HISTOIRE & PATRIMOINE ASSOCIATION PRÉHISTORIQUE ET HIS TORIQUE DE LA RÉGION NAZAIRIENNE
L’histoire locale de la Région Nazairienne et de la Presqu’île Guérandaise
Apprendre
dans les baraques Les collèges de Saint-Nazaire après la guerre de 1939-1945
Souvenirs Jean Gauffriau d’un jeune réfugié enseignant, musicien nazairien compositeur
Le Nazairien Guériff de Lanouan
L’insalubrité de la Brière aux XVIII et XIX siècles e
e
Moulins et meuniers
à Mesquer
au XVIIe siècle
A.P. H.R.N - n° 86 - avril 2016 - 10 €
Pêcherie, près de Saint-Nazaire Photo Bernard Tabary
S
aint-Nazaire a été particulièrement touchée lors de la dernière guerre. Les immeubles détruits par les bombardements ont été si nombreux, que c’est la ville, elle-même, qui a pratiquement disparu. Bien d’autres ports, points stratégiques, ont subi le même sort. Il a fallu, les hostilités ayant cessé, agir dans l’urgence pour que la vie reprenne.
Éditorial
C’est ainsi que des baraques ont été utilisées, aussi bien pour le service public que pour loger les habitants. Un article est consacré à celles qui ont abrité les élèves, afin de leur permettre d’étudier. Solution provisoire, qui durera plusieurs années. On oublie facilement ce qu’ont vécu les enfants en âge d’avoir conscience du danger qu’ils couraient et de s’en souvenir. Gravée dans une mémoire toute neuve, cette période de la vie, période privilégiée pour un apprentissage facile, les pédagogues le savent bien, cette enfance perturbée, est imprimée d’images ineffaçables. C’est ce qu’on peut lire dans l’article « Souvenirs d’un jeune réfugié nazairien ». Heureusement, on ne peut tout détruire. C’est ainsi que la musique a survécu, et s’est même répandue, grâce à l’enseignement de Jean Gauffriau, à l’école de musique, créée par Fernand Guériff. Après un laps de temps, il fut, à nouveau, possible de voyager, même dans des conditions incertaines. La paix ne règne pas partout, ni toujours. Lors de voyages, dits « de tourisme », à l’étranger, des participants, nazairiens et nantais, se sont trouvés en situation difficile, à Prague, en 1968, les 21 et 22 août, comme vous pourrez le lire. Certains articles sont le fruit de recherches approfondies. Ainsi en est-il de celui qui traite de la question de l’insalubrité de la Brière, aux XVIII et XIXes siècles, et de celui qui recense les moulins à vent de Mesquer, explorés par une spécialiste de cette localité et de ses environs. Le plan humain, plus personnel, est aussi évoqué, tant il est vrai que les guerres ne détruisent pas tout. Heureusement, tout revit, grâce aux « hyménées et paternités de guerre » dont il est fait mention. Grâce, aussi, à cette jeunesse, encore marquée par les récits de leurs grands-parents, et, pendant longtemps, instruite dans des internats. Les bâtiments, vus de l’extérieur, paraissaient un peu mystérieux. L’auteur nous fait pénétrer dans l’un d’eux, le petit séminaire. La vie de Guériff de Lanouan est originale, racontée dans un style alerte, teinté d’un humour discret. Récit passionnant, historique et fort distrayant. Enfin, un peu d’exotisme dans l’espace et le temps, apporte, en longeant les côtes d’Afrique, un changement de climat. Et, si, à la veillée, l’envie vous prend d’un jeu de société qui a fait ses preuves, les règles du bézigue sont à votre disposition, jeu longtemps en faveur, avant cette invention qui impose silence, en captant l’attention : la télévision. Préférez -vous les livres que nous vous recommandons ? Quand on vous dit que nos articles sont variés. Christiane Marchocki Présidente de l’APHRN
1e page de couverture : La cour du collège Aristide Briand de Saint-Nazaire, après-guerre. (Archives municipales de Saint-Nazaire)
Histoire & Patrimoine n° 86 — avril 2016
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A . P. H . R . N
Association Préhistorique et Historique de la Région Nazairienne
Agora (case n° 4) 2 bis avenue Albert de Mun - 44600 Saint-Nazaire aphrn.asso@gmail.com - http://aphrn.fr - Tél. 06 62 58 17 40 HISTOIRE & PATRIMOINE n° 86 - avril 2016 Editeur : A.P.H.R.N Directrice de la publication : Christiane Marchocki Maquette/Mise en page : Tanguy Sénéchal Impression : Pixartprinting Dépôt légal : 2e trimestre 2016 N° ISSN : 2116-8415 Revue consultable aux Archives de Loire-Atlantique sous la cote Per 145
Contribuez à la revue HISTOIRE & PATRIMOINE Vous vous intéressez à l’histoire, et, en particulier, à l’histoire de notre région ? Vous souhaitez apporter votre témoignage sur une époque, aujourd’hui révolue ? Vous possédez des documents, ou objets, anciens (écrits, photos, dessins, peintures, tableaux, sculptures, objets divers), qui pourraient faire l’objet d’une publication ? Vous aimez écrire, raconter, transmettre, ce qui vous intéresse, ou vous tient à coeur, et qui a trait à l’histoire locale ? L’APHRN vous propose de publier vos écrits, ou documents, ou de transcrire vos témoignages, dans la revue HISTOIRE & PATRIMOINE. Téléphonez-nous, au 06 62 58 17 40, ou écrivez-nous, à l’adresse ci-dessous, ou, tout simplement, adressez-nous, directement, votre texte, sous forme numérique. Vos propositions seront examinées avec la plus grande attention et soumises au conseil de direction de l’APHRN, qui vous répondra dans un délai d’un mois, maximum. Adresse électronique : aphrn.asso@gmail.com - Adresse postale : APHRN – Agora (case n° 4) – 2 bis av. Albert de Mun - 44600 Saint-Nazaire
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— Histoire & Patrimoine n° 86 avril 2016
SOMMAIRE HISTOIRE & PATRIMOINE n° 86 — avril 2016
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Éditorial
Christiane Marchocki
Apprendre dans les baraques
Les collèges de Saint-Nazaire après la guerre de 1939-1945 Daniel Sauvaget
P. 30
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Souvenirs d’un jeune réfugié nazairien - 1940-1945 (1e partie)
Paul Correc
Jean Gauffriau - enseignant, musicien, compositeur Patrick Pauvert
Des Nazairiens, et des Nantais, à Prague, pendant l’invasion du Pacte de Varsovie Michelle Speich
P. 63
38
Le Nazairien Guériff de Lanouan (1741-1793)
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La question de l’insalubrité de la Brière, au XVIIIe et au dée
Bernard Tabary
but du XIX siècle - Choc et évolution des représentations d’une zone humide Alain Gallicé
P. 67
P. 93
60
Mémoire vivante - La villa Bambino
63
Hyménées et paternités de guerre
67
Guérande - 1962-1966 - Souvenirs d’un petit séminariste e
84
Moulins et meuniers à Mesquer, aux XVIIe et XVIIIe siècles e
93
Connaissez-vous ce jeu de cartes : le Bésique ?
96
Journal d’un aumônier breton - 1850 (17e partie)
Jean-Louis Vincendeau Grégory Aupiais Gérard Olivaud
Jocelyne Leborgne
(6 et dernière partie)
(2 et dernière partie)
Anne Robion Griveaud Christiane Marchocki
À LIVRE OUVERT 98 98 - Anne de Bretagne, reine à la triple couronne - Christiane Marchocki 99 - Questions d’identité - Pourquoi et comment être Breton - Christiane Marchocki P. 96
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Histoire & Patrimoine n° 86 — avril 2016
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Apprendre dans les baraques Les collèges de Saint-Nazaire après la guerre de 1939-1945
Daniel Sauvaget
On le sait, Saint-Nazaire est redevenue une vraie ville au prix de difficiles conditions d’adaptation imposées par l’héritage des bombardements. D’où le recours à des solutions provisoires, dans le logement, mais aussi dans les équipements et services publics, y compris les écoles et collèges. Le présent article tente de décrire la situation de l’enseignement secondaire dans les années 1950, au temps des baraques. Il traite essentiellement des collèges publics classiques et modernes (Aristide Briand et Manon Roland), tout en offrant quelques brefs aperçus sur l’enseignement technique.
