œuvre un usage plus intense de la vie : à force de regarder des œuvres qu’on aime, Two Tools - B, ce paysage de dés et de roches en apesanteur de Benoît Maire, ou l’un des tableaux de la série Die Ungeborenen (les non-nés) d’Anselm Kiefer, avec ces griffes de lettres inconnues qui forment un feuillage, un arbre, puis tissent à partir des branches de cet arbre de vie la tension des naissances (et en même temps disposent une carte du ciel, où les étoiles forment une constellation, et aussi, plus secrètement une carte des camps) – à force de regarder ces œuvres, et d’y penser, d’y consacrer du temps, on finit par se les infuser, on se les implante, on se fait un cerveau à neuf, un nouveau cœur. J’aime tout ce qui s’écrit, j’ai une passion pour le papier, pour les signes qui courent sur une page blanche. Le feu est noir : il allume des étincelles sur un feu blanc. Ce qui s’éclaire vient du fond des temps. Vincent Van Gogh disait que dessiner, « c’est l’action de se frayer un passage à travers un mur de fer invisible ». Est-ce qu’il a dit « fer » ou « feu » ? En lisant cette phrase, j’ai d’abord pensé qu’il y avait une erreur, et que c’était forcément un « mur de feu » qu’il fallait traverser ; mais non, c’est bien un « mur de fer » qui s’oppose à la pointe qui dessine, c’est bien de la limaille qui vernit le monde et l’étouffe. L’action de dessiner, on le comprend
face aux œuvres de Jérôme Zonder, est une forme de sculpture, le crayon est un burin minutieux, mais sa délicatesse implique une force : on force un passage, on enfonce, on gratte, on lime. La petite communauté que je choisis parmi les artistes qui composent cette collection est aussi affirmative que discrète ; elle rassemble des artistes qui, en peignant, écrivent ; non seulement ils insèrent des mots dans leurs toiles, mais ils inventent une grammaire poétique par laquelle s’accomplit ce que Jacques Derrida appelle « la vérité en peinture », c’est-à-dire l’apparition possible d’un dévoilement. Et ce qui se dévoile à travers une telle collection, et que j’ai envie de nommer la vérité, relève moins du réel que de son feu : il y a une explosion de lumière au cœur de ce qu’on croit vivre ; cette explosion est imperceptible ; ce qui brûle est retenu sous la croûte du réel ; les artistes y accèdent. Les têtes d’Erik Dietman dressées sur un bureau dans Le Philosophe corse et ses amis composent une collectivité de conjuration : elles brisent l’envoûtement dans lequel la société nous tient afin que nous n’accédions pas au feu qui brûle sous la croûte. Si nous parvenions enfin à vivre selon ce feu, nos vies se soulèveraient. C’est le sens absolu de l’art : indiquer cette liberté. La vie n’est vivante qu’à proportion de son ouverture au feu qui manque. La vie n’est vivante qu’à la condition qu’en elle la vérité se dégage. La vie des vivants de la planète s’éparpille dans l’inessentiel, elle se destine à l’affairement qui l’enterre. Non seulement les humanoïdes subissent leur propre obscurité, mais, à la fin, on dirait qu’ils aiment ça.
Yannick Haenel est écrivain, cofondateur de la revue littéraire Ligne de risque. En 2017, il a remporté le prix Médicis avec son roman Tiens ferme ta couronne (Gallimard).
Dans l’entre-deux d’un battement de cœur.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 46
10/09/2018 12:51
letters that form foliage, a tree, then, from the branches of this tree of life, weave the tension of births (and at the same time lay out a sky map, where the stars form a constellation, and also, more secretly, a map of concentration camps) – by looking at these works and thinking about them, devoting time to them, we end up infusing them, implanting them within ourselves; we make a new brain, a new heart for ourselves. I love everything that is written, I have a passion for paper, for the signs that run across the white page. The fire is black: it kindles sparks on a white fire. What lights up comes from the depths of time. Van Gogh said that drawing “is the act of clearing a path for oneself through an invisible iron wall”. Did he say “iron” (fer) or “fire” (feu)? When reading these words, I initially thought that there was a mistake, and that it was obligatorily a “wall of fire” that one had to go through; but no, it is indeed an “iron wall” that stands in the way of the tip that draws, it is indeed filings that varnish the world and suffocate it: when in front of Jérôme Zonder’s works, we understand that the act of drawing is a form of sculpture, the pencil is a minute chisel, but its delicacy implies a force: we force our way, we plunge, scrape, file.
The little community that I choose among the artists who make up this collection is as assertive as it is discreet: it brings together artists who, by painting, write: not only do they insert words into their paintings, but they invent a poetic grammar by which what Jacques Derrida calls “the truth in painting”, which is to say the possible appearance of a revelation, is achieved. And what is revealed through such a collection, and what I wish to call truth, stems less from reality than from its fire: there is an explosion of light at the heart of what we believe we live; this explosion is imperceptible; what burns is retained beneath the crust of reality; artists access it. Erik Dietman’s heads standing on a desk in Le philosophe corse et ses amis make up a community of incantation: they break the spell in which society holds us so that we won’t access the fire burning beneath the crust. If we finally managed to live according to this fire, our lives would rise up. This is the absolute meaning of art: to indicate this freedom. Life is only alive on the condition that within it truth is freed. The life of the planet’s living is dispersed in inessential things, it is destined to the bustling activity that buries it. Not only do humanoids submit to their own obscurity, but, in the end, it would seem they like it.
47
Yannick Haenel is a writer and co-founder of the literary review Ligne de risque. He was awarded the Prix Médicis in 2017 for his novel Tiens ferme ta couronne (Gallimard).
In the skip of a heartbeat.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 47
10/09/2018 12:51
Un esprit français ? Par Éric Mangion
48
Il n’y a pas si longtemps, une partie de la critique d’art américaine jugeait l’art français trop narratif, empêtré dans ses fictions. Il y a moins longtemps encore, cette même critique a découvert qu’il existait sur son propre sol des artistes qui, eux aussi, développaient des histoires un peu étranges, un peu bancales, perdues dans des élaborations complexes. La côte Est ouvrait alors ses portes aux artistes de la côte Ouest. New York découvrait enfin Mike Kelley et ses amis californiens, et admettait qu’il était trop simpliste d’enfermer les cultures dans des principes identitaires stupides et réducteurs. Définir un esprit national est un exercice ambigu. En affirmant que le futurisme était né et continuait à se développer dans le Risorgimento italien, Filippo Tommaso Marinetti enfermait son mouvement dans une idéologie nationaliste qui finira malheureusement sous les oripeaux du fascisme. Tristan Tzara proclamait, quant à lui, que « Dada est tatou, tout est Dada », autrement dit Dada est tout et rien à la fois. Cette liberté de se contredire a permis à Dada d’éviter l’enfermement de sa pensée dans un dogme et d’apparaître ainsi comme le parangon de l’avant-garde, alors que le futurisme l’avait précédé dans sa folie et dans sa créativité. Définir un esprit national est enfin un leurre, car il est avant tout l’émanation du contexte critique. C’est l’air du temps et la tendance de l’époque qui définissent en effet ce que l’on veut ou doit penser de l’art et des artistes. On sait par exemple que les gender studies ou les postcolonial studies orientent une grande partie de la critique d’art d’aujourd’hui, alors que ces « études » nous étaient inconnues il y a quelques années et qu’elles seront très certainement
amenées à évoluer dans un temps très proche. Notre environnement politique et social dicte ce que nous voulons dire de l’art. Parler d’un esprit français en 2018 n’aura donc pas le même sens que dans les années 1970, 1980 ou 1990. Dans le dossier d’accompagnement de l’exposition « L’esprit français. Contrecultures 1969-1989 » organisée au printemps 2017 à La Maison rouge, à Paris, ses commissaires Guillaume Désanges et François Piron définissaient ce fameux esprit « comme un mélange d’idéalisme et de nihilisme, d’humour caustique et d’érotisme, de noirceur et d’hédonisme ». Un spectre large, couvrant en fait tous les courants alternatifs des années 1970 et 1980, « “un mouvement de la jeunesse” irrévérencieux et politiquement équivoque qui a grandi à l’ombre de la société du spectacle, jusqu’à la crise, motif central de la politique des années Giscard aux années Mitterrand ». On y retrouvait tout autant les principaux acteurs de la figuration narrative que le professeur Choron, Léa Lublin, Bernard Heidsieck, Françoise Janicot, Pierre et Gilles, Claude Lévêque ou encore Bérurier noir et Coluche. Difficile a priori d’y trouver une cohérence, bien que l’exposition ait été passionnante. Il en ressortait surtout que cette époque, qui passait pour avoir été virevoltante et joyeuse, ne l’avait pas été tant que cela, comme si les conséquences de Mai 68 avaient été mal digérées par la génération suivante. Cent ans plus tôt, à Paris, des groupes déjà underground dénommés Vilains Bonshommes, Zutistes, Vivants, Hydropathes, Hirsutes ou encore Groupistes, affichaient les premiers un esprit anarchiste, très présent dans les consciences politiques de l’époque. Le plus célèbre d’entre eux demeure Les Incohérents. Ils doivent leur succès à une série d’expositions et de bals caritatifs organisés entre 1882 et 1888. Leurs manifestations deviennent très vite prétexte à désarticuler l’art de leur temps. Ils se moquent de toutes les postures, jouant sur le décloisonnement des formes
Un esprit français ?
LD_0409_V2_XR_SH.indd 48
10/09/2018 12:51
French spirit? By Éric Mangion Not so long ago, a number of American art critics considered French art too narrative, tangled up in its fictions. An even shorter time ago, these same critics discovered that in their own country there existed artists who also developed rather strange stories, a little dicey, lost in complex elaborations. The East Coast then opened its doors to West Coast artists. New York at last discovered Mike Kelley and his Californian friends, and admitted that it was too simplistic to confine cultures within stupid and reductive principles of identity. Defining a national spirit is an ambiguous exercise. By asserting that Futurism was born and continued to develop in the Italian Risorgimento, Filippo Tommaso Marinetti confined his movement within a nationalist ideology that would unfortunately end decked out in the tatters of fascism. Tristan Tzara proclaimed, for his part, that “Dada is everything, everything is Dada” – in other words, Dada is everything and nothing all at the same time. This freedom to contradict oneself allowed Dada to avoid the confinement of its thought in a dogma and to hence appear as a paragon of the avant-garde, when Futurism had preceded it in terms of madness and creativity. Defining a national spirit is lastly a trap because, above all else, it is the expression of a critical context. It is the spirit of the times and adheres to trends, which in fact define what we want to or must think about art and artists. We know, for example, that gender studies and postcolonial studies guide a significant number of art critics today, while these “studies” were unknown to us a few years ago and they will certainly be forced to evolve in a very near future. Our political and social environment dictates what we want to say about
art. To speak of a French spirit in 2018 would hence not have the same meaning as in the 1970s, 1980s or 1990s. In the press kit accompanying the exhibition L’esprit français. Countercultures 1969–1989 organised at La Maison Rouge (24 February–21 May 2017), its curators Guillaume Désanges and François Piron defined this famous spirit as “made up of idealism and nihilism, caustic humour and eroticism, darkness and hedonism”. A wide spectrum, in fact covering all the alternative trends of the 1970s and 1980s, “from the emergence of a ‘youth movement’ – irreverent, arrogant and politically ambiguous, one that grew up in the shadows of Guy Debord’s ‘society of the spectacle’ – to the crisis that monopolised political thinking from Giscard to Mitterrand”. The exhibition featured the main actors of Narrative Figuration, along with Professeur Choron, Léa Lublin, Bernard Heidsieck, Françoise Janicot, Pierre et Gilles, Claude Lévêque, Bérurier Noir and Coluche. It was difficult, at first glance, to find a coherency, even though the exhibition was fascinating. Above all, what emerged from it was that this period, perceived to have been joyful and darting about, had been less so than it seemed, as though the generation that had followed on from May ‘68 had difficulty coming to terms with the consequences of it.
49
One hundred years earlier, in Paris, groups that were already “underground” called Vilains, Bonshommes, Zutistes, Vivants, Hydropathes, Hirsutes and Groupistes were the first to display an anarchist spirit, very present in the political consciousness of the period. The Incoherents remain the most famous of these groups. They owed their success to a series of exhibitions and charity balls organised between 1882 and 1888. Their events very quickly became the pretext to dismantle the art of their time. They poked fun at every position, played with breaking down barriers between forms and aesthetic sources. The participants in “Incoherents” exhibitions called themselves Dada,
French spirit?
LD_0409_V2_XR_SH.indd 49
10/09/2018 12:51
50
et des sources esthétiques. Les participants aux expositions « Incohérentes » se font appeler Dada, Zipette, Troulala. Ils se disent « élève des lapins » ou « élève de son propre talent » en réaction à l’obligation faite aux peintres des salons officiels de décliner le nom de leur maître. Le recours aux jeux de mots est courant (Porc trait par Van Dyck – Invasion des uns – Vénus demi-lot), les traductions prises au pied de la lettre (Un général hors cadre – La moutarde me monte au nez). Alphonse Allais y invente les premiers monochromes nominalistes (Récolte de la tomate par des cardinaux apoplectiques au bord de la mer Rouge ou Première Communion de jeunes filles chlorotiques par un temps de neige). Les formats de ces œuvres « follement hybrides » jouent avec des mesures inhabituelles (douze mètres de long pour une peinture « simili-historique » de Caran d’Ache – un mètre et demi de haut sur vingt centimètres de large pour une autre, au bas de laquelle « un ver de terre se meurt d’amour pour une étoile située dans la partie supérieure »). Bien avant l’heure, ces compositions sont peintes sur des supports issus de la vie quotidienne : écumoire, chemise, cervelas à l’ail, toile émeri, balai, voire un cheval vivant peint en bleu, blanc, rouge. Parfois on délaisse la toile pour ne peindre que sur le cadre. On voit se dessiner ici une forme de pensée fondée sur l’extravagance, l’humour, la caricature et les jeux de mots dont l’artiste et théoricien Arnaud Labelle-Rojoux est aujourd’hui le plus digne représentant. Dans une logique quasi similaire, Raymond Roussel invente des tableaux littéraires aussi absurdes que débridés. On sait l’influence qu’il exerça sur Marcel Duchamp ; on dit même que la naissance du ready-made aurait été inspirée par l’usage détourné des objets tels qu’ils apparaissaient dans les représentations théâtrales des Impressions d’Afrique. Même si Marcel Duchamp cède parfois à des métaphores égrillardes (L.H.O.O.Q), il s’appuie sur Raymond Roussel pour bâtir une sorte d’humour conceptuel dont Jean Dupuy et François
Morellet sont peut-être les plus fins héritiers. Tous deux bourgeois de province nés dans les années 1920, ils ont grandi dans le détournement du sens des mots. François Morellet s’en sert pour bousculer les contingences trop rationnelles de l’abstraction géométrique ; Jean Dupuy pour développer un art hybride dans lequel la composition d’anagrammes fait office de modes d’emploi plus ou moins détournés de leur fonction. On peut retrouver cet esprit dans le groupe de l’Oulipo ou dans le cinéma de Jacques Rozier, avec notamment le magnifique Maine Océan (1986), film dans lequel les protagonistes ne semblent pas se comprendre. Le langage emprunte plusieurs chemins buissonniers. Mais doit-on pour autant enfermer ces artistes dans « l’esprit français » ? Kiki Picasso, membre fondateur du collectif Bazooka, s’appuie sur son talent d’illustrateur critique et ironique pour mettre à mal les valeurs de son temps. Son immense installation, composée de vingt toiles, montrée à La Maison rouge, en est le parfait reflet. Au centre du dispositif, on lit : « Au final on ira tous au bal. » On pense forcément au célèbre titre « Bal tragique à Colombey : un mort » à la une du journal Hara Kiri en septembre 1970, au lendemain de la mort du général de Gaulle. Une seconde phrase souligne l’aspect provocateur de l’ensemble : « Il n’y a pas de raison de laisser le bleu, le blanc et le rouge à ces cons de Français. » Les images montrent une galerie de portraits ou de scènes de genre contemporaines. Kiki Picasso y dézingue la plupart des icônes de la culture populaire française, à commencer par l’idole Zinedine Zidane. C’est ici le chauvinisme qui est mis à mal, l’esprit patriotique et cocardier, au travers de ses trois couleurs emblématiques que l’on retrouve dans la plupart des tableaux. Le dossier de presse de l’exposition s’ouvrait sur cette phrase : « La France est un pays qui ne s’aime pas, mais qui ne peut se penser ailleurs qu’au centre d’un modèle culturel, où l’auto-référentialité et l’autocélébration
Un esprit français ?
LD_0409_V2_XR_SH.indd 50
10/09/2018 12:51
Zipette, Troulala. They claimed they were a “student of rabbits” or a “student of my own talent” in reaction to the obligation, faced by painters exhibiting in official Salons, to mention the name of their master. Resorting to puns was common (Porc trait par Van Dyck – Invasion des uns – Vénus demi-lot), translations were taken literally (Un général hors cadre – La moutarde me monte au nez).* Alphonse Allais invented the first nominalist monochrome paintings (Apoplectic Cardinals Harvesting Tomatoes on the Shore of the Red Sea and First Communion of Anaemic Young Girls in the Snow). The formats of these “madly hybrid” works played with unusual measurements (12 metres long for a “pseudo historical” painting by Caran d’Ache, 1.5 metres high by 20 centimetres wide for another, at the base of which was written “an earthworm dies of love for a star located in the upper part”). Well ahead of their time, these compositions were painted on supports coming from everyday life: a skimming ladle, a shirt, saveloys with garlic, emery paper, a broom, even a live horse painted in blue, white and red. Sometimes the canvas was ignored and only the frame was painted on. Here we see emerge a form of thought based on extravagance, humour, caricature and wordplay of which the artist and theoretician Arnaud Labelle-Rojoux is today the most worthy representative. In an almost similar logic, Raymond Roussel invented literary tableaux as absurd as they were unbridled. We know the influence he exerted over Marcel Duchamp; it is even said that the birth of the ready-made would have been inspired by the twisted use of objects such as they appeared in the theatrical performances of Impressions of Africa. Even though Duchamp sometimes gave in to ribald metaphors (L.H.O.O.Q), he drew on Roussel to construct a kind of conceptual humour of which Jean Dupuy and François Morellet are perhaps the finest heirs. Both from the provincial bourgeoisie, born respectively in 1925 and 1926, they grew up distorting the meaning of words. Morellet does so to upset the too rational contingencies of geometric
abstraction; Dupuy to develop a hybrid art in which the composition of anagrams serves as a set of instructions diverted, more or less, from their function. We can find this spirit in the Oulipo group or in the cinema of Jacques Rozier, with, in particular, the magnificent Maine Ocean (1986), a film in which the protagonists seem not to understand each other. The language takes several wayward paths. But must we, for all that, confine these artists within “the French spirit”? Kiki Picasso, a founding member of the Bazooka art collective, draws from his talent as a critical and ironic illustrator to undermine the values of his time. His huge installation, composed of twenty paintings, shown at La Maison Rouge is a perfect reflection of this. In the middle of the composition, we read: “In the end we will all go to the ball.” We inevitably think of the famous headline “Tragic Ball at Colombey: 1 Dead”** on the front page of the satirical newspaper Hara Kiri in September 1970, seven days after the death of General de Gaulle. A second sentence emphasises the composition’s provocative aspect: “There is no reason to leave the blue, white and red to these idiot Frenchmen.” The images present a gallery of portraits or contemporary genre scenes. With this work, Kiki Picasso kills off most of the icons of French popular culture, starting with footballer Zinedine Zidane. Here it is chauvinism which is damaged, the patriotic and jingoistic spirit, through its three emblematic colours that we find in most of the paintings. The exhibition press kit opened with this sentence: “France as a country doesn’t like itself, yet invariably sees itself at the centre of a self-reflexive, self-celebrating cultural model.” Only a psychoanalyst could delve into this paradox.
51
Is it another paradox that must make us consider Steve Gianakos a “French spirit” when he is American, of Greek descent and barely known in France? It is true that he defines himself above all as a satirist and that he demonstrates a definite talent for derision. But American
French spirit?
LD_0409_V2_XR_SH.indd 51
10/09/2018 12:51
Présence Panchounette Ceci n’est pas une fellation, 1979, acrylique sur toile, 46 x 65 cm. Ceci n’est pas une fellation, 1979, acrylic on canvas, 18.1 x 25.6 in.
Gilles Barbier Grande fontaine au chocolat, 2014, technique mixte, 210 x 130 x 82 cm. Grande fontaine au chocolat, 2014, mixed media, 82.7 x 51.2 x 32.3 in.
52
LD_0409_V2_XR_SH.indd 52
10/09/2018 12:51
Kiki Picasso Au final on ira tous au bal, 2017, acrylique sur toile, ensemble de 20 peintures, dimensions variables. Au final on ira tous au bal, 2017, acrylic on canvas, group of 20 paintings, varying dimensions.
Steve Gianakos She was best viewed from a distance, 2006, technique mixte sur papier, 63 x 52 cm. She was best viewed from a distance, 2006, mixed media on paper, 24.8 x 20.5 in.
Steve Gianakos Party dress, 2012, technique mixte sur papier, 70,5 Ă— 41,5 cm. Party dress, 2012, mixed media on paper, 27.8 x 16.3 in.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 53
53
10/09/2018 12:51
54
vont de pair. » Seul un psychanalyste pourra se pencher sur ce paradoxe… Est-ce un autre paradoxe qui doit nous faire considérer Steve Gianakos comme un « esprit français » alors qu’il est américain, d’origine grecque et qu’il est à peine connu en France ? Il est vrai qu’il se définit avant tout comme un satiriste et qu’il déploie un talent certain pour la dérision. Mais les comics américains développent eux aussi leur propre science de l’humour et de la critique sociale. L’art de Steve Gianakos est avant tout syncrétique, empruntant autant aux formes déconstruites de Pablo Picasso, à la culture underground américaine, à l’abstraction géométrique, au classicisme pictural qu’aux fondements des consciences punk et post-punk dont il s’est imprégné après son arrivée à New York dans les années 1960. Mais, au fond, ce qui ressort de ces références hybrides, c’est une forme de classicisme bourgeois très français, mâtiné d’érotisme fantasmé, de conventions déformées, d’univers étriqués que ne renierait pas Georges Bataille. Étrangement, il n’y a presque rien de contemporain dans cet univers qui est le reflet d’un temps ancien, fait de nondits et de sentiments cachés, propres à une société chic et fermée sur elle-même. Peut-être est-ce là une image (désuète) que les Américains se sont forgée de la France durant plusieurs décennies et qui nous revient en une sorte d’effet miroir ? Encore un sujet pour la psychanalyse ! Que dire enfin de Gilles Barbier et de son rapport à « l’esprit français » ? Tenter de cerner cet artiste relève du défi. Il faut commencer pas rappeler qu’il est né et a grandi au Vanuatu dont la végétation luxuriante, la chaleur tropicale ou subtropicale, l’humidité et les formes
exubérantes irriguent tout son travail. Comment ne pas évoquer une pensée disloquée quand on vient d’un archipel constitué de plus de quatre-vingts îles ou lorsqu’on a grandi dans un pays qui possède la plus forte concentration linguistique au monde, avec cent huit langues vernaculaires distinctes pour à peine deux cent trente-quatre mille habitants ? La plupart de ces idiomes ne s’écrivant pas et ne se pratiquant que lors de rituels ? Mais Gilles Barbier, c’est aussi une profonde culture scientifique autant que littéraire (science-fiction) ou bédéiste. Ennemie de la logique et des vérités définitives, son œuvre s’articule autour des principes du doute, de l’ambivalence et de la multiplicité des significations. Son travail n’est pas défini comme critique ni problématique, mais plutôt comme une multitude de possibilités. L’extravagance, l’humour et les jeux de mots sont donc moins chez lui les vecteurs d’une appartenance à une culture que des liens, des glissades ou des « tubes » (comme il les nomme lui-même) entre des logiques différentes. Son humour est plutôt le signe de sa propre schizophrénie, celle qui le démultiplie en d’innombrables êtres aussi grotesques que ridicules, tant par la taille que leurs accoutrements. Gilles Barbier, psychanalyste de lui-même ? Ces trois exemples d’artistes montrent qu’il n’existe pas une seule et unique forme d’humour et de jeux de langage, comme il n’existe pas un esprit français prédéterminé. L’esprit français est une équation complexe qui dépend de multiples facteurs, à commencer par les intentions de ceux qui tentent de le définir. Autrement dit, l’esprit français mérite l’analyse de son analyse.
Éric Mangion est directeur du centre d’art la Villa Arson, à Nice, depuis 2005. Il a été directeur du Fonds régional d’art contemporain de Provence-Alpes-Côte d’Azur de 1993 à 2005. Il est aussi cofondateur de la revue Switch (on paper).
Un esprit français ?
LD_0409_V2_XR_SH.indd 54
10/09/2018 12:51
comics also develop their own science of humour and social criticism. Gianakos’s art is above all syncretic, borrowing as much from the deconstructed forms of Picasso, the underground culture of the United States, geometric abstraction and pictorial classicism as from the foundations of punk and post-punk consciousness which the artist absorbed after his arrival in New York in the 1960s. But deep down, what emerges from these hybrid references is a form of very French bourgeois classicism, crossed with fantasised eroticism, warped conventions and narrowed worlds that Georges Bataille would not renounce. Strangely, there is almost nothing contemporary in this world, which is a reflection of an ancient time, made up of unsaid things and hidden feelings, specific to a society that is chic and withdrawn into itself. Perhaps therein lies an (outdated) image of France that Americans have concocted for themselves over several decades and which comes back to us in a kind of mirror effect? Yet another subject for psychoanalysis!
up of more than eighty islands or when one has grown up in a country that has the highest linguistic concentration in the world, with 108 distinct vernacular languages for barely 234,000 inhabitants? Most of these idioms are not written and are only used during rituals. But Gilles Barbier also represents a deep scientific, as well as literary (science fiction) and comic strip culture. An enemy of logic and definitive truths, his oeuvre is centred around principles of doubt, ambivalence and the multiplicity of meanings. His work is not defined as critical or focusing on issues, but rather as a multitude of possibilities. In his work, extravagance, humour and wordplay are hence less the vectors of a belonging to a culture than they are the links, shifts or “tubes” (as he himself calls them) between different logics. His humour is instead the sign of his own schizophrenia, that which multiplies him into innumerable beings as grotesque as they are ridiculous both in terms of their size and in their get-ups. Gilles Barbier, psychoanalyst of himself?
Lastly, what is there to say about Gilles Barbier and his relation to “the French spirit”? Trying to define this artist proves a challenge. We must begin by recalling that he was born and grew up in Vanuatu, whose lush vegetation, tropical and subtropical heat, humidity and exuberant forms nourish his work. How is it possible not to evoke dislocated thinking when one comes from an archipelago made
These three examples show that a single and unique form of humour and language play does not exist, just like a predetermined French spirit does not exist. The French spirit is a complex equation that depends on multiple factors, beginning with the intentions of those who attempt to define it. In other words, the French spirit deserves the analysis of its analysis.
55
Éric Mangion has been the director of La Villa Arson art centre in Nice since 2005. Prior to this, he was the director of the Fond régional d’art contemporain de Provence-Alpes-Côte d’Azur from 1993 to 2005. He is co-founder of the magazine Switch (on paper).
*Translator’s note: While the first can be translated as Pork Trait by Van Dyck, thereby conveying the wordplay, the latter is less obvious in the other two examples, which play with the sound of the words “uns” (“Huns” and
“ones”) and “demi-lot” (which means “half-load” but also sounds like “de Milo”). Un général hors cadre indicates A Seconded General but taken literally could be A General Outside the Frame, while La moutarde me monte au nez is a
colloquial expression meaning “I’m beginning to see red”, but translated literally would be Mustard Went Up My Nose. **Translator’s note: Charles de Gaulle died in his home at Colombey-les-Deux-Églises.
Following this edition, Hara Kiri was immediately and temporarily banned by the French Minister of the Interior as it was deemed “dangerous for young people”.
French spirit?
LD_0409_V2_XR_SH.indd 55
10/09/2018 12:51
Ailleurs, ici, partout : le surréalisme en héritage. Par Didier Ottinger
56
La traque des rémanences contemporaines du surréalisme s’apparente à l’étude de la postérité du Petit Larousse dans la littérature actuelle. Une entreprise qui, pouvant être qualifiée de « surréaliste », dit la métamorphose générique du mouvement fondé par André Breton, son évasion des manuels d’histoire de l’art, sa dissémination dans le sens commun. Sa longévité exceptionnelle (de sa fondation en 1924 à sa dissolution « officielle » en 1969), sa plasticité formelle (qui lui a permis de s’enrichir des apports poétiques et techniques de ses recrues innombrables), sont sans équivalent dans l’histoire de l’art moderne. D’essence dialectique, le surréalisme s’est révélé capable d’absorber tout et son contraire. Il aura été, alternativement ou simultanément, révolutionnaire avec André Thirion, érotique avec Hans Bellmer ou Pierre Molinier, académique avec Salvador Dalí, lyrique avec René Magritte, romantique et collagiste avec Max Ernst, objectal avec Alberto Giacometti, onirique avec Yves Tanguy, automatique avec Philippe Soupault. L’inépuisable catalogue de formes et de techniques agrégées à la nébuleuse surréaliste rend improbable l’identification d’œuvres contemporaines
1. Alfred Barr, “Modern Works of Art”, dans le catalogue de l’exposition Modern Works of Art: Fifth Anniversary of the Museum of Modern Art, New York: Museum of Modern Art, 1934, p. 16.
2. Alfred Barr, dans l’introduction du catalogue de l’exposition Fantastic Art dada Surrealism, New York: Museum of Modern Art, 1936 (3e édition, 1946, p. 13).
échappant à son influence, qu’elle soit manifeste ou latente… La place qui revient au surréalisme dans l’histoire de l’art moderne n’allait cependant pas de soi. Le récit canonique qui s’est écrit, à New York, dans les salles du Museum of Modern Art (MoMA) avant de s’imposer à l’ensemble des musées d’art moderne, a longtemps vu dans le surréalisme une forme d’aberration anachronique. Lorsque le MoMA s’emploie à une cartographie de la création moderne (une vision qui s’incarnera dans les fameuses arborescences d’Alfred Barr, le directeur de l’institution), il ne peut ignorer un mouvement alors en plein essor international. C’est armé d’un pince-nez et de gants en caoutchouc qu’Alfred Barr rédige le texte « Modern Works of Art », dans le catalogue de l’exposition « Modern Works of Art: 5th Anniversary of the Museum of Modern Art », inaugurée en 1934… Son jugement est sans équivoque : « Dada et surréalisme, au regard des tendances les plus avantgardistes de l’art, apparaissent pour ce qu’ils sont réellement, c’est-à-dire réactionnaires1. »Le tort « réactionnaire » du surréalisme était de renouer avec un art prémoderne, que ses liens avec la littérature inclinaient à l’illustration et à la narration. « Le surréalisme, de fait préoccupé par les sujets symboliques, littéraires et poétiques, se trouve en opposition à l’art abstrait le plus pur2 . » La « pureté » à laquelle s’attache le MoMA est celle d’une avant-garde que le critique Clement Greenberg devait bientôt opposer à son ennemi le plus redoutable : le kitsch, sirop visqueux de propagande et de culture de masse, dans lequel se vautre le surréalisme3. Dès son établissement sur le continent américain, le mouvement a revendiqué sans complexe ses liaisons fatales avec l’industrie du divertissement
3. Clement Greenberg Avant-garde et kitsch, essai publié dans Partisan Review en 1939.
Ailleurs, ici, partout : le surréalisme en héritage.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 56
10/09/2018 12:51
Elsewhere, here, everywhere: The legacy of surrealism. By Didier Ottinger The hunt for contemporary enduring traces of surrealism resembles the study of the Petit Larousse’s heritage in current literature. An undertaking that, possible to be described as “surrealist”, speaks of the generic transformation of the movement founded by André Breton, its escape from art history manuals and its dissemination in common sense. Its exceptional longevity (from its founding in 1924 until its “official” dissolution in 1969) and its formal plasticity (which allowed it to be enriched by the poetic and technical contributions of its numerous recruits) are unparalleled in the history of modern art. Dialectical in essence, surrealism revealed itself capable of absorbing everything and its opposite. It was, alternatively or simultaneously, revolutionary (André Thirion), erotic (Hans Bellmer and Pierre Molinier), academic (Salvador Dalí), lyrical (René Magritte), romantic and collagist (Max Ernst), objectbased (Alberto Giacometti), oneiric (Yves Tanguy) and automatic (Philippe Soupault). The inexhaustible catalogue of forms and techniques incorporated into the amorphous surrealist grouping makes the identification of contemporary works escaping its influence, be it manifest or latent, improbable…
1. Alfred Barr, “Modern Works of Art”, in the Modern Works of Art: Fifth Anniversary of the Museum of Modern Art exh. cat., New York: Museum of Modern Art, 1934, p. 16.
2. Alfred Barr, in the Fantastic Art, Dada, Surrealism exhibition catalogue, New York: Museum of Modern Art, 1936; 3rd édition, 1946, Introduction p. 13.
The role of surrealism in the history of modern art was nevertheless not a given. For a long time, the canonical narrative written in New York, in the rooms of the Museum of Modern Art (MoMA), before being imposed on all modern art museums, considered surrealism as some kind of anachronous aberration. When the MoMA applied itself to mapping modern artistic creation (a vision that would be embodied in the famous genealogical art charts designed by Alfred Barr, the institution’s director), it could not ignore a movement then booming internationally. Armed with a pince-nez and rubber gloves, Alfred Barr wrote the text “Modern Works of Art” for the Modern Works of Art: Fifth Anniversary of the Museum of Modern Art exhibition, inaugurated in 1934… His judgement was unequivocal: “Dada and surrealism – to the extreme advance-guardists these movements seemed, as indeed they were, reactionary.”1 Surrealism’s “reactionary” flaw was that it revived a pre-modern art and that its links with literature tended towards illustration and narration. Surrealism “is frankly concerned with symbolic, ‘literary’ or poetic subject matter and so finds itself in opposition to pure abstract art.”2 The “purity” to which the MoMA was so attached was that of an avant-garde which the critic Clement Greenberg had to soon set against its most formidable enemy: kitsch, the viscous syrup of propaganda and mass culture, which surrealism wallowed in.3 As soon as it was established on the American continent, the movement confidently proclaimed its inevitable links with the entertainment industry in which kitsch prospers. Echoing the surrealists’ interest in pulp detective novels and popular films, Julien Levy presented original Disney drawings alongside works by Max Ernst and Marcel Duchamp in the first exhibition dedicated
57
3. Clement Greenberg, “Avant-garde and kitsch”, essay published in Partisan Review in 1939.
Elsewhere, here, everywhere: The legacy of surrealism.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 57
10/09/2018 12:51
dans laquelle prospère le kitsch. Faisant écho à l’intérêt des surréalistes pour les romans policiers de gare et les films populaires, Julien Levy présentait des dessins originaux de Disney à côté d’œuvres de Max Ernst et de Marcel Duchamp dans la première exposition dédiée au surréalisme à New York, en 1932. Sept ans plus tard, l’année même où Clement Greenberg publie son texte manifeste, Salvador Dalí installe son Rêve de Vénus dans la partie foraine de la Foire internationale de New York… Le surréalisme se voit confiné dans un purgatoire historiographique dont il ne sortira qu’au milieu des années 1960.
58
L’intuition de Julien Levy, rapprochant les œuvres surréalistes des productions des studios Disney, était des plus prophétiques. La nouvelle génération d’artistes américains regroupés sous la bannière du pop art fait plus que revendiquer l’héritage de la culture de masse, elle la transpose littéralement dans ses œuvres. On découvrira bientôt que les inventeurs du pop – Jasper Johns, Robert Rauschenberg, Andy Warhol, Roy Lichtenstein – possèdent dans leur collection personnelle des œuvres de René Magritte. Cherchant un exutoire à un formalisme en phase d’épuisement, la critique Lucy Lippard organise en 1966 une manifestation dont elle emprunte le concept fédérateur d’« anti-forme » à l’excentricité formelle propre au surréalisme. La même année, le catalogue de l’exposition que le MoMA consacre à René Magritte confirme les liens noués par-delà l’historiographie formaliste entre Jasper Johns, Robert Rauschenberg et le surréalisme. À l’évidence, le refoulé surréaliste refaisait surface dans l’art d’avant-garde américain. Pour le public new-yorkais qui découvrait l’exposition,
4. « The Wild Trash of Sleep, les Dream Objects et les Dream Drawings de Jim Shaw », in catalogue Jim Shaw : Everything Must Go, à l’occasion de la rétrospective de l’artiste
pour les artistes se réclamant peu ou prou de la mouvance pop, l’« héritage » du surréalisme était d’une autre nature. Pour Edward Kienholz, Claes Oldenburg, Robert Rauschenberg et Jasper Johns, le surréalisme était bien le pionnier d’un décloisonnement des hiérarchies artistiques, low et high brow, entre avantgarde et kitsch. Pour la génération qui fera le succès de fréquentation de l’exposition, des « médiums » célébrés par André Breton au peyotl, cactus hallucinogène, consommé par Antonin Artaud, le surréalisme était l’annonciateur de la révolution psychédélique qui déferlait alors sur l’Amérique. Pour la jeunesse américaine qui s’insurgeait contre l’engagement militaire au Viêtnam, contre la ségrégation raciale qui gangrenait leur pays, l’héritage du surréalisme résidait avant tout dans son pacifisme, son anticolonialisme dans un engagement politique. Le bouleversement épistémologique que connaît le monde de l’art au mitan des années 1970 – identifié comme « postmodernisme » – devait provoquer le retour en grâce du surréalisme, l’imposer comme modèle paradigmatique du défunt modernisme. Se trouvaient soudain remis en cause le formalisme, la téléologie (le principe d’un développement orienté, linéaire des formes artistiques selon un modèle d’inspiration darwinienne), l’isolement social (la frontière entre avant-garde et kitsch), qui caractérisaient le mainstream en lequel semblait se résumer l’art moderne. Jim Shaw est de ceux qui voyaient dans le mouvement fondé par André Breton la matrice de l’éclectisme post-moderne. Amy Gerstler percevait en lui « un vrai surréaliste contemporain4». Un « vrai » surréaliste, certes, mais d’une espèce qui aurait muté sur la côte Ouest,
au Casino LuxembourgForum d’art contemporain au Luxembourg, puis au Mamco de Genève, éd. Smart Art Press, Santa Monica, 1999, p. 110.
Ailleurs, ici, partout : le surréalisme en héritage.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 58
10/09/2018 12:51
to surrealism in New York, in 1932. Seven years later, the same year that Clement Greenberg published his manifesto, Salvador Dalí installed his Dream of Venus pavilion in the Amusements Area of the New York World’s Fair… Surrealism was confined within a historiographic purgatory from which it would not exit until the middle of the 1960s. Julien Levy’s intuition, putting surrealist artworks alongside Walt Disney Studios’ productions, was most prophetic. The new generation of American artists grouped together under the banner of pop art did more than proclaim the heritage of mass culture, these artists literally transposed it in their works. It would soon be revealed that the inventors of pop – Jasper Johns, Robert Rauschenberg, Andy Warhol, Roy Lichtenstein – had works by René Magritte in their personal collections. Searching for an outlet for a formalism in a state of exhaustion, in 1966 the critic Lucy Lippard curated her first exhibition Eccentric Abstraction, borrowing for it the federating concept of “anti-form” from the formal eccentricity specific to surrealism. During the same year, the exhibition catalogue the MoMA devoted to René Magritte confirmed the ties, reaching beyond formalist historiography, between Jasper Johns, Robert Rauschenberg and surrealism. Clearly, repressed surrealism resurfaced in American avant-garde art. For the New York public who would discover the exhibition and the artists claiming to be, to a greater or lesser extent, part of the pop movement, surrealism’s “legacy” was a whole other matter. For Edward Kienholz, Claes Oldenburg, Rauschenberg and Johns, surrealism was indeed the pioneer of a breaking down of barriers between artistic hierarchies, low-
4. “The Wild Trash of Sleep, the Dream Objects and Dream Drawings of Jim Shaw”, in the Jim Shaw: Everything Must Go catalogue published on the occasion of the artist’s retrospective at the Casino
Luxembourg-Forum d’art contemporain in Luxembourg, then at Mamco in Geneva. Santa Monica: Smart Art Press, 1999, p. 110.
and highbrow, between avant-garde and kitsch. For the generation who would drive up the exhibition’s attendance ratings, whether inspired by the “mediums” celebrated by André Breton or the use of peyote, a hallucinogenic cactus consumed by Antonin Artaud, surrealism heralded the psychedelic revolution that then swept across America. For American youth who rebelled against military engagement in Vietnam and against the racial segregation blighting their country, surrealism’s legacy above all resided in its pacifism and anti-colonialism via political commitment. The epistemological upheaval that the art world underwent in the middle of the 1970s – identified as “postmodernism” – would provoke surrealism’s return to grace and impose it as a paradigmatic model of defunct modernism. The formalism, teleology (the principle of a linear, positioned development of artistic forms according to a model of Darwinian inspiration) and social isolation (the boundary between avant-garde and kitsch) that characterised the mainstream in which modern art seemed to be summarised suddenly found itself called into question.
59
Jim Shaw is among those who saw in the movement founded by André Breton the matrix of postmodern eclecticism. In him, Amy Gerstler perceived “a true contemporary surrealist”.4 A “true” surrealist, most certainly, but of a sort that would have mutated on the West Coast, like others who were able to be “true” Maoists in the bourgeois 6th arrondissement in Paris. Jim Shaw’s surrealism was singularly adulterated: “My paintings weren’t pure, they utilised specific narrative content.”5 To describe his art, he coined the term “American surrealism”, either a funky, hippy-psychedelic interpretation of
5. “Here Comes Everybody: A Conversation between Jim Shaw and Mike Kelley”, in the Jim Shaw: Everything Must Go catalogue, p. 54.
Elsewhere, here, everywhere: The legacy of surrealism.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 59
10/09/2018 12:51
André Masson Terra Erotica, 1943, encre, lavis d’encre, pastel et estompe sur papier carton, 55,8 × 76,2 cm. Terra Erotica, 1941, ink, ink wash, pastel and stump on paperboard, 22 x 30 in.
André Masson Mélusine, 1949, tempera sur papier, 39 × 48 cm. Mélusine, 1949, tempera on paper, 15.4 x 18.9 in.
André Masson L’Étrangleur d’oiseaux, 1971, pastel sur papier bleu, 92 × 73 cm. L’Étrangleur d’oiseaux, 1971, pastel on blue paper, 36.2 x 28.7 in.
60
LD_0409_V2_XR_SH.indd 60
10/09/2018 12:51
Jim Shaw Anal/Isis, 2012, acrylique sur mousseline, 243,8 × 304,8 cm. Anal/Isis, 2012, acrylic on muslin, 96 x 120 in.
Jim Shaw Dream Object (Vise Head), 2006, bronze, bois et acier, 119,4 x 137,2 x 90,2 cm. Dream Object (Vise Head), 2006, bronze, wood and steel, 47 x 54 x 35.5 in. 61
LD_0409_V2_XR_SH.indd 61
10/09/2018 12:51
62
Si les œuvres d’Andy Warhol ou de Roy Lichtenstein sont aisément reconnaissables, identifier un Jim Shaw se révèle plus ardu… Son œuvre est à l’image du bric-à-brac de son intérieur, décrit par Amy Gertsler : « Son lieu d’habitation et son lieu de travail sont remplis de tas
de vieux romans en édition de poche avec des jaquettes aux couleurs criardes, d’une variété de masques en latex ou en bois, de dinosaures en plastique, de bédés, de poupées, de lampes, de chaises étranges, d’agrafeuses automatiques, de petits robots, de matériel d’artiste, de figurines animales, de vieilles pochettes de disques, de divers meubles de rangement, de faux crânes, de soldats en plastique, d’objets de piété8 … » À traduire « dinosaures en plastique » par bénitiers en émail et « masques en latex » par masque à transformation inuit, l’intérieur de Jim Shaw ressemblant étonnement à l’appartement occupé par André Breton au 42, rue Fontaine, à Paris. Cet éclectisme n’a pourtant rien d’un fourre-tout. L’intérêt de Jim Shaw pour la bande dessinée, pour les livres pour enfants ou le graphisme déjanté de la contre-culture californienne, est un écho à la passion des surréalistes pour les films de Louis Feuillade, les romans policiers, une culture canaille qui entend combattre les tentations élitistes de la « haute » culture (celle-là même qu’avaient promue le formalisme abstrait et sa croisade contre tout le kitsch et la culture de masse). Lorsque Jim Shaw expose sa collection de peinture chinée dans les thrift stores (boutiques Emmaüs façon américaine), il signe son indifférence radicale à la notion de style ; il dénonce, après René Crevel, « l’escroquerie du scandale formel, la rage d’originalité à tout prix ». Cette quête d’anonymat fait, une fois encore écho à l’histoire du surréalisme. Ce rejet du style, de l’écriture personnelle, qui était programmatique pour le surréalisme de la fin des années 1920, le conduit, désireux de
5. « Here Comes Everybody : A Conversation between Jim Shaw and Mike Kelley », in catalogue Jim Shaw : Everything Must Go, à l’occasion de la rétrospective de l’artiste au Casino LuxembourgForum d’art contemporain au Luxembourg, puis au Mamco de Genève, éd. Smart Art Press, Santa Monica, 1999, p. 54.
7. « Here Comes Everybody : A Conversation between Jim Shaw and Mike Kelley », in catalogue Jim Shaw : Everything Must Go, à l’occasion de la rétrospective de l’artiste au Casino Luxembourg-Forum d’art contemporain au Luxembourg, puis au Mamco de Genève, éd. Smart Art Press, Santa Monica, 1999, p. 48.
comme d’autres ont pu être de « vrais » maoïstes dans le sixième arrondissement parisien. Le surréalisme de Jim Shaw était singulièrement frelaté : « Mes peintures n’étaient pas pures, elles tiraient parti d’un contenu narratif spécifique5. » Pour qualifier son art, il a forgé le terme de « surréalisme américain », soit une version funky, traduction hippy-psychédélique des tendances psychotropiques du surréalisme, soit l’équivalent publicitaire de son imagerie, ingérée par « les agences de pub et le répertoire de série B6 », le tout passé à la moulinette satirique de la revue MAD dont il se délectait. Si les artistes pop évoluaient dans un monde où les principes modernistes avaient encore force de loi, Jim Shaw portait à leurs conséquences ultimes les intuitions d’Andy Warhol ou de Claes Oldenburg, il liquidait ce qui pouvait subsister dans leurs œuvres de formalisme, d’autonomie stylistique, d’éthos progressiste. « Je m’intéressais à l’évolution du surréalisme en tant que force révolutionnaire œuvrant à l’intérieur d’un truc publicitaire, et à la manière dont elle pouvait finir par être utilisée pour aboutir à l’élection de George Bush en 19887. » L’attachement du premier pop art à la grande échelle du modernisme tardif, à la notion de style individuel, en faisait, aux yeux de Jim Shaw « un prolongement du modernisme ».
6. Ainsi que Jim Shaw a pu le constater à la faveur de son passage par la publicité.
8. « The Wild Trash of Sleep, les Dream Objects et les Dream Drawings de Jim Shaw », in catalogue Jim Shaw : Everything Must Go, à l’occasion de la rétrospective de l’artiste au Casino Luxembourg Forum d’art contemporain au Luxembourg, puis au Mamco de Genève, éd. Smart Art Press, Santa Monica, 1999, p. 110.
Le surréalisme en héritage.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 62
10/09/2018 12:51
surrealism’s psychotropic tendencies, or the advertising equivalent of its imagery, ingested by “advertising agencies and the B-series repertoire”,6 all passed through the satirical mill of MAD magazine, which he delighted in. While the pop artists evolved in a world where modernist principles still ruled, Shaw carried the intuitions of Warhol and Oldenburg through to their ultimate consequences, eliminating whatever formalism, stylistic autonomy and progressist ethos that could subsist in their works. “I was interested in the evolution of surrealism from a revolutionary force into an advertising gimmick and how that ended up being used to elect George Bush in 1988.”7 In Shaw’s opinion, the affection of early pop art for the large-scale format of late modernism and for the notion of individual style made it “an extension of modernism”. Although Warhol’s or Lichtenstein’s works are easily recognisable, identifying a Shaw proves a more arduous task… His oeuvre resembles the bric-a-brac of his interior, described by Amy Gertsler: “His living and working premises are filled with a conglomeration of old paperback novels with lurid covers, various latex and wooden masks, toy dinosaurs, comics, dolls, weird lamps and chairs, staple guns, little robots, art supplies, animal figurines, old record covers, many types of filing cabinets, fake skulls, plastic army men, religious art.”8 Swap “toy dinosaurs” for holy-water fonts and “latex masks” for an Inuit transformation mask and Shaw’s interior resembles remarkably the apartment Breton
6. As Shaw was able to note during the time he worked in advertising.
7. “Here Comes Everybody: A Conversation between Jim Shaw and Mike Kelley”, p. 48.
lived in at 42, rue Fontaine in Paris. This eclecticism nevertheless has nothing to do with a hotchpotch. Shaw’s interest in comic strips, children’s books and the crazy graphic design of the Californian counterculture echoes the surrealists’ passion for the films by Louis Feuillade, detective novels and riff-raff culture that intended to fight the elitist temptations of “high” culture (the very same that had promoted abstract formalism and its crusade against all kitsch and mass culture). When Jim Shaw exhibited his collection of paintings gleaned from thrift stores, he declared his radical indifference to the notion of style; he denounced, after René Crevel, “the fraud of formal scandal, the rage of originality at any price”. This quest for anonymity echoed, once again, the history of surrealism. This rejection of style, of a personal character, which was programmatic for the surrealism of the end of the 1920s, led him, wanting to be “at the service of the revolution”, to fight the fetishisation of artworks and the cult of the artist, and thereby to create humble and anonymous objects. In the La peinture du défi exhibition that he organised in 1930, Louis Aragon contrasted painting with collage in order to investigate “the process of personality”. He made use of Lautréamont and his project for poetry “made by all, not by one”. Magritte still constrained himself to anonymity, the artist an enthusiast of painting that was as impersonal and anonymous as the common man with whom he identified. Nothing, however, could link Shaw so closely to surrealism as the persistent interest he showed in the aspect of dream and its spells. In the 1970s, for Jonathan Borofsky and
63
8. “The Wild Trash of Sleep, the Dream Objects and Dream Drawings of Jim Shaw”, p. 110.
The legacy of surrealism.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 63
10/09/2018 12:51
Théo Mercier La Possession du monde n’est pas ma priorité I et II, 2016, marbre, pierres d’aquarium en résine, 234 x 300 cm. La Possession du monde n’est pas ma priorité I et II, 2016, marble, resin aquarium rocks, 92.1 x 118.1 in.
Camille Henrot Personal Development 2, 2014, bronze, 75 x 50 x 36 cm. Personal Development 2, 2014, bronze, 29.5 x 16.7 x 14.2 in.
64
LD_0409_V2_XR_SH.indd 64
10/09/2018 12:51
Sébastien Gouju Poulpe, 2015, faïence émaillée et carreaux de verre, 94 x 25 x 28 cm. Poulpe, 2015, glazed earthenware and glass tiles, 37 x 9.8 x 11 in.
Sébastien Gouju Pélican, 2016, faience émaillée, 40 x 18 x 41,5 cm. Pelican, 2016, glazed earthenware, 15.7 x 7.1 x 16.3 in.
Annette Messager Fables et récits, 1991-2007, animaux en peluche et livres, 181 x 145 x 20 cm. Fables et récits, 1991-2007, stuffed animals and books, 71.3 x 57.1 x 7.9 in.
65
LD_0409_V2_XR_SH.indd 65
10/09/2018 12:51
66
se mettre « au service de la révolution », de combattre la fétichisation des œuvres d’art et le culte de l’artiste, à la fabrication d’objets humbles et anonymes. Dans l’exposition « La peinture au défi » qu’il organise en 1930, Louis Aragon oppose peinture et collage afin d’instruire « le procès de la personnalité ». Il en appelle à Lautréamont et à son projet d’une poésie « faite par tous. Non par un ». L’anonymat est encore celui auquel s’astreint René Magritte, adepte d’une peinture aussi impersonnelle, anonyme, que l’homme du commun auquel il s’identifie. Rien toutefois ne rapproche autant Jim Shaw du surréalisme que l’intérêt persistant qu’il a manifesté à l’endroit du rêve et de ses sortilèges. Dès les années 1970, pour Jonathan Borofsky et Susan Hiller, l’investigation du monde onirique avait constitué une échappatoire à la rationalité propre à l’épistémè moderniste. Dans leurs pas, Jim Shaw, au début des années 1990, entreprend d’enregistrer et de transposer graphiquement ses rêves. Rapidement, il réalise certains des objets apparus pendant son sommeil. Ce faisant, il accomplit un autre des grands projets surréalistes, visant à saper notre confiance dans l’objectivité du monde concret en introduisant dans le réel des objets apparus en rêve9. En 2013 était inaugurée la 55e Biennale de Venise. Son commissaire, Massimiliano Gioni, y rendait compte de la diffusion du surréalisme dans l’art contemporain. Au cœur de l’exposition, l’espace de l’ancienne corderie était symboliquement placé sous le « regard » d’André Breton lui-même, présent par l’intermédiaire de son masque de plâtre – une réalisation de René Iché datant des années 1950. Quelques salles plus loin était projeté The Trick Brain, un court-métrage réalisé par Ed Atkins
9. En 1935, dans les Cahiers d’art, André Breton revient sur ce « besoin de porter à l’existence réelle tel objet insolite aperçu en rêve.
