HISTOIRE & PATRIMOINE - Région nazairienne - Presqu'île guérandaise - Hors-série n° 13 - mai 2019

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HISTOIRE & PATRIMOINE RÉGION

NAZAIRIENNE

PRESQU’ÎLE GUÉRANDAISE

L’histoire locale de la Région Nazairienne et de la Presqu’île Guérandaise

L’affaire du dessèchement du marais de Donges Les trois premières phases (1817-1837)

Alain Gallicé Photographies Brice Caharel A.P. H.R.N - Hors-série n° 13 - mai 2019 - 18 €


Paysage de Brière (Photo Brice Caharel)


I

Éditorial

l faut du talent au narrateur de ces débats juridiques, administratifs, accompagnés de rébellions jugulées par les troupes armées, pour nous passionner à la lecture de ce sujet austère, aux arcanes complexes. Talent étayé de photos de Brice Caharel, délicatement artistiques, nous guidant au long des canaux, nous faisant respirer l’atmosphère des marais, aux heures où les rayons solaires illuminent les couleurs propres à ces régions humides, à leur végétation, à leurs miroitements. L’ensemble mis en exergue par une composition qui relie et unifie tous ces évènements. Chaque page tournée offre un tableau différent en harmonie avec le texte, issu d’une recherche précise et exigeante. Tout concourt à la réalisation de ce hors-série n° 13, particulièrement beau et d’un grand intérêt historique. Ces dates, ces passions, ces manifestations, où l’idée de profits et d’intérêts divergents, les intrigues, qui n’ont rien de poétique, s’adressent à notre sensibilité. Cet ouvrage nous rapproche de nos ancêtres, nos semblables, par leurs sentiments et leurs réactions. Ce ne peut être sans laisser de traces dans les esprits. Ainsi se forme une identité. Le dessèchement du marais de Donges se déroule en trois phases : le dessèchement, la procédure avant le partage, la délimitation des terrains. Pour les Briérons, c’est le changement de leur milieu naturel, la topographie en est bouleversée, avec leurs conséquences et répercussions sur le mode de vie et l’économie locale. Il s’ensuit des émeutes. Celle du 31 juillet 1821 est qualifiée de « violence collective organisée ». Les femmes ne tenant pas un rôle modeste. Les gendarmes sont souvent appelés, la troupe aussi. Certains habitants détruisent des ponts, bouchent des douves, saccageant, régulièrement, le travail de la Compagnie de Bray. Dans le même temps, s’engage une bataille juridique. La seconde phase de cette réalisation devient une affaire d’État : les maires, le préfet, le ministre de l’Intérieur, cherchent à ramener le calme dans les meilleures conditions. Les voies de fait se multiplient, tandis qu’apparaissent de nouvelles polémiques : la gestion des ouvrages, celle du niveau de l’eau, le partage des terres, leurs délimitations. On tente de diriger l’opinion, en mobilisant maires et curés. Les bienfaits de cette entreprise sont complaisamment décrits, diffusés. Peine perdue. Rejet unanime. Tout ici est détaillé, daté, classé. La documentation est large et complète, des cartes, des tableaux permettent de suivre les actions. Dernière opération : partage des terrains desséchés. Le préfet demande la force armée, pendant le bornage des terrains, « revenant à chacun des ayants droit ». Enfin, le lecteur peut faire la connaissance des protagonistes et leur position, selon qu’il s’agit du préfet Villeneuve, du sous-préfet Normand ou de l’abbé Allain. Une étude socio-économique de la Brière et de ses habitants, à cette époque, apporte des précisions. Apparait cette grande difficulté de l’Histoire, celle que rencontrent les historiens : existe-t-il une vérité ? Les uns ayant tort, les autres ayant raison ? L’historien ne juge pas, il rapporte les faits, aussi précisément que possible. Ce concept ouvre la porte à d’âpres confrontations. On peut se reporter à la pièce de Pirandello « À chacun sa vérité ». Il aborde ce sujet. On est impressionné par la somme des travaux, en différents domaines, assumée par les acteurs de ces évènements. On l’est aussi par la recherche et l’étude des nombreux documents, effectuées par l’auteur, Alain Gallicé. Il a retranscrit, dans leur ordre chronologique, tous les épisodes, sous différents angles. C’est l’œuvre d’un historien, qui nous enseigne le passé, source de notre présent, qui devient, par là même, plus compréhensible. Christiane Marchocki

1e et 4e pages de couverture et ci-dessus : Paysages de Brière

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(Photos Brice Caharel)

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A . P. H . R . N

Association Préhistorique et Historique de la Région Nazairienne

Agora (case n° 4) 2 bis avenue Albert de Mun - 44600 Saint-Nazaire aphrn.asso@gmail.com - http://aphrn.fr - Tél. 06 07 11 21 88 HISTOIRE & PATRIMOINE Hors-série n° 13 - mai 2019 ÉEditeur : A.P.H.R.N Directrice de la publication : Geneviève Terrien Maquette/Mise en page/Coordination : Tanguy Sénéchal Impression : Pixartprinting Dépôt légal : 2ème trimestre 2019 N° ISSN : 2274-8709 Revue consultable aux Archives de Loire-Atlantique sous la cote Per 145

04 Avant-propos L’affaire du dessèchement des marais de Donges : 06 première phase, le dessèchement (été 1817-été 1825) L’affaire du dessèchement des marais de Donges : 42 deuxième phase, la procédure menant au partage (juin 1825-août 1829) L’affaire du dessèchement des marais de Donges : 66 troisième phase : la délimitation des terrains partagés (septembre 1829-1837) Portraits

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L’administration préfectorale de la Loire-Inférieure et la question du droit dans l’affaire du dessèchement des marais de Donges : la position du préfet Villeneuve (1825) et celle du sous-préfet de Savenay Normand (1830-1832).

Portrait 126 L’abbé Allain, curé de Crossac, un témoin engagé (1837-1853). 148

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Dossier

À propos de du témoignage de l’abbé Allain : les habitants de Saint-Joachim sont-ils vraiment des pauvres, vivant de l’extraction et du commerce de la tourbe ?

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L’affaire du dessèchement du marais de Donges Les trois premières phases (1817-1837)

Alain Gallicé Photographies Brice Caharel

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Avant-propos

L

e dessèchement des marais de Donges constitue un événement essentiel dans l’histoire du pays briéron. À la suite d’une longue querelle, à l’échelle du territoire, les données hydrauliques, le paysage, le milieu naturel, l’économie et la société sont transformés, mais également, les représentations que l’on se fait de la Grande Brière Mottière et des Briérons ; alors se forge, dans l’épreuve, une identité briéronne qui reste toujours prégnante. La querelle s’étale sur plus de cent ans. Elle met face à face la Compagnie de Bray (créée le 2 décembre 1771) et les Briérons sous le regard attentif de l’administration. Elle comporte deux temps de durée différente. Plus court (1771-1782), le premier, que nous avons précédemment étudié, se limite à une seule phase et est ponctué par un échec. Le projet présenté en 1771, autorisé par un arrêt du Conseil du roi le 4 janvier 1779, est interrompu en 1782 à la suite d’« une sorte de révolte à main armée ». « Des attroupements armés » chassent les ouvriers de la Compagnie de Bray, interrompent les travaux entrepris et la dissuadent de les poursuivre. À cette date, pour elle, l’échec est total. Il s’ensuit sur le marais une période de calme qui n’est qu’une trêve puisque la Compagnie de Bray ne disparaît pas. Elle fait valoir épisodiquement (1800, 1809 et 1812) ce qu’elle considère comme ses droits. D’autre part, elle se renouvelle au niveau de ses dirigeants et de ses actionnaires ; en 1809, le comte de Bray cède une grande partie de ses droits à Jean-Marie Gourlay qui, en 1812, s’en sépare au profit de Jacques Martin autour duquel se réorganise une nouvelle Compagnie de Bray. Le second temps s’ouvre avec l’ordonnance royale du 2 juillet 1817. Présentée comme la confirmation de l’arrêt du Conseil du roi du 4 janvier 1779, elle renouvelle la concession du dessèchement des marais de Donges à la Compagnie de Bray. Alors s’ouvre « l’affaire » du dessèchement des marais de Donges qui se poursuit jusque dans les années 1870. Dans ce second temps, cinq phases peuvent être distinguées dont, dans ce numéro spécial, nous en présentons trois. La première phase (1817-1825) voit la réalisation du dessèchement. Commencés le 19 avril 1819, les travaux sont menés rapidement avec le soutien de l’administration, pour qui, comme pour la Compagnie de Bray, les contestations devant être tranchées devant la justice administrative (commission spéciale du dessèchement de Donges, possibilité d’appel au Conseil d’État) et les travaux menés à leur terme en raison de leur utilité publique puisqu’ils sont jugés porteurs de progrès économique et sanitaire. Ces travaux se développent sur fond de tensions et de contestations. Les Briérons dénoncent une opération qui bafoue leurs droits de propriété. Selon eux, les lettres patentes du 28 janvier 1784 leur donnent la jouissance et la propriété de l’ensemble des terrains tourbeux tant de la Grande Brière (ce qui est exact) que des marais de Donges (ce qui est faux). Devant les tribunaux civils, ils dénoncent également l’illégalité de l’acte du 2 juillet 1817. Leur résistance se manifeste

