DÉCLOÀTRÉS LE MAGAZINE DES BLOGTROTTEURS DE SCIENCES PO RENNES NUMÉRO 11
AU COEUR DES ÉVÉNEMENTS
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ÉDITO
IL Y EUT UN SOIR, IL Y EUT UN MATIN
de ces femmes et de ces enfants sans papiers, détenus sur le territoire d'une Australie qui ne veut les accueillir ? L'ombre de Pinochet plane-t-elle toujours sur le Chili, plus de vingt ans après sa chute ? Ces questions comme bien d'autres sont celles que l'on peut se poser lorsqu'on commence à vivre dans un nouveau pays, lorsqu'on y est plus que de passage. Lorsqu'on l'apprivoise. Ce sont les questions pour lesquelles on n'ose pas facilement demander une réponse, de peur de froisser, de ne pas se faire comprendre, d'être regardé de travers. Pourtant, quand on en obtient une réponse, quel pas en avant, quelle joie ! Briser un tabou, c'est crever un abcès, sans avoir nécessairement les moyens de le soigner, mais en se donnant une chance de le diagnostiquer. Poser la question, c'est garder l'œil ouvert, l'esprit critique affuté ; obtenir une réponse, c'est se faire accepter.
M
ais revenons-en au magazine que vous tenez au bout du clic : il n'aurait pas été réalisé sans la contribution et le travail des correspondants et de nos étudiants expatriés. C'est donc l'occasion d'adresser un grand merci à la nouvelle équipe et à nos journalistes globe-trotteurs ! Bonne lecture, on espère que vous apprécierez le voyage ! Delphine Laurore et Alice Quistrebert rédactrices en chef
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l y eut un soir, il y eut un matin, et voilà que nous avons pu dire: «j'y suis, j'y vis». Il a fallu à certains quelques jours, à d'autres plusieurs semaines, pour faire de cette ville «sa» ville, pour en arpenter les rues, pour en comprendre les coutumes, pour en déceler les secrets. Volées de marches multicolores au coin d'une ruelle, silences pesants dans les cafés, lumières extraterrestres en plein milieu des gratte-ciels, regards gênés au détour d'une conversation... Pour les touristes, il s'agit de coutumes folkloriques, d'hostilité envers les étrangers ou de « Ah ces Américains, avec leurs nouvelles technologies ». Comme c'est le début du voyage, on tend à penser pareil. Et pourtant. Pourtant, ces petites choses pas ordinaires veulent souvent dire plus qu'il n'y paraît. A Istanbul et Ankara, les marches arc-en-ciel des escaliers de la ville sont l'exutoire des jeunes générations, qui combattent un avenir terne armés de pinceaux. A Manhattan, les néons fantomatiques des anciennes tours jumelles tiennent plus du mémorial que de la pyrotechnie. Quant au silence quasi-mutique des Finlandais, il dissimule autre chose que de la froideur ou du désintérêt - n'en déplaise aux idées reçues. Après les idées reçues, il y eut les silences pesants, les regards fuyants et les conversations en petit comité qui nous ont fait comprendre qu'on ne peut pas toujours parler de tout – du moins pas avec tout le monde. Pourquoi les médias chiliens semblent-ils tant se ressembler ? Quelle est l'histoire de ces hommes,
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AU COEUR DES ÉVÉNEMENTS ▶ ▶
BLURRED LINES OCCUPY GEZI
À LA LOUPE ▶ ▶ ▶
HOMMES TURCS MEXICO ENJOY THE SILENCE
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DOSSIER ▶ ▶ ▶ ▶
AVORTEMENT EN ARGENTINE IMMIGRATION AUSTRALIE PINOCHET CHILI MÉDIAS EN ARGENTINE
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PORTFOLIO ▶
EL BOTOS : ¿ SI O SI ?
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REPORTAGE ▶ ▶
MEMORIAL NY PHILIPPINES : DEUX MONDES DANS UN SEUL
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HISTOIRE ▶ ▶
À L’EST RIEN DE NOUVEAU ? BELGIQUE, UN ÉTAT, DEUX NATIONS
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INSOLITE ▶
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SOMMAIRE
QUIDDITCH
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GLOBECOOKER ▶
RECETTE CRUMBLE
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par Alice à Edimbourg
BLURRED LINES "
La chanson "Blurred lines" de Robin Thicke doitelle être interdite de diffusion dans les soirées organisées par l'Université?". Telle était la question - que certains trouveront peutêtre un poil triviale au premier abord - posée par The Student, le journal étudiant de l'Université d'Edimbourg, dans les pages "Débats" de son numéro du 17 septembre.
ROBIN THICKE A T-IL DÉPASSÉ LES LIMITES?
En vérité, la question était purement réthorique : le titre de Robin Thicke est en effet censuré depuis début septembre. C'est EUSA, l'Association des Etudiants de l'Université d'Edimbourg, qui en a voté l'interdiction : à l"heure actuelle, "Blurred Lines" ne peut plus être jouée lors des évènements organisés au sein de l'Université.
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AU COEUR DES ÉVÉNEMENTS
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UNE DÉCISION LÉGITIME? Mais revenons-en aux pages "Débats" de The Student. Si la première partie de l'article était favorable à l'interdiction du titre, la seconde s'opposait en revanche à la décision de EUSA. Non, l'Université d'Edimbourg ne grouille pas de pervers machos et violents – rassurez-vous. Pourtant, plusieurs voix se sont élevées. Certains accusent l'association d'avoir voulu se faire de la publicité gratuite en faisant d'Edimbourg la première université britannique à interdire le hit ; le fait que les plus grands titres de presse (The Independant, le Guardian) aient largement commenté l'information appuie leur argument. D'autres se demandent pourquoi EUSA s'arrête en si bon chemin : si l'association souhaite interdire la chanson de Robin Thicke au nom du respect d'une charte visant à protéger les femmes, comment expliquer que les tubes de Pitbull, pour ne citer que lui, soient encore diffusés ? Le DJ chargé de mixer durant la célèbre Fresher's Week de l'Université a ainsi jugé la décision "ridicule". Ce que l'on reproche aussi à EUSA, et c'est autrement plus significatif, c'est d'altérer la faculté de jugement des étudiants en les empêchant d'exercer leur liberté de choix. Enfin, les critiques soulignent l'illégitimité de la décision: comment une association représentant à peine 1 % des étudiants peut-elle prétendre être légitime à faire acte de censure ?
"LE CONSENTEMENT D'UNE FEMME N'A PAS DE LIMITES" Ceux qui ont déjà eu l'occasion de danser sur le tubesque "Limites floues" auront, à condition d'avoir prêté un peu d'attention aux paroles, compris la raison de cette censure. Pour faire clair et concis : Robin Thicke s'adresse à une "gentille fille" qu'il souhaite visiblement connaître un peu mieux (comprendre : la mettre dans son lit), en l'inondant au passage de propos plus ou moins très dégradants. Là où ça devient problématique, c'est que le titre même de la chanson pose la question de savoir si la "gentille fille" en question doit vraiment être consentante pour pouvoir finir dans le lit de Robin Thicke. Pour le chanteur, la question est vite réglée. Dur de faire plus macho. Pour les membres de EUSA, la chanson "va bien au-de-
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là de la liberté d'expression" et constitue un véritable appel à la violence envers les femmes. Une attitude difficilement acceptable, alors que l'association a ratifié en mars dernier une charte visant à censurer "la culture du viol et les remarques mysogynes" au sein de l'université. L'interdiction de "Blurred lines" s'inscrit donc "dans le cadre d'une réflexion bien plus large visant à se demander quelle attitude la société peutelle acceptablement adopter vis-à-vis des femmes", souligne Kisrty Haigh, Vice-Présidente de l'EUSA. "Le consentement d'une femme n'a pas de limites floues" appuie t-elle. Pour beaucoup, «Blurred lines» dépasse salement les bornes. Et l’interview de Robin Thicke accordée au magazine GQ en mai dernier ne rassure pas vraiment. Le chanteur déclairait qu’ «on a essayé de faire tout ce qui était tabou : la bestialité, la drogue, et tous ces truc dégradants à l’égard des femmes. Moi et les deux autres chanteurs, on est heureux en ménage et on a des enfants, alors on est les gens parfaits pour pouvoir rire de ça. [...] Ce clip, c’était juste trois gars super sympas délirant ensemble». On a un peu de mal à le croire quand il affirme quelques lignes plus bas qu’il a «toujours respecté les femmes».
VAGUE "ANTI-THICKE" EN VUE ! L'interdiction de "Blurred Lines" pose finalement plus de questions qu'il n'y paraît. Avec son tube pour le moins controversé, Robin Thicke a soulevé des débats lourds de sens: respect de la femme, liberté de jugement, impératif de légitimité et donc de démocratie... Pas sûr qu'il y pensait quand il chantait "Laisse-moi être celui sur qui tu te frottes"'. Bien que fortement discutée, la décision de EUSA a fait des émules et une vague "anti-Thicke" commence à déferler sur les campus britanniques : après Leeds et Derby, Exeter pourrait emboîter le pas à Edimbourg en interdisant la diffusion du titre. Quid des étudiants, les premiers concernés au final? Ceux que j'ai rencontré m'ont avoué ne pas avoir été gênés outre-mesure par l'interdiction de EUSA. Pour les autres: pas d'inquiétudes. Ceux qui veulent continuer à se trémousser avec insouciance sur "I'll give you something big enough to tear your ass in two" (la décence m'oblige à vous rediriger vers votre vieux dictionnaire d'anglais) trouveront leur bonheur dans les clubs de la capitale écossaise. Aucun risque qu'elle y soit interdite. Alors: "everybody get up" ?
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par Maëlle Le Dru, Istanbul, Turquie
OCCUPYGEZI
OCCUPY WHAT ? GEZI ! UN DES DERNIERS ESPACES VERTS DE LA VILLE D’ISTANBUL QUE LE GOUVERNEMENT DE L’AKP (LE PARTI POUR LA JUSTICE ET LE DÉVELOPPEMENT) VOULAIT RASER POUR RECONSTRUIRE L’ANCIENNE CASERNE TAKSIM, DISPARUE EN 1940. IL S’AGISSAIT EN FAIT DE CRÉER UN CENTRE COMMERCIAL DE PLUS DANS UN QUARTIER À FORTE AFFLUENCE !
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out a commencé le 28 mai 2013 lorsqu'une poignée de manifestants écolo s'est rassemblée sur la place Taksim contre ce projet ; puis le mouvement a été relayé par les réseaux sociaux et a très rapidement pris de l’ampleur à Istanbul. Il a aussi servi de détonateur pour des rassemblements contre le gouvernement dans d’autres villes de Turquie, comme Ankara ou Izmir. J’ai ainsi dû attendre plusieurs semaines avant de pouvoir visiter le parc Gezi, qui avait été fermé par la police tous les jours par peur d’une nouvelle occupation. Aujourd’hui les manifestations semblent avoir pris un autre tournant : il s’agit souvent de plus petits groupes avec des affiches aux revendications poignantes, qui s’assoient au milieu de la rue Istiklal (l’artère principale de l’Istanbul moderne) pour faire entendre leur mécontentement. Sur la pancarte de cet homme par exemple est écrit : « Nous voulons la justice ». Depuis le début des évènements, 6 personnes sont mortes en Turquie, notamment suite à l’utilisation de gaz lacrymogènes.