De ce besoin part l’une des plus remarquables lignes de force du surréalisme ».
en 2013 à partir de photographies de l’« atelier » d’André Breton rue Fontaine. Le commissaire de la Biennale décrivait son intention de produire une exposition « à propos de la vision les yeux clos », renvoyant explicitement aux portraits des surréalistes, rassemblés autour du tableau de René Magritte en 192910. Leurs paupières closes disaient alors leur appel aux images nocturnes, aux mondes intérieurs du rêve et de l’inconscient, aux pratiques divinatoires ou shamaniques. Hommage à André Breton, à sa passion insatiable de collectionneur, à l’éclectisme apparent de ses choix, l’exposition vénitienne se voulait « palais encyclopédique ». Voulant faire de l’artiste un « médium », elle assumait l’héritage de la voyance, de « la bouche d’ombre » romantique qu’avait réhabilité le surréalisme. Massimiliano Gioni ne manquait pas de souligner la présence insistante, dans les œuvres des artistes exposés, des figures de poupées, de marionnettes, de mannequins qui avaient ponctué l’histoire du surréalisme. Un mois avant que la Biennale de Venise ne ferme ses portes, était inaugurée, le 30 octobre 2013 au Centre Pompidou, à Paris, une exposition consacrée à l’« objet surréaliste » dont j’assumais le commissariat. Elle retraçait l’invention, le devenir surréaliste, de ces deux « objets » inventés dix ans avant la fondation du mouvement : le mannequin de Giorgio De Chirico et le ready-made de Marcel Duchamp. Témoignant de l’actualité des questions qui avaient prévalu à l’invention de ces « objets surréalistes », Mona Hatoum, Théo Mercier, Mark Dion, Philippe Mayaux et Ed Ruscha livraient leur interprétation des objets de Marcel Duchamp ou d’Alberto Giacometti. Paul McCarthy, Arnaud Labelle-Rojoux et Cindy Sherman démontraient, eux, de quelle richesse était la postérité
10. Reproduction dans la revue La Révolution surréaliste, n° 12, p. 73.
Ailleurs, ici, partout : le surréalisme en héritage.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 66
10/09/2018 12:52
Susan Hiller, the investigation of the dream world had constituted an escape from the rationality specific to the modernist episteme. In their footsteps, at the beginning of the 1990s, Jim Shaw undertook to graphically record and transpose his dreams. He rapidly produced some of the objects that appeared while he slept. In so doing, he accomplished another of the great surrealist projects, aimed at undermining our trust in the objectivity of the palpable world by introducing the reality of objects that appeared in dreams.9 The 55th Venice Biennale was inaugurated in 2013. In it, the event’s artistic director, Massimiliano Gioni, recognised the dissemination of surrealism in contemporary art. Within the exhibition, the space of the former rope factory was symbolically placed under the “gaze” of André Breton himself, present through the intermediary of a plaster cast of his face – made by René Iché during the 1950s. In a few rooms further along, The Trick Brain was projected. This short film made by Ed Atkins in 2013 was based on photographs of Breton’s “studio” in rue Fontaine. Gioni described his intention of producing an exhibition “about seeing with closed eyes”, explicitly referring to the photomontage of portraits of the surrealists arranged around a painting by Magritte from 1929.10 At that time, their closed eyelids spoke of their call to nocturnal images, to the inner worlds of dreams and the unconscious, to divinatory or shamanist practices. A homage to Breton, to his insatiable collector’s passion and to the apparent eclecticism of his choices, the Venetian exhibition was meant to be an “encyclopaedic palace”. Wanting to make the artist a “medium”, it assumed the legacy of clairvoyance, of the Romantic “mouth of darkness” which surrealism had
9. In 1935, in the Cahiers d’art, André Breton returned to this “need to bring into real existence whatever unusual object glimpsed in dreams.
From this need, one of surrealism’s most remarkable driving forces stems.”
rehabilitated. Massimiliano Giono did not fail to emphasise the insistent presence, in the works by the exhibited artists, of dolls, puppets and mannequins that had punctuated the history of surrealism. One month before the Venice Biennale closed its doors, on 30 October 2013, an exhibition devoted to the “surrealist object”, which I curated, was inaugurated at the Centre Georges Pompidou in Paris. It retraced the invention, the surrealist evolution, of two “objects” invented ten years before the movement was founded: Giorgio de Chirico’s mannequin and Marcel Duchamp’s ready-made. Testifying to the current validity of the questions that had prevailed over the invention of these “surrealist objects”, Mona Hatoum, Théo Mercier, Mark Dion, Philippe Mayaux and Ed Ruscha offered their interpretation of the objects by Marcel Duchamp and Alberto Giacometti. Paul McCarthy, Arnaud Labelle-Rojoux and Cindy Sherman showed the richness of the heritage of Hans Bellmer’s dolls and de Chirico’s mannequins. Artworks by Gabriel Orozco, Robert Gober, Camille Henrot and Louise Bourgeois would also have their place amongst the objects by René Magritte, Oscar Domínguez and Salvador Dalí… Objectivism, inherited from modern and contemporary photographs, new and social realisms, and the onedimensionality of electronic images will not prevail over the more or less obscure back-worlds or the semantic labyrinths explored by surrealism. At the very moment that these lines appear on my computer screen, a Parisian gallery sets out to show the psychological resilience lurking within the work of art. To throw light on its demonstration, the What’s Up Doc exhibition at the New Galerie puts contemporary works alongside those by Hans Bellmer,
67
10. Reproduction in La Révolution surréaliste, no. 12, p. 73.
Elsewhere, here, everywhere: The legacy of surrealism.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 67
10/09/2018 12:52
68
des poupées de Hans Bellmer et des mannequins de Giorgio De Chirico. Les œuvres de Gabriel Orozco, de Robert Gober, de Camille Henrot ou de Louise Bourgeois auraient eu, elles aussi, leur place parmi les objets de René Magritte, d’Oscar Domínguez ou de Salvador Dalí… L’objectivisme, hérité des photographies modernes et contemporaines, les réalismes nouveaux ou socialistes, l’unidimensionnalité des images électroniques n’auront pas eu raison des arrière-mondes plus ou moins ténébreux, des labyrinthes sémantiques explorés par le surréalisme. À l’instant même où ces lignes se dessinent sur l’écran de mon ordinateur, une galerie parisienne s’emploie à démontrer la résilience psychologique tapie au
cœur de l’œuvre d’art. Pour éclairer sa démonstration, l’exposition « What’s Up Doc ? » de la New Galerie fait voisiner des œuvres contemporaines avec celles de Hans Bellmer, de Max Ernst, de Meret Oppenheim. Explorateur infatigable du sens latent des œuvres d’art, le surréalisme n’aura cessé d’apparaître comme un démultiplicateur de sens. Hier, il s’opposait à la réification que le modernisme imposait aux images. Aujourd’hui, il contredit la réduction sémantique que leur impose leur instrumentalisation documentaire. Contre la simplification des images de la consommation et de l’information, jamais le surréalisme, sa complexité et ses contradictions n’ont été à ce point nécessaires.
Didier Ottinger est directeur adjoint du Musée national d’art moderne, à Paris. Il a été commissaire de l’exposition « Le surréalisme et l’objet » en 2013 au Centre Georges Pompidou.
Ailleurs, ici, partout : le surréalisme en héritage.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 68
10/09/2018 12:52
Max Ernst and Meret Oppenheim. An indefatigable explorer of the latent meanings of artworks, surrealism will never cease to appear like a multiplier of meanings. Yesterday, it was opposed to the reification that modernism imposed on images. Today, it contradicts
the semantic reduction that their documentary exploitation imposes. To counter the simplification of the images of consumption and information, surrealism, its complexity and its contradictions, has never been more necessary.
Didier Ottinger is assistant director of the Musée national d’art moderne (Centre Georges Pompidou) in Paris. He curated the exhibition Le Surréalisme et l’objet in 2013.
69
Elsewhere, here, everywhere: The legacy of surrealism.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 69
10/09/2018 12:52
Le corps dans tous ses états. Par Fabienne Grasser-Fulchéri
70
La tentation est grande, quand il s’agit d’entamer l’analyse d’une collection particulière, de chercher la femme ou l’homme derrière les œuvres choisies, de déterminer un caractère, d’esquisser un portrait au risque de confondre choix esthétiques variés et nature profonde. Les uns peuvent résulter de l’autre, mais pas nécessairement. Lorsqu’il est question, qui plus est, d’aborder en quoi la relation au corps est particulièrement prégnante dans ce qui compose cette collection, cette tentation devient d’autant plus légitime que la représentation de la figure peut apparaître comme le reflet même du collectionneur. Dépassons néanmoins ce miroir aux alouettes pour tenter une autre hypothèse : celle d’une collection qui serait une œuvre en soi et dessinerait un corps autonome, composé de fragments mais formant un tout. L’œuvre d’Annette Messager (née en 1943 à Berck) intitulée La Main pourrait être le seuil de ce cheminement de pensée. La démarche même de cette immense plasticienne constitue une « métacollection », où elle endosse tous les rôles à la fois, celui de l’artiste, de la bricoleuse, de la femme pratique et, surtout, de la collectionneuse. Toute son œuvre se construit sur cette agrégation d’éléments parfois hétérogènes mais qui, au fil du temps, apparaissent d’une cohérence indiscutable. Par ailleurs, les installations d’Annette Messager sont souvent constituées de fragments de corps, de détails enchâssés dans des cadres qui, une fois juxtaposés et montrés dans leur ensemble, forment des corps hybrides. Cette prédilection pour le morcellement
de la figure se retrouve également dans le travail de Barthélémy Toguo (né en 1967 à M’Balmayo, au Cameroun). Si l’artiste s’exprime aussi bien dans des disciplines telles que la peinture, la sculpture, la performance ou la vidéo, le dessin demeure le médium le plus immédiatement en connexion avec son propre corps. Il n’est pas rare que celui-ci dessine directement avec ses doigts, sans recourir au moindre outil. Barthélémy Toguo dit d’ailleurs fréquemment du dessin qu’il est un véritable prolongement de son corps, en lien direct avec son cerveau et ses pensées. Il est le fruit d’une spontanéité sans filtre et sans repentir. L’aquarelle incarne parfaitement cette fluidité. Dans sa série Purification, le médium fait pour ainsi dire corps avec son sujet : l’encre et l’eau lavent littéralement les figures de leurs tourments et de leurs péchés. Les corps meurtris rejettent par jets de leurs orifices tous les fluides qui les composent. L’artiste modèle les volumes en créant des passages d’une forme à l’autre, d’un membre à l’autre, révélant parfois des mues où végétal et humain fusionnent pour former un tout. Véritables condensés d’émotions humaines, les créations de Barthélémy Toguo exaltent les forces vitales de la nature. Comme dans The Lovers in the Garden où plaisir et souffrance, vie et mort, sont indissociables. On poursuit cette plongée dans les entrailles du corps et de l’âme avec le travail de Javier Pérez (né en 1968 à Bilbao). Dans Pénitents, les personnages apparaissent comme des écorchés, en partie dépouillés de leur enveloppe corporelle. Cette réflexion profonde sur l’épiderme, sur la relation entre surface et viscères se développe quelques années plus tard dans la série Membranas. Composée d’encre et gouache sur intestin de porc, elle résulte d’une étrange alchimie entre des matières organiques réunies ici de façon inédite. Les motifs obtenus vont de l’évocation d’un bestiaire fabuleux à des herbiers insolites, en passant par de possibles références à
Le corps dans tous ses états.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 70
10/09/2018 12:52
The body from every angle. By Fabienne Grasser-Fulchéri
The piece by Annette Messager (born in 1943 in Berck) called La Main could be the threshold to this train of thought. This tremendous artist’s approach itself constitutes a “meta-collection”, in which Messager takes on all the roles at once, that of the artist, handywoman, practical woman, but above all the collector. Her whole oeuvre is built on this aggregation of sometimes heterogeneous elements but which, with passing time, take on an indisputable coherency. Moreover, Messager’s installations are often made up of body fragments, details embedded within frames, which, once they are juxtaposed and shown altogether, form hybrid bodies.
of Barthélémy Toguo (born in 1967 in M’Balmayo, Cameroon). Although this artist expresses himself equally well in disciplines such as painting, sculpture, performance art and video, drawing remains the medium the most immediately connected to his own body. It is not unusual that Toguo draws directly with his fingers without resorting to any tool. Moreover, he frequently says that drawing is a veritable extension of his body because it connects directly to his brain and his thoughts. It is the result of an unfiltered, unrepentant spontaneity. The watercolour medium perfectly embodies this fluidity. In his Purification series, the medium is one with the body, so to speak, of his subject: ink and water literally wash the figures clean of their torments and their sins. The bruised bodies reject, by spurts from their orifices, all the fluids of which they are composed. The artist shapes the volumes by creating passages from one form to another, one member to another, sometimes forming a moulting where plant and human fuse to form a whole. Veritable digests of human emotions, Toguo’s creations exalt the vital forces of nature. Like, for example, Lovers in the Garden, in which pleasure and suffering, life and death, are inseparable. We continue this plunge into the entrails of the body and the soul in the work of Javier Pérez (born in 1968 in Bilbao). In Penitentes, the figures seem as though they have been flayed, partially stripped of their earthly body. This profound reflection on the epidermis, on the relation between surface and viscera was further developed a few years later in the Membranas series. Composed of ink and gouache on pig intestines, it results from a strange chemistry between the organic materials here brought together in an unusual way. The motifs obtained range from the evocation of a fantastical bestiary to a curious herbarium, passing through possible references to the ink splotches of the Rorschach test.
This predilection for the dismemberment of the figure is also found in the work
Lastly, in Virgo Mater the figure of the pregnant Holy Virgin appears covered
There is a great temptation, when undertaking an analysis of a private collection, to look for the man or woman behind the selected works, to determine a character, to sketch a portrait at the risk of confusing diverse aesthetic choices and inner temperament. One can result from the other, but not necessarily. When it is a question, moreover, of broaching the way the relation to the body is particularly significant in the elements making up this collection, this temptation becomes even more legitimate because the representation of the figure may seem like the actual reflection of the collector. Let us nevertheless get beyond this lure to attempt another hypothesis: that of a collection which would be an artwork in itself and which would delineate an autonomous body, composed of fragments but forming a whole.
71
The body from every angle.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 71
10/09/2018 12:52
Barthélémy Toguo
Barthélémy Toguo
Purification XXV, 2010, aquarelle sur papier, 95,5 x 97,5 cm.
Purification XXIV, 2010, aquarelle sur papier, 95,5 x 97,5 cm.
Purification XXV, 2010, watercolour on paper, 37.6 x 38.4 in.
Purification XXIV, 2010, watercolour on paper, 37.6 x 38.4 in.
Elsa Sahal Sans titre, 2006, céramique, 60 × 50 × 50 cm. 72
LD_0409_V2_XR_SH.indd 72
Untitled, 2006, ceramic, 19.7 x 19.7 in.
10/09/2018 12:52
Robert Longo Sans titre (n°4), 2008, série The Balcony, fusain sur papier, 122 × 244 cm. Untitled (n°4), The Balcony series, charcoal on paper, 48 x 96.1 in.
Annette Messager La Main, 1991-2007, gouache et aquarelle sur photographie montée sur panneau, 81 x 49 cm. La Main, 1991-2007, gouache and watercolour on photograph laid on panel, 31.9 x 19.3 in.
73
LD_0409_V2_XR_SH.indd 73
10/09/2018 12:52
des taches d’encre du test de Rorschach. Dans Virgo Mater, la figure de la Vierge enceinte apparaît recouverte d’un voile qui, à la façon des drapés mouillés à l’antique, révèle tout autant qu’il dissimule son corps. Cette tunique réalisée à partir de boyaux de porc séchés, donc d’organes, devient la seconde peau de ce personnage fantomatique. Encore une fois Javier Pérez crée l’étrangeté en renversant l’ordre établi, en faisant remonter en surface ce qui est à l’intérieur et inversement – au-delà des apparences.
74
Créer ses propres règles, jouer avec les matières et les mots, c’est aussi l’univers de Lucie Picandet (née en 1982 à Paris). Le corps n’est plus seulement le véhicule de nos affects et de nos souffrances, il devient un monde. L’artiste plasticienne tisse souvent, à partir d’expériences personnelles, le fil d’une narration débridée. Elle invente des mots et leur définition qui ne sont pas sans évoquer certains protocoles surréalistes. Cette « inquiétante étrangeté » puise sa source à de multiples amours : littéraires, philosophiques, cinématographiques… Elle prend la forme de dessins, de sculptures, de poésies, mais aussi de vastes installations. Cette œuvre chorale s’apparente à une tour de Babel, dont seule Lucie Picandet peut en révéler le lien secret, l’unité. Ces créations à énigmes font écho au travail d’Henni Alftan (née en 1979 à Helsinki) qui déploie dans sa peinture les indices d’une fiction inconnue. Comme chez Lucie Picandet, le familier le dispute à l’incongru. Les corps évoluent dans un décor plus prosaïque : transport en commun, piscine… mais ils sont toujours fragmentaires. Les cadrages, proches de l’univers cinématographique, donnent à voir des détails en gros plan : des mains, des ongles… Rien qui ne renseigne sur l’identité des personnages. Le seul visage féminin représenté est masqué par l’ombre d’un profil qui semble masculin. En effet, rares sont dans les œuvres que nous avons croisées jusqu’à présent les corps clairement
sexués (si l’on excepte celui de la Vierge enfantée non pas par un corps mais par un esprit). Cette collection que nous essayons de cerner serait-elle l’image d’un corps morcelé, souvent sans tête et majoritairement sans visage identifié, un corps de chair identifiable par ses organes plus que par ses contours extérieurs, un corps asexué ? Pour Robert Longo (né en 1953 à New York), la question semble entendue, si l’on juge au premier abord le sujet dans sa crudité : le plan serré d’une poitrine aux formes généreuses. Le dessinateur réalise son œuvre avec la virtuosité et le rendu hyperréaliste qui le caractérisent. Cependant, le traitement abstrait qu’il lui confère infuse un doute et une ambiguïté sur la reconnaissance du sujet. Le corps est ici « réduit » à un détail, un attribut de séduction, mais il reste désincarné, quasi abstrait. Est-il possible de condenser dans une œuvre des intentions si antagonistes ? Le travail de céramique d’Elsa Sahal (née en 1975 à Bagnolet) donne à cette question une matérialité supplémentaire qui vient enrichir le propos. Ses petites figurines aux couleurs acidulées de l’enfance portent haut et fort l’étendard de leur sexe. Les organes génitaux ne sont pas traités comme des attributs, mais ils deviennent la personnalisation de leur sexe. Personnages à part entière, ils sont devenus le tout. L’artiste modèle avec une joyeuse liberté des créatures à la fois monstrueuses et séduisantes, repoussantes et fascinantes. Ce foisonnement d’êtres hybrides n’est pas sans écho avec l’œuvre de Frédérique Loutz (née en 1974 à Sarreguemines) qui, elle aussi, explore les frontières indécises de la corporéité. Dans sa série sur le pantin, la plasticienne épuise la figure du Jumping Jack, à l’origine un pantin articulé en carton ou en bois dont on actionnait les bras et les jambes grâce à une ficelle. Ce personnage généralement masculin représentait un arlequin aux motifs colorés. Frédérique Loutz détourne l’objet en déclinant de multiples associations.
Le corps dans tous ses états.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 74
10/09/2018 12:52
with a veil, which, like the wet drapery of classical antiquity, reveals her body as much as it hides it. This tunic produced from a pig’s dried entrails, hence from organs, becomes the second skin of this ghostly figure. Once again Javier Pérez creates strangeness by reversing the established order, by making what is inside rise to the surface and vice versa; beyond appearances. Creating one’s own rules and playing with materials and words also feature in the realms conjured by Lucie Picandet (born in 1982 in Paris). The body is no longer just the vehicle of our emotions and sufferings, it becomes a world. The young artist weaves the thread of an unbridled narrative, often based on personal experiences. She invents words and their definition, rather reminiscent of certain surrealist protocols. This “disturbing strangeness” draws its source from multiple passions: literary, philosophical, cinematographic… It takes the form of drawings, sculptures, poetry and huge installations. This choral oeuvre bears certain similarities to a Tower of Babel whose secret bond and unity can be revealed by Picandet alone. These mysterious creations echo the work of Henni Alftan (born in 1979 in Helsinki) who in his painting lays out the clues of an unknown fiction. As is the case with Lucie Picandet’s oeuvre, the familiar vies with the incongruous. Bodies move about in a more prosaic setting – public transport, a swimming pool – but are always fragmentary. Tight framing, similar to that in movies, captures details in close-up: hands, fingernails... Nothing that offers information about the figures’ identities. The only feminine face portrayed is masked by the shadow of a profile which seems masculine. In fact, in the works that we have encountered until now, there are very few bodies whose gender is clearly defined (if we exclude that of the Virgin Mary, whose child was conceived not by a body but by a spirit). Would this collection, which we have tried to determine since
the beginning of our journey, be the image of a dismembered body, often without a head and predominantly without an identified face, a body of flesh identifiable by its organs more than by its exterior contours, an asexual body? For Robert Longo (born in 1953 in New York), the question seems to have been heard, if we consider, at first glance, the subject in its bluntness: the tight, close-up shot of a chest with voluptuous forms. The artist produced this piece with his characteristic virtuosity and hyperrealist rendering. However, the abstract treatment he gives it infuses a doubt and an ambiguity when it comes to recognising the subject. The body is here “reduced” to a detail, an attribute of seduction, but it remains disembodied, almost abstract. Is it possible to condense such antagonistic intentions in a single artwork?
75
The ceramic work by Elsa Sahal (born in 1975 in Bagnolet) gives a supplementary materiality to this question, thereby further enriching it. Her small figurines in the ice cream colours of childhood hold high the banner of their gender. Genital organs are not treated like attributes but they become the personalisation of their gender. Figures in their own right, they have become Everything. Sahal shapes, with joyful freedom, creatures both monstrous and seductive, repulsive and fascinating. This profusion of hybrid beings somewhat recalls the work of Frédérique Loutz (born in 1974 in Sarreguemines), who also explores the unsettled boundaries of corporeity. In her series on the puppet, she exhausts the figure of Jumping Jack, originally an articulated cardboard or wooden puppet whose arms and legs were made to move by strings. This usually masculine character represented a harlequin with colourful patterns. The artist twists the object through a range of multiple associations. The figure’s torso is often reduced to the form of a heart to which several pairs of legs are
The body from every angle.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 75
10/09/2018 12:52
Françoise Pétrovitch Sans titre, 2013, lavis d’encre sur papier, 60 × 80 cm. Untitled, 2013, ink wash on paper, 23.6 x 31.5 in.
Frédérique Loutz De gauche à droite : Sans titre (Jambes 5), Sans titre (Pantin 2), Sans titre (Pantin 5). 2012, technique mixte, 29,7 × 21 cm chaque. Left to right: Untitled (Jambes 5), Untitled (Pantin 2), Untitled (Pantin 5), 2012, mixed media, each 11.7 x 8.3 in. 76
LD_0409_V2_XR_SH.indd 76
10/09/2018 12:52
Javier PĂŠrez De gauche Ă droite, de haut en bas : Membranas II, Membranas III, Membranas V, Membranas IX, 2013, encre, gouache sur intestin de porc, 50 x 50 cm chaque. Clockwise from top left: Membranas II, Membranas III, Membranas V, Membranas IX, 2013, ink, gouache on pig intestines, each 19.7 x 19.7 in.
77
LD_0409_V2_XR_SH.indd 77
10/09/2018 12:52
Son tronc se réduit souvent à la forme d’un cœur sur lequel sont fixées plusieurs paires de jambes. Ce « cœur-pantin » n’a ni tête, ni bras, mais il jongle parfois avec des globes oculaires et croque la vie à pleines dents dans un sourire grimaçant. Cet univers loufoque et poétique foisonne de références au cirque, à la commedia dell’arte… Les œuvres de Frédérique Loutz fonctionnent un peu à la manière des images d’Épinal, comme un jeu de devinettes formelles de couleurs vives qui dessinent un monde têtebêche, sens dessus dessous. On peut les lire de façon candide et enfantine, ou en accepter la cruauté sous-jacente.
78
La solution résiderait-elle dans les méandres des souvenirs de l’enfance ? Ce n’est sans doute pas un hasard si la collection de Laurent Dumas regorge de dessins de Françoise Pétrovitch (née en 1964 à Chambéry). Le dessin encore : médium de prédilection de l’enfance, premier contact avec une pratique artistique, dessiner un bonhomme, un corps… Les personnages qui peuplent les œuvres de Françoise Pétrovitch sont souvent des enfants. Dans la série des dessins au lavis d’encre, ils sont accompagnés de peluches ou de jouets plus ou moins
effrayants. Ces objets à la taille parfois disproportionnée apparaissent en miroir comme des doubles ambivalents. Mais que nous disent ces scènes sur le caractère des individus représentés ? Dressent-elles des portraits ? L’artiste a coutume de dire, quand on l’interroge sur les êtres qu’elle dessine ou peint, que ce sont des personnages secondaires. C’est-à-dire qu’on ne les remarque pas, ce ne sont pas des figures d’autorité, ils n’ont pas de statut social particulier, si ce n’est parfois l’image de la marque qu’ils arborent sur leur vêtement… Ils ont le visage mouvant des êtres en devenir ; ils sont aussi multiples que les masques avec lesquels ils s’amusent. Si, au terme de ce cheminement, on considère que la collection de Laurent Dumas constitue bien par son ensemble un corps, on reconnaîtra avant tout son ambivalence et son aspect protéiforme. Ce corps souvent porté par la technique très libre du dessin, par la fluidité des matériaux, échappe à la rigidification du temps. En perpétuelle transformation, il résiste à l’élaboration d’un quelconque carcan qui tenterait de le circonscrire dans une forme donnée.
Fabienne Grasser-Fulchéri est directrice de l’Espace de l’art concret de Mouans-Sartoux (Alpes-Maritimes) depuis 2010. En 2003, elle a été commissaire adjointe du Printemps de septembre, à Toulouse.
Le corps dans tous ses états.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 78
10/09/2018 12:53
attached. This heart-puppet has neither head nor arms but it sometimes juggles with eyeballs and embraces life to the fullest with a grimacing smile. This zany and poetic world abounds with references to the circus and commedia dell’arte. Loutz’s works function a little like the famous Épinal prints, like a brightly-coloured game of formal riddles which forms a head-to-tail world, upside down. We can interpret them in a candid and childlike way or accept their underlying cruelty. Does the solution reside in the twists and turns of childhood memories? It is probably no accident that Laurent Dumas’s collection abounds with drawings by Françoise Pétrovitch (born in 1964 in Chambéry).. Drawing yet again: the favourite medium of childhood, the first contact with an artistic practice, drawing a man, a body… The figures that fill Pétrovitch’s works are often children. In the series of ink wash drawings, they are accompanied by cuddly toys or playthings that frequently seem frightening. These objects, which sometimes have a disproportionate size, mirror the
children like ambivalent doubles. But what do these scenes tell us about the character of the individuals portrayed? Are they portraits? When asked about these beings that she draws or paints, Pétrovitch customarily says that they are peripheral characters. Which is to say that we don’t notice them, they are not authority figures, they have no particular social status, unless it is sometimes the image of the brand they show on their clothes… They have the moving faces of beings in the process of becoming, they are as multiple as the masks with which they are amusing themselves. Although at the end of this journey we consider that Laurent Dumas’s collection in its entirety indeed constitutes a body, above all we recognise its ambivalence and its protean aspect. This body often borne along by the highly free technique of drawing and by the fluidity of materials escapes the rigidification of time. In perpetual transformation, it resists the development of any constraint that would attempt to circumscribe it in a given form.
79
Fabienne Grasser-Fulchéri has been the director of the Espace d’art concret in Mouans-Sartoux since 2010. In 2003, she was assistant curator of the Printemps de septembre festival in Toulouse.
The body from every angle.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 79
10/09/2018 12:53
Arrivés de toujours. Par Gaël Charbau
80
Au début des années 2000, les jeunes artistes qui désiraient faire connaître leur travail et qui espéraient l’exposer avaient encore peu de choix. En dehors des expositions organisées par les collectifs de créateurs, ils pouvaient arpenter les galeries d’art et soumettre leur production aux personnes qui voulaient bien les recevoir, ou attendre en priant l’arrivée d’un « messie » dans leur atelier. Ces hypothétiques visiteurs (commissaires, critiques d’art, galeristes ou conservateurs) étaient souvent envoyés par un autre artiste, plus confirmé et généralement enseignant dans une école d’art, leur recommandant d’aller jeter un œil sur des travaux qu’il jugeait prometteurs. Ce système était fondé sur le bouche-à-oreille, sur la transmission de découvertes esthétiques et de valeurs artistiques implicitement partagées. Il n’a pas totalement disparu aujourd’hui, mais il a été largement supplanté par une forme de « démocratisation » de cet accès à un début de notoriété : l’explosion des prix, des bourses et autres salons fonctionnant sur le principe de l’appel à candidatures, est sans aucun doute la voie la plus prisée et la plus efficace pour espérer se faire connaître de nos jours. Leur multiplication a opéré un véritable raccourci entre l’atelier des artistes émergents et le regard des professionnels, sans véritablement escamoter la nécessaire cooptation critique et le principe des recommandations
1. Cf. « Voyageurs », texte d’introduction à l’exposition éponyme, bourse Révélations Emerige, 2014.
d’antan, mais en élargissant le champ des découvertes qui laisse désormais une place égale à des artistes que l’on pourrait qualifier « d’inattendus », pour ne pas appartenir obligatoirement à un groupe esthétique ou à une filiation artistique. Ces « concours », portés par des initiatives privées, organisés par des institutions, ou encore dans une forme de partenariat public/privé, ont largement contribué à la valorisation de la scène artistique émergente. Par ailleurs, la généralisation de l’utilisation d’Internet et la possibilité offerte aux artistes de s’afficher quasi gratuitement au plus grand nombre, d’abord via leur propre site, puis, depuis 2007, via l’utilisation des réseaux sociaux, ont contribué à modifier la traditionnelle visite d’atelier, qui n’apparaît plus comme le lieu de la découverte, mais comme un espace de confirmation ou de validation d’un intérêt déjà porté. Dans de nombreux cas, cette visite a même totalement disparu, puisque rares sont les artistes émergents jouissant d’un véritable atelier dans la durée. Ils apparaissent bien plus comme des « voyageurs définitifs1 », électrons libres entre deux résidences, entre leurs différentes opportunités de carrière, cherchant à trouver leur chemin dans les méandres du marché, sautant d’un lieu de production à un autre en fonction de la pression immobilière, jusqu’à faire parfois de ce mouvement permanent une constante du travail artistique : « L’artiste, c’est celui qui navigue à travers les signes, et relie un signe à un autre… L’essentiel de ce qu’il produit, c’est ce parcours lui-même2 . » Cartographier, classifier cette scène contemporaine émergente relève de la gageure. Toutes les esthétiques que l’on y découvre étant défendues par des critiques, des
2. Extrait de l’entretien de Nicolas Bourriaud avec Anne Dubos, en 2010.
Arrivés de toujours.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 80
10/09/2018 12:53
Long-standing arrivals. By Gaël Charbau At the beginning of the 2000s, young artists who wanted to get their work known and who hoped to exhibit it still had relatively little choice in their approach. Apart from exhibitions organised by artists’ collectives, they could stride along to art galleries and submit their work to anyone willing to look at it, or wait while praying for the arrival of a “messiah” in their studios. These hypothetical visitors (exhibition organisers, art critics, dealers or curators) were often sent by another artist, more well-established and generally teaching in an art school, who recommended that they go and cast their eyes over the work, which the aforementioned artist considered promising. This system was based on word-of-mouth, the passing on of aesthetic discoveries and implicitly shared artistic values. It has not entirely disappeared today, but has largely been supplanted by a form of “democratisation” to accessing the start of an art world career. There has been a dramatic rise in awards, grants and diverse salons that function on a portfolio submissions principle, and the latter is now without a doubt the most popular and effective path by which artists hope to make themselves known. This increase has brought about a genuine shortcut between the studios of emerging artists and the gaze of professionals, without really making the necessary co-optation of critics and the recommendation principle
1. See the text “Voyageurs”, introduction to the eponymous exhibition, Emerige Revelations Grant, 2014.
of the past vanish, but by expanding the field of discoveries on a much larger scale, which now leaves an equal place to artists we could describe as “unexpected”, not necessarily belonging to an aesthetic group or artistic heritage. These “competitions”, underwritten by private initiatives, organised by institutions, or arranged in a form of public/private partnership, have largely contributed to the development and increased prestige of the emerging artistic scene. Elsewhere, the generalised use of the Internet and the possibility for artists to present their works almost free of charge to the greatest number, firstly via their own websites, then, since 2007, by using social networks, has contributed to rapidly modifying the traditional “studio visit”, which no longer seems like the place of discovery, but like a space of confirmation or validation of an interest already shown.
81
In many cases, the visit has even totally disappeared, since it is rare that emerging artists have access to a real studio over a long period. They seem more like “definitive travellers”,1 free radicals between two residencies, between their different career opportunities, trying to find their way in the twists and turns of the market, jumping from one production site to another depending on the pressures of the real estate market, until sometimes making this constant motion an abiding feature of their artistic work: “The artist is he who navigates through signs, he who links a sign to another. The essential element of what he produces is the path itself.”2 To chart and classify this emerging contemporary scene is a seemingly impossible task. As all the aesthetics found within it are championed by critics, dealers, institution directors, curators and collectors, whose reputation is established on a local or international
2. Nicolas Bourriaud, interview with Anne Dubos (2010) http://www. littleheartmovement. org/?p=152.
Long-standing arrivals.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 81
10/09/2018 12:53
Louis-Cyprien Rials Théorie de la terre creuse, 2014, impression pigmentaire sur papier Hanemüle, 110 × 220 cm. Theorie de la terre creuse, 2014, pigment print on Hahnemühle paper, 43.3 x 86.6 in.
Laetitia de Chocqueuse Histoire géographique, 2014, bois, métal, bougies, 85 x 50 x 50 cm. Histoire géographique, 2014, wood, metal, candles, 33.5 x 19.7 x 19.7 in. 82
LD_0409_V2_XR_SH.indd 82
10/09/2018 12:53
Jennyfer Grassi Fitzcarraldo, 2013, peinture sur toile (triptyque), 195 x 390 cm. Fitzcarraldo, 2013, oil on canvas (triptych), 76.8 x 153.5 in.
Henni Alftan Rush hour, 2014, huile sur toile, 60 x 81 cm. Rush hour, 2014, oil on canvas, 23.6 x 31.9 in.
83
LD_0409_V2_XR_SH.indd 83
10/09/2018 12:54
84
galeristes, des directeurs d’institution, des commissaires ou des collectionneurs, dont la réputation est établie sur une scène locale ou internationale, elles finissent par toutes cohabiter. C’est le même phénomène que l’on observe de l’autre côté de ce territoire de l’art, dans les grands rassemblements internationaux, en particulier les foires, où le plus conceptuel côtoie le plus aguicheur, où le plus codé s’affiche au côté du plus universel, où ce que certains jugeront du plus mauvais goût s’affiche à égale distance de regard du plus subtil. Mais on trouvera rarement deux personnes pour lesquelles ce « pire » et ce « meilleur » seraient parfaitement identiques. L’art du présent est construit sur un compromis déstabilisant pour ses détracteurs, qui aimeraient pouvoir coller une seule et même étiquette sur cet apparent capharnaüm. Malheureusement pour eux, ce chaos de styles, de médiums et de figures ne peut être attrapé en entier par aucun bout, puisqu’il est au moins aussi complexe que le monde dans lequel nous vivons et qui le nourrit sans cesse. Chercher une quelconque logique, une indiscutable théorie esthétique qui opérerait un tri radical – comme les nombreux manifestes qui ont éclairé le XXe siècle ont pu essayer de le faire –, ne recouvre plus qu’une infime partie de l’art du présent, une probabilité parmi toutes les autres dans cette cohabitation horizontale des possibles. Dans l’ensemble des programmes, celui qui semble tenir au-delà des contingences a peut-être été exprimé par Marcel Duchamp : « Je crois qu’aujourd’hui, plus que jamais, l’artiste a cette mission para-religieuse à remplir : maintenir allumée la flamme d’une vision
3. Extrait de l’allocution (en anglais) « Bête comme un peintre », prononcée par Marcel Duchamp lors d’un colloque organisé à l’université Hofstra de Long Island, le 13 mai 1960. Cité dans l’ouvrage Duchamp du signe. Écrits, Paris: Colmarien, 1975.
intérieure dont l’œuvre d’art semble être la traduction la plus fidèle pour le profane3. » Dans cet environnement anastyle4, où seule la flamme d’une vision intérieure guide les artistes, l’idée de « nouveauté » a disparu, et il faut probablement s’en réjouir. Sans hiérarchie, la coexistence des pratiques est la règle parmi la jeune génération et, contrairement à ses aînés, elle ne cherche guère en réalité à se faire connaître par un effet d’esthétique publicitaire, un quelconque « coup » artistique qui agirait comme un éphémère pavé jeté dans la mare. C’est même tout le contraire que l’on peut observer. Ainsi la peinture figurative et narrative pratiquée par Apolonia Sokol, Jennyfer Grassi ou Henni Alftan côtoie-t-elle une forme de renouveau de la recherche photographique pratiquée par Alice Guittard, Baptiste Rabichon ou Raphaëlle Peria. Les installations brutales et poétiques de Vivien Roubaud rencontrent un succès inattendu auprès des collectionneurs, dans cette famille esthétique où l’artiste semble plus proche de l’expérimentateur et du savant fou – l’œuvre n’étant que la partie visible d’un procédé complexe –, comme lorsque Fabien Léaustic construit des sculptures monolithiques avec du phytoplancton. À côté de ces pratiques cohabitent les œuvres des artistes engagés dans des combats géopolitiques : on songe aux voyages de Louis-Cyprien Rials ou aux expériences, à la fois sociologiques et oniriques, que Mali Arun parvient à articuler dans ses films. Tous déploient une œuvre singulière, où l’écriture et le style sont aisément identifiables. Mais, à nouveau, aucune cohérence de groupe ne semble être
4. Néologisme qui pourrait correspondre à l’actuelle anarchie des styles.
Arrivés de toujours.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 84
10/09/2018 12:54
scene, these aesthetics end up cohabitating. The same phenomenon can be seen on the other side of this art domain, in major international gatherings, especially at fairs, where the most conceptual rubs shoulders with the most tantalising, where the most coded is shown alongside the most universal, where what some would consider the worst bad taste has equal standing with the subtlest. But it would be rare to find two people for whom this “worst” and “best” would be perfectly identical. The art of the present is built on a compromise that is destabilising for its detractors, who would love to be able to stick one and the same label on this apparent shambles. Unfortunately for them, this chaos of styles, mediums and figures cannot be grabbed in its entirety from either end, because it is at least as complex as the world we live in and which constantly nourishes it. To look for some logic or other, an indisputable aesthetic theory that would bring about a radical sorting – like the many manifestos that illuminated the twentieth century attempted to do – would cover only a tiny part of the art of the present, a probability among all the others, in this horizontal cohabitation of possibilities. In all the programmes, that which seems to hold true beyond contingencies was perhaps expressed by Duchamp: “I believe that today, more than ever before, the artist has a parareligious mission to fulfil: to keep lit the flame of an inner vision of which the work of art seems to be the closet translation for the layman.”3 In this anastyle4 environment, where only the flame of an inner vision guides artists, the idea of the “new” has disappeared,
3. Excerpt from the speech (in English) “Stupid as a Painter” given by Marcel Duchamp during a symposium organised at Hofstra University on
13 May 1960. Mentioned in Duchamp du signe. Écrits, Paris: Flammarion, 1975.
and we should probably be thrilled about this. Without hierarchy, the coexistence of practices is the rule among the upand-coming generation and, unlike their elders, few among them actually try to make themselves known through a promotional aesthetic, some artistic “coup” that would act like an ephemeral cat among the pigeons. In fact, what we can observe is the total opposite. Hence, the figurative and narrative painting practised by Apolonia Sokol, Jennyfer Grassi and Henni Alftan rubs shoulders with a form of the renewal of photographic research practised by Alice Guittard, Baptiste Rabichon and Raphaëlle Peria. The brutal and poetic installations of Vivien Roubaud encounter an unexpected success with collectors, in this aesthetic family where the artist seems closer to an experimenter and mad scientist – the artwork being only the visible part of a complex process – like when Fabien Léaustic constructs monolithic sculptures from phytoplankton. Alongside these practices cohabit works by artists committed to geopolitical battles: we think of the travels of Louis-Cyprien Rials or of the experiments, both sociological and dreamlike, which Mali Arun manages to express in her films. All these artists offer singular artworks, whose character and style are easily identifiable. But, once again, no collective consistency seems to be the subject of this new generation: Lucie Picandet’s masterful watercolours, kinds of psychoanalytical sheets involving language, image and thought, at first glance have nothing in common with Loup Sarion’s strange and striking sculptures, nor with the sampling carried out on the monuments of major places full of history imagined by Ugo Schiavi. And yet, with each of these creators, intense
85
4. Neologism that could correspond to the current anarchy of styles.
Long-standing arrivals.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 85
10/09/2018 12:54
Lucie Picandet Nexus 4. Celui que je suis. Paysages intérieurs 2.4, 2017, aquarelle sur papier, 134,5 x 194 cm. Nexus 4. Celui que je suis. Paysages intérieurs 2.4, 2017, watercolour on paper, 53 x 76.4 in.
Vivien Roubaud Gonflable, contrepoids, transmission scooter électrique, lustres à pampilles, collecteur tournant, chaîne de moto, quatorze mille litres d’air, 2015, diam. 3 m. Inflatable ball, counterweight, electric scooter engine, chandelier, slip ring, motorcycle chain, 4,000 litres of air, 2015, diam. 9.8 feet. 86
LD_0409_V2_XR_SH.indd 86
10/09/2018 12:54
Raphaëlle Peria De gauche à droite : Les Gardiens #1, Les Gardiens #5, 2016, grattage sur photographie, 60 x 45 cm. Left to right: Les Gardiens #1, Les Gardiens #5, 2016, scratched photographs, 23.6 x 17.7 in.
Alice Guittard Anatomie de l’errance, 2017, émulsion photosensible sur marbre et éléments minéraux, 21 éléments, dimensions variables. Anatomie de l’errance, 2017, photosensitive emulsion on marble and stone fragments, 21 elements, various dimensions. 87
LD_0409_V2_XR_SH.indd 87
10/09/2018 12:54
le sujet de cette nouvelle génération. Les aquarelles virtuoses de Lucie Picandet, sorte de feuilletons psychanalytiques qui intriquent le langage, l’image et la pensée, n’ont a priori rien à voir avec les étranges sculptures saisissantes de Loup Sarion, ni avec les prélèvements opérés sur les monuments des grandes places chargées d’histoire imaginés par Ugo Schiavi. Pourtant, chez chacun de ces créateurs, l’intensité du travail, l’engagement, l’« anomalie » assumée de leur vie destinée à l’art, dans ce monde fait de normes et de préjugés, est l’élément unificateur.
88
Cette génération talentueuse, qui semble pousser comme sur des coïncidences, fait aussi surgir des étoiles filantes. Venu de nulle part, en tout cas pas d’une école d’art, Edgar Sarin a opéré, au fil de quelques expositions, une forme de synthèse de nombreux courants qui cohabitent à égalité désormais dans l’esthétique contemporaine pour esquisser son possible devenir. Mêlant l’installation, le récit personnel, la musique ou la performance à des formes hyper « classiques » comme l’objet-tableau, l’écriture ou la sculpture, Edgar Sarin cherche en permanence à imbriquer sa propre vie, son propre temps de présence au monde à celui du spectateur ou du collectionneur, dans une forme d’écologie faisant de l’expérience artistique un modèle d’existence dans lequel notre participation active, notre croyance
– osons le mot – est indispensable. Avec ses œuvres qui semblent prolonger les fulgurances de Joseph Beuys ou de Bas Jan Ader, le jeune artiste a réussi l’exploit d’entrer dans la prestigieuse galerie Konrad Fischer, à Berlin, en plus d’avoir rejoint la galerie Michel Rein, à Paris. C’est une autre caractéristique de cette jeune scène française, qui n’est plus dopée aux subventions nationales et qui sait que, pour réussir, la reconnaissance passera par le franchissement des frontières, avec pour passeport leur seul destin de voyageurs. Les influences de ces nouveaux talents sont souvent ellesmêmes un savant mélange d’artistes internationaux et hexagonaux dont la reconnaissance n’est pas toujours actée par le marché, preuve que le renouveau du regard sur l’art du passé passe avant tout par sa validité auprès des scènes qui lui succèdent. Ainsi voyons-nous sortir de terre, dans un environnement qui glorifie à la surface le self-achievement, l’hypervisibilité et la réussite financière, une nouvelle mésologie de notre relation aux œuvres portée par cette génération à laquelle on reproche trop souvent de travailler à ce qui a déjà été fait. Mais c’est justement en « refaisant » sans cesse que ces artistes perpétuent le mystère esthétique qui rebat les cartes : gardant toujours un coup d’avance, ils résistent au présent qui toujours les consomme, les digère, puis les oublie.
Gaël Charbau est commissaire d’exposition et critique d’art indépendant. En 2014, il a créé, avec Laurent Dumas, la bourse Révélations Emerige, destinée à soutenir les artistes émergents travaillant en France.
Arrivés de toujours.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 88
10/09/2018 12:54
work, commitment and the accepted “anomaly” of their life destined for art, in this world made of norms and prejudices, are the unifying elements. This talented generation, which seems to grow from coincidences, also makes shooting stars suddenly appear. From out of nowhere, or at least not from any art school, the young artist Edgar Sarin has effected, through several exhibitions, a kind of synthesis of the many trends that now cohabit on equal terms in the contemporary aesthetic, and sketched what it may become. Combining installations, personal tales, music and performances with ultra-classical forms such as the painting-object, writing and sculpture, Sarin constantly tries to interweave his own life, his own time of presence in the world with that of the spectator or collector, in a form of ecology making the artistic experience a model of existence in which our active participation, our belief – let’s dare use the word – is indispensable. With his works, which seem to extend the brilliant intensity of Joseph Beuys or Bas Jan Ader, the young artist has managed the feat of a solo exhibition at the prestigious Konrad Fischer Galerie in Germany, as well as
having joined, in the same year, the artists represented by the Galerie Michel Rein in Paris. This is another characteristic of the young French arts scene, which is no longer boosted by national grants and which knows that, to be successful, recognition will come via the crossing of boundaries, with only their “travellers’” destiny as a passport. The influences of these new artists are themselves often a highbrow mix of international and French artists whose recognition is not always officially endorsed by the market, proof that the renewal of the gaze on the art of the past happens above all through its validity within the art scenes that follow it. Hence, we see emerging, in an environment that, on the surface, glorifies self-achievement, hypervisibility and financial success, a new ecology of our relationship to artworks borne by this generation, which is too often reproached for working on what has already been done. But it is precisely through constantly “redoing” that these artists perpetuate the aesthetic mystery which reshuffles the deck: always keeping one move ahead, they resist the present that always consumes, digests and then forgets them.
89
Gaël Charbau is an independent curator and art critic. In 2014 launched, with Laurent Dumas, the Emerige Revelations Grant aimed at supporting emerging artists working in France.
Long-standing arrivals.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 89
10/09/2018 12:54
LD_0409_V2_XR_SH.indd 90
10/09/2018 12:54
Jean-Michel Alberola 91
L’imprévisible The unforeseeable
Né en 1953 à Saïda (Algérie), vit et travaille à Paris. Born in 1953 in Saïda (Algeria), lives and works in Paris.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 91
10/09/2018 12:54
Jean-Michel Alberola. Par Rebecca Lamarche-Vadel
92
Jean-Michel Alberola dessine un labyrinthe de peintures, d’estampes, de néons et de publications, qui se construit de tracés sinueux, d’embranchements et d’impasses. L’œuvre est un jeu de piste, qui dure depuis le début des années 1980, un dédale dont les chemins sont ceux de la correspondance. Jean-Michel Alberola met en lien, il se pose lui-même à l’intérieur du temps. À l’image d’un Titien qui vagabonde librement dans l’histoire du monde et de ses signes, il n’établit pas de hiérarchie ; à l’image de l’Ulysse de James Joyce, il prend tous les détails, tous les riens du tout. Son œuvre convoque indifféremment Le Massacre des innocents de Nicolas Poussin, Les Casseurs de pierres de Gustave Courbet ; elle appelle Diego Vélasquez, Kasimir Malevitch, Giotto ; elle convie Barnett Newman – une histoire de la peinture qui, de l’aveu de l’artiste, s’avère lourde à porter. On retrouve aussi chez lui la pensée de Joseph Beuys, l’héritage de Marcel Duchamp et de Marcel Broodthaers. Le très vaste labyrinthe de Jean-Michel Alberola se construit aussi par les saillies de la littérature, du cinéma, qui n’ont de cesse d’irriguer sa recherche. Il s’agit d’« inventer quelque chose de connu », de cartographier de possibles repères, de trouver peut-être le rebond des signes (des sens ?) dans la trajectoire historique des hommes. L’artiste convie à une traversée des territoires, à la manière d’un récit d’aventure de Robert Louis Stevenson. Contre la glaciation de la
pensée, il se fait arpenteur d’intervalles. Il multiplie les points de vue, les possibles, il dessine un lieu où rien n’est univoque, où tout est en bifurcation permanente, en échappant à toute systématisation. La démarche n’est pas sans rappeler l’œuvre du géographe anarchiste et libertaire Élisée Reclus, qui proclamait : « Le savant du jour n’est que l’ignorant du lendemain », et qui, dans la seconde moitié du XIXe siècle, se livrait à un inventaire des formes du monde, tentant d’y déceler les leçons pour une société d’équilibre, une géo-poésie inspirée de l’harmonie qu’il trouvait dans le cosmos. « Les artistes perçoivent des points lumineux et en formulent des choses obscures, il ne s’agit que d’avoir la conscience claire. » La conscience claire, cette vigilance, cette attention renouvelée aux détails, cette distance nécessaire aussi, ne peuvent se comprendre chez Jean-Michel Alberola sans évoquer la série de peintures du Roi de rien. Débutée en 2001, elle représente une figure masculine non identifiable, répétée d’une toile à l’autre. Le Roi de rien, c’est celui qui n’a pas de sujets, c’est aussi celui qui, d’une peinture à l’autre, se morcelle, se fragmente, dont le corps se disloque inexorablement vers le rien. Les occurrences de cette figure semblent ponctuer le rythme d’une lassitude : comment venir à bout, épuiser un personnage qui résiste, qui ne disparaît pas ? Dans le dédale de l’Histoire, Jean-Michel Alberola interroge ce qu’on fait du passé, ce qu’on en garde, ce qu’on en laisse, à la manière d’un Walter Benjamin qui réfléchit sur la responsabilité des vivants. Qu’est-ce qui fait héritage ? « Cette masse de vivants et de morts nous protège, nous permet l’échange. Elle est visible et invisible, comme une icône1» , déclare l’artiste. Pour parler du Roi de rien, il évoque l’ethnologue Pierre Clastres et son étude des sociétés amérindiennes, ces
1. Jean-Michel Alberola, Le Seul État de mes idées, éd. Ereme, 2006.
Jean-Michel Alberola
LD_0409_V2_XR_SH.indd 92
10/09/2018 12:54
Jean-Michel Alberola. By Rebecca Lamarche-Vadel Jean-Michel Alberola forms a labyrinth of paintings, etchings, neon works and publications that are built from sinuous lines, branches and cul-de-sacs. The oeuvre is a treasure hunt that has lasted since the beginning of the 1980s, a maze whose paths are those of connection; Alberola links together, he places himself inside time. Like a Titian who freely roams in the history of the world and its signs, Alberola doesn’t establish a hierarchy. Like Ulysses by James Joyce, the artist captures all the details, all the little nothings. His oeuvre indiscriminately summons The Massacre of the Innocents by Poussin, The Stone Breakers by Courbet, it calls upon Velázquez, Malevich, Giotto, and invites along Barnett Newman; a history of painting that, as the artist admits, is a heavy load to bear. In his work, we also find the thinking of Joseph Beuys, the heritage of Duchamp and Broodthaers. Alberola’s very vast labyrinth is also built upon protrusions from literature and cinema, which have constantly fed into the artist’s research. It is a question of “inventing something known”, of mapping possible markers, of perhaps finding the recurrence of signs (meanings?) in the historic trajectory of mankind. He invites us to traverse territories like in an adventure tale by Robert Louis Stevenson. The artist turns himself into a surveyor of intervals to counter the glaciation of thought. By eluding all systematisation, Alberola multiplies viewpoints, possibilities, depicts a place where
1. Jean-Michel Alberola, Le Seul État de mes idées, Paris: Ereme, 2006.
nothing is equivocal, where everything is permanently bifurcating. This approach is somewhat reminiscent of the work of the anarchist and libertarian geographer Elisée Reclus, who proclaimed “The scientist of the moment is but the ignoramus of tomorrow”, and who, in the second half of the twentieth century, dedicated himself to establishing an inventory of the world’s forms, trying to detect in it the lessons for a balanced society, a geo-poetry inspired by the harmony he found in the cosmos. “Artists perceive luminous points and formulate obscure things with them; it is merely a matter of having a clear conscience1.” A clear conscience, this vigilance, this renewed attention to detail, this necessary distance as well, cannot be understood in Alberola’s work without evoking the Roi de rien (King of Nothing) series of paintings. Started in 2001, it portrays an unidentifiable masculine figure, repeated from one painting to another. The King of Nothing is he who has no subjects – it is also he who, from one painting to another, becomes dismembered, fragmented, whose body inexorably dislocates towards nothing. The instances of this figure in Alberola’s work seem to punctuate the rhythm of a lassitude: how to reach the end, to exhaust a character who resists, who doesn’t disappear? In the twists and turns of history, Alberola questions what we do with the past, what we keep of it, what we leave behind, like a Walter Benjamin who wonders about the responsibility of the living. What makes heritage? “This mass of the living and the dead protect us, allow us to share. It is visible and invisible, like an icon.”
93
To speak of the Roi du rien, the artist evokes Pierre Clastres and his fieldwork among Amerindian societies, these societies without faith, law, or king. “The question of power is the only response”,
All further quotations are from this publication.
Jean-Michel Alberola
LD_0409_V2_XR_SH.indd 93
10/09/2018 12:54
sociétés sans foi, sans loi, sans roi. « La question du pouvoir est la seule réponse », dit encore Jean-Michel Alberola, que l’interrogation la plus vieille du monde, celle de l’autorité, de la coercition, de l’asservissement obsède. Le Discours de la servitude volontaire d’Étienne de La Boétie l’accompagne pour tenter de saisir les logiques insidieuses de l’écriture de la soumission, et ce pouvoir collectivement conféré au roi de rien. Son œuvre nous adresse certains paradoxes, mais vit aussi de l’idée qu’il doit bien y avoir, quelque part, une sortie à notre labyrinthe.
94
Ces paradoxes mentaux prennent la forme de slogans, de rébus, de tankas, de haïkus, de figures – une géographie en forme d’archipel, une pensée du tremblement, un métissage irrésolu si cher à l’écrivain Édouard Glissant. Jean-Michel Alberola depuis toujours se plonge dans l’énigme de ce qui relie, de ce qui pose chacun d’entre nous au centre de connexions, de contradictions, entre agitation du passé, du moment, de l’espace, ce qui nous fixe dans un déplacement permanent. Fin des opérations dans ces connexions, en déclinant l’architecture d’une pensée, alors que les yeux de la figure sont voilés, disparus, effacés. L’œuvre suggérait-elle que la réponse est ailleurs que dans le rétinien ? Qu’il serait d’autres manières sensibles d’appréhender le monde, en dehors du règne moderne de l’optique ? La sortie étant peut-être, selon les mots de l’artiste, à l’intérieur, lui que
l’aveuglement hante : « Peut-être faudrait-il devenir aveugle ou voir moins bien pour pouvoir sentir le réel. » Finir les opérations, c’est en finir avec le déploiement d’un raisonnement logique, une forme d’abandon de la lutte programmée pour pénétrer des territoires en biais, rencontrer les inconnus de l’équation du visible, pénétrer l’air autour et en dedans. En forme d’hommage aux intérieurs disposant de suffisamment d’espace vide (d’espace d’air) pour faire de leur être le lieu de tremblement de l’histoire, la peinture Fred Astaire fait le portrait d’un être dansant. La légende Fred Astaire est un corps pensant, dont les mouvements sont hors la loi, qui manipule la claquette, la danse de bal, les danses populaires comme le swing ou le jazz, qui se refuse obstinément à être limité par la règle. L’œuvre de JeanMichel Alberola célèbre cette esthétique des fragments déployés, où chaque chorégraphie devient l’exploration d’une idée. Fred Astaire danse en s’habillant, en allumant des pétards, en jouant de la batterie, avec un porte-manteau, il gravit les murs et les plafonds, saute sur un bar, casse les verres avec ses pieds : chaque motif de sa danse est un pas exploratoire. Il danse aussi le temps, dépassant légèrement le rythme avant de le laisser glisser et de le rattraper en une fraction de seconde. Véritable gymnastique mentale, son art fait que, comme chez Jean-Michel Alberola, la raison se repose et l’esprit s’éveille.