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encore sur le terrain : voies de fait, tourbage sur les marais en cours de dessèchement, en particulier sur ceux de la Boulaie, et même émeute le 31 juillet 1821. Mais rien n’y fait, les travaux sont menés à bien. Ils sont reçus le 10 juin 1825. À l’occasion, l’inspecteur divisionnaire des Ponts et Chaussées Bouessel souligne la qualité des canaux, des clapets, des écluses et des ponts (équipements qui ne sont pas objet de la vindicte populaire), tout en déplorant les détériorations qu’ont subies les terrains desséchés. Pour la Compagnie, ce succès efface le précédent échec ; mais sur place, il ne fait point taire la contestation. La deuxième phase (1825-1829) est en lien avec la procédure de partage des lots de terrains desséchés entre chacune des onze communes concernées et la Compagnie de Bray. Toujours sur fond de contestations (poursuite des instances judiciaires) et de voies de fait (tourbage et pâturage sur les terrains desséchés), que l’administration est incapable de faire cesser au grand dam de la Compagnie de Bray et des ministères, la procédure de partage se heurte au refus des communes d’y participer. En effet, celles-ci considèrent qu’une acceptation équivaudrait à une reconnaissance de leur part de l’aliénation de terrains dont ils s’estiment propriétaires. Cette phase s’achève le 29 août 1829, lorsque la commission spéciale du dessèchement de Donges prononce le partage. C’est un nouveau succès pour la Compagnie. La troisième phase (1829-1836) est relative à la délimitation des lots (simple question de procédure à laquelle les communes, sauf Saint-Joachim, refusent de participer), puis au bornage des terrains attribués par partage à chacune des communes, d’une part, et à la Compagnie de Bray, d’autre part, puis, enfin, par partage de cette dernière partie entre les actionnaires de cette Compagnie (partage effectué au début de l’année 1834). Toujours sur fond de contestations, en dépit des efforts de l’administration de promouvoir le dialogue et d’obtenir des uns et des autres des concessions, les tensions se font plus vives et éclatent en émeutes à l’occasion de travaux de délimitation effectués sur le terrain par la Compagnie (1831, 1832) et surtout en 1834 lorsque Desmortiers, l’un des plus gros actionnaires (de par sa femme) de la Compagnie entame, de son propre chef et rompant avec l’attentisme de la Compagnie, le creusement de douves séparatives pour ses propriétés sur Donges et sur Crossac. Des troupes sont dépêchées pour rétablir l’ordre à plusieurs reprises et encore en 1837 à Crossac où elles contribuent à la destruction des mottes extraites sur la Boulaie par les habitants de Saint-Joachim. Cette phase tourne également à l’avantage de la Compagnie de Bray et de ses actionnaires. Mais ce résultat diffère des deux succès précédents, car il est décisif à un triple point de vue. D’une part, en droit, des décisions juridiques (en 1835-1836), au civil, reconnaissent définitivement le droit de propriété, jusqu’alors contesté, de la Compagnie de Bray et ceux, tout aussi contestés jusqu’alors, de ses actionnaires (encore appelés « nouveaux propriétaires ») ; aussi le volet judiciaire du dessèchement des marais de Donges est-il


désormais clos : légalement, le dessèchement ne peut plus être remis en cause. D’autre part, sur le terrain, le dessèchement est totalement accompli : les travaux hydrauliques sont en place et les terrains desséchés sont répartis entre les ayant droit et entourés de douves séparatives, symboles de cette appropriation. Enfin, dans les esprits, la rapidité et la brutalité de l’action des militaires en 1837 dissuadent les Briérons de persister dans la pratique du tourbage et du pâturage des terrains desséchés désormais voués aux activités agricoles. Le présent numéro spécial brosse également les portraits de deux des protagonistes de l’affaire et d’un témoin. D’abord, celui du préfet Villeneuve (en poste en Loire-Inférieure de novembre 1824 à mars 1828) qui, dans un rapport classé confidentiel adressé le 24 octobre 1825 au ministre de l’Intérieur, montre que le dossier judiciaire du dessèchement est biaisé. La Compagnie de Bray, ayant perdu les droits (faute d’avoir engagé les travaux) que lui donnait l’acte de concession du 4 janvier 1779, elle ne pouvait prétendre à un renouvellement de celui-ci. Villeneuve pointe aussi le rôle équivoque de l’État : il n’a pas tenu compte de la prescription qui réduisait à néant les droits de la Compagnie, et il n’a pas respecté la loi du 16 septembre1807 sur les dessèchements, ni celle du 21 avril 1810 sur les mines, minières, carrières et tourbières. Sans se soucier du respect de la loi et des procédures réglementaires, l’État, soucieux de mener à bien un projet qu’il juge essentiel, a donc agi au plus vite en s’appuyant sur une Compagnie dont il juge qu’elle dispose de l’assise financière nécessaire pour mener à bien l’opération. Son analyse est sèchement écartée par le ministère de l’Intérieur. Autre figure évoquée, celle de Normand, sous-préfet de Savenay (en poste du 6 septembre 1830 au 26 avril 1832) qui, à la suite également d’une étude approfondie du dossier juridique de l’affaire, adopte le point de vue défendu par les Briérons et affiche ses convictions dans un rapport, daté du 29 mars 1832, rédigé à la demande du ministre de l’Intérieur. La Compagnie de Bray réclame sa démission. Il est déplacé par le préfet et nommé à Châteaubriant, arrondissement qui n’est pas d’un plus grand repos en raison de la tension qui règne entre le gouvernement et les moines de l’abbaye de Melleray forts de leurs soutiens légitimistes. Enfin, le troisième portrait est celui de l’abbé Allain, curé de Crossac de 1833 et 1880. Il n’est pas un protagoniste, mais un témoin de l’affaire qu’il évoque dans le registre paroissial qu’il tient de 1833 à 1880. Pour l’année 1837, il fait état des événements qui ont eu pour cadre sa paroisse, puis à la date de 1848, il livre un exposé plus complet, quoique partiel, de l’affaire. Son point de vue est celui d’un homme gagné à la cause briéronne. Il se montre sensible à la détresse des Briérons. Convaincu de la justesse de leur combat, il s’identifie complètement à la communauté dont il est le pasteur et en défend les intérêts face à l’iniquité de la Compagnie de Bray appuyée par le gouvernement honni de la monarchie de Juillet. Il témoigne encore du travail mémoriel en cours entre 1837 et 1848 à propos de ces événements.