L
a ville de Saint-Nazaire était équipée depuis des décennies de plusieurs établissements d’enseignement secondaire, publics et religieux, lorsque la guerre et les bombardements ont bouleversé les conditions d’enseignement. Elle ne disposait pas de lycée, catégorie d’établissement prise en charge par l’État, mais de deux collèges publics entièrement dépendants de la commune. À côté du collège de garçons, qui s’était développé au cours des années 1860/1870, la municipalité avait fondé un collège de jeunes filles en 1911. Une École primaire supérieure de jeunes filles, l’E.P.S. Sévigné, fonctionnait aussi à Saint-Nazaire – une E.P.S. de garçons avec internat recevait de jeunes Nazairiens
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à Savenay, dans le périmètre de l’École normale. Les E.P.S. étaient destinées aux bons élèves des couches populaires susceptibles d’intégrer l’administration et l’enseignement ; l’État français les supprimera en 1941 (en même temps que les E.P.C.I.) pour les intégrer dans les collèges modernes. L’enseignement technique était représenté essentiellement par une importante E.P.C.I. (École pratique de commerce et d’industrie) inaugurée en 1907, qui a fourni notamment des cadres à l’industrie nazairienne. Le collège de garçons reçut en 1920 le nom d’Aristide Briand, le grand homme politique qui y avait été lui-même élève autour de 1876 – un hommage rare, car il était encore vivant.
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Souvenirs
d’un jeune réfugié nazairien 1940-1945
(1ère partie) Paul Correc
Je me souviens de la maison à Saint-Nazaire, au 19 de la rue Gauloise, à deux pas du Dolmen, où je suis né le 5 octobre 1936 et dans laquelle j’ai vécu jusqu’en 1942.
C
’était une maison à deux étages, dont les fenêtres à balcons ouvraient sur la rue. Au rez-de-chaussée habitaient les propriétaires, avec leur fils célibataire. Nous habitions un logement de 3 pièces au premier étage, dont le séjour-cuisine donnait sur la cour, tandis que les 2 chambres donnaient sur la rue. Au 2ème habitait une femme seule, une Anglaise très gentille. Un couloir, dans le prolongement de la porte d’entrée
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de l’immeuble, donnait accès à une cour cimentée, dans laquelle il y avait un cerisier.
L’avant-guerre, à Saint-Nazaire Il faut se rappeler le contexte de cette époque. Les grandes grèves de 1936 et le « Front populaire » venaient d’apporter un peu de bien-être aux ouvriers, notamment les premiers congés payés.
Oh ! Bien sûr, ce n’était pas cinq semaines, voire six semaines comme aujourd’hui, mais c’était malgré tout extraordinaire, car jusque là, les ouvriers n’avaient jamais eu de vacances, mis à part les dimanches et les jours de fête. Les journées de travail de ces derniers étaient encore de 10 à 12 heures, dans des conditions souvent très pénibles pour des salaires très bas, permettant de survivre plutôt que de vivre convenablement.
Ci-dessus : Quartier de la gare de Saint-Nazaire, après un bombardement. Au fond : les chantiers navals.
(Collection particulière)
Page de gauche : Tribunal de Saint-Nazaire, partiellement détruit par les bombardements. ( Collection particulière)
Ce début d’amélioration des conditions de vie des Français et des Nazairiens en particulier, ne dura malheureusement que trois années. En effet, lorsque la guerre éclata entre la France et l’Allemagne, et que la mobilisation générale s’ensuivit, les projets de chacun tombèrent à l’eau et il devint très difficile d’envisager sereinement l’avenir. Mon père, inscrit maritime, fût appelé à l’arsenal de Lorient, puis revint rapidement à Saint-Nazaire et embarqua sur un dragueur de mines. C’était un gros chalutier en bois réquisitionné par la Marine nationale et armé de canons. Beaucoup plus tard, il dira que la coque du navire émergeait à peine de l’eau, tant l’armement embarqué était important. Je me souviens vaguement avoir accompagné mon père au port avec ma mère, alors qu’il passait le sas. Je n’avais que 4 ans, mais j’ai toujours gardé à l’esprit, des images1 de ces instants si particuliers pour un enfant. C’était un jour de grand mauvais temps, il pleuvait, il faisait presque noir et le bateau de mon père avait un gros canon. Il s’appelait le « Nazareth ».
Sous les bombardements... Comme on le sait, la France, non préparée pour une telle guerre, capitula très vite. Les Allemands envahirent le pays et s’y installèrent. À la débâcle, mon 1 - Images que je dois, peut-être, davantage à ma mère, qu’à ma propre mémoire.
père quitta Lorient, revînt à la maison et trouva du travail aux chantiers de Penhoët. Cependant, la vie devenait difficile à Saint-Nazaire ; les Allemands s’y installèrent et les bombardements aériens fréquents firent des ravages. Je me souviens très bien de ces bombardements. Tout d’abord, une sirène annonçait l’arrivée des avions. C’était un son strident qui s’amplifiait, durait, puis diminuait, semblait vouloir s’arrêter, mais repartait encore une fois, puis plusieurs fois avant de s’arrêter enfin. Beaucoup de propriétaires avaient renforcé leurs caves pour en faire des abris et y laissaient des bancs et des chaises à demeure. Lorsque les sirènes annonçaient un bombardement la nuit, mes parents me réveillaient rapidement, m’enveloppaient dans une couverture, puis nous descendions le plus vite possible à la cave, avec une valise qui restait prête en permanence. Nous retrouvions les propriétaires, la dame anglaise et des voisins qui n’avaient pas d’abris. Nous attendions ainsi, angoissés, éclairés par des bougies ou des lampes de poche. Mon père quant à lui remontait se coucher. Était-ce une bravade ? Les avions arrivaient, nous entendions leurs bourdonnements qui s’amplifiaient, puis le bruit saccadé des canons allemands anti-aériens (D.C.A). Le bombardement commençait ; nous entendions alors les explosions sourdes des bombes. J’étais terrorisé, je me cachais dans les bras de ma mère qui avait sans doute aussi peur que moi
et je tressautais à chaque explosion. Quelquefois, elles se rapprochaient et les gens faisaient leurs commentaires, sans faire attention à moi : « Ah ! ce n’est pas tombé loin cette fois » ou, « encore une qui n’était pas pour nous ». Je ne sais pas dire aujourd’hui combien de temps duraient ces bombardements, mais je m’en souviens fort bien. Les avions s’éloignaient enfin ; le tir des canons s’espaçait, puis le silence revenait. Les gens recommençaient à parler. Tous attendaient avec impatience la sirène annonçant la fin du bombardement. Mon père descendait alors nous chercher et je finissais la nuit dans le lit de mes parents. Au cours de ces années terribles, ma mère dut se faire opérer d’une hernie ; c’était important et il fallait qu’elle entre en clinique rapidement. Mon père me confia à ma tante Henriette, sœur de ma mère qui, veuve, tenait un café/pâtisserie place de Sautron. Cet établissement s’appelait « le foyer » et existe toujours aujourd’hui, mais ne s’appelle plus ainsi. Pendant le séjour de ma mère à la clinique « Jago », devenue clinique mutualiste près du jardin des plantes et aujourd’hui désaffectée, un bombardement de grande intensité eut lieu. Ma tante n’avait pas eu le temps de nous préparer, ma cousine Paule et moi et, alors que nous descendions à la cave, une bombe est tombée près de la maison. Nous nous trouvions à cet instant sur le palier du 1er étage, lorsque nous fûmes projetés dans l’escalier par le souffle de l’explosion,
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Jean Gauffriau
enseignant musicien compositeur Patrick Pauvert
Jean Gauffriau est né à Paris le 17 juin 1931. Jusqu’en 1945, il vit chez sa grandmère à Luçon en Vendée. Tout jeune, il entre à l’harmonie de Luçon, et apprend la clarinette, en même temps que le solfège, au sein de cette formation amateur.
À
14 ans, retour à Paris pour les études. Après le baccalauréat, il entre à l’école normale pour apprendre le métier d’instituteur. La musique, c’est sa passion. Seul, en autodidacte, il se met au clavier et étudie l’harmonie et la composition. Il joue aussi de la flûte à bec, ainsi que de la contrebasse à cordes. En juillet 1952, il rencontre Janine et se marie à Paris. Deux enfants naîtront, Jean-Michel et Anne.