Rebecca Lamarche-Vadel est commissaire d’exposition au Palais de Tokyo, à Paris, et critique d’art.
Jean-Michel Alberola
LD_0409_V2_XR_SH.indd 94
10/09/2018 12:54
says Alberola, who is obsessed with the world’s oldest question, that of authority, coercion and enslavement. La Boétie’s Discourse of Voluntary Servitude also accompanies him as he attempts to grasp the insidious logics of the writing of submission, and this power collectively conferred to the king of nothing. Alberola’s work directs certain paradoxes our way, but also thrives on the idea that there must surely be an exit somewhere from our labyrinth. These mental paradoxes take the form of slogans, puzzles, tankas, haikus, figures; a geography in the form of an archipelago, a trembling thought, an unresolved mixing of origins so dear to the writer Édouard Glissant. Alberola has always plunged into the mystery of what connects, of what puts each of us in the middle of connections, contradictions, between the agitation of the past, the moment and the space, of what keeps us in a state of permanent displacement. His Fin des opérations (His End of Operations) explores these connections by offering the architecture of a thought in a variety of forms, while the figure’s eyes are veiled, have disappeared, been effaced. Would the work be suggesting that the response is elsewhere than in vision? That there would be other ways for the senses to understand the world, beyond the modern reign of the optical? The exit perhaps being, according to Alberola’s own words, inside, for this
artist who is haunted by blindness: “Perhaps one must become blind or see less to truly be able to feel reality.” Finir les opérations (to end the operations) is to put a stop to the deployment of logical reasoning, a kind of abandonment of the programmed struggle to enter domains from an angle, to encounter the unknowns of the equation of the visible, and to penetrate the air around and inside. In a kind of homage to interiors possessing enough empty space (air space) to make their being the site of the trembling of history, the painting Fred Astaire creates a portrait of a dancing being. The legendary Fred Astaire is a thinking body whose movements are beyond laws, who manipulates tapdancing, ballroom dancing, popular dance, like swing or jazz; who obstinately refuses to be bound in by rules. Alberola’s oeuvre celebrates this aesthetic of spreadout fragments, where each choreography becomes the exploration of an idea. Astaire dances while getting dressed, lighting firecrackers, playing the drums, with a coat hanger, climbing walls and ceilings, jumps on a bar, breaks glasses with his feet; each motif of his dance is an exploratory step. Fred Astaire also dances time; slightly outstepping the rhythm before letting it slide and catch up with him in a fraction of seconds. Veritable mental gymnastics, his art enables, as is the case with Jean-Michel Alberola’s work, reason to rest and the mind to awaken.
95
Rebecca Lamarche-Vadel is an exhibition curator at the Palais de Tokyo in Paris and an art critic.
Jean-Michel Alberola
LD_0409_V2_XR_SH.indd 95
10/09/2018 12:54
Jean-Michel Alberola
Fin des opĂŠrations, 2011, technique mixte sur papier, 137 x 117.5 cm. Fin des opĂŠrations, 2011, mixed media on paper, 53.9 x 46.2 in.
96
LD_0409_V2_XR_SH.indd 96
10/09/2018 12:54
97
LD_0409_V2_XR_SH.indd 97
10/09/2018 12:54
Jean-Michel Alberola
Roi de rien, 2017, technique mixte sur papier, 129 x 120 cm. Roi de rien, 2017, mixed media on paper, 50.8 x 47.2 in.
98
LD_0409_V2_XR_SH.indd 98
10/09/2018 12:54
99
LD_0409_V2_XR_SH.indd 99
10/09/2018 12:54
Jean-Michel Alberola
Fred Astaire, 2017, technique mixte sur papier, 109 x 105 cm. Fred Astaire, 2017, mixed media on paper, 42.9 x 41.3 in.
100
LD_0409_V2_XR_SH.indd 100
10/09/2018 12:54
101
LD_0409_V2_XR_SH.indd 101
10/09/2018 12:54
LD_0409_V2_XR_SH.indd 102
10/09/2018 12:55
Dove Allouche 103
L’alchimiste de l’invisible Alchemist of the invisible
Né en 1972 à Sarcelles, vit et travaille à Paris. Born in 1972 in Sarcelles, lives and works in Paris.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 103
10/09/2018 12:55
Dove Allouche. Par Drew Sawyer
104
Alors qu’il parcourt les archives du Muséum national d’histoire naturelle, Dove Allouche trouve sur des photographies des moisissures qui détériorent l’émulsion de gélatine argentique. Au fur et à mesure que l’organisme se répand à la surface du tirage, l’image s’effrite et se décolore graduellement. Pourtant, dans cette décomposition grandit une autre image : l’écheveau que forment les filaments du champignon. Dove Allouche photographie les spores microscopiques, invisibles à l’œil nu, et agrandit les tirages. Il les travaille ensuite à la mine de plomb et à l’encre pigmentaire, tout en recourant à l’oxyde d’argent et à l’éthanol utilisés aux premiers jours de la photographie. Les surfaces sombres et fugitives des dessins de Spores (2014) représentent non seulement le champignon dévorant la gélatine, mais imitent également les surfaces fragiles des photographies d’archives endommagées. La série Spores n’est qu’un exemple des sujets cachés et souvent essentiels que l’artiste met en lumière, parmi lesquels on peut citer les égouts souterrains, les grottes et les stalagmites, ou la surface du soleil. Toutefois, dans sa quête de l’invisible rendu visible, il permet rarement aux sujets abordés de se développer complètement à la surface des œuvres. À l’opposé des technologies infrarouge, ultraviolet ou thermique employées par les scientifiques, il s’appuie sur les anciens procédés photographiques – ambrotype, stéréoscopie, physautotype et héliogravure – pour enrichir la promesse de lisibilité de l’image. Et il les combine au dessin pour brouiller la distinction entre les médiums et rechercher de nouveaux modes de représentation à ses sujets insolites. Comme dans Spores, la pratique de Dove Allouche bouscule souvent la séparation
entre contenu et forme. En 2012, il utilise des cavernes naturelles comme chambres noires pour un ensemble d’ambrotypes intitulé Les Pétrifiantes. Soumises à de longs temps d’exposition dans une obscurité complète, les photos parviennent à capturer et à reconstituer le lent processus de développement du sujet. L’ambrotype, négatif au collodium humide sur verre, a été inventé au milieu du XIXe siècle, supplantant l’usage du daguerréotype, plus coûteux avec de longs temps de pause. La plaque de verre est recouverte d’une fine couche de collodion et immergée dans une solution de nitrate d’argent. Après exposition, elle est développée et fixée, la partie servant de négatif étant recouverte de vernis noir. Ici, le fond noir nécessaire pour rendre l’image visible reflète les concrétions calcaires dans l’obscurité de la grotte. Avec la série Funghi (2016), Dove Allouche revient encore au thème des spores. Il recueille des échantillons de champignons provenant des réserves des musées, les cultive puis les photographie et les reproduit sous forme de lithographies. Chaque tirage est associé à un verre de forme, de taille et de couleur spécifique. Au centre de la feuille de verre, une empreinte rappelle le point d’insémination de chaque spore, entouré de stries concentriques évoquant le développement naturel du champignon. Le point central, qui correspond au pontil d’accroche de la canne lors du soufflage, entraîne un effet de loupe et de distorsion de l’image. L’œuvre s’éloigne ainsi du terrain de la science pour se muer en un paysage ou une nouvelle géographie. Dove Allouche travaille souvent à partir de matériaux scientifiques ou documentaires. En 2012, il transpose ainsi neuf plaques stéréoscopiques qui représentent des champs de bataille lors de la Première Guerre mondiale, utilisant encre, mine de plomb et produits chimiques pour créer des jeux d’ombre et de lumière. La dernière pièce de la série, Man, child and two women, est non seulement la représentation la plus
Dove Allouche
LD_1209cor.indd 104
12/09/2018 11:39
Dove Allouche. By Drew Sawyer While looking through the archives of the French National Museum of Natural History, Dove Allouche French, born 1972 found mould growing on photographs, which was attacking the silver gelatin emulsion coating. As the organism spread across the surface of the print, its image gradually flaked and faded. Yet amongst this ruination grew another image: the thread-like filaments of the fungus. Undetectable to the naked eye, Allouche photographed the microscopic spores and enlarged the pictures. He eventually transcribed the images with graphite and ink pigment along with materials used in the early days of photography, such as silver oxide and ethanol. The dark and elusive surfaces of the Spore (2014) drawings not only represent the gelatin-devouring fungus but also mimic the fragile surfaces of the damaged archival photographs. Spores are just one example of the hidden and often primordial subjects that Allouche has brought to light over the years – other topics include underground sewers, caves and stalagmites, and the surface of the sun, to name but a few. Yet in his quest to visualise the unseen, Allouche rarely allows his subjects to fully emerge on the surfaces of his finely-crafted works. Unlike scientists who use photo-imaging techniques, such as infrared, ultraviolet or thermal imaging to take pictures that illustrate or record information, Allouche employs photographic processes to complicate the promise of legibility that photography so often offers. Primarily as a draftsman, the artist combines drawing and forgotten or abandoned photographic experiments – such as the ambrotype, stereoscopic plate, physautotype and heliogravure – that blur the distinction between mediums and allow him to pursue new ways of representing unfamiliar subjects.
Like his Spore drawings, Allouche’s practice often pushes the boundaries between content and form. In 2012, for example, Allouche used natural caves as darkrooms for a set of ambrotypes titled Les Pétrifiantes. Taken with long exposures in complete darkness, the pictures manage to capture and re-enact the slow process of prettification of his subject. The ambrotype, or collodion positive process, was invented in the mid-nineteenth century, replacing the daguerreotype in popularity during the 1850s. One side of a glass plate is covered with a thin layer of collodion, and dipped in a silver nitrate solution. After exposure the plate is then developed and fixed, and one side of the glass negative is coated with black varnish. Here, the black background, necessary to make the image visible, returns the limestone concretions to the darkness of the cave.
105
With the series Funghi, 2016, Allouche returned to the subject of spores. Collecting samples of fungus from museum storage facilities, he cultivated each one and went on to photograph and print the images as lithographs. Each print is framed by a single sheet of coloured glass. The procedure of blowing the spores into the Petri dish with a glass pipette is finally echoed in the process of blowing the circular crown glass made by the artist. Each sheet varies in colour, pattern and opacity. The swirling colours produced by the addition of various minerals mimic the morphologies of the spores and simultaneously obscure and highlight the image below it. In his earlier work, Allouche frequently used images or materials that were originally created for scientific or documentary purposes. In 2012, he transposed nine stereoscopic plates that recorded battlefields from World War I. Applying layers of ink, graphite and chemicals to prints of the images, the resulting drawings are studies in light and shadow. The final work from the series Man, Child and Two Women
Dove Allouche
LD_1209cor.indd 105
12/09/2018 11:40
importante, mais aussi la plus figurative et la plus explicite de la mort. De fait, le titre est inscrit sur la plaque de verre. Les thèmes de la mort, du temps et de la perte inhérents au sujet et au médium photographique font référence à des processus chimiques très précis. En utilisant le zinc, dont les propriétés conduisent au blanchiment et à la décoloration finale de l’œuvre, Dove Allouche médite sur l’obsolescence à la fois de l’image et de la condition humaine. Par son travail sur les images d’archives et ses recherches sur les limites de la représentation photographique, il poursuit et développe les pratiques des surréalistes. 106
Dans les œuvres de Man Ray et de Maurice Tabard, l’utilisation de procédés tels que la double exposition, l’impression combinée, le montage et la solarisation évoquait de manière spectaculaire l’union entre réalité et fiction. D’autres photographes ont employé des techniques comme la rotation ou la distorsion pour rendre l’étrangeté de leurs images. Mais la compréhension surréaliste de la photographie a largement dépassé la simple capacité de produire des images mystérieuses. Une autre découverte a son importance : la prise de conscience que même la photographie la plus prosaïque, passée au travers du prisme de la sensibilité surréaliste, peut être sortie de son contexte et se voir attribuer un nouveau rôle. Des photographies anthropologiques ou de films, des prises de vues médicales ou policières : toutes, radicalement dissociées de leur contexte initial, figurent dans les revues surréalistes (La Révolution surréaliste ou Minotaure). Ce besoin de découvrir des affinités latentes dans l’imagerie populaire explique, en partie, l’enthousiasme avec lequel les surréalistes ont adopté les clichés d’Eugène Atget où d’élégants mannequins hantent les vitrines et les rues désertes du vieux Paris. Ils y ont reconnu leur propre vision de la ville comme une « capitale de rêve », un labyrinthe urbain de mémoire et de désir. La disparition est inévitablement au
centre de l’œuvre de Dove Allouche, comme elle l’est du médium photographique. Pour sa série Granulations (2013), l’artiste réutilise certaines des premières photographies de la surface du soleil prises par l’astronome français Jules Hanssen en 1877 et publiées en 1903 dans Atlas de photographies solaires. Il ressuscite là encore un procédé photographique oublié, le physautotype, pour réaliser des images abstraites de ce qui ressemble à une zone de moirage sur des plaques de métal. Le physautotype (signifiant « image qui se fait elle-même ») a été mis au point par Nicéphore Niépce et Louis Daguerre vers 1832, quelques années avant qu’ils n’inventent le daguerréotype. Il est préparé en versant une solution d’alcool et d’huile de lavande sur une plaque de métal polie. Après exposition et développement, une résine blanche apparaît là où la lumière frappe, créant ainsi une image photographique. Dove Allouche a pu recréer et perfectionner ce principe avec l’aide du chimiste JeanLouis Marignier et de la correspondance entre les deux inventeurs. Ses images de la surface du soleil, par le jeu des reflets du métal aux endroits où le dépôt blanc est devenu transparent, apparaissent à la fois comme des positifs et des négatifs. Cette tension entre l’ombre et la lumière et la fragilité de l’image est encore explorée dans la série Sunflower (2015). Empruntant à la technique de la fabrication des miroirs, Dove Allouche enduit le papier cibachrome de couches d’étain et d’argent. Le procédé est réalisé dans l’obscurité, comme pour Les Pétrifiantes, et la couche varie inévitablement à la surface de chaque œuvre. Quand la feuille sort de la chambre noire, le papier photographique, exposé à différents degrés de lumière, fait virer au brun les sections où l’étain et l’argent sont moins épais et révèlent les traces du mouvement de l’artiste pendant leur application. Le résultat n’est ni une image qui reproduit le monde ni un miroir qui le reflète. Dans son traité d’esthétique
Dove Allouche
LD_1209cor.indd 106
12/09/2018 11:40
(2013) is not only the largest, but also the most figurative and his most explicit representation of death. The matterof-fact title repeats the inscription in English on the glass plate – the others are in French. Questions of death, time and loss inherent to the subject and medium of photography are echoed by the specific chemical processes themselves. Using zinc, the properties of which lead to the eventual bleaching and fading of the work, Allouche meditates on the obsolescence of both the image and the human condition. In his reworking of found images and his pushing of photography to the limits of representation, Allouche continues and expands upon the practices of the surrealists, for whom photography played a central role in the late 1920s and 1930s. In the works of Man Ray and Maurice Tabard, the use of procedures such as double exposure, combination printing, montage and solarisation dramatically evoke the union of reality and fiction. Other photographers used techniques such as rotation or distortion to render their images uncanny. But the surrealist understanding of photography addressed more than the medium’s facility to fabricate mysterious images. Just as important was another discovery: even the most prosaic photograph, filtered through the prism of surrealist sensibility, might easily be dislodged from its usual context and irreverently assigned a new role. Anthropological photographs, movie stills, medical and police photographs – all of these appeared in surrealist journals like La Révolution Surréaliste and Minotaure, radically divorced from their original purposes. This impulse to uncover latent surrealist affinities in popular imagery accounts, in part, for the enthusiasm with which the surrealists embraced Eugène Atget’s photographs of Paris. In Atget’s images of the deserted streets of old Paris and shop windows haunted by elegant mannequins, the surrealists recognised their own vision of the city as a “dream capital”, an urban labyrinth of memory and desire. Like so much of Allouche’s
art using the photographic medium, the subject is inevitably about loss. For the series Granulations (2013), Allouche repurposed some of the first photographs of the sun’s surface taken by the French astronomer Jules Hanssen beginning in 1877 and first published in the 1903 book Atlas de photographies solaires. Allouche once again revived a now forgotten photographic process, the physautotype, to realise these abstract images of what appears to be a field of specks on metal plates. This early photographic experiment was the result of a collaboration between Nicéphore Niépce and Louis-Jacques-Mandé Daguerre in 1832, seven years before they would perfect the daguerreotype process. A neologism roughly meaning “nature’s self-image” or “an image that makes itself”, a physautotype is prepared by pouring a solution of alcohol and lavender oil on a polished metal plate. After it is exposed and developed, a white resin appears where the light struck, creating a photographic image. Allouche was able to recreate and perfect this process with the help of the chemist Jean-Louis Marignier and the correspondence between Niépce and Daguerre. His images of the surface of the sun, playing on the selfreferential nature of the physautotype and early photography (heliography), appear as both positives and negatives, depending on the viewing angle.
107
This tension between light and darkness and the fragility of the image is explored even further in Allouche’s Sunflower series (2015–16). Borrowing the technique of mirror-making, Allouche coated Cibachrome paper with layers of tin and silver. This process is completed in the dark, similar to the artist’s 2012 series Les Pétrifiantes, and the coating inevitably varies across the surface of each work. When the sheet is brought out of the darkroom, light exposes the photographic paper to differing degrees, turning sections brown that received less tin and silver and revealing traces of the artists’ movements as he applied the metals to the paper. The
Dove Allouche
LD_1209cor.indd 107
12/09/2018 11:40
A Philosophical Enquiry into the Origin of Our Ideas of the Sublime and Beautiful (Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, 1757), Edmund Burke relie le sublime à des expériences de crainte, de terreur et de danger. Comme lui, Dove Allouche considère non seulement la nature, mais aussi la lumière et l’obscurité, comme les objets les plus sublimes, capables de générer les sensations les plus fortes chez ceux qui les observent. « La lumière extrême, qui dépasse les organes de la vue, oblitère tous les objets, au point que ses effets
108
correspondent exactement à ceux de l’obscurité, écrit-il. Quand on regarde quelque temps le soleil, on a l’impression que deux taches noires dansent devant les yeux. Ainsi ces deux idées, aussi opposées qu’elles paraissent être, se rapprochent l’une de l’autre dans leurs deux extrêmes ; et les deux, en dépit de leur nature opposée, mènent à la création du sublime ». Les expériences photographiques de l’artiste permettent à la lumière de vaincre l’obscurité pendant un moment, avant de nous replonger dans l’abîme.
Drew Sawyer est conservateur au Brooklyn Museum. Il a été responsable des expositions au Columbus Museum of Art et curateur au Guggenheim Museum, à New York.
Dove Allouche
LD_1209cor.indd 108
12/09/2018 11:40
result is neither an image that records the world nor a mirror that reflects it. In his treatise A Philosophical Enquiry into the Origin of our Ideas of the Sublime and Beautiful (1757), Edmund Burke connected the sublime with experiences of awe, terror and danger, and, like Allouche, saw not only nature but also instances of extreme light and darkness as the most sublime objects, capable of generating the strongest sensations in its beholders. “Extreme light, by overcoming the organs of sight, obliterates all objects, so as in
its effect exactly to resemble darkness”, he wrote. “After looking for some time at the sun, two black spots, the impression which it leaves, seem to dance before our eyes. Thus are two ideas as opposite as can be imagined reconciled in the extremes of both; and both, in spite of their opposite nature, brought to concur in producing the sublime.” Allouche’s photographic experiments allow light to overcome darkness for a moment, before plunging us back into the abyss.
Drew Sawyer is curator at the Brooklyn Museum. He was previously head of exhibitions at the Columbus Museum of Art in Ohio and has held curatorial positions at the Guggenheim.
109
Dove Allouche
LD_1209cor.indd 109
12/09/2018 11:40
Dove Allouche
Ci-dessus, à gauche. Above left.
Ci-dessus, à droite. Above right.
Ci-contre. Right.
Sunflower_28, 2015, argent et étain sur papier cibachrome non exposé à la lumière, 180 x 126 cm. Unique.
Sunflower_29, 2015, argent et étain sur papier cibachrome non exposé à la lumière, 180 x 126 cm. Unique.
Sunflower_27, 2015, argent et étain sur papier cibachrome non exposé à la lumière, 180 x 126 cm. Unique.
Sunflower_28, 2015, silver and tin on cibachrome paper not exposed to light, 70.8 x 49.6 in. Unique.
Sunflower_29, 2015, silver and tin on cibachrome paper not exposed to light, 70.8 x 49.8 in. Unique.
Sunflower_27, 2015, silver and tin on cibachrome paper not exposed to light, 70.8 x 49.8 in. Unique.
110
LD_0409_V2_XR_SH.indd 110
10/09/2018 12:55
111
LD_0409_V2_XR_SH.indd 111
10/09/2018 12:55
Dove Allouche
Ci-dessus, à gauche. Above left.
Ci-dessus, à droite. Above right.
Penicillium polonicum CNCS3 MA #19, 2016, photolithographie et cive en verre soufflé, encadré, 48 x 48 cm. Unique.
Penicillium citreonigrum CNC20 MA #25, 2016, photolithographie et cive en verre soufflé, encadré, 48 x 48 cm. Unique.
Penicillium polonicum CNCS3 MA #19, 2016, photolithograph and hand-blown crown glass, framed, 19 x 19 in. Unique.
Penicillium citreonigrum CNC20 MA #25, 2016, photolithograph and hand-blown crown glass, framed, 19 x 19 in. Unique.
112
LD_0409_V2_XR_SH.indd 112
10/09/2018 12:55
Ci-dessus, à gauche. Above left.
Ci-dessus, à droite. Above right.
Penicillium funiculosum 56 1527 MA #3, 2016, photolithographie et cive en verre soufflé, encadré 48 x 48 cm. Unique.
Penicillium glandicola CNCS6 CZ #30, 2016, photolithographie et cive en verre soufflé, encadré 48 x 48 cm. Unique.
Penicillium funiculosum 56 1527 MA #3, 2016, photolithograph and hand-blown crown glass, framed, 19 x 19 in. Unique.
Penicillium glandicola CNCS6 CZ #30, 2016, photolithograph and hand-blown crown glass, framed, 19 x 19 in. Unique.
113
LD_0409_V2_XR_SH.indd 113
10/09/2018 12:55
Dove Allouche
Aspergillus flavipes 5278 MA #49, 2016, photolithographie et cive en verre soufflé, encadré, 48 x 48 cm. Unique. Aspergillus flavipes 5278 MA #49, 2016, photolithograph and hand-blown crown glass, framed, 19 x 19 in. Unique.
Double page suivante. Overleaf.
Man, child and two women, 2013, poudre de zinc, noir de gaz, blanc de zinc, éthanol et encre pigmentaire sur papier Vélin d’Arches BFK Rives, 135 × 200 cm. Man, child and two women, 2013, zinc powder, zinc oxide, lamp black, ethanol and pigment ink on Arches Velin BFK Rives paper, 53.1 x 78.7 in.
114
LD_0409_V2_XR_SH.indd 114
10/09/2018 12:55
115
LD_0409_V2_XR_SH.indd 115
10/09/2018 12:55
116
LD_0409_V2_XR_SH.indd 116
10/09/2018 12:55
117
LD_0409_V2_XR_SH.indd 117
10/09/2018 12:55
LD_0409_V2_XR_SH.indd 118
10/09/2018 12:55
Gilles Barbier 119
Le faiseur de mondes Maker of worlds
Né en 1965 à Port-Vila (Vanuatu), vit et travaille à Marseille. Born in 1965 in Port Vila (Vanuatu), lives and works in Marseille. .
LD_0409_V2_XR_SH.indd 119
10/09/2018 12:55
Gilles Barbier. Par Mouna Mekouar
120
Inattendu, subversif, provocant, Gilles Barbier perçoit le monde la tête en bas, depuis ces îles de la Mélanésie où l’artiste a grandi. « Je suis né en bas ! […] un bas géographique et cartographique 1 », écrit-il. Cet élément biographique, qui n’est ni revendiqué ni déterminant dans son esthétique, demeure toutefois en partie à l’origine de son rapport au monde. C’est avec le sentiment de vivre inversé, la tête en bas, à rebours du temps, qu’il façonne des mondes entrant en collision avec le nôtre : des espaces possibles et impossibles, des espaces oniriques et impensables. Ce sont des mondes eux-mêmes habités par d’autres territoires, formant une cartographie qui est à la fois cohérente et chaotique. Dans son travail, il ne dessine pas une trajectoire linéaire : il fonctionne selon le principe du réseau, de l’arborescence, du feuilletage et du foisonnement. Dès ses débuts, dans les années 1990, il procède – à l’instar des mécanismes du cerveau – par associations, glissements et télescopages, pour mettre en place une méthodologie. Ce dispositif devenu fondateur de son travail, appelé « machine de production », se nourrit de ses réflexions et de ses terrains d’exploration. Inspiré par la lecture de L’homme-dé de Luke Rhinehart et des automates cellulaires du mathématicien John Horton Conway, il imagine un damier de quatre cent trente-sept cases sous lesquelles il glisse des feuilles pliées, porteuses d’énoncés : « Travailler le dimanche », « Habiter la peinture »… Après avoir jeté le dé, il découvre l’énoncé
qui lui indique les œuvres à réaliser. L’énoncé peut parfois générer plusieurs interprétations. Curieux et avide de connaissances, Gilles Barbier intègre aussi bien le hasard, le jeu, les probabilités, que des concepts empruntés à la physique quantique ou à d’autres domaines, comme la bande dessinée, la science-fiction, la littérature, les sciences humaines ou l’intelligence artificielle. Boulimique, il dévore les textes de Gilles Deleuze et Félix Guattari, les romans de sciencefiction de Philip K. Dick, William Gibson, J. G. Ballard, ou des films cultes comme 2001, l’odyssée de l’espace (1968) de Stanley Kubrick, Fahrenheit 451 (1966) de François Truffaut, Star Wars (1977-1983) de George Lucas, Blade Runner (1982) de Ridley Scott. Avide de connaissances, il commence, dès ses débuts, à copier les pages d’un dictionnaire (Le Petit Larousse illustré de 1966) en représentant, à la gouache, les illustrations, et à la plume, les mots. Œuvre fleuve, elle ponctue son travail – sa vie – depuis trente-cinq ans. En situant sa création dans ce vaste maillage, l’artiste tisse les rêves d’un monde autre. À l’image de l’araignée qui est sensible à toutes les vibrations extérieures, il absorbe les informations du monde pour les retransmettre selon un système d’échanges et dans un mouvement perpétuel. Cette toile – constamment en travail – est l’image de l’œuvre en devenir, où le déjà-créé incite à la formation du nouveau. « C’est une immense sensibilité, une sorte d’énorme toile d’araignée faite des fils de soie les plus tenus, suspendus dans la chambre de la conscience, et qui retient dans sa trame tous les atomes flottant dans l’air. C’est l’atmosphère même de l’esprit, et si cet esprit est imaginatif […] elle attire à soi les plus subtils souffles du vivant, et elle convertit en révélations les pulsations même de l’air2 », écrit Henry James dans The Art of Fiction. Gilles Barbier ne se
1. Gilles Barbier. Vu d’en bas, éd. Jannink, 2013, p. 12.
Gilles Barbier
LD_0409_V2_XR_SH.indd 120
10/09/2018 12:55
Gilles Barbier. By Mouna Mekouar Unexpected, subversive, provocative, Gilles Barbier perceives the world from upside down, from these islands of Melanesia where he grew up. “I was born down below! [...] A geographical and cartographic below”,1 he writes. This biographical element, which is neither asserted nor determining in his aesthetic, nevertheless remains partly responsible for his relationship to the world. It is with this feeling of living inverted, upside down, counting backwards in time, that he shapes worlds which collude with ours: possible and impossible spaces, dreamlike and unimaginable. They are worlds that are themselves inhabited by other territories, forming a map which is both coherent and chaotic. In his work he does not draw a linear trajectory: he functions according to a principle of networks, branching, foliation and profusion. Right from the beginning of his career, in the 1990s, he proceeded – like the mechanisms of the brain – by association, sliding and concertinaing to implement a work methodology. This system, which became a founding principle of his work – his “machine of production” – is nourished by his thinking and areas of exploration. Inspired by his reading of Luke Rhinehart’s The Dice Man and by the cellular automata of mathematician John Horton Conway, he created a draughtboard with 437 squares under which he slipped folded sheets of paper with statements such as “work Sunday”, “inhabit painting”. After having thrown the dice, he would discover the statement/instruction which would indicate the artworks to be
1. Gilles Barbier, Vu d’en bas, Paris: Jannink, 2013, p. 12.
produced. It could sometimes generate several interpretations. Curious and eager for knowledge, Barbier integrated chance, games and probabilities as well as concepts borrowed from quantum physics or from other fields such as comic strips, science fiction, literature, humanities and artificial intelligence. Insatiable, he devoured texts by Gilles Deleuze and Felix Guattari, the science fiction novels by Philip K. Dick, William Gibson and J. G. Ballard, and such cult films as 2001: A Space Odyssey (1968) by Stanley Kubrick, Fahrenheit 451 (1966) by François Truffaut, Star Wars (1977–83) by George Lucas and Blade Runner (1982) by Ridley Scott. Keen to learn, from the start he began copying pages from a dictionary – Le Petit Larousse illustré of 1966 – using gouache for the illustrations and fountain pen for the texts. A marathon artwork, it has punctuated his work – his life – for thirty-five years.
121
By placing his creative work in this vast mesh, the artist weaves dreams of another world. Like the spider sensitive to all external vibrations, he absorbs the world’s information to retransmit it according to an exchange system that is perpetual motion. This web – constantly being worked on – is the image of the artwork in the process of becoming where what is already created incites the forming of something new. “It’s an immense sensibility, a kind of huge spiderweb of the finest silken threads, suspended in the chamber of consciousness, and catching every airborne particle in its tissue. It is the very atmosphere of the mind; and when the mind is imaginative […] it takes to itself the faintest hints of life, it converts the very pulses of the air into revelations”,2 wrote Henry James in “The Art of Fiction“. Barbier is not content to expand this image by the American writer; he masterfully exploits all its metaphorical potentialities.
2. “The Art of Fiction”, 1884, Henry James: Literary Criticism,. ed. Leon Edel, New York: The Library of America, 1984, p. 52.
Gilles Barbier
LD_0409_V2_XR_SH.indd 121
10/09/2018 12:55
122
contente pas de prolonger cette image de l’écrivain américain, il en exploite toutes les potentialités métaphoriques avec une grande virtuosité. Il transfère la métaphore arachnéenne du domaine de la pensée à celui de la création. La toile devenant le germe d’un monde, elle condense toutes les pensées de celui-ci. Elle est opérateur d’espace. Explosif et généreux, Gilles Barbier développe une œuvre d’une énergie plastique inouïe, colorée et polysémique. Faiseur de mondes, « refaiseur » de réalités, il opère constamment des retours sur ces productions précédentes, sur les enchaînements narratifs qui y ont conduit. Ces reprises, mêlées à des pièces nouvelles, mènent à des prolongements inattendus, à des bifurcations qui entraînent le spectateur dans un foisonnement d’idées et d’images connectées et recombinées. Il ne se limite, par ailleurs, à aucun médium, passant volontiers de la sculpture aux dessins, à la peinture et à la photographie, au moulage et aux installations. Il envisage chacune de ses productions comme une simple version d’elle-même, laissant ouvert le champ des possibles.
Elle rappelle les pancartes des villes de Lucky Luke, criblées de balles surmontées du nom des morts. Or, les bulles sont, dans le monde de Gilles Barbier, des « trous dans l’image ». Des trous pour le meilleur ou pour le pire : trouer la surface trop lisse du monde réel, trouer pour produire une multiplicité de scénarios. Il se sert des bulles « comme d’un spot, d’une ampoule éclairant une scène – un trou dans l’obscurité d’une gouache noire3 »,dit-il. À l’image du diptyque de 2003, Sans titre (les images bulles), il utilise les codes constitutifs de la bande dessinée pour générer un double langage : l’un se voit, l’autre s’énonce et se lit.
Œuvre-monde, œuvre vorace, elle plonge avec humour au cœur d’une nature humaine que l’artiste aborde selon des problématiques contemporaines : la place du corps comme marchandise, le rôle des médias, les crises chroniques… Il élabore ainsi une théorie sur la « pornosphère », en dénonçant les discours de la société actuelle : la boulimie des médias, la réduction dramatique de stimuli, l’accroissement et l’efficacité des systèmes de production. Porno City 2000 indique l’entrée d’une ville imaginaire conçue comme une véritable « usine à fictions ». Avec son graphisme simple, ses ronds, ses couleurs vives, l’œuvre évoque les codes formels de la bande dessinée.
Gilles Barbier a la capacité de créer et d’inventer des images, non seulement pour copier le réel, mais aussi pour en extraire ou pour faire exister des mondes multiples. Il connecte tous ses mondes sans ironie, jouant des signes et de la multiplicité des sens. En 1995, il commence à mouler des clones à son effigie, invitant, de façon tragique ou burlesque, à réfléchir sur le temps, la mémoire et l’identité, à l’instar de Papou Huli Wigman (Pawn), créé en 2015. Grandeur nature, ou de format nain, ses clones composent une population qui ne cesse de proliférer – « une meute » qui devient le support de récits absurdes ou sordides. Certaines de ces effigies traduisent, à la manière du sculpteur du XVIIIe siècle Franz Xaver Messerschmidt, les pathologies et les maux de l’humanité : la voracité, la perversité, l’idiotie… En mettant ainsi à l’épreuve son « moi », il cherche à illustrer la multiplicité et duplicité des êtres en général, dans la continuité des thèses développées par Deleuze et Guattari dans Capitalisme et schizophrénie. En 2002, il prolonge cet énoncé en créant L’Hospice, pièce phare de sa carrière, constituée de superhéros à la retraite. Ils ont « l’âge de leur copyright,
2. Henry James, The Art of Fiction (1884), Literary Criticism, éd. L. Edel, New York, The Library of America, 1984, p. 52.
3. « Le jeu de la vie », entretien de l’artiste avec Gaël Charbau dans Gilles Barbier. Écho système, catalogue de l’exposition
à la Friche-la Belle de Mai, à Marseille, du 29 août 2015 au 3 janvier 2016, coéd. Actes Sud/Friche-la Belle de Mai, 2015, p. 22.
Gilles Barbier
LD_0409_V2_XR_SH.indd 122
10/09/2018 12:55
He transfers the arachnidian metaphor from the field of thought to that of creation. The web becomes the seed of a world. It condenses all the world’s thoughts. It is a space operator. Explosive and generous, Gilles Barbier has continued to develop an oeuvre of incredible formal energy, colourful and polysemous. A maker of worlds, “remaker” of realities, he constantly returns to previous productions, to the narrative sequences leading to them. These reworkings/revivals, mixed with new pieces, lead to unexpected extensions, to bifurcations taking the spectator into a profusion of connected and recombined ideas and images. Moreover, he does not limit himself to any specific medium, gladly passing from sculpture to drawing, to painting and photography, casts and installations. Barbier envisages each of his productions as a simple version of itself, leaving the field of possibilities open. An oeuvre-world, a voracious oeuvre, it humorously plunges into the heart of human nature, which the artist approaches according to contemporary issues: the place of the body as merchandise, the role of the media, chronic crises… He has developed a theory about the “pornosphere” by denouncing the discourse of current society: the insatiability of the media, the dramatic reduction of stimuli, the growth and efficacy of production systems. Pornocity 2000 is a welcome sign to an imaginary city conceived as a genuine “factory for fictions”. With its simple graphic design, its curves and bright colours, the work evokes the formal codes of comic strips. It recalls the city signs in Lucky Luke comics, riddled with bullet holes topped by the names of the dead. However, in Barbier’s world, the bubbles are “holes in the image”. Holes for better or for worse: to make holes in the too-
3. “Le Jeu de la Vie”, interview with Gaël Charbau in Gilles Barbier, Écho système, catalogue of the exhibition held at la Friche-la Belle
smooth surface of the real world, to make holes in order to produce a multiplicity of scenarios. He uses the bubbles “like a spotlight, like a light bulb illuminating a scene – a hole in the obscurity of a black gouache”,3 he says. Like the diptych Sans titre (les images bulles), 2003, Barbier uses the constituent codes of comic strips to generate a double language: one is seen, the other is expressed and read. Barbier has the ability to create and invent images, not only to copy reality, but also to extract from it or to make multiple worlds exist. He connects all these worlds unironically, playing with signs and a multiplicity of meanings. In 1995, he began casting clones in his own image, such as Papou Huli Wigman (Pawn), 2015, inviting us, in a tragic or comical way, to think about time, memory and identity. Life-sized or in dwarf format, his clones form a population that never stops proliferating – “a pack” – which becomes the support for absurd or sordid tales. Some of these effigies convey, like the works by sculptor Franz Xaver Messerschmidt, the pathologies and evils of humanity: voracity, perversity, idiocy… By thus putting his “self” to the test, Barbier tries to illustrate the multiplicity and duplicity of human beings in general, in the continuity of the theses developed by Gilles Deleuze and Félix Guattari in Capitalism and Schizophrenia. In 2002, he extended this by creating L’hospice, a key work in his career, made up of retired superheroes. They are “the age of their copyright, of their arteries”, Barbier admits. We see the Incredible Hulk sitting in a wheelchair, Catwoman is slouched in front of the television, Superman walks with a Zimmer frame. A grotesque way of approaching the question of the passage of time and fear of death. “I try to deal with complex subjects such as the life instinct and death wish that sometimes
123
de Mai, Marseille, 29 August 2015-3 January 2016, Arles: Actes Sud/ Friche-la Belle de Mai, 2015, p. 22.
Gilles Barbier
LD_0409_V2_XR_SH.indd 123
10/09/2018 12:55
124
de leurs artères », convient l’artiste. On voit Hulk assis dans un fauteuil roulant, Catwoman avachie devant la télé, Superman marchant à l’aide d’un déambulateur. Une façon grotesque d’aborder la question du passage du temps et de l’angoisse de la mort. « J’essaie de traiter des sujets complexes comme les pulsions de la vie et de la mort qui nous traversent. Je tente de produire des images simples auxquelles tout le monde peut se raccrocher4. »Une dizaine d’années plus tard, en 2015, il montre la « chose » (des Fantastic Four), de plus en plus diminuée, inerte dans un fauteuil et envahie de mauvaises herbes dans A Very Old Thing. Dépossédée de ses pouvoirs, elle est désormais dans un état de stase. Dans une immobilité complète, l’organisme minéral bloqué, elle est en voie de métamorphose. Le superhéros se transforme en substrat terrestre, suggérant la puissance des phénomènes de la morphogenèse ou de l’ontogenèse, processus qui fascinent l’artiste. Les œuvres de Gilles Barbier résultent d’énoncés et de programmes qu’il invente en multipliant les scénarios et les séries. Elles sont toutes interconnectées, une série donnant souvent naissance à une autre. Parmi les multiples ramifications de son travail, la notion d’« habiter » est récurrente. Habiter toutes sortes de choses, à commencer par son corps. Habiter le monde, les paysages et les
natures mortes, à l’image de cette Grande Fontaine de chocolat (2014) sur laquelle de petites maisons blanches sont collées par endroits. « L’art permet de faire coexister des choses irréconciliables, de créer des chocs et des interférences qui ne peuvent pas exister dans la vraie vie. Fragiles et en suspension, les maisons, lieux de tous les fantasmes, l’endroit où l’on imagine que ça dure (la famille), suggèrent, une fois associées à une forme aussi périssable – ici, le chocolat –, un temps court et précaire5. »Avec cette confusion des genres et des temps, Gilles Barbier traduit la façon paradoxale de la société contemporaine d’envisager le monde, la culture et la mode. Sur le même principe, il avait déjà cherché à « habiter la peinture », en intégrant de modernes architectures blanches dans les natures mortes du peintre du XVIIe siècle Willem Claesz. Heda, ouvrant là encore sur d’autres mondes spatio-temporels. Avec la série Hawaiian Ghost (2017), il cherche à suggérer « la peinture comme un éternel revenant. Tous les cinq ans, la peinture est annoncée comme morte, mais la peinture ne cesse pas de mourir. Elle revient systématiquement6. »Ces spectres revêtus de robes imprimées de motifs floraux évoquent aussi bien les tissus polynésiens et la mode surf, que le motif traditionnel de la peinture occidentale. Et de conclure : « Avec un pied dans la fantaisie et un pied dans le réel, je fais de l’art pour que le temps court rejoigne le temps long7. »
Mouna Mekouar est critique d’art et commissaire d’exposition.
4. Entretien avec l’artiste dans son atelier, à Marseille, le 30 novembre 2017.
5, 6, 7. Ibid.
Gilles Barbier
LD_0409_V2_XR_SH.indd 124
10/09/2018 12:55
pass through our minds. I attempt to produce simple images that everyone can grab a hold of.”4 Ten years later, he showed the Thing (one of the Fantastic Four characters), increasingly diminished, inert in an armchair and overgrown with weeds – A Very Old Thing (2015). Deprived of his powers, he is now in a state of stasis. Completely immobile, his mineral organism blocked, he is in the process of metamorphosing. A superhero, he transforms into terrestrial substrata suggesting the power of the phenomena of morphogenesis and ontogenesis, processes which fascinate the artist. Barbier’s works result from the statements/instructions and programmes he invents, by multiplying scenarios and series. They are all interconnected, one series often giving birth to another. Among the many ramifications of his work, the notion of “inhabiting” is recurrent. Inhabiting all sorts of things, beginning with his body. Inhabiting the world, landscapes and still lifes, like this Grande Fontaine de chocolat (2014) on which small white houses are dotted about. “Art allows irreconcilable things to coexist, to create shocks and interferences,
which couldn’t exist in real life. Fragile and in suspension, houses, the sites of all fantasies, the place where we imagine that it lasts (the family), suggest, once they’re associated with such a perishable form, chocolate in this case, a short and precarious period of time.”5 With this confusion of genres and time, he conveys the paradoxical way contemporary society envisages the world, culture and fashion. On the same principle, Barbier had already tried to “inhabit painting”: he’d integrated modern, white architectures into the still lifes by by the 17th century Dutch painter Willem Claesz. Heda, there again opening up to other spatio-temporal worlds. With the series Hawaiian Ghost (2017), he tries to suggest “painting like an eternal ghost. Every five years, painting is declared dead, but painting never stops dying. It systematically returns”,6 he asserts. These spectres draped with floral patterned robes evoke Polynesian fabrics and surf fashions as much as the traditional motifs of Western painting. And to conclude: “With one foot in fantasy and the other in reality, I make art so that short periods of time join together with long periods.”7
125
Mouna Mekouar is an art critic and curator.
4. Interview with the artist in his studio, in Marseille, November 30, 2017.
5, 6, 7. ibid.
Gilles Barbier
LD_0409_V2_XR_SH.indd 125
10/09/2018 12:55
Gilles Barbier
Hawaiian Ghost #3, 2017, gouache sur papier, 190 x 123 cm. Hawaiian Ghost #3, 2017, gouache on paper, 74.8 x 48.4 in.
Double page suivante, à gauche. Overleaf, left.
Pornocity, 2000, technique mixte, 220 x 145 x 135 cm. Pornocity, 2000, mixed media, 86.6 x 57.1 x 53.1 in.
Double page suivante, à droite. Overleaf, right.
A Very Old Thing (version 1), 2015, technique mixte, 180 x 180 x 115 cm. A Very Old Thing (version 1), 2015, mixed media, 70.9 x 70.9 x 45.3 in.
126
LD_0409_V2_XR_SH.indd 126
10/09/2018 12:55
127
LD_0409_V2_XR_SH.indd 127
10/09/2018 12:55
128
LD_0409_V2_XR_SH.indd 128
10/09/2018 12:56
129
LD_0409_V2_XR_SH.indd 129
10/09/2018 12:56
Gilles Barbier
Papou Huli Wigman (Pawn), 2015, résine, peinture à l’huile, costume et accessoires, 220 x 170 x 100 cm. Papou Huli Wigman (Pawn), 2015, resin, oil paint, costume and props, 86.6 x 66.9 x 39.4 in.
130
LD_0409_V2_XR_SH.indd 130
10/09/2018 12:56
131
LD_0409_V2_XR_SH.indd 131
10/09/2018 12:56
Gilles Barbier
Sans titre (Les images bulles), 2003, gouache sur papier, (diptyque), 120 Ă— 190 cm chaque. Sans titre (Les images bulles), 2003, gouache on paper, (diptych), each 47.3 x 74.8 in.
132
LD_0409_V2_XR_SH.indd 132
10/09/2018 12:56
133
LD_0409_V2_XR_SH.indd 133
10/09/2018 12:56
LD_0409_V2_XR_SH.indd 134
10/09/2018 12:56
Martin Barré 135
Élégance minimale Minimal elegance
Né en 1924 à Nantes, mort en 1993 à Paris. Born in 1924 in Nantes, died in 1993 in Paris.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 135
10/09/2018 12:56
Martin Barré. Par Paul Galvez
136
La carrière de Martin Barré s’étend sur quatre décennies, de ses premières toiles dans les années 1950 à la dernière série du début des années 1990. Une brève étude de son œuvre mène au moins à deux conclusions : premièrement, l’abstraction contrôlée qu’il propose se distingue sensiblement, et à son avantage, des divers mouvements artistiques de l’après-guerre ; deuxièmement, sa peinture est d’une cohérence remarquable dans sa conception, presque implacable, malgré des changements parfois spectaculaires dans l’expression et le style. Quand Martin Barré émerge sur la scène artistique française, lors d’expositions à la galerie La Roue puis à la galerie Arnaud, à Paris, à la fin des années 1950, l’art informel, avec ses gestes et son expression picturale excessifs, et l’art optique, qui tire ses vibrations de lignes géométriques dures, forment les deux grandes options pour un aspirant peintre. Comme d’autres personnalités, tels Yves Klein et Simon Hantaï, Martin Barré gravite autour de précurseurs historiques d’un genre différent, en l’occurrence Kasimir Malevitch et Piet Mondrian. Deux œuvres de la collection de Laurent Dumas, Sans titre (1955) et 57-58-50-C (1957-1958), illustrent l’impact qu’ont eu ces deux figures de l’art abstrait sur le jeune artiste. Dans les deux toiles, il tente manifestement de créer des compositions sur un fond clair mis sur un pied d’égalité avec un motif plus élaboré, de style cubiste, qui assemble des formes rectangulaires colorées. Durant cette période, Martin Barré réussit magistralement à imbriquer le fond dans le motif placé sur la toile, ou à l’en recouvrir, si bien que ce fond clair semble devenir une « figure » couvrant un « fond » préexistant de formes colorées. Pourquoi cette obsession à vouloir neutraliser la composition ? Comme la plupart des peintres abstraits
post-cubistes, Martin Barré essaie d’unifier le plan pictural en éliminant la hiérarchie entre figure et fond, ce qui crée inévitablement une illusion de profondeur et renvoie à une conception classique de l’espace pictural. À la différence de nombre de ses contemporains, il ne recourt pas à des gestes expressionnistes théâtraux pour réaliser cette neutralisation. Au contraire, ce qu’il essaie de théâtraliser, ce n’est pas son ego ou ses émotions, mais le processus pictural par lequel toute relation figure-fond prend naissance. Il révèle donc les origines du geste abstrait au lieu de les obscurcir, et il le fait d’une manière qui ne repose pas sur l’angoisse existentielle, mais sur une extrême économie de moyens et une grande sobriété : un trait de peinture appliqué directement du tube. Ainsi, au début des années 1960, Martin Barré utilise des fonds minimalistes, sans texture, auxquels il applique des lignes d’une couleur unique, au tube ou d’un seul coup de pinceau, comme dans 62 J (1962) et 60-T-51 (1960). L’élégance et la simplicité de ces œuvres montrent que l’on peut redéfinir la notion de peinture. La fenêtre traditionnelle ouverte sur un monde préexistant devient lieu d’inscription et processus que l’artiste accomplit dans le présent, dans l’ici-et-maintenant, avec aussi peu de faux mélodrame que possible. L’expression ultime de ce mouvement anti-expressionniste est la célèbre série d’œuvres peintes à la bombe aérosol au milieu des années 1960, où, non seulement sont absentes les compositions complexes, mais où il n’y a même plus de texture ou de trace de la main du peintre. L’autre série représentée dans la collection de Laurent Dumas est celle des grilles, produite dans les années 1970. Ici, plusieurs grilles dessinées et peintes sont posées les unes sur les autres comme autant de feuilles de papier-calque. Martin Barré choisit de (ou choisit de ne pas) remplir une partie des grilles, si bien que certaines sont de simples lignes fantomatiques, tandis que d’autres voient leurs carrés emplis
Martin Barré
LD_0409_V2_XR_SH.indd 136
10/09/2018 12:56
Martin Barré. By Paul Galvez The career of the French abstract painter Martin Barré (1924-1993) spans four decades, from his first mature canvases of the 1950s until the final series of the early 1990s. A brief survey of his work leads one to at least two conclusions: first, that his brand of measured abstraction, to its benefit, stands noticeably apart from the various artistic movements of the post-war era; and secondly, that Barré’s painting is remarkably consistent in approach, almost ruthlessly so, despite sometimes dramatic changes in project and style. When Barré first emerged on the French art scene, with shows at the Galerie La Roue and then the Galerie Arnaud in the late 1950s, informel art, with its overinflated expressive painterly gestures, and op art, whose pulsating optical effects derived from hard-edged geometries, were the two major options for an aspiring painter. However, much like other singular artistic personalities such as Yves Klein and Simon Hantaï, Barré gravitated towards historical precursors of a rather different sort, in his case, Malevich and Mondrian. Two of the earliest pieces in the Laurent Dumas collection, Sans titre (1955) and 57-58-50-C (1957–1958), demonstrate the impact on Barré of these two father figures of abstract art. In both canvases, there is a demonstrative attempt to create compositions in which the light background is made to stand on equal footing with a more elaborate cubist-like arrangement of colourful rectangular forms. During this period, Barré was a master of getting the ground to seep into or cover an existing composition so that it seemed as if this light background was now a “figure” covering a preexisting “ground” of coloured shapes. Why this obsession with cancelling out a composition? Like in most post-cubist abstract painting, Barré was trying to
unify the picture plane by eliminating the hierarchy between figure and ground that inevitably created an illusion of depth and thus a classical notion of pictorial space. In contrast to almost all his peers at the time, however, Barré did not resort to dramatic, expressionistic gestures to perform this cancellation, as did the informel painters. Instead, what he tried to dramatise was not his ego nor his emotions but the painterly process by which any figure-ground relationship comes into being. He thus exposed, rather than obscured, the origins of the abstract gesture, and he did it in a way that did not resort to existential angst but rather to the most basic, economical means possible, the line of paint applied directly out of the tube. Thus, in the early 1960s, Barré used minimal, untextured grounds upon which were applied lines of a single colour, from a tube or a single brushstroke, as seen in 62 J (1962) and 60-T-51 (1960) from the Laurent Dumas collection. The elegance and simplicity of these works showed that one could redefine the traditional notion of painting as a window onto a pre-given world and turn towards the idea of painting as a space of inscription and process that the artist performs in the present, in the here and now, with as little artificial melodrama as possible. The ultimate expression of this anti-expressionist drive is his famous series of spray paint works from the mid-1960s, where in addition to the lack of complicated compositions there is no longer even texture or any trace of the painter’s hand.
137
The other series represented in the collection is from the magisterial grid series of the 1970s. Here various drawn and painted grids are laid on top of each other like so many sheets of transparent tracing paper. Barré has chosen (or, rather, not chosen in most cases) to selectively fill in parts of the grids so that some are mere ghostly outlines, while others have their squares filled in with striped lines, and still others are sanded down to a state of near disappearance, and in all cases the treatment is partial, never total, which
Martin Barré
LD_0409_V2_XR_SH.indd 137
10/09/2018 12:56
138
de rayures ou sont poncées au point de presque disparaître. Dans tous les cas, le traitement est toujours partiel, jamais total, ce qui peut expliquer leur caractère hallucinatoire. Ces tableaux ont été réalisés lorsque la critique d’un art formaliste battait son plein. Il est intéressant de noter que beaucoup de critiques proches de Roland Barthes ou de Jacques Derrida ont été attirés par l’œuvre de Martin Barré pour en devenir ensuite les principaux exégètes, notamment Jean Clay, Yve-Alain Bois, Tzvetan Todorov, Catherine Millet, Christian Bonnefoi ou Jean-Louis Schefer. Le couronnement de cette tendance a été la grande rétrospective de l’artiste organisée en 1979 par Suzanne Pagé au Musée d’art moderne de la Ville de Paris. L’estime où l’on tient aujourd’hui l’art de Martin Barré est due en grande partie aux efforts de cette génération, ainsi qu’à l’enthousiasme qu’il a suscité auprès des générations ultérieures.
Car, si l’artiste est bien souvent absent de l’histoire de l’art de l’après-guerre telle qu’elle est officiellement enseignée dans les universités aussi bien européennes qu’américaines, il a un impact beaucoup plus marqué sur la pratique artistique en tant que telle, devenant le peintre par excellence pour des personnalités aussi diverses que Rebecca Quaytman, Wade Guyton, Cheyney Thompson ou Blake Rayne. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi : Martin Barré a laissé à ses successeurs un héritage important, sous forme d’une pratique artistique qui incarne l’esprit de l’art conceptuel, du minimalisme et de l’installation depuis l’intérieur de la peinture en tant que médium – un médium que ces mouvements ont traditionnellement décrié sinon totalement éliminé de leur champ d’action. Son œuvre est donc un « détournement » de l’histoire de l’art, pour servir d’autant mieux la pratique artistique actuelle.
Paul Galvez est chercheur à l’Edith O’Donnell Institute of Art History de Dallas, où il étudie l’art du xIxe siècle à nos jours. Il publie ses travaux dans les revues Artforum, Cahiers d’art et October.
Martin Barré
LD_0409_V2_XR_SH.indd 138
10/09/2018 12:56
explains something of their hallucinatory character. These paintings were produced in the heyday of a certain kind of formalist art criticism. It is interesting that many of the French art critics who embraced the philosophy of Roland Barthes and Jacques Derrida, for instance, would be drawn to the work of Barré in the 1970s, eventually becoming its main interpreters, a list that would include Jean Clay, Yves-Alain Bois, Tzvetan Todorov, Catherine Millet, Christian Bonnefoi, Martine Debourne and Jean-Louis Schefer. The crowning achievement of this growing trend would be the grand retrospective of his work organised in 1979 by Suzanne Pagé at the ARC Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris. The esteem in which the art of Martin Barré is held today is due in large part to the efforts of this generation as well as its enthusiastic reception at the hands of
later generations of contemporary artists. For if Barré is absent from many of the canonical histories of post-war art taught in graduate schools in both Europe and America after his death in 1993, he has had a much more pronounced effect on current artistic practice, indeed becoming a quintessential painter’s painter in the eyes of such diverse figures as R. H. Quaytman, Wade Guyton, Cheyney Thompson and Blake Rayne, to name just a few of the most well-known. It is not hard to see why. For Barré has bequeathed to future generations an important legacy: a form of artistic practice that embodies the spirit of conceptual art, minimalism and installation art from within the medium of painting, a medium that those movements have traditionally decried, if not altogether eliminated from their purview. His work thus provides a détournement of art history, all the better to serve the art practice of today.