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Mais le mouvement fait aussi l'objet de conflits familiaux entre une jeunesse qui aspire à plus de liberté, et des parents qui, parfois, aiment se rappeler tout ce que le gouvernement a fait pour eux. Ainsi, même si les manifestations rassemblent tous les âges en Turquie, c'est surtout un mouvement de jeunesse. Le déroulement des évènements a aussi montré un sérieux manque de transparence des médias dans le pays. D’ailleurs, les professionnels du milieu qui s’écartent un tant soit peu des terrains consensuels sont rapidement redirigés vers une belle résidence sous barreaux : en décembre 2012, c’était le cas de 72 journalistes. Le 2 juin 2013, la CNN Turque diffusait tranquillement un documentaire sur les pingouins tandis que la CNN internationale assurait la couverture en direct des revendications. Plus récemment, un retraité a commencé à peindre en arc-en-ciel quelques marches de l’escalier se trouvant devant chez lui, pas loin de Taksim, pour égayer le paysage - et non pas pour accueillir la prochaine gaypride. Devant l’enthousiasme des passants, il a décidé d'élargir son œuvre à tout l'escalier, mais le lendemain la municipalité l'avait entièrement repeint en gris. Alors que tout le monde s’attelait à le remettre en couleur, cet acte a pris une tournure politique, si bien que des arcs-en-ciel du même genre ont fleuri dans les différents quartiers d’Istanbul, comme ici près d’Eminönü, et jusqu'à Ankara. OccupyGezi, et toutes les protestations qui s’ensuivirent n’ont pour le moment servi à rien selon la plupart des jeunes Turcs. Mais elles ont permis une prise de conscience collective de l’échec des politiques du Premier ministre et de son incapacité à voir ce à quoi aspirent les jeunes. Ceux-ci espèrent très fort un revirement aux prochaines élections (municipales) de 2014 mais l’AKP est le parti le mieux organisé et ne fait pas face à une opposition politique franche.
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par Marie-Alix Véran, Istanbul
L’HOMME TURC : PARFAIT GENTLEMAN OU VRAI GOUJAT ? SI L’ON EN CROIT LA DÉFINITION DE MICHEL AUDIARD, UN GENTLEMAN SERAIT « CELUI QUI EST CAPABLE DE DÉCRIRE SOPHIA LOREN SANS FAIRE DE GESTE ».
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A LA LOUPE
MAIS VOUS EN CONVIENDREZ, TOUTES LES FEMMES NE SONT PAS SOPHIA LOREN -MALGRÉ CE QUE LEUR ASSURE LEUR PETIT-AMI- ET CE TEST N'EST PAS TOUJOURS AISÉ À METTRE EN PLACE DANS UN PAYS OÙ ON NE PARLE PAS LA LANGUE. C’EST LE CAS DE LA TURQUIE, OÙ L’ON VA NÉCESSAIREMENT ME FAIRE DES DESCRIPTIONS AVEC DES GESTES. UN DIAGNOSTIC FONDÉ SUR DES OBSERVATIONS EMPIRIQUES SERA DONC CERTAINEMENT PLUS PROBANT AFIN DE DÉTERMINER LE POTENTIEL DE GALANTERIE D’UN HOMME.
À LA LOUPE
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ATATÜRK VS ERDOGAN : UNE QUESTION DE GÉNÉRATION ?
LA GALANTERIE À LA TURQUE Etablissons donc globalement que le gentleman est « un homme distingué, ayant un comportement irréprochable ». Pour une étudiante Erasmus, le premier contact avec Istanbul, à savoir l’aéroport, sera plutôt confortant dans l’idée que l’homme turc est un être attentionné et altruiste. Il aide par exemple volontiers et presque spontanément les pauvres demoiselles en détresse à porter leurs bagages dans les périlleux escaliers menant au Métrobus du complexe aérien Atatürk. Au cœur des moyens de transports, même observation : à s’y méprendre parfois quant à la nationalité de ces hommes qui, élégamment, nous gratifient d’un charmant « pardón », en tous points similaire au « parA gauche : Ataturk, son futur Premier ministre Fethi Okyar et leurs femmes respectives en 1923, à l'aube de la création de la République turque. A droite : l'actuel président Gül, son Premier ministre Erdoğan et leurs femmes respectives en 2012.
don » français, entre chaque petite bousculade due à la conduite dite « à la turque » des chauffeurs stambouliotes (j’entends par là conduire comme un assassin de la route). Enfin, pour poursuivre sur le thème des transports, une scène a un jour retenu mon attention dans le bus entre Mecidiyeköy et Beşiktaş, deux quartiers d’Istanbul ; m’émouvant presque aux larmes tant le monde semblait être devenu doux et pacifié... Le monstre de ferraille était bondé et une vieille dame était en équilibre entre deux poteaux de bus. A chaque petit coup de frein, un jeune homme, âgé d'environ 25 ans, se précipitait vers elle pour la retenir de tomber tout en maintenant son panier à roulettes, ceci apparemment sans la connaître ni même attendre quoi que ce soit d’elle en retour.
Surprenant ? Pas si l’on en croit Stuart Jacques Ier qui déclarait : « Il faut trois générations pour faire un gentleman ». En gardant à l’esprit que la grande majorité des Turcs paraissent absolument et fondamentalement admiratifs de Mustafa Kemal Atatürk (1881-1938) ce qui, je pense, les dirige dans leur éducation, nous devrions être arrivés aujourd’hui à cette génération bénite où les hommes, tels des anges gardiens des temps modernes, veillent sur le bien-être des femmes avec la plus grande assiduité. Toutefois à ce propos, ma colocataire, Turque elle-même, m’a montré une image plutôt parlante qui mettrait bien en lumière le problème de la mentalité turque en devenir. Il s’agit de la confrontation entre le comportement de la « old generation » sous Atatürk et de la « new generation » sous le gouvernement du premier ministre de la Turquie depuis 2003, Recep Tayyip Erdogan. En effet, le comportement des hommes turcs envers les femmes -et surtout les « occidentales »- est souvent pointé du doigt, et malheureusement parfois à raison... Sans vouloir tomber dans les généralités faciles, j’ai pu observer que certains regards posés sur des filles qui avaient eu la maladresse d’avoir mis un short ou une robe un peu courte, sont assez pesants. Au regard de l’opposition visible sur l’image précédente et à l’écoute de certains clichés véhiculés sur le comportement des hommes envers les « occidentales », l’hésitation entre gentleman et goujat semble donc bien fondée.
L’ANNÉE À L’ÉTRANGER, SALE TEMPS POUR LES CLICHÉS ! Néanmoins, après un mois passé dans cette chère ville d’Istanbul, il m’est toujours difficile de trancher sur le profil des hommes turcs, tout comme il m’est difficile de savoir si tous les Finlandais sont en effet blonds et grands comme des Vikings ou si tous les Asiatiques sont très bons en mathématiques et en science. Ainsi, en attendant d’avoir achevé mon année en Turquie, puis d’avoir parcouru le monde entier afin de clarifier le gouffre de clichés circulant sur les différents peuples, j'en suis arrivée à une conclusion : les hommes turcs gardant à l’esprit leurs principes d’éducation fondés sur le souvenir d’Atatürk semblent dotés d’un esprit de galanterie plus spontané que les autres qui, bien souvent, ne se préoccupent guère de cette question. « Mais pourquoi nos femmes s'affublent-elles encore d'un voile pour se masquer le visage, et se détournent-elles à la vue d'un homme ? Cela est-il digne d'un peuple civilisé ? Camarades, nos femmes ne sontelles pas des êtres humains, doués de raison comme nous ? Qu'elles montrent leur face sans crainte, et que leurs yeux n'aient pas peur de regarder le monde ! Une nation avide de progrès ne saurait ignorer la moitié de son peuple ! » (Citation attribuée à Mustapha Kemal Atatürk par Jacques Benoist-Méchin dans Mustapha Kémal ou la mort d'un empire, éd. Albin Michel, 1954, p. 373)
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À LA LOUPE
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UN SILENCE D'OR par Alix en Finlande
ENJOY THE SILENCE... U
n samedi soir comme les autres dans un bar finlandais, un groupe de jeunes natifs du pays est tranquillement installé à une table, sirotant avec délectation leur bière. Le lieu est original, l'ambiance agréable mais, comment dire, un étrange malaise me tient. Une sorte de manque insaisissable occupe l'espace. Pourtant autour de moi, personne ne semble incommodé. Soudain, je comprends, l'endroit est étrangement calme... trop calme. Les gens parlent peu, se taisent de longues minutes, sans que nul ne vienne interrompre leurs réflexions. Un stéréotype me direz-vous ? Et bien, après un mois passé ici, je n'en suis pas si sûre. Le fameux « mutisme finlandais », dont nous rebattent les oreilles les guides touristiques, n'est peut être pas un mythe. Au contraire, une des premières choses qui frappe l'étranger, à son arrivée, est l'impression de quiétude, qui semble se dégager de tous les lieux publics. Ici, l'usage est de ne pas parler dans les transports publics, ou alors très discrètement. De même, lorsque vous attendez dans une file, mieux vaut rester bien sagement en place, en évitant d’incommoder vos voisins avec de la musique trop forte ou une conversation téléphonique intempestive. Cela peut sembler anodin (voyons même en France, la politesse exige cette sorte de respect), cela l'est sans doute, toujours est-il que pour la première fois de ma vie, le silence a empli le vide des conversations et j'ai voulu savoir ce qu'il cachait.
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On reproche souvent aux populations nordiques d'être taciturnes et solitaires. Si l'on s'arrête à la première lecture, il est sans doute aisé d'assimiler le silence régnant à une froideur inhérente à leur culture. Rien ne serait plus faux. Débarrassez-vous de vos verres déformants de latin exubérant et une fois passé la première gêne, vous commencerez à comprendre que loin d'être néant, cette réserve exprime parfois bien plus que des mots. Si nous avons depuis longtemps noyé le pouvoir du verbe sous la profusion d'informations, la culture finlandaise, elle, croit toujours en la force d'une pensée correctement réfléchie puis précisément délivrée. De façon plus simple, ici mieux vaut réfléchir avant de parler à tord et à travers. Si votre interlocuteur ne montre pas un enthousiasme bruyant à l'écoute de vos paroles, ce n'est pas par désintérêt, mais plutôt par respect et modestie.
Attention, n'allez pas caricaturer le sens de ceci. La Finlande est un pays moderne, ancré dans la mondialisation, attaché autant que nous au développement d'internet et de la téléphonie mobile. Toutefois, les grandes étendues sauvages et isolées ne sont jamais loin de la pensée. Dès que le soleil d'été apparaît, chacun part s'isoler en pleine nature, de préférence seulement en famille. L'attachement au patrimoine naturel et à la tranquillité ne sont pas de vains mots mais bien une manière de vivre. Il suffit de voir qu'à n'importe quelle heure de la journée, en ville ou à la campagne, les Finlandais sortent se promener, seuls avec leurs pensées, pour comprendre à quel point ils tiennent à leur vie privée. Sous des premiers abords intimidants, ce mutisme est surtout révélateur d'une timidité naturelle, toutefois bien vite oubliée derrière une hospitalité chaleureuse, profondément ancrée dans les mentalités.