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Des Nazairiens et des Nantais à Prague pendant l’invasion du Pacte de Varsovie (20 et 21 août 1968) Michelle Speich
Après avoir entendu raconter par les anciens de nos familles ou nos amis et voisins leurs vies pendant la Première Guerre mondiale, la Deuxième Guerre mondiale ou encore avoir connu les drames des guerres coloniales ou de la guerre d’Algérie pour ma génération, que nous restait-il, jeunes Français ou surtout Françaises (qui ne faisions pas de service militaire), atteignant vingt ans au début des années 1960, pour nous transcender et nous donner des émotions fortes après cela quand l’aventure, la découverte, le dépassement nous attiraient ?
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D
ans mon cas, ce fut un attrait irrésistible pour le Rideau de fer qui séparait alors l’Europe en deux blocs : l’Ouest sous influence américaine et l’Est sous domination soviétique. Les échanges et voyages y étaient difficiles, voire impossibles. Je ne rêvais alors que de le voir, au minimum, et de le franchir, si possible. Mais quand ? J’aurais d’abord à étudier et à gagner ma vie. Ce Rideau était concrétisé par des lignes de barbelés séparées par des no man’s land avec de la végétation naturelle au milieu, des champs de mines et des miradors armés de mitrailleuses du côté soviétique. Du côté occidental, il y avait de nombreux postes d’observation. Seuls les oiseaux et insectes pouvaient alors s’y rendre librement. Dans nos lycées, nous avions évidemment, pour ceux qui avaient eu la possibilité ou la chance d’aller jusqu’au baccalauréat, étudié et parfois survolé en histoire et géographie toute l’Europe physique, économique et politique, en insistant davantage sur la partie occidentale du continent. Nous étions encore trop près de la fin du second conflit pour avoir rénové les programmes avec le recul suffisant. Quand notre professeur d’histoire-géographie de classe de terminale nous disait en cours en 1960 : — « Au cours de la récente guerre », je me disais, très étonnée : — « Mais c’est très loin dans le temps, j’étais encore petite en 1945 ». L’Europe danubienne et balkanique tout comme l’Empire ottoman, surnommé « l’Homme malade de l’Europe », me passionnaient. Je ne comprenais pas grand-chose au problème très complexe des nombreuses minorités en dehors du fait qu’elles pouvaient être la cause de conflits. Mes connaissances demeuraient insuffisantes, d’autant plus que nous n’avions pas eu de télévision et voyagions peu dans notre jeunesse. Donc des mondes à la fois proches, étranges, différents à découvrir quand l’occasion s’en présenterait. Était-ce par atavisme, j’ignorais pourtant presque tout de mes origines en ce temps-là, dès l’adolescence, je fus attirée essentiellement dans mes lectures extra-scolaires par des livres d’histoire, traitant plus particulièrement de l’Empire austro-hongrois au point d’en connaître mieux l’histoire que celle de mon propre pays ? J’y consacrais
mon argent de poche dès les années cinquante en achetant d’abord le livre d’Egar Cesar Comte Corti1, mon premier livre chéri personnel, toujours en ma possession, non réédité actuellement, que mon frère relia pendant les travaux manuels du lycée de Saint-Nazaire après lui avoir recommandé d’y apporter tous ses soins, plusieurs livres de Joseph Roth dont notamment : La Marche de Radetzky (1932) où l’on assiste à la désagrégation de la monarchie austro-hongroise ou la Crypte des Capucins (1938), son dernier roman lors de son exil à Paris, décrit la fin d’un monde, celui du vaste Empire austro-hongrois qui s’est écroulé après la mort de l’Empereur François Joseph et davantage encore après la défaite de la Première Guerre mondiale. Ultérieurement en Autriche, je me procurerai celui de Brigitte Hamann2. Et cela me passionna jusqu’à aujourd’hui où des livres très récents font le point sur ces pages capitales de l’histoire centre-européenne, jamais encore analysées en détail et en français3,4. En Tchécoslovaquie, de 1948 à 1954, une chape de plomb tomba sur la société tchèque. Environ 250 000 personnes perdirent leur emploi et 100 000 furent jugées. Ce fut l’époque du fameux procès Slansky (20-27 novembre 1952) immortalisé par le film L’Aveu de Costa Gavras en 1970 avec Yves Montand et Simone Signoret… L’antisémitisme et la lutte contre le catholicisme (à cause du Vatican) se développèrent. On ne compta officiellement que 232 condamnations à mort, mais des dizaines de milliers de détenus furent expédiés dans des camps de travaux forcés. La fermeture de nombreux couvents et monastères et un redoublement des persécutions religieuses furent ordonnés. À l’intérieur même du parti, les « trotskistes » et les « titistes » furent progressivement éliminés5. J’y constaterai de visu que les églises étaient à l’abandon, vides, et que le pays était déchristianisé à mon 1 - Egon Cesar Comte Corti — Élisabeth. Impératrice d’Autriche. Payot — Paris, 1950, 468 pp. 2 - Brigitte Hamann — Elisabeth. Kaiserin wider Willen. Almathea.- Wien (Vienne — Autriche), 1982, 659 pp. 3 - Jean-Paul Bled — l’Agonie d’une monarchie. Autriche-Hongrie 1914-1920. Tallandier, 2014, 464 pp. 4 - Antoine Marès — Edvard Beneš. Un drame entre Hitler et Staline. Perrin, 2015, 502 pp. 5 - http://www.clio.fr/chronologie/chronologie_republique_tcheque.asp.
premier séjour. En 1956, les émeutes ouvrières de Poznan, puis le soulèvement hongrois d’octobre, fournirent aux staliniens tchèques le prétexte d’une forte réaction et de répressions. Les réformistes les plus bruyants furent éliminés et Prague soutint fermement l’intervention soviétique en Hongrie. Néanmoins, de 1963 à 1967, la société tchèque se transforma rapidement. Une mentalité plus individualiste et consumériste fit son apparition. Les voyages à l’Ouest devinrent plus faciles. En dépit de la censure, écrivains, journalistes, artistes, chercheurs et universitaires permirent de desserrer peu à peu le carcan idéologique. On redécouvrit Kafka et la philosophie « bourgeoise ». Milos Forman, Vaclav Havel et Milan Kundera acquirent une renommée internationale. Des économistes suggérèrent la réintroduction partielle de l’économie de marché dans le système socialiste (voir note de bas de page n° 5). Dans la nuit du 12 au 13 août 1961, le Mur de Berlin fut érigé, un des symboles de la guerre froide, mur de la honte. Tout en débutant mes études de Pharmacie par un an de stage au Pouliguen dans une officine en août 1961, je suivais alors parallèlement un cours du soir d’allemand à l’Université populaire du centre Marceau de Saint-Nazaire et les premiers cours de la rentrée y furent naturellement consacrés. Grand intérêt et inquiétude de chacun de nous, on parlait tellement souvent de la bombe atomique qui nous menaçait d’anéantissement. À cette époque, j’étais abonnée à un journal publié en Allemagne de l’Est (RDA) en français pour les lycéens et étudiants. Tout le monde à l’Est y était beau, tout le monde y était gentil dans ce journal pour « pionniers », je ne me rappelle pas son titre exact. Cela éveillait mon sens critique, pas forcément dans la meilleure direction, et je me posais bien des questions d’abord sur nous. Je comparais nos modes de vie d’après ce qui y était décrit, regrettant ne pas avoir eu la vie de ces jeunes pionniers de l’Est européen, sportifs, au grand air, en camps de vacances, genre scouts. J’enjolivais leur situation. Et puis les années passèrent jusqu’à arriver au début de 1968. Page de gauche : Tchécoslovaques arborant leur drapeau national, passant près d’un char soviétique incendié, à Prague. (The Central In-
telligence Agency — 10 Soviet Invasion of Czechoslovakia)
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Le manoir de Beauregard, à Saint-Nazaire, maison natale de Guériff de Lanouan, vers 1950
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(Archives municipales de Saint-Nazaire)
Le Nazairien Guériff(1741-1793) de Lanouan Bernard Tabary
Quand j’ai commencé à écrire Bastien d’Escoublac (il y a longtemps : le premier tome est paru en 2007 ; il était rédigé depuis des mois, sinon des années), j’ai plongé crânement dans la foisonnante Histoire de la Révolution Française, aussi profond que j’ai pu, pas trop quand même, parce que j’étais un historien novice – pour ne pas dire puceau – et que je n’avais pas vraiment envie de me noyer…
T
rop d’information déroute, décontenance, abasourdit… Et j’ai découvert une sorte d’OVNI, un certain Guériff de Lanouan, qui, avec son compère – autre OVNI – Thomas de Caradeuc, venait mettre le siège devant Guérande avec quatre ou cinq mille insurgés, la plupart paysans (que les documents officiels de l’époque, avec leur objectivité légendaire, appelaient brutalement des brigands). Guériff prenait la ville presque sans coup férir, supprimait les opérations de conscription (ce qui arrangeait diablement mon personnage Bastien, qui ne voulait pas aller à la guerre), et gérait tranquillement la ville pendant une semaine et demie, avant de se réfugier en Brière pour éviter un affrontement sanglant avec l’armée du (déjà) redoutable colonel Beysser. Cela se passait en mars 1793. La Vendée (Loire-Inférieure côté sud-Loire, Vendée proprement dite, Maine et Loire – les Mauges –, une partie du Poitou) était en pleine fermentation et explosait : une véritable guerre, acharnée, impitoyable, horrible… Plus tard, la Bretagne et le Maine… chouannaient, inventant ce qu’on appellera plus tard la guérilla – une multitude d’accrochages brefs et intenses dans un environnement de bocage très propice aux embuscades et aux traquenards.