139
Paul Galvez is a research fellow at the Edith O’Donnell Institute of Art History in Dallas, Texas, where he is studying modern art from the nineteenth century to the present. His writing has appeared in journals such as Artforum, Cahiers d’art moderne and October.
Martin Barré
LD_0409_V2_XR_SH.indd 139
10/09/2018 12:56
Martin Barré
57-58-50-C, 1957-1958, huile sur toile, 89 × 116 cm. 57-58-50-C, 1957-1958, oil on canvas, 35 × 45.7 in.
Double page suivante, à gauche. Overleaf, left.
62 J, 1962, huile sur toile, 88 × 95,7 cm. 62 J, 1962, oil on canvas, 34.7 × 37.7 in. Double page suivante, à droite. Overleaf, right.
60-T-51, 1960, huile sur toile, 98 x 88 cm. 60-T-51, 1960, oil on canvas, 38.6 × 34.7 in.
140
LD_0409_V2_XR_SH.indd 140
10/09/2018 12:56
141
LD_0409_V2_XR_SH.indd 141
10/09/2018 12:56
142
LD_0409_V2_XR_SH.indd 142
10/09/2018 12:56
143
LD_0409_V2_XR_SH.indd 143
10/09/2018 12:56
Martin Barré
73-74-B, 1973-1974, acrylique sur toile, 149 × 139 cm. 73-74-B, 1973-1974, acrylic on canvas, 58.7 × 54.7 in.
144
LD_0409_V2_XR_SH.indd 144
10/09/2018 12:57
145
LD_0409_V2_XR_SH.indd 145
10/09/2018 12:57
LD_0409_V2_XR_SH.indd 146
10/09/2018 12:57
Hélène Delprat 147
Bas les masques Down with the masks
Née en 1957 à Amiens, vit et travaille à Paris. Born in 1957 in Amiens, lives and works in Paris.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 147
10/09/2018 12:57
Hélène Delprat. Par Jesi Khadivi
148
Une voix préenregistrée égrène un compte à rebours dans le désordre – 3, 9, 8, 0 –, puis whoosh, un coup de canon résonne au loin, annonçant l’arrivée d’une silhouette anonyme qui semble jaillir de nulle part. Entièrement vêtue de couleurs sombres, elle risquerait de se fondre dans l’aride décor sans l’éclairage dramatique qui souligne les plis de son vêtement et les cercles blancs lui tenant lieu d’yeux, de nez et de bouche sur la cagoule noire qui lui cache entièrement le visage. Elle commence à exécuter ce qui semble une lente caricature de défilé de mode, avec un métronome électronique en fond sonore. Tout aussi soudainement qu’elle a surgi, cette apparition masquée se volatilise. Suit un défilé de personnages non moins insaisissables. L’un porte un masque de lutteur mexicain et un pantalon à carreaux trop grand avec des bretelles, qui ferait envie à tout fan de Rei Kawakubo. Un autre entre en scène dans un long manteau flottant. La gravité de leur démarche et la manière dont ils jouent avec les revers de leur imperméable sont soulignées par une voix off – qui pourrait sonner, mais ce n’est pas sûr, comme un bookmaker débitant des cotes. Des costumes encore plus fantastiques suivent : une robe blanche qui semble tout droit sortie d’un ballet d’Oskar Schlemmer, et une robe noire couverte de perles. Ces individus sont tous liés par leur tenue flamboyante et leur caractère androgyne – mais surtout par le masque qui leur cache le visage. Ils semblent à la fois magiques et menaçants. Privés de figure ou de cadre – le défilé
1. Claude Cahun, dixième planche d’Aveux non avenus, livre publié en 1929.
2. L’artiste décrit sa pratique artistique comme un iceberg qui contient des parties visibles et immergées. Avant sa mise en retrait, la peinture était l’aspect visible de son travail. Mais, pendant les quinze années
se déroule sur une scène entièrement vide, dépourvue de tout signe distinctif –, les personnages, complètement décontextualisés, existent dans un état suspendu que n’investit aucune réalité spécifique. L’absence de repère les rend quelque peu menaçants, mais leur insuffle aussi un potentiel surnaturel. Le masque constitue un élément central dans le vocabulaire complexe et multidimensionnel d’Hélène Delprat née en 1957 à Amiens, qui apparaît dans de nombreux tableaux et vidéos. Le Défilé, décrit ci-dessus, offre un exemple étonnamment concis de son dialogue avec le masque. Dans cette vidéo de 2003, comme dans beaucoup d’autres œuvres, l’artiste joue elle-même chacun des personnages, rappelant la photographe surréaliste Claude Cahun, qui enrichit l’un de ses photomontages de la note manuscrite suivante : « Sous ce masque un autre masque. Je n’en finirai pas de soulever tous ces visages1. » Cette déclaration trouve un écho non seulement dans le travail conceptuel d’Hélène Delprat sur le masque, mais aussi dans sa démarche résolument interdisciplinaire, et de façon plus générale dans la trajectoire de sa pratique créative : ce sont ses propres visages. Au début de sa carrière, elle se concentre principalement sur la peinture, avant de se mettre en retrait de la vie publique, au milieu des années 1990, pour se plonger, pendant près de quinze ans, dans une série de « pratiques immergées2 », notamment en écriture, film, radio et vidéo. Son travail témoigne de sa curiosité omnivore. Elle distord les époques, les genres et les limites du goût pour façonner un univers conceptuel et visuel aussi immersif que singulier : un monde où
passées à travailler pour elle-même, « les pratiques immergées font surface ». « Hélène Delprat » de Caroline Bourgeois in Hélène Delprat. Les travaux & les jours, éd. Dilecta, Paris, 2017, p. 14.
Hélène Delprat
LD_0409_V2_XR_SH.indd 148
10/09/2018 12:57
Hélène Delprat. By Jesi Khadivi
figures are completely decontexualised, existing in a suspended state that doesn’t inhabit any particular reality. Their very placelessness makes them slightly foreboding, but also imbues them with an otherworldly sense of possibility.
A recorded voice narrates a countdown out of order – 3, 9, 8, 0 – then whoosh, a cannon sounds in the distance, heralding the appearance of an anonymous figure who seems to materialise out of thin air. Clothed exclusively in dark colours, the figure would risk blending into the barren stage set if it weren’t for dramatic lighting emphasising the folds of its clothing and the white circles that count for eyes, a nose and a mouth on the black balaclava that entirely obscures its face. It begins to enact what appears to be a slow caricature of various catwalk moves against the soundtrack of an electronic metronome. Just as suddenly as this masked apparition appears, it dissolves into thin air. A parade of similarly elusive figures follows. One dons a Mexican wrestler’s mask and a pair of outsized checked pants with suspenders that any fan of Rei Kawabuko would covet. Another figure strides on stage in a long flowing coat, the intensity of its gait and the way it gesticulates with the lapels of its trench coat is enhanced by the additional layer of voice-over – what sounds like, but is not necessarily, a bookie running numbers. Even more fantastical costumes follow: a white dress that looks like it comes from an Oskar Schlemmer ballet and a black dress covered in pearls. These characters are all linked by their flamboyant dress, their androgyny – and most markedly by the masks covering their faces. They appear at once magical and menacing. Deprived of a face and context – the parade takes place in a completely empty stage set devoid of any identifying characteristics – the
1. Claude Cahun, “Sous ce masque un autre masque. Je n’en finirai pas de soulever tous ces visages”, tenth photomontage plate published in Aveux non avenus, Paris: Éditions du Carrefour, 1930.
2. Delprat has described her artistic practice as an iceberg that contains visible and submerged elements. Prior to her retreat, painting was the visible aspect of her work. However, during the fifteen years spent working
The mask comprises a central element in Delprat’s complex and layered lexicon, appearing in numerous videos and paintings. Le Défilé (The Parade), the video from 2002 described above, provides a strikingly reduced example of Delprat’s engagement with the mask. In this video, as in many other works, Delprat plays each character herself, bringing to mind how the surrealist photographer Claude Cahun once adorned one of her photomontages with the handwritten statement “Beneath this mask, another mask. I will never finish removing all of these faces.”1 This statement not only resonates with Delprat’s ongoing conceptual engagement with the mask, but also with the artist’s resolute interdisciplinary approach and the arc of her creative practice more generally: the many faces of Hélène Delprat. Born in 1957 in Amiens, Delprat primarily focused on painting in the early days of her career, before retreating from public view in the mid-1990s for nearly fifteen years to immerse herself in a series of “submerged practices”2 – namely writing, film, radio and video. Delprat’s work attests to her omnivorous curiosity. She bends time periods, genres and the limits of taste to craft a conceptual and pictorial universe that is as immersive as it is idiosyncratic: a world in which documentary and fiction collide. Her work bristles with what she calls “coincident affinities”: tonsure rituals, Louis XIV, wigs, masks, B-horror films, French cinema, ancient Greek literature. Lest the relationships
149
on her own terms, “the submerged practices rose to the surface”. Caroline Bourgeois, “Hélène Delprat”, in Works and Days, Paris: Éditions Dilecta, 2017, p. 14.
Hélène Delprat
LD_0409_V2_XR_SH.indd 149
10/09/2018 12:57
documentaire et fiction s’entrechoquent. Son œuvre grouille de ce qu’elle appelle des « affinités de hasard » : tonsures rituelles, Louis XIV, perruques, masques, films d’horreur de série B, cinéma français, littérature grecque. De peur que les relations entre les multiples univers de références qu’elle cultive ne paraissent trop chaotiques ou trop autoréférentielles, Hélène Delprat nous rappelle que le mot fatras, qui a une connotation négative de bazar ou de fouillis en français moderne, tire son origine, au XIIe ou XIIIe siècle, d’une forme poétique mêlant sens et non-sens, néanmoins extrêmement codifiée3.
150
Dans les tableaux d’Hélène Delprat, plusieurs représentations de masques sont reliées par un point commun : leur absence de forme. Des marques abstraites suggèrent un visage, un nez, un œil. Ces visages indistincts semblent sur le point d’émerger de leur fond – ou, inversement, s’y engloutir. Dans le tableau Portrait pourri remix 5 (2014), l’artiste travaille sur un fond tacheté combinant un rose vif 4 avec des nuances de gris et de blanc. Un masque noir stupéfié flotte à gauche du centre de la composition, détaché d’un corps humain, mais lié à un ensemble de racines grêles et à une formation organique non identifiable, qui évoque un carré d’herbe où pousserait un cactus duveteux. Au-dessus de sa tête plane une formation en forme de nuage, une bulle de pensée perverse contenant un visage grossièrement rendu par des touches de peinture grise, verte, noire et blanche. La bouche forme un « O » de stupéfaction parfait et suggère vaguement un clown, ou un mème de chat surpris. Dans L’Homme-singe en fausse fourrure a disparu (2014), une figure blanche humanosimiesque se tient à demi-accroupie à peu près au centre de la toile, avec cinq
3. D’après l’interview d’Hélène Delprat réalisée par Jean-Nicolas Schoeser à l’occasion de son exposition à La Maison rouge en 2017.
4. Pepto Bismol est le nom de marque du bismuth subsalicylate, anti-acide couramment utilisé pour traiter les troubles gastrointestinaux. Il est également connu sous le nom de « bismuth rose ».
aigrettes de pissenlit partant des doigts de sa main gauche. Elle est entourée d’un groupe de visages inquiets grossièrement ébauchés. En lévitation libre dans l’espace, ils n’appartiennent à personne, et la morosité de leur expression donne au tableau une atmosphère tragi-comique. On pourrait en effet considérer qu’Hélène Delprat se situe dans une lignée d’artistes qui s’intéressent au jeu de rôle et à la mascarade dans leur œuvre, allant de figures historiques comme Claude Cahun et Pierre Molinier à des artistes contemporains comme Cindy Sherman. Mais si la perversion extrême des photos de Pierre Molinier, ajoutée à leurs rituels de répétition et de prolifération, propose une mutation sexuelle quasi chamanique, et si, dans le travail de Claude Cahun, « le brouillage catégoriel amorcé par l’altération continuelle de l’identité5 » tente de défaire complètement la logique même des catégories, Hélène Delprat ne semble pas nécessairement investie dans la question de sa propre identité. Son petit jeu de masques semble plutôt motivé par d’autres préoccupations. Chez elle, le masque devient moins une expression physique de la variation d’identité – un clin d’œil aux nombreux visages que nous arborons et à la facilité avec laquelle nous les adoptons et les rejetons –, et plus un jeu de dissimulation. Lorsqu’on voile son identité, ce qu’on fait et la manière dont on le fait devient plus visible. L’artiste elle-même note : « Le masque est souvent lié à la mort, à l’épouvante. C’est un moyen de faire ce que l’on veut et de rester anonyme6. » Le portrait de l’artiste en forme d’abécédaire proposé par l’historienne de l’art Valérie Da Costa comporte de nombreuses références au déguisement ou au défigurement : Fantômas,
5. Rosalind E. Krauss, Bachelors, éd. The MIT Press, Cambridge, 1999, p. 9.
6. Extrait de « Portrait d’HD assise dans un fauteuil » de Valérie Da Costa in Hélène Delprat. Les travaux & les jours, éd. Dilecta, Paris, 2017, p. 180.
Hélène Delprat
LD_0409_V2_XR_SH.indd 150
10/09/2018 12:57
between the diverse constellation of references that she cultivates in her work seem disorderly or self-referential, Delprat herself reminds us that the word fatras, which in modern French is translated negatively as a “mess” or a “jumble”, actually has its origins in the 12th and 13th centuries as a poetic form that blended sense and nonsense, yet was nonetheless extremely codified.3 A commonality that links many of Delprat’s depictions of masks in her paintings is their amorphousness. Abstract marks give way to the hint of a face, a nose, an eye. These shadowy visages seem on the brink of emerging from – or, conversely, being swallowed up by – their backgrounds. In the painting Portrait pourri remix 5, Delprat works with a mottled ground that combines a vivid Pepto Bismol4 pink with shades of grey and white. A stupefied black mask floats in the middle left quadrant of the composition, untethered from a human body but bound to a spindly set of roots and an unidentifiable organic formation that recalls a patch of grass sprouting a fuzzy cactus. Above its head hovers a cloud-like formation, a perverse thought bubble containing a face roughly rendered from daubs of grey, green, black and white paint. With its mouth forming a perfect “O” of bewilderment, it gives the vague suggestion of a clown or a surprised cat meme. In L’Homme-singe en fausse fourrure a disparu (2014), a white humanoid-simian figure stands in a semi-crouching position roughly at the centre of the canvas with five dandelion puffs extending from the fingers of his left hand. He is encircled by a group of roughly-executed concerned faces. Freely levitating in space, they belong to nobody, and the morose quality of their expressions lends the
3. Hélène Delprat in an interview directed by JeanNicolas Schoeser: http:// www.dailymotion.com/ video/x5xq2ds (last accessed 5 January 2018)
4. Pepto Bismol is the brand name of bismuth subsalicylate, a common antacid used to treat gastrointestinal distress. It is also known as “pink bismuth”.
painting a tragicomic atmosphere. Indeed, Delprat could be considered amongst a lineage of artists who engage with role playing and masquerade in their work, ranging from historical figures like Cahun and Pierre Molinier to contemporary artists like Cindy Sherman. But while the extreme kink of Molinier’s photos and their rituals of repetition and proliferation propose a quasi-shamanic sexual transformation and, in Cahun’s work, as stated by Rosalind Krauss, “the categorical blurring initiated by the continual alteration of identity”5 attempts to undo the very logic of categories altogether, Delprat doesn’t necessarily seem to be vested in questions of her own identity at all. Instead, her dalliance with masks seems to be motivated by other concerns. In her hands, the mask becomes less a gesture towards the variability of identity – a nod towards the many faces we wear and the ease with which we adopt and discard them – and more a game of concealment. Through shrouding one’s identity, what we do and how we do it becomes more visible. The artist herself has noted “Masks are often associated with death and horror. It’s a way of doing what you want and staying anonymous.”6 A list of references included in art historian Valérie Da Costa’s glossary-like portrait of the artist contains numerous references to disguise or disfigurement: the iconic criminal mastermind Fantômas, the maimed serviceman, Poe’s The Mask of the Red Death or Champfleury’s The Man with Wax Faces. Yet Delprat’s preoccupation with the motif of the mask extends beyond a surface engagement with B-films and the macabre to touch upon the roots of theatre itself – in Delprat’s universe, as in ancient Greek theatre, the mask functions to mark a space between worlds: between myth
5. Rosalind E. Krauss, Bachelors, Cambridge: The MIT Press, 1999, p. 9
151
6. Valérie Da Costa, “Portrait of HD Sitting in an Armchair,” in Hélène Delprat. Works and Days, Éditions Dilecta, Paris, 2017, p. 180.
Hélène Delprat
LD_0409_V2_XR_SH.indd 151
10/09/2018 12:57
l’emblématique génie criminel, les « gueules cassées », Le Masque de la mort rouge d’Edgar Allan Poe, L’Homme aux figures de cire de Champfleury. Pourtant, l’obsession d’Hélène Delprat pour le thème du masque va au-delà d’un intérêt superficiel pour les films de série B et le macabre, pour toucher aux racines mêmes du théâtre. Dans son univers, comme dans le théâtre grec antique, le masque sert à marquer un espace entre les mondes : entre le mythe et la réalité, entre la vie réelle et la scène. Dans le théâtre grec, masque et acteur sont fondamentalement impossibles à distinguer, fondus l’un dans
152
l’autre. En portant un masque, l’acteur met son identité en suspens pour devenir un cryptogramme, permettant à un autre de parler ou d’agir à travers lui. Le masque n’est pas un simple accessoire, mais contient ses propres qualités intrinsèques que l’acteur assume en le portant. Hélène Delprat ne se masque pas pour montrer les différentes permutations d’Hélène Delprat, mais l’utilise plutôt pour ouvrir un espace entre document et fiction, animal et humain, imaginaire et réalité, qui nous confronte au « bric-à-brac dont nous sommes faits ».
Jesi Khadivi est commissaire d’exposition indépendante, auteure et éditrice établie à Berlin. Elle collabore à Sur, revue annuelle éditée en espagnol et en anglais, fondée sur une esthétique de la rencontre.
Hélène Delprat
LD_0409_V2_XR_SH.indd 152
10/09/2018 12:57
and reality, between “real life” and the stage. In Greek theatre the mask and the player were essentially indistinguishable, melded into one another. Wearing a mask, the player suspends her identity to become a cipher, allowing another to speak or act through her. The mask is not a simple prop, but contains its own intrinsic qualities that the player
assumes when wearing it. Hélène Delprat does not mask herself to show the different permutationsof Hélène Delprat, but instead wields it to prise open a space between documentary and fiction, animal and human, fantasy and reality that brings us face-to-face with “the bric-a brac of which we are made”.
Jesi Khadivi is an independent curator, writer and editor based in Berlin. She is the editor-at-large of Sur, an annual bilingual journal premised on the aesthetics of encounter.
153
Hélène Delprat
LD_0409_V2_XR_SH.indd 153
10/09/2018 12:57
Hélène Delprat
Peinture préparatoire de Jean Painlevé pour son film « How some jellyfish are born », 2015, acrylique et pigments sur toile, 203 x 251 cm. Peinture préparatoire de Jean Painlevé pour son film “How some jellyfish are born”, 2015, acrylic and pigments on canvas, 79.9 × 98.8 in.
154
LD_0409_V2_XR_SH.indd 154
10/09/2018 12:57
155
LD_0409_V2_XR_SH.indd 155
10/09/2018 12:57
Hélène Delprat
Portrait Pourri, 1998, pigment et acylique sur papier marouflé sur toile, 250 x 220 cm. Portrait Pourri, 1998, pigment and acrylic on paper mounted on canvas, 98.4 × 86.6 in.
Double page suivante. Overleaf.
Le Souvenir des batailles perdues, 2017, pigment, liant acrylique et paillettes sur toile, 200 x 300 cm. Le Souvenir des batailles perdues, 2017, pigment, acrylic binder and glitter on canvas, 78.7 × 118.1 in.
156
LD_0409_V2_XR_SH.indd 156
10/09/2018 12:57
157
LD_0409_V2_XR_SH.indd 157
10/09/2018 12:57
158
LD_0409_V2_XR_SH.indd 158
10/09/2018 12:57
159
LD_0409_V2_XR_SH.indd 159
10/09/2018 12:57
160
LD_0409_V2_XR_SH.indd 160
10/09/2018 12:57
Hélène Delprat
On entendait des bruits venus de l’autre monde / Des soupirs de terreur et d’angoisse profonde, 2015, acrylique et pigments sur toile, 213 x 250 cm. On entendait des bruits venus de l’autre monde / Des soupirs de terreur et d’angoisse profonde, 2015, acrylic and pigments on canvas, 83.9 × 98.4 in.
161
LD_0409_V2_XR_SH.indd 161
10/09/2018 12:57
Damien Deroubaix
LD_0409_V2_XR_SH.indd 162
10/09/2018 12:57
Damien Deroubaix 163
L’art de la démesure
Damien Deroubaix
The art of excess
Né en 1972 à Lille, vit et travaille à Paris. Born in 1972 in Lille, lives and works in Paris.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 163
10/09/2018 12:57
Damien Deroubaix. Par Andreas Baur
164
Damien Deroubaix peint des univers apocalyptiques. Les sujets de ses tableaux, assemblés à la manière de collages, sont cauchemardesques, obsessionnels et chargés de sens. Baignés d’une aura sombre et menaçante, ils apparaissent comme de véritables prophéties. Ce sont des peintures de mœurs contemporaines, des mauvais présages et des représentations de la chute, gorgées de références et de citations tirées du monde des médias, de la culture quotidienne et du pop, ou encore du punk et du porno. Damien Deroubaix met en scène des plats empoisonnés, évoquant parfois les rituels alchimiques de purification tombés dans l’oubli, dans lesquels des opposés absolus peuvent trouver un équilibre, à l’instar de soleils noirs trônant au firmament, ou encore des cavaliers de l’Apocalypse croisant le vil Mammon autour du slogan « Money, Yeah ! » Il pose aussi les questions fondamentales : d’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ?1 Dans son sampling, l’artiste donne à voir, sortant d’une coupe qui déborde, une forme rappelant l’Ouroboros, le serpent qui se mord la queue, représentation parfaite d’un être totalement autonome. En alchimie, c’est le symbole pictural d’une transformation de la matière en vase clos conduisant à l’affinage des substances. Konrad Bitterli, conservateur au musée
1. D’après le titre de son tableau réalisé en 2015 : D’où venons-nous, que sommes-nous, où allonsnous ?
des Beaux-Arts de Saint-Gall (Suisse), intitule « Totentanz und Terrorizer2 » (« Danse macabre et terroriste ») son texte dédié à Damien Deroubaix, rappelant que le peintre puise non seulement dans l’histoire de l’art mais aussi dans tout un système de références lié à la musique grindcore et à ses sous-genres. On pense à l’iconographie des artworks du genre, mais aussi à la rudesse des blast beats, envolées proches du staccato, qui y sont apparus pour la première fois. Comme les paroles de ces musiques issues des courants punk et crustcore, les œuvres de Damien Deroubaix sont marquées d’esprit anarchiste et anticapitaliste, et de critique sociale. Ses dominantes et sa gamme chromatique répondent parfaitement aux sonorités profondes et gutturales du grindcore. Sa peinture fait du bruit. Et ses formats impressionnants mettent à l’épreuve le spectateur, qu’ils immergent littéralement dans la scène. Mais la peinture de Damien Deroubaix est aussi un art délicat, évoquant par moments la minutie des miniaturistes. La subtilité de ses textures et surfaces dresse des passerelles universelles dans la mémoire iconographique des beaux-arts. Elles atténuent l’effroi suscité par le tableau et soulignent de manière évidente que la peinture réside toujours dans l’acte et dans la référence, manifeste ici dans un tracé, là dans une couleur. Cela se traduit à l’occasion par un rééquilibrage subtil des tons, comme cet échange complémentaire entre le jaune et le violet dans le tableau Feeble Screams From Forest Unknown (Cris inaudibles d’une forêt inconnue, 2014). Damien Deroubaix redonne à une figure traditionnelle un rôle de premier plan. Celle-ci, puisée dans la culture populaire
2. Konrad Bitterli, « Totentanz und Terrorizer. Damien Deroubaix’ Werk Zwischen Klassischen Bildwelten und Akuter Gegenwart » in Damien Deroubaix. Die Nacht, éd. Verlag für Moderne Kunst, Vienne, 2009, p. 72-80.
Damien Deroubaix
LD_0409_V2_XR_SH.indd 164
10/09/2018 12:57
Damien Deroubaix. By Andreas Baur
artist. On the visual level, this applies in relation to the artwork, but also regarding a roughness of the hitherto never heard staccato blast beats. Like the lyrics of the music that emerged from hardcore punk and crustcore, Deroubaix’s works are also characterised as being anarchist, anti-capitalist and socially critical. Their colour themes and their fundamental tone go perfectly with the deep, guttural singing of grindcore.
Damien Deroubaix paints apocalyptic worlds. The subjects of his collagelike images are nightmarish, obsessive and meaningful. Strange and gloomy prophecies appear in the image. Contemporary morality, portents and doomsday scenarios full of allusions and interspersed with quotes from the media world, everyday life and pop culture, punk and porn. Deroubaix stages poison kitchens that conjure up sometimes forgotten cleansing rituals of alchemy in which the greatest opposites find a balance – black suns stand in the sky or apocalyptic riders and the vile Mammon meet each other, led by the rallying cry, “Money, Yeah!” Also, quite fundamental questions are asked: D’où venons-nous? – Que sommes-nous? – Où allons-nous? 1 How Damien Deroubaix’s sampling feeds on an abundance of templates reminds us of Ouroboros, the serpent devouring its own tail, in a perfect representation of the autonomous being. In alchemy it is a pictorial symbol of a closed process of exchange of matter for the refinement of substances. Totentanz und Terrorizer (Dance of Death and Terrorizer) is the title of a text by Konrad Bitterli on Damien Deroubaix 2 and thus indicates that aside from art history, grindcore and its subgenres are a central reference system for the
1. This is the title of a picture from 2015 (Where are we from? – What are we? – Where are we going?).
Damien Deroubaix paints loudly. And he paints big, too – overwhelming, challenging the viewer. They are practically drawn into his scenes. But Deroubaix’s painting is also a delicate art, at times evoking the meticulousness of miniaturists. The subtle, quaint textures and surfaces create universal bridges in the visual memory of art. They relativise the horror shown in the picture and make it obvious that painting is always an action and a reactive reference to that trace there, to that colour here. This sometimes leads to finely-balanced colour tones, such as a yellow-violet playing the complementary balancing act of the picture entitled Feeble Screams From Forest Unknown (2014).
165
Deroubaix once again provides the stage for a traditional personage. It comes from popular culture and art history and has the appearance of a demon, guardian, raging deity, skeleton or skull. To this day, the Dance of Death, an iconographic invention of the Middle Ages, has lost none of its power. The universal rule of death is transformed into the closed form of the medieval circle dance, which is an attempt to oppose the meaninglessness and indiscriminateness of the destruction caused by the plague with some kind of structural order.
2. Konrad Bitterli, “Totentanz und Terrorizer: Damien Deroubaix’ Werk Zwischen Klassischen Bildwelten und Akuter Gegenwart”, in Damien Deroubaix: Die Nacht, Vienna: Verlag für Moderne Kunst, 2009, p. 72-80.
Damien Deroubaix
LD_0409_V2_XR_SH.indd 165
10/09/2018 12:57
166
comme dans l’histoire de l’art, prend la forme d’un démon, d’un gardien, d’une divinité terrible, d’un squelette ou d’un crâne. Encore aujourd’hui, la danse macabre, trouvaille iconographique du Moyen Âge, conserve toute sa force. La suprématie universelle de la mort y est transfigurée sous la forme hermétique d’une ronde médiévale, dans une tentative pour opposer à l’absurdité indiscriminée de la peste et de la mort un semblant de structure ordonnée. On trouve des danses macabres monumentales, conçues pour être vues de la foule, dans des églises, sur les murs de cimetières ou encore sur la façade d’ossuaires. À l’inverse, les livres en montrent une illustration plus discrète, réservée à la contemplation privée, comme la danse macabre de Hans Holbein le Jeune de 1538. Le peintre et graveur allemand montre comment la mort, ignorante de la situation comme de l’âge, s’impose brutalement au milieu des êtres vivants et de leurs désirs. Il détaille ensuite la ronde en couples de danseurs, adoptant pour la première fois la forme d’un cycle d’images autonomes. Ces trente-trois représentations en ordre décroissant ont fortement impressionné Damien Deroubaix, et l’ont incité à travailler cette thématique ainsi que la technique de la gravure sur bois. Sur le plan théologique, le but de la danse des morts est d’avertir de l’imminence du jugement. Elle est aussi associée dans la liturgie à la promesse de salut, car « l’homme pieux doit aller vers la mort comme on va danser3 ». C’est ainsi que l’on observe, dans le bois gravé géant intitulé Höhle (2010),
deux silhouettes osseuses traverser avec raideur l’espace du tableau. Avec le drapeau américain suspendu en haut à droite de la toile Messiah (2014), Damien Deroubaix introduit une citation tirée d’autres œuvres, comme la gravure sur bois Das Große Glück (La Bonne Fortune, 2009). Il drape ici une déité courroucée dans laquelle on reconnaît les traits de la déesse romaine du hasard, Fortuna, et de la déesse grecque de la vengeance, Némésis, mêlés à d’autres références. La poitrine multiple évoque la déesse grecque de la fécondité, Artémis d’Éphèse, tandis que le visage transfiguré par la terreur semble tout droit sorti d’un clip de film d’horreur. Cette compilation de formes féminines « jaillit pleine de colère d’un fond noir profond et indéfini pour voler vers le spectateur, uniquement encadrée et située dans l’espace par un faisceau de rayons qui se propagent vers le bas… Cette furie aux pieds griffus (semble jaillir) du tableau, emplie de puissance, dans la direction du visiteur de l’exposition4 ». On la retrouve à nouveau dans l’atelier de l’artiste, montée dans d’autres tableaux, où elle se confronte à des pissenlits. À l’occasion, Damien Deroubaix peut aussi troquer l’espace scénique de sa peinture pour des installations spatiales à l’ampleur factice. Toutefois, même celles-ci portent dans leur conception l’empreinte de l’art pictural, s’inscrivant par ses citations, de manière intemporelle et universelle, dans le catalogue des tableaux de ce monde, et rappelant au spectateur la démesure et les abysses de l’existence humaine.
Andreas Baur est le directeur de la villa Merkel à Essling am Neckar, en Allemagne, depuis 2001. Il a été le premier directeur du Kunsthaus Baselland fondé en 1997 à Muttenz, près de Bâle.
3. Die Theologische Realenzyklopädie (TRE), vol. XXXIII, 5e édition, De Gruyter, Berlin, 2002, p. 688.
4. Ellen Blumenstein, in Damien Deroubaix. Das Große Glück, éd. Galerie Sima, Nuremberg, 2009, p. 5.
Damien Deroubaix
LD_0409_V2_XR_SH.indd 166
10/09/2018 12:57
Monumental Dances of Death can be found in churches, on churchyard walls or the facades of ossuaries – designed for viewing in public spaces. On the other hand, versions for personal, private viewing handed down in books were also created, including The Dance of Death by Hans Holbein the Younger, from 1538. In this work, the German painter and printmaker does not only show how death cares for neither status nor age, but how it suddenly enters the lustful heart of earthly life. Consequently, Holbein portrayed in detail the round dance performed in pairs and chose, for the first time, the form of a cycle of self-contained individual images. These thirty-three depictions in descending order of magnitude impressed Damien Deroubaix and motivated him to turn his attention to the theme and technique of woodcutting. The theological meaning of the Dance of Death is a premonitory threat of judgement. As part of the heavenly liturgy it is also interpreted as a promise of salvation: “A pious man must go to death, as if to dance.”3 Thus, two angular, bony figures teeter through the pictorial space of the gigantic woodcut titled Höhle (2010). With the American flag hanging, in the top right of the picture Messiah,
Deroubaix quotes a set piece from other pictures, such as the woodcut Das große Glück (The Great Luck). There she is wrapped around the waist of an avenging goddess, in whose figure the Roman goddess Fortuna and the Greek goddess of retribution, Nemesis, merge, transformed by references to other figures-the many breasts refer to the Greek goddess of fertility, Artemis Ephesia, whose horrordominated face seems to be borrowed from a horror clip. This compiled female figure “flies full of anger at the viewer from the deep black, undefined background, framed and spatially situated only from a widening bundle of rays [...]. The claw-footed Fury [pushes] out of the picture with full force, against the exhibition visitors.”4 She finds herself in the artist’s work in turn mounted in further images in which she encounters dandelions. From time to time, Damien Deroubaix extends his painted stage spaces into space-consuming installations. But even these are always conceived through painting, timelessly making universal references to the image arsenals of this world, and reminding us of the excessiveness and the depths of human existence.
167
Since 2001, Andreas Baur has been the director of the Villa Merkel in Essling am Neckar, Germany, since 2001. He was previously the first director of the Kunsthaus Baselland in Muttenz, near Basel, which was founded in 1997.
3. Theologische Realenzyklopädie (TRE), volume XXXIII, 5th ed., Berlin: De Gruyter,, 2002, p. 688.
4. Ellen Blumenstein, in Damien Deroubaix – Das große Glück, Galerie Sima, Nuremberg, 2009, p. 5.
Damien Deroubaix
LD_0409_V2_XR_SH.indd 167
10/09/2018 12:57
Damien Deroubaix
Messiah, 2014, huile sur toile marouflée, 224 × 174 cm. Messiah, 2014, oil on mounted canvas, 88.2 × 68.5 in.
Double page suivante. Overleaf.
D’où venons-nous, que sommes-nous, où allons-nous ? 2015, huile et collage sur toile, 250 × 440 cm. D’où venons-nous, que sommes-nous, où allons-nous ? 2015, oil and collage on canvas, 98.4 × 173.2 in.
168
LD_0409_V2_XR_SH.indd 168
10/09/2018 12:57
169
LD_0409_V2_XR_SH.indd 169
10/09/2018 12:57
170
LD_1109_V2_XR_SH.indd 170
11/09/2018 12:33
171
LD_1109_V2_XR_SH.indd 171
11/09/2018 12:33
Damien Deroubaix
Hohle, 2010, bois gravé, encre et crâne de bélier, 285 × 375 cm. Hohle, 2010, woodcut, ink and ram skull, 112.2 × 147.6 in.
Double page suivante. Overleaf.
T, 2009, aquarelle, acrylique, encre et collage sur papier, 300 × 410 cm. T, 2009, watercolour, acrylic, ink and collage on paper, 118.1 × 161.4 in.
172
LD_0409_V2_XR_SH.indd 172
10/09/2018 12:57
173
LD_0409_V2_XR_SH.indd 173
10/09/2018 12:57
174
LD_0409_V2_XR_SH.indd 174
10/09/2018 12:57
175
LD_0409_V2_XR_SH.indd 175
10/09/2018 12:57
Damien Deroubaix
Feeble Screams From Forest Unknown, 2014, huile sur toile marouflée, 224 × 178 cm. Feeble Screams From Forest Unknown, 2014, oil on mounted canvas, 88.2 × 70.1 in.
176
LD_0409_V2_XR_SH.indd 176
10/09/2018 12:57
177
LD_0409_V2_XR_SH.indd 177
10/09/2018 12:57
LD_0409_V2_XR_SH.indd 178
10/09/2018 12:57
Fabrice Hyber 179
Mondes en rhizomes Worlds in rhizomes
Né en 1961 à Luçon, vit et travaille à Paris. Born in 1961 in Luçon, lives and works in Paris.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 179
10/09/2018 12:58
Fabrice Hyber. Par Gunnar B. Kvaran
180
une invention et une originalité poétique et artistique. Ses représentations et ses mots sont détournés par des associations et des métamorphoses d’images, amenant des situations complexes et déconcertantes, ouvertes et stimulantes.
Le travail de Fabrice Hyber (Hybert de son vrai nom), peut être comparé à une immense rivière, avec ses grandes cascades et ses petits cours d’eau qui traversent de nombreux territoires. Ses peintures, dessins, vidéos, performances, installations et jeux sont reliés entre eux dans un gigantesque Gesamtkunstwerk (une œuvre d’art global). Mais il est avant tout un dessinateur, un peintre, et ses œuvres en deux dimensions, les plus importantes, se caractérisent par leur ligne, qu’il pousse et trace, créant et imbriquant des images qui intègrent figures, textes, situations et glissements de récit sans cesse changeants. Il s’agit essentiellement de « cartes du monde » mêlant des royaumes extérieurs et intérieurs dans un transfert continu, un développement rhizomatique où tout est dans le détail plutôt que dans de grandes structures monumentales. Ces œuvres sont parfois transformées en installations, vidéos et événements publics, mais, quel que soit le médium utilisé, le langage, le style de Fabrice Hyber reste le même. Ce dernier est souvent présenté comme un peintre « scientifique », de par sa formation mathématique et, surtout, son appropriation des codes démonstratifs et des procédés scientifiques. Ainsi sa façon d’avancer une hypothèse, son utilisation de méthodes inductives, exprimées et expliquées en dessins, qui possèdent même une qualité textuelle ou discursive, où nous pouvons suivre un « argument » précis, souvent à l’aide de flèches et de mots-clés. Pour inventer ses « story-boards », où il explique le monde et ses phénomènes à sa manière, Fabrice Hyber se tient tel un professeur devant un tableau noir. Son univers est celui de la recherche, mais détournée par
Dans cette fusion entre expression artistique et signes scientifiques, les flèches et les mots sont toujours sujets à une improvisation et souvent à une imagination délirante. Ces repères ajoutent à la sensation de mouvement et à l’orientation des compositions. Bien que ses travaux véhiculent un message à plusieurs niveaux de lecture, ils peuvent se multiplier autour d’un sujet unique et précis : fruit, légume, arbre, huile, fontaine, clé, paysage, intestin, cerveau, cellule, virus, bactérie, ours, perceuse, eau, pluie, pour n’en citer que quelquesuns. À chaque fois, le spectateur peut « lire » ou percevoir une pensée sur des sujets et des mécanismes plus complexes, liés à l’astrologie, au climat, au pétrole, à la biologie, à la nourriture, à l’anatomie, à l’homéopathie. Les constats sont bien présents, mais rarement les conclusions. Il y a des actions et des incertitudes. Et si le sens reste en suspens, les images amènent le spectateur à la réflexion. Une œuvre comme Satellisation des spores (2008) présente un beau champignon rouge, une amanite tue-mouches connue pour ses propriétés hallucinogènes. Sa forme rappelle celle d’un satellite et crée une association fonctionnelle, entre les spores et les ondes satellitaires. Avec aisance et virtuosité, l’artiste, crayon en main, met en mouvement ce transfert d’association pour encourager notre imagination. Sans titre (2009) représente un globe – en fait un vinyle en mouvement qui « emprisonne le son » –, où il écrit aussi cette phrase intrigante : « Écoute les sons de l’histoire. » Dans Oil (2009), la scène est en apparence paradoxale, voire intimidante : elle représente un arbre dans un baril de pétrole. Cette nature morte d’une grande beauté témoigne d’un intérêt pour le pétrole en tant que produit naturel né de la terre, accompagné de
Fabrice Hyber
LD_0409_V2_XR_SH.indd 180
10/09/2018 12:58
Fabrice Hyber. By Gunnar B. Kvaran
of research. However, his scientific approach is subverted by a poetic and artistic invention and originality, and his own images and words are diverted by his wittiness, associations and metamorphoses of images, creating complicated and puzzling situations that are open and engaging.
The work of Fabrice Hyber , who was known as Fabrice Hybert until 2004, could be compared to a huge river, with its great waterfalls and networks of smaller watercourses that cross many territories. All his works – paintings, drawings, videos, performances, installations and games – are linked together into a gigantic gesamtkunstwerk. He is, however, essentially a draftsman/ painter and the two-dimensional works that are the main corpus of his oeuvre are characterised by their emphasis on line, which he pushes and traces, creating and interweaving images that include everchanging figures, texts, situations and sliding narratives. Essentially, these are fragmented “maps of the world”, mixing outer and inner realms in a continuous transfer, a rhizome development where everything is in the details rather than big monumental structures. Sometimes they are further transformed into installations, videos and public events, but whatever medium he uses, the language, the Hyber style, remains the same. Hyber is often presented as a “scientific” painter, partly because of his mathematical background but mostly because of his appropriation of scientific explanatory language and working methods: how he puts forward a hypothesis, his use of inductive methods that can be developed, expressed and explained in drawings, which even have a textual or discursive quality, in which we can follow a certain “argument”, often helped by arrows and keywords. To invent his “storyboards”, in which he explains the world and its phenomena in his own way, the artist stands in front of them like a professor before a blackboard. His universe is a universe
In this fusion of artistic expression and scientific signs, the arrows and explanatory words are always subject to improvisation and often delirious fantasy. These marks add to the compositions’ sense of movement and orientation. Although his works always carry meaningful multi-layered messages, they can proliferate around a single and precise subject: fruit, vegetables, trees, oil, fountains, a key, a landscape, intestines, the brain, cells, viruses, bacteria, bears, drills, water or rain, just to name a few. Each time, the spectator can “read”, or perceive, a reflection on and around complicated topics and systems related to astrology, climate, petroleum, biology, food, anatomy, homeopathy. There are certainly findings, but rarely conclusions. There are actions and there are uncertainties. The meaning is quite often suspended, but the images make the viewer think.
181
A work like Satellisation des spores (Spore Satellisation), 2008, presents a beautiful red mushroom, a variety of the fly agaric fungus (Amanita muscaria), which is known to be hallucinogenic. Its shape reminds us of a satellite, creating a functional association between the two phenomena, assimilating spores and satellite waves. With ease and virtuosity, the artist’s pencil sets in motion a transfer of associations of objects that engage our imagination. Sans titre, 2009, depicts a globe that is in fact a vinyl record in motion, which “preserves sound” according to the artist, who writes on the canvas the intriguing sentence “Listen to the sounds of history”. In Oil of 2009, a seemingly contradictory, even intimidating, scene is evoked: a tree in an oil barrel. This still
Fabrice Hyber
LD_0409_V2_XR_SH.indd 181
10/09/2018 12:58
mots-clés comme « mute », « mutation », « la nature ne laisse pas de vide ». Sur un plan environnemental, la scène est plutôt menaçante. Elle peut sembler divertissante, mais repose néanmoins sur des données scientifiques.
182
Tornade (2008-2009) combine liberté artistique et pédagogie. Ici, l’artiste compose ses images à l’aide de flèches de direction et de mots (« avant », « now », « rond de sorcière », « érosion », « trace », « déjà fait ») pour donner au spectateur des clés de compréhension de son langage artistique. Roots Friendly (2008) affiche également un profil « scientifique », qui rappelle une carte du monde, mais superposée à une vision abstraite, plus écologique. L’image du globe consiste en des formes entrelacées d’arbres et de champignons entourés de courants océaniques et de flèches couvrant en partie les mots « power plants ». Pomme raison (2007) est une peinture énigmatique où des raisins sont placés sous un pommier. Encore une fois, l’ajout de flèches suggère qu’il se passe quelque chose : Fabrice Hyber élargit le contenu ou le sens de sa peinture par les mots « chut », « chute » et « shut ». Sa série de Peintures homéopathiques, dont le titre s’inspire du monde médical, est l’une des plus originales au sein de son travail. Elle vient comme un résumé d’une période ou de certains thèmes. Peinture homéopathique n° 21 (2003) présente une rétrospective de la production de l’artiste. À la manière d’un archiviste, il dispose ses projets artistiques les plus importants jusqu’en 2003. Chaque image est une fenêtre ouverte sur ses réalisations et ses actions, dont le spectateur découvre l’ampleur et l’étendue. Il est intéressant de voir cette peinture dans le contexte du film réalisé au cours de sa création, sorte d’extension de l’œuvre à travers chacune des « fenêtres ».
Fabrice Hyber est aussi un chef d’entreprise. Pour sa série POF (Prototype d’objets en fonctionnement), il trouve un producteur dans le but de réaliser un objet à partir de l’un de ses dessins, avant de se lancer dans un processus de vente. En 1991, il réalise ainsi Traduction, un savon de vingt tonnes inscrit au livre Guinness des records comme le plus gros savon du monde. Toutefois, son projet le plus spectaculaire a été présenté à la Biennale de Venise en 1997 et récompensé d’un Lion d’or : un vrai studio de télévision, avec de nombreux collaborateurs, tous imaginés et conçus par l’artiste. Ce qui a commencé comme une œuvre conceptuelle est devenu une entreprise de grande envergure. Il faut aussi évoquer les commandes publiques de grands formats comme L’Artère, le jardin des dessins (2006) au parc de la Villette à Paris, une œuvre à la mémoire des victimes du sida mais aussi de l’action menée contre le sida, et Sans gêne (2012), immense fresque à l’Institut Pasteur de Paris. Sans oublier les nombreuses œuvres qui mettent en vedette des personnages verts comme autant d’extraterrestres envahissant la planète. Bien au-delà de leurs dimensions, ces créations exigent une grande capacité organisationnelle et beaucoup d’énergie pour impliquer leurs commanditaires. L’esprit d’entreprise imprègne le langage et le style de l’artiste. Son enthousiasme, sa volonté d’avancer ou de progresser via les récits de ses peintures, où les éléments de compréhension scientifiques sont d’une grande importance, donnent à son travail un caractère unique. Cet esprit est également lié au désir de convaincre le spectateur. Il y a toujours un message et, la plupart du temps, un message d’urgence, qui repousse l’immobilisme, la vulnérabilité et la mort. « Il est interdit de mourir », a-t-il déclaré lors d’une interview avec le commissaire d’exposition et critique d’art Olivier Kaeppelin1.
1. À l’occasion de l’exposition « Fabrice Hyber essentiel. Peintures homéopathiques », à la fondation Maeght, à Saint-Paul-de-Vence, en 2012-2013.
Fabrice Hyber
LD_0409_V2_XR_SH.indd 182
10/09/2018 12:58
life of great beauty reveals a reflection on oil as a natural product that comes from the earth, accompanied in the painting by key terms like “mute”, “mutation” and “nature leaves no void”. But in an environmental context, the scene is more menacing. It is diverting but is nevertheless based on scientific data.
window onto his different projects and complex actions, and shows the scale and extent of his artistic projects. It is interesting to see this painting in the context of the film that the artist made while creating the painting, which functions as an extension of the painting through each of the “windows”.
Tornade, 2008–2009, is also a good example of Hyber’s mixture of artistic freedom with a certain pedagogical form. Here, the artist composes his images with directional arrows and words (“Before”, “Now”, “Tornado dancing”, “Erosion”, “Trace”, “already done”) to give the viewer keys to the content of the painting and revealing the mechanics of his artistic language. Roots Friendly of 2008 also has a “scientific” profile, reminding us of a map of the world, but superimposed with a more abstract ecological vision. The image of the globe consists of intertwined forms of trees and mushrooms surrounded by oceanic currents and arrows partly covering the phrase “the power of plants”. Pomme Raison, 2007, is an enigmatic and beautiful painting in which the artist places grapes under an apple tree. Again, the supplementary arrows suggest that a certain operation is taking place, and Hyber enlarges the content or the possible interpretation of the painting through words like “hush”, “fall” and “shut”.
Hyber is also an entrepreneur. For his POF (Prototypes d’Objets en Fonctionnement) series, for example, he finds a producer to make an object based on one of his drawings, and then devises a commercial system to sell that product. Le plus gros savon du monde (The Biggest Soap in the World) from 1991 is a soap weighing 22 tonnes that was made in collaboration with a French manufacturer of “savon de Marseille”. However, his most spectacular entrepreneurial project was the work that he presented at the French Pavilion at the 1997 Venice Biennale, which earned him a Golden Lion Award: a real TV studio with numerous collaborators but all designed and conceived by Hyber. What began as a conceptual work became a large-scale enterprise that brought together all of Hyber’s qualities and characteristics. There are also largescale public commissions like L’Artère, le jardin des dessins from 2006 for the Parc de la Villette in Paris, which was proposed as a commemorative work for all the victims of AIDS, but which the artist transformed into the story of action against AIDS, and the grandiose commission Sans Gêne from 2012 at the Institut Pasteur in Paris. And of course, we should not forget his numerous works featuring green figures that appear to be aliens invading the planet. All these projects require an organisational capacity and a power to involve financial backers that lies beyond the canvas. The artist’s entrepreneurial personality seeps into the language and even the
One of the most original and important chapters in Hyber’s work is his Homeopathic series of paintings, which take their titles from the medical world. The artist regularly creates these works as a summary of a period or of certain themes. Homoeopathic Painting no. 21 from 2003 takes a retrospective view of his own works. With the methodical approach of an archivist, he presents his most important artistic projects up until 2003. Each image is like a
183
Fabrice Hyber
LD_0409_V2_XR_SH.indd 183
10/09/2018 12:58
184
Fabrice Hyber a toujours été préoccupé par les grandes évolutions scientifiques. La physique, les neurosciences, les télécommunications, l’astronomie, la phytothérapie, l’économie, l’écologie, la biologie et les mathématiques s’infiltrent dans ses œuvres depuis des années. Ce sérieux n’empêche pas l’homme enjoué qu’il est de saisir toutes les occasions pour distraire et déconcerter le spectateur. Il y a une dose d’humour et même d’absurdité dans son travail, comme on peut le voir, par exemple, dans POF 65 Ballon carré (1998) et dans ses jeux de mots. Cette qualité ludique se retrouve dans ses peintures et dessins, mais aussi dans ses œuvres monumentales publiques, comme ses Marathons, qui sont des jeux en soi pour traiter des sujets accablants et insolubles. S’il y a un mot qui caractérise l’attitude et la créativité de Fabrice Hyber, c’est bien « mutation » – le titre de sa première exposition en 1986. À travers toutes ses actions artistiques, il y a le désir de transformer une situation donnée. Nous le voyons dans les métamorphoses
perpétuelles de ses images, mais aussi dans sa relation avec les institutions. (L’artiste a transformé le musée d’Art moderne de la Ville de Paris en Hybermarché et occupé l’Institut Pasteur comme un espace d’exposition). Il défie également le réseau traditionnel des galeries d’art avec sa propre structure de production-distribution et un « système parallèle d’école d’art ». En ce sens, il s’oppose aux systèmes qui régissent l’apprentissage, la production, la transmission, la médiation et la diffusion de l’art, ainsi que le rôle du spectateur. Dans son travail, basé sur la connaissance, rien ne peut être considéré comme acquis ; rien n’est sacré, excepté la liberté et la virtuosité spontanée de son dessin. Cette ligne, qui semble directement reliée à sa pensée, rend ses œuvres uniques et immédiatement reconnaissables. Fabrice Hyber est un artiste ancré dans sa propre temporalité et un acteur incontournable de l’évolution de la notion d’art sur la scène internationale contemporaine, avec des racines qui remontent à l’histoire de l’art la plus traditionnelle.
Gunnar B. Kvaran est directeur du musée Astrup Fearnley à Oslo depuis 2001. Il a été commissaire de la Biennale de Lyon en 2013.
Fabrice Hyber
LD_0409_V2_XR_SH.indd 184
10/09/2018 12:58
style of his works. Energy, enthusiasm, proliferation and a willingness to advance, or progress, through the narratives of the paintings, where scientific explicatory tools are of great importance, give a special character to his work. This entrepreneurial spirit is also associated with the desire to persuade the viewer, which manifests itself at different levels in his works. His works always have a message, most of the time one of great urgency, admonishing us to avoid immobility, vulnerability and death. “It is forbidden to die”, he once said in an interview with Olivier Kaeppelin.1 Hyber has always been preoccupied with great scientific developments, especially of our times. Physics, neuroscience, telecommunications, astronomy, phytotherapy, economy, ecology, biology and mathematics have infiltrated his works over the years. However, within his seriousness there is also a playful man who takes every opportunity to divert and disconcert the spectator. There are elements of humour and even ludicrousness in his works, as we can see with Ballon carré (Square Football) and most of his POF works, and, of course, his constant play with words. This ludic quality is connected with his creation of games within his paintings and drawings, as well as in large-scale works installed in public spaces, like his Marathons, which are games in themselves. In a way, these works can be seen as an expression of a malaise, a certain
valve for dealing with overwhelming and unsolvable subject matter. If there is one word that characterises Hyber’s attitude and creativity in all these different fields, it is “mutation”, which was, in fact, the title of his first exhibition in 1986. Through all his actions of artmaking there is a desire to transform a given situation. We see it in the perpetual metamorphoses in his images, as well as in his relationship with institutions (he transformed the Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris into a supermarket, the Hybermarché, and adopted the Institut Pasteur as an exhibition space). He has also posed a challenge to the traditional gallery system by creating his own production-commercial structure within his studio, and even a “parallel art school system”. In this sense, he is against the systems governing the notion, production, transmission, mediation and distribution of art, as well as the role of the spectator.
185
In Hyber’s knowledge-based work, nothing can be taken for granted, and nothing is sacred except the freedom of the artist and the spontaneous virtuosity of his drawing. It is this line, which seems to be directly connected to his thoughts, that makes his works singular and outstanding, immediately recognisable. He is an artist anchored in his own time and an important actor in the development of the notion of art within the international contemporary scene, but with roots that go way back into traditional art history.
Gunnar B. Kvaran has served since 2001 as director of the Astrup Fearnley Museum of Modern Art in Oslo, Norway. He was curator of the Lyon Biennale, France, in 2013.
1. Interview conducted for the catalogue of the exhibition Fabrice Hyber, Essentiel, Peintures Homéopathiques at the Fondation Maeght, Saint-Paul de Vence, 2012.
Fabrice Hyber
LD_0409_V2_XR_SH.indd 185
10/09/2018 12:58
Fabrice Hyber
Sarcophages gigognes, 2010, bois peint à l’huile, 40 x 70 x 180 cm. Sarcophages gigognes, 2010,
oil on wood, 15.8 × 27.6 × 70.9 in.
Double page suivante. Overleaf.
Peinture homéopathique no 21, 2003, technique mixte sur toile, 183 x 273 x 20 cm. Peinture homéopathique no 21, 2003, mixed media on canvas, 72.1 × 107.5 × 7.9 in.
186
LD_0409_V2_XR_SH.indd 186
10/09/2018 12:58
187
LD_0409_V2_XR_SH.indd 187
10/09/2018 12:58
188
LD_0409_V2_XR_SH.indd 188
10/09/2018 12:58
189
LD_0409_V2_XR_SH.indd 189
10/09/2018 12:58
Fabrice Hyber
Ci-dessus. Above
Ci-contre. Right.
Satellisation des spores, 2008, huile, fusain et feuille d’or sur papier, 56,2 × 76,7 cm.
Roots Friendly, 2008, huile, fusain et résine époxy sur toile, 200 x 200 cm.
Satellisation des spores, 2008, oil, charcoal and gold leaf on paper, 22.1 × 30.2 in.
Roots Friendly, 2008, oil, charcoal and epoxy resin on canvas, 78.7 × 78.7 in.
190
LD_0409_V2_XR_SH.indd 190
10/09/2018 12:58
191
LD_0409_V2_XR_SH.indd 191
10/09/2018 12:58
Fabrice Hyber
Ci-dessus. Above
Ci-contre. Right.
