Les Décloîtrés - édition 2018- l'Audace

Page 1

#8

#8

2017 - 2018

L’AUDACE

SAISON 2017-2018 GRATUIT

LE MAGAZINE DES BLOG-TROTTEURS SCIENCES PO RENNES



EDITO Quoi de plus audacieux que le voyage ? Si cette phrase semble toute droit sortie d’un guide touristique, elle n’en demeure pas moins vraie. Car voyager c’est oser partir, pour certains plus loin que ce qu’ils auraient imaginé, et laisser derrière soi un monde familier et rassurant pour se tourner vers l’inconnu. C’est cette audace, plus ou moins tenace, présente en chacun de nous, qui nous pousse à prendre des risques jusque là inimaginés, à dépasser les limites et les convenances qui nous sont imposées et à tenter de nouvelles expériences. Le voyage nous invite à rompre la routine quotidienne et à sortir de notre zone de confort. Que ce soit en voyageant seul(e), en s’inscrivant à un cours de danse afro-péruvienne, en expérimentant la cuisine locale ou encore par nos rencontres, l’audace est au cœur de l’année d’expatriation des étudiants de troisième année de Sciences Po Rennes. C’est une occasion unique pour oser, tenter, expérimenter, rencontrer, surmonter ce sentiment de vulnérabilité et de peur, découvrir et s’ouvrir à l’inconnu. Pour cette nouvelle édition du magazine des Décloîtrés, nous avons choisi et pensé comme thème l’audace dans sa signification de courage, de prise de risques et de hardiesse. À l’étranger, l’audace du départ se mêle à la découverte, aux difficultés, à la peur parfois, mais à l’émerveillement surtout. C’est cette combinaison qui rend le voyage inoubliable et si « la chance sourit aux audacieux » c’est très certainement car ils n’en finissent jamais de se surprendre, d’apprendre et de se surpasser ! Les Décloîtrés sont fiers de vous présenter leur édition 2018 : une année rythmée par l’audace des femmes, des jeunes, de chacun d’entre nous. Aujourd’hui, un nouveau monde s’offre à nous, changeant, justement grâce aux audacieux et aux audacieuses. La libération de la parole des femmes, les manifestations étudiantes, la lutte des peuples pour la reconnaissance de leurs droits, toutes ces évolutions ont été impulsées par l’audace de quelques un(e)s, mobilisant et inspirant beaucoup d’autres dans leur sillage. Par ces témoignages, nous avons voulu rendre compte de cette audace, sans prétention aucune, et pourtant vectrice de changements nécessaires. Si cette audace constitue notre focus de l'année, il ne faut pas en oublier les nombreux articles de ce magazine qui traitent de sujets différents et très variés, reflétant la richesse des expériences vécues à l'étranger. Entre traditions vietnamiennes, bouleversements européens et voyages au bout du monde, les Décloîtrés vous emmènent, au fil de ces pages, sur un long fleuve loin d'être tranquille. Nous vous invitons donc au voyage et à la découverte, en profitant et partageant ce nouveau numéro des Décloîtrés, en espérant que vous aimerez vous sentir dépaysés sur les quatre coins du globe par ces quelques pages, du Vietnam à l’Argentine, en passant par la Suède et la Nouvelle-Zélande !

Enaël Février et Agathe Foucher, rédactrices en chef


Focus : l'audace

05

39 Mon corps, ma bataille

Protestations étudiantes - Ségolène Jean - 6 L’audace d’être soi - Edouard Jouannault - 8 Oser parler de race - Marie Véron - 12 Et le carnaval balaya les cendres - Jim Delémont - 14 Audace entrepreneuriale - Mathilde Velsch - 16 Frisco Town - Mathilde Sourd - 18

Valparaiso se raconte au féminin - Léa Lecollinet - 40 Les Cariocas et leur corps - Morgane Léon - 42

Portfolio

Héritages en mutation

21

29

45 Vache de ville ! - Benjamin Chiron - 46 Les Fiançailles Vietnamiennes - Lucas Le Roux - 50 Whakahi Me Whakapapaku - Clément Le Merlus - 53 L’arbruisseau et le désert d’espoir - Sébastien Bihan - 56 Le Brexit - Solène Touchard - 58 Déconstruire le mythe....- Valentin Goujon - 63

67

Osez le voyage !

Welcome to Rennes

Plus de peur que de mal - Enaël Février - 30 Recette d’un voyage - Lucie Lelaisant - 34 Être jeune et oser partir... - Aurore Mancip - 36

Interview de Laurie Louvet - 68 Programme Wintegreat: Safa Khalifa - 72


REMERCIEMENTS

Nous souhaitons tout d’abord remercier les étudiants et étudiantes de troisième année de Sciences Po Rennes qui se sont révélés écrivains le temps d'un article. Aux quatre coins du monde et bien éloignés du cloître rennais, ils ont su consacrer quelques instants de leur année trépidante pour vous donner à voir une partie de leur quotidien. Un grand merci également à nos rédacteurs et rédactrices en chef répartis sur tous les continents, qui ont trouvé au milieu de leurs études, de leurs stages et de leurs nombreux voyages et autres divertissements, le temps de relancer sans relâche (non, on n’a pas dit harceler !) leurs camarades afin qu'ils nous livrent leurs articles. Les Décloîtrés n'avaient jamais compté autant de rédacteurs en chef, preuve du dynamisme de notre association et de la pérennité de ce magazine. L'édition de cette année 2018 nous offre encore une fois l’occasion de remercier Sciences Po Rennes, notre partenaire de longue date, toujours aussi réceptif et à l'écoute de notre projet depuis des années. Merci également à la ville de Rennes qui nous soutient depuis des années, financièrement parlant ainsi que pour la logistique, particulièrement cette année en nous permettant de rejoindre la quinzaine « Les Jeunes ont les rennes ». Nous tenons aussi à remercier Jactiv Ouest France, notre collaborateur des premières heures, qui, cette année, nous a élu meilleur projet étudiant dans la catégorie culturelle du concours Trophées Campus, nous poussant à poursuivre nos efforts. Comme chaque année, nous souhaitons remercier l'équipe rennaise du CRIDEV (Centre de documentation et d'échanges pour la solidarité internationale) qui nous a apporté son expertise sur le voyage et nous a permis de rencontrer des personnes très enrichissantes. Un grand merci particulier à tous les contributeurs de notre crowdfunding (financement participatif) Kengo, dont le soutien financier a été vital pour pouvoir mener de front la publication de deux magazines cette année. Pour la deuxième année consécutive, les Décloîtrés ont choisi de faire confiance à l’imprimerie des Hauts de Vilaine pour l’impression des magazines. Nous les remercions encore pour leurs conseils éclairés qui nous ont permis d’avoir un magazine de la meilleure des qualités. Last but not least, un remerciement tout spécial pour celle sans qui ce magazine n'aurait pas eu ce design soigné et cet esthétisme recherché, celle qui a passé des heures et des jours à la mise en page du magazine que vous avez entre les mains, celle qui nous accompagne pour la deuxième fois déjà : notre graphiste, au sourire argentin, Sol Zamorano !

L’équipe des Décloîtrés


FOCUS : L'AUDACE

06 | 07

SÉGOLÈNE JEAN, Concepción, Chili

[ ÉTUDIANTES ] PROTESTATIONS

Audace de la jeunesse ou routine universitaire ? À Concepción , ville universitaire de la région de Bio Bio au Chili, les étudiants manifestent pour soutenir une grève ouvrière et se mobilisent également contre l’utilisation de la loi anti-terroriste pour juger des dirigeants Mapuches.

Face à ce mouvement, je perçois une audace particulière. En effet, certains étudiants s’opposent à des décisions prises en amont par le gouvernement et osent exprimer leurs points de vue. Mais cela-est-il justifié ? Ces manifestations ne se sontelles pas banalisées, devenant une routine sans témérité ? Pour en savoir un peu plus, je questionne mes amis chiliens. Quand je demande à Paula, étudiante en quatrième année de Sciences Politiques, si les manifestations sont une simple routine, celle-ci me répond : « D’un côté c’est vrai qu’en cas de mobilisation nationale ou régionale, l’université et surtout notre faculté doit avoir une réponse. Et comme tous les ans il y a des mobilisations, cela crée une attente ». Dans ce cas, peut-on encore parler d’audace parmi les étudiants ? « Oui car ceux qui se mobilisent savent que cela peut avoir des conséquences académiques mais aussi interpersonnelles. Par exemple, cela peut jouer sur les notes et aussi sur les relations entre étudiants et avec les professeurs. Certains professeurs nous appuient mais d’autres peuvent bloquer certaines activités ». Audace il y en a donc selon ce point de vue chilien car manifester est un choix avec ses conséquences. Par exemple, cela a une incidence sur le calendrier universitaire et implique une récupération des cours et des examens débordant généralement sur les vacances d’été. Par ailleurs, j’observe un certain charisme chilien. En allant aux assemblées générales, je me retrouve face à des discussions plus ardentes qu’en France. Un autre détail révélateur est la forme du vote qui se fait à voix haute et individuellement. La pression sociale s’exerce à l’heure

Roberto Espinoza, Campus de l’université de Concepción

La première cause de la manifestation renvoie au contexte local de grèves d’ouvriers employés par l’entreprise Claro Vicuña Valenzuela. En effet, les ouvriers œuvrant à la reconstruction de la prison El Manzano de Concepción réclament une amélioration de leurs conditions de travail qu’ils estiment mauvaises. La deuxième revendication est quant à elle liée à la lutte Mapuche (peuple indigène réclamant la récupération de ses territoires et en conflit avec l’Etat) et plus précisément au jugement de certains dirigeants. En effet, quatre Mapuches sont détenus prisonniers depuis plus d’un an dans le cadre d’une justice préventive qui les accuse d’avoir incendié une église évangélique à Padre las Casas. Cependant, le nœud du conflit réside dans l’utilisation de la loi anti-terroriste qui implique une criminalisation des Mapuches. Cette loi, mise en place en 1984 sous la dictature de Pinochet pour poursuivre les opposants au régime, s’est pérennisée dans le système judiciaire. Elle permet notamment de supprimer la présomption d’innocence et par conséquent d’incarcérer une personne sans l’avoir réellement jugée coupable. Alors que les détenus Mapuches expriment leur opposition par une grève de la faim depuis plus de 100 jours, les étudiants s’associent à cette lutte en réclamant la tenue d’un procès licite et approprié le plus vite possible.