Pourquoi ? Parce que les tenants de la république naissante étaient en train de transformer radicalement – de tournebouler – l’ordre établi. Le monde à l’envers ! Ils tuaient le roi – le roi de droit divin –, en lui coupant le cou comme à un bandit de grand chemin. Ils changeaient la religion en voulant imposer un serment patriotique aux prêtres et en poursuivant (puis arrêtant, puis emprisonnant, puis expulsant, puis assassinant…) les réfractaires, non-jureurs, les bons prêtres. Ils remplaçaient les provinces par les départements, les paroisses par les communes, le calendrier grégorien (le normal, le connu, avec des semaines de 7 jours) par le calendrier républicain (avec des décades de 10 jours – plus de dimanches, plus de Noël, plus de Pâques… plus rien !) Ils voulaient envoyer les jeunes faire la guerre aux frontières ; pour défendre quoi ? Le pays ? Même pas ! Pour défendre des idées, des idées révolutionnaires ! Ils étaient en train de tout casser chez nous, ils voulaient que nos jeunes aillent tout casser chez les autres !… De quoi tomber fou furieux ! La France était un chaudron en ébullition. Et Guériff de Lanouan là-dedans ? Eh bien ! Parlons de Guériff…
François-René-Marie Guériff de Lanouan En 1793, il a déjà 52 ans. François-René-Marie Guériff de Lanouan est né en 1741 au château de Beauregard, dans la campagne nazairienne. Le château, plutôt un manoir ou ce qu’on appelait alors une maison noble, existe toujours, au Point-du-jour, dans le quartier de L’Immaculée, à deux pas du Leclerc et du Décathlon. En 1774, à 33 ans, il épouse sa cousine Françoise-Charlotte Guériff de Launay, qui lui donne son premier fils, François-Yves, en 1778, puis meurt peu après (elle n’a que 23 ans). Déjà veuf ! Il se remarie en 1784 avec Marguerite de L’Estourbeillon (native de Montoir) qui lui donne quatre autres enfants : François-Marie en 1785, Josèphe-Honorée début 1786, Louis-Joseph fin 1786, enfin Marie-Joséphine en 1789. Après quoi elle meurt, à 29 ans. De nouveau veuf ! À Beauregard, même si on fait plutôt partie de la petite noblesse, on n’est pas pauvre. Le domaine est vaste et comprend une ferme, des vergers, des vignes, des prairies. Le seigneur de Beauregard possède d’autre part quatre métairies, deux moulins, 31 œillets de marais salants (probablement du côté de l’actuel hippodrome de Pornichet) et plusieurs maisons – trois à Guérande
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La question de l’insalubrité de la Brière au XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle Choc et évolution des représentations d’une zone humide Alain Gallicé
Au xviiiesiècle et au début du xixe siècle, les projets d’aménagement du Brivet puis, surtout, les projets et la réalisation du dessèchement des marais de Donges se sont accompagnés d’argumentaires tant pour les justifier que pour les combattre.
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armi les diverses raisons avancées par les promoteurs des travaux figure, en bonne place, la lutte contre l’insalubrité du territoire. En réponse, leurs opposants répliquent en dénonçant l’inanité d’un tel propos et en affirmant hautement qu’au contraire le territoire est parfaitement salubre. Des opinions aussi tranchées conduisent à s’interroger : les marais de Donges, ainsi que ceux de La Boulaie et de Grande Brière Mottière, étaient-ils alors défavorables ou non à la santé des hommes et de leur bétail ? Après avoir exposé la position des uns et des autres, nous étudierons quelques rapports de médecins qui permettent de dresser un état sanitaire moins empreint de polémique et plus au fait des réalités sanitaires. L’un de ces rapports répond à une enquête menée par le conseil de salubrité de Nantes. Par le jeu des questions posées, elle contribue à renouveler la notion de l’insalubrité des marais, puisqu’en accord avec le discours médical de l’époque, la santé publique dans ces zones, loin d’être dans la seule dépendance des eaux croupissantes desquelles émanerait un « mauvais air », serait en fait déterminée par les conditions de vie des populations. Enfin, nous nous interrogerons pour
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comprendre pourquoi la question de l’insalubrité ou de la salubrité est restée largement polarisée sur cette seule caractérisation du territoire et n’a pas cessé d’être un argument péremptoire asséné par les uns et les autres.
Insalubrité versus salubrité : le choc des argumentaires L’argumentaire des partisans du dessèchement Le 19 février 1769, dans une requête, qu’il adresse aux états de Bretagne, visant à faire creuser un canal, « pour renouveler l’ancien étier de Méan absolument comblé depuis la fin du siècle dernier », et diverses douves qui lui seraient associées, le marquis de L’Estourbeillon, seigneur du Bois-Joubert en Donges, expose ainsi les avantages qu’il y a à attendre de la réalisation de son projet de dessèchement : « Ce serait, nos seigneurs, tirer, en quelque sorte, ces marais du néant que de faire ce canal. Le bien de l’humanité, le bien de l’agriculture, le bien du commerce vous y convient. Les eaux cessant de croupir sur ces marais,
surtout pendant les chaleurs, l’air des environs et des paroisses voisines en deviendra plus sain, les riverains ne gagneront plus des maladies souvent funestes, ou des infirmités habituelles en fauchant dans l’eau et dans la boue de mauvaises herbes, qu’ils sont souvent obligés de porter au rivage pour les faire sécher affin d’en nourrir leurs bestiaux, pendant la mauvaise saison ; la cessation du croupissement des eaux laissera des terrains très vastes propres au pacage1. » Pour L’Estourbeillon, le malsain est associé à la terre humide et à l’infection de l’air puisque lors des chaleurs, les eaux croupissantes, l’air qu’elles génèrent et le travail qui ne peut être effectué que dans la boue sont sources de maladies graves et d’infirmités. À partir d’un tel 1 - Arch. dép. Ille-et-Vilaine, C 4917 ; et encore le 6 juillet 1775, Arch. dép. Loire-Atlantique, C 111, procès-verbal de levée du plan figuratif et d’audition des prétendants droit p. 94, où L’Estourbeillon évoque des « maladies, malheurs et inconvénients », et un « air malsain » qui sont les conséquences du long séjour des eaux. Dans son Mémoire au sujet de la Brière et des marais de la vicomté de Donges, paru en 1776, L’Estourbeillon fait encore allusion à des « maladies ou des infirmités quelquefois funestes » ou encore à une mortalité consécutive à des « maux de jambes, de [s] flux de sang, ou d’enflure ou de rhumatismes » pouvant provoquer la mort, ibid, C 112, ibid. Br in 4e, 1333/2 et in 8e 830, p. 9 ; voire encore le « traité de Rennes », du 8 décembre 1776, conclu par la Compagnie de Bray, ibid., C 112.