Sans titre, 2009, huile et fusain sur papier, 66 × 50 cm.
Tornade, 2008-2009, huile, fusain, collage papier, punaises et résine époxy sur toile, 150 × 150 cm.
Untitled, 2009, oil and charcoal on paper, 26 × 19.7 in.
Tornade, 2008-2009, oil, charcoal, collage, drawing pins and epoxy resin on canvas, 59.1 × 59.1 in.
192
LD_0409_V2_XR_SH.indd 192
10/09/2018 12:58
193
LD_0409_V2_XR_SH.indd 193
10/09/2018 12:58
Guillaume Leblon
Guillaume Leblon dans son atelier , 2015. Guillaume Leblon dans son atelier , 2015.
Né en 1971 à Lille, vit et travaille à New York.
Born 1971 in Lille, lives and works in New York.
L’Irrévérence de l’homme The Irreverent Man
LD_0409_V2_XR_SH.indd 194
10/09/2018 12:58
Guillaume Leblon 195
Présences-absences Guillaume Leblon
Guillaume Leblon dans son atelier , 2015. Guillaume Leblon dans son atelier , 2015.
Né en 1971 à Lille, vit et travaille à New York.
Born 1971 in Lille, lives and works in New York.
L’Irrévérence de l’homme The Irreverent Man
Presence-absence
Né en 1971 à Lille, vit et travaille à New York. Born in 1971 in Lille, lives and works in New York.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 195
10/09/2018 12:58
Guillaume Leblon. Par Simone Menegoi
196
Les vêtements sont apparus très tôt, voire dès le début, dans l’œuvre de Guillaume Leblon : ils suggèrent la présence humaine. Dans le cadre de ses études à la Rijksakademie d’Amsterdam, l’artiste présente Trunks en 2000 : deux coffres en plâtre remplis d’affaires. Six ans plus tard, lors d’une exposition personnelle à la Kunstverein de Düsseldorf, il montre Ohne Titel, une œuvre composée du pantalon, de la chemise et de la veste qu’il portait pendant les préparatifs de l’exposition. Ces vêtements sont suspendus à une structure en bois, constamment mouillés et mis en mouvement par un brumisateur que l’on ne voit pas. En 2013, l’exposition « Les nouveaux anges », à la galerie Jocelyn Wolff, à Paris, inaugure une série éponyme dans laquelle apparaissent là encore des effets personnels, mais de manière indirecte : il n’en reste que les empreintes. C’est à cette série, toujours en cours, qu’appartient Nouvel Ange (bûcheron), une double plaque de plâtre dans laquelle une silhouette humaine, grandeur nature, est évoquée par l’empreinte de ses vêtements et d’objets propres à son travail. Ici, il s’agit d’un bûcheron : on peut y voir la marque du bleu de travail, de la bûche, de la hache et du bois fendu. Chacun de ces éléments a laissé dans la matière une trace caractéristique et reconnaissable, mais aussi des fragments – de grands éclats de bois plantés dans le panneau de droite. Seul le corps est absent, comme
1. Cf. le site Commens. Digital Companion to C.S Peirce : www.commens.org/ dictionary/term/index
s’il s’était évaporé ou s’il était composé d’une substance ne laissant pas de trace. Selon la théorie de l’Américain Charles Anders Peirce, ce n’est pas une « icône » qui est inscrite sur la surface de l’œuvre, un signe qui renvoie à un objet parce qu’il lui ressemble (comme un portrait au crayon renvoie à la personne qu’il représente), mais un « indice ». Un indice renvoie à l’objet par un rapport de contiguïté matérielle (par exemple, la fumée rappelle la présence d’un feu ou une empreinte dans la forêt fait écho à un animal particulier)1. À la différence de l’icône, l’indice, dans son essence, est un signe « naturel » : les traces ne mentent pas. Cependant, sur la couche de plâtre, cette vérité cohabite avec la fiction la plus totale. Il est évident que personne n’a porté ces vêtements au moment où ils ont été imprimés dans la matière, et il est tout aussi évident que l’action évoquée n’a jamais eu lieu. L’artiste l’a simplement suggérée en disposant des objets ad hoc. Ainsi l’œuvre reste-t-elle suspendue entre la vérité incontestable de l’empreinte – la même que Roland Barthes attribuait à la photographie – et la fiction. Elle habite un « terrain vague2 », ambigu, fallacieux, qui est peut-être celui de l’art par excellence. Le titre de la série, Les Nouveaux Anges, s’inspire du monotype de Paul Klee Angelus Novus (1920) et du commentaire écrit par Walter Benjamin à son sujet. Aux yeux de l’écrivain et philosophe allemand, le personnage ailé de Paul Klee incarne l’ange de l’Histoire, celui qui vole vers l’avenir tout en lui tournant le dos et en gardant les yeux constamment rivés sur le passé. Ce dernier lui apparaît comme « une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est
2. Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, éd. du Seuil, 1980.
Guillaume Leblon
LD_0409_V2_XR_SH.indd 196
10/09/2018 12:58
Guillaume Leblon. By Simone Menegoi Items of clothing, as traces of human presence, appeared very early on in the work of Guillaume Leblon, at his very debut. His exhibition in 2000 at the Rijksakademie in Amsterdam, where he was studying at the time, included Trunks (2000), a work made up of two large plaster boxes full of garments. Six years later, as part of a major solo show at the Düsseldorf Kunstverein, the artist presented Ohne title (2006), consisting of the trousers, shirt, and jacket he wore while installing the exhibition, which were hung from a wooden structure and kept dripping wet (and in constant movement) by a sprinkler hidden inside them. In 2013, the exhibition Les Nouveaux Anges (Galerie Jocelyn Wolff, Paris) ushered in a series of works that also featured clothes, but indirectly: only the imprint of them remained. It is to this series, still in progress, that Nouvel ange (bûcheron) (2013) belongs. Like all of the others, it is a plaster surface on which a life-size human figure is evoked through the impression of clothing and other objects. In this case, as the title announces, it is a woodcutter at work. We see the imprint of his coveralls, of the cutting block, of the axe he was wielding, of the log he was splitting, each of which has left its own recognisable mark on the plaster, and even fragments of itself (large splinters of wood are stuck to the right-hand panel). Only the body is missing, as if it had vanished into air, or were made of a
1. For the definitions of “icon” and “index”, see Commens – Digital Companion to C. S. Peirce, http://www.commens. org/dictionary/term/index (accessed 7 May 2018).
2. Roland Barthes, La chambre claire. Note sur la photographie, Paris: Les Éditions du Seuil, 1980 (Camera Lucida: Reflections on Photography, transl.
substance that leaves no trace on plaster. According to C. S. Peirce’s classic theory of signs, what is inscribed on this surface is not an “icon”, that is, a sign that evokes an object due to some likeness (the way a portrait in pencil evokes the sitter), but rather an “index”, evoking an object through a material association with it (the way smoke evokes fire, or tracks in the forest hint at the animal that has left them).1 Unlike an icon, an index is inherently “natural”: such signs never lie. And yet, on the plaster field, this truth coexists with total fiction. It is obvious that no one was wearing the clothes when they were pressed into the surface; it’s just as obvious that the action being evoked never took place, but has merely been suggested by the artist, who arranged objects on the surface of the two panels to this end. The work thus hovers between the incontrovertible proof provided by an imprint - the same truth that Roland Barthes famously attributed to photography2 - and fiction; it inhabits an ambiguous, spurious “terrain vague” that is perhaps the quintessential home of art. The title of the series to which the work belongs, Les nouveaux anges, comes from the Paul Klee monoprint Angelus Novus (1920), and Walter Benjamin’s famous commentary on it. The German writer and philosopher sees Klee’s winged figure as embodying the angel of history, which flies towards the future while facing the other way, his eyes ever fixed on the past. The latter looks like “one single catastrophe which keeps piling wreckage upon wreckage and hurls it in front of his feet. The angel would like to stay, awaken the dead, and make whole what has been smashed. But a storm is blowing from Paradise; it has got caught in his wings with such violence that the angel can no longer close them.”3 The title hints that the figures impressed on the plaster (including this woodcutter) are also
Richard Howard, New York: Hill and Wang, 1981).. 3. Walter Benjamin, “Über den Begriff der Geschichte”, in Die Neue Rundschau, 1950 (“Theses on the Philosophy
197
of History”, in Illuminations, trans. Harry Zohn, New York: Schooken Books, 1969, p. 249.)
Guillaume Leblon
LD_0409_V2_XR_SH.indd 197
10/09/2018 12:58
198
prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer3 ». Le titre suggère que les silhouettes imprimées dans le plâtre (y compris celle du bûcheron) sont également des « anges de l’Histoire ». Mais il s’agirait plutôt de morts que l’ange de Walter Benjamin ne peut réveiller : à la lumière du texte se renforce l’impression de se trouver face à des traces de corps soudainement évanouis, évaporés. Ces traces évoquent les silhouettes recroquevillées, moulées dans les cendres de Pompéi, ou celles des passants imprimées au sol et sur les murs de Hiroshima depuis 1945. Par ailleurs, comme le disait Roland Barthes, la photographie est une empreinte : celle de la lumière sur un négatif, qui certifie de manière infaillible l’existence d’un être, mais toujours au passé. Elle ne nous assure pas que celui-ci « est », mais seulement qu’il « a été ». Et rien que cela fait naître la pensée triste ou angoissante de sa disparition4.
par d’autres associations de nature différente. Le tissu qui dessine la forme du cheval fait penser aux caparaçons médiévaux dont on habillait l’animal lors des parades ou des tournois. En outre, la représentation en grandeur nature d’un cheval sous forme de sculpture renvoie à la tradition du monument équestre, représentation par excellence du pouvoir et du prestige depuis l’époque romaine jusqu’au XXe siècle.
La nature fantasmatique de Nouvel Ange (bûcheron), le fait qu’il s’agisse d’une représentation en creux, se retrouve dans Lost Friend (cheval) et Lost Friend (chien), deux sculptures distinctes mais indissociables réalisées en 2014. Il s’agit de la représentation, grandeur nature, d’un chien et d’un cheval. Ici, Guillaume Leblon a utilisé du tissu imprégné de plâtre pour mouler les mannequins respectifs des deux animaux. Il a ensuite fixé les moulages sur une base constituée de plaques de métal et de poutrelles semblables à des traverses de chemin de fer. Les deux draps durcis par le plâtre (avec des trous au niveau des yeux qui laissent entrevoir le vide intérieur) correspondent précisément à la représentation stéréotypée des fantômes dans les bandes dessinées et les dessins animés. Cependant, ce côté pop, et vaguement comique, est contrebalancé
Nous savons que Guillaume Leblon s’intéresse au concept de monument dans la mesure où il peut le transgresser. En 2006, il réalise une œuvre intitulée National Monument. Un imposant cube d’argile recouvert d’un linge blanc, conservé humide et malléable grâce à un brumisateur, qui est une véritable attaque contre l’une des caractéristiques essentielles de ce que l’on appelle un « monument », à savoir son immutabilité. Lost Friends évoque une sculpture publique et commémorative pour ensuite contredire cette même idée, tant au niveau de la forme que du contenu. Qu’est-ce qu’un monument ? Rosalind Krauss le définit comme étant « une valeur commémorative » qui « située en un lieu précis […] en indique symboliquement la signification ou l’utilisation. Ainsi de la statue équestre de Marc-Aurèle, érigée au centre du Campidoglio pour figurer, par sa présence symbolique, la liaison entre l’ancienne Rome impériale et le siège du gouvernement de la Rome moderne de la Renaissance […]. Parce qu’elles s’inscrivent dans cette logique de la représentation et de la trace, les sculptures sont habituellement figuratives et verticales, leurs piédestaux étant une partie essentielle de la structure puisqu’ils servent de médiation entre le lieu réel et le signe emblématique5 ». Le « monument » de Guillaume Leblon dresse deux sculptures verticales, figuratives, sur
3. Walter Benjamin, Thèses sur le concept d’histoire, IX, 1940, éd. Gallimard, coll. Folios/Essais, 2000.
5. Rosalind Krauss, « Sculpture in the expanded field », in October, vol. 8, printemps 1979.
4. « Le nom du noème de la photographie sera donc : “Ça-a-été” » Roland Barthes, La Chambre claire, opus déjà cité.
Guillaume Leblon Guillaume Leblon
Guillaume Leblon
LD_0409_V2_XR_SH.indd 198
10/09/2018 12:58
“angels of history”. But one suspects that in truth, they are the dead that Benjamin’s angel could not rouse: the allusion to this text only strengthens the impression that these are the traces of bodies that have suddenly vanished, evaporated. One is reminded of the huddled figures frozen in the ash of Pompeii, or the silhouettes of passers-by imprinted on the pavement and walls of Hiroshima by the explosion in 1945. Moreover, as Barthes said, photography - or rather, imprinting; in the case of photography, the imprint of light on a negative - unerringly demonstrates a being’s existence, but always in the past tense. We have no guarantee that it is, only that it was; and this alone is enough to conjure up the melancholy or anguished thought of its extinction.4
Guillaume Leblon Guillaume Leblon
The ghostliness of Nouvel ange (bûcheron), the fact that that it is an image in the negative, crops up again in Lost friend (cheval) and Lost friend (chien), two sculptures that are separate but indivisible, both from 2014. These are life-size depictions of a dog and a horse which Leblon has created by wrapping plaster-soaked cloth around a mannequin of each animal; they stand on bases made of sheet metal and beams that resemble railway ties. The two bed sheets stiffened with plaster (with holes for the eyes, allowing one to see that there is nothing inside) perfectly mimic the stereotypical cartoon image of a ghost. But this vaguely comic soupçon of pop culture is counterbalanced by other associations, of a very different kind. The cloth outlining the horse’s form reminds one of the head-to-toe caparisons that steeds would be dressed in for solemn occasions (parades, tournaments) in the Middle Ages. And the life-size sculptural likeness of a horse also immediately summons up the tradition of equestrian statues, which remained the consummate mode of portraying power and prestige from
4. “The name of Photography’s noeme will therefore be: That-has-been.” Barthes, Camera Lucida, p. 76.
Roman times up to the twentieth century. We already knew that Leblon was interested in the concept of monuments, or rather, in sabotaging it. In 2006, the artist created National Monument, consisting in a massive clay cube swathed in white bandages, kept moist and malleable by a watering system: a targeted attack on one of the fundamental characteristics of what we call a “monument”, its immutability. Lost Friends again evokes the notion of public commemorative sculpture in order to contradict it, in both form and content. What is a monument? Rosalind Krauss calls it “a commemorative representation” that “sits in a particular place and speaks in a symbolical tongue about the meaning or use of that place. The equestrian statue of Marcus Aurelius is such a monument, set in the centre of the Campidoglio to represent by its symbolical presence the relationship between ancient, Imperial Rome and the seat of government of modern, Renaissance Rome. “Krauss continues: ”Because they thus function in relation to the logic of representation and marking, sculptures are normally figurative and vertical, their pedestals an important part of the structure since they mediate between actual site and representational sign.”5 Leblon’s “monument” places two erect, figurative sculptures on platforms that seem to rest on train tracks; these pedestals, rather than rooting the figures to a spot - to which, moreover, they have no specific connection - give them a sense of instability, even mobility. As for the content, in contrast to a classic equestrian sculpture, Leblon presents us with a riderless horse and accompanying dog, turning his back on a centuries-old tradition of representing power; first and foremost, human power over animals. One obviously wonders what the connection is between the two figures. They are “lost friends”, the title tells us: lost by someone, perhaps, or perhaps
199
5. Rosalind Krauss, “Sculpture in the Expanded Field”, October 8 (Spring 1979 p. 33.
Guillaume Leblon
LD_0409_V2_XR_SH.indd 199
10/09/2018 12:58
des plateformes qui semblent reposer sur des rails, des piédestaux qui ne les ancrent pas dans un lieu mais, au contraire, qui suggèrent l’instabilité, voire la mobilité. Quant au contenu, l’artiste oppose à la statue équestre classique un cheval solitaire accompagné d’un chien. Il tourne ainsi le dos à une tradition séculaire de représentation du pouvoir, à commencer par le pouvoir de l’homme sur les animaux.
200
Évidemment, on se pose la question du lien entre les deux figures. Le titre suggère que ce sont des « amis perdus » : peut-être que quelqu’un les a perdus ou qu’ils se sont eux-mêmes perdus. Nous savons que les chevaux et les chiens peuvent développer une affection très forte les uns pour les autres – nombreuses sont les anecdotes narrant la détresse qu’ils éprouvent lorsqu’ils perdent leur fidèle compagnon ou lorsqu’ils sont
séparés. Si les monuments représentant exclusivement des animaux sont rares – comportant, de surcroît, une connotation allégorique, comme le lion de saint Marc –, ceux qui commémorent l’affection entre l’homme et l’animal le sont encore plus et datent tous du XXe siècle. Quant aux réalisations qui célèbrent l’affection entre animaux, aucune n’est connue à ce jour. Ainsi, la subversion du concept même de monument est totale. Lost Friends célèbre des sentiments qui peinent à être considérés comme dignes d’entrer dans la sphère de la sculpture publique et cette œuvre le fait en sapant la forme canonique de la sculpture. Le cheval et le chien de Guillaume Leblon, ou plutôt ses fantômes blancs silencieux, en voyage imaginaire le long des rails sur lesquels ils sont posés, sont l’avant-garde d’un monument de l’avenir, qui reste encore à réaliser.
Simone Menegoi est commissaire d’exposition indépendant et critique d’art. Il a collaboré à Mousse et Kaleidoscope et, depuis 2011, écrit régulièrement dans la revue Artforum. Il a été nommé directeur de la foire Arte Fiera, à Bologne.
Guillaume Leblon
LD_0409_V2_XR_SH.indd 200
10/09/2018 12:58
lost to each other. Dogs and horses are known to develop strong bonds of mutual affection (and there are many touching anecdotes about their grief when they lose or are separated from their companion). While monuments portraying animals without people are rare (and mostly allegorical, like the Lion of Saint Mark), those commemorating the love between human and animal are even rarer, and are all from the twentieth century. As for monuments celebrating love between animals, no examples of this come to mind at all.
And thus the concept of the monument has been completely subverted. Lost Friends celebrates feelings that are barely considered worthy to enter the realm of public sculpture (or that have been excluded from it up to now); and it does this by undermining the canonical form taken by this kind of sculpture at the base - literally so. Leblon’s dog and horse - or rather, their silent, white ghosts, in their imaginary journey along the rails where they stand - are harbingers of a future monument, of a monument yet to come.
Simone Menegoi is an art critic and independent curator. He was a contributing editor of Mousse and Kaleidoscope and, since 2011, is a regular contributor of Artforum. He has been appointed director of Arte Fiera fair in Bologna.
201
Guillaume Leblon
LD_0409_V2_XR_SH.indd 201
10/09/2018 12:58
Guillaume Leblon
Nouvel Ange (Bûcheron), 2013, plâtre, bois, terre, 200 × 180 × 8 cm. Nouvel Ange (Bûcheron), 2013, plaster, wood, soil, 78.7 × 70.9 × 3.2 in.
Double page suivante. Overleaf.
Le Manteau d’Alberto, 2015, (détail en page de droite), marbre gris, 184 x 84 x 58 cm. Le Manteau d’Alberto, 2015, (right, detail) grey marble, 72.5 × 33.1 × 22.8 in.
202
LD_0409_V2_XR_SH.indd 202
10/09/2018 12:58
203
LD_0409_V2_XR_SH.indd 203
10/09/2018 12:58
204
LD_0409_V2_XR_SH.indd 204
10/09/2018 12:58
205
LD_0409_V2_XR_SH.indd 205
10/09/2018 12:58
Guillaume Leblon
Lost Friend (cheval et chien), 2014, plâtre, tissu, métal, 15 x 192 x 101 cm. (cheval) et 94 x 85 x 45 cm. (chien) Lost Friend (cheval et chien), 2014, plaster, fabric, metal, 5.9 × 75.6 × 39.8 in. (horse) 37 × 33.4 × 17.7 in. (dog)
206
LD_0409_V2_XR_SH.indd 206
10/09/2018 12:58
207
LD_0409_V2_XR_SH.indd 207
10/09/2018 12:59
LD_0409_V2_XR_SH.indd 208
10/09/2018 12:59
Laurent Le Deunff 209
De nature facétieuse A mischievous temperament
Né en 1977 à Talence, vit et travaille à Bordeaux. Born in 1977 in Talence, lives and works in Bordeaux.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 209
10/09/2018 12:59
Laurent Le Deunff. Par Mara Hoberman
210
détail une unique empreinte de pied dans la boue craquelée ou l’herbe sèche. Vue dans son intégralité, la série évoque une méticuleuse étude paléontologique. Les titres des œuvres révèlent cependant que les sources des empreintes sont des créatures imaginaires, du bigfoot (personnage simiesque du folklore américain) au mokélé-mbembé (animal aquatique mythologique qui hanterait les affluents du fleuve Congo).
Dans son art, Laurent Le Deunff utilise et représente le monde de la nature. Son œuvre comprend un mélange éclectique de créatures terrestres et marines, avec des espèces préhistoriques, exotiques ou familières. Quand il travaille en trois dimensions, l’artiste taille ou construit habilement des structures à partir de matériaux organiques récupérés : troncs d’arbre, os, coquilles de noix et pierres. Souvent, il dispose de petites sculptures d’animaux ou de plantes sur de sobres armatures, si bien qu’elles ressemblent à des spécimens de laboratoire ou de muséum d’histoire naturelle. À l’inverse, ses sculptures monumentales, installées dans des parcs et des jardins, paraissent chez elles en plein air. Quant à ses pièces bidimensionnelles, elles comprennent des dessins animaliers dont la précision relève quasiment de la science et de la connaissance intime. Sa présentation de certains dessins de pandas, d’éléphants, de limaces ou d’autres animaux dans des carnets Moleskine donne d’autant plus de crédibilité à ses prétentions naturalistes. Les apparences peuvent toutefois être trompeuses. À travers l’œuvre de Laurent Le Deunff, les sujets, les styles et les matériaux qui, au départ, semblent simples se révèlent bien plus étranges et plus surprenants. Ses dessins ont beau rappeler les illustrations de l’ornithologue et peintre américain d’origine française Jean-Jacques Audubon (1785-1851), ils sont plus subversifs que scientifiques. Ainsi de la série Empreinte (2015) représentant diverses traces d’animaux. Revendiquant implicitement la neutralité de la photographie documentaire, chaque dessin, en noir et blanc, donne à voir en
Outre la mythologie et le folklore, l’inspiration de Laurent Le Deunff vient souvent d’une recherche d’images dans Google ou du coffre à jouets de son fils. Ce qui l’attire dans la nature n’est pas la flore et la faune elles-mêmes, mais les interprétations qu’en font les autres. Ainsi, pour ses représentations de la nature, s’inspire-t-il aussi bien de photographies d’amateurs que de films de Hollywood, d’illustrations de contes de fées ou de figurines en plastique. Tel un miroir déformant, son œuvre reflète un univers parallèle troublant, littéralement et figurativement extraordinaire. Tout est familier, mais plus ou moins subtilement déformé. Étant donné le talent de dessinateur de Laurent Le Deunff, il n’est pas étonnant qu’il soit venu à l’art par le dessin – qu’il a commencé à pratiquer dès l’enfance, bien avant d’étudier la sculpture à l’école des Beaux-Arts de Bordeaux. Ses dessins d’animaux sont hyperréalistes dans leur somptueuse diversité – belles fourrures, peaux épaisses, écailles brillantes, plumes duveteuses, avec des corps musculeux, tendres ou osseux –, mais ils conservent une sensibilité enfantine. Bien qu’ils puissent être aussi précis que des illustrations pédagogiques, ils ont ceci de singulier qu’ils expriment émotion et personnalité. Mélancoliques et, parfois, étrangement humains dans leurs gestes et leurs expressions, ses animaux sont d’une empathie troublante, voire, parfois, totémiques. Sa série intitulée Rut (2011) est un bon exemple d’anthropomorphisme. Elle comprend neuf dessins au crayon réalisés et présentés dans des carnets de
Laurent Le Deunff
LD_0409_V2_XR_SH.indd 210
10/09/2018 12:59
Laurent Le Deunff. By Mara Hoberman
suggests a meticulous palaeontological study. The titles of the works, however, reveal the footprints’ sources to be imaginary creatures, ranging from Bigfoot (a simian-like creature from American folklore) to Mokele-membe (a mythological water beast believed to haunt the Congo River basin).
Laurent Le Deunff’s artworks are of and about the natural world. His oeuvre comprises an eclectic mix of land and sea creatures that includes prehistoric, exotic and familiar species. When working in three dimensions, Le Deunff skilfully carves or constructs sculptures from salvaged organic materials such as tree trunks, bone, nutshells and rocks. Often, he displays small sculptures of animals or plants on clinical-style armatures so that they resemble specimens in a lab or a natural history museum. Alternately, his large-scale sculptures installed in gardens and parks appear right at home in the great outdoors. The artist’s twodimensional works, meanwhile, include wildlife drawings whose accuracy and intimacy are practically scientific. The fact that he displays some of his sketches of pandas, elephants, garden slugs and other animals in Moleskin sketchbooks gives further credence to Le Deunff’s naturist pretensions. But appearances can be deceiving. Throughout the oeuvre of this French artist born in 1977, subjects, styles and materials that initially seem straightforward turn out to be weirder and wilder than one could imagine. His drawings may recall illustrations by American ornithologist and painter John James Audubon, but Le Deunff’s are subversive rather than scientific. Take, for example, the 2015 pencil-on-paper series Empreinte, which depicts various animal tracks. Tacitly implying the neutrality of documentary photography, each realistic black-and-white drawing details a single footprint in cracked mud or dry grass. Seen in its entirety, the series
In addition to mythology and folklore, Le Deunff’s inspiration is more likely to come from a Google image search or his son’s toy basket than real animals observed in their natural habitats. His attraction to nature is not the flora and fauna itself, but other people’s interpretations of these aspects of the natural world. Thus, Le Deunff makes representations of representations of nature based on sources that range from amateur photographs to Hollywood films and fairytale illustrations to plastic figurines. Like a funhouse mirror, his oeuvre reflects a disquieting alternative universe that is – literally and figuratively speaking – out of this world. Everything is familiar, but subtly (or not so subtly) distorted.
211
Given Le Deunff’s talent as a draftsman, it is not surprising that he came to art through drawing – a practice he began as a child, years before he went on to study sculpture at the École des Beaux-Arts in Bordeaux. His skilful and sensitive drawings of animals in all their diverse glory – rich furs, thick hides, shiny scales, fluffy feathers and the muscular, soft or bony bodies beneath – are hyperrealist, but maintain a childlike sensibility. Though they may be as technically precise as textbook illustrations, Le Deunff’s drawings are peculiar in that they convey emotion and personality. Appearing soulful and, at times, uncannily human-like in their gestures and facial expressions, his animal subjects are unnervingly empathic; at times, even totemic. A prime example of Le Deunff’s anthropomorphism is found in a 2011 series titled Rut, which comprises nine pencil drawings made and displayed
Laurent Le Deunff
LD_0409_V2_XR_SH.indd 211
10/09/2018 12:59
212
croquis – support qui donne l’impression (délibérément fausse) que l’artiste a représenté ses sujets sur le vif, et qui confère aussi à ses œuvres du volume et en fait des objets. Le sujet traite ici des animaux sauvages – flamants roses, tortues, éléphants, dauphins, pingouins, phoques, loups, pandas et limaces – en plein accouplement. Ses sources sont essentiellement des photographies trouvées sur Internet, comme en postent les touristes amusés à l’occasion d’un safari ou d’une visite au zoo. À première vue, la variété de « style » de la sexualité animale est divertissante et peut même prêter à des ricanements juvéniles. Mais, lorsqu’on y regarde de plus près, ces couples (ou ce quatuor, dans le cas des éléphants) paraissent plus humains. L’impression désarmante de parenté avec notre propre espèce nous invite à leur prêter plus sérieusement attention. Dans Rut (Éléphants de mer), un couple de phoques est affectueusement enlacé dans ce qui semble être une étreinte post-coïtale. Le mâle, beaucoup plus grand, serre la femelle contre lui avec sa nageoire qui retombe sur son flanc. Leurs queues sont délicatement entremêlées. Les yeux ne sont qu’entrouverts, si bien que le couple paraît épuisé et – on l’imagine aisément – satisfait. Dans Rut (Pandas), l’un des deux enfouit la tête dans l’entrejambe de son (ou sa) partenaire, qui lui caresse la tête en souriant. Chacun des neuf dessins couvre une double page d’un carnet, choix stylistique destiné à les rattacher aux photos de charme publiées en double page centrale dans des revues comme Playboy. En associant le comportement sexuel animal à la pornographie, Laurent Le Deunff commente nos propres instincts. Certaines des sculptures les plus impressionnantes de l’artiste sont de multiples et complexes petits formats taillés dans le marbre, le quartz, le grès, l’os, et même une dent de vache (comme son autoportrait miniature de 2003). À chaque fois, Laurent Le Deunff laisse les qualités intrinsèques du
matériau lui dicter son sujet. Ainsi de Chewing-gum (2010), un morceau de quartz soigneusement taillé en forme de chewing-gum mâché. En toute logique, la couleur rose pâle du quartz a conduit le sculpteur à son sujet, mais la représentation qui en résulte est absurde – car la dureté naturelle de la pierre est en contradiction avec la consistance du chewing-gum, mou et collant. À la différence des sculpteurs classiques, qui tentaient de transcender la rigidité et la solidité du marbre ou du bronze pour évoquer une peau souple ou des tissus flottants, Laurent Le Deunff n’essaie pas de contredire les propriétés naturelles des matériaux bruts. Bien au contraire, il préfère que ses œuvres soient appréciées autant pour ce qu’elles sont que pour ce qu’elles représentent. Une dent taillée dans un coquillage se lit à la fois comme une incisive sanguinolente et une créature marine (Dent, 2010) ; une noix taillée dans du châtaignier est en même temps une coquille et un morceau de bois (Noix, 2005) ; un profil d’ours fait de bûches représente bien un ours, mais aussi un tas de bois de chauffage (Ours, 2006)… Comme beaucoup d’artistes de sa génération, Laurent Le Deunff s’engage directement dans le débat de l’histoire de l’art, autour de l’abstraction et de la figuration. Pour lui, manifestement, les deux genres ne s’excluent pas, puisqu’il utilise l’un et l’autre dans son œuvre. Brachiosaurus II (2015), sculpture en albâtre représentant la tête relativement petite et le cou allongé d’un dinosaure, est un bon exemple. Les yeux, les narines et la gueule de l’animal permettent d’identifier assez facilement le sujet choisi par l’artiste. Vue de dos, toutefois, la sculpture présente peu de détails figuratifs et se comprend plutôt comme une forme abstraite. La longue forme étroite de Brachiosaurus II, enflée en bas et effilée en haut, rappelle certaines sculptures, entre figuration et abstraction, de Constantin Brancusi et de Louise Bourgeois. En faisant écho à La Princesse X (1916) de Constantin Brancusi ou à la Fillette (1968) de Louise Bourgeois – deux personnages
Laurent Le Deunff
LD_0409_V2_XR_SH.indd 212
10/09/2018 12:59
in Moleskin sketchbooks – a support, which not only gives the (intentionally false) impression that the artist sketched his subjects from life, but also imbues these works with a sense of volume and objecthood. The subject matter here is wild animals – flamingos, turtles, elephants, dolphins, penguins, seals, wolves, pandas and slugs – engaging in sexual intercourse. His references for these images were mostly photographs found on the Internet – the kind giddily posted by tourists who encountered the humping animals at a zoo or on a safari. At first glance, the diversity of “styles” of animal sex is distracting and, yes, perhaps, juvenilely giggle-inducing. Upon closer examination, however, these couples (or foursomes, as is the case in Rut (Elephants), begin to appear more and more human. This disarming sense of kinship with our own species implores us to give them more serious consideration. In Rut (Elephant Seals) a pair of seals lovingly spoon in what seems to be a post-coital embrace. The much larger male cradles the female from behind with his flipper draped casually over her side. Their tails are sweetly entwined. Squinty eyes make the couple appear exhausted and – because it is hard not to project – satisfied. Meanwhile, Rut (Pandas) shows a bear burrowing its face into his (or her) partner’s crotch while said partner caresses the burrower’s head and smiles. Each of the nine drawings is spread across both pages of a splayed-open sketchbook, a stylistic decision intended to link them to racy centrefold photos à la Playboy magazine. By associating animal mating behaviour with pornography, Le Deunff comments on our own animal instincts. Among his most technically impressive sculptures are numerous small, intricate carvings deftly executed in marble, quartz, sandstone, bone, and even a cow’s tooth (as is the case in a miniature self-portrait made in 2003). In all cases, Le Deunff lets the intrinsic qualities of a given material dictate his subject matter. Take, for example, Chewing Gum,
2010, a piece of rose quartz that he carefully hewed into the form of a used wad of bubble gum. Logically, the pale pink colour of the quartz led him to his subject, but the resulting representation is absurd – as the stone’s natural hardness conflicts with everything we know gum to be: soft, sticky and plastic. Unlike classical sculptors who endeavoured to transcend the rigidity and solidity of marble or bronze in order to suggest supple skin and flowing fabrics, Le Deunff does not attempt to undermine the natural properties of his raw materials. Quite to the contrary, he prefers his sculptures to be appreciated as much for what they are as for what they represent. A tooth carved from a seashell reads as both a bloody tooth and a sea creature (Dent, 2010); a nut carved out of chestnut is a nutshell as well as a hunk of wood (Noix, 2005); a bear’s profile built out of logs represents a bear, but is also a pile of firewood (Ours, 2006); and so on.
213
Like many artists of his generation, Le Deunff engages directly with a (once taboo) art-historical debate surrounding abstraction and figuration. Clearly for him, the two genres are not mutually exclusive as he uses aspects of both in his work. A case in point: Brachiosaurus II, 2015, an alabaster carving depicting a dinosaur’s relatively small head and elongated neck. From the front, the animal’s eyes, nostrils and mouth make it easy to identify the artist’s subject. Confronted from behind, however, the sculpture has few figurative details and is more likely to be understood as a purely abstract form. Brachiosaurus II’s long narrow shape, which bulges at the bottom and tapers at the top, brings to mind certain risqué sculptures by Constantin Brancusi and Louise Bourgeois, two artists who notably (and controversially) straddled figuration and abstraction in their sculptures. Riffing on Brancusi’s Princess X, 1916, or Bourgeois’s Fillette, 1968 – two feminine personages that are overtly phallic – Le Deunff replaces the female subject with an extinct mammal that can likewise be “misread”.
Laurent Le Deunff
LD_0409_V2_XR_SH.indd 213
10/09/2018 12:59
féminins ouvertement phalliques –, Laurent Le Deunff remplace le sujet féminin par un animal disparu qui peut, lui aussi, être « mésinterprété ».
214
Le contexte est essentiel pour apprécier le travail de l’artiste, qui accorde beaucoup de soin à la manière dont ses sculptures sont installées. Pour les petits formats, il utilise des piédestaux, des tables et des supports qui évoquent des situations ou des cadres particuliers. La série de dinosaures, par exemple, est présentée sur de simples supports métalliques qui font apparaître les œuvres comme des os ou des fossiles véritables. Cette confusion délibérée entre art et science relève de la provocation ; elle était tout à fait aboutie dans l’exposition « La grande évolution », organisée par le musée des Beaux-Arts de Libourne en 2011. Loin des traditionnels cubes blancs, la scénographie évoquait un muséum d’histoire naturelle, avec un
éclairage tamisé et des murs sombres. Vues dans cette ambiance, les formes animales délabrées de Laurent Le Deunff rappelaient plutôt les objets sinistres et étranges d’un cabinet de curiosités (taxidermies, os et autres vestiges animaux). Plus récemment, pour l’exposition « Stalactite et stalagmite » au centre d’art contemporain de Pontmain (2017), la scénographie était sobre, mais non moins éloquente. Ici, la série de sculptures Animaux (2016-2017) était présentée sur de vraies souches d’arbre. Ces piédestaux naturels formaient un contraste poignant avec les représentations de créatures hybrides fantastiques, dont un Cacatoès Pieuvre (2016) ou un Chimpanzé Morse (2016). Où comment Laurent Le Deunff enracine solidement ses songeries absurdes dans le monde réel.
Mara Hoberman est une critique d’art américaine basée à Paris, qui effectue actuellement des recherches pour le catalogue raisonné de Joan Mitchell.
Laurent Le Deunff Laure nt Le Deunff
Mara Hoberman est auteur et c ommissaire d’exposition indépendante. De 2007 à 2011, elle a travaillé au Hunter College Ar t Galleries, à New York, et, jusqu’en 2012, elle ét ait en charge du catalogue raisonné des dessins de Jasper Johns. Elle vit à Paris.
Laurent Le Deunff
LD_0409_V2_XR_SH.indd 214
10/09/2018 12:59
Context is key to appreciating Le Deunff’s work and the artist takes great care in how his sculptures are installed and displayed. For smaller works he uses pedestals, tables and stands that evoke particular settings or situations. The aforementioned dinosaur series, for example, is presented on plain metal stands, which make the artworks appear more like real bones or fossils. This intentional confusion between art and science is provocative and was wellachieved in his 2011 exhibition La Grande Évolution organised by the Musée des Beaux-Arts in Libourne. Instead of the white-cube setting that one might expect for a contemporary artist’s retrospective, the scenography of this exhibition evoked a natural history museum with
dim lighting and dark walls. Seen amidst this ambiance, Le Deunff’s dilapidated animal forms conjured up rather creepy curiosity cabinet oddities like taxidermies, bones and other animal remnants. More recently, an exhibition at the Centre d’Art Contemporain in Pontmain (Stalactite and Stalagmite, 2017) featured a lighthearted, but no less pointed, mise en scène. Here, Le Deunff presented his 2016–2017 Animaux sculpture series on real tree stumps. These natural pedestals provided a poignant contrast to the representations of fantastical hybrid beings like a cockatoo - octopus (Cacatoès-Pieuvre, 2016) or a chimpanzee-walrus (Chimpanzée-Morse, 2016). Quite literally, this presentation shows how Le Deunff firmly roots his absurd musings in the real world.
215
Mara Hoberman is an American art critic based in Paris, where she is also currently conducting research for the Joan Mitchell Catalogue Raisonné. Laurent Le Deunff Laurent Le Deunff
Mara Hoberman est auteur et commissaire d’exposition indépendante. De 2007 à 2011, elle a travaillé au Hunter College Ar t Galleries, à New York, et, jusqu’ en 2012, elle ét ait en charge du catalogue raisonné des dessins de Jasper Johns. Elle vit à Paris.
Laurent Le Deunff
LD_0409_V2_XR_SH.indd 215
10/09/2018 12:59
Laurent Le Deunff
Mammouth, 2009, bois de chêne et de cade, 265 x 165 x 116 cm. Mammouth, 2009, oak and juniper wood, 104.3 x 65 × 45.7 in.
216
LD_0409_V2_XR_SH.indd 216
10/09/2018 12:59
LD_0409_V2_XR_SH.indd 217
10/09/2018 12:59
Laurent Le Deunff
Ci-dessus. Above.
Ci-contre. Right.
Double page suivante. Overleaf.
Autoportrait, 2003, dent de vache sculptée, 1 x 2 x 1 cm.
Chewing-gum, 2010, quartz rose, 16 x 6 x 13,5 cm.
Rut (Éléphants de mer), 2011, crayon sur papier Moleskine, 18 × 35 cm.
Autoportrait, 2003, carved cow’s tooth, 0.4 × 0.8 × 0.4 in.
Chewing Gum, 2010, rose quartz, 6.3 × 2.4 × 5.3 in.
Rut (Éléphants de mer), 2011, pencil on Moleskine paper, 7.1 × 13.8 in.
218
LD_0409_V2_XR_SH.indd 218
10/09/2018 12:59
219
LD_0409_V2_XR_SH.indd 219
10/09/2018 12:59
220
LD_0409_V2_XR_SH.indd 220
10/09/2018 12:59
221
LD_0409_V2_XR_SH.indd 221
10/09/2018 12:59
Laurent Le Deunff
Morse végétal, 2015, plâtre, papier mâché, béton brut et albâtre, 92 x 43 x 15 cm. Morse végétal, 2015, plaster, papier mâché, exposed concrete and alabaster, 36.2 × 16.9 × 5.9 in.
222
LD_0409_V2_XR_SH.indd 222
10/09/2018 12:59
223
LD_0409_V2_XR_SH.indd 223
10/09/2018 12:59
LD_0409_V2_XR_SH.indd 224
10/09/2018 12:59
Bruno Perramant 225
Agent de la résistance Agent of resistance
Né en 1962 à Brest, vit et travaille à Ceton et Paris. Born in 1962 in Brest, lives and works in Ceton and Paris.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 225
10/09/2018 12:59
Bruno Perramant. Par Roel Arkesteijn
226
L’œuvre picturale de Bruno Perramant qui s’étend sur trois décennies et se caractérise par sa souplesse intellectuelle, constitue l’un des secrets les mieux gardés de l’art contemporain. Les nombreuses facettes de sa pratique artistique mêlent art plastique, culture de masse, littérature, cinéma et art vivant. « Je perçois la peinture comme un trou noir, absorbant tout ce qui l’entoure, les matières invisibles et visibles, les ondes sonores et lumineuses1 », a-t-il affirmé un jour. Bruno Perramant appartient à une génération de peintres figuratifs, dont le travail a été lancé en 2002 par l’exposition « Cher peintre… » au Centre Pompidou, à Paris, à la Kunsthalle de Vienne et à la Schirn Kunsthalle de Francfort. Cependant, à la différence des œuvres de bon nombre de ses contemporains, ses tableaux ne sont pas simplement une réflexion sur la culture de masse, mais constituent plutôt un acte de résistance contre elle. Comme l’explique la philosophe et critique d’art Dominique Baqué, la peinture de Bruno Perramant, avec sa complexité et son vaste cadre temporel, est pensée comme « “contre-image” : à rebours du flux médiatique ininterrompu2 ». Dans ses tableaux à plusieurs niveaux de lecture, souvent énigmatiques, l’artiste produit du sens en associant une grande variété de motifs, textes, références, styles picturaux, démarches figuratives et abstraites. En combinant ses propres
1. Bruno Perramant, « Le sens de la mesure », in catalogue Bruno Perramant : Sun II, Frac Auvergne, ClermondFerrand/Frac Alsace, Sélestat, 2003, non paginé.
2. Dominique Baqué, « Glissements progressifs de la peinture », in Valérie Da Costa, Dominique Baqué, Bruno Perramant, éd. du Regard, Paris, 2017, p. 289.
clichés, des images de films, des motifs empruntés à l’histoire de l’art et des soustitres de télévision, il emploie souvent le format du polyptyque et crée ainsi des séquences cinématographiques et des « montages » d’éléments hétérogènes. « J’ai compris […] qu’il me faudrait répondre à la fragmentation de notre monde, politique, sociale, culturelle, métaphysique, par des œuvres qui en portent en quelque sorte le reflet3 », dit-il. Les œuvres « ouvertes » laissent constamment au spectateur des espaces pour de nouvelles interprétations et interactions. Ami et mécène de Bruno Perramant depuis plus d’une décennie, Laurent Dumas a réuni le plus vaste ensemble d’œuvres de l’artiste au sein d’une collection privée ou publique : plus d’une douzaine – souvent des polyptyques – qui pourrait constituer une rétrospective du milieu des années 1990 jusqu’à aujourd’hui. La plus ancienne œuvre de cette collection, Dessous dessous maintenant toujours plus (1997), présentée lors de l’exposition « Cher peintre… », marque la percée internationale de Bruno Perramant. Ce polyptyque constitue à la fois un autoportrait et une profession de foi du créateur à trente-cinq ans : le personnage est entouré de reflets lumineux, la lumière (spirituelle) entrant par la fenêtre d’une synagogue, et d’une anamorphose en damier du crâne de son collègue Gabriel Orozco. Avec ses différents panneaux, l’œuvre reflète les interrogations de l’artiste sur la représentation, le langage, la reproduction (sexuée), le regard, la lumière et l’obscurité, et les questions de vie et de mort qui restent les principaux thèmes de sa peinture. L’art et la vie de Bruno Perramant sont indissociablement liés. « Je vis à l’intérieur de l’œuvre, je vis ma vie et je travaille simultanément 4 », a-t-il
3. Valérie Da Costa, Bruno Perramant, « Passions, théorèmes, fictions », in Valérie Da Costa, Dominique Baqué, Bruno Perramant, éd. du Regard, Paris, 2017, p. 20.
4. Entretien avec l’artiste, à Paris, le 21 décembre 2017.
Bruno Perramant
LD_0409_V2_XR_SH.indd 226
10/09/2018 12:59
Bruno Perramant. By Roel Arkesteijn
the format of the polyptych, creating cinematic sequences and “montages” of heterogeneous elements. “I had to respond to the fragmentation of our political, social, cultural and metaphysical world by works that in some way bore the reflection of it”, the artist remarked.3 His open-ended paintings constantly leave room for the viewer to create new interpretations and interactions.
The painterly oeuvre of Bruno Perramant, which spans three decades and is characterised by its intellectual versatility, forms one of the best-kept secrets of contemporary art. His multi-faceted artistic practice merges visual art, media culture, literature, cinema and the performing arts. “I think of painting like a black hole that swallows everything around it, invisible and visible matter, sound waves and light waves”, the artist once proclaimed.1 Perramant belongs to a generation of figurative painters whose work was launched at the 2002 exhibition Dear Painter… at the Centre Georges Pompidou in Paris and the Schirn Kunsthalle in Frankfurt. Unlike the work of many of his contemporaries in that exhibition, however, Perramant’s paintings are not merely a meditation on media culture, but rather serve as an act of resistance in opposition to it. As the writer Dominique Baqué has argued, Perramant’s paintings, with their complexity and long timelines, can be considered as a “counter image” – “counter to the uninterrupted flow of the ‘newsworthy’”.2 In his multi-layered, often enigmatic paintings, Perramant generates meanings by bringing together a wide variety of motifs, texts, references, painting styles, and figurative and abstract approaches. Incorporating his own snapshots, images from cinema, motifs from art history and subtitles from television, he often employs
Being a friend and patron of the artist for more than a decade, Laurent Dumas holds by far the largest group of works by Bruno Perramant to date in any private or public collection. It comprises more than a dozen works – often polyptychs – and could serve as a retrospective of the artist from the mid-1990s to the present day. The earliest work in the collection, Dessous Dessous Maintenant Toujours Plus (1997), which was presented in the exhibition Dear Painter…, marks Perramant’s international breakthrough. This iconic polyptych at once forms a self-portrait and a mission statement of the artist in his mid-thirties: the personage of the artist is surrounded by light reflections, the (spiritual) light flooding through the window of a synagogue, and an anamorphosis of fellow artist Gabriel Orozco’s chequerboard skull. The multi-panelled painting reflects enquiries into representation, language, (sexual) reproduction, the gaze, light and dark, and matters of life and death which still constitute principal themes in Perramant’s oeuvre.
1. Bruno Perramant, “The sense of measure”, in exh. cat., Bruno Perramant: Sun II, Alsaca, Sélestat: FRAC Auvergne, ClermondFerrand/FRAC Alsace, 2003, unpaginated.
3. Ibid., p. 301.
2. Dominique Baqué, “Progressive Shifts of Painting”, in Valérie Da Costa, Dominique Baqué, Bruno Perramant, Paris: Éditions du Regard, 2017, p. 319.
227
Perramant’s art and life are inextricably linked. “I am living inside the work. I am living my life and simultaneously I work”, he recently stated.4 Many of his paintings are informed by existential experiences or possess autobiographical dimensions. In response to the death of his father, Perramant painted the Re.noir
4. Interview with the artist by the author, Paris, 21 December 2017.
Bruno Perramant
LD_0409_V2_XR_SH.indd 227
10/09/2018 12:59
228
récemment déclaré. Bon nombre de ses tableaux se nourrissent d’expériences existentielles ou possèdent une dimension autobiographique. En réaction à la mort de son père, l’artiste peint la série Re:noir (2010-2013), ensemble d’œuvres dans lesquelles il revient à la couleur noire. Les tableaux montrent en même temps le regard distant du vieux peintre Auguste Renoir, tel que son fils Jean Renoir le filme, et celui du père récemment décédé de Bruno Perramant, dont la ressemblance avec le maître impressionniste est saisissante. L’aspect autobiographique est également frappant dans la série Génie (2013). Ce groupe de toiles dépeint un autre membre de la famille de l’artiste : un cousin de sa mère. Vivant seul à la campagne depuis des dizaines d’années, celui-ci cesse peu à peu de parler. En guise de substitut du langage parlé, il commence à se mettre des objets dans la bouche. Au fil du temps, il construit des objets à cette fin – des prolongements du corps dont la taille augmente de plus en plus. L’artiste considère la série Génie, à partir de photographies qu’il a lui-même prises, comme une espèce d’autoportrait : ayant grandi en Bretagne et menant une existence relativement solitaire à la campagne pendant une partie de l’année, il s’imagine qu’il pourrait lui aussi se passer de mots. Dans un entretien récent, Bruno Perramant évoque sa vocation artistique : « Je n’ai jamais oublié ce qui m’a décidé à devenir peintre et rien d’autre. Je crois d’ailleurs être resté fidèle à ce premier élan de l’adolescence. Un élan de passion, un moment de concordance où le sentiment d’adhésion au réel peut prendre des proportions considérables et décider de toute une vie. C’est une affaire de langage, la découverte d’un monde où une autre langue se substitue à la langue dite maternelle, à la langue
5. Valérie Da Costa, Bruno Perramant, « Passions, Théorèmes, Fictions », in Valérie Da Costa, Dominique Baqué, Bruno Perramant, éd. du Regard, Paris, 2017, p. 13.
sociétale. Alors, vous expérimentez seul, le fond du monde porté par l’absence de mots et de grammaire. […] J’ai compris très vite que ma vie serait sauvée par ça, il n’y avait donc pas lieu de se projeter dans une autre fonction sociale5. » Dans le polyptyque La Double Vue (2011), il intègre deux représentations de son oncle. Alors que ce dernier mène une existence solitaire de célibataire, peut-être compensée par les extensions corporelles phalliques qu’il développe, Bruno Perramant lui donne « une vie plus complète » en lui prêtant une jeune épousée et une partenaire sexuelle. Bon nombre de ses œuvres sont une réflexion sur la place de l’artiste dans la société, ou sur la discipline de la peinture au début du XXIe siècle. Bruno Perramant considère sa représentation d’un homme qui s’immole par le feu en public, en Tunisie (Feu pâle, 2012), comme une métaphore de l’artiste dans la société contemporaine. De même, pendant son séjour à la Villa Médicis, à Rome, en 2007-2008, il crée une série, Nouveaux Spectres, qui traite de l’état de la peinture : « Mais qu’est-ce qu’un fantôme, sinon quelque chose qui ne veut pas ou ne peut pas mourir et qui n’a de cesse de vouloir revenir à la vie. En ce sens, toute la peinture actuelle est fantomatique, si souvent enterrée, déclarée morte et pourtant toujours vivante. […] Toute représentation est un art spectral6. » La série la plus haute en couleur de Bruno Perramant est née d’un jeu sous les draps avec sa compagne, qui a pris la pose du Portrait du pape Innocent X de Diego Vélasquez. La série de spectres s’inspire aussi largement des scènes de bal masqué et de danse de squelettes dans le film La Règle du jeu (1939) de Jean Renoir. Les œuvres de Bruno Perramant les plus récentes dans la collection de Laurent Dumas appartiennent à la série Or, the Whale (2015-2017) – peut-être
6. Ibid., p. 10.
Bruno Perramant
LD_0409_V2_XR_SH.indd 228
10/09/2018 12:59
series (2010–2013): a group of works in which he returned to the colour black. The paintings simultaneously depict the distant gaze of the elderly painter Auguste Renoir as filmed by his son Jean Renoir, as well as that of Perramant’s recently-deceased father, with his striking resemblance to the Impressionist painter. The autobiographical is also manifest in the Génie series (2013). This group of paintings depicts another relative of the artist: the cousin of Perramant’s mother. Living alone in the countryside for many decades, Perramant’s uncle gradually ceased speaking. As a substitute for the absence of spoken language, the artist’s uncle started to put objects in his mouth. Over time, he began to construct objects for this purpose – extensions of his body which increasingly expanded in size. The Génie paintings are derived from photographs taken by the artist. Perramant considers the series as a self-portrait of sorts: having grown up in Brittany and living a relatively solitary life in the country for part of the year, the artist imagines he could also do without words. In a recent interview, Perramant recalls his vocation as an artist: I’ve never forgotten what made me decide to become a painter and nothing else. Moreover, I feel that I’ve remained faithful to this first momentum of adolescence. A surge of passion, a moment of harmony when the feeling of adherence to reality can take on major proportions and decide a whole life. It’s a matter of language, the discovery of a world where another language substitutes for the so-called mother tongue, the societal language. So, you experiment alone, against the backdrop of the world carried along by the absence of words and of grammar. […] I very quickly understood that my life would be saved by this, hence it was not necessary to throw myself into another social function. 5
5. Baqué, “Progressive Shifts” (note 2), p. 295.
In the polyptych La Double Vue (2011), Perramant integrated two depictions of his uncle. Whereas his uncle led a solitary and celibate existence, perhaps compensated by the phallic bodyextensions he developed, Perramant gave his uncle “a more complete life” in the polyptych, providing him with a bride and sexual partner. Many of Perramant’s works reflect on the position of the artist in society, or on the discipline of painting at the start of the twenty-first century. Perramant considers his depiction of a man in Tunisia burning himself publicly (Feu Pâle, 2012) as a metaphor for the artist in contemporary society. Similarly, during his residency at the Villa Medici in Rome (2007–2008), Perramant created a series of ghosts, Nouveaux spectres, which deal with the conditions of painting: “What is a ghost if not something that doesn’t want to, or cannot, die and which constantly wants to come back to life. In this case, all of current painting is ghostly, so often buried, declared dead, and yet still alive. […] All representation is a spectral art.”6 Perramant’s most colourful series originated from a game beneath the sheets, in which the artist’s partner posed as the subject of Velázquez’s Portrait of Pope Innocent X. In addition, scenes of a masquerade and dancing skeletons from the film La Règle du Jeu (1939) by French filmmaker Jean Renoir provided a major source of inspiration for Perramant’s series of ghosts.
229
The most recent works by Bruno Perramant in the Laurent Dumas collection belong to the series Or, the Whale (2015–2017), perhaps his most ambitious and complex series to date. This group of works, based on Herman Melville’s novel Moby Dick, is described by the artist as “the pursuit of a ghost” and
6. Ibid., p. 293.
Bruno Perramant
LD_0409_V2_XR_SH.indd 229
10/09/2018 12:59
sa série la plus ambitieuse et la plus complexe à ce jour. L’artiste définit cet ensemble d’œuvres, fondé sur le roman Moby Dick (1851) d’Herman Melville, comme « la poursuite d’un spectre », traitant une nouvelle fois de questions de représentation et de reproduction. Il est passionné de voile, et la série Or, the Whale a été conçue lors d’une traversée du Pacifique Sud à l’Antarctique. Au cours du voyage, dans un monde silencieux, loin de l’humanité, Bruno Perramant rencontre des couleurs atmosphériques qu’il ne peut identifier – la lumière diffractée sur la neige et la glace, qui n’était jamais la même. Cela lui rappelle Moby Dick, qui, dans son esprit, se compare à la longue
et impossible quête de ce qui ne peut être dépeint. Au XIXe siècle, personne n’avait en effet encore jamais vu de cachalot vivant : on n’en connaissait ni la forme ni la couleur. La série Or, the Whale, avec ses fonds argentés, témoigne de sa quête de cette couleur unique. Elle comprend certains des plus grands formats que Bruno Perramant ait jamais employés, notamment dans le diptyque Achab, the End (2017), qui superpose deux toiles. Faisant allusion à la naissance récente de sa fille Vitalie, l’artiste fait observer, à propos, des formes flottantes, prénatales, en apesanteur d’Or, the Whale : « [Elles] sont dans le mouvement de la naissance, comme la couleur7. »
230
Roel Arkesteijn est conservateur au Museum Het Domein à Sittard, aux Pays-Bas. En 2004, il a été le commissaire de la première rétrospective Bruno Perramant au GEM, musée d’art contemporain de La Haye.