Je me vois donc confrontée à un rassemblement étudiant particulièrement important dans ma faculté. J’ai tout d’abord pensé que le mouvement d’appui à la cause Mapuche ne durerait que quelques jours et s’essoufflerait. Mais me voilà bien surprise devant l’ampleur des protestations étudiantes au Chili. En effet, l’organisation d’une assemblée générale est décidée par le bureau des étudiants et la mise en place d’une grève est statuée. J’apprends donc un nouveau mot commun ici désignant l’arrêt des activités : PARO. Cours annulés, tables de conversations proposées et rattachement aux manifestations dans le centre-ville. Jusque-là rien de bien surprenant même si la facilité avec laquelle une grève étudiante peut s’instaurer paraît curieuse. Durant la deuxième semaine de manifestation, la majorité des facultés de l’université mettent fin à leur grève. Mais pas la faculté de Sciences Politiques qui décide d’organiser une nouvelle assemblée générale. Le vote initial concerne la décision de poursuivre ou non la grève. Suite aux discussions, un deuxième vote est réalisé pour mettre en place une occupation, la fameuse TOMA. C’est ainsi que ma faculté se retrouve occupée tout le week-end par des étudiants voulant reproduire l’ample phénomène de 2011 qui avait vu des occupations massives dans chaque université pour réclamer une éducation gratuite et de qualité.

du vote quand chacun attend d’entendre le choix de son voisin pour ensuite prononcer le SI ou NO tant attendu. Cependant, la mise en place du mouvement et de l’occupation n’est pas sans débat ni opposition. L’occupation plus que la grève est particulièrement remise en cause. En effet, la différence des votes est significative : le PARO est adopté par 59 voix pour, 12 contre et 15 abstentions alors que la TOMA n’obtient que 33 votes en faveur, 25 contre et 19 abstentions. L’argument d’un étudiant contre celle-ci me paraît judicieux. Selon lui, l’occupation paraît justifiée quand la pression sur le corps universitaire permet de faire remonter les revendications étudiantes au gouvernement. En 2011, le grand mouvement étudiant avait permis cela grâce à son ampleur et à son lien évident entre la cause défendue et les moyens utilisés. Cependant, dans le cadre des protestations de cette année, une seule faculté occupée dans l’université de Concepción ne semble certainement pas avoir suffisamment de poids pour se faire entendre. Ainsi, la mise en place de cette occupation peut être perçue comme un geste banal par des étudiants accoutumés aux mouvements protestataires et répétant le même schéma d’action. Et en effet, après trois jours d’occupation seulement, le retour à la grève est décidé, puis en fin de semaine, le retour à la normale s’impose… En discutant avec des étudiants d’autres facultés, on se rend vite compte que les étudiants de Sciences Politiques ont une réputation de protestataires ardus à tenir. Malgré cela, on ne peut retirer le caractère audacieux à la jeunesse chilienne mais gare au phénomène de lassitude qui pourrait être préjudiciable à la perception de ses revendications.


FOCUS : L'AUDACE

08 | 09

Édouard Jouannault, Palais de Gyeongbokgung, Séoul

ÉDOUARD JOUANNAULT, Séoul, Corée du Sud

EN CORÉE DU SUD,

L’AUDACE D’ÊTRE SOI


FOCUS : L'AUDACE

ueers », « LGBTQ », « LGBT+ », les titres se multiplient pour une communauté de plus en plus diversifiée. Il faut pourtant, pour en parler, pour en cerner les combats, la nommer. En Corée du Sud, j’ai cherché le meilleur moyen de comprendre leurs luttes, leurs revendications, leurs identifications. Se fichant des noms qu’on leur donne, tous ceux qui se sentiront de près ou de loin « queers », les lesbiennes, les transgenres, les gays, les bis, les pansexuels, les intersexes, et tous les autres, partagent les mêmes revendications. Mais ici, parce que les mots sont comptés, parce qu’ils sont plus visibles, et parce que leur position dans la société coréenne est symptomatique du traitement réservé par l’Asie confucéenne à ses Queers, ce sont des hommes homosexuels dont je parlerai. La nuit séoulite est l’une des plus actives au monde. À Itaewon, les clubs s’entassent le long de la longue avenue sur laquelle titubent les malheureux refoulés à leur sélective entrée. Sur le trottoir d’en face, une butte aux rues étroites et quasidésertes, Homo-Hill. Le cœur LGBT+ coréen est là, et il se résume à une poignée de bars dansants pour une ville de plus de dix millions d’habitants, dans un pays en comptant cinq fois plus. En juin, l’habituel Seoul Queer Festival, qui diffuse des films à thèmes et organise un défilé, fait chaque année face à de vives protestations de la part de la très solide communauté évangélique. Ce sont là les seules existences visibles des Queers de Corée. Les plus anciens des Coréens vous diront qu’il n’y a pas

10 | 11

d’homosexuels au pays du Matin Calme. Et l’on pourrait presque les croire tant l’histoire philosophique et culturelle de la péninsule les efface. Sur les applications gays, les homosexuels coréens se cherchent simplement des amis. Ceux d’entre eux qui sacrifieront qui ils sont pour épargner leur famille de l’embarras parviendront peut-être à trouver une épouse. Pour les autres, les flamboyants, les visibles, ce sera, en tout cas officiellement, le célibat à vie. Cachés, ils pourront rarement se livrer, jamais sans risque d’être rejetés. Au mieux, leur homosexualité ne sera plus jamais abordée. Au pire, leurs familles les rejetteront pour échapper au déshonneur. Ironiquement, le pays exhibe sans complexe les relations homosexuelles (exclusivement sexuelles, jamais amoureuses) dans l’art traditionnel, qui selon les croyances portent chance aux villages, aux récoltes et célèbrent une virilité exacerbée, débarrassée des distractives présences féminines. Nombreux sont les mythes des seigneurs de guerre entourés de leurs cours exclusivement masculines. S’afficher Queer en Corée requiert de l’audace. L’audace d’affronter une société profondément patriarcale, machiste, imprégnée d’un héritage confucéen où l’honneur et la famille sont primordiaux, animée par une foi dont la multiplicité des formes n’enlève rien à son importance. L’audace d’affronter une société qui subdivise la vie en rites de passage dont le mariage et la construction d’une famille sont les piliers fondamentaux. Tiraillée entre l’Occident, qui a sculpté les mentalités de la Corée contemporaine, et le Confucianisme, dont les valeurs resteront ancrées dans les foyers de Séoul pour des décennies encore, la société coréenne ne sait que penser de ses homosexuels. Pourtant, il serait dévastateur d’avoir une vision Occidentale de la question des luttes LGBT+ dans les pays confucéens. Là où les

« Là où les puissances de l’Ouest veulent faire bonne figure et siéger parmi les nations libérales ouvertes aux mutations de notre temps, la Corée du Sud n’a que faire de son image sur les questions sociétales, tant elle brandit fièrement l’étendard de son héritage philosophique, éthique, moral et religieux depuis près de mille ans ».

puissances de l’Ouest veulent faire bonne figure et siéger parmi les nations libérales ouvertes aux mutations de notre temps, la Corée du Sud n’a que faire de son image sur les questions sociétales, tant elle brandit fièrement l’étendard de son héritage philosophique, éthique, moral et religieux depuis près de mille ans. Dans cette perspective, les Queers coréens ne peuvent calquer leurs luttes civiques sur le modèle des revendications occidentales. Les divergences dans les conceptions des grandes structures sociétales, le conservatisme exacerbé du confucianisme, le sens de l’honneur familial ici incompatible avec l’acceptation de nouvelles façons de vivre les sexualités, sont des freins, intégrés par les Queers coréens eux-mêmes, à une occidentalisation de leurs luttes. La question du mariage pour les couples de même sexe, par exemple, se pose vaguement, grâce à un groupuscule militant restreint mais visible, et l’appui de quelques personnalités médiatisées ouvertement homosexuelles. Mais bien avant cela, c’est une reconnaissance et une protection légales fondamentales que réclament les militants. En Asie confucéenne, la tradition de l’ordre, de l’autorité, de la pudeur et du flegme favorise la retenue dans les velléités égalitaires. Ce sont de ces valeurs, foncièrement différentes du libéralisme à l’occidentale, que souffrent les Queers d’Asie. Il n’existe pas de solution universelle pour l’acquisition de droits fondamentaux. Sortir de l’invisibilité, faire valoir leurs droits à la différence et à la reconnaissance de l’altérité, et combattre, à travers le prisme de la convergence des luttes, aux côtés des féministes, un patriarcat viscéralement ancré dans chaque aspect du quotidien des Coréens : telles sont les revendications des Queers de Corée.

Édouard Jouannault , Boîte de nuit, Séoul


FOCUS : L'AUDACE

12 | 13

MARIE VÉRON, Indianapolis, États-Unis

OSER PARLER DE RACE : quand l’Amérique sportive nous montre l’exemple

drapeau, symbole d’unité, pour rappeler que non, les ÉtatsUnis n’ont pas une histoire commune mais DES histoires, bien différentes en fonction de la couleur de peau. Comme prévu, les avis se sont faits très critiques autour du moyen choisi pour protester, les sportifs se sont divisés et le mouvement n’a pas été suivi. Malgré son talent reconnu, le contrat de Kaepernick n’a pas été renouvelé et, sans l’intervention de Donald Trump, cette histoire aurait pu rapidement tomber dans l’indifférence générale sans avoir fait bouger une seule ligne.

« Je pense que quelque chose qui est difficile pour notre pays, c’est d’admettre quels sont les vrais problèmes et de les reconnaître comme tels. Une fois que nous l’admettrons, nous pourrons les résoudre et faire de ce pays et de nos communautés un monde meilleur. »

seront devenues irréconciliables ».