Le texte de l’abbé A llain présente les habitants de Saint-Joachim comme vivant « de temps immémorial du produit de la tourbe qu’ils livrent au commerce » et comme « pauvres ». L’image est convenue, mais certains auteurs qui ont parcouru la Brière expriment des avis divergents. Les uns, comme Ludovic, insistent sur leur grande pauvreté alors que d’autres soulignent leur « aisance », comme le continuateur d’Ogée qui écrit que les habitants de Saint-Joachim « sont heureux, sinon riches, grâce à l’exploitation des tourbes ». Entre ces avis différents, voire contradictoires, pouvons-nous trancher ? Pouvons-nous préciser la place de la tourbe et de son commerce pour un habitant de Saint-Joachim ? Pouvons-nous établir pour celui-ci une sorte de budget annuel ? En dépit du manque d’informations, en particulier chiffrées, un dossier peut être ouvert et l’ébauche d’un budget proposé. Il permet d’apprécier la part de la tourbe et de son commerce, mais aussi, et plus largement, l’apport de la Grande Brière Mottière pour un habitant de Saint-Joachim et ainsi se prononcer pour une « aisance » relative, mais qui reste précaire : les ressources tirées Grande Brière Mottière demeurant sous l’emprise des conditions météorologiques, ce qui est, somme toute, le lot commun de la grande majorité du monde rural de l’époque.

L’ensemble des photos couleur qui illustrent cette publication sont de Brice Caharel, que je remercie très vivement pour ces vues de Brière.

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L’ordonnance du 2 juillet 1817, la nouvelle compagnie de Bray 08 et l’opinion publique 08 L’ordonnance du 2 juillet 1817 08 La Compagnie de Bray 11 La bataille de l’opinion Les premières contestations des opposants à la Compagnie 13 de Bray, leurs fondements juridiques et les actions judiciaires intentées 13 Premières résistances administratives et actions judiciaires 13 Les fondements juridiques de la position des opposants à la Compagnie de Bray 18 Les actions judiciaires intentées 21 Les voies de fait 21 L’exploitation de la tourbe sur les terrains concédés, tout particulièrement sur la Boulaie 23 Les incidents en lien avec les travaux de la Compagnie de Bray 26 L’émeute du 31 juillet La poursuite du dessèchement jusqu’à son achèvement et sa 30 réception (août 1821-juin 1825 30 Les événements d’août à la fin 1821 33 L’année 1822 36 Les années 1823 et 1825 39 La réception des travaux 41 Conclusion 6

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Première phase

Le dessèchement (Été 1817 - été 1825)

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Première phase

Le dessèchement (Été 1817 - été 1825)

La première phase de l’affaire du dessèchement de Donges se déroule de l’été 1817 (le 2 juillet, une ordonnance royale accorde à la nouvelle Compagnie de Bray la concession du dessèchement des marais de Donges) à l’été 1825 (la réception des travaux a lieu le 10 juin 1825).

A

prè s avoi r pré s enté l’ordon n a nce de concession, la nouvelle Compagnie de Bray et leur réception par l’opinion publique, nous évoquons – sans suivre un plan strictement chronologique – les premières contestations portées devant la justice par des opposants à la Compagnie de Bray, leurs fondements juridiques et les actions judiciaires intentées. Puis, nous étudions les voies de fait commises en distinguant celles qui ont trait à l’exploitation de la tourbe sur les marais concédés et tout particulièrement sur celui de la Boulaie, et celles qui visent les travaux de dessèchement, en insistant sur l’émeute du 31 juillet 1821 – courte flambée de violence collective dont on ne retrouve ensuite l’équivalent qu’en 1834, à Donges et à Crossac puis en 1837 à Crossac. Enfin, nous évoquons le retour au calme et l’achèvement des travaux dans un contexte qui reste tendu.

L’ordonnance du 2 juillet 1817, la nouvelle compagnie de Bray et l’opinion publique L’ordonnance du 2 juillet 1817

L’ordonnance royale du 2 juillet 1817 renouvelle à la Compagnie de Bray la concession de dessèchement des « marais connus génériquement sous le nom de marais de Donges, et qui lui ont été afféagés en 1771, par les seigneurs de Donges [le 3 octobre] et de Besné [le 18 novembre], aux charges, clauses et conditions qui lui avaient été imposées par l’arrêt du Conseil de 1779 [4 janvier], et qui ne sont point abrogées par la présence ordonnance ». En cela, l’ordonnance confirme que la Grande Brière Mottière est exclue du dessèchement. La limite entre les deux territoires est indiquée : elle suit l’étier de Méan jusqu’à la chaussée d’Aignac, puis de là jusqu’à la chaussée qui va d’Aignac, par Saint-Joachim, à Kerfeuille1 (figure 1) Sur la carte apparaît bien à l’ouest la limite entre les marais de Donges et les « Brières où l’on tire les tourbes laissées aux vassaux par les seigneurs » (Grande Brière Mottière) : elle suit l’« étier de Méan où la marée monte de 17 pieds », puis la chaussée qui va de l’île « d’Ignac » (Aignac) à celles de Saint-Joachim et de « Clairfeuille » (Kerfeuille) 1 - Arch. dép. Loire-Atlantique, 1768, S 1.

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La Compagnie de Bray

La Compagnie de Bray se forme le 2 décembre 17712 afin de dessécher, dans un délai de cinq ans, des marais afféagés et assurer la navigabilité du Brivet dans l’optique d’une liaison entre Loire et Vilaine. Si son projet échoue (les travaux sont arrêtés en 1782)3, la Compagnie ne disparaît pas. Le 30 janvier 1791, puis en brumaire an VIII (octobre-novembre 1799) et ensuite en messidor an XII (juin-juillet 1804), elle demande à reprendre les travaux de dessèchement, mais sans résultat4. Elle se manifeste également à propos d’un projet de jonction navigable entre Loire et Vilaine en 18005 puis en 18026. 2 - Ibid., C 111. Elle est composée de Pierre-Augustin-Camille de Bray, négociant à Rouen, et chargé à Paris de la direction des mines de Quercy, de Mathurin Groleau, ingénieur en chef de la province de Bretagne au département de Nantes, de Philippe-Vincent Roger de La Mouchetière, maire de Nantes et lieutenant général de l’amirauté, de Pierre Couillaud de La Pironnière, négociant à Nantes, et de Jérôme-Jacques Thomas de La Barberie, demeurant à Versailles, le premier commis de Bertin, secrétaire d’État en charge de l’agriculture et des manufactures. 3 - Pour une vue d’ensemble de cette période voir Gallicé, Alain, « La défense de la Grande Brière Mottière dans la seconde moitié du xviiie siècle », Histoire et patrimoine, Association préhistorique et historique de la région nazairienne, hors-série n° 10, novembre 2017, p. 35-99. 4 - Arch. dép. Loire-Atlantique, 1767 S 1, 24 octobre 1825, « Rapport général sur l’affaire du dessèchement des marais de Donges », classé confidentiel. 5 - Ibid., 1768 S 1, 24 ventôse an 8 (27 février 1800), mémoire au ministre de l’Intérieur. 6 - Ibid., 1768 S 1, 7 janvier 1803 (17 nivôse an XI), le conseiller d’État chargé spécialement des Ponts et Chaussées, canaux, taxe d’entretien et de la navigation intérieure au préfet ; voir encore 6 mars 1803 (14 ventôse an XI). Groleau est favorable à une liaison entre Loire et Vilaine par La Roche-Bernard, ibid., 1768 S 1, 17 mars 1803 (26 ventôse an XI).


Figure 1 – Carte réduite des marais de Donges et autres adjacens, d’après la Carte originale déposée au secrétariat de la subdélégation de Nantes, par Bosson d’Usillion dessinateur pour le roi et arpenteur des eaux et forests des maitrises royalles et particulières de Nantes et du Gavre (Arch. dép. Loire-Atlantique, C 112) et Mémoire pour le sieur de Bray et compagnie, à eux joint le sieur Wlieghen Luzembourg, ancien capitaine d’infanterie, procurateur de la partie la plus considérable des vassaux de Donges. Contre écuyer Denis Jean Espivent de la Villeguevray, se disant procurateur des quatre paroisses de la vicomté de Donges et bailliage de Crévy, non daté [postérieur au 14 juillet 1777], Nantes (ibid., C 112 ; ibid. E, dépôt, 8, Guérande, DD 2).