7. Ibid., p. 27.
Bruno Perramant
LD_0409_V2_XR_SH.indd 230
10/09/2018 12:59
deals again with issues of representation and reproduction. Perramant is an avid sailor, and the series Or, the Whale was conceived on a sailing trip from the South Pacific to the Antarctic. During this journey, in a silent world far from humanity, he encountered atmospheric colours which he could not identify – diffracted light on the snow and ice which was never the same. It reminded him of Moby Dick, which in his perception represents a similar long and impossible quest for that which cannot be depicted. In the nineteenth century, no one had
ever seen a living sperm whale: its shape and colour were unknown. Perramant’s painting series Or, the Whale, with its silvery forms, bears witness to the artist’s quest for this specific colour. It includes some of the largest formats he has ever used, like the diptych ACHAB, the End (2017), comprising two superimposed canvases. With reference to the recent birth of his child Vitalie, the artist remarked about the series Or, the Whale with its floating, weightless, prenatal shapes: “These forms are in the motion of birth, like the colour.”7
Roel Arkesteijn is curator of contemporary art at the Het Domein Museum in Sittard, the Netherlands. In 2004, he curated Bruno Perramant’s first museum survey show at the GEM Museum of Contemporary Art in The Hague.
231
7. Ibid., p. 308.
Bruno Perramant
LD_0409_V2_XR_SH.indd 231
10/09/2018 12:59
Bruno Perramant
Génie XIV, 2013, huile sur toile, 72 x 63,5 cm. Génie XIV, 2013, oil on canvas, 28.4 x 25 in.
Double page suivante. Overleaf.
Dessous dessous maintenant toujours plus, 1997, huile sur toile, 2 pièces (90 × 130 cm.) et 3 pièces (73 × 92 cm.) Dessous dessous maintenant toujours plus, 1997, oil on canvas, 2 pieces (35.4 × 51.2 in.) et 3 pieces (28.8 × 36.2 in.)
232
LD_0409_V2_XR_SH.indd 232
10/09/2018 12:59
233
LD_0409_V2_XR_SH.indd 233
10/09/2018 12:59
234
LD_0409_V2_XR_SH.indd 234
10/09/2018 12:59
235
LD_0409_V2_XR_SH.indd 235
10/09/2018 12:59
Bruno Perramant
Feu pâle, 2012, huile sur toile, 92 x 66 cm. Feu pâle, 2012, oil on canvas, 36.2 x 26 in.
Double page suivante. Overleaf.
La Double Vue, 2011, huile sur toile, 6 pièces, 80 x 100 cm chaque. La Double Vue, 2011, oil on canvas, 6 pieces, each 31.5 x 39.4 in.
236
LD_0409_V2_XR_SH.indd 236
10/09/2018 12:59
237
LD_0409_V2_XR_SH.indd 237
10/09/2018 12:59
238
LD_0409_V2_XR_SH.indd 238
10/09/2018 13:00
239
LD_0409_V2_XR_SH.indd 239
10/09/2018 13:00
Bruno Perramant
Les Prophètes n°2, 2006, huile sur toile, 130 x 89 cm. Les Prophètes n°2, 2006, oil on canvas, 51.2 x 35 in.
240
LD_0409_V2_XR_SH.indd 240
10/09/2018 13:00
241
LD_0409_V2_XR_SH.indd 241
10/09/2018 13:00
LD_0409_V2_XR_SH.indd 242
10/09/2018 13:00
Abraham Poincheval 243
L’aventurier de l’extrême Adventurer of the extreme
Né en 1972 à Alençon, vit et travaille à Marseille.
Born in 1972 in Alençon, lives and works in Marseille.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 243
10/09/2018 13:00
Abraham Poincheval. Par Riccardo Venturi
244
Abraham Poincheval est un explorateur de l’extrême. Cultivant ses obsessions comme les personnages des films de Werner Herzog, il relève le défi d’habiter des espaces plus grands que l’homme, de devenir un avec ses sculptures et de se rapprocher d’un monde préexistant à la scission entre sujet et objet. Dans cette démarche on reconnaît un moment animal et un moment minéral. Invité en 2014 au musée de la Chasse et de la Nature, à Paris, l’artiste se demande comment se faufiler dans l’espace d’exposition. Il décide de s’enfermer dans la peau d’un ours naturalisé et modifié pour l’occasion, à l’intérieur duquel il demeure treize jours. Il emporte avec lui une dizaine de livres et se nourrit d’une alimentation proche de celle des ursidés, conçue pour lui par un cuisinier. Pierre, sa performance réalisée en 2017, au Palais de Tokyo, à Paris, se déroule dans une pierre calcaire de deux mètres et demi de hauteur et un mètre six de diamètre. Les dessins préparatoires qui accompagnent toujours ses actions montrent bien le creux au centre du rocher, un trou, ou mieux une silhouette coupée sur mesure à la taille de l’homme. Dans cet habitacle étriqué, il s’assoit comme dans une voiture, avec peu d’espace pour bouger, occupé qu’il est par le canal d’aération, le petit matelas gonflable, la réserve d’eau et de nourriture, les sachets pour les toilettes, les transmetteurs audio et la caméra à circuit fermé. Cette dernière, utilisée aussi dans Ours en 2014, assure sa communication avec le monde externe. Bien qu’Abraham Poincheval soit juste derrière nous, l’image vidéo retransmise sur un écran dans la salle d’exposition
semble arriver d’une autre planète. Qu’ils relèvent de l’ordre animal ou minéral, ces milieux sont technologiquement modifiés, de manière à tenir sous contrôle l’état de santé de l’artiste et à veiller à ce que la pierre ne devienne pas sarcophage. Une fois scellées les deux moitiés, il ne reste qu’un seuil très mince à travers lequel les spectateurs perçoivent, avec une certaine appréhension, une forme de vie dans le cœur rocheux, ou juste un bruissement d’existence, la présence discrète d’un être humain qui résiste – bien que passivement – à être absorbé par l’état inorganique de son revêtement caillouteux. Face à une sculpture vivante – ce grand caillou hanté par un être humain –, on réalise que la nuit tombée, le musée fermera et l’homme restera là, isolé et immobile, dans l’attente incommensurable de l’ouverture du lendemain – pourvu que le musée n’observe pas un jour de fermeture ! S’agit-il juste de la projection de nos peurs les plus ancestrales, de notre claustrophobie latente, comme dans l’ensevelissement prématuré raconté par Edgar Allan Poe dans ses pages les plus noires de Premature Burial ? Avant Ours et Pierre, Abraham Poincheval avait déjà passé une semaine sous terre, assis dans un trou de soixante centimètres de diamètre creusé pour l’occasion à la librairie Histoire de l’œil de Marseille, une pierre bloquant la sortie (604800 s en 2012). Il se comporte comme le protagoniste de Vendredi ou les Limbes du Pacifique, le roman de Michel Tournier, quand, pendant sa « période tellurique », il pénètre à l’intérieur de l’île Speranza à travers le recoin d’une grotte. L’artiste se place à l’intérieur de la pierre, il la respire au risque de devenir lui-même minéral et de se cristalliser. Avant d’y pénétrer, il affirme calmement : « Son humidité sera en contact permanent avec moi. Elle agira sur moi comme moi j’agis sur elle. Il y aura un échange
Abraham Poincheval
LD_0409_V2_XR_SH.indd 244
10/09/2018 13:00
Abraham Poincheval. By Riccardo Venturi Abraham Poincheval is an explorer of the extreme. Cultivating his obsessions like the characters in Werner Herzog’s films, he takes up the challenge of inhabiting spaces greater than man, of becoming one with his sculptures and of drawing closer to a pre-existing world at the scission between subject and object. In this approach we recognise an animal moment and a mineral moment. Invited in 2014 to the Musée de la Chasse et de la Nature in Paris, Poincheval wondered how to worm his way into the exhibition space. He decided to enclose himself inside a stuffed bear, modified for the occasion, in which he remained for thirteen days. For this work, titled Ours (Bear), he took with him a dozen books and nourished himself with food similar to that eaten by bears, conceived for him by a cook. Pierre (2017), his last performance produced at the Palais de Tokyo in Paris, took place inside a limestone rock 2.5 metres high and 1.6 metres in diameter. The preparatory drawings that always accompany his actions clearly show the cavity in the middle of the rock, a hole or, rather, a silhouette cut out in the shape of the artist’s seated body. In this tight compartment, Poincheval sat, the way he would in a car, with little space for movement given that it was filled with an aeration duct, a small inflatable mattress, water and food supplies, waste disposal bags, audio transmitters and a closedcircuit camera. The latter, also used in Ours, ensures his communication with the outside world. Although Poincheval was just behind us inside the bear’s carcass, the video image retransmitted on a screen in the exhibition space seemed to come from another planet.
Whether they fall within the province of the animal or the mineral, these environments are technologically modified, in such a way as to be able to check on the artist’s physical condition and to ensure that the rock doesn’t become a sarcophagus. Once the two halves are sealed, only a very slender slit remains through which spectators perceive, with a certain apprehension, a life form in the rocky heart, or just a rustle of existence, the discrete presence of a human being who resists – albeit passively – being absorbed by the inorganic state of his stony cladding. In front of this living sculpture – this great boulder haunted by a human being – we realise that once night falls, the museum shuts and the artist will remain there, isolated and immobile, in the incommensurable waiting for the museum to open the next day – so long as it is not a day when the building stays closed! Is this just a question of the projection of our most ancestral fears, of our latent claustrophobia, like the premature burial recounted by Edgar Allan Poe in his darkest pages?
245
Before Ours and Pierre, Poincheval had already spent a week below ground, sitting in a hole 60 centimetres in diameter dug specifically for the occasion beneath the Histoire de l’oeil bookshop in Marseille, with a rock blocking the exit (604800s, 2012). Like the protagonist in Michel Tournier’s novel Friday or The Other Island who, during his “telluric period”, enters the interior of Speranza Island through the recesses of a cave, Poincheval puts himself inside the stone, he breathes it at the risk of himself becoming mineral and of crystallising. Before entering it, he calmly affirmed: “Its dampness will be in permanent contact with me. It will act on me, just as I will act on it. There will be an exchange of information between the rock and me, while I’m living inside it.”1 Although Poincheval doesn’t do a lot inside his mineral alcove, he ineluctably
Abraham Poincheval
LD_1109_V2_XR_SH.indd 245
11/09/2018 12:34
246
d’informations entre le rocher et moi, le temps de l’habiter1. » Si Abraham Poincheval ne fait pas grand-chose à l’intérieur de son alcôve minérale, il expérimente inéluctablement différentes temporalités d’existence. Dans la pierre, l’écoulement du temps devient une notion vague et ralentie, loin de celle qui rythme notre existence, difficile même à imaginer : celle de la géologie. Il va chercher des formes de vie proto- ou pré-humaines, la temporalité la plus lente et imperceptible qui existe, aux antipodes de la vitesse du monde post-Internet. On n’est pas loin de ce roman de science-fiction dans lequel les extraterrestres, débarqués sur Terre, se déplacent si rapidement qu’ils prennent les êtres humains pour des plantes et finissent par s’en nourrir. L’artiste, voyageant dans la profondeur de la terre et non de l’univers, ne serait-il pas un « géo-naute » plutôt qu’un « astronaute » ? Pierre n’est-elle pas une machine du temps primitif qui, au lieu de nous catapulter dans le futur galactique, nous ramène à notre être-pierre, en mettant à l’épreuve les limites de l’être humain ? Au croisement entre anthropologie et géologie, entre anthropos et lithos, Abraham Poincheval renouvelle l’esthétique du sublime à l’ère de l’anthropocène. Il expérimente sur son « moi-peau » ce que l’on ressent dans des situations extrêmes d’immobilité, d’inaction et, plus récemment, de pétrification. L’immobilité physique laisse toutefois libre cours à l’imagination et au voyage intérieur dans une pierre dont la morphologie bulbeuse renvoie à un cerveau. Dans ce voyage au centre de la terre sans bouger, ou ce voyage dans un vaisseau spatial qui orbite à l’intérieur de notre tête, il rejoint ainsi idéalement la tradition mystique et ascétique, si l’on songe à ces yogins qui, pour tremper
l’esprit et cultiver un contrôle de soi inébranlable, se faisaient enterrer pendant plusieurs jours, incarcérés dans le ventre de la terre, immobiles dans la posture du lotus. On pense inévitablement aux mains en prière d’un fakir sortant du sable dans la photographie Mother (1999) de Maurizio Cattelan, mais aussi aux performances de Chris Burden Five Day Locker Piece (1971), Bed Piece (1972), Oh, Dracula (1974) et White Light/White Heat (1975). Les performances d’Abraham Poincheval résultent d’une askesis ou exercice attentif. Elles demandent une longue phase de préparation pendant laquelle l’artiste aborde des questions logistiques autant que psychologiques. Il s’efforce, sinon de contrôler, du moins de mesurer l’ampleur de l’imprévisible. De toute évidence, cet ensevelissement volontaire deviendrait insoutenable pour la plupart de nous après juste quelques instants. Les marges de mouvements à l’intérieur de la pierre sont extrêmement restreintes, le champ visuel limité à quelques centimètres du nez. Les visiteurs pouvaient en faire l’expérience directe lorsqu’Abraham Poincheval a abandonné la pierre. Dans les deux moitiés laissées béantes, sa silhouette marquait en négatif sa présence. Une fois sorti de Pierre, devenue une deuxième peau, l’artiste est happé par les journalistes qui lui demandent ce que l’on éprouve à vivre dans un rocher. Après avoir passé les contrôles médicaux, mais pas encore complètement sorti de son état minéral, il vacille. Il parle de la capsule minérale, d’un temps géologique loin du temps qui règle, scande et rythme notre existence. Il avoue que ce que l’on éprouve, enfermé là-dedans pour si longtemps, échappe aux mots. « Ça m’intéressait d’y être présent physiquement sans apparaître vraiment. Je pensais à l’histoire du cheval de Troie.
1. Abraham Poincheval, livre publié à l’occasion de son exposition au Palais de Tokyo, Les Presses du réel, Dijon, 2017, p. 73-74 ; p. 89.
Abraham Poincheval
LD_0409_V2_XR_SH.indd 246
10/09/2018 13:00
experiences different temporalities of existence. In the stone, the flow of time becomes a vague and slowed-down notion, far from the one which gives rhythm to our existence, difficult even to imagine: that of geology. He goes to look for proto- or pre-human life forms, the slowest and most imperceptible temporality that exists, the total opposite of the speed of the post-Internet world. We are not far from this science fiction novel in which extra-terrestrials, who have landed on earth, move about so rapidly that they mistake human beings for plants and end up eating them. By travelling through the depths of the earth rather than through the universe, would Poincheval be a “geonaut” rather than an “astronaut”? Isn’t Pierre a primitive time machine that, instead of catapulting us into a galactic future brings us back to our being-stone, by putting the boundaries of the human being to the test? At the crossroads between anthropology and geology – between anthropos and lythos – Poincheval revives the aesthetic of the sublime of the Anthropocene period. On his “me-skin”, he experiments with what we feel in situations of extreme immobility, inaction and, more recently, petrification. Physical immobility sometimes gives free reign to the imagination and to the inner journey in a rock whose bulbous morphology relates back to a brain. In this journey to the centre of the earth without moving, or this journey in a spaceship that orbits inside our head, Poincheval thus ideally connects the mystical and ascetic tradition, if we think of yogi who, to strengthen the mind and cultivate unwavering self-control, had themselves buried for several days, incarcerated in the belly of the earth, immobile in the lotus position. We inevitably think of the hands in prayer
1. Abraham Poincheval, book published at the time of the artist’s exhibition at the Palais de Tokyo, Dijon: Les Presses du Réel, 2017, p. 89.
of a fakir exiting from the sand in the photograph Mother (1999) by Maurizio Cattelan, but also of the performances by Chris Burden, from Five Day Locker Piece (1971), Bed Piece (1972) and Oh, Dracula (1974), to White Light/White Heat (1975). Poincheval’s performances result from an akesis, or a careful exercise. They require a long phase of preparation during which the artist tackles logistical as well as psychological questions. He endeavours, if not to control, at least to gauge the scope of the unpredictable. Quite obviously, this voluntary burial would be unbearable for most of us after just a few moments. The room for movement inside the stone is extremely restricted, the visual field limited to a few centimetres in front of a person’s nose. Visitors could have a direct experience of this when Poincheval vacated the rock. In the two halves left gaping open, the artist’s silhouette marked out his presence in the negative. Once out of Pierre, which had become a second skin, journalists rushed to ask the artist what it felt like living inside a rock. After undergoing a medical examination, but not yet completely emerged from his mineral state, Poincheval wobbled. He spoke of the mineral capsule, of a geological time far from the time that regulates, accentuates and gives rhythm to our existence. He confessed that what one feels confined inside for such a long time is beyond words.
247
“What interested me was being physically present, without really being apparent. I thought of the story of the Trojan Horse. I find the idea of entering while being camouflaged very beautiful.”2 Pierre hence resonates with the tactic conceived by Ulysses, the wooden horse left on the beach, the poisoned gift from the enemy, whose contents the inhabitants
2. Ibid, pp. 73, 89.
Abraham Poincheval
LD_0409_V2_XR_SH.indd 247
10/09/2018 13:00
248
Je trouvais assez belle l’idée d’entrer par le camouflage2 . » Pierre entre ainsi en résonance avec la ruse conçue par Ulysse, le cheval en bois laissé sur la plage, le cadeau empoisonné de l’ennemi dont les habitants ne soupçonnent pas le contenu, au point de l’accueillir dans l’enceinte de la ville comme un trophée. De manière semblable, Ours évoque les trois jours et les trois nuits passés par Jonas dans le ventre d’un gros cétacé avant d’être recraché sur une plage. Dans les deux cas, Abraham Poincheval adopte l’esthétique du camouflage – ce « paradigme de la contemporanéité : virtuelle, ambiguë, fluctuant 3 » – dont il faut retenir sa double origine, celle de la stratégie militaire et celle du mimétisme animal, où il est question de se cacher, se défendre ou attaquer. Dans le champ artistique, on est face à un paradoxe qui tient à ceci que le camouflage est voué,
par sa propre nature, à l’altération et au maquillage jusqu’à la disparition de l’objet auquel il s’attache – une opération destinée à fabriquer l’invisibilité. Qu’il se trouve à l’intérieur d’un ours ou d’un rocher, suspendu sur une perche à vingt mètres du sol sur l’esplanade de la gare de Lyon (Vigie urbaine, 2016), l’artiste revisite le genre de la robinsonnade. L’isolement de la civilisation, la survie dans des conditions inédites, voire inamicales : plusieurs de ces éléments reviennent. Sauf qu’à ses yeux, l’île au large du Venezuela de Daniel Defoe devient la peau d’un ours, les viscères d’un rocher. Comme le disait bien le sculpteur surréaliste Hans Arp : « Les pierres sont remplies d’entrailles4. » Abraham Poincheval construit une plateforme entre la terre et le ciel ou, pour citer son prochain projet, inévitablement sulfureux, une canopée nuageuse.
Riccardo Venturi, ancien pensionnaire de l’Institut national d’histoire de l’art (INHA), est actuellement pensionnaire en histoire et théorie des arts à l’Académie de France – Villa Médicis.
2. Abraham Poincheval, livre publié à l’occasion de son exposition au Palais de Tokyo, Les Presses du réel, Dijon, 2017, p. 73 ; p. 89.
3. Estetiche del camouflage, sous la direction de Chiara Casarin et Davide Fornari, Milano, et al./ edizioni, 2010 introduction.
4. Hans Arp in Georges Didi-Huberman, Le Cube et le visage. Autour d’une sculpture d’Alberto Giacometti, Macula, Paris 1993, 2007, p. 138.
Abraham Poincheval
LD_0409_V2_XR_SH.indd 248
10/09/2018 13:00
do not suspect, to such a degree that they take it inside the city’s walls like a trophy. In a similar way, Ours evokes the three days and three nights spent by Jonah in the belly of a whale before being vomited out onto the shore. In both cases, Poincheval adopted the aesthetic of camouflage – this “paradigm of contemporaneity: virtual, ambiguous, fluctuating”3 – whose double origin must be retained: that of military strategy and that of animal mimicry, where it is a question of hiding, defending or attacking. In the artistic field, we are in front of a paradox stemming from the fact that camouflage is destined by its specific nature to alter and mask until the object to which it is attached disappears – an operation
destined to manufacture invisibility. Whether he finds himself inside a bear or a rock, or sitting on a platform atop a pole twenty metres above the ground in front of the Gare de Lyon (Vigie urbaine, 2016), Poincheval reworks the desert island adventure (robinsonnade). Several of the elements specific to the genre reappear in his work: the isolation from civilisation, survival in unusual, indeed unfriendly conditions. Except, to his thinking, the island off the coast of Venezuela of Daniel Defoe becomes a bear carcass, the viscera of a rock. As the surrealist sculptor Hans Arp said so well, “Stones are full of internal organs.”4 Abraham Poincheval constructs a platform between earth and sky or, to mention his next and inevitably sulphurous project, a cloudy canopy.
249
Riccardo Venturi, former member of Institut national de l’histoire de l’art (INHA) is currently resident in art history and theory at the Académie de France in Rome – Villa Médicis (2018-2019).
3. Estetiche del camouflage, ed. by Chiara Casarin and Davide Fornari, Milano, et al./ edizioni, 2010, introduction.
4. Hans Arp in Georges Didi-Huberman, Le Cube et le visage. Autour d’une sculpture d’Alberto Giacometti, Macula, Paris 1993, 2007, p. 138.
Abraham Poincheval
LD_0409_V2_XR_SH.indd 249
10/09/2018 13:00
Abraham Poincheval
Ci-dessus. Above.
Ci-contre. Right.
Menu, Écorché, Ours porte ouverte, Ours, 2014, crayon et aquarelle sur papier, 4 pièces, 113 × 133 cm chaque.
Ours, 2014, matériaux divers, 86 × 130 × 30 cm. chaque.
Menu, Écorché, Ours porte ouverte, Ours, 2014, pencil and watercolor on paper, 4 pieces, each 44.5 × 52.4 in.
Ours, 2014, mixed media, each 33.9 × 51.2 × 11.8 in.
250
LD_0409_V2_XR_SH.indd 250
10/09/2018 13:00
251
LD_0409_V2_XR_SH.indd 251
10/09/2018 13:00
Abraham Poincheval
Casque (Horizon-20), 2008, cĂŠramique et tessons, dimensions variables. Casque (Horizon-20), 2008, ceramic and shards, various dimensions.
252
LD_0409_V2_XR_SH.indd 252
10/09/2018 13:00
253
LD_0409_V2_XR_SH.indd 253
10/09/2018 13:00
Abraham Poincheval
Ci-dessus. Above.
Ci-contre. Right.
Projet pour habiter une pierre, 2017, crayon et aquarelle sur papier, 142 x 111 cm.
Pierre, 2017, pierre calcaire et matĂŠriaux divers, 224 x 167 x 90 cm. chaque.
Projet pour habiter une pierre, 2017, pencil and watercolour on paper, 55.9 x 43.7 in.
Pierre, 2017, limestone and mixed media, each 88.2 x 65.8 x 35.4 in.
254
LD_0409_V2_XR_SH.indd 254
10/09/2018 13:00
255
LD_0409_V2_XR_SH.indd 255
10/09/2018 13:00
LD_0409_V2_XR_SH.indd 256
10/09/2018 13:00
Edgar Sarin 257
Artiste enfouisseur Gravedigger artist
Né en 1989 à Marseille, vit et travaille à Paris. Born in 1989 in Marseille, lives and works in Paris.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 257
10/09/2018 13:00
Edgar Sarin. Par Pac Pobric
258
tout, une foi profonde dans la force de la gravité pour maintenir l’ordre des choses.
« J’ai quelque chose à te dire. » Ce sont les mots qu’Edgar Sarin m’a adressés avec son énergie habituelle, quand je l’ai appelé le 3 décembre 2017 de New York. Il se trouve alors en France, où il prépare sa première exposition personnelle à Paris. Il est agité, légèrement inquiet, foisonnant d’idées et de réflexions, et impatient de les partager – ce qui est exactement ce que j’attendais. Comme toujours, son esprit bouillonne. « J’ai une énorme exposition dans une semaine et demie, et, pour l’instant, j’ai seulement deux pièces. » Pour la plupart des gens, la situation serait problématique, pour ne pas dire catastrophique. Mais Edgar Sarin ne semble pas particulièrement stressé. Il aime travailler sous pression. « Quand tu es dans l’urgence, tu ne fais pas la même chose que si tu avais le temps de penser. Et je crois que prendre le temps de penser est le seul moyen de tuer une œuvre d’art, de tuer la production. » Cela semble étrange à dire. Quand on regarde son travail, la première chose qu’on remarque est un équilibre prudent et réfléchi. Sa sculpture Acropole (2017) présente un assemblage délicat, avec au sommet un bol de laiton reposant sur un bloc de bois qui semble planer audessus d’une pierre, elle-même placée sur une base de bois. C’est un ouvrage d’art précaire : un seul faux pas et n’importe qui pourrait facilement le renverser, d’autant plus qu’il n’y a rien pour le tenir en place. Edgar Sarin refuse d’utiliser de la colle ou des clous, dans ce genre de pièces il préfère s’appuyer sur le simple pouvoir du poids et de l’équilibre. Une telle sculpture, de même que L’Eau de Riga (2017) où une balle de laiton tient miraculeusement sur trois pierres qui penchent dangereusement de côté, ne peuvent pas être réalisées dans un état de panique dû à l’urgence. Elles exigent patience et ténacité – « du temps pour penser », comme dit le plasticien – et, par-dessus
La gravité intervient souvent dans notre conversation. « La gravité est vraiment une métaphore de la justice. […] C’est l’un des principes qui structure l’être humain. » Son discours me rappelle celui de l’artiste hollandais Bas Jan Ader, qui partage la même opinion. En 1970, ce dernier monte sur le toit de sa maison, près de Los Angeles, pour réaliser le film intitulé Fall 1, Los Angeles. Un clip vidéo de dix-huit secondes seulement, qui commence avec Bas Jan Ader assis sur une chaise posée sur son toit. Après quelques secondes, il commence à pencher sur sa droite, de plus en plus, jusqu’à ce qu’il perde l’équilibre et tombe de son siège, dégringolant du toit, avant de heurter le sol devant sa maison. Pour l’artiste hollandais, élevé dans une famille calviniste et dont les parents espéraient qu’il deviendrait pasteur, la chute est essentielle. Ce n’est pas seulement une idée biblique abstraite sur la nature de l’homme, mais un fait démontrable de la nature. Il a trouvé un moyen facile de le prouver, en escaladant et en se jetant du haut d’un bâtiment. Edgar Sarin a une compréhension aussi directe, physique de la puissance de la gravité. Comme pour son aîné, sa connaissance n’est pas conceptuelle, ils partagent un sens réel et primitif de sa force. Des œuvres comme Fall 1, Los Angeles et Acropole, de même que L’Eau de Riga, ne sont pas des idées. Ce sont des incarnations matérielles de lois immuables. Il y a cependant des différences majeures entre les deux hommes. L’œuvre d’Edgar Sarin menace seulement de tomber : elle ne le fait pas réellement. Le Français n’a pas non plus d’appartenance religieuse. La tonalité clairement cléricale qui sous-tend l’œuvre de Bas Jan Ader est étrangère à sa sensibilité agnostique. Pourtant Edgar Sarin a également grandi dans une maison où une doctrine était présente, celle de la psychanalyse. Il est issu d’une famille de psychiatres, qui ont
Edgar Sarin
LD_0409_V2_XR_SH.indd 258
10/09/2018 13:00
Edgar Sarin. By Pac Pobric
gravity to maintain the order of things. Gravity comes up often in our conversations. “Gravity is really a metaphor for justice”, Sarin once told me. “It is one of the main things that shapes human beings.” The thought reminded me of the Dutch artist Bas Jan Ader, who held the same belief. In 1970, Ader climbed to the top of his house outside Los Angeles to make a film titled Fall 1, Los Angeles. It is a short clip, only eighteen seconds long, and it begins with Ader sitting on a chair on his roof. After a few seconds, he begins to lean to his right, further and further, until he goes too far and falls off his seat, tumbling downwards and off the roof, before hitting the ground beside his house.
“I have a few things to tell you.” That’s what Edgar Sarin said to me in his usual, excited manner when I called him on 3 December 2017 from New York. He was in France at the time, preparing for his first solo exhibition in Paris. He was restless, slightly anxious, bursting with ideas and reflections, and impatient to discuss his thoughts – which was exactly what I expected. As always, there was a lot on his mind. “I have a big show coming in a week and a half and for now, I only have two pieces”, he said. For most people, the situation would be urgent, if not dire. But Sarin was not especially distressed. He likes to work under pressure. These circumstances were just another opportunity. “When you’re in an emergency”, he told me, “you don’t do the same thing you would do if you had time to think. And I believe time to think is the only way to kill an art piece, and to kill production.” It seems like a strange thing to say. Look at Sarin’s work, and the first thing you will notice is careful, deliberate balance. His sculpture Acropole, 2017, is delicately arranged, with a brass bowl sitting gently atop a block of wood that practically hovers above a stone, which rests on a wooden base. It is a precarious work of art; with one misstep, any person could easily topple it over, especially because there is nothing to keep it all in place. Sarin refuses to use glue or nails in works like these, relying instead on the simple power of weight and balance. A sculpture like this, or similar ones such as L’Eau de Riga, 2017, where a brass ball miraculously sits atop three stones that lean dangerously to one side, can hardly be made in a panicked state of emergency. They require patience and persistence – “time to think”, as Sarin put it – and above all, a deep faith in the force of
For Ader, who was raised in a Calvinist home, and whose parents hoped he would become a minister, the fall was essential. It was not only an abstract biblical idea about the nature of man, but also a demonstrable fact of nature. He found a way to prove it easily, by climbing a building and throwing himself off. Sarin has a similarly blunt, physical understanding of gravity’s power. His knowledge of it, like Ader’s, is not conceptual; the artists share a real and primitive sense of its force. Works such as Fall 1, Los Angeles and Acropole, as well as L’Eau de Riga, are not ideas. They are material embodiments of immutable laws.
259
There are major differences between the artists. Sarin’s work only threatens to fall; it does not actually do so. Nor does Sarin have a religious background. The distinctly clerical tone that underlies Ader’s work is alien to Sarin’s agnostic sensibility. Yet Sarin also grew up in a home with a doctrine; in his case, the doctrine was psychoanalysis. He comes from a family of psychiatrists, where there was always faith in the idea that hidden motives drive human behaviour. “It’s been present on my mind lately, the idea that the human being has something inside he’s not clearly aware of”, he said to me recently. “We have this great illusion about the matters of the world. We think
Edgar Sarin
LD_0409_V2_XR_SH.indd 259
10/09/2018 13:00
260
toujours eu foi dans l’idée que des motifs cachés dictent le comportement humain. « Il m’est venu à l’esprit dernièrement que l’être humain a quelque chose en lui dont il n’a pas clairement conscience. Nous sommes dans une grande illusion sur les questions qui touchent à notre monde : nous pensons tout savoir et que tout peut être dit et expliqué. Mais je crois que c’est important de créer des espaces dont on ne sait pas ce qu’ils contiennent. » Effectivement, tout le travail d’Edgar Sarin n’est pas transparent. Une grande partie en est cachée à la vue. Quand j’ai découvert son œuvre il y a quelques années à New York, pour moi, il y avait peu à voir. À Cutlog Art Fair, en 2014, il présentait un groupe de toiles enveloppées dans du papier d’archivage, qui n’étaient pas censées être ouvertes avant un certain délai. L’un des tableaux devait être dévoilé seulement après sa mort. Cela m’a semblé un moyen intelligent de renvoyer son art à la postérité. En tant que première salve d’un très jeune artiste, le message était clair. Le potentiel, ai-je compris, est son principal sujet de réflexion. Son travail traite de ce qui peut arriver, si l’on respecte les conditions appropriées. Le patrimoine est une question importante pour le plasticien. En mars 2017, lors de sa première exposition personnelle à la galerie Konrad Fischer, à Berlin, il présente Hierarchisch angeordnete Edelgesteine, dreizehn (Joyaux hiérarchiquement ordonnés, treize, 2017). Il s’agit de treize coffres de bois préalablement enterrés dans une forêt en banlieue berlinoise. Il passe la journée du vernissage à les déterrer pour les traîner à la galerie. Cela lui a pris des heures. Mais ce qui était – ce qui est – à l’intérieur des boîtes reste secret. Pour le collectionneur intéressé, tout ce qui est
alors disponible à l’achat est une sculpture de bois qui pourra être échangée contre les boîtes dans cent ans, seul moment où elles pourront être ouvertes. Edgar Sarin aime l’idée que la famille de l’acheteur poursuive le projet. Peutêtre que seuls les petits-enfants du collectionneur d’origine auront une chance de voir ce qu’il y a à l’intérieur. « J’ai discuté avec quelques collectionneurs – quelques-uns, pas beaucoup – qui possèdent ce genre de pièces, et ils projettent vraiment quelque chose d’eux-mêmes dans ce travail. Cela devient très personnel pour eux. » Pour l’artiste, ce qui compte est le développement de l’idée. « Mon travail, c’est uniquement de la recherche. J’essaie juste de trouver quelque chose. » Selon lui, son art tente d’atteindre l’inaccessible. C’est la quête qui compte. Et la quête n’a pas besoin d’être épuisante. Si vous l’interrogez, Edgar Sarin répond que réaliser une œuvre est superficiel ; cela se fait presque tout seul, sans effort particulier. « Tous ces objets que j’utilise, je les rassemble pour la plupart tout à fait par hasard. Ils s’accumulent autour de moi et de mon atelier. » Et il en fait bon usage. Il me rappelle parfois l’artiste américain Jimmie Durham, qui a dit que tout ce dont il a besoin pour faire une œuvre d’art surgit toujours devant lui : « Si j’ai besoin d’un petit bout de ficelle, tout ce que j’ai à faire est de sortir, de regarder par terre et le monde me l’apporte. » J’ai de nouveau questionné Edgar Sarin au sujet d’Acropole pour savoir d’où proviennent les différents éléments de cette sculpture. « J’ai trouvé une pièce de bois, puis la pierre et enfin le bol, et la chose est apparue. » Quand je lui ai demandé comment il décrirait ce processus, il n’a pas
Pac Pobric est éditeur au Metropolitan Museum of Art et contribue aux journaux The Village Voice, The Brooklyn Rail et The Art Newspaper.
Edgar Sarin
LD_0409_V2_XR_SH.indd 260
10/09/2018 13:00
we know everything and that everything can be spoken of and explained. But I believe it’s meaningful to create spaces where you don’t know what’s inside.” Indeed, not all of Sarin’s work is transparent. Much of it, in fact, is hidden from view. When I first came across his work a few years ago in New York, there was little for me to see. At the Cutlog Art Fair in 2014, he was showing a group of canvases wrapped in archival paper, which were not supposed to be opened until set periods of time had passed. One picture was meant to be unwrapped only after Sarin’s death. It struck me as a clever way of deferring his art to posterity. As an opening salvo for a very young artist, these works set a clear tone. Sarin, I understood, was more interested in potential than anything else. His work is about what might happen, given the proper conditions. Heritage is important to him. In March 2017, at his first solo show with the Konrad Fischer Galerie in Berlin, he showed a work titled Hierarchisch angeordnete Edelgesteine, dreizehn. It consisted of thirteen wooden crates that he had buried the previous October in a forest outside the city. He spent the day of the exhibition’s opening digging the boxes out from the ground and dragging them back to the gallery. It took him hours. But whatever was inside the crates was – and is – a secret. For an interested collector, all that was available for purchase was a wooden sculpture that could be exchanged for the boxes in 100 years. Only then could they be opened.
Sarin liked the idea that the buyer’s family would carry the project forward. Perhaps only the grandchildren of the original collector would get a chance to see what was inside. “I have conversations with a few collectors – a few, not a lot – that own these kinds of pieces, and they really project something of themselves into the work”, Sarin told me. “It becomes something very personal to them.” For Sarin, what matters is the development of the idea. “My work is only research”, he explained on the phone. “I’m just trying to find something.” His art, he said, is an attempt to reach the unreachable. It’s the pursuit that matters. And the pursuit need not be strenuous. If you ask Sarin, making art is cursory; it happens almost by itself, as if it requires no conscious effort. “All of these objects that I use, I mostly gather quite randomly. They accumulate around me and my studio”, he said - and then he puts them to good use. He reminds me sometimes of the American artist Jimmie Durham, who once said that whatever he needs to make a work of art just appears before him. “If I need a little piece of string”, Durham said, “all I have to do is go out and start looking on the ground and the world brings me a piece of string.”
261
I asked Sarin again about Acropole. Where did the parts of that sculpture come from? “I found a piece of wood and then a stone and then the bowl, and the thing just appeared.” I asked how he would describe that process, and he did not hesitate: “It was like a miracle.”
Pac Pobric is an editor at the Metropolitan Museum of Art, New York, and a contributor to the Village Voice, the Brooklyn Rail and The Art Newspaper.
Edgar Sarin
LD_0409_V2_XR_SH.indd 261
10/09/2018 13:00
Edgar Sarin
1513200900, 2017, cire, bois, ampoule électrifiée, 18 x 30 x 30 cm. 1513200900, 2017, wax, wood, electric light bulb, 7.1 x 11.8 x 11.8 in.
262
LD_0409_V2_XR_SH.indd 262
10/09/2018 13:00
263
LD_0409_V2_XR_SH.indd 263
10/09/2018 13:00
Edgar Sarin
Acropole, 2017, bois, pierre, bol en laiton, 96 x 60 x 26 cm. Acropole, 2017, wood, stone, brass bowl, 37.8 x 23.6 x 10.2 in.
264
LD_0409_V2_XR_SH.indd 264
10/09/2018 13:00
265
LD_0409_V2_XR_SH.indd 265
10/09/2018 13:00
Edgar Sarin
1513182900, 2017, bois et verre, 51 x 44,5 x 2,5 cm. 1513182900, 2017, wood and glass, 20.1 x 17.5 x 1 in.
266
LD_0409_V2_XR_SH.indd 266
10/09/2018 13:00
267
LD_0409_V2_XR_SH.indd 267
10/09/2018 13:00
LD_0409_V2_XR_SH.indd 268
10/09/2018 13:01
Alexandre Singh 269
Encyclopédie vivante Living encyclopaedia
Né en 1980 à Bordeaux, vit et travaille à New York. Born in 1984 in Bordeaux, lives and works in New York.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 269
10/09/2018 13:01
Alexandre Singh. Par Amira Gad
270
Alexandre Singh est un artiste, penseur et interprète, dont la pratique ne connaît pas de frontières. Que ce soit sous la forme de lectures-performances, de théâtre ou d’installations, chacune de ses œuvres inclut les voies par lesquelles le savoir humain peut être organisé, rendu accessible et communiqué. En 2009, il présentait Assembly Instructions à l’espace White Columns dans le cadre de la biennale Performa, à New York. Cette série consistait en des performances d’une heure où Alexandre Singh immergeait le public dans des collages en noir et blanc projetés sous forme de transparents. Dans Assembly Instructions : Ikea, il décrivait un rêve dans lequel le plan au sol d’un magasin Ikea devenait un catalogue de l’ensemble du savoir humain, où chaque meuble représentait une part de ce savoir. « Si nous devions reconstruire les objets, affirmait-il, nous pourrions alors réorganiser les potentialités du savoir humain et élargir la façon donc nous percevons et comprenons notre monde1. » Ce qui représente l’essence même de sa pratique artistique. Assembly Instruction : The Pledge (2011) est une installation composée de tirages encadrés et accrochés, reliés entre eux par des lignes tracées au crayon noir formant un diagramme. C’est l’un des sept diagrammes qu’Alexandre Singh a produits, dont trois ont été créés à partir d’une série d’interviews qu’il a menées librement avec Marc-Olivier Wahler (alors directeur du Palais de Tokyo), Alfredo Arias (dramaturge, metteur en scène et comédien) et Leah Kelly (neurobiologiste à l’université Rockefeller de New York). Elles sont parues en septembre 2011
dans le numéro quatorze de la revue Palais (éditée par le Palais de Tokyo), dont le thème principal était l’« illusion ». Assembly Instruction : The Pledge s’inspire d’une conversation avec l’artiste anglojaponais Simon Fujiwara, qui associe écriture, performance et architecture. Cette conversation se déroule en quarante images encadrées, chacune évoquant une idée en rapport avec l’architecture, l’enfance, les gratte-ciel, la tour de Babel, les outils du paléolithique, le récit, la représentation, la création littéraire, la fantaisie érotique, la statuaire assyrienne, la salade, les lapins, les nuages ou la chapelle Sixtine. Comme dans les performances de Fujiwara, cette œuvre s’amuse du décalage entre réalité et imagination ; elle laisse en suspens la question de savoir si les échanges entre artistes ont réellement eu lieu, jouant sur la connivence entre acteur et spectateur. Le titre, The Pledge (La Promesse), fait ainsi référence à la première partie d’un tour de magie. En puisant son inspiration dans la philosophie platonicienne, le théâtre grec antique et les entretiens dans les médias, Alexandre Singh tente de donner vie aux idées exprimées pendant les interviews par une représentation innovante et visuellement féerique. L’interview est montée et transformée en fiction grâce à l’insertion de fragments graphiques et narratifs, assemblés et désassemblés sur un mur, qui rappellent l’esthétique d’un scénario de film. Le spectateur peut discerner le processus de création à travers le récit. Les lignes noires reliant les images servent de pseudo-fil narratif, faisant croire à une série d’indices qui, point par point, recrée le portrait de l’interviewé. Nous avons bien accès à l’univers de l’intervieweur et à une interprétation des histoires racontées par l’interviewé, comme une fenêtre ouverte sur un univers
1. Alexandre Singh, www.artforum.com/words/ id=38541, 6 janvier 2018.
Alexandre Singh
LD_1109_V2_XR_SH.indd 270
11/09/2018 12:34
Alexandre Singh. Par Amira Gad Alexandre Singh is an artist, thinker and performer whose practice knows no boundaries in terms of media, aiming to be agile, flexible and mouldable. Whether taking the form of lecture-performances, theatre productions or installations, each of his works encompasses the ways in which human knowledge can be structured, accessed and communicated. In 2009, Singh presented a series of performances at the White Columns art space in New York as part of the Performa Biennale. These Assembly Instructions lectures were hour-long performances in which Singh, while speaking, submerged the audience in visuals on projected transparencies of his black-and-white collages. In Assembly Instructions (IKEA), he described a dream in which IKEA’s floor plan became an index of all human knowledge and where each piece of furniture was an object that epitomised a part of that knowledge. “If we were to rearrange the objects, he asserted, we could then restructure the potentialities of human knowledge and expand the way in which we perceive and understand our world.”1 This statement encapsulates the essence of Singh’s artistic practice. Assembly Instruction (The Pledge), 20112012, is an installation consisting of framed printed images mounted on the gallery walls and linked with traced black lines, resulting in a diagrammatic composition. It is one of seven wall diagrams that Singh has produced, which were developed from a series of interviews he conducted with figures including Marc-Olivier Wahler (then director of the Palais de Tokyo in Paris), Alfredo Arias (playwright, director and actor)
and Dr Leah Kelly (neurobiologist at the Rockefeller University of New York) as part of his “carte blanche” intervention for the September 2011 (volume 14) issue of the Palais de Tokyo magazine PALAIS, which had “illusion” as its theme. Assembly Instruction (The Pledge) is based on a conversation with the English-Japanese artist Simon Fujiwara, whose practice converges writing, performance and architecture. The conversation is played out through forty framed images, each one touching upon ideas relating to architecture, childhood, skyscrapers, the Tower of Babel, Palaeolithic tools, storytelling, performance, creative writing, erotic fantasy, Assyrian statuary, lettuce, rabbits, clouds and the Sistine Chapel. As in Fujiwara’s performances, this work plays with the gap between reality and imagination, leaving us to wonder whether the artist’s conversations were real or fictional and playing up the complicity between actor and spectator. Significantly in this respect, the title “The Pledge” refers to the first stage in a magic trick.
271
Drawing his inspiration from Platonic philosophy, ancient Greek theatre and the conversational model of mass media, Singh endeavoured to bring the interviewee’s ideas to life by giving them shape in an innovative and visually enchanting form. The interview was edited and fictionalised with the addition of narrative and visual fragments, disassembled and arranged into a mural using an aesthetic reminiscent of a film’s storyboard. This offers the viewer the possibility to read through a narrative during the process of its creation. The black lines connecting the visual imagery assume a pseudo-linear storyline, luring us in with the assumption of clues that connect the dots to recreate the portrait of the interviewee. What happens, in fact, is that we gain access to the interviewer’s universe and his
1. Alexandre Singh in Artforum.com [https://www.artforum.com/words/ id=38541. (accessed 6 January 2018).
Alexandre Singh
LD_1109_V2_XR_SH.indd 271
11/09/2018 12:34
272
fantasmagorique où les pensées et les idées de la personne interrogée sont traduites et amplifiées à travers le prisme d’une série de références culturelles. En assemblant et en manipulant les faits dans une représentation graphique, les diagrammes d’Alexandre Singh vont bien au-delà de l’illustration de la réalité. La question sous-jacente est celle du travail effectué par l’esprit pour parvenir à une vision cohérente du monde à partir de fragments livrés par la perception sensorielle, les souvenirs d’enfance, les faits personnels et historiques. Les collages utilisés font écho à ces fragments. Une à une, chaque pièce encadrée est fabriquée à partir de procédés simples, le découpage et le collage, en jouant sur l’échelle et l’orientation. Quand on les considère dans leur ensemble, apparaît une cohérence née de la répétition et de l’agencement de plusieurs idées, icônes et motifs visuels. À première vue, les diagrammes semblent répondre à une certaine logique par leur composition et leur structure. Suivre cette logique est cependant une fausse piste, tout comme suivre nos premières impressions ou nos connaissances acquises, qui sont en réalité déterminées par la façon dont nous avons été formés à l’analyse. Les éléments de la composition, qui, de manière explicite ou implicite, établissent des relations visuelles entre eux, renvoient à de nombreuses interprétations possibles, comme un questionnaire à choix multiples. Dans chaque diagramme, le collage joue la fonction d’un nœud ou d’une jonction d’où émanent différentes grilles de lecture et chemins visuels. Avec cette série, Alexandre Singh joue sur la relation entre l’artiste, l’œuvre et le spectateur. Le buste en bronze Crone (2013) est un bon exemple de la capacité de l’artiste à synthétiser une multitude de références en un seul objet. Crone fait partie d’un vaste projet. Appelé en 2012 par le centre d’art contemporain Witte
de With, à Rotterdam, il transforme le lieu d’exposition en atelier et en espace de travail où il crée la pièce de théâtre intitulée The Humans (2013). Pour ouvrir la réflexion et impliquer le spectateur, il tient une série de débats publics mensuels sous le titre de Causeries, en collaboration avec l’écrivain et critique d’art Donatien Grau. Les Causeries consistent en des conversations informelles autour d’une table ronde située à l’intérieur d’un cercle constitué par le public. Chaque Causerie s’attache à un sujet particulier – des films de Woody Allen au théâtre kabuki en passant par les costumes et la cosmogonie –, destiné à nourrir la pièce mise en scène. Conçue et construite sur le modèle des comédies grecques et plus particulièrement celles d’Aristophane, avec des personnages « réels » tels que Charles Ray ou le lapin du chocolat Nesquik, cette histoire surréaliste du mythe originel s’attache à suivre deux esprits, Tophole et Pantaligua, qui essaient d’empêcher un créateur invisible de concevoir la Terre. En s’efforçant de saper l’autorité divine du créateur, ils provoquent par inadvertance la disgrâce des êtres humains – chœur composé de six personnages – qui deviennent des êtres imparfaits. Crone fait partie de la série de bustes représentant les masques portés par les personnages du chœur : Hag, Strumpet, Bray, Crone, Husband et Wife – les masques rappelant les caricatures d’Honoré Daumier. Alexandre Singh entraîne le spectateur dans un monde fantastique qui délaisse le récit linéaire au profit d’une toile d’araignée ou d’un labyrinthe de pensées et d’hypothèses qui font référence à des disciplines aussi variées que la science et la philosophie, l’histoire de l’art et le fabuleux. À travers ses œuvres, quelle qu’en soit la forme, il fabrique des contes philosophiques sur la nature de la conscience humaine, la production des connaissances et l’univers.
Alexandre Singh
LD_1109_V2_XR_SH.indd 272
11/09/2018 12:41
way of interpreting the stories told by the interviewee, as well as offering us a window into a phantasmagorical universe where the thoughts and ideas of the interviewee have been amplified and interpreted through a series of cultural or literal references. Through the reassembling and manipulation of facts into visuals, Singh’s diagrams go beyond the illustration of reality. A common theme throughout these works is the notion of how the mind assembles a coherent view of the world from fragments of sensory perception, childhood memories, personal and historical facts. The collages used to engage with these concepts echo these fragments. Individually, each framed work uses the simplest mechanisms of cutting and pasting, changing scale and orientation to make a coherent whole from completely different images. As a group, a coherent thread is constructed through the repetition and elaboration of multiple ideas, visual icons and motifs. At first glance, the diagrams appear to be driven by a certain logic because of their composition and structure. To follow this logic is a red herring, however, just as it is to follow our pre-assumptions or acquired knowledge, which are driven by how we are trained to perceive. The compositional elements, in which the visual relationships between the different elements are either shown explicitly or implicitly, suggest many possible interpretations, like a multiple-choice questionnaire. In each diagram, the individual collage acts like a knot or junction from which different thought patterns and visual pathways emanate. With this series of works, Singh disrupts the definitions of an interlocutor, the structures of discourse and the mechanisms that govern the relationship between artist, artwork and viewer. Singh’s bronze bust Crone (2013) is an example of his ability to summarise a plethora of references in one object.
Crone forms part of a larger project that has evolved through several forms. In 2012, he was commissioned by Witte de With Center for Contemporary Art in Rotterdam to set up shop in the gallery space. He turned the exhibition space into his studio and workspace where he would develop the stage play entitled The Humans. As a way of opening up the thinking process and involving the viewer, he held a monthly series of public talks under the umbrella title of Causeries in collaboration with the French writer and critic Donatien Grau. Causeries, derived from the French verb causer, meaning “to chat”, were informal conversations held at a circular table surrounded by the audience. Each Causerie focused on a different subject, ranging from Woody Allen’s films to Kabuki theatre, to costumes and cosmogony, that fed into the play, which was set during the dawn of time and space. This surreal story of the origin myth – modelled on the comic writings of Aristophanes and structured around a classical Greek comedy while riffing on the likes of Shakespeare, Molière and Woody Allen, and incorporating figures such as Charles Ray and the Nesquik Chocolate Bunny – follows two spirits, Tophole and Pantaligua, who try to prevent the Creator from making the earth. In their attempt to undermine the Creator’s divine authority they inadvertently cause the humans – the Greek chorus – to fall from grace and become imperfect beings. Crone is one of a series of fourteen busts representing the masks worn by characters from the chorus, including Hag, Strumpet, Bray, Crone, Husband and Wife. The style of the masks recalls the cartoons and caricatures of the French painter and lithographer Honoré Daumier.
273
Singh invites us into a fantastical world that defies linear narratives in favour of a spiderweb, or labyrinth, of thoughts and possibilities that reference diverse disciplines from the sciences and
Alexandre Singh
LD_1109_V2_XR_SH.indd 273
11/09/2018 12:34
À l’occasion d’une interview2 , il a déclaré : « Une grande partie de mon travail utilise les mécanismes du storytelling. Comment se fait-il que l’on parvienne à comprendre un monde, qu’il soit réel ou fictif ? Ce que j’aime dans la notion de The Pledge, ou dans un tour de magie,
c’est qu’ils impliquent une corruption sournoise. On tient pour acquis que les premières choses vues sont vraies. Le spectateur observe alors de près tout ce qui suit, anticipant le tour. Mais il l’a déjà raté. Vous voyez que l’ensemble n’était que mensonge. »
Amira Gad est commissaire d’expositions à la Serpentine Gallery de Londres depuis 2014. Elle est également correspondante d’Ibraaz, magazine en ligne consacré aux arts plastiques et à la culture au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.
274
2. Ibid.
Alexandre Singh
LD_0409_V2_XR_SH.indd 274
10/09/2018 13:01
philosophy to art history and fantasy. Through his work, in whichever shape they take, he crafts philosophical narratives about the nature of human consciousness, knowledge production and the universe. In an interview,2 he said: “A lot of my work involves the mechanisms of storytelling. How is it that one comes to understand a world, be it real or
fictional? What I like about the notion of The Pledge in a magic trick is that it implies an insidious corruption. One takes it as a given that the first things you see are true. The spectator then closely observes everything that follows, anticipating the trick. But they’ve already missed it. You see that the whole premise was a lie.”
Amira Gad has been curator at the Serpentine Galleries in London since 2014. She is also a contributing editor of Ibraaz, an online magazine dedicated to visual art and culture in the Middle East and North Africa. 275
2. Ibid.
Alexandre Singh
LD_0409_V2_XR_SH.indd 275
10/09/2018 13:01
Alexandre Singh
Assembly Instruction: The Pledge, 2011-2012, tirages impression jet d’encre encadrés, lignes murales de points au crayon, ensemble de 7 polyptyques, dimensions variables. Assembly Instruction: The Pledge, 2011-2012, framed inkjet ultrachrome archival prints, dotted pencil lines, set of 7 polyptychs, various dimensions.
276
LD_0409_V2_XR_SH.indd 276
10/09/2018 13:01
277
LD_0409_V2_XR_SH.indd 277
10/09/2018 13:01
Alexandre Singh
Assembly Instruction: The Pledge, 2011-2012, détail de la double page précédente.
Assembly Instruction: The Pledge, 2011-2012, detail of preceding double page.
Double page suivante. Overleaf.
Crone, 2013, bronze, 45 x 28 x 33 cm. Crone, 2013, bronze, 17.7 x 11 x 13 in.
278
LD_0409_V2_XR_SH.indd 278
10/09/2018 13:01
279
LD_0409_V2_XR_SH.indd 279
10/09/2018 13:01
280
LD_0409_V2_XR_SH.indd 280
10/09/2018 13:01
281
LD_0409_V2_XR_SH.indd 281
10/09/2018 13:01
LD_0409_V2_XR_SH.indd 282
10/09/2018 13:01
Georges Tony Stoll 283
Esthétique de l’intime The aesthetics of intimacy
Né en 1955 à Marseille, vit et travaille à Paris. Born in 1955 in Marseille, lives and works in Paris.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 283
10/09/2018 13:01
Georges Tony Stoll. Par Éric de Chassey
284
dans la peinture)1. » Rien donc, hormis une idée générale des dominantes chromatiques et des dimensions, ne peut être connu par avance du tableau que nous avons aujourd’hui sous les yeux. Rien ne permet à celui ou à celle qui le regarde dans son état final de se reposer dans une image stable, divisible en composantes distinctes, pour remonter à une origine précise.