J’ai réalisé à ce moment-là que Colin Kaepernick avait de l’audace et une force incroyable. Par ce geste simple à la manière de Rosa Parks, il a décidé de faire passer les intérêts de la communauté noire avant les siens. Il a joué sa carrière pour dénoncer les inégalités auxquelles 13% de la population américaine doit faire face quotidiennement. Il a affronté le

Et soudain, j’ai été frappée par une réalité : la France peut dangereusement arriver à une situation similaire à celle des États-Unis. Les Américains nous voient toujours comme la terre de refuge historique de centaines d’Africains-Américains tels Joséphine Baker, un pays accueillant où le mot citoyen suffit à effacer les différences. Mais, alors que les origines des uns et des autres deviennent un thème électoral central, il serait peutêtre temps d’oser, à notre tour, parler d’expérience racisée de la France, afin que ce mot même de race, tant décrié, ne devienne pas obligatoire tant les différences créées seront devenues irréconciliables. Je finirai cet article avec les mots de Kaepernick : « I think that's something that's hard for this country to address, is what the real issues are and coming to the point where we can admit that these are issues. Once we admit that, we can deal with it, we can fix them, and we can make this country and these communities a better place. »

pas obligatoire tant les différences créées

Habituée aux stades de football français où tout le monde chante l’hymne à tue-tête sans vraiment connaître les paroles et sans réfléchir plus de cinq secondes à leur sens, quel a été mon choc lorsque, lors de mon premier évènement sportif universitaire aux États-Unis, j’ai vu 15000 personnes se lever et faire silence, main sur le cœur, les yeux tournés vers le drapeau stars and stripes, pour écouter un chœur chanter The StarSpangled Banner. L’hymne est sacré. Même un bébé de six mois doit se taire et l’écouter.

ce mot même de race, tant décrié, ne devienne

Avez-vous entendu parler de Colin Kaepernick, ce joueur de football africain-américain qui s’est agenouillé au début d’un match de NFL1 pour dénoncer les inégalités raciales persistantes aux États-Unis ? C’est un petit geste qui, de notre côté de l’Atlantique, ne semble pas si osé. C’est sans compter la relation qu’ont les Américains avec leur hymne, leur drapeau et donc directement leur armée. Comme Smith et Carlos2 avaient donné une visibilité au Black Power en 1968 à Mexico, Kaepernick a soutenu le Black Lives Matter Movement3 et renforcé une conscience politique chez l’élite sportive noire qui, par sa visibilité, a les moyens d’obtenir du changement. Alors, même si le magazine GQ a élu Kaepernick citoyen de l’année, je tenais tout de même à ce que les Décloîtrés lui rendent hommage, et rendent hommage à tous ces héros du quotidien qui, par des gestes simples mais audacieux, travaillent à dénoncer le racisme lattant sur lequel se sont fondés les États- Unis.

parler d’expérience racisée de la France, afin que

Arthur Le Néna, Brooklyn Bridge, vu depuis Dumbo, Brooklyn, New-York

« Il serait peut-être temps d’oser, à notre tour,

Cependant, un an plus tard, Donald Trump d’une manière totalement professionnelle comme on lui connaît bien, insulte Kaepernick de “fils de pute”. C’est juste ce qu’il fallait pour révolter la NFL. Alors que la plupart des sportifs ne sont toujours pas unanimes sur la manière de dénoncer les inégalités raciales persistantes, les messages de soutien à Kaepernick se multiplient. On ne peut dorénavant pas dénier le caractère purement raciste de l’insulte du Président des États-Unis.

Pour participer au mouvement à notre échelle, plusieurs amis et moi avons décidé de ne plus nous lever pendant l’hymne. Les réactions ont été intéressantes. Comme attendu, les regards ont été lourds et insistants, ce qui n’est pas surprenant dans un État rouge4 comme l’est l’Indiana. Néanmoins, certains Américains sont venus nous voir pour nous montrer leur soutien. Alors qu’ils étaient eux- mêmes debout, main sur le cœur pendant cet hymne. Ils n’avaient juste pas l’audace. L’audace d’affronter le jugement collectif et celle d’aller contre des institutions qu’ils ont appris à chérir depuis leur plus jeune âge.

1

National Football League, association regroupant les équipes de football américain et en charge de l’organisation de son championnat. 2Tommie Smith et John Carlos sont deux athlètes ayant participé aux Jeux Olympiques de Mexico en 1968, respectivement médaillés d’or et de bronze sur le 200 mètres. Lors de la cérémonie de remise des médailles, ils ont levé leur poing pour protester contre le racisme américain. 3 Black Lives Matter (BLM) : le mouvement est lancé après l’acquittement d’un policier qui avait assassiné un adolescent de 17 ans en février 2012 à proximité de Miami. Le mouvement lutte donc tout particulièrement contre les violences policières mais également contre le racisme ancré dans les institutions américaines. 4 État républicain. Mike Pence, le vice-président de Trump, nous vient de l’Indiana.


FOCUS : L'AUDACE

14 | 15

ET LE CARNAVAL

BALAYA LES CENDRES JIM DELÉMONT, Valparaíso, Chili

n 2014, Valparaíso vivait un des pires incendies de son histoire. Le feu mordant le haut des cerros1 mit plus de 4000 personnes à la rue. La reconstruction qui s'ensuivit illustre l'incroyable capacité de résilience des porteños2. Grâce à une puissante solidarité, en à peine six mois, un flot de nouvelles habitations était debout. Des chaînes humaines se formaient pour déblayer, nettoyer et reconstruire. Bien que l’État ait apporté son aide dans les premières semaines, les habitants n'ont rapidement pu compter que sur eux-mêmes pour reconstruire leur vie. Le feu n'avait pas seulement détruit des maisons, il avait également réduit en cendre tout un tissu communautaire, éparpillant les habitants aux quatre coins de la ville. Valparaíso, un dimanche après-midi dans la douceur de novembre. Un chuchotement singulier vient chatouiller les oreilles des passants. Au loin, sur la cime du cerro Merced, un frétillement de couleurs et de musiques se fait surprendre. Dans la joie et l’allégresse, les habitants descendent au carnaval pour fêter le printemps. Plus loin, face au ballet portuaire des porte-conteneurs et des grues, l'agitation bat son plein dans le cerro Cordillera. Le Roto porteño3 organise à son tour le carnaval où pléthore d'activités viennent se greffer, ferias, concerts, repas, ateliers sérigraphie sur t-shirt (processus d'impression artisanale), étals de livres. Radio Placeres, l'emblématique radio communautaire de la ville, est bien sûr présente pour retransmettre l'évènement en direct. Sébastian, membre de l'organisation, s'attache à rappeler la dimension culturelle intrasèque des carnavals. Ancrés dans la réalité des cerros, ils expriment toute la diversité des habitants de Valparaíso sans les figer dans un folklore touristique. Chaque cerro y exprime sa propre identité et les thèmes qui lui sont chers : la reconstruction après l'incendie aux cerros Merced et Las Cañas, ici l'accès à l'eau potable, là-bas l'occupation de terrains abandonnés pour empêcher l'installation d'une multinationale. Les défilés combinent fête, culture, politique, art et revendications sociales. Le bitume réfracte les rayons du soleil, mais la chaleur n'étouffe pas l'énergie des danses traditionnelles. Effacées des mémoires pendant des décennies, les racines andines du Chili et l'histoire de ses peuples originaires sont à nouveau mises en lumière. Initié depuis les

quartiers, c'est un processus de résistance culturelle en réponse à la répression subie par les Mapuches, principal peuple indigène vivant dans le sud du pays. Si le carnaval est l'occasion de faire la fête autour de musiques et de danses, il a aussi un rôle social fondamental. Toute la préparation en amont permet de tisser des liens, d'organiser des activités, d'animer les espaces communs. Les assemblées de voisins quadrillent à nouveaux les collines et se donnent pour objectif de raviver la vie de quartier qui existait auparavant. Tout au long de l'année, elles tentent d'unir et de rassembler pour que les collines ne soient pas que de simples dortoirs, mais un quotidien chaleureux pour celles et ceux qui y vivent. Les centres communautaires viennent compléter cet ensemble, offrant un lieu pour héberger les évènements, où se retrouvent toutes les générations. Courroies de transmission des liens sociaux à travers les cerros, ils offrent une caisse de résonance et un appui logistique pour mener à bien les différentes initiatives. Alors que le défilé touche à sa fin, de grandes banderoles sont tendues sous le préau où se préparent les musiciens : « La dignité et le ‘buen vivir’ se construisent depuis les cerros », « récupérons nos

lieux de vie ! », « les écoliers du centre communautaire soutiennent le peuple mapuche ». Les porteños prennent en main leur quotidien pour transformer la vie du quartier, conscients qu'ils peuvent agir sur la réalité à travers une attitude profondément politique. Le soleil se couche sur la baie de Valparaíso. En bas du cerro Merced, tout le monde s'est rassemblé sur la place centrale pour la clôture du carnaval. Au micro, le président du centre communautaire lance ces derniers mots : « Le cerro Merced est debout, le cerro Merced s'est reconstruit, toute la communauté est aujourd'hui réunie ! ». Organiser un carnaval, tisser des liens, dévaler les rues sous les rythmes andins, c'est prendre une revanche sur la brûlure des flammes et balayer les dernières cendres qui tapissent le chemin. 1 Les quarante-deux collines où se trouvent les différents quartiers de la ville 2 Porteño est le nom attribué aux habitants du port de Valparaíso 3 Organisation communautaire du cerro Cordillera

Crédits photo : Jim Delémont, Festival du cerro Cordillera / Festival des Mil Tambores, Valparaíso


FOCUS : L'AUDACE

16 | 17

MATHILDE VELSCH, Philadelphie, États-Unis

AUDACE ENTREPRENEURIALE Quelques semaines après mon arrivée à Philadelphie, j’ai eu l’idée de faire des crêpes à mes colocataires. On les a faites ensemble, dans notre maison du sud de Philly1, avec du beurre breton et du sucre bio. Ils avaient l’habitude de voir quelques vendeurs de crêpes en ville ou près de leur université, mais ils ne savaient pas que c’était si simple à faire. Et si bon. Un de mes colocataires a commencé à être très intéressé par les crêpes bretonnes. Pas vraiment pour son intérêt gustatif, mais il m’a plutôt posé des questions plus pratiques : sur la conservation des crêpes en France, les méthodes de vente les plus courantes et les accompagnements. Peu après cet « épisode crêpes », nous sommes allés dans un café pour travailler, où ils ne vendaient presque que des produits vegan donc des produits se vendant environ deux fois plus cher que le prix de base. Mon coloc m’a alors demandé si on pouvait faire des crêpes vegan. Oui, bien sûr. On peut faire des crêpes avec de la bière, sans lait ni œuf. L’idée lui a plu. Toujours pas pour l’intérêt gustatif de la crêpe, mais parce qu’on peut augmenter les prix avec les produits vegan. Il m’a donc proposé de monter une entreprise de crêpes vegan. En tant que stagiaire aux États-Unis, je n’ai pas le droit de travailler, mais il m’a proposé d’être déclarée stagiaire de la société qu’il a déjà créée avec des amis. Il a donc commencé à chercher des cuisines à louer pour faire des crêpes (il est interdit de vendre publiquement de la nourriture produite à la maison), à chercher où se procurer des emballages plastiques, à faire des sondages à l’université pour avoir une idée des prix attendus par les étudiants, à chercher un logo, un nom (« Drunk » crêpes ou Crêpes pompettes ?), à faire les calculs pour avoir une idée du bénéfice… Finalement, il n’y avait plus de cuisine de libre à Philadelphie, on n’a pas trouvé le secret de conservation et les

étudiants trouvaient les crêpes trop peu sucrées. Le projet des crêpes vegan de Philly n’a donc pas vu le jour, mais la motivation était là. Les Américains ont un courage particulier à se lancer dans des projets, à les mettre en place et à les développer. Ils deviennent entrepreneurs de toutes leurs idées y compris celles qui pourraient paraître les moins réalisables. Rien n’est trop fou ni trop excessif pour les États-Unis. Une simple discussion de café peut devenir, avec un peu de confiance, un véritable projet. À l’exemple de tous ces food trucks à chaque coin de rue : qui a pensé le premier à cuisiner dans un camion remorque pour arriver le matin dans une rue, vendre des assiettes de riz/poulet et tout remballer pour repartir le soir ? Même au niveau de la nourriture présente dans ces food trucks, il y a de l’innovation : des brochettes de chips à la friture sur glace, en passant par les cuisines du monde et la tartiflette (eh oui). Dans les universités, on attribue des prix aux projets les plus innovants et les mieux conçus : un concept qui permet de réduire les coûts dentaires, de nouveaux produits pour tenir au chaud les chiens, des services qui permettent de réduire les coûts d’envoi d’argent vers l’Amérique latine… Voilà l’audace américaine : faire de chaque rêve une réalité entrepreneuriale. 1Surnom de la ville de Philadelphie