“ Ce que l’on sait moins c’est qu’en dessous de ces bureaux, en sous-sol de la falaise, se trouve un vaste bunker, très bien équipé, qui fut le poste de commandement de la cinquième « Marine Falk Brigade », qui contrôlait l’entrée de l’estuaire, depuis une tour de béton de 18 mètres de haut, imitant grossièrement une tour crénelée médiévale. ” Tour fortifiée d’observation, près de la villa Bambino, érigée par les Allemands au cours de la Seconde Guerre mondiale. (Collection particulière)
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Mémoire vivante
La villa Bambino Jean-Louis Vincendeau
Quelle relation entre la mémoire « vivante », en train de vivre et son origine locale, son lieu d’ancrage, sa destination d’adoption ? À partir de quelles représentations la mémoire peut-elle se dire vivante ?
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ur le chemin côtier de Saint-Marc et dans un terrain ombragé de 2450 m2, une petite villa, qui se nommait au départ Ker Falaise, ne se fait pas particulièrement remarquer. Elle devait faire partie du parc du petit château XIXe siècle, le Château Lourmand, et se trouvait être la maison du jardinier.
Vaste bunker et tour « crénelée » Auparavant, ce château aurait pu s’appeler le Château du Crépelet. Le Crépelet était le nom du ruisseau autour duquel s’était regroupé le cœur ancien du village, ce ruisseau a été canalisé et passe depuis sous les rues et habitations. Le nom actuel vient de la fin du XIXe siècle où de nombreuses maisons sont venues grossir le bourg, on lui choisit alors le nom du saint à qui la chapelle du bourg était dédiée. Ainsi, lorsqu’on y regarde d’un peu près, la toponymie1 peut réserver des surprises. Durant la Seconde Guerre mondiale, le château servit de kommandantur, comme le château de Port-Cé, ici, l’endroit étant plus stratégique, les officiers allemands firent construire une tour fortifiée à proximité. À un moment de son histoire cette villa changea de nom pour adopter celui actuel de Villa Bambino. Ce que l’on sait moins c’est qu’en dessous de ces bureaux, en sous-sol de la falaise, se 1 - La toponymie : (du grec tópos, τόπος, lieu et ónoma, ὄνομα, nom), , ici on peut parler de microtoponymie..
trouve un vaste bunker, très bien équipé, qui fut le poste de commandement de la cinquième « Marine Falk Brigade », qui contrôlait l’entrée de l’estuaire depuis une tour de béton de 18 mètres de haut imitant grossièrement une tour crénelée médiévale.
Patio, « dolce vita » et « Kapitän-zur-See »... Les formes d’existence contrastées entre la « Villa Bambino » évoquant une « dolce vita » et le très sérieux « Kapitän-zurSee » Karl Conrad Mecke ,se superposent et fusionnent à contre-courant. En 1942 les officiers de marine occupèrent le
château et firent construire des bureaux pour une superficie de 24 sur 25 mètres, juste à côté tout près de la petite villa et reliés à elle par un corridor. Cet ensemble de bureaux est distribué autour d’un patio. Ici, le lieu est le support de rêveries historiques et devient vivant si on « l’anime », au sens où l’on peut lui redonner une âme. Pour illustrer ce propos, on peut partir des histoires de la « Poche » nazairienne par exemple, cela peut nous amener à créer une fiction et donc du contenu bien vivant, avec des effets sur le réel indirect dans la catégorie d’humanité.
Le château Lourmand, à Saint-Marc, au début du XXe siècle
(collection particulière).
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LA GRANDE GUERRE
Hyménées et paternités de guerre Grégory Aupiais
Dès l’immédiate après-guerre, nombreux furent les combattants connus mais plus souvent inconnus qui laissèrent à la postérité, directement ou par procuration littéraire, le récit des événements dont ils avaient été les témoins privilégiés.
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ès l’immédiate après-guerre, nombreux furent les combattants connus mais plus souvent inconnus qui laissèrent à la postérité, directement ou par procuration littéraire, le récit des événements dont ils avaient été les témoins privilégiés. En effet, au-delà des textes désormais passés à la postérité, ce fut autant de Ferdinand Bardamu, de Jacques Larcher ou de Paul Bäumer mais anonymes cette fois qui publièrent
Ci-dessus : Alexandre Richeux et un compagnon d’armes. Page précédente : Dessin d’Alexandre Richeux dans son cahier de conscrit. (Sources : archives privées)
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leurs mémoires afin que le souvenir de l’indicible ne s’efface pas pour les générations présentes et futures1. Cet épisode de catharsis collective intervint de plus du vivant de leurs auteurs, ce qui atteste qu’ils furent au moins un temps écoutés, à défaut d’être entendus, dans le tumulte des années folles. 1 - Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, Paris, Gallimard (coll. Folioplus Classiques), 2006 ; Roland Dorgeles, Les Croix de bois, Paris, Albin Michel, 2014 ; Erich Maria Remarque, A l’Ouest, rien de nouveau, Paris, Stock, 2009.
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Ces journaux, mais également les corpus de lettres, connurent même un véritable regain d’intérêt à l’extrême fin des années 90, à mesure que disparaissaient inexorablement les derniers témoins directs du conflit2. Cependant, si toutes les familles françaises à peu de choses près furent touchées par la Première Guerre mondiale, il n’y eut pas nécessairement un Louis Barthas dans chacune d’entre-elles et l’immense majorité des anciens combattants resta silencieuse, voire même prostrée dans un profond et douloureux mutisme3. La montée progressive des tensions sur la scène internationale à partir du dernier tiers du xixe siècle puis la cristallisation progressive des oppositions autour de deux blocs antagonistes, Triple Alliance (Allemagne, Autriche-Hongrie, Italie) d’une part et Triple Entente (France, Russie, Royaume Uni) d’autre part, construisit en l’espace de quelques décennies les principaux rouages du mécanisme déclencheur du premier conflit mondial. Une machine infernale dont les opinions publiques prirent d’ailleurs assez vite conscience du caractère inéluctable. En effet, l’entrée en guerre de la France, le 3 juillet 1914, suscita une adhésion aussi massive que silencieuse comme le souligna d’ailleurs l’historien Marc Bloch dans ses mémoires de guerre : « les hommes pour la plupart n’étaient pas gais ; ils étaient résolus, ce qui vaut mieux »4. De fait, le nombre de réfractaires ne dépassa pas le pourcentage de 1,5 % des mobilisables traduisant concrètement l’engagement total de la nation dans le conflit, d’autant que la population civile fut en parallèle structurellement peu touchée. La mobilisation s’étendit de la classe 1887 à 1919. Elle atteignit même dans certaines jusqu’à 90 % de la population masculine. De plus, outre les contingents issus de la conscription, il faut ajouter les engagés, les volontaires étrangers et les troupes coloniales pour aboutir à un effectif théorique total de 8 700 000 soldats. En pratique, il se situa plutôt autour de 5 millions, dont 3 millions de combattants réels. Un tel écart s’explique par l’adjonction à cet ensemble des unités de l’intérieur, aussi diverses que parfois inattendues, comme les gardes voies ou les ouvriers agricoles. Toutefois, aussi paradoxal que cela puisse paraître, le caractère massif de cette démographie martiale ne contribua pas à libérer la parole des soldats. A quoi bon en effet témoigner de cette multitude et replonger la génération « bleu horizon » dans cette horreur qui ne les quittait désormais plus. Une part d’ombre qu’ils ne pouvaient partager avec ceux de l’arrière, cette société civile qui ne voulait pas les croire et prendre la mesure de leur détresse morale, y compris jusque dans la sphère familiale. 2 - Étienne Tanty, Les Violettes des tranchées, lettres d’un poilu qui n’aimait pas la guerre, Éditions Italiques, Paris, 2002 ; Jean-Pierre Guéno et Yves Laplume (dir.), Paroles de Poilus. Lettres et carnets du front, (1914-1918), Paris, Librio, 1998. 3 - Louis Barthas, Les carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, 1914-1918, Paris, La Découverte, 1997. 4 - Marc Bloch, Souvenirs de guerre, 1914-1918, Paris, Armand Colin, 1969.