La loi du 16 septembre 1807 sur les dessèchements ouvre une nouvelle période. Le 29 octobre 1807, le préfet de la Loire-Inférieure interroge les communes sur la présence de marais sur leur territoire et leur volonté de les dessécher7. Certaines communes sont hostiles (Saint-Joachim, Crossac, Besné, Missillac, Pontchâteau8), d’autres n’entendent pas s’engager (Saint-Reine, Saint-Lyphard, Saint7 - Ibid., 1768 S 1, cité le 16 novembre 1807 dans un courrier du maire de Saint-Joachim adressé au préfet. 8 - Ibid. 1768 S 1, réponses respectivement des 16, 22, 30 novembre, 8 décembre 1807 et 26 août 1810 (le maire de Pontchâteau précisant que si le dessèchement est imposé par le gouvernement, la commune entend en être concessionnaire).

André-des-Eaux9), alors que quelquesunes y sont favorables (Herbignac10, Prinquiau et Donges). Prinquiau et Donges11 demandent même à obtenir une concession afin de dessécher leurs 9 - Ibid., 1768 S 1, respectivement 13 et 14 décembre 1807. 10 - Ibid., 1768 S 1, 10 décembre 1807. Le maire d’Herbignac propose de creuser un canal, large de 36 à 40 pieds (11 à 12 mètres) et profond de 20 pieds (plus de 6 mètres), au travers de la Grande Brière Mottière qui, du pont de Méan, gagnerait Ranrouët puis Férel et la Vilaine près du passage de l’Isle. À ce canal, doté d’une écluse à chacune de ces extrémités, s’en ajouterait un autre, plus court, qui traverserait les marais de Pompas, Armes, Saint-Molf et Assérac, et de Pompas gagnerait l’étier de Pont-d’Armes, doté également d’une écluse à chaque extrémité. Le coût des travaux est estimé à 3 millions. Voir encore 11 mars 1811. 11 - Ibid., 1768 S 1, pour Prinquiau, accord du maire, 28 novembre 1807 ; pour Donges, 27 novembre 1807, 1er mai et 13 juin 1809, 21 janvier 1810.

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marais communaux, demandes qui s’ajoutent à celle plus anciennement émise par La Chapelle-Launay pour le marais de Bougail12, et à celle exprimée, le 27 mars 1809, dans une pétition adressée au ministère de l’Intérieur par le « sieur de Bray », au nom de la Compagnie de Bray. En se référant à l’arrêt du 4 janvier 1779, il sollicite l’autorisation de dessécher la totalité des marais de la « ci devant vicomté de Donges » qui lui a été afféagée, ainsi que le marais de Bougail en La Chapelle-Launay, bien que cette commune ne figure pas dans la liste des communes nommées dans cet arrêt 12 - Ibid., 1768 S 1, demande formulée dès le 23 pluviôse an XII (13 février 1804).

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46 Le contexte 46 Les procédures juridiques 48 Les voies de fait : à l’été 1825, une tension aggravée 48

Les voies de fait : tourbage, pâturage et enlèvement de terres sur les terrains desséchés

51 Un nouveau problème : la gestion des ouvrages 51 Les ponts, autre sujet sensible 52 L’état du dessèchement fin 1828-1829 53 La procédure menant au partage 54 Le premier temps de la procédure menant au partage 56 Le deuxième temps de la procédure menant au partage 60

Le dernier temps de la procédure menant au partage : la détermination et l’attribution des lots

66 Conclusion 42

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Deuxième phase

La procédure menant au partage (Juin 1825-août 1829)

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Deuxième phase

La procédure menant au partage (Juin 1825-août 1829)

Au lendemain de la réception des travaux, effectuée le 5 juin 1825, s’ouvre, avec la procédure menant au partage des terrains desséchés, la deuxième phase de l’affaire du dessèchement des marais de Donges1.

P

our l’administration et la Compagnie de Bray, ce partage est doublement important. D’une part, sa réalisation est une étape essentielle dans le processus de mise en valeur du territoire (la phase décisive étant l’étape suivante : le partage proprement dit, c’est-à-dire la prise de possession des territoires concédés et leur délimitation par leurs propriétaires). D’autre part, elles nourrissent l’espoir que, les travaux étant achevés, les opposants prendront conscience des améliorations apportées et voudront en tirer parti : « ce partage sera le meilleur calmant à employer pour remettre l’ordre et la paix dans le pays », affirme le préfet de la Loire-Inférieure le 10 décembre 18212. L’espoir est vite déçu. La querelle judiciaire se poursuit, et ne semble pas prête de s’arrêter puisque chacune des parties interprète à son avantage les mêmes arrêts de justice. Sur le terrain, les tensions restent fortes. Cependant, la crainte que des ouvrages du dessèchement soient dégradés, voire qu’une émeute à l’image de celle du 31 juillet 1821 se produise, s’avère non fondée. Toutefois, le tourbage sur les terres concédées se poursuit, mais désormais à cette voie de fait s’en ajoutent 1

1 - Sur la première voir Gallicé, Alain, « L’affaire du dessèchement des marais de Donges : première phase, le dessèchement (été 1817 été 1825) », voir supra dans ce numéro spécial, p. 8-41 ; auquel nous renvoyons pour les faits concernant cette période. 2 - Arch. dép. Loire-Atlantique, 1767 S 1.

d’autres : enlèvement de terres, pâturage du bétail sur les terrains desséchés qui auraient dû cesser après la réception des travaux. D’autres questions – en particulier celle, nouvelle, de la gestion des niveaux d’eau –, et des incidents de diverses natures avivent encore l’hostilité entre la Compagnie de Bray et ses opposants. Dans ce contexte de tension, la procédure menant au partage – qui, de nature arbitrale et contradictoire, aurait dû être rapidement accomplie – est entravée. L’administration doit intervenir et le partage n’est effectué par la commission spéciale du dessèchement de Donges que le 29 août 1829. Sans suivre un plan strictement chronologique, nous étudions le contexte en distinguant le volet juridique et celui qui a trait aux voies de fait ainsi qu’aux autres incidents. Puis, nous traitons de la procédure relative au partage des terrains concédés en soulignant qu’en 1829 la tension s’accroît et que le préfet se résout à face faire appel à la force armée.

Le contexte Les procédures juridiques

Le 23 août 1825, la cour d’appel de Rennes rend son arrêt sur l’appel interjeté par la Compagnie de Bray du jugement prononcé le 29 juillet 1823 par le tribunal de Savenay dans l’affaire qui l’oppose aux « riverains

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et communes de Donges, de Crossac, Prinquiau, Besné, Montoir, SainteReine, Saint-Joachim3 ». La cour, en rejetant l’appel, confirme, sur le fond, le jugement du tribunal reconnaissant aux riverains la propriété des terrains tourbeux, en se référant aux lettres patentes de 1784, mais en leur donnant une extension géographique (Grande Brière Mottière et marais de Donges) qui n’est pas celle – rappelons-le – du texte d’origine. Par ailleurs, l’arrêt révise le jugement rendu sur deux points. D’une part, si le tribunal ne s’était pas estimé compétent sur la demande formulée par les opposants à la Compagnie de Bray au versement de 50 000 francs de dommages-intérêt, la cour d’appel y fait droit et accorde cette somme pour « réparation pour les riverains de n’avoir pu mener paître leur bétail, d’y couper des fourrages et des roseaux, ainsi que des mottes à brûler, tant pour le commerce que pour leur consommation personnelle et locale sur les terrains tourbeux ». D’autre part, si le tribunal avait donné une définition restrictive des terrains tourbeux devant rester à l’écart du dessèchement mené par la compagnie de Bray en ne les limitant qu’à ceux contenant de la tourbe pouvant être commercialisée, la cour d’appel définit comme tourbeux tous les terrains contenant de la tourbe quelle qu’en 3 - Sur les procédures judiciaires antérieures et en cours voir Gallicé, Alain, « L’affaire du dessèchement des marais de Donges : première phase… », voir supra dans ce numéro spécial, p. 8-41.