Crédits photo : Mathilde Velsch, Centre-ville de Philadelphie


FOCUS : L'AUDACE

18| 19

de locaux, des invisibles, ceux pour qui la rue est leur maison et dont nous détournons trop souvent le regard, aussi. Purs produits de la société de consommation, nous, mais surtout ils, les invisibles, en sont aussi les victimes. MATHILDE SOURD, San Francisco, États-Unis

FRISCO 1

TOWN

A la vue du pays concerné et de l’actualité, on s’attendrait à trouver ici un sujet sur Trump. Mais fort heureusement, le but de cet article ne sera pas de parler une énième fois de ce cher individu à la houppette décolorée. Les réseaux sociaux et tous les médias de la planète le font déjà très bien. Car oui, quand, aujourd’hui, on évoque les États-Unis, c’est bien plus pour dénoncer les déboires de leur président qu’autre chose. Non, là où je voudrais vous mener, c’est en excursion. Une expédition au cœur de San Francisco, ville si propice à la marche, avec ses rues quadrillées qui jouent aux montagnes russes. Qui aurait imaginé qu’au XIXème siècle, elle n’était qu’un simple village avant que la Ruée vers l’Or ne la frappe de plein fouet ? Il aura fallu une sacrée dose d’audace à ses pionniers pour faire de cette ville ce qu’elle est aujourd’hui. Car San Francisco, c’est avant tout celle qui a dû subir un historique tremblement de terre – en 1906 - pour mieux se reconstruire. Mais trêve d’Histoire, ceci n’est pas un Géo guide. Où serait passé l’audace si l’on se contentait d’un ton neutre aux relents de mauvais Wikipédia parcouru et copié nonchalamment à la va-vite ? La neutralité, c’est tout ce qu’il faut éviter si l’on veut comprendre l’esprit des lieux que nous aurons parcouru lors de cette expatriation de troisième année. Une escapade, vous avais-je promis, donc. Ne vous attendez pas à ce que je vous dépeigne les plus beaux contours de cette ville symbole du Golden Age américain, mère de la mise en lumière de la communauté gay, ville ouverte et colorée. Car il ne faut pas oublier que la Californie reste l’État le plus cher du pays, et San Francisco n’échappe pas à la règle. Il vous faudra regarder autour de vous, lever le nez de l’écran de votre smartphone, du plan de la ville précis de Google Maps, vous écarter des artères commerciales grouillant de touristes,

Prenons le départ depuis Market Street par exemple. Quittons les magasins aux grandes enseignes, les voitures rutilantes, les Cable Cars (tramway de San Francisco) à la danse incessante. Longeons la station Montgomery à sa sortie, là où le métro recrache ses passagers : deux blacks battent en rythme un air de Bob Marley. Les sons préenregistrés que crient deux enceintes, posées à même le sol, marquent la cadence en les accompagnant. Plongeons nous dans Tenderloin, quartier du Downtown2 San Francisco à l’est de la ville. Prêtez attention à cette jeune femme assise-là, sous les graffitis d’un bâtiment abritant une association qui défend les droits des minorités LGBTI (Lesbiennes, Gays, Bisexuels, Trans et Intersexué-e-s). Elle se balance d’avant en arrière, en rythme : en manque, le soleil parviendra-t-il à réchauffer sa peau, si transparente en comparaison des tags psychédéliques qui la surplombent ? Nous passerons près d’elle sans vraiment s’arrêter, car deux mètres plus loin, un « spectacle » similaire s’offrira à nous. Inconsciemment, je sais que vous avez pressé le pas. Habitude d’occidental aisé, nous n’y pouvons rien, me direz-vous. Ce pas accéléré vous permet de rattraper cet homme gigantesque, chaîne Hifi sur l’épaule, musique tonnante, là-bas, au feu piéton: est-ce que ce sont ses pas ou les basses qui font trembler le sol ? Car la musique est plus forte, il traversera coûte que coûte, quand bien même la main orange lumineuse sera encore allumée. Il contourne habilement un caddie qui encombre le trottoir. A force de monter et descendre les rues bossues, vos pieds crient à l’aide. Pour vous éviter davantage de souffrance, prenons le Cable Car vers Portrero. Asseyons-nous ici, à côté de ce vieux monsieur au regard hagard : peut-être un vétéran qui ne sait pas trop où il est, ou seulement un passager quotidien des plus banals. On ne le saura pas, car déjà, il nous faut descendre. Nous voilà arrivés dans un quartier résidentiel coquet. Tant de calme, c’en est presque curieux. Les maisons victoriennes aux couleurs pastelles ont remplacé les peintures murales criardes de Downtown. Une maman, une poussette, un chien errant passent. La tranquillité ne nous convient qu’un instant, il est temps de faire le chemin inverse. UNE PARENTHÈSE PAISIBLE DE COURTE DURÉE. Quartiers de Mission et de Castro : bars branchés, ambiance festive et latine, la chaleur du dehors n’est rien comparée à celle qui se dégage des restaurants de tous les horizons. Civic Center : le grandiose City Hall côtoie ce qui lui fait face, une esplanade recouverte de pigeons en quête de nourriture.

Crédits photo : Mathilde Sourd Photo 1 : Bush street, San Francisco Photo 2 : Quartier de Tenderloin, San Francisco Photo 3 : 23rd Street, quartier de Portrero, San Francisco

« Fermer les yeux, nous savons tous le faire, mais ce serait ne pas voir la réalité, que celle-ci soit celle de nos propres villes françaises ou bien celle de San Francisco. Ici, il n’y a pas que la nouvelle économie qui explose, c’est aussi le cas du nombre de homeless people ».

Eux, ils n’ont pas peur d’user d’ingéniosité pour trouver de quoi becqueter. C’est sûrement ce à quoi songe (ou rêve ?) ce corps endormi sur le pavé. Encore une fois, tournons la tête en espérant que cela pourra apaiser la misère ambiante. Ce malaise sera vite oublié : vous apercevez sur Van Ness Avenue, le tant espéré Starbucks où vous pourrez vous désaltérer. Fermer les yeux, nous savons tous le faire, mais ce serait ne pas voir la réalité, que celle-ci soit celle de nos propres villes françaises ou bien celle de San Francisco. Ici, il n’y a pas que la nouvelle économie qui explose, c’est aussi le cas du nombre de homeless people (Sans Domicile Fixe). L’ampleur de ce constat, vous avez pu en convenir, est de taille, surtout là où nous nous sommes rendus : dans ces quartiers anciennement réputés « chauds » nichés entre d’autres, quant à eux plus dorés, on retrouve comme ce qui pourrait s’apparenter à une « Cour des Miracles »3 de Victor Hugo. En Californie, aujourd’hui, 70% des sans-abris sont sanfranciscains : perte d’emploi, problèmes de drogues ou d’alcool, expulsions… Une situation qui fait évidemment débat dans la sphère politique, alors même que le gouvernement reste sourd aux demandes de la ville pour que soit améliorée la protection générale de tous. 1

Référence à la chanson de Memphis Minnie, qui parle du temps où les femmes, en particulier noire, ne faisaient pas grande carrière 2 L’hyper centre-ville 3 Référence aux Misérables, quartier parisien qui constituait le lieu de résidence des migrants et personnes sans emploi et qui a servi à l’auteur comme source d’inspiration pour écrire son livre


Fotolia

Benjamin Bailleul, Sour, Liban

d’infos,

Votre site mais pas que... Chaque jour, des actus, des bons plans pour s’informer et bouger.


Mylène Canvel, plage des Mamelles, Dakar, Sénégal

Flore Petit, îles Lofoten, Norvège


Edouard Jouannault, temple Senso-ji, Tokyo


Anthony Laurent, dĂŠsert de JudĂŠe, en direction de la Mer Morte


Solenn Cadudal, Sai Wan, Hong Kong


OSEZ LE VOYAGE !

30 | 31

ENAËL FÉVRIER, Valparaíso, Chili

PLUS DE PEUR QUE DE MAL Au moment de partir de chez moi pour une année entière d’expatriation au Chili, j’ai eu le sentiment d’être face à une immense montagne. Un mois plus tard, je me trouvais dessus, à cinq mille mètres d’altitude, en plein cœur du Pérou. Personnellement, le départ à l’étranger a plutôt été une source d’inquiétude. La date fatidique approchant, je ressens un mélange d’excitation et d’anxiété… la seconde prenant le pas sur la première, je dois l’admettre. À mon arrivée à Valparaíso, avec d’autres étudiantes de Sciences Po Rennes, on nous annonce que la rentrée est décalée d’un mois en raison de grèves au semestre précédent. Au début un peu confuses, nous décidons finalement de partir en voyage. Le climat étant encore hivernal, les Chiliens nous conseillent de nous diriger vers le Nord du pays. Nous élargissons finalement le trajet au Pérou et à la Bolivie. Une semaine après avoir réalisé le défi qu’était déjà pour moi le fait même de partir de mon pays, me voilà en train d’organiser un périple d’un mois en plein cœur de l’Amérique Latine. Nous nous contentons de dessiner un parcours avec les lieux essentiels à visiter et le nombre approximatif de jours à y consacrer. La valise à peine vidée, nous remplissons nos sacs de randonnée. Le début du voyage au Nord du Chili nous permet d’acquérir progressivement quelques réflexes, d’apprendre à prévoir nos activités et à rechercher la bonne information. Et ensuite, tout s’enchaîne très vite. Nous sommes de retour à Valparaíso avant même d’avoir réalisé que le voyage est terminé. Pendant ce mois, nous sommes mises à l’épreuve - une journée entière de car pour remonter le Chili -, bousculées, étonnées, surtout émerveillées- le coucher de soleil sur le désert de sel dans le sud de la Bolivie ! Le jour de notre visite du Machu Picchu, nous nous retrouvons sous des trombes d’eau dès 4h du matin. Nous gravissons joyeusement la Montaña Machu Picchu et ses interminables escaliers Incas avec la promesse d’une vue splendide arrivées en haut, sur la vallée et le site archéologique… Mais nous n’avons droit qu’à un drap blanc de brume, masquant tout le paysage ! Au retour, le bus prend une petite route à flanc de montagne et je retiens ma respiration à chaque virage. Le chauffeur, lui, chante Hakuna Matata.


OSEZ LE VOYAGE !