Guérande, 1962-1966
Souvenirs d'un petit séminariste (6e et dernière partie) Gérard Olivaud
« Fabriquer des souvenirs, ça sert à rien, mais ça tient chaud ! » Aldebert
Chapitre 14 : Récréations et promenades
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n sixième, nous restions sur la cour, les grands, par affinité ! Des groupes de deux ou trois quadrillaient la cour comme la laine sur le métier à tisser, en discutant depuis la chapelle jusqu’au billodrome, à l’ombre des grands tilleuls, dans le sens de la largeur, ou en longueur depuis le grand mur qui jouxtait la route de Saint-André jusqu’à mi-cour. Quand ils se rencontraient à l’intersection des deux trajets, il y avait embouteillage ! Si l’attroupement était plus important, on restait sur place. Le surveillant n’était jamais loin au cas où ! Les plus jeunes occupaient l’autre côté de la cour, celle qui donnait sur la route d’Escoublac pour les grandes récréations, celle de l’après-déjeuner en particulier. Balles au prisonnier, épervier, délivrance, béret en début de sixième ! Patins à roulettes dès la fin de la première année et pendant toute la cinquième. Parfois à l’abri, sous le préau neuf, car ses dimensions permettaient multiples figures et surtout sa caisse de résonnance un tintamarre de tous les diables. Gamelles, carambolages, cris, rires, genoux écorchés ! Par la suite, l’espace s’est ouvert plus largement. Nous pouvions utiliser le nouveau terrain de foot qui avait remplacé le jardin au-delà de la cour. Les non pratiquants arpentaient en longs allers-retours le large chemin qui entourait ce stade plus que rudimentaire. Sans avoir la permission cependant d’aller jusqu’au cimetière où reposaient, oubliés, quelques illustres professeurs ou supérieurs, tout au bout de la propriété, au fond de la propriété : il existe encore, mais qui s’en souvient.
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Nous avons eu notre période basket sous l’influence des séminaristes Baulois qui jouaient à Escoublac ou, noblesse suprême, le haut du panier, allais-je dire, aux Jongleurs, le club phare de la région. L’économe avait installé en cinquième ou en quatrième, deux terrains en bout de cour face à la chapelle. Dès que la sonnerie indiquait le début de la récréation, on s’empressait de dévaler les escaliers de pierre qui permettaient d’entrer et sortir de classe, pour occuper, les premiers, une partie de terrain, car les places étaient chères. Matches ou tournois pendant les longues récrés et concours de tirs au panier par éliminations pendant les petites. Je me souviens aussi d’une occupation qui perdura au moins deux ans entre la cinquième et la quatrième. Collé à la chapelle, un trou en forme de rectangle, protégé par un muret de pierres sur deux côtés et ouvrant par le troisième, sur la cour par une rampe assez raide. Dans le fond, une porte, qui nous attirait, parce que très mystérieuse. À la hauteur de son linteau, en contrebas du muret, le mur de la chapelle était plus épais de quinze centimètres environ, sans doute pour supporter la charge des murs, créant une sorte de corniche. Elle courait de là, le long du mur, en faisant le tour d’un contrefort, jusqu’à la hauteur du niveau de la cour. Le jeu consistait à sauter du muret sur la saillie et à se coller au mur. Seuls les intrépides osaient s’y risquer ! Une préfiguration de l’homme-araignée en quelque sorte. Ensuite bien sûr il fallait effectuer le voyage retour. Nous avions l’impression de prendre des risques, de voler dans l’espace, d’être des Gaston Rebuffat collés à la paroi ! De côtoyer le mystère avec cette porte en dessous de la chapelle, comme un souterrain recélant quelque secret ! Nous avions raison. Je l’ai appris quand j’ai visité les locaux l’an dernier… C’était la cave !
Moulins et meuniers à Mesquer (2e et dernière partie)
aux XVII e et XVIII
e
siècles
Jocelyne Leborgne
Dans un article précédent1 consacré à la meunerie du XVIIe siècle à Mesquer, j’avais recensé, dans les actes du XVIIe, siècle quatre patronymes de meuniers : (Crusson, Haumon [t], Le Corre, Jonay), or, des recherches dans les minutiers disponibles aux ADLA, m’ont permis de retrouver la trace d’autres lignées meunières, les Gueheneuc et Hougard, qui ont fait tourner les ailes du moulin de Beaulieu, du début des années 1620 jusqu’à 1680 environ. 1
1 - Histoire et Patrimoine, n° 83, avril 2015.
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Connaissez-vous ce jeu de cartes
le Bésigue ?
Anne Robion Griveaud
Lors des veillées d’autrefois, dans les années 1950/1960, nous n’avions pas encore la télévision, et cependant, nous passions des soirées merveilleuses !
T
oute la famille étant réunie autour de la table du séjour, nous jouions à divers jeux de société, notamment au jeu de l’Oie pour les plus jeunes et au « Bésigue » pour les aînés, jeux aussi partagés avec les anciens : grand-tante et grands-parents qui jouaient ou nous regardaient jouer.
Quelle explosion de joie quand nous avions réuni les cartes nous donnant droit à 500 points d’un seul coup d’un seul, probabilité exceptionnelle !
Le Brézin, ce jeu de cartes ainsi nommé dans le centre de la France (l’Indre, le Cher, la Touraine, le Limousin) est davantage connu sous l’appellation « Besigue », son origine remonterait sous le règne de Louis XIV, à la Cour de Versailles, sous le nom de « Hoc ». Il fut surtout pratiqué au dix-neuvième siècle et alors nommé « Bésigue ».
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Évocation du Bésigue à travers des œuvres littéraires De nombreux romanciers français mettent en scène le bésigue : L’écrivain Daphné du Maurier évoque à deux reprises le jeu « Le Bésigue » dans son célèbre et magnifique roman « Rebecca ». Victor Hugo y fait allusion dans « Les Misérables ». Honoré de Balzac le cite également dans « Le Père Goriot ». Jeanne et Julien jouent au Bésigue dans « Une Vie », de Guy de Maupassant, paru, pour la première fois, en 1883. Alphonse Daudet cite le jeu, en 1872, dans Tartarin de Tarascon : « Il entrait faire son bésigue avec le commandant », puis en 1879, dans les Rois en exil : « Un
besigue chinois, le jeu le plus gommeux du monde parce qu’il ne fatigue pas la tête et permet au joueur le plus maladroit de perdre une fortune sans le moindre effort. »
Émile Zola fait de même dans le deuxième chapitre de Nana, paru en 1880. Plus d’un siècle plus tard, le romancier turc Orhan Pamuk y fait également allusion dans Le livre noir. George Sand était passionnée par ce jeu de Bésigue, surtout quand elle résidait dans sa petite maison de Gargilesse. Elle raconte, dans son énorme Correspondance,
qu’elle jouait jusqu’à une heure avancée de la soirée et elle écrivait ensuite toute la nuit, bien souvent ! La pièce de théâtre La Navette d’Henry Becque débute par une partie de bésigue entre Alfred et Antonia : « Quarante
de bésigue. Vous entendez. Je marque quarante de bésigue. » sont les premiers mots de la pièce. En1876, l’écrivain, Joris-Karl Huysmans dans « Marthe » évoque ce jeu de cartes : « Il crevait de dépit, il venait de perdre
trois manches au bésigue et la quatrième était bien compromise, car Bourdeau venait d’annoncer le 250, et comme il avait dans son jeu les deux as d’atout, il annihilait du même coup, pour son adversaire, tout espoir de revanche. »
En 1924, André Gide, dans son œuvre « Si le grain ne meurt » s’exprime ainsi : « Je me souviens avec précision du soir
d’automne où il me prit à part, après dîner, dans un coin du cabinet de mon père, tandis que mes parents taillaient un besigue avec ma tante Démarest et Anna. »
Des artistes peintres ont aussi évoqué ce jeu de cartes dans leurs œuvres En 1880, le peintre Gustave Caillebotte dépeint ce jeu traditionnel français « Le Bésigue » dont le tableau est exposé au Musée du Louvre.
Ci-dessus : Marqueur de points manuel, en bois, du XIXe siècle, pour le jeu de Bésigue. Page précédente : « La partie de Bésigue » - 1880 (Gustave Caillebotte - 1848-1894)
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En 1895, Henri de Toulouse-Lautrec a peint des joueurs de cartes, illustrant une partie de Bésigue.
Des hommes célèbres ont joué aussi à ce jeu Jacques Dreze, célèbre économiste belge, né en 1929. Winston Churchill (1874/1965) jouait et se passionnait pour le Bésigue et comme cet homme d’État britannique et bien d’autres joueurs, ce jeu de société, nous aussi, nous enthousiasmait !