RÉVÉLATEUR D'UN TOURMENT SOUS-JACENT ? Maintenant, cette difficulté à exprimer ses sentiments est souvent tenue responsable d'un malaise social persistant. Les longs mois d'hiver et l'absence prolongée de lumière incitent chacun à se réfugier chez soi. Les contacts extérieurs au cercle familial ont ainsi tendance à diminuer. La biologie étant bien faite, le corps humain peut entrer de lui même en hibernation (pour de vrai, je le jure) et augmenter la solitude de cette difficile période. Ces facteurs sont régulièrement accusés de participer au fort taux de dépression nerveuse que connaît le pays. C'est effectivement l'un des plus élevé d'Europe, devant la France. De même, le pays garde la réputation d'être le champion mondial des suicides. Cela était vrai dans les années de Guerre Froide mais une amélioration de la prise en charge des troubles psychologiques a permis d'abaisser ce ratio au niveau européen moyen. Ce palmarès peu glorieux, est toujours combattu par le gouvernement pour tenter de préserver l'image nationale de miracle socio-démocrate nordique. Régulièrement des articles pointant du doigt les problèmes de violence et d'alcoolisme au sein de la société, soulèvent un tollé médiatique et politique. De mon point du vue d'étudiante Erasmus, les troubles liés à l'alcool sont prégnants. A toute heure de la journée, il est possible de rencontrer des gens, le plus souvent dans la cinquantaine, désorientés et saouls, tentant de se noyer littéralement dans l'alcool. Vous me direz qu'en France aussi l'alcoolisme est une réalité, pourtant ici cela m'a choqué. Les prix prohibitifs (je peux en témoigner), dus aux lourdes taxes étatiques, ainsi que la régulation stricte du commerce des spiritueux ne semblent, de l'avis général, pas dissuader la consom-
mation abusive. Dépressions nerveuses, alcoolisme, violences conjugales sont autant de sujets revenant régulièrement dans les débats politiques. Pourtant, quand vient le moment d'expliquer un tel malaise social, les voix s'abaissent et il devient bien difficile de trouver des réponses. Accuser l'hiver et le « mutisme finlandais » semble alors l'explication la plus simple et aussi la plus fataliste... Heureusement l'évolution de la société aidant, la nouvelle génération se dresse contre cette atmosphère silencieuse, à la fois légère et pesante. Si les anciens ont encore du mal à s'ouvrir de leurs difficultés auprès de leurs proches, les jeunes ont intégré les modes de vie européens et dorénavant, parler de sa vie privée avec ses amis est tout à fait normal. L'avenir dira si cette (malgré tout) charmante quiétude finlandaise disparaîtra devant l'exubérance croissante du Péril Jeune. Campagne gouvernementale contre l'abus d'alcool : « VOUS ÊTES CE QUE VOUS BUVEZ »
À LA LOUPE
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par Antoire Mathieu au Mexique
¡ VIVA MÉXICO CABRONES ! O
ubliez le 14 Juillet, sa garden party disparue et son bal des pompiers à l'ambiance douteuse, et découvrez le Grito. Chaque 15 septembre au soir, veille de la fête de l'Indépendance du Mexique, le Président de la République apparaît au balcon du Palais National pour crier “Viva México” devant une foule compacte rassemblée sur l'immense place qu'est le Zócalo, et ainsi réveiller la ferveur de tout son peuple. Durant près de deux semaines, les “Fêtes Patriotiques” prennent possession du pays, l'habillant tout en vert, blanc et rouge, frôlant souvent les limites du bon goût. Les drapeaux fleurissent sur les balcons et aux fenêtres des voitures, les petites filles portent dans leurs couettes des noeuds aux couleurs du Mexique et au plus fort des célébrations, un maquillage tricolore couvre les joues des plus fervents patriotes. Ce qui rend le patriotisme mexicain si remarquable, c'est qu'il est partagé par toutes les couches de la société. Même la cathédrale de Mexico s'illumine le 15 septembre de vert, blanc et rouge et le drapeau orné d'un aigle est présent aussi bien dans les manifestations du PAN (parti politique de droite) que dans les cortèges du “Parti du Travail”, entre les drapeaux rouges et les effigies de Pancho Villa.
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DÉVALORISATION DE SOI ET MISE EN VALEUR DE SES ORIGINES Cette image qu'ont la majeure partie des Mexicains d'eux-mêmes leur est largement renvoyée par leurs interlocuteurs, et encore une fois notamment par leur puissant voisin du Nord. Dans le domaine politique, Washington, sans jamais rien dicter au Mexique, l'influence néanmoins sans aucun doute. La sécurité dans le pays, déjà vacillante, le serait encore plus sans les sommes colossales de l'initiative Mérida, programme américain d'aide au Mexique. Dans les medias, cette représentation prévaut tout autant. Les films et programmes télévisés venant des États-Unis sont légion, et font souvent allusion à un Mexicain vêtu de clichés de la tête aux pieds.
MALINCHISTAS ET TIERS-MONDE
La frustration est ici le sentiment crucial. Le traité de Guadalupe Hidalgo, par lequel le Mexique a cédé en 1848 une immense partie de son territoire aux ÉtatsUnis, a laissé des traces profondes dans cette société. Beaucoup sont, même implicitement, frustrés de toujours s'incliner devant les “gringos” depuis cette date. C'est d'ailleurs l'une des raisons pour laquelle les Mexicains ont si mal vécu l'affaire Florence Cassez.
Ce tableau est évidemment à nuancer, notamment d'un scepticisme toujours croissant des Mexicains vis-à-vis de leur système politique. Même le Grito a été cette année entaché de doutes, certains affirmant que des partisans du parti au pouvoir auraient été payés pour occuper les premiers rangs et empêcher toute expression divergente, alors que le Président Enrique Peña Nieto est de moins en moins populaire.
Le patriotisme exprimé par les Mexicains pendant le Grito est donc une sorte de refuge, aussi précaire soit-il, contre cette image qui leur est incessamment renvoyée d'eux-mêmes. C'est certainement ce qui explique que Jorge, jeune commercial au visage plus espagnol que nahua, soit si fier d'annoncer qu'il est un – très lointain - descendant de Moctezuma, dernier souverain indigène de Tenochtitlán.
Cet orgueil patriotique est finalement, plus qu'un sentiment spontané d'appartenance à la Patrie, une réaction aux problèmes du pays, réels ou perçus. Le complexe d'infériorité largement répandu parmi les Mexicains exacerbe paradoxalement leur orgueil national. Alors que beaucoup sont convaincus d'être toujours en-dessous des autres et de faire partie du Tiers-Monde – ce qui, malgré les problèmes bien connus du pays, est difficilement défendable -, c'est un orgueil soumis qui s'exprime au mois de septembre.
Le Zócalo, ou “socle”, incarne parfaitement ce sentiment collectif. L'une des plus grandes places du monde y prend des airs de Place Rouge lors du défilé militaire du 16 septembre, illustrant à merveille les excès et les illusions du patriotisme des Mexicains, fait d'honneur à défaut de grandeur.
Arturo, jeune Mexicain travaillant dans la finance, dit pour expliquer ce sentiment que “nous les Mexicains sommes malinchistas”. Ce terme fait référence à la figure extrêmement ambivalente de La Malinche : cette femme d'origine nahua aurait trahi son peuple lors de la conquête de l'Empire Aztèque par Cortés et joué un rôle central dans la chute de l'empereur Moctezuma. Paradoxalement, elle est aussi symboliquement la mère de tous les Mexicains, celle qui a la première métissé les Nahuas et les Mayas aux Européens. En se décrivant comme “malinchista”, Arturo parle de cette tendance très répandue à mépriser ce qui est mexicain au profit d'une survalorisation de l'occidental, c'est-àdire bien souvent de l'américain.
À LA LOUPE
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DOSSIER
PETITS SECRETS ET GRANDS TABOUS
AU COEUR DES ÉVÉNEMENTS
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Fanny Louis-François en Argentine
- QU’EST-CE QUE TU PENSES, TOI, DE L’AVORTEMENT ? - CHUT, PARLE MOINS FORT ! VOILÀ CE QUE M’A RÉPONDU MARCOS, LORSQUE JE LUI AI POSÉ LA QUESTION, UN MATIN, À LA BANQUE DE LA NATION ARGENTINE. L’ATTENTE POUR OBTENIR LES DOCUMENTS NÉCESSAIRES AU PRÉCIEUX VISA ÉTUDIANT ÉTANT INTERMINABLE, ON S’OCCUPE COMME ON PEUT !
C
ette gêne, n’est pas propre à Marcos. Rares sont les personnes ici qui parlent librement de l'avortement. Parmi ceux que j'ai rencontrés, seule Aixa s’est montrée enthousiaste pour répondre à mes questions, et a encouragé ses camarades à m’exposer leur point de vue. Quand, j'ai évoqué le sujet au restaurant, un ange est passé. Et quand Alejo a déclaré qu'il était contre l'avortement, excepté en cas de viol, on a encore une fois pu entendre les mouches voler.
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L'avortement en cas de viol est toutefois défendu par toutes les personnes que j’ai pu interroger, même les plus catholiques.
PAS CONTRE, MAIS PAS NON PLUS POUR LA DÉPÉNALISATION DE L'AVORTEMENT.
UN SOUTIEN FAMILIAL SYSTÉMATIQUE ?
Quelques étudiants m’ont répondu qu’ils n’étaient ni pour ni contre la pénalisation de l’avortement, et qu’ils n’avaient pas d’opinion sur la question. Rappelons ici qu’une femme ayant eu recours à une IVG est passible d’un à quatre ans d’emprisonnement. Depuis la jurisprudence de la Cour Suprême rendue en 2012, les seules exceptions à cette interdiction sont les cas de viol. Pourtant, toutes les personnes que j’ai pu interroger ignorent la décision rendue par la Cour Suprême, ou ne sont pas au courant des modifications des lois concernant cet acte médical.
L'importance de la responsabilité est liée au rôle de la famille. Roman, un autre ami argentin, m'explique que si sa copine tombe enceinte, ses parents, refusant qu’il abandonne ses études, les aideront moralement et financièrement. Pour les jeunes filles que j’ai interrogées, Aixa et Marlene, il en est de même : les parents sont présents et soutiennent les jeunes couples ou les jeunes filles dans des situations de grossesse non désirée.
CONTRE LA LÉGALISATION
Moni est tombée enceinte à l’âge de 16 ans, elle et son petit ami de l’époque ont refusé l’avortement, et ont donc choisi de garder le bébé. Ils sont aujourd’hui séparés, leur fils a trois ans. Ils n’ont pas encore fini leurs études et reçoivent beaucoup de soutien de la part de leurs familles respectives qui élèvent également l’enfant. Leur choix n’a jamais posé problème auprès de leur famille.
Les filles avec qui j'ai pu en parler sont contre la légalisation de l’avortement, et avancent comme argument des valeurs éthiques, axées essentiellement sur l'importance de la responsabilité. Dès lors, au cours de mes interviews, et d’après quelques échos, j’ai réalisé qu’ici le préservatif est très utilisé, les jeunes hommes s'en chargeant d’eux-mêmes.
Aussi étrange que cela puisse paraitre, la seule personne favorable à l'avortement que j’ai rencontrée était un jeune homme de vingt ans, Huaman, étudiant en droit. Il m’a avancé des arguments pratiques, tels que l’indice de pauvreté qui pourrait être réduit, ou bien l’application concrète du principe d’égalité. En effet, il est possible en Argentine d’avorter dans des cliniques privées, moyennant près de 10 000 pesos (pas loin de 1500 euros), avec tout l’équipement nécessaire. Les plus pauvres doivent se contenter de locaux clandestins. Huaman m'a expliqué qu'une de ses amies a même dû aller pratiquer son IVG en Bolivie.
DÉBATS SECRETS AU GOUT DU JOUR Les divergences d’opinion sont cependant généralement respectées, même si j’ai l'impression d'avoir suscité de la déception chez Alejo lorsqu’il a appris que j’étais en faveur de la légalisation de l’IVG. La question de l'avortement est particulièrement d'actualité en Argentine, quelques jours après la fin de l'exposition qui s’est tenue à Buenos Aires au cours du mois d’aout, sponsorisée par Amnesty International et intitulée « 11 semanas, 23 horas, 59 minutos ». Elle permet de revendiquer une nouvelle fois le « droit de décider », et soutient les différentes ONG qui militent en faveur de l'avortement. En bref, les Argentins n’ont plus qu’à espérer que leurs préservatifs soient plus solides que les nôtres !