32 | 33

Aux environs de Cusco, nous partons en randonnée afin de voir la « montagne aux sept couleurs », à plus de cinq mille mètres d’altitude. L’oxygène se fait rare et il est difficile de respirer, mais au bout du chemin c’est plutôt le spectacle qui nous coupe le souffle. Plus tard, en plein cœur de la Bolivie, notre bus est ralenti par des barrages routiers. Le trajet s’apparente à une scène de film. A l’aube, nous traversons des petits villages composés d’habitations en briques rouges toutes semblables, la plupart sans toit. Des tas de pierres ont été amassés au milieu de la route pour empêcher le passage des véhicules. Derrière eux, des femmes sont debout, immobiles, tenant de jeunes enfants par la main. Les habitants exigent la sortie de prison du dirigeant des associations paysannes et indigènes de la région. Cela donne une idée des tensions entre eux et le gouvernement. Nous nous trouvons aussi parfois dans des situations délicates, coincées sur l’Isla del Sol (« île du Soleil »), au milieu du lac Titicaca, sans un sou pour payer le bateau du retour… Face aux difficultés, nous nous sentons parfois démunies. Pourtant, à chaque problème, une solution existe. Seule nouveauté : nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes pour la trouver. A dix mille kilomètres de nos familles et dans un lieu totalement inconnu, il est parfois difficile de garder sa sérénité. La dynamique de groupe permet de trouver des solutions ensemble, et de se reposer sur les autres lors d’une baisse de moral. Peu à peu, le fait d’arriver dans une ville sans savoir où l’on dort le soir même devient une habitude. Et tout est compensé par le bonheur de découvrir de nouvelles contrées. Nous sommes émerveillées par chaque lieu où nous nous rendons, nous tentons de capturer les informations et les sentiments éprouvés. L’enrichissement obtenu surpasse de très loin la mise à l’épreuve que représente le voyage. Un périple d’un mois ne suffit évidemment pas à faire de nous des routardes aguerries. Mais il nous a fait grandir, et c’est là l’essentiel. Il nous a prouvé que nous étions capables de compter sur nous-mêmes. Certains voyageront beaucoup plus que nous, d’autres ne voyageront jamais. Pour ma part, ce fut la meilleure expérience de ma vie jusqu’ici. Voyager en Amérique du Sud, où le moyen de transport principal est le bus, a changé

ma perception des distances. Pour jouer, nous avons eu l’idée de prendre notre plus long trajet (vingt-quatre heures de bus, environ mille six cent kilomètres) et de voir où cela nous aurait mené en Europe si nous étions parties de Paris. Réponse : quelque part en Biélorussie… J’ai appris que le voyage n’est pas une magie continuelle comme on nous le vend parfois sur Internet. Il vous force à prendre des décisions, à improviser et à vous adapter surtout. Chacun le vit d’une façon différente. Et pourtant, les jeunes voyageurs que j’ai rencontrés en Amérique Latine semblent presque tous s’accorder sur un point : ils voyageront plus souvent une fois rentrés dans leur pays. Je partage cette opinion. Et je vous conseille de faire de même : vous reviendrez à la maison le corps fatigué, les poches vides et le sac lourd… de fabuleux souvenirs. Une seule conclusion : İ Vale la pena !1

« J’ai appris que le voyage n’est pas une magie continuelle comme on nous le vend parfois sur Internet. Il vous force à prendre des décisions, à improviser et à vous adapter surtout. Chacun le vit d’une façon différente ».

1 « ça vaut la peine ! »

Crédits photo : Enaël Février Photo 1 : Salar (désert de sel) d’Uyuni, Bolivie Photo 2 : Plaza de Armas, Cuzco, Pérou Photo 3 : Salar (désert de sel) d’Uyuni, Bolivie Photo 4 : Montaña de siete colores (Montagne des sept couleurs), Pérou


OSEZ LE VOYAGE !

34 | 35

LUCIE LELAISANT, Bogotá, Colombie

RECETTE D’UN VOYAGE RÉUSSI EN COLOMBIE

- PRÉPARATION Faire un choix de destinations, en effet il y a tellement d’endroits à découvrir en Colombie et il y en a pour tous les goûts. Nature et paysages, villes et culture, histoire coloniale, farniente et cocotiers…

(ou stressant, au choix)

Planifier tout au dernier moment pour maintenir une part de mystère sur ce voyage : ne pas savoir ce que tu vas faire le lendemain ou le surlendemain peut être grisant.

Tenter d’établir des contacts avec les locaux qui sont toujours très ouverts et sympathiques. Le plus simple est de parler avec son voisin colombien durant les trajets de bus et par exemple finir par envoyer des messages vocaux en français à la famille du fameux voisin afin qu’ils ne comprennent rien et que celui-ci se marre. Acheter les billets de bus en retard, pour finir assise dans la cabine du chauffeur par manque de places. Finalement il vaut mieux éviter de partir à la période très touristique de Noël et du Nouvel An car tout est plein. Partir toute seule pour pouvoir rencontrer plein de gens super sympas/intéressants/amusants. S’attendre à parler plus anglais qu’espagnol si tu loges dans des auberges de jeunesse. ⁃Passer au préalable un mois à Bogotá pour pouvoir ensuite gambader comme un biquet pendant les randonnées grâce à l’apport de globules rouges dans ton sang dû à l’altitude de la capitale. ⁃Dormir en hamac por supuesto2 ! Se perdre dans le parc naturel Tayrona aux paysages caribéens pour se sentir comme une conquistador espagnole pataugeant dans une rivière en espérant qu’aucun crocodile ne te saute dessus. Aller au cinéma avec des Colombiens voir un film russe sous-titré espagnol sur la question de l’extrémisme chrétien. Bizarre mais intéressant. Aller se reposer dans les hauteurs de Minca après 2 semaines de visites/fêtes intensives et avant de retrouver l’agitation de Bogotá. Lucie Lelaisant, Medellín vue depuis le barrio de la Comuna 13

Ingrédients

Matériel/Ustensiles

- Pas de pression

- Un maillot de bain

- Trois louches de retard

- Un tube de crème solaire

- De la patience, proportionnelle

- Une bonbonne de produit anti-moustiques

au retard - Une once d’audace

- CUISSON Pas besoin de laisser reposer, il faut savoir profiter de chaque instant.⁃ Laisser mijoter au minimum deux semaines. Goûter tout au long de la cuisson afin de ne pas en perdre une miette.

- Plusieurs polaires, en fonction de ta

Déguster à point !

résistance au froid

- Un grain de folie

1 - ⁃Un kabic

- Éventuellement des amis

- ⁃Le sac extensible d’Hermione Granger

pour pouvoir ranger tout ça

1 un k-way 2 bien sûr

P.S. : Recette originale à tester absolument ! Bonne dégustation !


OSEZ LE VOYAGE !

36 | 37

ÊTRE JEUNE ET OSER PARTIR POUR Anaïs Leclère, Cañon del Altuel, Argentine – une destination qui fascine les Latino-Américains

BUENOS AIRES

L’Argentine est le pays qui compte le plus d’immigrants latino-américains. De plus en plus de jeunes viennent à Buenos Aires pour trouver de meilleures conditions de vie ou pour poursuivre leurs études. Damaris, Fatima, Alan et Abiam nous confient les raisons de leurs départs et leurs conditions de vie dans la capitale argentine.

AURORE MANCIP, Buenos Aires, Argentine

L’ARGENTINE, UN PAYS ATTRACTIF POUR LES JEUNES Ce n’est pas un hasard si l’Argentine est une destination populaire chez les étudiants. Tout d’abord, ici, l’éducation est gratuite. C’est pour cela que Fatima (28 ans) et Alan (23 ans) sont venus étudier à Buenos Aires. Ce dernier a décidé de partir de Quiqué, une ville au Nord du Chili, après avoir été chassé de son lycée pour avoir participé à un blocus d’un mois de son établissement contre la privatisation de l’éducation. « Je me suis dit : ce n’est pas possible qu’après tout ce que l'on a fait pour rendre l’éducation publique, rien n’ait changé » nous confie-t-il. Fatima, elle, voulait étudier la mode et n’avait pas les ressources pour le faire dans son pays natal, le Salvador. L’Argentine est aussi un pays facile d’accès. Les formalités administratives d’entrée restent plus simples que dans d’autres pays d’accueil. Damaris, jeune femme de 27 ans et originaire de l’Etat de Tachira, au Nord-Ouest du Vénézuela, explique : « Je suis partie en Irlande pour étudier, mais j’ai vite manqué d’argent. Je voulais rester en Europe, mais obtenir des papiers était très compliqué. Alors qu’en Argentine, c’est beaucoup plus facile ». « Moi, je suis né ici », renchérit Alan. « Donc j’ai juste eu mon inscription à l’école à faire et j’y suis allé ». Damaris, est aussi venue ici pour rechercher un meilleur niveau de vie, autre avantage du pays. « Je me suis rendu compte que le salaire du Venezuela ne suffisait même pas pour faire mes courses. Il y avait beaucoup de coupures de


OSEZ LE VOYAGE !

courant et, sans lumière, c’était très compliqué pour travailler » explique-t-elle. Elle a donc quitté le Venezuela il y a trois ans. Ce pays connaît depuis plus de cinq ans une crise économique entraînant des pénuries de marchandises, ce qui aggrave la situation politique et sociale.

De même, Alan déclare : « Au Chili, certaines personnes ont gardé une mentalité qui remonte à la dictature de Pinochet ». Son pays a connu une dictature de 1970 à 1986. « Ici, c’est moins le cas »…

MAIS UNE INTÉGRATION DIFFICILE…

Les étudiants parlent aussi de la nostalgie qu’ils éprouvent lorsqu’ils pensent à leur pays. Souvent, ce sont les paysages dans lesquels ils ont grandi qui leur manquent le plus. « Ma ville était située en bordure de l’océan. L’odeur de la mer, le sable, le soleil… tout ça me manque », confie Alan. Abiam, quant à lui, se souvient des moments passés avec ses amis : « On prenait nos vélos et on allait passer la soirée sur la plage. Ce sont de bons souvenirs ». Pourtant, aucun d’entre eux ne pense sérieusement repartir vers sa terre natale. Si Alan reste indécis car il « n’aime pas penser au futur », et souhaite d’abord se concentrer sur la fin de ses études, d’autres sont beaucoup plus catégoriques. C’est le cas de Fatima, qui, lorsqu’on l’interroge sur son envie de revenir, répond « Non ! » avec un grand sourire. « Je veux voyager, connaître d’autres cultures », ajoute-t-elle. Abiam renchérit : « Malgré ses défauts, j’aime ce pays. Je briserai le cœur de beaucoup de personnes si je repartais ». Le jeune homme a en effet décidé de rester à Buenos Aires pour vivre aux côtés de Belen, son épouse depuis maintenant un an. Damaris, quant à elle, reste très pessimiste à propos de la situation au Venezuela : « J’aimerais bien revenir, mais la situation dure depuis cinq ans et ne s’améliore pas ». « Je pense que ce que je connais de mon pays d’origine a complètement disparu », conclut-t-elle.