Comment ai-je appris à jouer au Bésigue ? Ma chère grand-tante, Marie-Thérèse, née en 1900, m’a expliqué comment jouer au Bésigue, alors que je ne savais à peine lire, vers l’âge de cinq ans. Ce jeu était aussi pratiqué par mes arrières-arrières-grands-parents.
Que racontions-nous lors de ces veillées ? Pendant les veillées où nous jouions aux cartes, ma grand-tante me racontait la vie de ses grands-parents, ainsi ai-je appris que son grand-père Alexandre, né en 1841, dut laisser son commerce, devant effectuer sa période militaire puis il fut enrôler comme soldat pendant la guerre de 1870. Il confia dès lors son commerce à son frère François, qui n’était pas du tout un homme d’affaires, mais plutôt un poète. Au retour de la guerre de 1870, Alexandre retrouva son commerce en décrépitude, il ne restait que deux fouets pour les chevaux dans le magasin ! Alexandre décida alors de reprendre en main toutes ses activités de tanneur, équarrisseur et son commerce redevint très florissant. Alexandre se levait tôt le matin vers cinq heures pour organiser le travail des employés et celui de l’homme de confiance de la Maison, Léon ; ce dernier menait les chevaux à l’abreuvoir dont la jument grise, il astiquait toutes les lampes en cuivres suspendues au mur, prêtes à être utilisées sur les voitures à cheval. Les deux frères allaient fréquemment sur les routes afin de récupérer, dans les fermes ou châteaux alentour, les peaux des animaux morts (chevaux, bœufs, moutons...) pour le tannage des peaux.
Journal d'un aumônier breton - 1850 (17e partie)
Christiane Marchocki
Fêter la Toussaint, mouillés devant la côte d’Afrique, face à Saint Paul, isolé dans son ministère, à bord d’un navire armé en guerre ne parait pas inspirer la gaîté. La vie est faite de contrastes : grimper un chemin abrupt sous une chaleur africaine est pénible, n’oublions pas que le port de la soutane est obligatoire, le mot « short » n’est pas employé comme nous l’entendons.
C
ependant, certains moments nous font rêver. C’est une vie intense, variée, d’un autre âge, que nous partageons, en imagination. Souhaitons à ce brave homme de continuer sa croisière, jusqu’à Lorient, même si ce n’est pas vraiment de la « plaisance » qui en réalité n’offre pas forcément une vie de sybarite.
1er novembre 1850 Les jours pour moi sont d’autant plus tristes qu’ils perdent davantage en dignité. Les dimanches ressemblent aux jours de la semaine, et les jours de grandes fêtes sont loin de valoir même, le dimanche. La raison en est simple, car les jours ordinaires, je les passe tout entier dans ma chambre. Beaucoup de comparaisons se présentent à mon esprit. L’étude me distrait, mon souvenir, et quoiqu’il ne me soit guère possible de me bercer longtemps dans l’illusion et d’oublier que je suis sur la côte d’Afrique, à bord d’une frégate à vapeur dont les flancs doivent encore longtemps me porter avant de me rendre à la vie. Cependant,
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les contrastes sont moins frappants et par suite les regrets moins excités. Le dimanche et les jours de fête que me rappelle la toilette du matelot ou de l’officier. Je ne peux goûter à aucune de ces joies. que m’apportaient autrefois les cérémonies. Ainsi pour célébration religieuse, ma messe basse dite à la hâte, et en étouffant à demi dans une batterie basse, en présence d’une assistance peu nombreuse dont, la plupart encore, ne sont là qu’officiellement. Tout cela est de nature peu satisfaisante. Les dimanches sont plus malheureux pour moi, car la révélation de ma misère y est plus complète. Je me suis fait mettre à terre cette après-midi pour aller placer moi-même, dans la compagnie de deux contre-maitres, sur la tombe du malheureux Colguen, la croix que nous lui avions préparée. Je soupçonnais qu’il y avait un chemin grimpant entre la petite ferme, jusqu’à la hauteur où est placé le cimetière. Je le cherchais depuis quelques instants, lorsqu’un soldat venu du fort, au pied duquel nous avions débarqué, est venu s’offrir à nous pour guide. De ma vie, même
sur la côte d’Afrique, je n’ai eu aussi chaud que dans ce chemin de sable brûlant où j’enfonçais plus haut que la cheville, et qui montait presque à pic une butte très élevée. Heureusement que la brise du large sur la hauteur vint nous rafraîchir au sortir de cette fournaise où nous avons été pendant un quart d’heure par 50 degrés au moins. J’en suis sûr. Tout le reste de la butte était couvert d’aloès et d’une plante maritime d’une vigueur étonnante. Sur le haut j’ai vu littéralement un arbre de ceux qui croissent dans notre pays, le sommet de l’un d’eux était au moins de 40 à 50 pieds de haut un tronc élancé avec un bouquet de feuilles au sommet ainsi qu’au bout de chacune de ses branches qui sortaient symétriquement du tronc à une certaine hauteur pour s’élever parallèlement à lui et former une sorte de couronne à la tige principale. Le cimetière, que j’ai pu mieux voir que l’autre jour, est presque aussi grand que celui de Lorient. Il est fermé par cet arbuste qui abonde dans ce pays, à la tige nue et dépouillée complètement de feuilles, la vie ne parait que par sa verdure foncée et sa tige rouge. Une croix est placée au milieu. Rien à l’entrée, d’où une allée bordée de caoutchoucs mêlée à de petits monuments, qui n’ont rien de chrétien, conduit à ce calvaire, le seul signe religieux, que j’y ai vu. La terre est toujours de sable rouge et mouvant où nous n’avions pas pu trouver une seule pierre pour fixer notre croix, nous l’avons enfoncée le plus avant qu’il nous a été possible, mais on nous a dit que toutes nos précautions étaient inutiles et que de grosses fourmis qui abondent dans ce pays l’auraient bientôt complètement dévorée. Nous en sommes revenus à bord par une bonne brise du large
2 novembre 1850 J’ai assisté ce matin à la messe que Mgr a dite à 7 heures dans sa chambre. Nous y étions 4 assistants. Les seuls à peu près pour qui la fête des Morts fut véritablement une fête. Nous avons prié comme le faisaient les chrétiens autrefois, pour ainsi dire en cachette, au milieu du bruit du large, de la conversation et des chants des matelots qui ne soupçonnaient pas que là, auprès d’eux, il y avait des hommes qui croyaient adorer Dieu présent sur l’autel. J’aurais peut-être dû demander à dire la messe dans la batterie pour tous ceux qui auraient voulu y assister, si je n’avais su qu’hier la fête elle-même s’était fort mal passée, interrompue par les travaux pour faire notre charbon.
ce qui n’est qu’opinion libre. Il est singulier, combien d’hommes de bonne foi et d’intelligence se font de fausses idées. La grande question « hors de l’Église point de salut » a été surtout agitée. Il m’a fallu la débarrasser de tout ce fatras, de mensonges dont la haine philosophique l’a embarrassée. Je ne sais trop si j’ai réussi à me faire croire. Pauvres hommes qui ne connaissent la religion que par les diatribes qu’ils ont entendues contre elle et qui se croient généreux et justes envers elle ! Nous sommes encore allés à terre ce soir pour nous rendre chez notre négociant portugais et fournisseur et notre correspondant tout à la fois. J’avais déjà eu occasion de voir ce monsieur à bord plusieurs fois, et nous l’avions tous trouvé parfaitement bien comme pourrait être tout homme, bien élevé en France. Sa réception n’a fait que nous confirmer dans mon opinion favorable. La société était choisie, tous hommes d’esprit et de bon ton. La conversation, toujours en français, n’a pas été un seul instant gênante pour moi. Je ne pourrais espérer le même avantage en France dans un dîner d’hommes de 15 à 20 convives. Pour ce qui est du service de la table, il répondait parfaitement à la société. Il y avait un grand luxe de cristaux et de vaisselle plate, leurs serviteurs nombreux en habits noirs, culotte courte, bas et gants blancs rappelaient les salons aristocratiques de notre pays, si ce n’ait été leur couleur foncée, Congo pur sang. La table était dressée dans une haute galerie où l’air circulait en toute liberté par de larges arcades, nous étions comme en plein air, pouvant contempler un ciel magnifique et quelque verdure dans un petit jardin dont les arbres élevaient leurs tiges à la même hauteur.