Toutefois, il ne faut pas oublier l’important taux d’avortement pratiqué en Argentine : presque une grossesse sur deux occasionne une IVG, soit environ 500 000, ce qui amène à douter de l'influence systématique.
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par Camille Castiel en Australie
L'AUSTRALIE, UNE TERRE D'ACCUEIL ? QUI N’A JAMAIS RÊVÉ D’ALLER EN AUSTRALIE ? VOIR L'OPÉRA ET LE SYDNEY HARBOUR BRIDGE, PROFITER DES JOURNÉES D'HIVER À 25°C (C'EST RARE MAIS J'Y AI EU DROIT), PASSER NOËL AU SOLEIL...
L
a vie est vraiment agréable à Sydney. Le climat bien sûr, y est pour beaucoup, mais la ville est aussi magnifique. On voit partout de petites maisons de toutes les couleurs, les parcs abondent et les randonnées autour de la baie sont superbes. Les Australiens sont aussi très accueillants : il n'est pas rare d'avoir une conversation avec le vendeur du convenience store du quartier (petit magasin ouvert 24h/24 et 7j/7), avec une vieille dame dans l’ascenseur ou même avec la personne assise à côté de nous dans le bus. Mais les étudiants de Sciences Po ne sont pas les seuls à rêver de l'Australie. Beaucoup d’Afghans, d’Iraniens, de Sri Lankais et de Chinois y viennent en espérant trouver une vie meilleure. La plupart fuient des régimes tyranniques où des milices armées arrêtent, torturent et tuent impunément. Pour eux, l'Australie représente un havre de paix où les droits de l’homme sont respectés. Seulement voilà : l’Australie n’est pas forcément la destination idéale pour tout le monde. Les demandeurs d’asile sont loin d’être accueillis comme les étudiants étrangers.
DEMANDER L’ASILE EN AUSTRALIE Ces Afghans et Chinois qui viennent en tant que demandeurs d’asile passent souvent par l’Indonésie puis paient des passeurs pour embarquer sur des bateaux de fortune bondés. Leur seul objectif est d’atteindre les rives de Christmas Island, territoire australien très proche de l’Indonésie. Beaucoup de noyades sont recensées chaque année à cause de ces bateaux qui transportent trop de réfugiés à la fois. Fin septembre, vingt demandeurs d’asile sont morts après le naufrage d’un bateau près de Java. Mais ceux qui arrivent sur le territoire australien ne sont pas pour autant sortis d’affaire. Ils sont immédiatement enfermés dans des centres de détention parce qu’ils n’ont pas de visa. Ils sont souvent envoyés dans d’autres centres en Australie mais ils restent en détention. C’est la loi ! Hommes, femmes et enfants, personne n’y échappe, même si les conditions ne sont pas les mêmes pour tout le monde.
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Les demandeurs d’asile restent en détention en attendant d’obtenir un visa. Mais la procédure est longue. Il faut d’abord être reconnu comme réfugié selon les critères de la Convention de Genève de 1951. En résumé, un réfugié est un individu dont la vie (ou la liberté) est menacée pour des raisons liées à sa race, à sa religion, à sa nationalité, à son appartenance à un certain groupe social ou à ses opinions politiques et qui ne peut pas compter sur la protection de son propre pays. Cette première étape est difficile car les agents de l’Immigration considèrent souvent que la peur d’être persécuté ressentie par le demandeur d’asile n’est pas fondée. J’ai pu lire le dossier d’un Iranien qui a fui son pays par crainte d’être arrêté et torturé par la milice paramilitaire. L’agent de l’Immigration a admis le fait que la milice utilise des photos prises pendant des manifestations pour retrouver les opposants au régime et que de nombreux manifestants ont disparu, mais n’a pas reconnu pour autant l’homme comme réfugié. Un Sri Lankais issu d’une ethnie minoritaire, dont le père a été tué sous ses yeux par l’armée et qui a écrit un livre sur la torture qu’il a subi en prison n’est pas non plus admissible au statut de réfugié. Ils ne sont pas reconnus comme réfugiés parce que, dans les nombreux entretiens où ils ont dû raconter leur histoire, les agents ont décelé des anomalies. Il faut savoir que les demandeurs d’asile sont interrogés plusieurs fois pour prouver qu’ils sont bien en danger dans leur pays d’origine. Ils ont un entretien dès leur arrivée, puis un autre pour l’évaluation de leur statut et encore d’autres s’ils ne sont pas directement reconnus comme réfugiés. Un interprète leur est attribué pour être sûr qu’ils comprennent tout. Si les agents trouvent la moindre incohérence entre deux entretiens, la version du demandeur d’asile peut être considéré comme non crédible. Dans ce cas, il existe des solutions pour faire appel contre les décisions refusant le statut de réfugié. Mais beaucoup de personnes reconnues comme réfugiés sont toujours enfermées en Australie. L’agence de renseignement australienne (ASIO) évalue le risque que pose chaque demandeur d’asile pour la société australienne. Tous ceux qui représentent un risque, même indirect, se voient attribuer un adverse security assessment qui les empêche d’être relâchés. Le risque en question n’est pas toujours communiqué aux réfugiés. Il s’agit souvent d’un comportement que le réfugié a eu dans son pays d’origine pour s’opposer aux autorités ou pour s’en protéger. La situation est alors compliquée. Ils ne peuvent pas être libérés dans la société australienne, ni être renvoyés dans leur pays parce qu’ils ont été reconnus comme réfugiés et ne peuvent pas non plus être envoyés dans un autre pays parce que les autres pays n’ont aucune obligation envers eux puisqu’ils ne sont pas sur leur territoire. Ils sont donc détenus indéfiniment en Australie. J’ai fait la rencontre d’un Népalais qui est dans cette situation ; il est détenu depuis cinq ans au Villawood Immigration Detention Centre.
La politique d’immigration de l’Australie a été condamnée en août par le Comité des Droits de l’Homme des Nations Unies. Le Comité a constaté 143 violations des droits de l’homme pour détention illégale, absence de garantie d’un procès équitable, traitement inhumain ou dégradant et absence de raisons données pour l’arrestation initiale. Malheureusement, le Comité n’a pas de force exécutoire et ne peut donc pas forcer l’Australie à se conformer à ses recommandations.
MA VISITE DU CENTRE DE DÉTENTION DE VILLAWOOD Dans le cadre de mon stage, je suis allée au centre de Villawood, situé à quelques dizaines de kilomètres de Sydney. La première chose que l’on voit en arrivant devant le centre : des grillages. Le centre est bien sûr très sécurisé pour rendre impossible toute évasion. J’aurais aimé voir les dortoirs ou chambres, les endroits pour prendre l’air et le bâtiment très sécurisé mais je n’ai pu accéder qu’aux salles réservées aux visites. J’ai d’ailleurs été assez étonnée : l’endroit est neuf, bien aménagé et muni d’espaces verts et de terrains de sport. Sans les grillages, on pourrait se croire dans une colonie de vacances ! Mais il s’agit bien sûr de la partie la mieux aménagée puisque accessible aux visiteurs. Si le bâtiment ultra-sécurisé ressemble à une prison, les autres bâtiments sont plutôt bien aménagés pour accueillir les réfugiés (selon la Commission des Droits de l’Homme). Mais ces réfugiés et demandeurs d’asile sont tout de même privés de leur liberté.
UNE SITUATION QUI NE VA PAS S’ARRANGER ! La politique d’immigration vient d’être durcie par le gouvernement de Kevin Rudd (Labor Party) qui a mis en place la « PNG Solution ». Cette nouvelle politique consiste à envoyer tous les demandeurs d’asile qui arrivent par bateau et sans visa en Papouasie Nouvelle Guinée. C’est là-bas que leur statut sera étudié mais c’est aussi là-bas qu’ils seront installés s’ils sont reconnus comme réfugiés. L’Australie n’accueillera ainsi plus aucun boat people. Mais Tony Abbott (Parti Libéral), connu pour son engagement contre l’avortement est, depuis les élections du Sénat en septembre, le nouveau Premier ministre. Son parti a déjà annoncé qu’il allait durcir la politique d’immigration.
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L
e 11 septembre 2013, au Chili, on ne commémorait pas les attentats mais on sortait dans la rue avec drapeaux et banderoles pour réclamer la vérité sur la dictature, quarante ans après le coup d'État qui renversait le gouvernement d'Union populaire de Salvador Allende. Quarante ans, c'est très peu, les mémoires sont encore pleines des souvenirs de cette période. Et ce d'autant plus que le devoir de mémoire n'a pas été fait, la réconciliation nationale n'a pas eu lieu. Les jeunes de notre âge sont la première génération à vivre sans la dictature. Néanmoins ils sont baignés dans cette histoire, mais uniquement à travers les expériences familiales. En effet, l'histoire officielle préfère garder le silence sur ces années noires, ou du moins ici, comme en France, la version que l'on en connaît, est celle des exilés, des torturés et de toutes les personnes qui ont souffert sous le gouvernement militaire du général Pinochet. Mais qu'en est-il des autres? Qu'en est-il de ceux qui soutenaient le régime? Nous avons réussi à rencontrer et discuter avec Anita1, qui ne se cache pas d'avoir soutenu le régime militaire et qui nous donne à voir une autre vision de l'histoire, et surtout de la période qui a précédée le coup d'État. Bien sûr, cette histoire n'est pas objective, mais il nous paraît intéressant de vous la transmettre tout de même car elle reste majoritairement inconnue.
par Maëlys GUILLET et Marie GUICHAOUA, au Chili.
« LA LIBERTÉ, ON L'A GRÂCE À PINOCHET »
L'ARTICLE QUI SUIT EST LE PRODUIT DE L'INTERVIEW D'UNE PERSONNE AYANT SOUTENU LE RÉGIME MILITAIRE DU GÉNÉRAL PINOCHET AU CHILI. IL EXPRIME DONC UNE OPINION DISSIDENTE. ANITA (NOM D’EMPRUNT), NOUS A FAIT DÉCOUVRIR LE REGARD QUE LA DROITE CHILIENNE PORTAIT SUR L’ÉPOQUE DU GOUVERNEMENT SOCIALISTE DE SALVADOR ALLENDE. ELLE NOUS A ÉGALEMENT EXPOSÉ SON POINT DE VUE SUR LE COUP D’ETAT MILITAIRE DU 11 SEPTEMBRE 1973 ET SUR LE GOUVERNEMENT DE PINOCHET, POUR LEQUEL ELLE S’EST BATTUE.
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DES RÉFORMES QUI MÈNENT AU CHAOS ÉCONOMIQUE. En 1970, Salvador Allende, candidat de l'Union populaire, est élu président du Chili. C'est la première fois qu'un président à l'idéologie communiste arrive au pouvoir en étant élu. Des politiques de nationalisation sont alors mises en place ainsi qu'un fort protectionnisme. Ce dernier passe par une forte augmentation des droits de douane pour les produits étrangers. Le but est de favoriser le « Made in Chili ». Le problème est que l'industrie du pays n'était pas préparée à cela. Il était impossible de produire suffisamment pour répondre aux besoins de toute la population. De plus, pour que le système fonctionne et que les Chiliens achètent chilien, il était nécessaire que les prix des produits nationaux soient bas. Mais les prix bas ne permettaient pas de financer l'industrialisation. Le pays est donc rentré dans un cercle vicieux, où se succédaient l'augmentation des prix des produits importés, la baisse de l'approvisionnement, une pénurie de plus en plus prononcée. « Chaque membre d'une même famille se rendait dans un lieu différent de la ville pour faire la queue dans l'espoir de recevoir une demie bouteille d'huile d'olive, ou un paquet de farine. Tu commençais à faire la queue à cinq heure du matin. Elle s'étendait déjà sur plusieurs cuadras. Et quand tu arrivais devant la porte du magasin, après des heures d'attente, souvent les stocks étaient épuisés », nous raconte Anita. Inévitablement, le marché noir s'est développé.
