Pierre et Gilles - Le temps imaginaire

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Le temps imaginaire

Le temps imaginaire

Préface introduction charles dantzig

Gilles c’est Watteau, et Pierre c’est l’église. L’église espiègle de l’esprit Watteau se perpétue de génération en génération, au XXIe siècle ses plus fameux desservants sont Pierre et Gilles. Leur inspiration ecclésiale se manifeste dans leurs portraits, qui jouent sur l’aspect des images de première communion. Qui a inventé l’expression « sage comme une image » ? Elle est devenue un lieu commun et le méritait bien, car les lieux communs ont toujours tort et les images ne sont pas sages ; les images sont des révolutions, quand elles sont réussies. Elles nous font voir ce qu’on laissait caché à notre entendement.

Qui n’a pas eu vingt ans dans les années quatre-vingts ne sait pas ce qu’a été le tremblement de sensualité du Petit jardinier. La peinture de Pierre et Gilles est une révélation. Non pas religieuse, très physique. Ils ont découvert au monde une part de son corps qu’on lui dissimulait : grâce à eux, le pénis est entré dans la peinture occidentale. Cet organe réprouvé, interdit, vulgaire, n’était pas représenté, et les gays et les femmes et tout le monde, après tout, devait

GL’art es

illes is Watteau and Pierre is the Church. The playful church of the spirit of Watteau is propagated from generation to generation. In the twentieth century its most famous ministers are Pierre et Gilles. Their ecclesial inspiration manifests itself in their portraits, which play on the look of first communion photos. “Sage comme une image” (docile as a picture). Whoever invented the expression, it has become a commonplace and deserves to be, for commonplaces are always wrong and an image is not goody-goody at all. Images, when they’re done well, are revolutions. They show us what we left hidden from our understanding.

If you didn’t hit your twenties in the 1980s then you’ll never know the tremor of sensuality triggered by Le petit jardinier. This picture by Pierre et Gilles is a revelation. Not a religious one, a very physical one. They discovered a part of the world’s body that had been hidden from it. Thanks to them, the penis entered Western painting. This reproved, banished and vulgar organ was simply not represented, and gays and women and everyone else in fact had to

Étienne Daho, 1983, 61,5 x 63 cm, 24 1/5 x 24 4/5 in.
collection MNAM - centre Pompidou, Paris

t un grand poulpe

art is a Great octopus

se contenter de centaines de milliards de seins et de L’Origine du monde, qui a certes longtemps été voilé chez son propriétaire, mais qui avait été peint. Depuis les années 1860, que dis-je, depuis 1760 et François Boucher, une certaine peinture n’a servi qu’à diffuser de la pornographie légale (comme l’a aussi fait le ballet). L’Odalisque de Boucher, La Naissance de Vénus de Cabanel et toute cette peinture à lécher étaient on ne peut plus convenables : 1) elles avaient pris soin d’ôter leurs poils ; 2) elles étaient bien peintes ; 3) c’était le goût du roi, de l’Empereur, de la virilité, du pouvoir. Ces anarchistes de Pierre et Gilles l’ont saboté par des tableaux qui prennent soin de n’avoir pas l’air dangereux. C’est pire, ils sont moqueurs. Un sourire peut déchirer une coutume millénaire.

Leur apparente naïveté les protège. Un jeune jardinier qui pisse, fleur à la bouche, qui pourrait en dire du mal ? La fleur permet de faire oublier qu’ils ont représenté ce que Michel-Ange n’avait pu montrer que réduit à l’état de zizi : une bite. Et de taille plus grosse que la normale (quelle normale ?), quoique sans aller jusqu’à la grosseur féerique et donc inof-

make do with hundreds of billions of breasts and The Origin of the World, which, while for years hidden by its owner behind a curtain, had at least been painted. Since the 1860s – well, no, make that 1760 and François Boucher – there was a certain kind of painting whose function was merely to disseminate legal pornography (which is what ballet also did). The Odalisque by Boucher, The Birth of Venus by Cabanel and all the other sugar-coated paintings were as proper as lace doilies: 1) they had taken care to remove their body hair; 2) they were nicely painted; 3) such was the taste of the king, the Emperor, virility and power. The anarchists Pierre et Gilles sabotaged this with pictures that take care not to look dangerous. They were worse than that: they are mocking. A simple smile can shred an ancient custom.

Their apparent naivety protects them. A young gardener taking a piss, daisy in his mouth, who’d think to criticise? Thanks to the flower we forget that they have represented what Michelangelo could show only by shrinking it to Manneken Pis proportions: a

fensive de celles de Tom of Finland. Le désir pour le masculin ne se cachait plus.