Tous ont pourtant eu du mal à s’adapter. Abiam (24 ans), se souvient de son départ du Panama : « se séparer de ma famille n’était pas facile. La majorité n’était pas d’accord. La seule qui me soutenait était ma maman ». A l’arrivée, le jeune homme, noir, a dû également faire face au racisme de certains Argentins : « Je savais que je ne pouvais pas aller chez les parents de certains de mes amis parce que ceux-ci ne m’auraient pas accepté chez eux ». Alan, lui, parle de la solitude qu’il a ressenti : « J’étais très dépendant des autres au Chili. Je n’aimais pas être seul. Ici, je n’avais pas le choix ». Qu’en est-t-il de la mentalité des habitants de Buenos Aires ? « Ici, les gens t’aiment, ou te détestent. Il n’y a pas de juste milieu », affirme Abiam. Malgré cela, tous ont réussi à s’intégrer et rendent compte de l’amabilité et de la chaleur des Argentins. « Les Argentins sont toujours prêts à t’aider. Je peux passer des heures à parler de mes problèmes à mon propriétaire et compter sur son soutien », explique Damaris, le sourire aux lèvres. Tous apprécient également l’ouverture d’esprit des habitants : Fatima affirme par exemple qu’il existe moins de tabous en Argentine qu’au Salvador, notamment sur la sexualité.

Daniel Beghi, Cerro Santa Lucia, Santiago, Chili – pays d’origine d’Alan

ET UN RETOUR INCERTAIN

Alice Busnel, Valle Sagrada (Vallée Sacrée), Cusco, Pérou – prochaine destination de Fatima


MON CORPS, MA BATAILLE

VALPARAÍSO

SE RACONTE AU FÉMININ

40 | 41

nus dans une pièce pleine d’artistes, d’amis, d’inconnus et d’autres femmes nues. Des artistes plus ou moins familiers t’examinent, le pinceau à la main, imaginent une œuvre et te la peignent sur le corps. Pendant plusieurs heures tu patientes, sentant le pinceau et les regards glisser sur ton corps. Une fois recouverte de peinture, tu deviens un objet d’art à contempler, on te prend en photo, on donne son avis. Tu l’as fait avec tes copines, tu en oublies la nudité, et tu sors comme ça dans la rue. Dans la rue où les gens sont habillés, où on te regarde rarement dans les yeux, tu reprends conscience que tu es tout de même seins nus en plein dimanche après-midi. Tu rejoins enfin le défilé, la musique te porte, tu ne fais plus attention à tous ces gens qui te regardent et te prennent en photo, et tu t’amuses. L’audace de ton geste t’apparaît une fois l’euphorie retombée, le lendemain en voyant les photos : ça ne t’était jamais venu à l’esprit qu’un jour tu te promènerais seins nus dans les rues à 11 000 km de chez toi, tu t’étais toujours dit que tu étais trop complexée, timide pour oser te mettre à moitié nue devant des inconnus. Et pourtant, portée par tes ami(e)s et l’effervescence de la ville, tu t’es jointe à toutes ces femmes de toutes les tailles, de toutes les morphologies, de toutes les origines pour célébrer la beauté du corps humain, sublimé par la peinture. L’audace c’est aussi rejeter toutes ces normes qui te disent que tu n’es pas assez ceci, trop cela, et seulement assumer ton corps parce qu’il est.

Léa Lecollinet, Valparaíso, Chili

C’est aussi à l’occasion des Mil Tambores que j’ai découvert la danza afro-peruana. Les danseurs mobilisent toutes les parties de leur corps pour accompagner le rythme des percussions. Le rythme est rapide, tribal et les danseurs paraissent en transe, comme en communion avec la musique et la terre. La première fois que j’ai vu des femmes danser ainsi, j’ai été hypnotisée, elles étaient toutes tellement belles. Elles l’étaient non pas parce qu’elles correspondaient aux critères de beauté imposés mais au contraire parce qu’elles paraissaient libres. Libres de s’épiler ou pas, d’avoir le corps recouvert de tatouages, de se trouver canon sans faire une taille 36… Ma grandmère aurait dit qu’elles n’étaient « pas très féminines », et pourtant je n’ai jamais vu des femmes aussi bien incarner la féminité libérée.

LÉA LECOLLINET, Valparaíso, Chili

Le Chili est un pays conservateur. L’avortement n’est par exemple autorisé que s’il y a danger pour la mère, si le fœtus n’est pas viable ou si la grossesse est issue d’un viol. Et cela depuis seulement quelques mois : il y a peu, tout type d’avortement était pénalisé. La place de la femme chilienne reste restreinte par le patriarcat ambiant, les hommes donnent leur avis sur l’apparence des femmes qu’ils croisent dans la rue et les Chiliennes sont mamans très jeunes1 . Valparaíso appelle néanmoins les femmes à l’audace. Ici, « les filles » se sentent libres, elles assument leur sexualité, leurs poils, leurs formes, sont tatouées, s’habillent comme il leur plaît, teignent leurs cheveux, portent des dreadlocks, dansent toute la nuit, dans la rue, dans les bars… À Valparaíso, elles sont audacieuses. Vivre au Chili au contact de toutes ces femmes permet d’entrevoir la multiplicité de l’identité féminine, elles sont toutes femmes selon leurs propres critères et rejettent les codes imposés. Les côtoyer, c’est se questionner sur son propre rapport au corps, à l’autre, c’est être invité(e) à rejeter la féminité dictée et à vivre, sans être encombré(e) par son corps ou le regard des autres. Si l’audace signifie violer les convenances, ces femmes sont des modèles d’audace et à leur contact, on se sent pousser des ailes. Valparaíso la belle, Valparaíso la rebelle : l’audace caractérise si bien la ville qu’elle accueille chaque année le festival des Mil Tambores 2. Pendant cinq jours, la ville vit au rythme des tambours, de la danse, de la joie alors que le gouvernement et la municipalité essayent chaque année de faire annuler l’évènement. Le dernier jour, un énorme carnaval est organisé, où défilent des orchestres, des danseurs et danseuses masqué(e)s, plumé(e)s, maquillé(e)s. Dans la catégorie « audace », le défilé est aussi l’occasion de tenter l’expérience des cuerpos pintados (body art). Après avoir dansé toute la nuit au rythme des tambours, la ville t’invite à te mettre pratiquement nue, te faire peindre le corps et sortir ainsi dans la rue. Ça ne se fait pas, se balader seins nus dans la rue. Et pourtant, à Valparaíso, tu oses. Après de longues tergiversations, tu te tiens donc seins

J’ai donc décidé d’apprendre à être libre comme elles, je me suis inscrite à un cours de danza afro-peruana et j’ai découvert un univers merveilleux, audacieux. Mes camarades sont des jeunes mamans qui viennent au cours avec leurs enfants, des étudiantes, des femmes qui gagnent leur vie en vendant des gâteaux dans la rue, qui se débrouillent avec des petits boulots… Néanmoins, quand elles se retrouvent et dansent, elles sont juste femmes, femmes libres, décomplexées, heureuses. Femmes audacieuses de prendre autant de plaisir dans le lâcher-prise quand le monde (patriarcal) leur demande tant d’être dans le contrôle, la maîtrise. Dans ce cours, je suis la seule à répondre aux critères de féminité imposés : j’ai de longs cheveux naturels, ma peau est vierge, je ne suis pas percée, je m’épile, je couvre mon corps, complexée par mes formes. Mes camarades, audacieuses, rejettent tous ces codes et vivent leur corps selon leurs propres critères, leurs propres envies. Les admirer, les trouver toutes si belles, c’est enfin comprendre que la beauté n’a que peu à voir avec la plastique, être belle c’est être libre. Et c’est audacieux d’admettre cela, quand le monde nous presse à penser le contraire. Être une femme à Valparaíso c’est être invitée à l’audace : l’audace de reprendre pleinement possession de son corps quand la société patriarcale en fait un objet public, disponible aux commentaires, soumis à des normes. L’audace de questionner et rejeter les complexes construits par ces normes. L’audace de se penser libre quand chaque jour nous rappelle le danger que représente le fait d’être une femme. 1 Environ 55% des jeunes Chiliennes disent avoir vécu avant leur 20 ans une grossesse non planifiée 2 Mille Tambours


MON CORPS, MA BATAILLE

42 | 43

MORGANE LÉON, Rio de Janeiro, Brésil

LES CARIOCAS ET LEUR CORPS

Quand on dit Brésil, on s’imagine tout de suite Rio de Janeiro et ses grandes plages parsemées de touristes et de Brésiliens en slip de bain et bikinis. Bien que cette image soit un énorme cliché, il faut bien s'avouer en arrivant ici que tout n'est pas totalement faux. N'importe quel gringo1 venant au Brésil aura remarqué les corps magnifiques défilant sur les plages, tels des mannequins. Il est vrai qu’il est plus logique de se préoccuper de son corps au Brésil qu'en Norvège, la plage occupant une place très importante dans les activités de tout Brésilien habitant près de la mer. Comme le climat s'y prête bien, les Cariocas2 en particulier adorent aller à la plage, que ce soit pour se détendre, passer du bon temps avec des amis ou sa moitié, aller surfer ou tout simplement perfectionner son bronzage. À Rio de Janeiro, les plages les plus populaires sont presque toutes dans la zone sud, constituant le poumon économique de l’agglomération où les touristes comme les locaux s'empressent de se prélasser au soleil des heures durant, voire des journées entières. Alors évidemment, quand la plage occupe une place aussi importante

dans la vie de chacun, il est compréhensible que cet endroit soit aussi un lieu de rencontre où l'apparence a son importance. TYPOLOGIE DES CODES ET USAGES DU VÊTEMENT DE BAIN Adieu culottes de maillots européennes, bonjour maillots échancrés, strings et sunga pour les hommes, ce qu'on appellerait par chez nous slips de piscine. C'est d'ailleurs au Brésil qu'est né le bikini dans les années 70, qui évoluera dans les années 80 en fio dental (fil dentaire en portugais), autrement dit en string, très répandu sur les plages. Attention, dans les premiers temps suivant l'achat d'un maillot brésilien, votre bronzage tendra plus davantage vers un rouge écrevisse à certains endroits de votre corps. Si les surfeurs garderont leur(s) short(s) souvent bien plus long(s) que ceux que l'on peut croiser sur les plages occidentales, n'importe quel autre Brésilien abordera le sunga, qui ne sera que plus extravagant pour les homosexuels. Pour les filles, les classes aisées garderont un maillot seulement échancré, laissant (bien) généralement les strings aux classes plus populaires.