De plus, l'industrialisation du pays se fait au prix d'expropriations plus ou moins violentes. « Un ami avait une ferme où travaillaient plusieurs ouvriers agricoles. Un matin, ceux-ci sont arrivés avec des armes et ont expulsé mon ami de sa propre propriété ». Impossible de demander justice car « le gouvernement soutenait ses actes-là. Les ouvriers se sentaient soutenus par lui ».
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« AVEC L'ARRIVÉE D'ALLENDE, J'AI CESSÉ DE VIVRE EN PAIX. » Le gouvernement d'Allende avait comme ligne de mire l'égalité. Le but de toutes ses politiques était d'atteindre l'égalité entre tous les citoyens. Plus de luxe, tous le même niveau de vie. « Le problème c'est que les gens n'étaient pas préparés à l'égalité totale, qui d'ailleurs est impossible à atteindre! » Ainsi, au lieu d'atteindre cet ambitieux objectif, la société s'est divisée en deux camps. « Avec l'arrivée d'Allende au pouvoir, j'ai cessé de vivre en paix. J'avais 17 ans à l'époque. J'aimais porter des mini jupes. Mais cela est devenu impossible, au risque de recevoir en permanence des mains aux fesses dans la rue, sans que personne ne dise rien. Pour moi, à cette époque, on est revenu à la préhistoire. » L'instauration d'un même uniforme pour tous les écoliers chiliens au nom de l'égalité a également marqué Anita: « C'était non seulement les élèves, mais également nos professeures, qui devaient porter l'uniforme national. Les religieuses ont dû abandonner leur habit, et ainsi découvrir leur chevelure. Elles en étaient traumatisées. Le seul moyen de conserver l'habit était de s'exiler». Les deux camps s'opposaient dans la vie de tous les jours. Le père d' Anita louait une maison accolée à la leur, à une famille de gauche. « A l'arrivée d'Allende, ils ont commencé à ne plus payer leur loyer. Peu à peu, ils se sont mis à nous insulter, à nous jeter des pierres chaque fois qu'ils nous voyaient. Nous n'osions plus sortir, de peur d'être agressés par nos propres locataires ».
UN ENGAGEMENT AU NOM DE LA LIBERTÉ ET DE LA SÉCURITÉ. Ce sont tous ces détails de vie quotidienne qui marquent les esprits, et qui incitent Anita à s'investir dans le mouvement paramilitaire d'extrême droite Patria y Libertad. « Ces gens sortaient dans la rue armés de pistolets, mais nous, nous n'avions rien. L'objectif était donc de constituer un groupe armé pour se défendre. Nous avions des séances d'arts martiaux, afin de faire face à la force contraire. D'un certain côté, nous avons sauvé le Chili ». Une des démonstrations de ce mouvement fut les cazerolazos ou marches des casseroles : les femmes sortaient dans la rue avec des casseroles vides, symbolisant la pénurie qui affamait leurs familles. Ces manifestations commencèrent dès le 1er décembre 1971. Les plus violentes eurent lieu à Santiago. « C'est simple, il y avait les gens de droite, les gens de gauche, et les policiers au milieu ». Le groupe nationaliste s'est dissout à l'arrivée de Pinochet au pouvoir. « C'est naturellement que le groupe s'est dissout, car il n'avait plus lieu d'être, nous étions de nouveau en sécurité ». En réalité, les leaders du mouvement furent intégrés au gouvernement de Pinochet.
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PUTSCH OU COUP D’ÉTAT ? Le conflit étymologique pour nommer les événements du 11 Septembre témoignent par ailleurs du clivage toujours présent dans la société chilienne. En effet, Anita nous parle systématiquement du pronunciamiento, ou putsch, et non du golpe de estado ou coup d’État. « Pour nous, ce n'était pas un coup d’État, car c'est le peuple qui a demandé aux militaires de prendre le pouvoir ». C'est en cela que la population de droite voit d'un mauvais œil les commémorations du 40ème anniversaire du « coup d’État », qui dénoncent les crimes perpétrés durant la dictature, et occultent les violences commises sous le gouvernement Allende. La vision qu'a le monde de la dictature est celle des exilés, des opprimés. Il est en effet toujours plus difficile de dénoncer les failles d'un gouvernement élu démocratiquement. Anita a l'impression d'être reléguée dans le mauvais camp, et nous fait part de son sentiment d'injustice : « La liberté, on l'a grâce à Pinochet ».
ET AUJOURD'HUI ? Comment deux parties de la population peuvent-elles s'entendre, quand elles témoignent de deux vécus diamétralement opposés ? En effet, lors du coup d’État du général Pinochet, les opprimants sont devenus opprimés, et les opprimés, opprimants. Et chacun ferme les yeux sur le traumatisme et les souffrances de son voisin. Dans toutes les familles, on garde en mémoire ces années noires, mais d'une manière différente selon l'opinion politique de ses proches. Tenter de mettre en place une politique de réconciliation, alors même qu'une partie de la population continue de penser que Pinochet a sauvé le Chili, est un pari risqué. Tel est le défi du Chili d'aujourd'hui, parvenir à unir sa population autour d'une même histoire, ou tout du moins lui faire accepter son propre passé.
AU COEUR DES ÉVÉNEMENTS
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par Léna Boutin en Argentine
ILS ONT ACHETÉ LES MÉDIAS
« UN JOURNAL D’OPPOSITION ? NE CHERCHEZ PLUS VOUS N’EN TROUVEREZ PAS ! » « GRANDS TABOUS, PETITS SECRETS » : EN DÉCOUVRANT LE THÈME DU NUMÉRO, JE ME SUIS DEMANDÉE DE QUOI JE POURRAIS BIEN PARLER ET IL NE M’A PAS FALLU LONGTEMPS POUR RÉALISER QUE MON STAGE ET LE MILIEU PROFESSIONNEL QUE JE CÔTOIE ICI RÉPONDAIENT ENTIÈREMENT À CE THÈME. LES MÉDIAS CHILIENS ET LA TRANSITION DÉMOCRATIQUE DU PAYS, VOICI UN GRAND TABOU QUE J’AI DÉCOUVERT !
S
i le Chili, l’un des pays les plus riches et développés d’Amérique Latine, semble avoir bien installé sa démocratie et être sorti de sa période de transition, l’histoire des médias vient franchement y faire de l’ombre. Les médias sont essentiels dans une démocratie, non ? La presse : ce quatrième pouvoir est le reflet de la liberté et doit normalement être vecteur de pluralisme... Les médias se doivent de représenter le peuple, de surveiller le bon fonctionnement des institutions. Et bien si c’est cela, l’équilibre démocratique au Chili est loin d’être assuré : les médias sont une des faces cachées de la transition.
PAS LA PEINE DE CHERCHER ! Pourquoi ? La particularité chilienne est simple : une concentration économique (et par la même occasion idéologique) extraordinaire des quotidiens entre deux groupes majoritaires : Mercurio et Copesa. Il en va de même en France me direz-vous ? Mais le Chili constitue une situation poussée à l’extrême. Les quotidiens sont tous les mêmes, ou du moins on y retrouve toujours la même chose : ce que les sociétés privées qui les financent veulent qu’on y trouve. Comme il n’y a pas de subventions de l’État, le système médiatique fonctionne grâce aux publicités. Et je parle ici de la presse écrite, mais aussi de la télévision, de la radio... Il faut savoir que l’une des raisons de cette concentration est que ces médias sont restés pour la plupart ceux autorisés et privatisés par Augusto Pinochet pendant la dictature, achevée il y a une vingtaine d’années. Seuls quelques journaux hebdomadaires et mensuels se distinguent du lot - comme The Clinic - mais s’ils critiquent facilement la coalition de droite ou la période de la dictature, rares sont ceux qui s’en prennent à la Concertation, (c’est-à-dire au parti socialiste) et de façon plus générale à chaque parti politique, avec objectivité.
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Les radios sont un peu plus nombreuses, mais là aussi les plus écoutées sont aux mains des grands groupes, alors que les plus engagées ne peuvent se développer, faute de financements. Les chaînes de TV publiques et universitaires sont possédées pour la grande majorité par de grands actionnaires, et par les familles les plus riches et influentes du pays (Luksic entre autres). L’actuel président Sebastián Piñera en a lui aussi acheté une qu’il a revendue ensuite. Il n’y a pas de place non plus pour le journalisme d’investigation : la plupart des formations journalistiques sont en effet possédées par des groupes privés. Entrecoupées de publicités, les informations n’en sont pas : c’est du redit, des faits divers, des résultats sportifs, des banalités. Heureusement, la population fait la différence entre ces informations et la réalité. Mais comme désenchantée, désabusée, elle n'attend pas autre chose des médias de son pays. Peu de personnes en parlent ici, excepté dans quelques livres d’universitaires.
Ma vie ici, enfin mon travail, c’est de mettre au grand jour ces petits secrets tout en restant discrète, grâce à la radio clandestine où je fais mon stage. Je passe une porte puis deux, je prends un ascenseur et je regarde derrière moi, il n’y a personne ; je frappe, on me reconnaît, on me laisse entrer, je passe deux autres portes. Cette adresse, on ne la divulgue pas. On se retrouve entre quatre murs avec deux micros, un ordinateur et du maté, pour parler de ce qui va et de ce qui ne va pas. Le boulot est interminable, il y aura toujours quelque chose à couvrir, à mettre en valeur ou à dénoncer ! Je ne sais combien de petites mains à travers le Chili écrivent, enregistrent, parlent, photographient au nom de la liberté d’expression ; et moi je les aide comme je peux. Il faut davantage que 18 ans pour remettre de l’ordre dans un pays après une dictature. La transition continue et il faut l’accompagner.
Une transition ambiguë, incomplète, car aujourd’hui bloquée dans un système surcapitaliste où l’État défend les intérêts privés. Celui-ci n’a probablement pas le pouvoir espéré pour faire face aux nantis économique, ni non plus l’envie. Les solutions sont inhérentes aux problèmes, elles doivent venir de l’État. Se séparer de la Constitution et de la structure du pays issus tout droit de la dictature pourrait s’avérer utile.
LA LIBERTÉ D’EXPRESSION PARTOUT AILLEURS Heureusement les citoyens sont là pour nous divulguer leurs petits secrets, leurs grandes vérités. Les nouvelles générations détournent le système grâce à leur créativité sur la toile, dans la rue, ce qui permet de relativiser. La vérité se trouve dans des petits secrets porteurs d’espoir, il faut juste lever les yeux plus souvent pour les lire sur les murs plutôt que de les poser sur une feuille de papier. Les murs permettent de s’exprimer davantage que les journaux. Il faut creuser et on trouve des musiciens, des poètes, du théâtre, des graffs, des sculptures, des événements associatifs, culturels, des radios plus ou moins pirates, et la rue qui osent ! Ils nous parlent, nous chuchotent ce que les médias ne veulent pas nous dire : injustices, impasses, chiffres, libertés, revendications - tous ces petits secrets sont bien plus vrais que les gros titres que l’on voit dans les kiosques.