Les imaGes sont des révoLutions, quand eLLes sont réussies.

Ils ne le savent pas, mais ils m’accompagnent depuis que j’ai dix-huit ans. J’ai immédiatement été touché par leurs images, je me demande si la première n’était pas la pochette du disque d’ é tienne Daho en pull marin, un perroquet sur l’épaule comme il y en a un derrière le François Ier en saint Jean-Baptiste de Jean Clouet, et n’est-ce pas que Pierre et Gilles auraient exactement pu peindre ce roi à l’épaule nue et charnue qui pose le bout de l’index sur le crâne d’un agneau ? C’est le disque La Notte, la Notte, pour moi celui de « Saint-Lunaire, dimanche matin », la chanson des fins de fête, quand tout le monde est las, lourd, attendri, attendri comme je pouvais l’être en regardant des Pierre et Gilles. Plusieurs de leurs images sont en moi parce qu’elles sont moi ; ils les ont révélées, il a fallu qu’ils viennent, sans eux je n’aurais pas su. Quand nous écrivons, quand nous peignons, photographions, composons, nous ignorons quels lecteurs, spectateurs ou auditeurs prennent possession de nous. Ce sont ceux qui ont trouvé un point de contact. Je suis heureux de déclarer à la douane de l’Union sensible, en plus du Petit jardinier, Qu’est-ce qu’il a de plus que moi ce négro-là ?, Saint Sébastien, Le garçon attaché, Casanova et David et Jonathan. L’art est un grand poulpe qui du bout de ses longs index touche des milliers de gens ainsi reliés entre eux.

La brutalité du monde frappe à la porte de l’atelier de Pierre et Gilles, mais ils ne sont pas des éditorialistes. Le terrorisme est devenu l’imagination de ceux qui n’en ont pas. Plus encore que de fatwas, le public est bombardé de mauvais romans à attentats, du genre : un chauffeur de taxi qui est un « jeune de banlieue » (ah cette expression du bout des doigts, en se bouchant le nez, comme on a peur, comme on est

cock. And a cock that is bigger than normal (whatever that is), though without going to the fantasy and therefore inoffensive lengths of the ones by Tom of Finland. The desire for the masculine was hidden no more.

They don’t know it, but they have been my companions since I was eighteen. Immediately, I was touched by their images. I’m not sure, but the first one may have been a record cover showing étienne Daho in a Breton shirt with a parrot on his shoulder, like the bird behind Francis I depicted as St John the Baptist in the painting by Jean Clouet – and couldn't Pierre et Gilles themselves have painted this ruler with his bare, fleshy shoulder, laying the tip of his index finger on the head of the lamb? Anyway, the record is La Notte, la Notte, which for me is all about “SaintLunaire, dimanche matin,” a track that conjures up that end-of-party feeling, when everyone is weary, heavy-headed and full of tenderness, just as I was when I looked at pictures by Pierre et Gilles. Several of these are in me because they are me; they revealed them, they had to come along, for without them I wouldn’t have known. When we write, when we paint, photograph, compose, we have no idea who the readers, viewers or listeners will be who take possession of us. They are the ones who find the point of contact. I am happy to declare to the United Sensibilities customs, in addition to Le petit jardinier , Qu’est-ce qu’il a de plus que moi ce négrolà ?, Saint Sébastien, Le garçon attaché, Casanova and David et Jonathan. Art is a great big octopus which touches thousands of people with the tips of its long indexes and connects them all together.

imaGes, when they’re done weLL, are revoLutions.

Yes, the world’s brutality knocks at the door of Pierre et Gilles’ studio, but they are not editorialists. Terrorism has become the imagination of those who have

Le petit jardinier (Didier Hanoir)
x 73,1 cm
Saint Sébastien (Bouabdallah Benkalama)
123,4 x 103,2 cm
1/2 x 40 2/3 in.
un sourire Peut déchirer une coutume miLLénaire.

enragé !) dépose une bombe dans un café de Paris où des amoureux s’étaient donné rendez-vous. Un autre couple d’artistes a récemment montré une série d’Arabes assis en boule, le regard haineux, tenant des kalachnikovs. Pierre et Gilles ne sont ni des petits bourgeois thatchériens glacés, ni des écrivaines sans veine : dans Nationale 7, on dirait qu’ils se placent après. Au moment où tout aura été résolu et qu’on pourra faire semblant d’être au calme (un bon moyen d’être au calme est de faire semblant d’y être) et allègres comme dans une chanson de Charles Trenet. Les barbus, à la plage ! Il suffit d’une ébréchure pareille à un sourire. Dans Le petit Paradis, elle a été faite dans les barbelés. La triste cité est derrière. Le garçonfille tient une fleur entre ses doigts bagués. Il est de notre côté, prêt pour l’avenir, timide, farouche, viens, viens, on est avec toi !