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68 Le contexte 70 L’état de la question judicaire 70 Sur le terrain, poursuite des voies de fait 71 La question de la fermeture des passages Pendille, Lony et Clairvaux 71 Les ponts 73 Niveau d’eau 73 Les nouveaux conflits 74 Le bornage des terrains partagés (septembre 1829-fin 1830) 74 La présence des gendarmes et de soldats 75 L’espoir d’un accord Le creusement des douves, 76 émeutes et tentatives de négociations (1831-1833) 76 Premiers travaux et premières émeutes 79 L’impossible conciliation du sous-préfet Normand 81 L’administration préfectorale à la recherche d’un accord 82 Reprise des émeutes et recherche d’un accord 87 1833, une année calme 88 L’épreuve de force (1834-1837) 88 1834, le retour des émeutes à Donges et Crossac 97 1835, année calme mais décisive : la bataille juridique 101 1836-1837, achèvement du creusement des douves et derniers incidents 103 Conclusion 66

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Troisième phase

La délimitation des terrains partagés (Septembre 1829-1837)

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Troisième phase

La délimitation des terrains partagés (septembre 1829-1837)

Cette troisième phase de l’affaire du dessèchement des marais de Donges est décisive. Au terme de celle-ci, les lots de terrains desséchés attribués le 29 août 1829 aux communes, d’une part, et à la Compagnie de Bray puis à ses actionnaires, d’autre part, sont bornés puis délimités par des douves alors que la propriété leur est reconnue par des décisions de justice.

L

’importance de l’enjeu de ce qui s’est joué alors explique qu’aux voies de fait que nous avons déjà rencontrées (tourbage, pâturage), qui se continuent, s’en ajoutent d’autres (comblement de douves) et surtout que réapparaissent de véritables émeutes, d’abord sporadiquement (1830, 1831) puis plus largement présentes (18321834). Afin de maintenir l’ordre, des gendarmes puis des troupes de ligne sont dépêchés sur les lieux pour des durées plus ou moins longues, et ce encore en 1837. Toutefois, dans un premier temps, l’administration préfectorale ne désespère pas de rétablir l’ordre sur la base d’une transaction entre les parties en faisant pression sur celles-ci, mais l’opposition est telle que toutes ces tentatives échouent. À partir de 1834, les interventions de Desmortiers1 – l’époux de Zoé Gourlay, héritière d’une importance superficie de terrains situés dans les marais de Donges – changent la donne. Rompant avec la stratégie de la Compagnie (avant tout fondée sur des requêtes adressées au préfet), il multiplie les initiatives (relance des procédures judiciaires, réalisation de travaux de clôture, courriers aux

ministres et au préfet, demandes et même réquisition des forces de l’ordre) et provoque l’épreuve de force dans les prétoires et sur le terrain. Pour assurer l’ordre public, les autorités envoient des troupes cantonner sur le marais. Cette présence et les décisions de justice qui interviennent font que le conflit autour de la propriété des terrains à dessécher puis desséchés, né au lendemain de l’ordonnance royale du 2 juillet 1817, se solde en 1837 par la défaite des Briérons et la victoire de la Compagnie de Bray. Pour retracer cette période agitée et décisive, après avoir présenté le contexte dans lequel elle s’inclut, nous suivons un plan chronologique en distinguant les périodes qui voient s’accomplir le bornage puis la délimitation des terrains par des douves. Cette dernière période est scandée par des émeutes, suivies de l’envoi momentané de soldats et des tentatives pour trouver une solution amiable ; puis, entre 1834 et 1837 s’engage une véritable épreuve de force marquée par la présence de troupes sur le terrain et une forte activité judiciaire.

1 - Sur ce personnage qui a joué un rôle essentiel dans l’affaire du dessèchement des marais de Donges, voir Gallicé, Alain, « Louis Henri Desmortiers et l’affaire du dessèchement des marais de Donges (1830-1845) : de la réussite à l’échec », Histoire et patrimoine, Association préhistorique et historique de la région nazairienne, à paraître.

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Le contexte Le contexte est marqué par l’ombre portée d’événements nationaux (1830, avènement de la monarchie de Juillet) et régionaux (1832, chouannerie légitimiste qui éclate en mars et se clôt après l’arrestation de la duchesse de Berry à Nantes le 7 novembre). Ces deux événements n’ont, pour notre sujet, que des incidences indirectes, mais non négligeables. La Révolution de Juillet conduit à un renouvellement des autorités préfectorales en particulier avec la nomination d’un nouveau sous-préfet – Normand – à Savenay, qui, en faisant fait sienne la cause briéronne, suscite l’ire de la Compagnie de Bray2. Quant à la chouannerie légitimiste, elle conduit le gouvernement à décréter l’état de siège. La priorité est alors donnée aux événements politiques, à la lutte contre les légitimistes impliqués (dont le duc de Coislin propriétaire du château de Carheil en Plessé), et des deux bataillons promis au préfet un seul peut être envoyé sur le marais, ce qui nuit au rétablissement de l’ordre en 1832. Mais l’année suivante, la Compagnie fait profil bas en raison des sympathies légitimistes de quelques-uns de ses actionnaires, ce qui explique l’absence d’émeutes cette année-là. 2 - Sur celui-ci, voir infra et Id., « L’administration préfectorale de la Loire-Inférieure et la question du droit dans l’affaire du dessèchement des marais de Donges : la position du préfet Villeneuve et celle du sous-préfet de Savenay Normand », voir infra dans ce numéro spécial, p. 107-125.

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L’action et la prise de position du préfet Villeneuve 108 (novembre 1824 à mars 1828) 108 Le contexte : la question du partage des marais desséchés 109 Le vicomte Alban de Villeneuve-Bargemont 110 Rapport général sur l’affaire du dessèchement des marais de Donges L’action et la prise de position du sous-préfet de Savenay Normand 112 (6 septembre 1830- 26 avril 1832) 112 114 115 115

Le contexte : poursuite de l’agitation et nouveaux problèmes

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L’initiative du maire de Prinquiau, la question politique et les prises de position de Normand

Origine et carrière avant sa nomination Avec la mauvaise saison, retour au calme et premières prises de position Avec la belle saison, reprise des voies de fait et recours à la force armée

117 La réponse du préfet 118 Réponse du sous-préfet et poursuite de son action 119 La mise en cause du sous-préfet par la Compagnie de Bray et par Desmortier 121 Normand à la recherche d’un accord et sa participation à la réunion de la Guesne 122 Une initiative de la Compagnie de Bray 122 Le « Rapport » de Normand et sa révocation 124 La réception du « Rapport » Normand 124 Conclusion 104

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Portraits

L’administration préfectorale de la Loire-Inférieure et la question du droit dans l’affaire du dessèchement des marais de Donges La position du préfet Villeneuve (1825) et celle du sous-préfet de Savenay Normand (1830-1832)

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L’administration préfectorale de la Loire-Inférieure et la question du droit dans l’affaire du dessèchement des marais de Donges

Portraits

La position du préfet Villeneuve (1825) et celle du sous-préfet de Savenay Normand (1830-1832) L’administration départementale doit appliquer les lois et assurer l’ordre public. Dans l’arrondissement de Savenay, plus exactement dans les communes riveraines des marais de Donges, en raison de l’affaire du dessèchement de ces marais qui génère un conflit long, multiforme et dur entre les Briérons et la Compagnie de Bray, ces deux impératifs sont difficiles à atteindre.

C

es difficultés toujours recommencées en dépit des espoirs et des attentes, le constat rapidement fait par l’administration préfectorale qu’elle ne peut pas compter sur le relais des administrations municipales briéronnes qui, hostiles à la Compagnie de Bray, se portent partie civile dans des instances engagées près du Conseil d’État ou des tribunaux civils et répugnent à réprimer les voies de fait commises par leurs administrés, ont conduit certains administrateurs départementaux à réagir. Beaucoup, sans remettre en cause la légitimité du dessèchement (il est jugé porteur de progrès économique et d’amélioration sanitaire), ni sa légalité puisqu’il a été décidé par l’État (ordonnance royale de concession du 2 juillet 1817), confirmé à plusieurs reprises et exécuté par la Compagnie de Bray selon la réglementation en vigueur, manifestent leur désapprobation, voire leur colère, et dénoncent, soit l’arrogance de la Compagnie de Bray