DOSSIER
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Anne-Charlotte Gautier et Emeline Mélion, Argentine
LA CHIRUGIE ESTHÉTIQUE EN ARGENTINE
EL BOTOS : ¿ SI O SI ? INTRODUCTION :
A
Recoleta, quartier chic de Buenos Aires, impossible de faire 100 mètres sans tomber sur une femme aux lèvres surdimensionnées, à la peau tendue à bloc ou pourvue de seins d’une taille soupçonneuse… Que se passe-t-il ici ? Pourquoi est-ce que je me sens soudain si mal avec ma petite bosse sur le nez qui ne m'avait pourtant jamais gênée auparavant ? En Argentine l’apparence est reine et la chirurgie esthétique y est florissante. Ce géant d’Amérique Latine occupe le 11ème rang mondial en termes de quantité d’opérations pratiquées. La chirurgie y est pour le moins répandue mais reste paradoxalement taboue : au bureau on baisse la voix pour évoquer la récente augmentation mammaire de la chargée des relations publiques.
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PORTEFOLIO PORTFOLIO
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L ENTRETIEN AVEC LE DOCTEUR RAUL DARIO ABERAZTURI, CHIRURGIEN ESTHÉTIQUE À BUENOS AIRES.
E
crire pour les Décloitrés c’est (aussi) vivre des expériences improbables. En ce mardi 1er octobre, nous voilà assises dans une salle d’attente d’une clinique de Palermo, à feuilleter des prospectus offrant des promotions sur les injections de botox. Nous attendons notre entretien avec le chirurgien au nom imprononçable (en espagnol qui plus est) qui a très gentiment accepté de répondre à nos questions pour les besoins de cet article.
Raul Dario Aberazturi arrive, met un CD de Céline Dion en fond sonore et nous accueille dans son bureau. Une fois les présentations faites, il nous parle de son parcours. Le docteur Aberazturi a d’abord exercé dans la médecine gynécologique avant de se tourner vers la chirurgie esthétique - qu’il semble avoir lui-même expérimenté au vue de l’apparence de ses lèvres. Puis l’entretien débute.
e docteur conclue l’entretien en évoquant l'avènement d’un tourisme de la chirurgie esthétique : les étrangers (à majorité étasuniens, latino-américains et espagnols) viennent profiter de l’avantage que procure le taux de change en dollar pour se faire refaire le nez ou la poitrine en Argentine. Il existe aujourd’hui des packs touristiques qui proposent aux touristes, entre une promenade à Puerto Madero et une sortie aux chutes d’Iguaçu, un passage par une clinique partenaire pour profiter d’une injection de botox à bas prix dans la capitale. Selon lui, cette pratique est dangereuse puisque la chirurgie reste une science médicale et n’a rien d’une visite touristique classique. Pourtant, il existe à Buenos Aires des « cliniques express » installées dans des centres commerciaux, où madame peut se voir proposer, après l’achat d’une nouvelle paire de chaussures, une épilation permanente, une injection de botox ou encore une implantation capillaire.
Il commence par nous expliquer qu’il existe dans le pays une culture du paraître très importante. Selon lui, ici, et contrairement à l'Europe, une femme ne peut sortir sans maquillage ou non épilée. Et cela ne date pas d'hier : l’Argentine est depuis longtemps un pays où la séduction et l’apparence priment, en témoigne la tendance de plus en plus forte des Argentins à recourir à des opérations chirurgicales. En effet, tant dans la sphère privée que professionnelle, le fait de sembler, grâce à la chirurgie, plus jeune, plus dynamique, plus soigné, est un facteur de réussite. Comme l'a répété le chirurgien tout au long de l'entretien, la chirurgie permet à ces femmes non seulement de « se voir mieux, mais aussi se sentir mieux ». Raul Dario Aberazturi nous apprend que le principal changement aujourd'hui réside dans l’essor de l’utilisation des pratiques non chirurgicales (comme la médecine orto-moléculaire qui consiste à injecter des plaquettes de sang dans les zones de la peau à rajeunir) jugées moins agressives, moins risquées et moins contraignantes. Mais la chirurgie esthétique reste cependant une pratique très en vogue, surtout pour ce qui concerne le « top trois » des opérations : l’augmentation mammaire, la liposuccion et la chirurgie nasale. Les clients sont souvent des clientes, mais ces messieurs se laissent de plus en plus tenter par un passage sous le bistouri. La majorité des Argentins commencent à recourir à la chirurgie esthétique dès 25-28 ans.
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LÉGENDE SUR LES DÉRIVES DE LA CHIRURGIE :
I
mpossible de regarder un programme télévisé ou une pièce de théâtre sans être frappé par le nombre de vedettes et de mannequins à la silhouette de rêve et au visage refait. Mais la recherche de cette « perfection » atteint parfois ses limites… En novembre 2009, Solange Magnan, ancienne Miss Argentine, est décédée des suites de complications médicales alors qu’elle se faisait opérer pour des implants fessiers. Ce cas tragique a relancé dans le pays le débat sur les opérations esthétiques et plus généralement sur le diktat de l’apparence.
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CONCLUSION DU DOSSIER
E «
HOMME
PETITS ENTRETIENS DE RUE
«
FEMME BLONDE
Quand quelqu’un se sent mal, je pense que la chirurgie peut l’aider mais lorsque le recours à ces opérations devient pathologique et se répète trop souvent il y a danger. De manière générale, j'y suis plutôt favorable»
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Pour moi une femme est belle lorsqu’elle est en accord avec elle-même, lorsqu’elle est naturelle. La chirurgie crée une beauté artificielle et enlève souvent l’harmonie à un visage, le fausse… L’importance de cette tendance est aussi due à la médiocrité des programmes télévisuels en Argentine, où des vedettes toutes plus « botoxées » les unes que les autres se pavanent et se mettent en scène »
n définitive, l'Argentine est un pays où le paraître joue un rôle primordial. La tendance a passer sur la table d'opération pour améliorer son apparence est loin de diminuer avec le temps : ainsi entre 2008 et 2012, la demande de procédés esthétiques (chirurgicaux et non chirurgicaux) a augmenté de plus de 500%. Bien sûr, la chirurgie est l’étape ultime de cette recherche d’un corps sans cesse plus parfait, mais d’autres indicateurs témoignent de l’importance donnée au physique dans la société argentine. Le shopping par exemple, semble être un sport national ! En témoigne peut être le fait que, plus qu’un musée, c’est souvent la visite du « Alto Palermo », immense centre commercial récemment construit à Buenos Aires, que nous recommandent les Argentins..
«
FILLE BRUNE
La tendance en Argentine est au visuel, à l’apparence contrairement à l'Europe où la mode est plutôt au naturel, à l’arrêt de la chirurgie. Ici pour devenir célèbre mieux vaux passer par une table d’opération »
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par Mélissa Chevillard, New York, USA
NEW YORK, 12 ANS APRÈS D
ès que l'on s'éloigne un peu, l'origine de ces lumières devient alors mystérieuse. J'étais dans un bateau ce soir-là, et il m'était impossible de dire d'où elles provenaient. C'est un peu ça le symbole après tout. Je ne cessais de regarder de bas en haut sans vraiment pouvoir dire si la lumière partait du sol ou bien du ciel, comme si un pont avait été créé entre ces deux espaces. Cette lumière était si vive qu'elle pouvait être vue des États alentours comme le Connecticut, New Jersey ou Long Island où de nombreuses victimes des attaques vivaient.
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1 septembre 2013, New York n'a pas oublié la tragédie qui a eu lieu 12 ans auparavant. Ce jour particulier résonne désormais différemment dans tous les esprits. Les Américains que j'ai rencontrés m'ont expliqué que c'est avec appréhension qu'ils abordent chaque nouvel anniversaire. Ce jour là, comme tous les ans, les images terribles de ces événements tournent en boucle à la télé ravivant de douloureux souvenirs. Un peu partout des cérémonies de recueillement sont organisées, y compris dans mon actuelle université qui se situe à 10 minutes du site de Ground Zero. Cependant, il y a un élément que les Américains sont soulagés de retrouver, chaque 11 septembre ce sont les deux faisceaux lumineux qui viennent éclairer le ciel de Manhattan : le "Tribute of lights". Situés à l'exact emplacement des anciennes Tours jumelles, ils font revivre leur silhouettes l'espace d'une nuit.
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REPORTAGE
Depuis leur première apparition en mars 2002, les faisceaux apparaissent chaque année au soleil couchant du 11 septembre et s’éteignent doucement au matin du 12. Cet événement est réellement fédérateur et des Américains viennent de tout le pays pour y assister. L’émotion est vraiment perceptible ce jour là : les habitants viennent se prendre en photo devant ces tours d’une nuit, certains viennent même en uniforme. Malgré le coût faramineux de cet événement et sa difficulté d’installation, chaque année ces deux faisceaux réapparaissent pour illuminer le ciel de Manhattan et commémorer la tragédie qui frappa la ville il y a maintenant 12 ans.
Les deux faisceaux viennent combler un vide toujours présent dans la skyline de Manhattan et ce malgré la construction d'une nouvelle tour au World Trade Center. La Freedom Tower, pour le moment à peine achevée, est un véritable symbole pour les New-yorkais puisqu'elle dominera Manhattan avec ses 600 mètres de hauteur. Elle se situe près du mémorial qui est organisé autour de deux immenses fontaines, vestiges des Twin Towers.
REPORTAGE
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LA LANGUE
par Victor Tanguy aux Philippines
PHILIPPINES : DEUX MONDES DANS UN SEUL B
eaucoup de pauvreté aux Philippines ? Oui c'est un pays en développement je pouvais m'y attendre. Mais je n'étais pas totalement préparé (je n'y avais surtout pas réellement réfléchi) en arrivant à regarder la pauvreté comme une fatalité héréditaire dans ce pays. Se retrouver dans une université du côté des (très) riches dans un pays où tous n'ont pas accès aux nécessités basiques d'existence permet d'avoir une certaine approche de ce que représente la pauvreté ici. La pratique de la vie aux Philippines peut vous donner petit à petit les clés pour comprendre ces inégalités ainsi que ses causes et ses enjeux.
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SITUATION Le centre de la métropole de Manille permet de se représenter le problème. Une des plus grosses concentration de population au monde et des inégalités criantes à tous les coins de rues. Les quartiers de Binondo, Tondo, Quiapo sont les plus marquants selon moi. On peut y voir ces personnes que l'on voit dormir un peu partout, sous un porche, sur un trottoir, derrière un muret. Manille compte beaucoup de ces ''sans-logis'' qui s'ils ne dorment pas de la sorte semblent errer dans les rues sans réel but si ce n'est pour glaner quelque chose à se mettre sous la dent. Ou encore beaucoup d'enfants certainement envoyés ici par leur famille pour mendier quelques pesos à la sortie des restaurants, bars ou échoppes. Cette très grande misère qui est très visible en ces lieux peut-être souvent rompues par le passage sur les avenues bondées de ces lieux de gros 4x4 ou de grosses berlines. A deux pas de ces quartiers se trouvent en effet d'autres villes de la métropole de Manille comme Makati ou Taguig City avec son quartier du Fort réputé pour la vie nocturne. Pour vous décrire les lieux j'attirerai plutôt votre imagination sur une ville comme Singapoure cette fois-ci ; leur belles allées propres sans trop de circulation, leurs grattesciels, leurs boutiques de luxe dans des malls géants.