Georges Tony Stoll avait acquis une certaine réputation comme peintre lorsque, en 1986, il arrêta toute production artistique. Son retour sur la scène parisienne de l’art, en 1993, se fit par la photographie puis l’installation et le dessin, de telle sorte que l’apparition simultanée, en 2016-2017, de deux grandes séries de tableaux de dimensions souvent importantes, Absurde et Paris Abysses, a constitué une importante surprise pour beaucoup. Ces deux séries explorent deux manières, apparemment opposées, de créer des images qui se confrontent, pour ainsi dire, avec l’ensemble de l’histoire de l’art passée par les filtres de la personnalité de l’artiste et de sa volonté inlassable de parcourir ce qu’il appelle « les territoires de l’abstraction ». Dans les tableaux titrés Absurde, c’est la peinture elle-même qui se fait presque toute seule, Georges Tony Stoll se contentant de poser une situation de départ sans en prévoir l’issue. Il a luimême décrit le procédé qui a donné naissance à une œuvre de la série, qui pourrait bien être Absurde n°7357 : « Sur la surface blanche d’untel, je n’avais tracé que quatre bandeaux, deux carmin et deux vert clair, et après quatre jours de séchage, je vois une construction, presque une architecture dans la direction de Clyfford Still (j’ai le souvenir de m’être assis par terre dans la salle du MoMA [Museum of Modern Art, New York] en 1982 pour mieux entrer le corps entier
L’utilisation d’un procédé automatique à une telle échelle, à des dimensions aussi monumentales, donne à la peinture l’apparence d’une affirmation impérieuse, renforcée ici par la structure cruciforme centrale et l’aura centrifuge qui en émane, tout en maintenant, à cause de la liquidité de l’aquarelle et du caractère aléatoire et extrêmement irrégulier des formes dispersées sur la surface, un état de déséquilibre et d’incertitude. Celuici mine de l’intérieur ce qui aurait pu apparaître comme une affirmation ; il en fait une chose fragile, qui ne domine pas l’individu qui lui fait face mais l’invite à circuler dans ses méandres – sans pour autant l’y perdre complètement, puisque la combinaison de l’ellipse et de la croix qui structure la composition est similaire à celle qui organise le corps humain et ses déplacements, aussi bien que les visages et leurs expressions. Dans la série Paris Abysses, Georges Tony Stoll part au contraire d’une image résultant de la combinaison de différents éléments et figures, le plus souvent esquissée sur un dessin, dont l’incarnation en peinture est d’abord guidée par le souci de l’affirmer, de la stabiliser formellement, pour lui permettre de déployer pleinement ses significations complexes. On a souvent placé ses photographies sous l’emblème de « l’intime », mais en réduisant par trop cette dimension à la mise en exergue d’une iconographie explicitement homosexuelle : ce qui se joue dans les tableaux de cette série
1. Georges Tony Stoll, courrier électronique envoyé à l’auteur le 15 juillet 2016.
Georges Tony Stoll
LD_0409_V2_XR_SH.indd 284
10/09/2018 13:01
Georges Tony Stoll. By Éric de Chassey
final state to remain with a stable image of it, one that could be divided into distinct components, which would allow it to be traced back to a precise origin.
French artist Georges Tony Stoll had acquired a certain reputation as a painter when, in 1986, he stopped all artistic production. His return to the Parisian art scene, in 1993, came about through photography, followed by installations and drawing. Hence the simultaneous arrival, in 2016–2017, of two major series of paintings Absurde and Paris Abysse, often with large dimensions, came as a great surprise for many. Both these series explore two apparently opposite ways of creating images, which confront the whole history of art, passed through the filters of the artist’s personality and his tireless determination to scour what he calls “the domains of abstraction”. In the paintings titled Absurde, it is painting itself which occurs, almost on its own, the artist being content to lay down an initial situation without anticipating the outcome. Stoll himself described the process that resulted in a painting from the series, which could well be Absurde n°7357: “On some white surface, I’d drawn only four strips, two crimson and two light green, and after four days of drying, I saw a construction, almost an architecture veering towards Clyfford Still (I recall sitting on the floor in the room in the MoMA, in 1982, to better enter into the painting with my whole body).1 ” Nothing then, apart from a general idea of the chromatic dominants and the dimensions, can be known in advance about the painting that we now see in front of us. Nothing allows whoever looks at it in its
The use of an automatic process on such a scale, with such monumental dimensions, gives the painting the appearance of an imperious affirmation, here reinforced by the central cruciform structure and the centrifugal aura emanating from it, while still maintaining, because of the watercolour’s liquidity and the random and extremely irregular nature of the forms dispersed across the surface, a state of imbalance and uncertainty. The latter undermines from inside what could have seemed an assertion; it turns it into a fragile thing, which doesn’t dominate the individuals looking at it, but invites them to move about in its meanders – without getting completely lost because the combination of the ellipse and the cross which structures the composition is similar to that organising the human body and its movements, as well as faces and their expressions.
285
In the Paris Abysse series, Stoll on the contrary starts with an image resulting from the combination of different elements and figures, most often sketched out it a drawing, whose embodiment in paint is initially guided by a need to assert and formally stabilise it so that it may fully deploy its complex meanings. His photographs have often been heralded as “intimate”, but by overly reducing this dimension to the emphasis on an explicitly homosexual iconography: what is at stake in this series of paintings is very obviously personal, but without us being able to fathom all the sources, in such a way that it is an overall sensation of intimacy that we receive as spectators, which reunites us with our own intimacy. These paintings borrow from the photographic model the fact that they seem to have captured a
1. Georges Tony Stoll, email to the author on 15 July 2016.
Georges Tony Stoll
LD_1209cor.indd 285
12/09/2018 11:41
286
est très évidemment intime, mais sans que l’on puisse en pénétrer toutes les sources, de telle sorte que c’est une sensation globale d’intimité que nous recevons comme spectateurs, qui nous rejoint dans notre propre intimité. Les tableaux empruntent ici au modèle photographique le fait qu’ils ont l’air de saisir un spectacle préexistant, une situation déjà là, et, surtout, qu’ils présentent cette situation comme une apparition, surgie d’un coup. Ils font donc sens sans qu’il soit besoin d’en déchiffrer les composantes, parce que celles-ci sont indissolublement liées, à la fois dans l’esprit de leur créateur (elles ont le caractère de ces images que chacun de nous fabrique dans ses rêves), par la main de celui qui les a peintes (elles ne sauraient avoir d’autre existence que picturale), pour le regard de ceux qui les observent et en sont touchés (sans toujours savoir pourquoi). Leur existence remonte à loin, comme si elles venaient toucher une sorte de fond commun dans lequel puise l’artiste depuis longtemps, mais elle semble aussi obéir à une nécessité qui justifie leur présence concrète. Ainsi, dans Paris Abysses n°002, les formes verticales qui créent une sorte de barrière ou de muraille (suivant l’échelle à partir de laquelle on les considère) renvoient, par leur présence physique très affirmée, aux sculptures à l’apparence de maquettes architecturales développées par l’artiste dans la première moitié des années 2010, et aux dessins de la série Sculptures raides qui les mettent en scène, euxmêmes lointainement issus d’œuvres sur papier du milieu des années 1980, via les découpages de plastique oblongs, pendus à des clous ou à des corps (hésitant entre architectures, vêtements et peaux), que l’on observe dans plusieurs photographies de 1995-1996. Mais les deux panaches qui les surmontent et la grande forme noire qui les double comme un fantôme ou une
présence végétale, aussi plate qu’elles sont volumétriques, mais l’espèce de double corne ou de pelure concave qu’elles dominent (elle-même explicitement pourvue de son ombre), organisent une rencontre sur un fond vert acide qui rend abstrait le paysage que l’on pourrait être tenté d’y voir. Ils en font un événement naturel comme on en rencontre dans les natures mortes, à la fois si matérialistes et si spirituelles, que peignait Marsden Hartley dans les années 1920-1930. Ainsi, le fond or de Paris Abysses n°007 unifie les quatre groupes de figures qui s’y trouvent placées. Depuis longtemps, Georges Tony Stoll fait usage de l’or, inscrivant son esthétique à la fois dans la postérité des icônes ou des polyptyques médiévaux et dans le champ du camp, de cette effraction soudaine et presque vulgaire du clinquant dans un environnement visuel trop policé, parce que témoignant d’une volonté d’organiser et de réduire les dissidences (c’est l’or de Piero della Francesca, au XVe siècle, en même temps que celui du glitter des manifestants du Front homosexuel d’action révolutionnaire du début des années 1970). Il a surtout commencé à inscrire des figures sur un fond or depuis le petit tableau programmatique intitulé Impossible-2007. Peu après la création de ce dernier, en 2008, il expliquait : « L’or, ce n’est pas l’espace, l’air ou quoi que ce soit, c’est une abstraction, et bien sûr c’est lié [dans la peinture médiévale ou renaissante] aux demandes des commanditaires qui veulent faire riche, mais on voit bien que cela se situe immédiatement dans ce territoire qui est celui de l’abstraction2 . » Le monde est ici présent dans sa complexité, renvoyant à des expériences que nous pouvons avoir vécues ailleurs, à des états d’esprit que nous avons pu un jour ou l’autre expérimenter.
2. Georges Tony Stoll, conférence à la galerie Saint-Séverin, à Paris, le 3 avril 2008.
Georges Tony Stoll
LD_0409_V2_XR_SH.indd 286
10/09/2018 13:01
pre-existing spectacle, a situation already there, and, above all, that they present this situation like an apparition which suddenly appeared. They hence make sense without us needing to decode the components because the latter are inextricably linked, all at once, in the mind of their creator (they have the characteristics of the images that each of us manufacture in our dreams), by the hand of he who has painted them (they could only ever have a pictorial existence) and for the gaze of those who look at and are touched by them (without always knowing why). Their existence goes way back, as though they had come to touch a kind of common background that Stoll has drawn from for a long time, but this existence also seems to obey a need that justifies their concrete presence. In this way, the vertical forms that, in Paris Abysse-02, create a kind of barrier or high wall (depending on the scale from which we look at them) recall, by their strongly-asserted physical presence, the sculptures with an air of architectural models developed by the artist in the first half of the 2010s and their staging in the drawings of the Sculpture raide series, and which themselves distantly related back to the works on paper from the middle of the 1980s, via oblong plastic cut-outs, hung from nails or from bodies (hesitating between architectures, clothes and skins), that we can see in several photographs from 1995–1996. But the two plumes that surmount the vertical forms and the large black shape that hovers behind them like a ghost or a vegetal presence, as flat as they are volumetric, and the kind of double horn or concave peel that they dominate (and which is explicitly endowed with its shadow), form an encounter against a bright green background that renders the landscape we might be tempted to see in it abstract. They turn it into a natural event similar
to that which we see in the still lifes, so materialistic and so spiritual, painted by Marsden Hartley in the 1920s and 1930s. It is in this way that the golden background of Paris Abysse-07 unifies the four groups of figures that find themselves placed in it. For a long time, Stoll has made use of gold, setting his aesthetic both within the posterity of medieval icons and polyptychs and the realm of “camp”, of this sudden and almost vulgar forced entry of flashiness in a visual environment that is too civilised because it evinces a determination to arrange and reduce dissidences (it is the gold of Piero della Francesca from the fifteenth century together with that of the glitter of FHAR [front homosexuel d’action révolutionnaire] demonstrators in the 1970s). He especially started inserting figures on a gold ground after the small programmatic painting titled Impossible-2007. Shortly after the creation of the latter, in 2008, he explained: “Gold is not space, air or anything whatsoever; it is an abstraction, and of course it is linked [in medieval and Renaissance painting] to the demands of patrons who wanted to appear rich, but we can also easily see that it immediately lies in the domain of abstraction.”2
287
The world is present here in its complexity, recalling the experiences we could have lived through elsewhere, the states of mind that we may have been able to experience one day or another. A painting by Georges Tony Stoll gives no solution that would allow us to interpret it once and for all, to decipher it, but presents itself as a unity giving rise to a contradictory feeling of closeness and distance, nourished by the same paradoxical nature of what is being played out between the groups of figures we observe in it. It affirms that
2. Georges Tony Stoll, lecture given at the Galerie Saint-Séverin, Paris, on 3 April 2008.
Georges Tony Stoll
LD_0409_V2_XR_SH.indd 287
10/09/2018 13:01
Un tableau de Georges Tony Stoll ne donne aucune solution qui permettrait de le lire une fois pour toutes, de le décrypter, mais il se présente comme une unité suscitant un sentiment contradictoire de proximité et de distance, nourri par la même nature paradoxale de ce qui se joue entre les groupes de figures que l’on y observe. L’artiste affirme
que la peinture est le lieu de la proximité, qu’il n’y a pas de différence entre ce qui est ici et ce qui est là, pas de différence entre ce qu’est le peintre et ce qu’il montre, pas de différence entre l’œuvre d’art et le monde dans lequel nous vivons – et pourtant, en même temps, se glisse une distance infinie.
Historien de l’art et commissaire d’exposition, Éric de Chassey dirige l’Institut national d’histoire de l’art (INHA) à Paris depuis 2016. Il a été aux commandes de la Villa Médicis, à Rome, de 2009 à 2015.
288
Georges Tony Stoll
LD_0409_V2_XR_SH.indd 288
10/09/2018 13:01
painting is a place of proximity, that there is no difference between what is here and what is there, no difference between the painter and what he
shows, no difference between the work of art and the world in which we live – and yet, at the same time, an infinite distance.
An art historian and curator, Éric de Chassey has been director of the Institut National d’Histoire de l’Art (INHA) in Paris since 2016. He was director of the Villa Medicis French Academy in Rome from 2009 to 2015.
289
Georges Tony Stoll
LD_0409_V2_XR_SH.indd 289
10/09/2018 13:01
Georges Tony Stoll
Paris Abysses-02, 2017, peinture acrylique sur toile, 160 x 140 cm. Paris Abysses-02, 2017, acrylic paint on canvas, 63 x 55.1 in.
Double page suivante, à gauche. Overleaf, left.
Paris Abysses-07, 2017, peinture acrylique sur toile, 160 x 180 cm. Paris Abysses-07 2017, acrylic paint on canvas, 63 x 70.9 in.
Double page suivante, à droite. Overleaf, right.
Absurde n°7357, 2016, peinture acrylique sur toile, 160 x 130 cm. Absurde n°7357, 2016, acrylic paint on canvas, 63 x 51.2 in.
290
LD_0409_V2_XR_SH.indd 290
10/09/2018 13:01
291
LD_0409_V2_XR_SH.indd 291
10/09/2018 13:01
292
LD_0409_V2_XR_SH.indd 292
10/09/2018 13:01
293
LD_0409_V2_XR_SH.indd 293
10/09/2018 13:01
Georges Tony Stoll
Paris Abysse-174, 2018, peinture acrylique sur toile, 183 x 163 cm. Paris Abysse-174, 2018, acrylic paint on canvas, 72,1 x 64,2 in.
294
LD_0409_V2_XR_SH.indd 294
10/09/2018 13:01
295
LD_0409_V2_XR_SH.indd 295
10/09/2018 13:01
LD_0409_V2_XR_SH.indd 296
10/09/2018 13:02
Claire Tabouret 297
Peintre du temps A painter of time
Née en 1981 à Pertuis, vit et travaille à Los Angeles. Born in 1981 in Pertuis, lives and works in Los Angeles.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 297
10/09/2018 13:02
Claire Tabouret. Par Caroline Bourgeois
298
Peintre figurative, Claire Tabouret a connu sa première exposition en galerie en 2010 : elle est encore jeune dans son travail. La peinture prend toujours du temps, sauf cas exceptionnel du côté du geste abstrait ou du geste expressionniste. Il faut souligner cet aspect, car nous vivons à une époque où tout doit aller vite et, en peinture, il semble, au contraire, qu’il faille prendre son temps. Claire Tabouret a elle-même commencé et continué dans l’urgence, pour aujourd’hui prendre son temps. En 2013, j’ai eu la chance de la rencontrer chez Isabelle Gounod, à Paris, lors de son exposition intitulée « Prosôpon » (visage, masque, en grec ; le mot prenant le sens de « personne » au IIe siècle). C’est à cette même date que des œuvres de l’artiste rejoignent la collection de Laurent Dumas, qui a depuis continué à la suivre. Alors que je visitais cette exposition, il m’a paru évident que j’étais devant quelqu’un dont je voyais le talent, qui avait déjà son « trait ». Elle m’a saisie dans son intégrité par rapport à son chemin, sa façon de pouvoir parler de ses références, la nécessité de son travail, une sorte de confiance dans son talent et tout en sachant que le talent n’est rien sans le labeur. D’entrée de jeu, elle se pose la question de ses prédécesseurs, parlant de la peinture et citant entre autres Théodore Géricault, maître en la matière reconnaissant dans le même temps sa proximité avec l’artiste sud-africaine Marlène Dumas, de par l’urgence qui l’habite et l’importance du trait et de la facture. Claire Tabouret sortait d’une série qui évoquait d’une certaine façon la question des migrants, avec ses tableaux
de bateaux sur l’eau sombre. Le sujet était bien entendu important et elle partait des images qu’elle avait pu trouver dans la presse ou sur Internet mais, malgré la lourdeur humaine du sujet, elle évoquait ces corps et ces situations avec délicatesse, autant dans les couleurs que dans sa touche légère. Rien de trop démonstratif ni de trop plaintif dans l’abord du sujet, une légèreté de peinture dans sa facture. Elle prenait un sujet politique pour le traiter de façon profondément picturale. « Prosôpon » se concentrait sur le regard, en particulier celui d’enfants qui vous dérange profondément. Le sujet était plus atemporel. Nous avons tous été des enfants, aussi l’exposition ne pouvaitelle laisser indifférent. La lumière, sujet s’il en est de la peinture, était beaucoup plus présente que dans ses travaux précédents, en particulier avec ce drôle de vert dont elle fait usage. Les douze premières œuvres de la collection datent toutes de cette année 2013. Deux tableaux représentant des enfants en groupe de la même série que ceux exposés pour « Prosopôn » : La Classe et L’Affront. Quatre autoportraits peints lors d’un séjour en Extrême-Orient, qu’elle n’a à ma connaissance jamais montrés ; c’est la seule fois où elle a réalisé des autoportraits, curieuse des changements que cette expérience radicale de résidence en Chine pourrait éventuellement amener sur le visage… Trois portraits d’enfants ont suivi un peu plus tard dans l’année, où elle intègre des matières telles que la dentelle ou le tissu. Enfin, trois céramiques représentent aussi des enfants, dont on ne sait s’ils sont déjà adolescents, s’ils viennent du passé ou sont nos contemporains. C’est à ma connaissance aussi la seule période où elle utilise la céramique. On voit ainsi en une seule année toutes les recherches qu’elle mène dans sa pratique, ce qui est toujours assez rare. Claire Tabouret cherche et teste dans les matières. Le sujet est aussi important dans son travail et les œuvres vous obligent à les
Claire Tabouret
LD_0409_V2_XR_SH.indd 298
10/09/2018 13:02
Claire Tabouret. By Caroline Bourgeois Claire Tabouret is a figurative painter born in 1981 who had her first gallery exhibition in 2010. She is thus still young in her work, when painting always takes time, except in rare cases of abstraction or expressionism. I stress this point because we live at a time when everything has to go fast, whereas in painting it is necessary to take time. Claire Tabouret started out with a sense of urgency, but now she takes her time. I was lucky enough to meet her in 2013 when she was having an exhibition at the Galerie Isabelle Gounod titled Prosôpon (from the Greek word “face”, which came to mean “person” in the second century CE). Her work was also included at that time in Laurent Dumas’s collection, and they have been following her ever since. When I saw this exhibition, it seemed obvious to me that here was somebody whose talent I could clearly see and who already had her own touch. I was impressed by the integrity with which she kept to her own path, the way she quoted her references, the sense of necessity in her work, her apparent confidence in her own talent and her awareness that talent is nothing without work. Right from the start, she evoked her predecessors and their view of painting as an art form, quoting notably Géricault, a master if ever there was one, and acknowledging her closeness with Marlène Dumas, with whom she shares a feeling of emergency and a similar preoccupation with line and execution. Claire Tabouret was coming out of a series seemingly based on the issue of migrants, with paintings representing boats on dark water. The theme is of course important, and she started her work with images found in the media
or online. But in spite of the human weight of this topic, she evokes these situations and the people’s bodies with utmost tact, both in the colours and her deftness of touch. There is nothing overly demonstrative or plaintive in the way she addresses the subject, but rather a lightness in her execution of the painting. Here, Tabouret was addressing a political issue in a deeply pictorial way. Today’s selection of works is focused on the gaze, and particularly that of children, and it is deeply disturbing. The subject matter is timeless. We have all been children and therefore the exhibition speaks to everyone. Light – a key subject, if not the subject itself, of painting – is much more present here than in previous works, particularly in her repeated use of an odd shade of green.
299
The first twelve pieces of the collection are all dated from 2013, with two paintings representing groups of children from the same series as those exhibited in the Prosôpon show: La Classe (The Classroom) and L’Affront (The Affront), four selfportraits created when she was staying in China and which, to my knowledge, have never been exhibited. It is also the only time when she did self-portraits: she was curious about the changes that this radical experience of a residency in China would bring to her face... Three portraits of children were produced a little later the same year, in which she included materials such as lace and cloth. Three ceramic works also represent children, who could be teenagers and might either come from the past or be her contemporaries. To my knowledge, this is the only time she has used ceramics. It is thus possible to see, over the course of one year, all the research she carries out for her work, something that is quite rare. She investigates and experiments with materials. The subject is also an important feature of her work, with paintings that compel you to look at them but can also give you the impression of being looked at.
Claire Tabouret
LD_0409_V2_XR_SH.indd 299
10/09/2018 13:02
300
regarder mais peuvent, dans le même temps, vous donner l’impression d’être vu par elles. Elle provoque ce sentiment de légère intranquillité1, auquel on peut être confronté dans la vie, mais si rare à éprouver à travers une œuvre. Les enfants représentés sont tous sauf « Présumés innocents » (titre de la brillante exposition réalisée par Marie-Laure Bernadac et Stéphanie Moisdon au CAPC de Bordeaux, en 2000, sur l’enfance et sa représentation, montrant la violence de celle-ci du côté des adultes envers l’enfant, mais aussi chez l’enfant). Il y a une force dans cette représentation, car on ressent la dimension androgyne, l’aspect polymorphe de la sexualité devant chacun des portraits, et peut-être encore plus dans les grands tableaux de groupe. Autour de ses « insoumis », Claire Tabouret mélange également les références historiques dans les vêtements des enfants et dans leur pose. On part dans la campagne, mais également au cirque. Les jeunes sont notre futur, mais on sent une grande tension qui laisse à penser et ressentir que la guerre est au rendez-vous. Cela est encore plus significatif si l’on regarde le titre des œuvres : Les Insoumis, Les Veilleurs, La Grande Camisole… La dimension politique est moins directe, mais le sens est des plus complexes2 . Si l’on suit les œuvres de la collection, celle-ci s’enrichit de six tableaux en 2014, année de l’exposition « Les débutantes » chez Bugada & Cargnel, à Paris. Deux toiles y ont été acquises. Trois tableaux, intitulés Les Personnages (1, 5 et 11), qui sont dans la même veine que les œuvres évoquées plus haut sur l’enfance, et, enfin, une œuvre utilisant l’acrylique et du tissu, intitulée Les Camisoles, terminent cette sélection. « Les débutantes » est une exposition très radicale, déclinée sur un même
1. D’après Le Livre de l’Intranquillité de Fernando Pessoa : « La solitude me désespère ; la compagnie des autres me pèse. » 2. D’après Le Livre de l’Intranquillité de Fernando
Pessoa : « La liberté, c’est la possibilité de s’isoler. Tu es libre si tu peux t’éloigner des hommes sans que t’obligent à les rechercher le besoin d’argent, ou l’instinct grégaire, l’amour, la gloire ou la curiosité, toutes choses
thème et un même format, évidente référence au bal des débutantes – un sujet surprenant. Jusqu’à présent, Claire Tabouret ne représentait pas des attitudes liées à une classe protégée. Mais c’était une remarque en surface, les filles représentées viennent de toutes parts, et elles s’affichent également en guerre. Elles vous défient, elles sont dans un instant qui précède l’action. D’un point de vue pictural, la palette se densifie et toutes les couleurs apparaissent. On voit tout de suite le risque pris par l’artiste lorsqu’elle utilise ces couleurs et son fameux vert, et s’appuie sur une façon de peindre plutôt que sur le succès qu’elle a connu relativement vite. Il y a moins de clair-obscur, mais un éclatement de la couleur, plus de frontalité, et les formats sont plus imposants. Dans le traitement du sujet, les figures apparaissent au milieu des robes et ces dernières se mélangent. Elles sont toutes habillées de la même façon, toutes sont en devenir et posent l’éternelle question de la personnalité dans la foule. Pour prendre tant de risques, Claire Tabouret travaille toujours dans l’urgence, terminant sa dernière toile juste à temps pour la présenter, comme si elle avait besoin de cela pour prendre des risques sans avoir le temps d’en douter. « Être sur le fil, c’est une expérience terrifiante et excitante. Je risque de tomber dans la facilité ou de peindre des messages plus que des tableaux. Je travaille sans parachute, mais je cherche une limite pour perdre le contrôle, que le geste libère3. » L’artiste pose la question du destin individuel dans une communauté, ce qui demande inévitablement une prise de position. Elle risque la couleur, risque les personnages, risque la position du regardeur, interroge le visiteur… Ce sont les visages et les yeux qui vous regardent et qui s’interrogent,
qui ne peuvent trouver d’aliment dans la solitude ou le silence. S’il t’est impossible de vivre seul, c’est que tu es né esclave. Tu peux bien posséder toutes les grandeurs de l’âme ou de l’esprit : tu es un esclave
noble, ou un valet intelligent, mais tu n’es pas libre. » 3. Judicaël Lavrador, “Claire Tabouret, une jeune artiste qui nous regarde”, Beaux Arts Magazine, janvier 2015, p. 99.
Claire Tabouret
LD_0409_V2_XR_SH.indd 300
10/09/2018 13:02
She creates a feeling of slight disquiet – in saying so, I’m referring to Fernando Pessoa’s The Book of Disquiet1 (“solitude devastates me; company oppresses me”) – which one can feel in life situations but seldom through a work of art. The children depicted here are all “Presumed Innocent”, as per the title of a brilliant exhibition curated in 2000 at the CAPC Contemporary Art Museum in Bordeaux by Marie-Laure Bernadac and Stéphanie Moisdon about childhood and its representation, which showed the violence exerted by adults on children, but also violence between children. The strength of this representation lies in the fact that we feel the androgynous and polymorphic aspects of sexuality in each portrait, and even more so in the large group paintings. Around her Insoumis series (meaning “those who refuse submission”), Tabouret also mixes historical references in the children’s clothes and their postures. We are led to the countryside and to the circus. These young people are our future but we feel a great deal of tension, which leads us to believe and feel that war is near. This comes across clearly through the titles, such as Les Insoumis (The Rebellious), Les Veilleurs (The Watchmen) and La Grande Camisole (The Large Camisole). The political dimension is not so direct, but the meaning is much more complex.2 Following the works of the collection, six more paintings were added in 2014, the year of Tabouret’s exhibition Les Débutantes (The Debutantes) at the Galerie Bugada & Cargnel in Paris, from which two paintings were acquired. Three paintings titled Les Personnages (The Characters, numbers 1, 5 and 11), which are in the same vein as the works mentioned above about childhood,
1. Fernando Pessoa, The Book of Disquiet, ed. and trans. Richard Zenith, London: Penguin Press, 2001.
2. Op. cit. p. 283 : «Freedom is the possibility of isolation. You are free if you can withdraw from people, not having to seek them out for the sake of money, company, love, glory or curiosity, none of which can thrive in
and a piece in acrylic and cloth titled Les Camisoles complete this selection. In this show, Claire Tabouret produced a very radical exhibition on the same theme and using the same format, with a number of variations. Les Débutantes is, of course, a reference to a debutantes’ ball, a topic that, incidentally, surprised me. Up until then, she had not represented attitudes linked to a sheltered social class. But this is a superficial comment; the girls represented come from all walks of life and are shown at war. They are defiant and are portrayed in the instant that precedes action. From a pictorial point of view, the palette becomes denser and all colours make an appearance. One can immediately see how the artist takes a risk by using these colours and her famous green, and the way in which she relies on the way she paints rather than on her early success. There is less chiaroscuro because of the explosion of colour, more frontal views, more imposing formats. She addresses the subject by showing figures that appear in the middle of the dresses, which overlap. All the girls are dressed alike; they all are in the making and all ask the timeless question of how one can show one’s personality when in a crowd. A risk-taker, Claire Tabouret always works with a sense of emergency, finishing her painting just in time for the exhibition as if she needed this to take risks and take the time to doubt.
301
“Being on edge is a terrifying and exciting experience. The danger is to fall into the trap of easy solutions or to paint messages rather than paintings. I work without a parachute but I look for a limit where to lose control, where gesture frees you”, she said in Beaux Arts Magazine in January 2015.3 She ponders the question of individual destiny within
silence and solitude. If you can’t live alone, you were born a slave. You may have all the splendours of the mind and the soul, in which case you’re a noble slave, or an intelligent servant, but you’re not free.»
3. Judicaël Lavrador, “Claire Tabouret, une jeune artiste qui nous regarde”, Beaux Arts Magazine, January 2015, p. 99 (translated by the author).
Claire Tabouret
LD_0409_V2_XR_SH.indd 301
10/09/2018 13:02
mais vous interrogent également. Plutôt que de rester en France et de s’appuyer sur un début de succès public, elle décide en 2015 de partir s’installer à Los Angeles afin de se remettre en question et de se confronter à d’autres. Cette décision était extrêmement courageuse, et également saine pour l’évolution de son travail comme de sa carrière.
302
Toujours en suivant la collection, six nouvelles pièces la rejoignent : trois monotypes (In the Undergrowth, Battleground, Battlefield), deux tableaux de la série Make Up et, enfin, The Long Walk présentant un drôle de personnage. Toutes ces œuvres ont été réalisées en 2016. Comme Claire Tabouret l’a toujours fait, il y a des portraits, en général de plus petit format, qui sont réalisés dans le même temps que les plus grands formats, et la série Make Up est une nouvelle approche. Contrairement aux précédents portraits d’enfants, il s’agit là de femmes adultes, de toutes origines. La représentation est faite de maquillage qui déborde et s’étale sur le visage. Le maquillage parle bien sûr de peinture, de couleur, et évoque avec une heureuse ambiguïté la palette, mais aussi le regard de l’autre, la séduction, le rôle de la femme et la sexualité. L’artiste s’intéresse toujours à des questions pour lesquelles elle n’a pas de réponse et qu’elle laisse ouvertes. Les regards de la série Make Up sont aussi frontaux que ceux des enfants ou des jeunes femmes des séries précédentes, mais en regardant les œuvres, on ressent comme une sorte de désespoir : le maquillage est toujours raté, comme une distance critique sur l’effet « beauté ». The Long Walk était présenté dans
l’exposition « Battleground » (champ de bataille) chez Bugada & Cargnel, en 2016. Le portrait d’une grande dame de l’histoire de l’art, l’artiste américaine Agnès Martin (1912-2004), installé à l’ouverture de l’exposition, donnait une clé sur l’évolution du travail de Claire Tabouret. Elle y est représentée de dos, mais on sent son corps et son poids. Les couleurs choisies sont le jaune et le vert. Tout sauf de la séduction et un portrait sans regard. Le tableau donne à regarder la présence des femmes, mais de celles qui inventent leurs règles, qui sont guerrières même si ce n’est pas dans la bataille physique. Dans le cas de The Long Walk, cette femme n’est pas sans évoquer la figure de Lilith… La facture et la palette ont aussi évolué et la place de la nature, du paysage est également plus importante. Le travail pictural fait ressentir le temps, le mouvement ou la stagnation ; nous éprouvons quelque chose de plus profond et difficile à transmettre en mots. Le rapport figure et abstraction comme sujet de peinture fait son chemin, qui se poursuivra d’ailleurs dans l’exposition suivante, chez Night Gallery, à Los Angeles, en 2017. Les monotypes, nouvelle pratique dans le travail de l’artiste, font leur apparition, prenant la place peut-être du travail de dessin, et l’on voit se découvrir ces guerriers, ces guerrières, dans leur pose, dans leur geste. Claire Tabouret reflète dans son travail intime et solitaire une tendance qui se fait jour avec de plus en plus de force tout autour de nous : le temps des guerrières est arrivé. Pour ma part, lorsque je contemple ses tableaux, j’ai envie de m’exclamer : vive les guerrières !
Caroline Bourgeois est commissaire de la collection de François Pinault. De 2004 à 2008, elle a été directrice du Plateau, lieu d’exposition, à Paris, du Fonds régional d’art contemporain d’Ile-de-France.
Claire Tabouret
LD_0409_V2_XR_SH.indd 302
10/09/2018 13:02
a community, which requires taking a stand. She is audacious in her use of colour, her characters, and the position of the onlooker, as she questions the visitor. These faces, these eyes, are looking at you. They wander inside and question you outside. Rather than staying in France and building on her budding public success, she decided to move to Los Angeles in 2015 in order to question herself and confront herself with others. I thought this was a very brave decision and a healthy one, too, with regard to the development of her work and career. Following the chronology of the collection, three new works were added: three monotypes (In the Undergrowth, Battleground, Battlefield), two paintings from the Make Up series and, lastly, The Long Walk, which depicts a curious character. All these pieces date from 2016. As she always does, there are portraits, often in a smaller format, which are produced at the same time as the largerformat works. The Make Up series demonstrates a new approach. Contrary to previous portraits, it shows adult women of all origins, whose make-up overflows and smears their faces. Obviously, the make-up evokes painting, colour and, with astute ambiguity, the palette, but also the gaze of other people, seduction, the role of women and sexuality. Claire Tabouret is always interested in questions to which she doesn’t have an answer, and which she keeps open. The gazes of the Make Up series are frontal, just like those of the children and young women of previous series, but when looking at these paintings, a feeling of despair emerges: the make-up is always messed up, signalling a critical
distancing from the “beauty” effect. The Long Walk painting was shown in the Battleground exhibition at the Galerie Bugada & Cargnel in 2016. The portrait of a towering figure of art history, the American artist Agnes Martin (1912–2004), displayed at the beginning of the exhibition gave a clue regarding the evolution of Claire Tabouret’s work. The artist is represented from behind, but one can feel her body and her weight. The colours selected are yellow and green. It has nothing to do with seduction, it is a portrait without eyes. The painting shows the presence of women, but women who invent their own rules, who are warriors even though they are not participating in any physical battle. The woman of The Long Walk reminds us of the figure of Lilith.
303
The execution and palette have also evolved, and nature and landscape become more important. The pictorial work brings about a feeling of time, movement or stagnation: we feel something deeper and more difficult to express in words. The relationship between figure and abstraction, as subject matter, is progressing and have continued in the following exhibition, held at the Night Gallery in Los Angeles in 2017. Monotypes, a new practice for Tabouret, appear and may possibly replace her work with drawings. We see these male and female warriors unveiled in their pose and gesture.In her intimate and solitary work, Tabouret echoes a trend that is becoming increasingly powerful around us: now is the time of female warriors. For my part, when contemplating these paintings, I feel like proclaiming: “Long live female warriors!”
Caroline Bourgeois is curator at the Pinault Collection. She was previously director of the Plateau Art Centre, regional contemporary art collection (Frac) in Paris from 2004 to 2008.
Claire Tabouret
LD_0409_V2_XR_SH.indd 303
10/09/2018 13:02
Claire Tabouret
Le Lapin blanc, 2013, céramique émaillée, 54 x 35 x 22 cm. Le Lapin blanc, 2013, glazed ceramic, 21.3 x 13.8 x 8.7 in.
Double page suivante. Overleaf.
Les Débutantes (rouge feu), 2014, acrylique sur toile, 230 x 330 cm. Les Débutantes (rouge feu), 2014, acrylic on canvas, 90.6 x 129.9 in.
304
LD_0409_V2_XR_SH.indd 304
10/09/2018 13:02
305
LD_0409_V2_XR_SH.indd 305
10/09/2018 13:02
306
LD_0409_V2_XR_SH.indd 306
10/09/2018 13:02
307
LD_0409_V2_XR_SH.indd 307
10/09/2018 13:02
Claire Tabouret
Les Camisoles, 2014, acrylique et tissu sur papier, 167 × 98 cm. Les Camisoles, 2014, acrylic and fabric on paper, 65.8 × 38.6 in.
Double page suivante. Overleaf.
La Classe, 2013, acrylique sur toile, 260 x 390 cm. La Classe, 2013, acrylic on canvas, 102.4 x 153.6 in.
308
LD_0409_V2_XR_SH.indd 308
10/09/2018 13:02
309
LD_0409_V2_XR_SH.indd 309
10/09/2018 13:02
310
LD_0409_V2_XR_SH.indd 310
10/09/2018 13:02
311
LD_0409_V2_XR_SH.indd 311
10/09/2018 13:02
Claire Tabouret
Make Up (Red Mouth), 2016, acrylique sur bois, 51 x 40,5 cm. Make Up (Red Mouth), 2016, acrylic on wood, 20.1 x 16 in.
312
LD_0409_V2_XR_SH.indd 312
10/09/2018 13:02
313
LD_0409_V2_XR_SH.indd 313
10/09/2018 13:02
LD_0409_V2_XR_SH.indd 314
10/09/2018 13:03
Agnès Thurnauer 315
Le langage de la peinture The language of painting
Née en 1962 à Paris, où elle vit et travaille. Born in 1962 in Paris, where she lives and works.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 315
10/09/2018 13:03
Agnès Thurnauer. Par Rod Mengham
316
Dans la pratique picturale d’Agnès Thurnauer est souvent intégré le langage écrit, et même lorsqu’il ne l’est pas, le caractère allusif du sujet et du style, ainsi que la mise en avant de conventions génériques, montrent clairement que l’œuvre s’inscrit dans l’histoire du langage artistique et s’intéresse aux méthodes de lecture du tableau. L’artiste est fascinée par les manières dont l’art lit la réalité sociale et culturelle de son époque, et sa démarche est de rendre le spectateur conscient du mélange complexe de libertés et de contraintes que les langages artistiques autorisent. Dans les toiles Être un artiste (2006) et Poésie (2006) de sa série intitulée Biotope, Agnès Thurnauer place une femme dans une position acrobatique sur un fond ininterrompu de texte. La mise en page évoque la presse écrite, projetant l’image et l’idée de la femme dans un ensemble de relations à l’origine des postulats actuels sur le rôle des genres et l’expression de soi. Mais, alors que la fascination du journalisme pour le scoop et la révélation sous-tend le reportage et le commentaire, les toiles d’Agnès Thurnauer s’ouvrent aux ressources de l’art et de la poésie. Dans Être un artiste, le texte le plus visible est dominé par l’expression « être un artiste » – le titre de l’œuvre –, de même que dans Poésie, le mot « poésie », à droite, fait pendant à l’amorce « c’est s’ouvrir au », à gauche. Les deux œuvres invitent le spectateur à « ouvrir » sa conception de la femme par un travail de l’imagination en largeur et en profondeur. L’élasticité physique de la figure féminine, dans les deux cas, devient une métaphore de la plasticité, de la mobilité, de l’extension
du possible jusqu’à dépasser les limitesde la normalité. On peut voir dans l’imprimé léopard du justaucorps le reflet des stéréotypes masculins sur la femme féline et instinctive, aussitôt contredits par une forme de transcendance des catégories intellectuelle et créative. Agnès Thurnauer donne à penser qu’elle fusionne langage et art pour suggérer combien nos grilles conceptuelles sont inexactes et peu fiables, tout en rendant lisibles un ensemble de situations en constante transformation, modifiant la relation entre stéréotype et potentiel tout en défiant notre impression de contrôle sur les modes d’expression de l’art. La relation entre le langage, en permanente évolution, et ses règles, qui changent aussi mais à un rythme bien moins rapide, est mise en parallèle avec la relation entre l’acte de peindre, tel que le comprend l’artiste, et son encadrement institutionnel et discursif. Dans sa série des tableaux-cartels (20072008), Agnès Thurnauer intègre une version partielle de L’Origine du monde de Gustave Courbet. Elle fait de cette image la base de ses œuvres, comme Autoportrait qui impose son titre au milieu de la surface peinte. Le sujet de Courbet, focalisé sur le sexe féminin, exclut le visage de la femme qui lui servit de modèle en 1866. Alors que cette dépersonnalisation du corps féminin fut taxée de voyeuriste, Agnès Thurnauer dépossède le peintre de son image et s’en empare de manière à exercer un contrôle spécifiquement féminin sur son utilisation. Le genre de l’« autoportrait » est détourné de la représentation d’un être spécifique pour étudier les aspects les plus génériques de l’existence individuelle – aspects qui sont vus comme centraux plutôt que périphériques, avec, au lieu du nom de l’artiste, les mots « the artist » au centre de l’œuvre. La sexualité féminine est ici identifiée à la pratique artistique des femmes : devenues interdépendantes, elles sont à l’origine d’une nouvelle lecture du monde, où les femmes jouent un rôle central et actif dans le
Agnès Thurnauer
LD_0409_V2_XR_SH.indd 316
10/09/2018 13:03
Agnès Thurnauer. By Rod Mengham In Thurnauer’s practice as a painter, written language is often incorporated into the picture plane, but even when it is not, the frequent allusiveness of subject matter and style and the foregrounding of generic conventions make it clear that the work is situated within the language of art history and that it engages with the methods of reading a painting that this entails. Thurnauer is fascinated by the ways art reads the social and cultural reality in which it is produced, and her constant insistence is on making the viewer aware of the complicated mixture of liberties and restrictions that the available languages of art allow us to use. In the two canvases Biotope (être un artiste), 2008, and Territoire #1, 2010, the painter sets the image of a woman caught in the middle of a gymnastic manoeuvre against an unbroken background of text forming a kind of wrap-around environment. The mise en page of this textual material gives it a journalistic provenance, projecting the image and idea of woman into a series of connections that produce and relay current and fashionable assumptions about gender roles and selfexpression. But if journalism’s fascination with novelty and exposure is channelled through reportage and commentary, Thurnauer’s painting opens itself up to the resources of art and poetry. The language visible in Biotope is dominated by the phrase “être un artiste”, and indeed this provides a subtitle for the work, while Territoire #1 is dominated by the word “poésie”, prefaced (reading from left to right) by the phrase “et s’ouvrir au”. Both works invite the viewer to an “opening up” of their conception of woman, through an
expansion and extension of the work of the imagination. The physical versatility of the female figures in both paintings provides a correlative image for the necessity of shape-shifting, mobility, the stretching of potential, and the attainment of a condition that exceeds normal limits. The animal print leotards of both figures may seem to reflect male stereotypes of woman as feline and instinctual but they also contradict them through association with an intellectual and creative transcendence of categories. Thurnauer can be seen merging language and art to propose the inaccuracy, the unreliability of our existing conceptual grids, while making readable a set of conditions that are always changing shape, always changing the relationship between stereotype and potential, and, above all, always challenging our sense of being in control of the media of art, always testing our ability to grasp and manipulate its elements. The relationship between language, in its condition of constant organic change, and its rules, which also change but at a much slower rate, provides a dynamic parallel to Thurnauer’s understanding of how the activity of painting relates to the institutional and discursive contexts that frame it.
317
In 4 Cartel No.1, No.2, No.3, No.4, 2006, Thurnauer includes a partial version of Courbet’s painting L’Origine du monde. She has made this image the basis of several of her own works, including this example which bears the title Autoportrait in the centre of the painted surface. Courbet’s imagery is centred on the female genitalia and excludes the face of the individual woman who served as a model for his 1866 work. This depersonalising of the female body has led to charges of voyeurism, yet Thurnauer has expropriated Courbet’s decision in order to take possession of the imagery and exert a specifically female control over the way it is seen and used. The genre of “self-portrait” is diverted from the portrayal of a specific individual to consider the most generic aspects of
Agnès Thurnauer
LD_0409_V2_XR_SH.indd 317
10/09/2018 13:03
318
déploiement de ses représentations. La toile intitulée elle-même Origine du monde (2005) reproduit à grande échelle (trois mètres de hauteur sur deux mètres quarante de largeur) un fragment du tableau de Courbet grossi de telle sorte que l’image originale soit totalement méconnaissable afin de révéler la complexité de la représentation à l’échelle microscopique. Ou plutôt, ce tableau dévoile intentionnellement une complexité livrée involontairement par Courbet : il trouve sa place dans l’histoire de l’art en réorientant notre compréhension des images de la modernité, produites dans une large mesure par des artistes masculins. Courbet ne sous-estime pas le rôle des femmes dans son œuvre, et attire même l’attention sur lui, mais il méconnaît le champ des recherches qu’offre une pratique artistique exercée par les femmes elles-mêmes. The Passenger #3 (2010) fait partie d’une série de tableaux qui reprend des images iconiques de femmes dans le cadre limité d’un rétroviseur. Alors qu’Agnès Thurnauer oriente son travail vers l’avenir – vers le voyage à venir plus précisément –, elle s’arrête sur des portraits de femmes qui appartiennent au passé. Le plus récent, sur le plan historique, est emprunté à Andy Warhol, dont les sérigraphies à l’effigie de Marilyn Monroe soulignent l’apparente bidimensionnalité de la célébrité figée dans son rôle. Pour le théoricien et critique littéraire américain Fredric Jameson, cette représentation illustre l’avènement de la subjectivité postmoderne dans toute sa superficialité, sans émotion, en contraste avec la profondeur névrotique de la subjectivité moderne illustrée par la figure du Cri d’Edvard Munch. Mais Agnès Thurnauer complique cette distinction en restituant l’image de Warhol comme un reflet de Monroe imaginée en passagère du véhicule de l’art des femmes. Le spectateur observe, avec les yeux de l’artiste, le reflet d’une femme qui renvoie un double regard d’une immuable impassibilité. Au lieu d’une figure
reproduite si souvent que nous ne nous arrêtons plus pour la contempler, nous sommes confrontés à l’étrange sensation que le sujet de la représentation nous examine et met en cause nos postulats. Il y a beaucoup de femmes de ce type dans l’œuvre d’Agnès Thurnauer. La plupart nous fixent du regard et peuvent rappeler Édouard Manet, le peintre qui s’est si souvent appuyé sur la confrontation directe entre le spectateur et l’œuvre. Si l’artiste plasticienne parle de la nécessité de « prendre la toile par surprise » quand elle s’attaque à la composition, c’est le spectateur qui est pris au dépourvu par le regard inébranlable qui s’en dégage à terme. Le sentiment d’infériorité qu’il ressent entrave alors sa capacité (sa disposition) à saisir ces figures féminines à la manière d’un client ou d’un consommateur. Le tableau, dans ce jeu de regards, donne à voir ses propres motivations, la figure du tableau, impassible, ne donnant aucune réponse. L’intensité avec laquelle Agnès Thurnauer insiste sur le regard réciproque, et la passion qui soutient cette intensité, sont le fruit d’une conscience critique profonde de la politique sociale associée à son propre vécu. Ayant grandi avec un frère autiste, elle a compris très tôt l’importance de l’échange et du langage qui tissent les relations humaines. Celui qui possède le langage a la responsabilité d’imaginer les pensées et les sentiments de celui, silencieux, pour qui le langage ne fait pas son travail au grand jour. Le langage du premier est donc indissociable du langage intériorisé du second. Au singulier et au pluriel, le grec ancien, celui d’Homère, ajoutait le « duel ». Toute la peinture d’Agnès Thurnauer donne le sentiment qu’elle utilise ce « duel » pour s’exprimer, et de la manière la plus radicale dans la série Big-Big et Bang-Bang (1995-2011). Les deux figures énigmatiques que l’on retrouve d’une toile à l’autre traversent aussi l’ensemble de la production de l’artiste. Comme elle possède le langage, Agnès Thurnauer s’adresse à son œuvre – interlocutrice silencieuse
Agnès Thurnauer
LD_0409_V2_XR_SH.indd 318
10/09/2018 13:03
the individual’s existence: aspects which are seen as central rather than peripheral, with the words “the artist” rather than the artist’s name located at the focal point of the work. Female sexuality is here identified with women’s art, the two are made interdependent and together they originate a new version of the world, one in which women are central and active in the unfolding of its representations. Thurnauer’s own Origine du monde painting, 2005, which is included in the present collection, takes a reproduction of one section of Courbet’s painting and magnifies it until the original image has become completely unrecognisable. Thurnauer has painted a fraction of this magnified image onto a large canvas (300 x 240 cm) to reveal the microscopic complexity of Courbet’s representation. Or rather, her painting is the deliberate uncovering of a complexity achieved unintentionally by Courbet, making her work an intervention in art history that reconfigures and redirects our understanding of a legacy of images of modernity defined largely by male artists. Courbet’s work does not underestimate the role of women, indeed it draws attention to it, but still it leaves unrecognised the investigative scope of an artistic practice undertaken by women themselves. Thurnauer’s 2010 painting The Passenger #3 is part of a series that captures iconic images of women within a representation of the limited frame of a car’s rear-view mirror. As Thurnauer directs her work towards the future – towards the journey ahead – she takes stock of several seemingly-definitive images of women that lie in the past. Perhaps the most recent of these, in historical terms, is borrowed from Andy Warhol whose poster-paint versions of well-known photographs of Marilyn Monroe emphasise the apparent two-dimensionality of the typecast celebrity. For Fredric Jameson, it was this imagery that exemplified the arrival of postmodernist subjectivity in all its affectless superficiality, in contrast to the
neurotic depth of modernist subjectivity exemplified by the figure in Edvard Munch’s The Scream. But Thurnauer has complicated this distinction by rendering the Warhol image as a reflection of Monroe imagined as a passenger in the vehicle of women’s art. The viewer of Thurnauer’s work sees with the painter’s eyes the reflection of a woman who returns the gaze of both with a steady inscrutability. In place of an image reproduced so many times that we no longer pause to examine it, we are faced with the strange sensation that the subject of representation is now examining us and challenging our own assumptions. There are many such women in Thurnauer’s oeuvre. Perhaps a majority of the figures in her paintings who fix us with their gaze have been borrowed from the work of Manet, the artist who organised so many of his most important paintings around this face-toface confrontation of viewer and work. Although Thurnauer herself speaks of the need to “take the canvas by surprise” while in the throes of composition, the viewer meeting the finished work is likely to be taken unawares by this unwavering regard. The sense of disadvantage the viewer experiences forestalls their capacity – perhaps readiness – to eye these female figures with the expectancy of a customer or consumer. The painting returns the viewer’s gaze with total impartiality, making us see our own motives and investments more than the illusion that the figure in the painting will accommodate them.
319
The intensity with which Thurnauer insists on the reciprocal gaze in her work, and the passion with which it has been sustained, reflect a deep and resourceful critical awareness of the social politics within which contemporary painting operates; but it also has deep roots in her own experience. As a child, her earliest awareness of the obligations that come with reciprocity, together with a realisation of how relationships are mediated by language, took form in the company of an autistic brother who did
Agnès Thurnauer
LD_0409_V2_XR_SH.indd 319
10/09/2018 13:03
mais éloquente – dans un dialogue intime qu’elle poursuit en public. Ses représentations affirment que le monde ne peut exister qu’à travers un discours, une interlocution de formes, de genres et de médiums différents.
Nous abordons son œuvre, non pas comme des consommateurs pervertis, mais comme des lecteurs engagés dans une activité critique, au-delà des images de soi fabriquées par l’Histoire. Pendant que nous cherchons
Rod Mengham est maître de conférences en littérature moderne à l’université de Cambridge et membre du Jesus College. Il est l’auteur de nombreux livres sur Emily Brontë, Charles Dickens, Thomas Hardy, Henry Green… ainsi que sur l’histoire des langues et de la culture.
320
Agnès Thurnauer
LD_0409_V2_XR_SH.indd 320
10/09/2018 13:03
not speak. The lack of verbal response, the silence of the interlocutor, places a responsibility on the one with language to imagine the thoughts and feelings of the one for whom language does not do its work in the open. The language of the first person is therefore always implicated with language that is stored in the second person. In Homeric Greek, it was possible to speak with a “dual voice”, but this grammatical possibility has not survived in fossilised form in modern IndoEuropean languages, except in Slovene. There is a profound sense in which all of Thurnauer’s painting communicates itself with a “dual voice”, but it does so most dramatically in the series of paintings titled Big-Big and Bang-Bang (1995-2011). The two enigmatic figures that cross from one canvas to another in this series of
works can be found crossing the whole of Thurnauer’s oeuvre. As the one with language, she now addresses her work as if it were the silent but eloquent interlocutor in a relationship of intimacy that she conducts in public. Thurnauer’s innovative representations argue that the world can only be rendered through a dialogue, an interlocution of different forms, genres, media. When we approach her work, it is not as viewers whose function is predicated through a gaze regulated according to the distorting demands of consumption or control, but as readers engaged in a critical activity that sees around the edges of historically produced versions of the self. While we look for the subjects of Thurnauer’s paintings, we are the subjects that they construe.
321
Rod Mengham is a reader in Modern English at the University of Cambridge and a Fellow of Jesus College. He has written books on Henry Green, Emily Brontë, Charles Dickens, Thomas Hardy, and on language and cultural history.
Agnès Thurnauer
LD_0409_V2_XR_SH.indd 321
10/09/2018 13:03
Agnès Thurnauer
Série Origine du monde, 2005, acrylique sur toile, 30 x 60 cm. chaque. Série Origine du monde, 2005, acrylic on canvas, each 11.8 x 23.6 in.
322
LD_0409_V2_XR_SH.indd 322
10/09/2018 13:03
323
LD_0409_V2_XR_SH.indd 323
10/09/2018 13:04
Agnès Thurnauer
Make Up (Red Mouth), 2016, acrylique sur bois, 51 x 40,5 cm. Make Up (Red Mouth), 2016, acrylic on wood, 20.1 x 16 in.
Double page suivante. Overleaf.
The Passenger #3, 2010, acrylique sur toile, 73 x 100 cm. The Passenger #3, 2010, acrylic on canvas, 28.8 x 39.4 in.
324
LD_0409_V2_XR_SH.indd 324
10/09/2018 13:04
325
LD_0409_V2_XR_SH.indd 325
10/09/2018 13:04
326
LD_0409_V2_XR_SH.indd 326
10/09/2018 13:04
327
LD_0409_V2_XR_SH.indd 327
10/09/2018 13:04
LD_0409_V2_XR_SH.indd 328
10/09/2018 13:04
Ulla von Brandenburg 329
Le théâtre du monde The theatre of the world
Née en 1974 à Karlsruhe (Allemagne), vit à Nogent-l’Artaud (France). Born in 1974 in Karlsruhe (Germany), lives and works in Nogent-l’Artaud (France).