qui fait pression sur eux1 et dispose d’appuis auprès des ministres tant de l’Intérieur (surtout) que de la Justice, soit le refus du compromis des Briérons qu’ils jugent absurde2, soit encore leur incompréhension envers certaines prises de position de hauts fonctionnaires à qui ils reprochent de ne pas comprendre leurs difficultés, ignorants qu’ils sont de la réalité du terrain3. 1 - Par exemple, la réaction du sous-préfet de Savenay a un « factum » de Martin, l’agent de la Compagnie de Bray, qui accuse le sous-préfet d’inaction, ce dernier dénonce comme « le produit de l’accouplement de la sottise et de la perfidie », Arch. dép. Loire-Atlantique, 1768 S 2, 31 octobre 1825. 2 - Ainsi Plantier, l’inspecteur des Ponts et Chaussées en charge du dessèchement, en janvier 1825, à propos du positionnement d’un passage éclusé à aménager dans la chaussée qui va de Kerfeuille à Rozé, stigmatise dans la demande émanée du maire de Saint-Joachim, une « énième manœuvre » des opposants au dessèchement pour retarder l’achèvement des travaux, alors qu’ils « en sont dédommagés au centuple par les travaux qu’a fait exécuter la compagnie », ibid., 1766 S 1 ; Gallicé, Alain, Curet, Patrice, « Le dessèchement des marais de Donges 1819-1825 : une réalisation non conforme à la logique hydraulique des projets initiaux et de l’avant-projet », Histoire et patrimoine, Association préhistorique et historique de la région nazairienne, n ° 88, janvier 2017, p. 39-57. 3 - Par exemple, la réaction du sous-préfet de Savenay le 8 juillet 1825 au rapport de réception des travaux de l’inspecteur divisionnaire des Ponts et Chaussées Bouessel. L’affirmation

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Cependant, si certains administrateurs départementaux ont manifesté une certaine compréhension envers la cause briéronne4, rares sont ceux qui se sont interrogés sur les droits des parties et, ayant reconnu les revendications briéronnes fondées en droit, ont tenté d’agir pour que cellesci soient, au moins en partie, prises de celui-ci selon laquelle « on enlève les gazons et que l’on creuse des puits profonds pour l’extraction des tourbes, que ces précipices multipliés rendent le terrain inaccessible et que ces dégâts peuvent être évalués cent mille francs » est considérée, par le sous-préfet, comme une « amplification orientale », puisque que sa « ridicule exagération […] transforme en puits profonds et en précipices des excavations de 3 à 4 pieds ». Pour le sous-préfet, elle est le fait d’un homme « fort savant dans l’art de construire des ponts et des chaussées », mais qui ne « paraît pas très versé dans l’administration des hommes », et qui « parti de Paris sous l’influence des dessècheurs […] porte en croupe toutes leurs préventions », et qui « au lieu de chercher la vérité [...] n’accueille que les renseignements favorables à la compagnie de Bray », Arch. dép. Loire-Atlantique, 1767 S 1. 4 - Par exemple, le 11 novembre 1825, le sous-préfet de Savenay relève l’incompréhension des Briérons envers l’ordonnance royale du 2 juillet 1817 qui fait référence à une décision antérieure de 1779 non exécutée et oubliée, de plus contraire à la conviction que les Briérons ont de leurs droits et souligne « les nombreux actes arbitraires des dessècheurs subalternes et l’espèce de brutalité avec laquelle ils ont souvent procédé », ibid., 1767 S 1 ; voir encore le sous-préfet des Savenay, 23 septembre 1828, ibid., 1767 S 2.

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130 Les événements de 1837 130 Le contexte 131 Les événements d’août-septembre 1837 La présentation de l’affaire du dessèchement des marais de 135 Donges faite en 1848 par l’abbé Allain 135 Un témoignage engagé 135 La saga judiciaire 137 De quelques arrêtés préfectoraux 138 Un dessèchement inabouti et l’iniquité de la plus-value 139 L’erreur des communes au moment du partage 139 Un partage imposé, l’habilité de l’administration et de la Compagnie de Bray 139 L’usage de la force : l’épreuve décisive de 1837 140 La répression 141 Les dommages-intérêts 141 Conclusion 142 Annexe – Extraits du journal de l’abbé Allain 126

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Portrait

L’abbé Allain, curé de Crossac un témoin engagé (1837-1853)

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Portrait

L’abbé Allain, curé de Crossac un témoin engagé (1837-1853) L’abbé Allain, curé de Crossac, est connu par un registre paroissial qu’il a tenu, entre 1833 et 1880, et qui a fait l’objet d’une édition présentée et commentée par Marcel Launay.

U

n registre paroissial3 – type de registre qui ne doit pas être confondu avec les livres de catholicité qui enregistrent les baptêmes, mariages et décès sous l’Ancien Régime, ou encore avec les registres de fabrique ou de confrérie – répond à une sollicitation épiscopale. Selon les prescriptions des statuts du diocèse de Nantes, leur objet est de « conserver les traditions les plus reculées de la paroisse, ses usages, la mémoire des faits qui l’intéressent particulièrement, ses privilèges et les grâces qui lui ont été accordés ». Pour leur rédaction, des directives précises sont données aux curés : faire mention de la création de la paroisse, des noms des desservants, des usages et solennités, du service des chapelles, des reliques, des confréries, des processions ; donner des indications sur les mesures prises pour le catéchisme ainsi que pour les communions solennelles et la confirmation des enfants, sur le déroulement de la fête patronale, 12

1 - Allain, abbé, Un seul pasteur, un seul troupeau : la Brière catholique au xixe siècle : le journal de l’abbé Allain, curé de Crossac, 18331880, présenté par Marcel Launay, Nantes, Reflets du passé, 1984, 158 p. 2 -Entre autres publications de Marcel Launay citons : Launay, Marcel, Le Diocèse de Nantes sous le Second Empire : monseigneur Jaquemet, 1849-1869, Nantes, Cid, 1982 ; Id., Le Bon prêtre : le clergé rural au xixe siècle, Paris, Aubier ; et plus récemment Id., Le ciel et la terre : l’église au village : xixe siècle, Paris, les Éd. du Cerf, 2009 ; Id., D’une terre de chrétienté à un catholicisme recomposé : l’Église de Nantes au xxe siècle, Nantes, Éditions Coiffard, 2017. 3 - I d . n « Avant-propos », dans A llain , abbé, Un seul pasteur…, p. 7-26. Pour ne pas alourdir les notes de pages, cette référence ne sera pas répétée pour tout le développement suivant.

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sur les visites pastorales et les ordonnances rendues à cette occasion, et, enfin (onzième directive) sur les coutumes et usages de la paroisse. Si l’attention est essentiellement portée sur le domaine religieux dans toutes ses manifestations, il n’en existe pas moins un intérêt pour l’histoire de la communauté paroissiale et une ouverture sur la vie quotidienne ainsi que sur ses évolutions. À cet égard, la onzième directive mérite d’être citée : « Enfin, MM. les curés et desservants indiqueront les diverses coutumes de leurs paroisses, et tout ce qui pourrait mettre parfaitement au courant de ces usages un successeur qui y serait entièrement étranger ; ils auront soin de laisser quelques pages en blanc entre les différents articles, pour y insérer des changements qui pourraient avoir lieu dans la suite ». Si le registre de l’abbé Allain s’inscrit pleinement dans ce cadre, il s’ouvre assez largement à la chronique, retrace des évolutions économiques (« avec un goût prononcé pour les chiffres ») et sociales, et fait largement état de prises de position qui témoignent des engagements de l’abbé. En ce sens, il a des aspects de « livre de raison » (où est mentionné tout ce qui apparaît notable aux yeux du rédacteur), ou de « journal » (écrit où le rédacteur relate les faits de la vie quotidienne) et par la largeur du spectre de son observation, il donne à voir « la vie d’un village briéron et de ses habitants pendant un demi-siècle ».