Ces inégalités d'éducation se retrouvent dans un problème très particulier au pays : la langue. Le pays compte deux langues officielles, l'Anglais, apporté par l'occupation américaine jusqu'en 1946 et le Tagalog. Ces deux langues coexistent aussi avec de nombreuses langues régionales. Les élites politiques et économiques manient parfaitement l'Anglais qui est majoritairement utilisé comme langue de travail, d'enseignement dans les grandes institutions tandis que les plus pauvres n'ont que peu accès à une formation poussée en Anglais et ne parlent bien souvent que Tagalog. Dans les fait cette langue est très peu valorisée socialement. Ainsi sans une éducation de base en Anglais les plus pauvres se retrouvent bloqués pqr l'impossibilité de manier la langue socialement valorisée dans le pays.
PAS DE FONDAMENTALE REMISE EN CAUSE L'élite politico-économique n'est pas totalement insensible à ces inégalités. Il existe depuis plus d'un siècle aux Philippines l'Université des Philippines qui permet à beaucoup d'étudiants qui n'en ont pas les moyens d'avoir accès à une éducation supérieure publique de grande qualité, égale à celle fournie par les grandes universités privées du pays. Dans leur globalité les ''riches'' me semble plutôt généreux et prêt à donner au plus pauvres. Mais le système ne me semble pas vraiment remis à plat pour tenter de remonter aux causes réelles de ces inégalités.
UNE REPRODUCTION DE GÉNÉRATIONS EN GÉNÉRATIONS Ces inégalités si elles existent dans l'instant présent sont surtout le produit d'une reproduction de générations en générations. Les plus pauvres naissent bien souvent avec une infime chance de s'en sortir socialement et ce du fait des inégalités criantes dans le système d'éducation. Les enfants issus des familles les plus pauvres doivent bien souvent quitter l'école dès 11 ans pour travailler et apporter un supplément de revenu à leur famille, bien souvent très nombreuses à cause de la contraception balbutiante dans ce pays ultra-catholique où le Vatican exerce une force morale très importante sur les dirigeants politiques. Pour leur part les plus riches peuvent se permettre d'inscrire leurs enfants dans des écoles privées qui les mèneront aux universités les plus prestigieuses du pays.
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par Florent Vautier en Belgique
BELGIQUE : UN ETAT, DEUX NATIONS ? 26 MAI 2014, LENDEMAIN D'ÉLECTIONS FÉDÉRALES DANS LE PLAT PAYS. APRÈS SA VICTOIRE ÉCRASANTE, BART DE WEVER, LE LEADER DES INDÉPENDANTISTES FLAMANDS ANNONCE LA SCISSION UNILATÉRALE DE LA FLANDRE DU RESTE DE LA BELGIQUE.
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HISTOIRE
ELIO DI RUPO, LE PREMIER MINISTRE SORTANT, FRANCOPHONE, ANNONCE SUITE À CETTE DÉCLARATION D'INDÉPENDANCE QU'IL COMPTE DEMANDER À FRANÇOIS HOLLANDE LE RATTACHEMENT DE LA WALLONIE À LA FRANCE. SCÉNARIO IMPOSSIBLE ? FINALEMENT PAS TANT QUE ÇA...
HISTOIRE
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CLIVAGES COMMUNAUTAIRES ET SYSTÈME POLITIQUE Si l'on demandait à 10 Belges de décrire l'organisation politique de leur pays, il n'est pas sur que l'un d'eux soit capable de répondre correctement. Et pourtant, ce pays de 11 millions d'habitants détient le record du plus grand nombre de jours sans gouvernement. Entre 2010 et 2011, pendant 541 jours, les négociations entre le parti socialiste et l'alliance néo-flamande (N-VA, Nieuw-Vlaamse Alliantie, en néerlandais) sont bloquées, et aucun gouvernement n'est constitué. C'est le gouvernement démissionnaire, mené par le démocrate chrétien Yves Leterme (celui qui à confondu la Marseillaise avec son propre hymne national!), qui continue à assurer « les affaires courantes ». Cela s'explique par la quasi impossibilité de voir émerger une majorité à la suite des élections. Le système électoral belge est en effet assez complexe. Les Wallons ne peuvent voter que pour des partis wallons et les Flamands que pour des partis flamands (les habitants de Bruxelles peuvent voter pour un parti de l'une ou l'autre des communautés). Les députés élus lors des élections législatives se repartissent en deux groupes, selon leur communauté d'origine. C'est ensuite au Roi de choisir le Premier ministre parmi les députés, Premier ministre qui gouvernera les deux communautés. Aux dernières élections, un parti revendiquant ouvertement sa volonté d'indépendance de la Flandre, la N-VA, est arrivé en tête dans le nord du pays, créant la panique quand à une possible scission en deux de la Belgique.
L'OMBRE PERSISTANTE DE LA SÉPARATION Car ce « tabou » de la séparation en deux du pays est loin d'être nouveau. Depuis la création du pays en 1830 et jusqu'en 1962, la Belgique était un état unitaire, avec une seule langue, le français, alors que les Flamands étaient majoritairement néerlandophones, ce qui explique historiquement les fortes revendications identitaires flamandes. Mais après la seconde guerre mondiale, des dissensions irréconciliables sont apparues. Le Roi Léopold III, dont le rôle pendant la guerre fut flou, dut s'exiler à la libération en Allemagne. Un référendum eu lieu, après de nombreuses manifestations, en 1951, pour déterminer la position des Belges quand au retour du roi au pays. Si la majorité des Belges y fut favorable, les Wallons y était majoritairement défavorables, au contraire des Flamands. Paradoxal non ? Ainsi, presque 10 ans après, en 1962, il fut décidé d'établir une frontière linguistique, séparant le pays en deux. En 1993, une réforme constitutionnelle détermina l’existence des régions, consacrant la Belgique comme État Fédéral. Mais pour Bart de Wever, bouillant leader de la N-VA,
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FOOTBALL ET ROYAUTÉ : DERNIERS ÉLÉMENTS D’UNITÉ A l'heure actuelle, il n'y a guère que le roi et le football pour faire tenir les deux communautés du plat pays ensemble. Le roi Philippe, qui a succédé à son père Albert II le 21 juillet 2013, et plus largement l'institution royale qu'il représente, est l'un des liens forts qui unit les Belges. Ainsi, chaque 21 juillet, jour de la fête nationale, le roi est applaudi et acclamé par toutes les communautés réunies (François Hollande a, lui, été sifflé le 14 juillet), donnant à cette journée un moment si rare d'unité. Et puis le football, « opium du peuple », joue un rôle majeur dans l'unité du pays (depuis que l'équipe nationale de Belgique a de bons résultats). Suite à une victoire des « Diables Rouges », le footballeur belge Vincent Kompany (qui joue actuellement en Angleterre), avait envoyé un tweet en citant Bart de Waver montrant le rôle important que pouvait tenir le football, dans des moments de doutes et de tensions communautaires. On pouvait alors lire sur ce tweet : «La Belgique est à tout le monde, mais ce soir surtout à nous » (De Waver avait prononcé la même phrase lors d'un discours, faisant référence aux Flamands). il faut aller plus loin et passer au « confédéralisme » c'est à dire à une autonomie plus accrue pour les régions, et en clair, parvenir à terme à l'indépendance de la Flandre. Ainsi aux élections de 2010, c'est ce spectre de la scission qui a plané sur les négociations pour la création d'un gouvernement, rendant impossible le processus. Aujourd'hui, ce tabou plane encore sur les débats politiques, et les prochaines élections, qui auront lieu en Belgique le 25 mai 2014 (les Belges voteront 3 fois : pour leurs députés et sénateurs, pour leurs députés régionaux et pour leurs députés européens !) promettent d'être agités.
HISTOIRE
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L'IEP STRASBOURG, CIGOGNES ET AMBIANCE MARTIALE par Philippe Creusat en Allemagne
À L'EST RIEN DE NOUVEAU ? J
e n’étais pas parti que déjà un détail venait perturber ma préparation. Invité par mes confrères des Décloîtrés dans un groupe de rédaction, il me vint la surprise d’être affecté à celui de l’« Europe de l’Est ». Après avoir revérifié ma destination (vu que l’on ne peut jamais être sûr de rien), je restais interloqué par cette décision. L’Allemagne serait-t-elle toujours un pays de l’Est ? Et ceci une vingtaine d’année après la chute de l’URSS ? D’autant plus qu’à la différence de certains de mes futurs compatriotes germains, j’allais échouer en Bavière : Land le plus riche et le plus occidental, si l’expression m’est permise, du pays de Goethe. De même, en préparant mon futur emménagement, je me rendis compte que cette destination promise n’était qu’à cinq heures pile, en voiture, de mon pays d’enfance. On aura, sans doute, connu des Décloîtrés plus courageux, des aventuriers plus voyageurs...
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ET AUJOURD’HUI, À L’HEURE OÙ LES MURS SONT TOMBÉS EN EUROPE, EN-EXISTE-T’IL ENCORE SEULEMENT UN EST? Constatant de surcroît que d’autres pays aux longitudes quasi-équivalentes, comme l’Italie ou la Belgique, étaient eux, passés à l’Ouest... Que même la Grèce avait gagné ce côté et que finalement, ma future patrie d’adoption côtoyait apparemment la Pologne, la Russie et la Finlande, il m’était d'autant plus clair que ce choix relevait d’une construction plus historique que géographique. Ce qui me ramenait à mes premiers souvenirs de Verdunois et Lorrain, balbutiant dans la capitale bretonne, où je m’acharnais à expliquer que je vivais plus près de la Belgique et du Benelux, que de l’Allemagne. Qu’en France, il y avait encore plus à l’Est que moi et que je ne parlais pas Allemand ou un patois assimilé, comme le font les alsaciens ou les mosellans. Rien n’y fait, il semble qu’en Bretagne, l’Est de la Seine soit déjà le Grand Est Européen. Imaginez de grandes steppes balayées par les invasions successives des Huns, des Germains et autres barbares aux barbes longues et chevelures emmêlées. Il vous suffit d’aller au CRIT pour vérifier que ce préjugé n’est pas issu seulement de chez nous. La mythologie de l’école strasbourgeoise, elle-même, est imprégnée de cette culture orientale. Ce fut à cette occasion d’ailleurs, après avoir longuement compati avec eux, comparant nos points d’attaches communs (ah la Mirabelle, la bière belge et allemande et pour certains le Concordat…), que j’ai dû me rendre à l’évidence : je vivais à l’Est du monde.
Il était cependant certain que la réputation allemande (et lorraine) n’était pas seulement due au CRIT et aux nombreuses blagues visant le Grand Est de la France. Il fallait réfléchir plus loin. En bon natif verdunois, je pensais directement à ces boches, ces « prusskofs », venus de l’est en 14, pour nous envahir, mettre en danger notre belle culture occidentale, à la fois saxonne et romaine, gallo mais pas germaine et nous imposer leur joug violent et brutal, pour le bon plaisir de leur Kaiser Wilhelm. La réconciliation étant cependant passée et ne voulant remuer des débats d’arrière-garde, cette vision me semblait assez incomplète. D’autant que je devais être le seul de tout cet IEP breton, à ressasser ces images d’Épinal de poilus et de tranchées... J’ai alors pensé au second danger venu de l’Est, d'Allemagne plus précisément. Le barbu ne s’appelait plus Wilhelm mais Karl Marx, les casques à pointe étaient remplacés par des étoiles rouges. Pensait-on encore inconsciemment que l’Allemagne de l’Est n’avait jamais vraiment disparue ? Que ce reliquat de présence soviétique en Europe, si proche de nous, avait achevé la transformation de l’Allemagne en pays de l’Est ? La plaçant alors aux côtés de la République Tchèque et de la Pologne, et non de l’Autriche, pourtant plus proche à beaucoup de points de vue ? Bien sûr, on pourrait voir la ré-élection d’Angela Merkel, comme un symbole fort, à contre-pied de cette idée. Notre formation en économie politique, elle seule, suffirait à convaincre n'importe qui que les dirigeants allemands ont bel et bien tourné la page de cette histoire socialiste. Néanmoins, ce serait là-aussi aller trop vite. Il suffit de suivre un cours d’allemand dans notre IEP ou de discuter avec nos camarades du double-cursus, pour se rendre compte que l'Histoire communiste imprègne toujours les esprits. Pas encore Histoire d’ailleurs plutôt Héritage, partagé, encore aujourd'hui, par un grand nombre d'allemands. Ce qui reste de l’Allemagne de l’Est n’est pas suffisant pour catégoriser le pays entier mais bien assez pour le différencier de nous. Alors peut-on vraiment affirmer que l'Allemagne est encore une nation de l'Est ? Le débat ne sera pas tranché mais il est finalement représentatif d’une Europe bien plus complexe qu’on ne pourrait le penser.