Mais si le maillot est un objet de mode, le corps n'est que d'autant plus une manière d'affirmer son style et peu importe qu’on soit musclé, gros, maigre, blanc, noir, riche, métisse, pauvre, gringalet, on n’hésite pas à se montrer de manière complètement décomplexée sur les plages de Rio de Janeiro. Pourtant un corps bronzé et musclé sera largement favorisé dans les relations sociales comme au travail et ça les Cariocas l'ont bien compris ! MONTRE-MOI TON CORPS, JE TE DIRAI QUI TU ES Même si la population du Brésil est largement métisse, les concours de miss et les affiches favorisent, ici aussi, très largement les types européens : des femmes à la peau blanche, aux cheveux lisses et clairs... Pourtant, la majorité des filles ont des courbes plutôt bien prononcées, la peau mate, les cheveux noirs, les fesses cambrées et des cuisses généreuses qui se rapprochent plus de l'idéal populaire. Un paradoxe entre ce que dicte la norme sociale et la réalité. Pour les hommes, le style le plus recherché est une peau mate, cheveux noirs et lisses, plus costauds à l'allure un peu sauvage, pas trop sophistiqués mais sans être non plus négligés, bien au contraire. Les classes sociales populaires, souvent plus métissées ou noires, aux cheveux donc plus souvent bouclés, n'hésitent pas à investir de manière importante dans le fameux lissage brésilien. Cependant, les classes populaires ont tendance à accepter plus facilement les imperfections de leurs corps que dans les classes privilégiées où certains n'oseront pas descendre à la plage car ils ne correspondent pas forcément à ce modèle idéal. Encore plus prégnant qu'en Europe, ce culte du corps est omniprésent dans l'ensemble de la société, vendu dans les publicités, les affiches, mais aussi dans les séries télévisées, les novelas très regardées au Brésil. Ne parlons même pas des

magasins spécialisés dans la vente de gélules protéinées qui exhibent des publicités où le photoshop est pratiquement assumé. Paradoxalement, les Brésiliens sont très touchés par les problèmes d’obésité. Le manque de temps, une alimentation industrielle déséquilibrée toujours moins chère et une sédentarisation croissante font que presque 16% de la population est touchée par l'obésité, soit 13 millions de personnes. LA RECHERCHE DU CORPS IDÉAL, ÉLÉMENT DÉTERMINANT DU MODE DE VIE CARIOCA Mais la minceur ne fait pas tout, c’est avant tout la musculature qui compte. On ne compte plus les portiques de workout le long des plages, qui ne sont d'ailleurs pas là par hasard. Certes, c'est agréable de se muscler en bord de mer mais c'est aussi surtout l'endroit où tout le monde vous voit. L'objectif principal est d'avoir l'air musclé, peu importe si ce n'est que de la gonflette aidée par une prise de protéines quasi constante. Il est presque socialement impossible de faire l’impasse sur l’entretien physique et le culte d’un corps parfait : un Carioca sur deux fait du sport régulièrement, en salle et/ou en plein air. Il y a d'ailleurs plus de salles de sport que de pharmacies à Rio, les forfaits allant de 25 à 100 euros le mois et cela demeure, malgré la crise, un des premiers postes de dépense des ménages cariocas. Le Brésil se place actuellement à la tête du classement mondial des pays consommateurs de médicaments coupe-faim et est redescendu à la deuxième place depuis peu dans le nombre d’interventions en chirurgie purement plastique. Être beau, prendre soin de son corps, c'est aussi avoir un tatouage. Sans distinctions physiques ou sociales, tout le monde se doit d'avoir un tatouage le plus original possible, ce qui devient impossible au milieu d'une multitude de dessins. En observant ces corps de top models sur la plage, je me suis demandé pendant presque trois mois pourquoi certaines filles laissaient tomber leur haut de bikini pour le remplacer par du scotch d'électricien. On m’a alors expliqué qu’avoir des traces de bronzage très nettes était très à la mode. Et moi qui tentait d’en avoir le moins possible…

Ipanema, Rio de Janeiro

Si j’ai encore du mal à m’adapter à quelque effet de mode comme celui-ci ou si je passe encore pour une sainte nitouche au milieu de toutes ces fesses dénudées, il y a tout de même de bons côtés à prendre soin de son corps et on s’adapte très très vite au mode de vie plus que détendu des Cariocas. 1 Nom attribué par les Américains du Sud aux Nord-Américains 2 Habitants de Rio de Janeiro

Morgane Léon, Plage Ipanema, Rio de Janeiro


MON CORPS, MA BATAILLE

Alice Busnel, Ilha Grande

« MAIS SI LE MAILLOT EST UN OBJET DE MODE, LE CORPS N'EST QUE D'AUTANT PLUS UNE MANIÈRE D'AFFIRMER SON STYLE ET PEU IMPORTE QU’ON SOIT MUSCLÉ, GROS, MAIGRE, BLANC, NOIR, RICHE, MÉTISSE, PAUVRE, GRINGALET, ON N’HÉSITE PAS À SE MONTRER DE MANIÈRE COMPLÈTEMENT DÉCOMPLEXÉE SUR LES PLAGES DE RIO DE JANEIRO ».


HÉRITAGES EN MUTATION

46 | 47

BENJAMIN CHIRON, San José, Costa Rica

VACHE DE VILLE !

Le dimanche est sûrement LE jour de la semaine le plus agréable à vivre dans la capitale costaricienne. La circulation y est minime, éparse. C’est donc un moment fortuit pour se promener dans les rues de la ville. En ce dimanche 25 novembre 2017, la « journée-sacrée » l’est d’autant plus que s’y déroule le 21ème Défilé des Vachers, et donc qu’une bonne partie du centre-ville est fermée à la circulation. Depuis 1997, tous les derniers week-ends de novembre, la Seconde Avenue de San José est envahie par les vachers costariciens et leurs charrettes arc-en-ciel. La Entrada de Santos y Desfile de Boyeros1 est un évènement qui marque le début des fêtes de fin d’année, tout


HÉRITAGES EN MUTATION

48 | 49

en célébrant le savoir-faire et la tradition costaricienne des vachers, inscrite par l’UNESCO en 2005 au Patrimoine Oral et Immatériel de l’Humanité.

écologique. San José regorge d’associations, qui depuis le début des années 2010, s’engagent : lutte pour la réappropriation des espaces publics, développement de l’agriculture urbaine, protection des fleuves, promotion du vélo… Le spectre des thèmes abordés par les ONG est large, mais leurs discours ne résonnent malheureusement qu’aux oreilles d’une frange trop réduite de la population. Les différentes activités qu’elles organisent sont certes essentielles, mais ne s’adressent souvent qu’à un même public, un peu hipster, sans atteindre des quartiers périphériques qui devraient être les premières cibles de l’information et de la conscientisation. Peu approfondissent par exemple les enjeux techniques et juridiques moins sexy de la planification urbaine. L’engagement individuel dans des actions collectives est également compliqué à obtenir: démocratie stable mais déléguée, le Costa Rica possède l’indice de participation citoyenne le plus faible d’Amérique Latine.2

Troquer les voitures et la gazoline pour les charrettes et la bouse : trois heures de défilé au rythme des bovins, sur la plus grande avenue de la capitale... La scène, quand on y pense, regorge de sens. Il faut s’imaginer que ce n’est pas rien de voir cet immense boulevard, d’habitude bondé, libéré du chaos routier quotidien. C’est un choc positif et agréable. Cela permet de mesurer à quel point l’espace dédié au piéton est restreint et combien celui octroyé à la voiture est démesurément important. Au Costa Rica, cette automobile-reine censée améliorer les déplacements ronge les temps-libres. Comble de l’histoire : le cheptel des bovidés ne mettra pas beaucoup plus de temps pour parcourir les cinq kilomètres de l’artère, que monsieur-tout-le-monde, qui à 18h, rentre chez lui en voiture après sa journée de travail. À San José, une personne sur quatre passe plus de deux heures par jour dans les bouchons. Les touristes évitent San José comme la peste, le trafic automobile étant le principal repoussoir. En soixante ans, la population nationale a été multipliée par quatre. L’accroissement démographique et l’exode rural ont conduit à atteindre plus de quatre millions d’habitants, dont 60% vivent dans l’aire de la GAM (Grande Aire Métropolitaine) qui comprend San José, Alajuela, Heredia et Cartago. Un accroissement urbain qui n’a pas été correctement planifié : la ville n’a cessé et ne cesse de s’étendre, de se diffuser, accompagnée par une culture et une utilisation démesurée de la voiture individuelle. L’aire urbaine de la GAM a ainsi triplé en trente ans, sa densité par habitant étant la plus faible d’Amérique Latine. La facture en matière d’environnement et de qualité de vie est salée. La réalité urbaine est à mille lieux de l’image de « pays vert » que renvoie et promeut le Costa Rica à l’international. Vivre à San José n’est donc pas toujours une partie de plaisir. Le quotidien est fait de nuages de pollution pris en plein visage, de décibels littéralement hors-normes, de temps perdus dans les embouteillages, du sentiment d’insécurité. La pollution qu’elle soit matérielle, visuelle, sonore ou olfactive n’irrigue que trop de moments. Le principal point noir de l’urbanisme au Costa Rica est le manque d’actions quant à la planification urbaine et la mobilité. Les compétences sur ces sujets sont souvent insuffisantes, floues, s’entrecroisant et perdant en efficacité. Aucune institution locale ou nationale n’est chargée précisément de la mobilité. Sans parler des intérêts économiques privés et de la corruption qui minent l’efficacité des plans en vigueur. Beaucoup d’annonces et de conditionnels sont faits de la part du gouvernement ; des candidats promettent un métro en omettant qu’un tel projet est impossible à mettre en place en l’état actuel de la ville… La thématique de l’urbanisme prend des teintes parfois populistes, d’autant plus à la veille des élections présidentielles. Une situation générale qui fait patiner le combat des collectifs urbains en faveur de la transition

« Troquer les voitures et la gazoline pour les charrettes et la bouse : trois heures de défilé au rythme des bovins, sur la plus grande avenue de la capitale... La scène, quand on y pense, regorge de sens. Il faut s’imaginer que ce n’est pas rien de voir cet immense boulevard, d’habitude bondé, libéré du chaos routier quotidien ».