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Son auteur Jean-Baptiste Allain est né à Derval en 1799. Ordonné prêtre en 1828, il est alors nommé vicaire à Saint-Joachim, puis à Crossac, en 1833 auprès du curé en place, l’abbé Gallon. Ce dernier, « homme nul à cause de ses infirmités », se démet de ses fonctions à la fin de 1834. L’abbé Allain lui succède en janvier 1835 et reste curé de Crossac jusqu’à sa mort, intervenue en 1880. Marcel Launay le présente comme un « pasteur attachant, au zèle indéniable », « un esprit curieux de tout », soucieux de transmettre un témoignage. En effet, l’abbé écrit : « la raison qui m’a porté à entrer dans ces petits détails, c’est parce qu’on sera bien aise, je pense, si mon livre passe à la postérité, de connaître le passé pour lui comparer l’avenir, comme pour moi je serais bien aise d’avoir des détails sur le passé ». Marcel Launay relève encore que l’abbé Allain n’est pas « exempt de travers propres d’ailleurs à nombre de ses confrères de l’époque. Véritable petit potentat de village [ce qui peut le conduire à un « un véritable autoritarisme »], il mène ses ouailles d’une main de maître, mais à l’heure des difficultés il s’identifie complètement à la communauté dont il a la charge spirituelle pour en défendre avec passion les légitimes intérêts matériels ». Marcel Launay ajoute encore que l’abbé Allain fait preuve d’un « moralisme étroit » (il lutte sans relâche contre les grandes noces). Quant à ses opinions politiques, qu’il ne dissimule pas, elles sont celles d’un « légitimiste



Annexe

– Extraits du journal de l’abbé Allain

(p. 34) 1837

(p. 36) 1838

Vers la fin du mois d’Août, plusieurs centaines de soldats ont été envoyés dans le pays pour empêcher les habitants de Saint Joachim de couper de la motte dans la Boulaye [Boulaie] que les dessécheurs prétendaient leur appartenir, et détruire et faire détruire celle qui était déjà faites. Il y en venait une centaine ici, autant à Pontchâteau, à Sainte Reine, à La Chapelle-des-Marais, et à Saint Joachim. D’abord on payait des hommes étrangers pour détruire la susdite motte, mais les choses n’allant pas assez vite, il vint des ordres d’employer les militaires, ceux du moins qui seraient de bonne volonté, que leurs journées leur seraient rétribuées à raison de 1 F 25. Les uns refusèrent et les autres acceptèrent leur indigne mission. Malgré le grand nombre d’ouvriers, on mit trois semaines à la détruire depuis le chemin qui conduit de Crossac à Saint Joachim, tout en étant couvert jusqu’à Clairfeuille [Kerfeuille] en deçà du grand canal [de la Boulaie]. Il en fut détruit pour deux cent mille francs environ, toute la récolte des habitants de Saint-Joachim. Le cœur saignait de voir réduire à néant la tourbe de tant de pauvres familles, qui en avaient si grand besoin pour procurer du pain et des vêtements à leurs enfans. Un certain nombre de militaires (p. 35) et leurs chefs n’y étaient pas insensibles, ils refusèrent de prêter leur concours à des opérations si odieuses, à de pareils vandalismes. Les chefs chargeraient d’imprécations Pierre Halgan [Halgand] de Mazin, dit le Blondin, qui, disaient-ils, en était la cause. Il eût été bien plus naturel de faire descendre la force armée au commencement de l’été qu’à la fin, leur temps et le fruit de leurs sueurs n’eussent pas été perdu ; mais peu importait à l’honnête et probe compagnie des dessèchements qui dirigeait les opérations et qui, par une juste compensation, c’est ruinée elle-même en ruinant les riverains.

Cette année les membres de la compagnie des dessèchements sont entrés en possession et jouissance de la principale et meilleure partie des marais en contestation depuis l’année 1770. Dans le mois d’août dernier ils ont affermé et vendu du foin de marais pour la première fois. C’est donc une injustice consommée. Le coup d’autorité qu’ils ont fait faire, l’an dernier, et dont on a parlé, a déconcerté les riverains ; du reste ils lutteraient en vain plus longtemps, puisque le gouvernement prend fait et cause pour les adversaires. C’est le pot de (p. 37) terre contre le pot de fer, à la force dit le proverbe il n’y a pas de résistance. Les intrigues bien conduites, bien dirigées, réussissent quelquefois, en voilà la preuve.

142

(p. 55) 1848 [Un bilan sur les dessèchements] On ne l’oubliera pas de sitôt, non, on parlera longtemps dans le pays de la perte qu’on fait les habitants de la majeure partie de la Brière ; on parlera longtemps des voyes obliques et peu loyales qu’a suivies la compagnie dite de Bray pour s’en emparer ; des ressorts ténébreux qu’elle a mis en jeu et des manœuvres peu en harmonie avec l’équité qu’elle a employées pour arriver à ses fins. On parlera surtout des procès, des amendes et des vexations de tout genre dont les habitants riverains ont été victimes pendant tant d’années. Mais les faits à mesure qu’ils s’éloigneront perdront de leur importance et seront racontés diversement ; c’est pour cette raison que j’ai cru qu’il ne serait peut-être pas inutile, ni hors de propos, d’en faire l’esquisse, d’en donner l’historique… D’après les arrêts de la cour royale de Rennes et de la cour suprême, de la cour de cassation, qui maintiennent les habitants riverains dans la propriété possessive des marais et terrains tourbeux dont il s’agit ; même d’après le conseil d’État qui n’a attaqué l’arrêt de Rennes que pour les 50 000 f. de dommages et intérêts ; d’après, dis-je, ces diverses décisions

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qui déboutaient la compagnie de Bray de toutes les ambitieuses prétentions et même d’après l’ordonnance interprétative du Roi du 1er février 1819 qui déclare que les terrains (p. 56) tourbeux n’ont pas été compris dans l’ordonnance de dessèchement, il y avait lieu de penser que ni cette compagnie, ni l’autorité administrative n’apporterait plus d’entraves à la jouissance des riverains, ni à l’exécution des arrêtés. Du moment que la propriété de ces marais était reconnue appartenir aux habitants riverains, elle était à l’abri par cela même de l’influence de l’administration et de l’exécution de l’ordonnance de dessèchement. Cependant, chose singulière, à la sollicitation de la compagnie de Bray, M. le Préfet prend un arrêté le 12 Décembre 1826 par lequel, au mépris de la chose jugée, il fait défense aux riverains de laisser aller leurs bestiaux paître dans les marais dont il s’agit et ordonne à M. M. les maires de surveiller l’exécution de cet arrêté et de faire saisir et de donner les délinquants aux tribunaux, au mépris de ce principe de justice et de raison, nul n’attente qui use de son droit. Ce n’est pas tout, plus tard, par une circulaire du 22 Septembre 1827, M. le préfet menace M. M. les maires de toute son autorité, si son arrêté n’est pas mieux exécuté et menace même d’une seconde campagne militaire, c’est-à-dire de l’envoi de la force armée sur les lieux !… Pour donner plus de poids à son autorité et intimider les bons habitants de ces campagnes, M. le préfet employa encore un autre moyen qui n’est pas moins déloyal. Je n’ose le signaler ici pour l’honneur d’un confrère qui, n’ayant pas connaissance de cause, s’est laissé prendre… et peut-être aussi comme il paraît, pour plaire à M. le préfet, et ne pas approuver la résistance des riverains, du moins en avoir l’air… Peut-on se le dissimuler, que d’intrigues, que de ressorts perfides on a fait jouer !… Par une lettre du 2 Mars 1827, Monsieur le préfet prévient les maires que la compagnie de Bray va s’occuper


du partage des marais tourbeux et les exhorte à la favoriser dans cette opération. Le 11 septembre suivant, M. le sous-préfet de Savenay envoya, en conséquence à M. le maire de Prinquiau d’après d’ordre du préfet un plan et d’autres pièces, dont l’arrêt de la cour avait fait justice, afin de parvenir au partage des marais situés dans sa commune. Enfin la compagnie de Bray, malgré les décisions des cours souveraines, mais toujours appuyée de l’autorité administrative, prétend à une plus-value. Déjà un bon nombre pressé par la sommation et les saisies ont payé ; les habitants de Crossac et de Sainte Reine seulement ont fait de l’opposition (p. 57) et il y a eu un procès pendant à ce sujet entre la compagnie et ces habitants. De tous les riverains, ce sont les habitants de Crossac qui se trouvent les plus chargés ; on leur réclame la bagatelle de 60 à 80 000 f., il y a des petits propriétaires qui en ont pour 8 000 f. La propriété de Bellébat a pour 10 000 f. de cet inique impôt. Il va sans dire qu’une plus-value ne saurait jamais être levée ni réclamée que lorsque le dessèchement a été

légalement ordonné et régulièrement exécuté et lorsqu’il a réellement bonifié, amélioré le terrain desséché, or rien de tout cela n’a eu lieu. Les huit dixièmes des terrains pour lesquels on réclame des plus-values, s’ils n’ont pas été détériorés, ils n’ont certainement pas été améliorés. Comment la compagnie aurait-elle bonifié les propriétés, puisque les marais ne sont pas réellement desséchés ; car peut-on regarder comme desséchés des marais où il y a près d’un mètre d’eau pendant six mois de l’année, un marais que sillonnent dans tous les sens les barques de Saint Joachim pendant quatre ou cinq mois de l’année, du moins dans les années ordinaires ; un marais où l’on peut passer à pied sec que le mois de juillet ; ou un cavalier n’oserait lancer son cheval avant la fin de mois d’août ? D’ailleurs il a été reconnu et constaté que le flux et le reflux de la mer et le peu de pente qu’il y a des marais à la Loire seraient des obstacles insurmontables pour opérer un dessèchement complet, le rôle des écluses quoique magnifiquement construites sera toujours impuissant pour couronner l’œuvre