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par Lisa Chopin, Ottawa, Canada
«COMMENT J’AI DÉCOUVERT LE QUIDDITCH»
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C'EST UN SPORT SECRET QUI PART À LA CONQUÊTE DU MONDE. LE QUIDDITCH, IMAGINÉ PAR JOANNE ROWLING DANS L'UNIVERS MAGIQUE D'HARRY POTTER SE DÉVELOPPE DÉSORMAIS SUR LES CAMPUS DES UNIVERSITÉS NORD-AMÉRICAINES DANS SA VERSION MOLDUE, C'EST À DIRE POUR LES PERSONNES COMME VOUS ET MOI NON DOTÉES DE POUVOIRS MAGIQUES. RENCONTRE AVEC L'ÉQUIPE DE QUIDDITCH DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA.
INSOLITE Ben HOLLAND
INSOLITE
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C
LE QUIDDITCH COMMENT CA SE JOUE ?
réée en 2005 lors du premier match universitaire, l’International Quidditch Association (IQA) édicte les règles officielles et organise la Coupe du Monde chaque année. Chaque équipe est composée de 7 joueurs. Trois poursuiveurs se passent le Souaffle (ballon de volley) pour tenter de marquer dans un des trois cerceaux. Chaque but vaut 10 points. Les cerceaux sont défendus par un gardien. Deux batteurs possèdent les Cognards (ballon de balle au prisonnier) afin de toucher les joueurs adverses. Si l’on est touché par un Cognard, on descend de son balai et on doit revenir aux cerceaux de son camp pour pouvoir reprendre le jeu. Enfin, la partie la plus drôle de l’adaptation du Quidditch pour les moldus est sans aucun doute celle du Vif d’Or. Le Vif d’Or est en réalité un joueur neutre, habillé en jaune avec une balle de tennis fixée à l’arrière de son short, qui court et se cache où il veut car il peut sortir du terrain à sa guise. L’attrapeur en attrapant le Vif d’Or rapporte 150 points à son équipe et surtout met fin à la partie. En passant rapidement devant le terrain des sports de l’Université d’Ottawa (uOttawa pour les intimes) je dois avouer que je n’ai pas réalisé tout de suite ce qui se tramait devant moi. Ce n’est qu’une fois installée à mon bureau de stagiaire donnant sur la pelouse que j’ai compris : sous mes fenêtres se tenaient bel et bien les sélections pour entrer dans l’équipe universitaire… de Quidditch. Il faut bien imaginer la scène : une dizaine d’étudiants et d’étudiantes courant sur un terrain, férocement déterminés à faire passer un vulgaire ballon de volley dans un des trois cerceaux du terrain, le tout en échappant à d’autres joueurs les bombardant façon balle au prisonnier… tous ayant bien sûr un balai entre les jambes, sinon cela n’a aucun sens.
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Une fois la surprise et les premiers fous-rires passés, je dois avouer qu’ayant été bercée, comme 90% de ma génération, par l’univers magique d’Harry Potter j’étais sincèrement curieuse de voir à quoi un match de Quidditch version moldue pouvait ressembler. Pour moi le Quidditch c’était l’équipe rouge et or des Gryffondors se livrant cape au vent à un combat aérien impressionnant contre les vils Serpentards dans l’immense stade au cœur de Poudlard. Forcément le premier aperçu de la version moldue, c’est-à-dire des étudiants avec un balai coincé entre les jambes cherchant à marquer dans des cerceaux en plastique suspendus, était pour le moins différente… Je me suis sentie un peu comme Dumbledore face à un sachet de dragées surprises de Bertie Crochus (« Pas de chance, crotte de nez »). Mais il faut toujours savoir rebondir et après différentes démarches, Marisa, batteuse émérite de l’équipe de Quidditch d’Ottawa accepte avec entrain mon interview, à l’unique condition que je vienne essayer le dimanche suivant lors de leur fun practice dans un parc de la ville. L’entraînement du dimanche après-midi se distingue des deux autres de la semaine qui eux, sont réservés aux équipes de compétition. En effet, l’université d’Ottawa compte deux équipes qui rencontrent régulièrement les trois équipes de l’université rivale de Carleton en match amical ou pour les sélections de la Coupe du Monde (oui oui comme dans la Coupe de feu - mais il parait que les Mangemorts ne perturbent pas l’évènement tous les ans).
ENFOURCHEZ VOS BALAIS ! Pour en revenir à nos dragons, le dimanche suivant, l’entraînement commence sur les chapeaux de roues : deux tours de terrain (balai en position bien sûr), échauffements et étirements divers puis exercices de passe. Car c’est ici que réside toute la difficulté de ce sport ; étant donné que devez veiller à ce que votre balai ne tombe pas, tout échange de balle doit se faire à une seule main. Pas si évident au final... Après une heure de préparation nous commençons enfin à jouer ! Les règles ne sont pas si compliquées mais il faut un peu de temps avant de remonter dans ses souvenirs de collégienne. Une fois le vocabulaire appris tout est beaucoup plus simple : quaffle - souafle, bludgers - cognard, golden snitch – vif d’Or, chasers – poursuiveurs.... L’entraînement est très détendu et après un peu de temps je n’ai même plus l’impression d’être totalement ridicule en zigzaguant avec mon balai pour marquer dans les cerceaux adverses. Avec (beaucoup) d’imagination on sentirait presque le vent dans nos capes et le sifflement des Cognards tout près.
Ben HOLLAND
« COMMENT FAITES VOUS POUR VOLER? » Pendant l’après-midi, des curieux s’arrêtent, rigolent, prennent des photos et certains demandent même à essayer. « Dans tous les cas les gens se restent pas insensibles en nous voyant. La première question qu’on me pose quand je dis que je joue au Quidditch c’est ‘Comment vous faites pour voler ?’ ». Pourtant même si les adeptes du balai volant sont moins nombreux au Canada qu’aux États-Unis, le Quidditch commence à se faire connaître petit à petit.
En guise de conclusion, Marisa affirme que tout le monde devrait essayer le Quidditch au moins une fois dans sa vie. Et contrairement à ce que l’on pourrait penser, les pratiquants que j’ai rencontré ne se prennent pas au sérieux : ils sont conscients que vu de l’extérieur , leur sport est hilarant. Selon elle, une seule qualité est nécessaire pour commencer : l'absence de peur du ridicule.
A LA POURSUITE DU VIF D'OR L’ambiance est chaleureuse et détendue et c’est bien pour ça que Marisa a choisi ce sport il y a deux ans : « Il n’y a pas de profil type ici : tu peux être une petite crevette, un gros costaud, une joueuse de rugby ou même un grand maigre et il n’y aura pas de différence ! Nous avons dans l’équipe de futurs ingénieurs mais aussi des étudiants en littérature ou politique. Ils sont tous de ma familitch (contraction de Quidditch et family). » Malgré des apparences de jeu sympathique, le Quidditch est un réel sport : le poste de batteur s’apparente parfois au rugby quand il faut récupérer un Cognard perdu, celui de poursuiveur au handball et de toute façon, comme les balais volants n’existent pas encore, il faut courir sans arrêt ! En compétition, le Quidditch est un sport de contact où agressivité et rapidité sont rois. « Les joueurs sont soit des athlètes, soit des fans d’Harry Potter et bien souvent les deux ! Nous avons des joueurs qui n’ont pas lu les livres ou vu les films mais ils restent pour le côté sport de contact » explique Marisa. Et ce n’est pas le Vif d’Or tout de jaune vêtu
(mais non doté de petites ailes frétillantes) qui dira le contraire puisque son rôle est de faire durer la partie en se cachant et en courant sans cesse pour éviter les attrapeurs. Après plus de deux heures d’entraînement je quitte le parc un peu fatiguée mais heureuse : le rendez-vous est pris pour le dimanche prochain ! D’ici là il me reste à trouver un Nimbus 2000 ou un Éclair de feu décent plutôt qu’un vulgaire manche à balai…
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par Alessandra Leroux
RECETTE CRUMBLE IL EST 4H DE L'APRÈS-MIDI ET VOUS COUREZ SUR LES PAVÉS, TREMPÉ PAR LA PLUIE IRLANDAISE, QUAND UNE ODEUR DE POMME ET DE CARAMEL VOUS ATTIRE DANS UNE PETITE RUELLE SOMBRE, AU BOUT DE LAQUELLE VOUS APERCEVEZ LES LUEURS D'UN FEU DE CHEMINÉE. L'ODEUR DE POMME SE FAIT DE PLUS EN PLUS INSISTANTE ET VOUS POUVEZ DÉJÀ VOIR LA CUILLÈRE DE CRÈME FRAÎCHE ET LA TASSE DE THÉ QUI ACCOMPAGNERONT VOTRE CRUMBLE.
M
élanger (avec les mains!) la farine, le beurre (mou) et le sucre jusqu'à obtenir une consistance de gros sable (to crumble en anglais signifie « tomber en miettes »). Rajouter de la farine si ce n'est pas assez sableux. Couper les pommes en morceaux (assez gros), faire fondre un gros morceau de beurre dans une poêle, ajouter les pommes, remuer pendant quelques minutes à feu moyen. Saupoudrer de sucre pour faire caraméliser les pommes. Faire chauffer légèrement le verre de rhum (le tenir quelques minutes au dessus de la poêle) puis verser le rhum sur les pommes et faire flamber (attention aux cheveux et aux sourcils, la flamme peut s'élever assez haut !) Verser la préparation dans un plat beurré, ajouter le mélange farine/beurre/sucre, mettre au four 220 degrés pour environ 20 minutes. Si vous n'avez pas de rhum vous pouvez utiliser également du calvados, cognac ou grand marnier.
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GLOBECOOKER
CRUMBLE À LA POMME FLAMBÉ AU RHUM Recette anglaise Ingrédients 100 g de farine 100g de beurre 100g de sucre 3 à 5 pommes (granny de préférence) + un peu de beurre et de sucre pour caraméliser un demi verre de Rhum
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CORRESPONDANTS LES CORRESPONDANTS À L’ÉTRANGER ALESSANDRA LEROUX : EUROPE DE L’OUEST PAULINE JOLY : AMÉRIQUE DU SUD PAULINE LAMAND : MOYEN ORIENT/ AFRIQUE ALEXANDRE DAVID : AMÉRIQUE DU NORD ALIX LE GUYADER : EUROPE DE L’EST VICTOR TANGUY : ASIE / OCÉANIE ADRIEN SCANGA ET AXEL AZOULAY : WEBMASTERS CONCEPTION GRAPHIQUE : LE COINTRE JORDAN Les Décloîtrés est une association loi 1901 104, Boulevard de la Duchesse Anne 35700 Rennes n°ISSN 2116-6056
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Dépot légal : mars 2013
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Tous les textes et toutes les photographies de ce numéro sont la propriété de leur auteur.