Toute l’œuvre de Pierre et Gilles a l’air pour après, lorsque l’Union sensible sera réalisée et que le Grand Poulpe d’amour enlacera l’humanité (clignant d’un œil tout de même). Avec leurs cadres préparés par eux… Comme je les comprends ! Je choisis la typographie de mes livres, leur mise en page, leur format. Il ne me paraît pas qu’on puisse être un grand artiste si on n’est pas un artisan soigneux. Question de déférence pour ce qu’on a créé et qui doit nous quitter. Va, livre, va, tableau, j’ai noué ta gabardine et fait ta raie sur le côté, tu peux affronter le monde indifférent ! Ces cadres à perles, à étoiles, ceux de Magical Mirror, de Quarante ans, donnent l’impression d’une œuvre remontée du naufrage d’un galion coulé au fond de l’Atlantique. Nous savons bien que quand celles qui ont la prétention de s’appeler civilisations sont naufragées, il en reste l’art. Et on croira, voyant les tableaux de Pierre et Gilles, que nos temps auront été tendres.

none. Even more than with fatwas, the public is being battered with bad bomb-plot novels: a taxi driver who is a “suburban youth” (ah, the grudging expression, as they hold their nose: ah, the fear, the rage!) who places a bomb in a Parisian café where lots of lovers meet. Another couple of artists recently showed a series of Arabs sitting all huddled up, eyes full of hatred and hands full of Kalashnikovs. Pierre et Gilles are neither cold Thatcherite petit-bourgeois nor minor writers mining an empty vein. In Nationale 7 they seem to position themselves afterwards. At the moment when everything is resolved, and you can pretend things are calm (a good way of being calm is to pretend to be) and jolly as in a song by Charles Trenet. Beardies go surf! All it takes is a chip like a smile. In Le petit Paradis, there’s a hole in the wire fence. The sad suburb is behind. The boy-girl holds a flower in his/her beringed hands. He/she is on our side, ready for the future, timid, shy, come, come on, we’re with you!

All of Pierre et Gilles’ work looks like it was made for afterwards, when the United Sensibilities have established their state and that Great Octopus of love enwraps humanity (winking with one eye, even so). With their frames that they themselves prepare… How I understand them! I choose the typography of my books, their layout, their format. I don’t think you can be a great artist if you are not a careful craftsman. It is a matter of deference towards what we have created, and what must leave us. Go, book! Go, painting! I have done up your gabardine belt and made your parting on the side, now you can go out to face the indifferent world! These frames with their beads and stars, those of Magical Mirror, of Quarante ans, are like a wrecked galleon pulled up from the bottom of the Atlantic. We are well aware that when those entities that pretentiously called themselves civilisations have gone under, their art will remain. And, seeing these pictures by Pierre et Gilles, people will believe that our own times were tender.

a simPLe smiLe can shred an ancient custom.
Le petit Paradis (Lukas Ionesco) 2016

œuvres works

Commentaires/Comments by Pierre et Gilles

Toutes les œuvres/All works : photographie imprimée par jet d’encre sur toile et peinte, pièce unique ink-jet photograph printed on canvas and painted, unique piece

douce france

(Nicolas Dax)

« Cette image, c’est un peu “la France tranquille”, avec au loin le petit village et son clocher qui rappelle l’affiche de campagne de François Mitterrand en 1981.

Nous avions envie de mettre en scène à nouveau un marin, mais cette fois-ci dans un paysage de campagne, comme s’il était en permission dans son village natal.

Nicolas, le modèle, est un jeune acteur, il se prête parfaitement au rôle, avec beaucoup d’intensité et de naturel ; il semble appartenir à la France de notre enfance, celle de Charles Trenet, hors du temps, d’une douce mélancolie. »

“This image has something of the aspect of a peaceful, rural France, with a small village and its spire in the distance, reminiscent of François Mitterrand’s 1981 campaign poster.

We wanted to show a sailor again, but this time in the countryside, as though he were on leave in his home village.

Nicolas, the model, is a young actor. He’s perfect for the role, he’s very natural and brings lots of intensity to it; he seems to belong to the France of our childhood, the France of Charles Trenet’s songs, timeless, suffused with gentle melancholy.”