LD_0409_V2_XR_SH.indd 329
10/09/2018 13:04
Ulla von Brandenburg. Par Chris Sharp
330
Ulla von Brandenburg travaille le film, la performance, la peinture, l’impression, les textiles, la sculpture et l’installation. Contrairement à ce qu’une telle diversité peut laisser supposer, l’ensemble s’agrège avec fluidité en un lexique d’éléments interconnectés, plus ou moins significatifs. Ce vocabulaire est nourri d’un référentiel spécifique, qui englobe un intérêt pour le théâtre (avant de s’inscrire à l’académie des Beaux-Arts de Hambourg, la jeune femme a étudié la scénographie théâtrale), la psychologie préfreudienne, la parapsychologie, l’occultisme et l’esprit général du XIXe siècle, une « période de transition, juste avant l’époque moderne, où les gens croyaient encore à des choses qu’ils ne pouvaient voir1». À ce titre, on peut voir son œuvre comme un retour à un carrefour historique, où des formes de croyance plus fantaisistes circulaient encore à côté d’un rationalisme dominant, où les pratiques occultes n’étaient jamais très éloignées du théâtre. Le médium et l’acteur n’étaient-ils pas tous deux possédés par l’esprit de la mise en scène ? Ulla von Brandenburg a bâti sa réputation avec des tableaux vivants comme Reiter (Cavalier, 2004) ou Schlüssel (Clef, 2006). Ils présentent des amis et connaissances de l’artiste, ainsi qu’elle-même, mis en scène de manière statique dans une série de poses étranges et énigmatiques. Ces tableaux vivants, collages d’images tirées de ses archives personnelles, sont tournés en Super 8 ou en 16 mm et durent autant qu’une bobine de film. À première vue, on dirait des photos dans l’esprit des
portraits photographiques du XIXe siècle, pour lesquels les modèles étaient obligés de tenir la pose jusqu’à une vingtaine de minutes. Les images, peu à peu, se révèlent alors être des performances, à travers des mouvements subtils ou légers causés par une soudaine rafale de vent ou un poignet qui tremble. Comme si l’artiste réanimait une photographie improbable, ou même un palimpseste de photographies, de tableaux, de gravures, saturé de l’étrangeté peu naturelle et citationnelle d’un Manet. En effet, toutes ces figures, dans ses aquarelles, ses peintures murales ou ses films, sont d’une façon ou d’une autre des citations puisées à l’histoire de l’art ou à des sources plus banales, comme les journaux ou les cartes postales. Cet intérêt pour le recyclage vient d’un désir vain de savoir dans quelle mesure on pourrait inconsciemment citer une tragédie grecque ou une comédie élisabéthaine et, ainsi, rejouer simplement des drames éternels. Dans ses films, ses performances et ses installations, Ulla von Brandenburg recycle non seulement l’imagerie, mais aussi les figures et les motifs de son propre travail – pratique qui renvoie aux nombreuses formes de mise en abyme cachées dans sa production. L’installation vidéo intitulée 8 (2007) illustre bien les nombreuses opérations qui se succèdent dans la création d’Ulla von Brandenburg. Elle consiste en un couloir composé de grands draps dont les huit couleurs correspondent aux théories des couleurs émotionnelles du psychothérapeute suisse Max Lüscher. Le couloir sinueux préfigure la trajectoire sinueuse du film final. Tourné en noir et blanc dans le château de Chamarande (Essonne), il montre une déambulation dans l’édifice, inspirée du ruban de Möbius et ponctuée d’une succession de tableaux vivants, immobiles. Parmi
1. « Precise Temporality. The Staged Scenes of Ulla von Brandenburg », entretien de Christophe Gallois avec l’artiste, Metropolis M no 1, 2008.
Ulla von Brandenburg
LD_0409_V2_XR_SH.indd 330
10/09/2018 13:04
Ulla von Brandenburg. By Chris Sharp Ulla von Brandenburg works with film, performance, painting, printed matter, textiles, sculpture and sculptural installation. Contrary to what such an assortment of media might suggest, everything she does fluidly coheres into a vocabulary of variously significant and interrelated parts. This vocabulary is informed by a very specific frame of reference, which includes an interest in theatre (before enrolling Hamburg’s Art Academy, von Brandenburg studied set design), pre-Freudian psychology, parapsychology, the occult and a general fin de siècle ethos. Her attraction to this era comes from its perceived status as a “transitory period, just before modern times when people still believed in things they couldn’t see”.1 As such, the artist’s work can be seen as revisiting a historical crossroads when more fanciful forms of belief still circulated alongside an ascendant rationalism, and occult practices were never far from the theatre. Were not the medium and the actor both arguably possessed by the spirit of the stage? Von Brandenburg’s early reputation was formed by her tableaux vivants, such as Reiter (Rider), 2004, and Schlüssel (Key), 2006. These pieces feature friends and acquaintances of the artist as well as the artist herself statically staged in an odd, enigmatic medley of poses. Collaged together from images drawn from von Brandenburg’s personal archive, her tableaux vivants are shot on Super 8 or
16 mm and last the duration of a roll of film. Upon first glance they appear to be photos, evocative of nineteenth-century portrait photography in which sitters were obliged to hold poses for up to twenty minutes. Yet the images gradually betray themselves as performances through subtle or slight movements caused by a sudden gust of wind or a shuddering wrist. It is as if the artist were reanimating an improbable photograph, or even a palimpsest of photographs, paintings or etchings, saturated with all the unnatural, citational strangeness of a Manet. In fact, all of von Brandenburg’s figures, in her watercolours, wall paintings and films alike, are in one way or another quotes, culled either from art history or from more banal sources, like newspapers or postcards. This preoccupation with recycling comes from a desire to know, despite the impossibility of knowing, to what extent we might be unconsciously quoting a Greek tragedy or Elizabethan comedy, and in turn, merely re-enacting timeless dramas. What is more, von Brandenburg not only recycles imagery, but she also recycles figures and motifs in her own work, re-circulating them throughout her films, performances and installations – a practice which alludes to the many forms of mise en abyme furtively at play in her production.
331
A film installation from 2007 entitled 8 functions as a good example of the many operations liable to take place in von Brandenburg’s work. It consists of a corridor fashioned out of large sheets of dyed fabric, whose eight colours correspond to the emotional colour theories of Swiss psychotherapist Max Lüscher. The meandering corridor foreshadows the meandering trajectory of the film found at the end of the structure. Shot in a baroque castle in Chamarande, France, the black-and-white
1. “Precise Temporality: The Staged Scenes of Ulla von Brandenburg”, interview with the artist by Christophe Gallois for the Dutch art journal Metropolis M, 2008, no. 1.
Ulla von Brandenburg
LD_0409_V2_XR_SH.indd 331
10/09/2018 13:04
332
ceux-ci, la mise en abyme d’un jeune homme fixant le ruban en forme de 8 qu’il tient dans ses mains, une jeune femme dans l’embrasure d’une porte évoquant la muse grecque du théâtre un masque à la main, ou un couple se tenant les mains à une petite table, peut-être en train de jouer aux cartes ou de lire les lignes de la main. L’artiste, qui utilise généralement un trépied, a choisi de tourner ce film dans l’esprit de L’Arche russe (2002), œuvre non moins hantée d’Alexandre Sokourov. L’une des préoccupations centrales d’Ulla von Brandenburg étant la circulation (des poses, des gestes, des personnages, des images, des motifs et même des esprits), la caméra ajoute une strate cruciale de complexité formelle et conceptuelle à ce qu’elle fait, en superposant une nouvelle mise en abyme. Singspiel (Jeu chanté, 2009), présenté lors de la 53e Biennale de Venise, va encore plus loin. Ce que l’artiste décrit comme une « comédie musicale minimaliste » (le Singspiel est un genre d’opéra allemand) se déroule cette fois dans la Villa Savoye de Le Corbusier, à Poissy, un édifice hanté par l’idéologie. Singspiel est structuré de la même manière que 8, avec une caméra mobile qui parcourt la villa et tombe progressivement sur une série disparate de « capsules ». Mais, cette fois, non seulement elles sont animées – un jeune homme feuillette un album photo (des paysages marins et des grottes dans le style de Susan Hiller), deux femmes se préparent pour une pièce, un groupe de personnes prennent le thé… –, mais il y a aussi du son, notamment sous la forme d’une chanson. Apparaissant dans la scène du thé et dans celle, finale, de théâtre en plein air où l’on voit un jeune homme sur son lit de mort, la mystérieuse chanson interprétée en allemand par l’artiste elle-même est doublée dans le film, passant d’un personnage à l’autre, comme si chacun d’entre eux était un
médium momentanément habité par le même esprit lyrique. Le structuralisme de Roland Barthes et le charme las de l’éternel retour de Jorge Luis Borgès rencontrent ainsi la science occulte d’une certaine Helena Blavatsky et de Charles Leadbeater. Chacun s’accorderait sans doute à dire que « tous les hommes qui répètent une ligne de Shakespeare sont William Shakespeare2 ». Depuis quelques années, les questions touchant à la séparation entre le théâtre et la prétendue réalité se multiplient dans le travail d’Ulla von Brandenburg. On le voit aussi bien dans ses vidéos que dans les installations qui les accompagnent. Die Straße (La Rue, 2013), présenté lors de son exposition personnelle au palais de la Sécession à Vienne, en 2013, est un film en noir et blanc tourné en un seul plan-séquence, où l’on découvre un étranger, apparemment, qui entre dans un décor de théâtre représentant un village, assiste à une série de rituels et essaie de les comprendre. À Vienne, on accédait à la vidéo à travers une mise en scène élaborée, composée à partir d’un monumental rideau rouge à demi tiré. La logique de l’installation consistait à distinguer l’espace théâtral de la fiction de celui de la dure affaire de la réalité extérieure. Cette conception se retrouve aussi dans It Has a Golden Sun and an Elderly Grey Moon (2016), montrée à l’occasion de son exposition personnelle à la galerie The Power Plant de Toronto en 2016. Deux grands escaliers blancs structurent la vidéo, qui a été tournée sur la scène du théâtre des Amandiers à Nanterre. En présentant un groupe de danseurs manipulant des morceaux de tissu de couleur vive, Ulla von Brandenburg puise dans son référentiel habituel mais pas seulement : elle fait aussi allusion au travail du théoricien de la danse Rudolf von Laban et au Judson Dance Theater. Cet intérêt
2. Jorge Luis Borges, « Tlön, Uqbar, Orbis Tertius », in Fictions, éd. Gallimard, Paris, 1974, coll. Folio, p. 46.
Ulla von Brandenburg
LD_0409_V2_XR_SH.indd 332
10/09/2018 13:04
film circulates through the building in a figure-eight or Möbius strip, encountering a succession of tableaux vivants along the way. These immobile vignettes include the mise en abyme of a young man staring at a ribbon in the form of a figure-eight in his hands, a young woman standing in a doorway with a mask in her hand, evocative of the Greek muse for theatre, or a couple holding hands at a small table, who might be playing cards or doing a palm reading. The artist, who generally films with a tripod, chose to shoot this film in the spirit of Alexander Sokurov’s no less haunted Russian Ark (2002). Given that one of von Brandenburg’s central concerns is circulation – of poses, gestures, characters, images, motifs and even “spirits” – this circulating camera adds a crucial layer of formal and conceptual complexity to what she does, texturing it with yet another mise en abyme. Another classic, Singspiel (2009), which was shown in its entirety at the 53rd Venice Biennale, raises the stakes even higher. This self-described “minimalist musical comedy” (Singspiel, literally “song game”, is a genre of German opera) takes place this time in Le Corbusier’s Villa Savoye in Poissy, France, a building haunted with ideology. Singspiel is structured in a similar way to 8, wherein the travelling camera moves through the building and progressively alights upon a disparate series of vignettes. This time, however, they are not only animated, as in the case of a young man flipping through a photo album (actually an archive of Susan Hilleresque seascapes and caves), two women preparing themselves for a play, or a large group of people at tea, but there is also sound, notably in the form of a song. Appearing in the tea scene and the final scene – an outdoor theatre set with a young man on his deathbed – the mysterious song, sung in German by von Brandenburg herself, is dubbed into the
film, passing from character to character as if each were a medium momentarily inhabited by the same lyrical spirit. So do the structuralism of Barthes and the world-weary charm of Borges’ eternal recurrence meet with the occult science of a certain Madame Blavatsky and C. W. Leadbetter. All of whom would probably agree, each in his or her own way, that “All men who repeat a line from Shakespeare are William Shakespeare.”2 Over the course of the past several years, issues regarding the separation between the theatrical and so-called reality have come increasingly to the fore in von Brandenburg’s practice. This is reflected as much in her videos as it is in the installations that accompany them. Die Straße (2013), for instance, debuted at the artist’s solo exhibition at Secession, Vienna, in 2013, is a black-and-white film shot in a single, continuous take that depicts an apparent foreigner entering a theatrical village-like setting, who encounters and tries to fathom a series of apparent rituals. For the presentation at Secession, the video was accessed through an elaborate stage-like setting with a monumental, partially-drawn red curtain. The logic with this installation is to really underline the distinction between the theatrical space of the fiction and the hard, exteriorised stuff of reality. This approach to specific installations can also be more recently seen in her video installation, It Has a Golden Sun and an Elderly Grey Moon (2016), which debuted at her eponymously titled solo exhibition at The Power Plant in Toronto in 2016. Seen from a set of stairs which mirrors the stairs in the film, this video was originally shot on the stage of the Théâtre des Amandiers in Nanterre, France. Featuring a group of dancers who manipulate pieces of coloured fabric, this work both draws upon von Brandenburg’s usual frame of reference while going on to expand it to
333
2. Labyrinths, Jorge Luis Borges, from the story Tlön, Uqbar, Orbis Tertius, trans. James E. Irby, New York: New Directions Paperback, 1968, p. 12.
Ulla von Brandenburg
LD_0409_V2_XR_SH.indd 333
10/09/2018 13:04
334
pour le Judson Dance Theater, collectif contestataire du début des années 1960 à New York, porte-étendard du postmodernisme, n’est cependant pas entièrement nouveau. Around (2005) y faisait déjà allusion. Tourné en 16 mm dans une zone industrielle urbaine, ce film en noir et blanc, bref et mystérieux, montre un groupe de personnes blotties les unes contre les autres, dos au public, tournant imperceptiblement dans le sens contraire des aiguilles d’une montre tandis que la caméra décrit un cercle autour d’elles sans que l’on puisse voir les visages. Même si les intentions sont entièrement différentes, sa dette envers Simone Forti et sa performance Huddle (1961) est incontestable. La peinture occupe également une
place importante dans le travail d’Ulla von Brandenburg. Ses aquarelles sur papier sont à ses vidéos, semble-t-il, ce que le sur-mesure est au produit finalisé. Et pourtant ce sont des œuvres parfaitement autonomes. Peintes sur des fonds faits de morceaux de papier ancien assemblés, les images de l’artiste sont d’un caractère « victorien », quoique fantasmatique. Les figures sont souvent peintes avec un lavis de couleur arcen-ciel, si bien qu’elles semblent tout autant auras que personnes (on songe au mystique américain Edgar Cayce qui prétendait voir et lire l’aura des gens). Ces aquarelles semblent offrir un aperçu particulier surl’ensemble complexe de sa production, singulière et inimitable.
Chris Sharp est commissaire d’exposition indépendant et critique d’art.
Ulla von Brandenburg
LD_0409_V2_XR_SH.indd 334
10/09/2018 13:04
include allusions to the work of the dance theorist Rudolf von Laban and the Judson Dance Theater, among other things. This turn toward to the Judson Dance Theater is not entirely new, however. The early black-and-white film Around (2005) has a distinctly Judsonesque character to it. Shot on 16 mm on a street in an industrial zone of a city, this short, mysterious film consists of a group of people huddled together with their backs to the audience, imperceptibly shifting counterclockwise as the camera circles them, such that their faces are never revealed. Although the motives of this work are entirely different, its debt to Simone Forti’s Huddle (1961) is unmistakable. The artist’s paintings hold an important place in her practice. Watercolours on
paper, they seem nominally to exist in relation to the videos in the way that custom designs exist in relation to the final production. And yet they are wholly autonomous works in their own right. Painted on a constructed ground of antique paper patchworked together, von Brandenburg’s figurative imagery has a markedly Victorian, if not phantasmal character to it. Figures are often limned in a wash of rainbowlike colours, such that they seem to be as much aura as they are person (one thinks, for instance, of the American mystic Edgar Cayce, who claimed to be able to see and read people’s auras). As such, these paintings offer a special insight into the complex whole of the artist’s singular and inimitable output.
335
Chris Sharp is an independent curator and art writer.
Ulla von Brandenburg
LD_0409_V2_XR_SH.indd 335
10/09/2018 13:04
Ulla von Brandenburg
Tanz, Tropfen (Danse, Gouttes), 2015, aquarelle sur papier ancien, 152,5 × 122,5 cm. Ulla Van Brandenburg Ci-contre. Opposite.
Tanz, Tropfen (Dance, Drops), 2015, Aquarelle sur papier ancien 152,5 × 122,5 cm Tanz, Tropfen (Dance, Drops), 2015, Aquarelle sur papier ancien XX x XX in.
Tanz, Tropfen (Dance, Drops), 2015, watercolour on antique paper, 60 x 48.2 in.
Double page suivante, à gauche. Overleaf, left.
Le Magicien, 2016, aquarelle sur papier ancien, 139 x 109 cm. Le Magicien, 2016, watercolour on antique paper, 54.7 x 42.9 in.
Double page suivante, à droite. Overleaf, right.
Sprung (Jump), 2015, aquarelle sur papier ancien, 152,5 × 122,5 cm. Sprung (Jump), 2015, watercolour on antique paper, 60 x 48.2 in.
336
LD_0409_V2_XR_SH.indd 336
10/09/2018 13:04
Ulla Van Brandenburg Ci-contre. Opposite.
Tanz, Tropfen (Dance, Drops), 2015, Aquarelle sur papier ancien 152,5 Ă— 122,5 cm Tanz, Tropfen (Dance, Drops), 2015, Aquarelle sur papier ancien XX x XX in.
337
LD_0409_V2_XR_SH.indd 337
10/09/2018 13:04
338
LD_0409_V2_XR_SH.indd 338
10/09/2018 13:04
339
LD_0409_V2_XR_SH.indd 339
10/09/2018 13:04
Ulla von Brandenburg
Le Père, 2016, aquarelle sur papier ancien, 139 x 109 cm. Le Père, 2016, watercolour on antique paper, 54.7 x 42.9 in.
340
LD_0409_V2_XR_SH.indd 340
10/09/2018 13:04
341
LD_0409_V2_XR_SH.indd 341
10/09/2018 13:04
LD_0409_V2_XR_SH.indd 342
10/09/2018 13:05
Jean-Luc Verna 343
L’aigle noir The black eagle
Né en 1966 à Nice, vit et travaille à Paris. born in 1966 in Nice, lives and works in Paris.
LD_0409_V2_XR_SH.indd 343
10/09/2018 13:05
Jean-Luc Verna. Par Jonathan Demers
344
Permettez-moi de vous faire une confidence. Quand j’ai vu le travail de JeanLuc Verna, son inquiétante splendeur, j’ai ressenti un intérêt proche de l’expérience d’un groupie. La première rencontre s’est faite par le biais de ses dessins sur papier. Ils me sont apparus comme des fantômes dont le trajet m’a semblé marqué de multiples palimpsestes. Des fantômes repentis, clownesques, faussement divins et portant de sombres rires empreints de joie, comme si la mort n’était plus une conséquence de la vie, mais une condition indépendante de l’existence. Puis j’ai vu ses photos, puis ses dessins sur voiles, puis je l’ai vu jouer, je l’ai vu danser, je l’ai vu chanter. J’ai aussi pu voir quelques occurrences de sa série des Paramour. Modulation cinématique de la Paramount, cet ensemble trace une route amoureuse, du Paramour au Paramor en passant par le Puramour et, pour les moins chanceux, le Piramour. On y voit d’une version à l’autre une montagne de neige ou volcanique, cornée ou écorchée, un ciel bleu ou brûlant, des étoiles, il y a l’amour oui, mais plus important encore, il y a le cinéma de l’amour. Nous avons tous appris à aimer dans les films, nous dit « La » Verna. Devant tout ça et déjà admiratif, j’ai rencontré Jean-Luc Verna en 2012, alors qu’il avait accepté de participer à une exposition collective intitulée « Amour Anarchie » dont j’étais le commissaire, pour le bénéfice du centre d’artistes Axenéo7 situé à Hull, dans la province de Québec. La commande était aussi simple que vaste ; je lui ai écrit mon intérêt pour son travail, pour l’amour et pour l’anarchie. Il est venu. Avant son arrivée, et à sa demande, je l’ai inscrit au club de gym le plus proche parce que, tous les jours, il devait s’y rendre pour continuer à dessiner son corps selon
un patron exigeant qu’il s’était lui-même imposé. J’ai aussi commandé du matériel des États-Unis, du triclo (appellation familière et non scientifique), un produit liquide et hallucinogène qu’il utilisait dans ses années punks. Ce même produit, une sorte de version stéroïde de l’acétone qu’il utilise depuis toujours pour transférer ses dessins photocopiés sur le papier avant de les rehausser au crayon, les farder, les maquiller, les décorer. Il est arrivé avec une pile de ses impressions de mauvaise qualité, des versions numériques de photographies de lui-même superposant de manière inédite des poses de l’histoire de l’art et de l’histoire du rock. Nous avons tout étalé au sol, avec en tête ces mots – amour, anarchie – et nous avons choisi. Nos choix se sont arrêtés sur plusieurs éléments, dont le Paramour que JeanLuc Verna rejoue depuis les années 1990 comme un tube qu’on veut entendre à chaque concert de notre groupe préféré. La version faite pour « Amour Anarchie » s’étend sur un rayon de trois mètres et est rehaussée de trois cents strass Swarovski, un cover parfait. Ça m’a rappelé La Verna chantant, au sein de son groupe I Apologize, I Fear Love en reprise de I Feel Love de Donna Summer. J’aime ce genre de glissement rempli d’humour, ce décalage dans la répétition qui détache le nouveau chant de son original, lui rendant hommage par une sorte de travestissement. L’hommage est partout chez La Verna, tout comme l’idée du déguisement, cette autre peau que l’on revêt par admiration, comme si cela lui offrait une forme de retrait devant les grandes figures de l’art à qui il n’oserait jamais se comparer, du moins sans maquillage. Sa série de photographies où nous le voyons prendre les poses de l’histoire de la musique populaire, mimant par décalque des scènes classiques de la sculpture et de grands maîtres, est aussi la marque d’un héritage sous la forme de l’hommage. Jean-Luc Verna fait partie de ces artistes chez qui nous trouvons une adéquation sensible entre la vie et l’œuvre. Une vie à affranchir le dessin de sa technique, puis le corps de son enveloppe. Plus largement,
Jean-Luc Verna
LD_0409_V2_XR_SH.indd 344
10/09/2018 13:05
Jean-Luc Verna. By Jonathan Demers Allow me to tell you a secret. When I saw Jean-Luc Verna’s work, its disturbing splendour, I felt an interest similar to what a groupie could feel. The first encounter occurred via his drawings on paper. They appeared to me like ghosts whose route seemed marked by multiple palimpsests. Penitent ghosts, clown-like, falsely divine and wearing dark smiles imbued with joy, as though death were no longer a consequence of life, but a condition independent of existence. Then I saw his photos, then his drawings on veils, then I saw him perform, dance, sing. I was also able to see a few instances of his Paramour series. The cinematic modulation of the Paramount Pictures logo, this set of works traces a loving path, from Paramour to Paramor, and including Puramour and, for the less fortunate, Piramour (Worstlove). In it we see from one version to another a snowy or volcanic mountain, dog-eared or mangled, a blue or burning sky, stars; there is love, yes, but more important still, there is the cinema of love. We have all learned to love from movies, “La” Verna tells us. Before all this and already an admirer, I encountered Jean-Luc in 2012, when he accepted to participate in a group exhibition that I curated called Amour Anarchie for the benefit of AXENÉO7, an artists’ centre in Hull, in the province of Quebec. The commission was as simple as it was vast. I wrote to him about my interest in his work, and my interest in love and anarchy. He came. Before his arrival, and at his request, I enrolled him in the nearest gym because he had to go there every day to continue to shape his body according to a demanding pattern that he had imposed on himself. I’d also commissioned material from the United States: «trichlo» - the familiar,
non-scientific name for a hallucinogenic liquid that Jean-Luc used in his punk years. This product, a kind of steroid version of the acetone that he’d always used to transfer his photocopied drawings onto paper, before adding pencil highlights and make-up, disguising and decorating them. He arrived with a pile of his poor-quality prints, digital versions of photographs of himself, superposing in an unusual way poses from the history of art and of rock music. We spread everything out on the floor, with these words “love” and “anarchy” in mind, and we made our selection. We settled on several elements, including Paramour, which Jean-Luc had been reworking since the 1990s, like a hit song that you want to hear each time your favourite group gives a concert. The version created for Amour Anarchie stretched out on a three-metre length of rayon, enhanced with three hundred Swarovski crystals, a perfect cover version. It recalled La Verna singing, with his group, “I Apologise, I Fear Love”, a version of “I Feel Love” by Donna Summer. I love this kind of slipperiness full of humour, this discrepancy of repetition that separates the new song from its original, while paying homage to it through a kind of transvestism. Homages wend their way throughout La Verna’s work, as does the idea of disguise, this other skin that we put on out of admiration, as though it offered him a kind of retreat before the great figures of art with whom he would never dare compare himself, at least not without make-up. His series of photographs in which we see Jean-Luc striking poses from the history of popular music, imitating classical scenes of sculpture by the great masters, is also the mark of a legacy in the form of a homage.
345
Jean-Luc Verna belongs to these artists in whose work we find a palpable match between life and the oeuvre. A life to free drawing from its technique, then the body from its outer shell. More broadly, the quest could go so far as to free the future from the past, the being from its gender, love from glamour, the artist from his environment, indeed even life from death.
Jean-Luc Verna
LD_0409_V2_XR_SH.indd 345
10/09/2018 13:05
346
la quête pourrait aller jusqu’à affranchir l’avenir du passé, l’être du genre, l’amour du glamour, l’artiste de son milieu, voire la vie de la mort. À cette condition absolument inconvenante de l’existence, le travail de Jean-Luc Verna adresse une réponse aussi inquiétante que scintillante. Nous retrouvons cet habitus un peu partout dans son œuvre et même dans sa vie, matérialisé sous des formes polymorphes. Son dessin en est un bon exemple et la technique qu’il utilise par transfert participe de ce détachement. Le dessin est fait, photocopié, transféré au triclo, rehaussé, maquillé, effacé, rehaussé, etc. jusqu’à devenir l’ombre de lui-même. Lorsque l’empreinte s’affranchit de son poids, quand l’impression d’esquisse n’est en fait qu’un dessin malmené devenu plus précis que son idée, c’est la fin, il est terminé. Précurseur du renouveau actuel de ce médium, La Verna a sa manière à lui de le rendre anachronique. Il sublime le dessin classique, qu’il maîtrise comme un académicien du XIXe siècle, en le gazant d’altérations puis en l’apprêtant de fard, prêt pour les grandes sorties et les tenues de soirée, au dernier concert de ses chanteuses préférées – Siouxsie Sioux, Diamanda Galás, Barbara –, ou à la dernière représentation de Gisèle Vienne. Avant d’être présentable, il faut grimer le dessin, le manipuler sans soin, le transférer à l’hallucinogène, le travestir du glam de la friperie qu’on choisit parce qu’on a du goût. J’ai souvent entendu Jean-Luc Verna parler de son corps comme d’un dessin, et du dessin comme d’un corps. Les corps, tous les types de corps, et le sien, parce qu’il est polymorphe, fut filiforme jadis drainé par les drogues et maintenant monté comme un « sculpturiste » à qui Auguste Rodin aurait donné un coup de pouce. Vous n’êtes pas un peu beaucoup maquillé ? lui a demandé, non sans mépris, la Nice de son enfance. La réponse est – Non – depuis et
pour toujours. Même que – de plus en plus – elle serait à propos pour décrire la tendance avec laquelle il s’enduit de ses dessins temporaires ou permanents comme les marques éternelles (les siennes du moins) de ceux et celles qu’il aime et admire, sur scène comme dans la vie quotidienne. Siouxsie Sioux de qui il a un poème tatoué sur la gorge, Gisèle Vienne, la galerie Air de Paris, les étoiles et le I Liner, tous encrés sur le corps de La Verna dont la nudité franche s’en trouve décorée à jamais. Le corps en chair, le corps en os, avec ou sans muscle, la mort aux trousses ou la mort vivante, des portraits, les fées, les clowns, drapés de suaires souillés, les pieds pointés et les baguettes magiques sont parmi les figures qui jalonnent l’œuvre dessinée de Jean-Luc Verna, sans oublier les oiseaux, et la mort tout court. Cellelà même qui traverse toute son œuvre, mais avec un teint de pêche et un peu de blush sur les pommettes. Ce dernier décorum décoratif ne vient pas sans la dose d’érotisme et de suggestivité qui marque aussi les corps que La Verna met en scène. Parfois noire et dangereuse, la sexualité, cet état du corps à l’abandon d’un autre, est un mirage tout aussi réel que surnaturel. Lors de son exposition au MacVal, à Vitry-sur-Seine, en 2016, Jean-Luc Verna a demandé à plusieurs personnes, avec qui il avait travaillé, d’écrire une épitaphe en son honneur. La mienne fut : « Mort avant de naître, La Verna fait briller les oiseaux qu’il chérit, même par jours de pluie. » Devant tous les corps qui bougent dans un sens comme dans l’autre sans en connaître les raisons, il paraît tout à fait nécessaire et essentiel d’en isoler certains, comme le fait Jean-Luc Verna à travers son œuvre. Ces corps qu’il rend visibles permettent de découvrir, non sans une grande joie, des manières de se mouvoir qu’on n’aurait pu imaginer possibles.
Jonathan Demers est directeur général et chef de la conservation du Musée d’art contemporain des Laurentides, à Saint-Jérôme (Québec).
Jean-Luc Verna
LD_0409_V2_XR_SH.indd 346
10/09/2018 13:05
Through his oeuvre, Jean-Luc Verna gives a response as disturbing as it is scintillating to this absolutely inconvenient condition of existence. We rediscover this habitus almost everywhere in his oeuvre and even in his life, embodied in polymorphic forms. His drawing is a good example and the transfer technique he employs participates in this detachment. The drawing is done, photocopied, transferred with “trichlo”, heightened, made-up, effaced, heightened, et cetera, until it becomes the shadow of itself. When the imprint is freed of its weight, when the print of the sketch is in fact nothing more than a manhandled drawing that has become more precise than its idea, it’s the end, he’s finished. The precursor of the current revival of this medium, La Verna has his own special way of making it anachronous. He sublimates the classical drawing, which he masters like a nineteenth-century academic, by adding a gauze of alterations, then by finishing it with greasepaint, ready for great nights out and evening clothes, for the latest concerts of his favourite singers, Siouxsie Sioux, Diamanda Galàs, Barbara, or the latest performance by Gisèle Vienne. Before being presentable, the drawing must be made up, carelessly manipulated, transferred the hallucinogenic trichloroethylene, dressed up with the glam of a thrift shop one has chosen because one has style. I’ve often heard Jean-Luc speak about his body like a drawing, and about drawing like a body. Bodies, all types of bodies, and his, because he is polymorphous, was once slender, drained by drugs, and is now bulked out like a bodybuilder to whom Rodin would have given a helping hand. “Aren’t you wearing a bit too much make-up?” he was asked, not without contempt, by the Nice of his childhood. The answer has always been and always
will be NO. Even though – more and more – the question is apposite to describe the tendency with which La Verna plasters himself with his temporary or permanent drawings like the eternal marks (his at least) of those whom he loves and admires, on stage like in everyday life. Siouxsie Sioux, one of whose poems is tattooed on this throat, Gisèle Vienne, the gallery Air de Paris, stars and eyeliner, all inked on the body of La Verna, whose bold nakedness will forevermore be decorated. The body in flesh, the body in bones, with or without muscle, death on one’s tail or living death, portraits, fairies, clowns, drapery of soiled shrouds, pointed toes and magic wands are among the subjects that punctuate Verna’s drawn oeuvre, without forgetting birds, and death itself. The very same that moves throughout the artist’s oeuvre, but with a peach-pink complexion and a little bit of blush on its cheekbones. This latter decorative decorum does not come without the dose of eroticism and suggestiveness that also mark the body which La Verna stages in his oeuvre. Sometimes dark and dangerous, sexuality - this bodily state of abandon to another - is a mirage as real as it is supernatural.
347
During his exhibition at the MAC/VAL in Vitry-sur-Seine in 2016, Jean-Luc asked several people with whom he’d worked to write an epitaph in his honour. Mine was: “Dead before being born, La Verna makes the birds he cherishes shine, even on rainy days.” In front of all the bodies that move this way and that without knowing the reasons why, it seems absolutely necessary and essential to isolate a few, like Jean-Luc Verna does through his work. These bodies, which he makes visible, allow us to discover, with great joy, ways of being moved that we would never have thought possible.
Jonathan Demers is director general and head of conservation at the Musée d’art contemporain des Laurentides in Saint-Jérôme, Quebec, Canada.
Jean-Luc Verna
LD_0409_V2_XR_SH.indd 347
10/09/2018 13:05
Jean-Luc Verna
Galas (HIV), 2007, transfert sur papier ancien rehaussé de crayon et de fard, collage, 48,7 × 33,9 cm. Galas (HIV), 2007, transfer on antique paper, heightened with pencil and make-up, 19.2 x 13.4 in.
Double page suivante. Overleaf.
Good Mourning, 2011, transfert sur papier ancien réhaussé de crayon de couleur et stickers, 49,8 x 58,2 cm. Good Mourning, 2011, transfer on antique paper, heightened with coloured pencil and stickers, 10.6 x 22.9 in.
348
LD_0409_V2_XR_SH.indd 348
10/09/2018 13:05
349
LD_0409_V2_XR_SH.indd 349
10/09/2018 13:05
350
LD_0409_V2_XR_SH.indd 350
10/09/2018 13:05
351
LD_0409_V2_XR_SH.indd 351
10/09/2018 13:05
Jean-Luc Verna
Just, 2016, transfert et crayon sur papier, 34,5 x 23,9 cm. Just, 2016, transfer and pencil on paper, 13.6 x 9.4 in.
352
LD_0409_V2_XR_SH.indd 352
10/09/2018 13:05
353
LD_0409_V2_XR_SH.indd 353
10/09/2018 13:05
Jean-Luc Verna
Art as Enterprise, 2013, transfert sur papier ancien rehaussĂŠ de crayon de couleur et de fard, 68 x 62,5 cm. Art as Enterprise, 2013, transfer on antique paper, heightened with coloured pencil and make-up, 26.8 x 24.6 in.
354
LD_0409_V2_XR_SH.indd 354
10/09/2018 13:05
355
LD_0409_V2_XR_SH.indd 355
10/09/2018 13:05
En ouverture Couverture
Renaud-Auguste Dormeuil Portrait de Laurent Dumas, série Les Collectionneurs, 2008, photographie, 18 x 13 cm.
Roberto Cuoghi SS(XXVIZ)I/d/ba, 2015, techniques mixtes, 242 x 145 x 110 cm.
Portrait de Laurent Dumas, série Les Collectionneurs, 2008, photography, 7.1 x 5.1 in.
SS(XXVIZ)I/d/ba, 2015, mixed media, 95.2 x 57 x 43.3 in.
Mathieu Mercier Sans titre - 2 casques, 2003–2007, métal de caoutchouc, soclage en métal, socle en bois et vitrine altuglass, 40 x 40 x 50 cm. Untitled - 2 helmets, 2003–2007, metal rubber, metal base, wood base and Altuglass showcase, 15.7 x 15.7 x 19.7 in.
Morceaux choisis 356
Ida Tursic & Wilfried Mille Something’s wrong with Mrs Choucroute, 2013, huile sur toile, 200 x 250 cm. Something’s wrong with Mrs Choucroute, 2013, oil on canvas, 78.7 x 98.4 in.
Danh Võ We The People (détail), 2011–2016, cuivre, 190 kg. 200 cm x 264 x 80 cm. We The People (detail), 2011–2016, copper, 190 kg. 78.7 x 103.9 x 31.5 in.
Kader Attia L’Empreinte de l’Autre / The Other’s Imprint, 2016, emballages en papier mâché de produits manufacturés sur socles, 11 pièces, dimensions variables selon l’installation. L’Empreinte de l’Autre/ The Other’s Imprint, 2016, papier mâché packagings of manufactured goods on stands, 11 pieces, varying dimensions depending on the installation.
Thomas Lerooy Cut copy me, 2013, technique mixte, 62 x 48 cm. Cut copy me, 2013, mixed media, 24.4 x 18.9 in.
Thomas Hirschhorn Pixel - collage N°7, 2015, imprimés, feuille plastique, ruban adhésif, 332 x 490 cm. Thomas Houseago Animal Mas, 2009, Bois, Tuf-Cal, chanvre et fer, 204 x 70 x 78,5 cm.
Pixel - collage N° 7, 2015, prints, plastic sheet, adhesive tape, 130.7 x 192.9 in.
Animal Mas, 2009, wood, Tuf-Cal, hemp and iron, 80.3 x 27.6 x 30.9 in.
Joana Hadjithomas & Khalil Joreige Faces (série E), 2009, 8 Tirages Lambda contrecollés sur aluminium, 50 x 36 cm, chaque. Édition de 5 ex + 2 AP.
Jean-Marie Appriou Naiad (Oyster), 2018, aluminium moulé, peinture et bronze moulé, 230 x 100 x 100 cm.
Faces (Series E), 2009, 8 Lambda prints mounted on aluminium, each 19.7 x 14.2 in. Edition of 5 + 2 APs.
Naiad (Oyster), 2018, cast aluminium, paint and cast bronze, 90.6 x 39.4 x 39.4 in.
Annexes
LD_0409_V2_XR_SH.indd 356
10/09/2018 13:05
Neïl Beloufa Sustainables Graf, 2017, résine, carton, teinture sur bois peint, aluminium 160 x 130 x 10 cm. Sustainables Graf, 2017, resin, cardboard, dye on painted wood, aluminium, 63 x 51,2 x 3.9 in.
Bertrand Lavier Gaveau, 2008, peinture acrylique sur piano, 90 x 150 x 180 cm. Gaveau, 2008, acrylic paint on piano, 35.4 x 59 x 70.9 in.
Jean-Pierre Bertrand Papier Miel Rouge, 1998, technique mixte et plexiglas sur papier, 101 x 76 x 2,5 cm. Papier Miel Rouge, 1998, mixed media and Plexiglas on paper, 39.8 x 29.9 x 1 in.
357
Mimosa Échard A/B14, 2017, technique mixte, 180 x 200 cm. A/B14, 2017, mixed media, 70.9 x 78.7 in.
Marc Vellay L’Aube et Le Crépuscule, 2008 (L’Aube), bronze et béton (2 sculptures), 51 x 38 x 12 cm. L’Aube et Le Crépuscule, 2008 (L’Aube), bronze and concrete (2 sculptures), 20.1 x 15 x 4.7 in.
Laurent Grasso Studies into the past, huile sur panneau de chêne, 68,5 x 66,5 cm. Studies into the past, oil on oak panel, 27 x 26.2 in.
Loris Gréaud Kraken, 2012, celluloïd, silicone teinté dans le moulage, encre de seiche, cadre (supports en bois), feutre noir classé MO, moulures en bois massif et système de montage en bois biseauté, 230 x 230 cm. Kraken, 2012, celluloid, tinted silicone in the molding, squid ink, frame (wooden brackets), black felt ranked MO, solid wood moldings with beveled wooden mounting system, 90.6 x 90.6 in.
Latifa Echakhch Dérive 33, 2013, acrylique sur toile, 200 x 149,9 x 2,5 cm.
Adel Abdessemed Cri, 2013, ivoire, 138 x 111 x 60 cm. Cri, 2013, ivory, 54.3 x 43.7 x 23.6 in.
Louise Sartor Payphone, 2017, gouache sur cagette en bois, 25 x 14 x 6 cm. Payphone, 2017, gouache on natural wood box, 9.8 x 5.5 x 2.3 in.
Elmgreen & Dragset Tanya! Tanya! Tanya!, 2004, cire, bois, cheveux, vêtements, chaussures et pastilles de polystyrène, 133,4 x 62,9 x 102,9 cm. Tanya! Tanya! Tanya!, 2004, wax, wood, human hair, clothing, shoes and styrofoam balls, 52.5 x 24.8 x 40.5 in.
Dérive 33, 2013, acrylic on canvas, 78.7 x 59 x 1 in.
Appendices
LD_0409_V2_XR_SH.indd 357
10/09/2018 13:05
Crédits
Couverture courtesy de l’artiste et Galerie In Situfabienne leclerc, Paris
n° XVII : © Loris Gréaud/Adagp,
p. 45 : courtesy Galerie In Situ-
Paris, 2018
fabienne leclerc, Paris/Adagp, Paris, 2018 ; courtesy Galerie Papillon, Paris /Adagp, Paris, 2018
n° XVIII : courtesy de l’artiste et Galerie Michel Rein, Paris/Bruxelles/ Adagp, Paris, 2018
Morceaux choisis
n° XIX : © Adel Abdessemed/Adagp, Paris, 2018
n° I : courtesy de l’artiste et Galerie
n° XX : courtesy de l’artiste et Galerie Crèvecœur, Paris
Pietro Spartà, Chagny/photo Ida Tursic et Wilfried Mille n° II : courtesy de l’artiste et
Galerie Chantal Crousel, Paris
n° XXI : courtesy Galerie Perrotin,
Paris/New York/Hong Kong/Adagp, Paris, 2018
n° III : courtesy de l’artiste et Clearing, 358
New York/Bruxelles
n° V : courtesy de l’artiste et Galleria
Continua, San Gimignano/Beijing/ Les Moulins/La Havane/Adagp, Paris, 2018/photo Vanni Bassetti n° VI : © Thomas Houseago/Adagp,
Paris, 2018 n° VII : © Mathieu Mercier/Adagp, Paris, 2018/photo Manolo Mylonas n° VIII : © Thomas Lerooy, courtesy Galerie Nathalie Obadia, Paris/ Bruxelles/Adagp, Paris, 2018 n° IX : courtesy de l’artiste et Galerie Chantal Crousel, Paris /Adagp, Paris, 2018 n° X : courtesy Galerie In Situ-fabienne
leclerc, Paris/© Joana Hadjithomas & Khalil Joreige et Galerie In Situfabienne leclerc, Paris n° XI : courtesy de l’artiste et Balice Herling, Paris/Adagp, Paris, 2018/ photo Aurélien Mole n° XII : courtesy de l’artiste et Galerie Samy Abraham, Paris n° XIII : courtesy Marc Vellay n° XIV : © Latifa Echakhch/ courtesy de l’artiste et kamel mennour, Paris/Londres/photo Archives kamel mennour n° XV : © Bertrand Lavier, courtesy
kamel mennour, Paris/Londres, Adagp, Paris 2018 n° XVI : courtesy Galerie Perrotin, Paris/New York/Hong Kong/Adagp, Paris, 2018
Galerie, Paris/photo Rebecca Fanuele ; courtesy Galerie GeorgesPhilippe et Nathalie Vallois, Paris/ Adagp, Paris, 2018 p. 53 : courtesy Christian Chapiron ;
courtesy Semiose Galerie, Paris/photo Aurélien Mole p. 60 : © André Masson, Adagp, Paris,
2018/photo Clément Vayssières Introduction
p. 62 : © Jim Shaw ; courtesy de l’artiste et Simon Lee Gallery, Londres/Hong Kong/© Jim Shaw
n° IV : courtesy de l’artiste et
Galerie Chantal Crousel, Paris/ photo Alessandra Sofia
p. 52 : courtesy de l’artiste et Semiose
p. 30 : courtesy Galerie In Situ-
fabienne leclerc, Paris/Adagp, Paris, 2018/photo Marc Domage ; © Succession Alberto Giacometti (Fondation Giacometti, Paris + Adagp, Paris), 2018/photo Clément Vayssières ; © Anselm Kiefer/ courtesy Galerie Thaddaeus Ropac, Londres/Paris/Salzburg/photo Charles Duprat p.31 : courtesy de l’artiste et Galerie
Almine Rech, New York/Londres/ Paris ; courtesy Galerie Nathalie Obadia, Paris/Bruxelles/Martin Barré, Adagp, Paris, 2018 p. 34 : courtesy Galerie Templon,
p. 64 : © Théo Mercier/Adagp, Paris, 2018 ; courtesy de l’artiste et kamel mennour, Paris/Londres/photo Archives kamel mennour, Adagp, Paris, 2018 p. 65 : courtesy de l’artiste et Semiose
Galerie, Paris/photo Aurélien Mole ; © Annette Messager/Adagp, Paris, 2018 p. 72 : courtesy Galerie Lelong & Co, Paris et Bandjoun Station/Adagp, Paris, 2018 ; courtesy de l’artiste et Galerie Papillon, Paris p. 73 : courtesy de l’artiste/© Robert Longo ; © Annette Messager/Adagp, Paris, 2018/photo Manolo Mylonas
Paris/Bruxelles/Adagp, Paris, 2018/ photo B. Huet-Tutti ; courtesy de p. 76 : courtesy de l’artiste et Semiose l’artiste et Balice Herling, Paris/Adagp, Galerie, Paris/photo Aurélien Mole ; Paris, 2018/photo Aurélien Mole courtesy de l’artiste et Galerie p. 35 : courtesy Semiose Galerie, Papillon, Paris Paris/photo Aurélien Mole ; p. 77 : courtesy de l’artiste courtesy Galerie In Situ-fabienne et Galerie Papillon, Paris leclerc, Paris/Adagp, Paris, 2018/ photo Marc Domage p. 82 : courtesy de l’artiste, Galerie Dohyang Lee, Paris et Galerie Eric p. 40 : © Mithu Sen, courtesy Galerie Mouchet, Paris/Adagp, Paris, 2018 Nathalie Obadia, Paris/Bruxelles/ photo We Document Art ; © Valérie p. 83 : courtesy de l’artiste ; courtesy Belin, courtesy Galerie Nathalie Galerie Claire Gastaud, ClermontObadia, Paris/Bruxelles/Adagp, Paris, Ferrand/Adagp, Paris, 2018 2018 ; © Adel Abdessemed, Adagp, p. 86 : courtesy Georges-Philippe Paris, 2018 et Nathalie Vallois, Paris/Adagp, p. 41 : © Jérôme Zonder/Adagp, Paris, Paris, 2018 ; courtesy Galerie In Situ2018 ; © Christian Boltanski, Adagp, fabienne leclerc, Paris/Adagp, Paris, Paris, 2018/photo Manolo Mylonas 2018 p. 44 : © Benoît Maire/Adagp, Paris, 2018/photo Manolo Mylonas ; courtesy Galerie Richard L. Feigen & Co, New York
p. 87 : courtesy de l’artiste et
Galerie Papillon, Paris/Adagp, Paris, 2018 ; courtesy de l’artiste
Annexes
LD_1209cor.indd 358
12/09/2018 11:42
Artistes
p. 162 : courtesy Damien Deroubaix
p. 90 : courtesy Galerie Maïa Muller,
pp. 168-177 : courtesy de l’artiste et Galerie In Situ-fabienne leclerc, Paris/photo Marc Domage
Paris/Adagp, Paris, 2018/photo Rebecca Fanuele pp. 97-101 : courtesy Galerie Maïa
Muller, Paris/Adagp, Paris, 2018/ photo Rebecca Fanuele p. 102 : courtesy de l’artiste © Dove
Allouche/photo Jean-Christophe Mazur pp. 110-111 : courtesy de l’artiste
et Peter Freeman, Inc. New York/ Paris © Dove Allouche pp. 112-115 : courtesy de l’artiste
p. 178 : photo Carole Bellaiche p. 187 : courtesy Galerie Jérôme de
Noirmont, Paris/Adagp, Paris, 2018 pp. 188-189 : courtesy Galerie
Nathalie Obadia, Paris/Bruxelles/ Adagp, Paris, 2018 pp. 190-193 : courtesy Galerie
p. 141 : © Martin Barré/Adagp,
pp. 204-205 : courtesy Galerie
p. 217 : courtesy de l’artiste et
p. 218 : courtesy de l’artiste et Semiose Galerie, Paris/photo Romain Motay
p. 146 : photo Philippe Bonan pp. 154-155 : courtesy de l’artiste et
Galerie Christophe Gaillard, Paris/ Adagp, Paris, 2018/photo Benoît Fougeirol p. 157 : courtesy de l’artiste et
Galerie Christophe Gaillard, Paris/ Adagp, Paris, 2018/photo Rebecca Fanuele pp. 158-159 : courtesy de l’artiste et Galerie Christophe Gaillard, Paris/ Adagp, Paris, 2018/photo Rebecca Fanuele
et Galerie Jérôme Poggi, Paris p. 296 : photo Logan White pp. 305-313 : courtesy
Claire Tabouret
p. 208 : photo Renaud Monfourny
p. 219 : courtesy de l’artiste et
Semiose Galerie, Paris/photo Claire Soubrier pp. 220-221 : courtesy de l’artiste et Semiose Galerie, Paris/photo Aurélien Mole
359
pp. 291-295 : courtesy de l’artiste
p. 314 : photo François-Xavier Ruan
p. 142 : courtesy Galerie Nathalie Obadia, Paris/Bruxelles/Adagp, Paris, 2018/photo Bertrand Huet/ Tutti image
Obadia, Paris/Bruxelles/Adagp, Paris, 2018
p. 268 : photo Claire Dorn
Jocelyn Wolff, Paris/Adagp, Paris, 2018
Semiose Galerie, Paris/photo Rebecca Fanuele
p. 145 : courtesy Galerie Nathalie
p. 267 : courtesy de l’artiste et Galerie Michel Rein, Paris/ Bruxelles/photo Florian Kleinefenn
pp. 206-207 : courtesy Galerie
Paris, 2018
p. 143 : © Martin Barré/Adagp, Paris, 2018
Galerie, Düsseldorf/Berlin
p. 282 : photo Franco Origlia/ Getty Images/afp
Jocelyn Wolff, Paris/Adagp, Paris, 2018/photo François Doury
p. 134 : photo Hans Namuth
p. 265 : courtesy Konrad Fischer
p. 194 : photo F. Mortier
pp. 116-117 : © Dove Allouche
Philippe et Nathalie Vallois, Paris/ Adagp, Paris, 2018
et Galerie Michel Rein, Paris/ Bruxelles/photo Violeta Blasco
pp. 276-281 : © Alexandre Singh/ courtesy de l’artiste
p. 203 : courtesy Galerie Jocelyn Wolff, Paris/Adagp, Paris, 2018
pp. 126-133 : courtesy Georges-
p. 263 : courtesy de l’artiste
Jérôme de Noirmont, Paris/ Adagp, Paris, 2018
et Peter Freeman, Inc. New York/ Paris © Dove Allouche/photo André Morin
p. 118 : photo Jean-Christophe Lett
p. 256 : © Jared Zagha - Cercle de La Horla
pp. 322-327 : courtesy Agnès
Thurnauer p. 328 : © Jan Northoff/courtesy
de l’artiste et Art : Concept, Paris pp. 326-341 : © Ulla von Brandenburg/courtesy de l’artiste p. 342 : photo Marian Andréani p. 349 : courtesy Air de Paris, Paris/ Adagp, Paris, 2018/photo Sandrine Aubry pp. 350-355 : courtesy Air de Paris,
Paris/Adagp, Paris, 2018/photo Marc Domage
p. 223 : courtesy de l’artiste et
Semiose Galerie, Paris/photo Aurélien Mole p. 224 : © Marc Domage/courtesy
de l’artiste et Galerie In Situfabienne leclerc, Paris pp. 233-241 : courtesy Galerie In Situ-fabienne leclerc, Paris/ Adagp, Paris, 2018 p. 242 : photo Jean-Christophe Lett p. 250 : courtesy Semiose
Galerie, Paris/Adagp, Paris, 2018
pp. 160-161 : courtesy de l’artiste et
pp. 251-255 : courtesy Semiose
Galerie Christophe Gaillard, Paris/ Adagp, Paris, 2018/photo Benoît Fougeirol
Galerie, Paris/Adagp, Paris, 2018/ photo Aurélien Mole
Appendices
Pages Crédits.indd 359
11/09/2018 14:10
Remerciements Laurent Dumas remercie tous ceux qui ont contribué à l’exploration de la collection et à l’analyse de la scène artistique contemporaine, en particulier : Roel Arkesteijn, Andreas Baur, Daniel Bernard, Caroline Bourgeois, Gaël Charbau, Éric de Chassey, Jonathan Demers, Amira Gad, Paul Galvez, Fabienne Grasser-Fulchéri, Yannick Haenel, Mara Hoberman, Jesi Khadivi, Gunnar Kvaran, Rebecca Lamarche-Vadel, Éric Mangion, Mouna Mekouar, Simone Menegoi, Rod Mengham, Didier Ottinger, Pac Pobric, Drew Sawyer, Chris Sharp, Riccardo Venturi. Il remercie chaleureusement ceux qui l’ont accompagné dans ce projet : Roxana Azimi, Arthur Toscan du Plantier et Joséphine Dupuy-Chavanat.
Acknowledgments Laurent Dumas thanks all those who have contributed to exploring the collection and analyzing the contemporary art scene, in particular: Roel Arkesteijn, Andreas Baur, Daniel Bernard, Caroline Bourgeois, Gaël Charbau, Éric de Chassey, Jonathan Demers, Amira Gad, Paul Galvez, Fabienne Grasser-Fulchéri, Yannick Haenel, Mara Hoberman, Jesi Khadivi, Gunnar Kvaran, Rebecca Lamarche-Vadel, Éric Mangion, Mouna Mekouar, Simone Menegoi, Rod Mengham, Didier Ottinger, Pac Pobric, Drew Sawyer, Chris Sharp, Riccardo Venturi. He warmly thanks those who supported him in this project: Roxana Azimi, Arthur Toscan du Plantier and Joséphine Dupuy-Chavanat.
Directrice éditoriale/editorial direction : Roxana Azimi Création/Design : H5 Coordination : Frédérique Meunier Direction artistique/art direction : Sabine Houplain
Co-édition/Co-publishing: Communic’Art 23 rue du Renard, 75004 Paris Tel. + 33 (0)1 43 20 10 49 contact@communicart.fr Responsable des éditions/Senior editor: Pascale Guerre Coordination éditoriale/Editorial coordination: Marion Paoli Relecture en francais/Copy editing in French: Virginie Vernevaut Relecture en anglais/Copy editing in English: Sarah Tooth Michelet Traductions/Translation: Johanna Bishop, Nathalie Bourgeois, Dennis Collins, Marion Paoli , Sandra Reid Iconographe : Véronique Billiotte Photogravure/Color separation: Amalthea Impression/Printing: Graphius, Belgique
LD_0409_V2_XR_SH.indd 360
10/09/2018 13:05
Tous droits réservés. Aucune partie de cette publication ne peut être reproduite, archivée ou transmise sous quelque forme ou par quelque moyen que ce soit, électronique, mécanique, par photocopie ou autre, sans l’autorisation préalable de l’éditeur. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without prior consent of the publishers. © Masathis ISBN 978-2-916277-39-4 Dépôt légal octobre 2018
couv-dumas-1109_SH_BAT_ok_exé.indd 3
11/09/2018 12:19
filets techniques pour indiquer la largeur de la bande kraft
ISBN : 978-2-916277-39 Prix : 40 €
Collection Laurent Dumas