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d’un plein succès. Tel est le rapide, mais fidèle récit de cette importante affaire qui paraît si simple dans son principe, mais qui s’est compliqué par l’abus de l’autorité, par l’arbitraire, par des menées secrètes, enfin par le mensonge et la perfidie. Chose étrange, mais qui dénote bien une espèce de vengeance ou de justice de la providence, tous les membres de la compagnie, anciens et modernes, se sont trouvés ruinés les uns après les autres ; pas un seul actionnaire faisant parti de cette compagnie n’a pu réussir ni prospérer, tout le monde en paraît surpris… Les marais étant considérés [comme] desséchés, on ne tardera pas à en évoquer le partage. Les riverains furent mis en demeure de (p. 58) prêter leur concours à cette opération décisive ; mais comme ils s’étaient refusés jusqu’alors à tout acte de transaction, ou d’accommodements, à tort ou à raison ils ne répondirent pas à l’appel. Je dis à tort ou à raison, car si l’état de chose actuel doit durer, comme il est probable, il eût été avantageux aux riverains d’entrer en accommodement avec la compagnie.

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151 Les Briérons selon l’abbé Allain et d’autres témoignages 151 Un peuple de la tourbe 153 Des pauvres De la pauvreté briéronne ? Les pièces du dossier à l’époque de 157 l’abbé Allain 157 Les premiers chiffres 157 Les chiffres émanés des communes 159 Les chiffres émanés de l’administration (ingénieurs des Mines, sous-préfet, préfet) 168 Le rapport du 16 janvier 1861 170 Essai d’évaluation statistique 175 Une validation scientifique : les études démographiques 175 Conclusion 148

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Dossier

À propos du témoignage de l’abbé Allain Les habitants de Saint-Joachim sontils vraiment des pauvres vivant de l’extraction et du commerce de la tourbe ?

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Dossier

À propos du témoignage de l’abbé Allain

Les habitants de Saint-Joachim sontils vraiment des pauvres, vivant de l’extraction et du commerce de la tourbe ? Dans son texte relatif à l’affaire du dessèchement des marais de Donges1, l’abbé Allain présente les habitants de Saint-Joachim comme dépendant de la tourbe pour vivre2 et ne subsistant que grâce aux revenus de son extraction et de son commerce3.

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outefois, cette ressource ne leur assure que des revenus limités puisque par sept fois l’adjectif « pauvres » revient sous sa plume pour qualifier les Briérons et en particulier les habitants de SaintJoachim4 qu’il place dans la classe indigente5. Pauvres, ils ne peuvent posséder de réserves6, aussi sont-ils 123

1 - Allain, abbé, Un seul pasteur, un seul troupeau : la Brière catholique au xixe siècle : le journal de l’abbé Allain, curé de Crossac, 18331880, présenté par Marcel Launay, Nantes, Reflets du passé, 1984, 158 p., voir son témoignage à propos de l’affaire du dessèchement des marais de Donges, Gallicé, Alain, « L’abbé Allain, curé de Crossac, un témoin engagé (1837-1853) », dans ce numéro spécial, Annexe 1, p. 142-147. 2 - Ils « en avaient si grand besoin pour procurer du pain et des vêtements à leurs enfants » ; voire encore la scène de tourbage qu’il décrit sur la Boulaie : « Figurez-vous une paroisse de plus de 35 000 âmes où tout le monde est à faire la récolte, comme autrefois les Israélites à ramasser la mane [manne], hommes et femmes, garçons et filles, à l’exception des plus petits enfants et de quelques vieillards restés à la maison, et vous aurez une idée de ce qui se passait alors ». 3 - Ils « vivent de temps immémorial du produit de la tourbe qu’ils livrent au commerce » ; les destructions vont « tarir la source nécessaire à la vie des habitants de Saint Joachim » ; c’est « leur unique ressource pour procurer du pain à leurs enfants et des vêtements » ; ne pouvait « réparer cette perte, en allant tourber ailleurs ». 4 - « tant de pauvres familles », « pauvres Briérons », « ces pauvres frères », « pauvres habitants de la commune de Saint Joachim », « tant de pauvres gens », « pauvres des Brières », « pauvres habitants des bords de la Brière » 5 -« la classe indigente ». 6 - « la plupart vit au jour le jour » ; « qui n’a de réserve et qui ne pouvait plus, la fin de l’été étant arrivée, réparer cette perte, en allant tourber ailleurs ».

réduits à la misère s’ils ne tourbent pas7, leur survie dépendant alors de la charité de quelques « bonnes âmes8 ». Cette vision trouve encore à s’étayer par le chiffre de 200 000 francs donné comme étant le montant des destructions de mottes extraites sur la Boulaie en 1837. Mais cette présentation des Briérons est-elle recevable ? D’autres témoignages sur le monde briéron peuvent être évoqués. Sur la question de la pauvreté ils sont en désaccord. Qu’en est-il réellement ? Les Briérons et plus précisément les habitants de Saint-Joachim dont parle l’abbé Allain, dans les années 1830-1840, connaissent-ils une pauvreté plus ou moins marquée ou l’aisance ? Pouvons-nous trancher ? Pouvons-nous préciser la place de la tourbe et de son commerce dans le budget d’un habitant de Saint-Joachim ? Pouvons-nous établir pour celui-ci un budget annuel ? En l’absence de documents, il est impossible de réponde de façon précise à ces questions. Cependant, quelques données chiffrées existent et constituent les éléments d’un dossier 7 - Que la destruction des mottes « réduisaient à la plus grande des misères » ; « réduire à la misère tant de pauvres gens dépouillés de leur unique ressource pour procurer du pain à leurs enfants et des vêtements », condamnés aux « horreurs de la faim », eux et leurs enfants. 8 - « le secours des bonnes âmes suffit pour les défendre de la rigueur du froid et de les préserver des horreurs de la faim ».

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qui permet de prendre parti dans ce débat. Aussi avoir présenté la vision des Briérons exprimée par l’abbé Allain et d’autres nous ouvrons le dossier de la pauvreté briéronne.

Les Br iéron s selon l’abbé Allain et d’autres témoignages Un peuple de la tourbe

Ce lien entre les Briérons – et plus encore entre habitants de Saint-Joachim – et la tourbe – est un classique. Forgé par les défenseurs de la Grande Brière Mottière dans la seconde du xviiie siècle9, il est réactivé à partir de 1817 lorsque la concession de dessèchement est renouvelée à la Compagnie de Bray10. L’extraction de la tourbe et son commerce y sont présentés comme la ressource essentielle, voire la seule du monde briéron, au mépris de la réalité géographique – les paroisses briéronnes tourbent 9 - Gallicé, Alain, « La défense de la Grande Brière Mottière dans la seconde moitié du xviiie siècle », Histoire et patrimoine, Association préhistorique et historique de la région nazairienne, hors-série n° 10, novembre 2017, p. 85-93. 10 - Id., « Les inventions de la Grande Brière Mottière et de la “légende noire” briéronne (années 1770 -années 1820) », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, t. 123/4, 2016, p. 173-177.

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Paysage de Brière (Photo Brice Caharel)


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