Douce France (Nicolas Dax), 2017
140 x 98,6 cm
55 1/8 x 38 7/8 in.
Des fleurs et des larmes (Lolly Wish), 2016
174 x 126 cm
68 ½ x 49 5/8 in.
Les larmes noires (Rossy de Palma), 2015
150 x 109,5 cm
59 x 43 1/8 in.
En plein cœur (Choi Seung-hyun), 2016
151 x 118 cm 59 ½ x 46 ½ in.

La mort de Bernard Buffet

(Alexandre Guillaume)

« Gilles a découvert Bernard Buffet dans sa petite enfance à travers les cartes postales dont il tapissait les murs de sa chambre. Il lui est resté fidèle, même aux époques les plus décriées. Son suicide a été un choc pour nous. Bernard Buffet a fait de sa mort une véritable installation. Nous nous sommes inspirés de son œuvre et de son style. Hors norme, l’artiste dérangeait, adulé autant que méprisé. Cet hommage, nous y pensions depuis longtemps, avec tous ses détails : le sac en plastique de sa galerie Maurice Garnier, imprimé à son nom, que nous avions conservé précieusement, la lampe à abat-jour qui brille malgré son ampoule éteinte, l’atelier et son radiateur, ses chevalets et pinceaux renversés sur le parquet taché, le bouquet de fleurs, sa signature et ses couleurs, tous les motifs récurrents de son œuvre. »

“Gilles discovered Bernard Buffet when he was young through postcards of his work, he covered the walls of his bedroom with them. And he has stayed faithful to Buffet ever since, even during the periods when he was severely criticised. His suicide was a shock for us. Bernard Buffet made a real installation of his death. We were inspired by his work and his style. He was an unusual and unsettling artist, adored and scorned in equal measure. We had been thinking about this homage for a long time, with all the details: the plastic bag from his gallery, Maurice Garnier, printed with his name, which we made sure we kept, the lampshade shining despite the bulb being out, the studio and its radiator and easels, the brushes spilling onto the stained floor, the bouquet of flowers, his signature and his colours, all the motifs that recur in his work.”

La mort de Bernard Buffet (Alexandre Guillaume), 2017
134,5 x 93,5 cm
53 x 36 3/4 in.

marianne

(Zahia Dehar)

« Zahia nous a inspiré notre Marianne : une Marianne de la France d’aujourd’hui. D’origine algérienne, belle et sexy, elle l’incarne avec naturel.

Nous avions réalisé cette œuvre bien avant les attentats du 13 novembre 2015. L’image avait été dévoilée quelques jours avant, et dès le lendemain des événements, elle a été reprise partout sur les réseaux sociaux comme une réponse et un emblème de la résistance face aux attaques.

Le monde nous inspire : on l’écoute, on l’exprime à notre façon. Et souvent les œuvres prennent, après leur création, un sens nouveau qui nous surprend. »

“Zahia was the inspiration for our Marianne: a Marianne who represents today’s France. With her Algerian roots, her beauty and sensuality, she embodies it quite naturally.

We created this piece quite a while before the 13 November 2015 attacks. The image had been unveiled a few days earlier, and the day after the events it was posted everywhere on social media as a response to the attacks and a symbol of resistance.

The world inspires us: we listen, we give expression to it in our own way. And the works often take a new meaning after their creation, a meaning that surprises us.”

Marianne (Zahia Dehar), 2015
154 x 120 cm
60 5/8 x 47 ¼ in.

La prière du soir, al-icha

« Ce jeune homme musulman qui fait sa prière du soir (Al-Icha) peut faire penser, à première vue, à l’icône d’un saint chrétien. Le modèle, Saïd, est un artiste d’origine marocaine. Il a passé son enfance dans une famille pratiquante à Aulnay-sous-Bois. Notre projet lui a plu immédiatement car nous voulions mettre en avant le côté pur, vrai, de sa croyance. Nous avions envie de dédramatiser la pratique religieuse. Il nous a proposé de nous prêter la djellaba de son père et a choisi le rouge pour le chapelet. On l’imagine en banlieue, avec Paris et la tour Eiffel scintillante au loin. »

“This young Muslim in the middle of the evening prayer (Al-Icha) may, at first glance, suggest a Christian icon of a saint.

The model, Saïd, is an artist with Moroccan roots. He grew up in an observant family in Aulnay-sous-Bois. He liked our idea immediately, because we wanted to highlight the pure, authentic aspect of his faith. We wanted to downplay religious practice. He offered to lend us his father’s djellaba and chose the red for the prayer beads. We imagine that he’s in the suburbs, with Paris and the Eiffel Tower sparkling in the distance.”

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