Christiane Marchocki
4 novembre 1850 J’ai dîné hier soir à bord de l’Espadon, corvette à vapeur, commandée par le fils de Mr Villemain notre ancien sous-préfet de Lorient. Le repas a été fort bien sous tous les rapports. Nous étions plusieurs invités de l’Eldorado. La conversation a parcouru différents sujets, et comme de coutume, de préférence des sujets religieux. Il m’a fallu discuter, expliquer, renier surtout, comme enseignement universel de l’Église
Ci-dessus : Vue du port de Saint-Paul-de-Loanda, en 1884. (Photo Henrique Augusto Dias de Carvalho - 1843-1909)
Page précédente : Plage de Benguela, près de Luanda.
(Photo Felipe Miguel)
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À LIVRE OUVERT
Anne de Bretagne Reine à la triple couronne
E
t les jeunes ? Surtout ceux qui lisent peu, à eux aussi, nous devons penser. Ainsi, ce livre écrit par Yveline Féray, et remarquablement illustré par David Balade, leur raconte l’histoire de la jeune duchesse Anne de Bretagne. Au début, ce récit fait penser à un conte de fées : la naissance, en 1477, d’une belle petite fille, bientôt promise en mariage à un roi ou un prince, élevée dans le luxe et l’élégance au château de son père, éduquée par des femmes hors du commun. Puis la réalité de la vie, c’est-à-dire la mort précoce de ses parents, suivie de la présence des prédateurs, la rattrape. On suit alors son combat pour survivre et garder son autonomie, son pouvoir. Elle est en prise avec les hommes et leurs lois de cette époque qui est la sienne. Combat désespéré, perdu d’avance. Elle n’aura pas de fils héritier de son duché. La lecture de ce livre est facile pour de jeunes collégiens. Les illustrations aux chaudes couleurs, les rouges et les jaunes dominent, le graphisme précis, flattent l’imagination du lecteur. Voilà un « beau livre » qui répond bien à sa définition, tant par son aspect que par son style. Un beau livre pour les temps de loisir. Il passionnera et reposera l’esprit des adolescents studieux, ceux pour qui apprendre n’est pas un pensum et qui goûtent pleinement le plaisir de savoir. Enfin, ce livre a sa place dans la bibliothèque des jeunes et des moins jeunes, ne serait-ce que pour sa beauté et le fil conducteur qui se dessine en suivant la vie d’Anne de Bretagne qu’on croit toujours bien connaître, mais qui échappe bien souvent. Sait-on d’emblée combien elle eut d’enfants ? À 18 ans elle en avait déjà deux issus de son mariage avec Charles VIII en 1491. À la mort de celui-ci, le 7 avril 1498, sans descendance, « aucun de leurs cinq enfants n’ayant survécu ». De son second mariage avec Louis XII, roi de France naîtra sa fille Claude qui épousera François d’Angoulême. Elle aura une autre fille Renée en 1512, puis un fils mort-né. Affaiblie, atteinte par la maladie de la gravelle, elle meurt le 9 novembre 1514, âgée de 37 ans. Selon son vœu, son cœur, abrité dans un reliquaire d’or, se trouve à Nantes, près de ses parents, dans la cathédrale Saint-Pierre.
Christiane Marchocki
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Anne de Bretagne
Reine à la triple couronne Evelyne Féray et David Balade Editions Ouest-France - nov. 2015 40 pages - Prix : 12,90 €
Questions d’identité Pourquoi et comment être Breton ?
I
l apparait à la lecture de ce livre, signé Rozenn Milin, que le lieu de naissance n’est pas essentiel pour se construire une identité. Exemple : Alan Stivell, né à Paris, rendra à la musique bretonne ses lettres de noblesse, elle est si évocatrice, si caractéristique qu’il suffit de l’entendre pour retrouver sa Bretagne, Marc Le Fur né, à Dakar en 1956, homme politique, s’est particulièrement investi comme défenseur de la Bretagne et de sa langue, Corinne Ar Mero, d’origine bretonne, naît à Paris, elle double des films en langue bretonne, elle est traductrice et interprète pour différentes institutions, actuellement responsable de la chaîne Brezhoweb, diffusée sur internet. Tous les trois se déclarent bretons. Ce ne sont pas les habitudes vestimentaires, ni tout ce qu’on nomme désormais « folklore », qui forgent un individu, c’est la filiation. Leurs parents et grands-parents parlaient breton. Toute langue entraîne une forme de pensée, une tournure d’esprit, et par conséquent des idées, des opinions. C’est tout un monde mental. Au point que des personnes qui ne s’étaient encore jamais rencontrées se reconnaissent, où qu’elles soient, au cours de leurs échanges, car elles sont en harmonie.
langue oubliée, une richesse humaine perdue, si bien que cette lecture fait naître l’envie d’apprendre le breton. Ce livre n’apporte pas seulement une source de réflexions liées à la Bretagne, mais aussi à bien d’autres identités, de façons de penser et de façons de vivre.
La langue est le ciment d’une nation. Tout peuple conquérant l’a toujours su. Il s’empresse de la dénaturer, de l’interdire, imposant la sienne, incontournable pour qui veut s’élever dans l’échelle sociale. Malgré, ou, peut-être, à cause des études suivies en français, étayées par le latin, le grec ancien, les langues vivantes européennes, études qui cultivent l’esprit d’analyse et débouchent sur de vastes horizons, s’établit, alors, la prise de conscience qu’il existait une autre société, antérieure à soi-même et dont on est issu. Pierre-Jakez Hélias, imprégné de la langue bretonne dès l’enfance, qui a si bien décrit sa culture d’origine, est agrégé de grammaire française.
Il s’agit d’une analyse très approfondie de ce qui forge un caractère. Tous les points sont abordés : la religion, le monde économique et politique, les hypothèses concernant le futur. Plus on se plonge dans la lecture de ce livre, auquel participent dix neuf personnalités, plus on apprend sur soi-même et sur les autres. Il est passionnant. On ne peut que le recommander à ceux qui s’intéressent à l’humain, à différentes formes de pensées, à l’analyse de l’évolution d’une civilisation, à ses racines et à son avenir.
C’est bien la langue apprise par imprégnation qui grave sa marque et définit l’identité. Ce qui est primordial, c’est l’éducation et le milieu familial. Cet ouvrage offre une analyse complète des traits dominants du tempérament breton. Qui en a hérité s’y découvre lui-même. Qui se sent étranger y capte la possibilité de le comprendre, car Rozenn Milin en donne la clef. Elle ne raconte pas l’histoire de la Bretagne, mais l’influence qu’a eue cette histoire sur la nature et l’évolution des esprits. C’est avec une grande psychologie qu’elle traduit et exprime ce qui est ressenti plus ou moins consciemment, chez beaucoup, parmi ceux qui ont perdu le lien. Une civilisation ancienne, disparue, c’est une
Question d’identité
Christiane Marchocki Pourquoi et comment être Breton ?
Rozenn Milin Editions Bo Travail - octobre 2015 192 pages - Prix : 25 €
Dans le cadre de la 15e assemblée du Bourg-de-Batz, une rencontre avec Rozenn Milin, autour de son livre « Questions d’identité », aura lieu dans les salles de l’Espace Jean Fréour (anciennement Espace Petit Bois), rue de la Plage, à Batz-sur-Mer, le samedi 23 avril 2016, à 15 h 30. Débat sur le thème : « Pourquoi et comment être breton aujourd’hui ? ». L’entrée est libre. L’auteur dédicacera ses livres à l’issue (en partenariat avec la Gède aux Livres).
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A . P. H . R . N
Association Préhistorique et Historique de la Région Nazairienne
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Illustration : Le groupe de l’APHRN, à Pornic, près du château, lors de la sortie culturelle du vendredi 23 octobre 2015 .
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Paysage de Brière, en hiver Photo Roland Chevillard
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Aquarelle réalisée par Xavier Josso (1894-1983), représentant le moulin de Beaulieu, en Mesquer, en août 1921.
HISTOIRE & PATRIMOINE n° 86 - avril 2016 - 10 €
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(Avec l’aimable autorisation de la famille Josso)