À bien y regarder, et contrairement aux fantasmagories projetées, tout n’est donc pas rose en termes de développement durable au Costa Rica, surtout quand on creuse un peu la problématique urbaine. Et c’est sans évoquer la question de la (non) gestion des déchets et des eaux usées… Les chiffres sont parfois un peu barbants, mais tellement parlants : si 95% de la production électrique est d’origine renouvelable, 60% de l’énergie totale utilisée dans le pays l’est pour le transport, donc consomme des combustibles fossiles. La flotte de véhicules privés a augmenté de plus de 7% en dix ans. Or, 44% des émissions de gaz à effet de serre sont liées au transport (dont 41% aux véhicules privés). Face à cette dépendance de l’automobile et à un transport public déficient, désarticulé et opéré par des bus en piètre état, il est clair que repenser la mobilité dans la GAM est un enjeu majeur pour le Costa Rica, surtout si le pays veut atteindre l’objectif annoncé d’être neutre en émissions de dioxyde de carbone d’ici à la fin du siècle.3 Revenons à nos vaches. Evènement coloré et multigénérationnel, symbole de l’identité paysanne costaricienne, le Défilé des Boyeros invite aussi à réfléchir sur la condition du citadin, spectateur d’un jour venu admiré un décorum paysan oublié. À l’occasion de la parade, les Josefinos3 regardent passer les familles vachères des quatre coins du pays. Deux mondes, deux réalités qui vont se croiser le temps d’une matinée. Les sabots claquent sur l’asphalte, les mains se tendent pour caresser les monstres de chairs et de cornes qui passent à quelques centimètres du public. Oublié le Black Friday de l’avantveille. Opportunité pour toucher du doigt un peu d’authenticité. Au-delà de l’exemple de San José, l’enjeu préoccupant est sûrement celui du mode de vie qui est corrélé à la ville. En plus de rendre souvent infernal le quotidien, la ville se déconnecte de son alter-ego rural et de ses apports pourtant essentiels. De façon générale, l’urbain est relativement hermétique à ce que le monde rural apporte à l’Homme. Pouvoir être en contact avec la nature, ne serait-ce que pour la contempler et la comprendre. La vitesse du monde vivant est très en-dessous de celle qu’impose l’urbanité. Une fracture profonde qui se ressent fortement au Costa Rica (la campagne n’étant pourtant qu’à quelques

centaines de mètres à vol d’oiseau de San José). Un élément préoccupant de cette dichotomie est par exemple la question de l’alimentation. Ou comment le citadin « hors-sol »5, pris dans un quotidien toujours plus rapide, déconnecté du lien à la terre, s’engouffre dans des pratiques de malbouffe. À San José, le nombre de fast-food et de publicités qui les accompagnent est assez effrayant. Trop de villes n’ont que trop peu d’espaces verts, de zones de production alimentaire et d’accès aux aliments biologiques ; trop de milieux ruraux n’ont que trop peu d’infrastructures permettant l’accès aux soins ou à la culture. Une dichotomie radicale de la ville et du rural - tant sur le plan de l’organisation et de la distribution de l’espace que sur les mentalités et les modes de vie - qui n’est finalement bénéfique pour personne. Pour filer dans la métaphore urbano-rurale, cet article peut paraître un poil peau-de-vache avec San José et le Costa Rica. Mais c’est cela aussi la réalité du pays. Les gens ne vivent pas dans les forêts. Pour presque deux-tiers de la population, loin des plages paradisiaques et des somptueuses aires protégées, la qualité de vie du quotidien n’est pas optimale, et ce n’est pas rien de le dire. Ville : la détester et la fuir ou savoir la regarder et l’apprécier pour mieux la transformer ? Un avocat du droit urbain dont j’ai recueilli le témoignage6 estime que malgré les potentialités nationales, les dix prochaines années au Costa Rica seront assez chaotiques et que le pays devrait perdre en crédibilité à l’international sur son image de pays vert. Notamment quand il devra présenter en 2023 les premiers résultats obtenus depuis la signature de la COP21. La description de San José est une réalité que l’on retrouve dans d’autres milieux urbains en Amérique centrale et dans le monde. Il paraît nécessaire de repenser fondamentalement le modèle de la ville dans de nombreux endroits du globe. Entre utopie et idéal, un but à atteindre, que l’ONU a défini comme Objectif de Développement Durable n°11 : « faire en sorte que les villes et les établissements humains soient ouverts à tous, sûrs, résilients et durables ». 1

L'entrée des saints et le défilé des vachers Le taux d’abstention aux élections présidentielles de 2014 était de 31.8%. Le manque de participation se reflète surtout dans le faible engagement au sein d’associations (politiques, sportives, récréatives…) 3 Le bilan carbone émission/absorption doit être nul. Cet objectif avait initialement été fixé en 2007 pour 2021. Le gouvernement l’a reporté (durant la COP21 en 2015) pour 2085. 4 Le gentilé espagnol des habitants de San José est « Josefinos » 5 Expression du paysan-philosophe Pierre RHABI 6 Sur plus de 20 000 avocats que compte le Costa Rica, il est l’un des seuls à travailler sur la thématique urbaine 2

Crédits photo : Benjamin Chiron, San José, Costa Rica


HÉRITAGES EN MUTATION

50 | 51

LUCAS LE ROUX, Hanoï, Vietnam

LES FIANÇAILLES VIETNAMIENNES

Au Vietnam, et en particulier à Hanoï, la capitale, les mariages fleurissent à tous les coins de rue. Quelques mois après mon arrivée, j’ai voulu en savoir plus sur leur déroulement dans mon pays d’accueil.

on ne s’y attend pas), Trân Hai Đang prend quelques instants pour remettre l'événement du jour dans son contexte et me résumer succinctement le déroulement d’un mariage traditionnel vietnamien.

Avant de commencer, une première précision me semble importante. Les traditions liées au mariage sont aujourd’hui plus ou moins respectées par chaque famille. Les rituels peuvent donc varier selon les mariages, et évoluer avec le temps. J’ai conscience que la cérémonie, à laquelle j’ai assisté et dont je vais vous parler, aurait pu être très différente si elle avait été celle d’un couple saïgonnais, d’origine sociale plus modeste, ou encore celle d’un couple issu d’une minorité ethnique du pays.

LES DIFFÉRENTES ÉTAPES DU MARIAGE VIETNAMIEN

Quand on explore le Vietnam à moto, surtout en plein cœur de l’automne - saison propice aux mariages en raison du climat favorable -, il est fréquent, même en campagne, d'apercevoir le long de la route un mariage en train d’être célébré autour d’un repas copieux et "quelque peu" alcoolisé. L’évènement se déroule la plupart du temps sous un stand extérieur joliment décoré pour l’occasion, et en présence d’un nombre extrêmement élevé d’invités.

Arrive, quelques jours plus tard, la fameuse cérémonie des fiançailles, destinée principalement à annoncer la nouvelle du mariage aux ancêtres et recevoir leurs avals. Cette étape est souvent d’une plus grande importance que la célébration du mariage elle-même.

Pour un étranger curieux de découvrir ce qu’est la célébration du mariage (et non pas le mariage en soi !), il est assez simple de jouer les invités de dernière minute en se montrant curieux et un minimum avenant. En effet, la réputation de l’hospitalité vietnamienne n’est plus à faire, en particulier vis-à-vis des étrangers. Au Vietnam, le mariage est une étape importante de la vie et reste largement populaire. Un collègue m’explique que le poids des traditions est encore très lourd tout au long du cérémonial qui entoure le mariage, et ce même si les mœurs se sont largement libérées, surtout chez la jeune génération. En me renseignant sur le sujet, j’apprends que le mariage se déroule en plusieurs étapes comportant chacune son lot de rituels. L’une d’entre-elles, la cérémonie dite "des fiançailles", (un ami vietnamien m’a tout de suite mis en garde de ne pas faire d’analogie avec les fiançailles françaises, qui se limitent pour un couple à la déclaration d’intention de se marier !) est, me dit- on, extrêmement marquée symboliquement. Problème : contrairement à l’immense fête organisée pour célébrer le mariage, il n’est pas chose facile d’assister à une cérémonie de "fiançailles" sans y avoir été invité à l’avance. D’abord parce que l'événement a lieu en privé dans l’intimité du domicile familial des deux futurs époux, mais surtout parce qu’il est vraiment réservé à la famille et à quelques amis proches. Je réussis finalement à me faire gentiment inviter par Trân Hai Đang, 26 ans, le copain d’un collègue de travail, qui s’apprête à épouser Đoàn Hà Linh, une jeune vietnamienne du même âge. L’après-midi de la cérémonie, je me rends au domicile familial du futur marié, situé en plein cœur du Vieux quartier de Hanoï. Avec un très bon français (qui déstabilise toujours un peu quand

Celui-ci a lieu en quatre étapes distinctes, sur autant de jours différents. En premier lieu, le futur marié doit, accompagné de ses parents, se rendre au domicile de sa future femme demander symboliquement l’autorisation à ses futurs beauxparents de se mettre en couple avec leur fille (ce qui à l’époque correspondait de fait à une demande en mariage).

C’est lors de la troisième étape que le mariage est officiellement acté : peu de temps après les fiançailles, le futur époux, toujours entouré de ses parents, se rend de nouveau au domicile de sa future femme pour recevoir l’autorisation officielle d’épouser leur fille. La coutume veut alors que le mari ramène son épouse dans sa maison familiale, où elle est amenée à vivre par la suite (même si dans les faits, cette tradition est de moins en moins respectée). Enfin, on m’explique que ce n’est que pour célébrer ce mariage qu’un grand banquet est organisé en présence d’un nombre d’invités extrêmement important. Près de mille personnes peuvent y être présentes, et il n’est pas rare que les mariés ne connaissent pas, ou que très peu, bon nombre de leurs invités. Trân Hai Đang conclut cette petite présentation générale sur le fait que le cérémonial compte moins pour les Vietnamiens de sa génération que pour celle de leurs parents, même s’il ne voit personnellement aucun inconvénient à perpétuer les traditions. Mais assez d’explications, la cérémonie des fiançailles doit commencer. Tout le monde se met en place pour débuter l’après-midi...

LES FIANÇAILLES, UNE CÉRÉMONIE MARQUÉE PAR LA TRADITION La cérémonie du jour débute en présence de l’entourage de Trân Hai Đang. Une fois dans son appartement, j’aperçois immédiatement des paniers recouverts de draps rouges placés au fond de la salle, dans lesquels sont disposées diverses offrandes. J’en compte neuf au total, et j’apprends que cela a son importance : il est indispensable pour la famille du futur marié d’offrir un nombre impair d’offrandes (en règle générale, on en offre donc cinq, sept, ou neuf selon les moyens financiers et le rang de la famille). J’arrive à reconnaître du riz gluant, de l’alcool, des cigarettes, des noix d’arec et des feuilles de bétel.


HÉRITAGES EN MUTATION

Ces offrandes doivent être transportées jusqu’au domicile de la future mariée. Pour ce faire, neuf jeunes hommes, vêtus d’un magnifique áo dài (tenue traditionnelle vietnamienne) bleu et blanc, ont chacun la tâche de porter un panier rempli d’offrandes (pouvant peser jusqu’à dix kg !), jusqu’au domicile familial de la future mariée. Les huit kilomètres qui séparent les deux maisons familiales se feront pour eux en xích lô (vélo-taxi), sur lesquels on a pris soin de coller le symbole traditionnel vietnamien de l’amour sous forme d’autocollant. En arrivant chez Đoàn Hà Linh, toute sa famille et plusieurs amis proches nous attendent. Neuf jeunes filles, vêtues d’un áo dài de couleur rose cette fois, sont chargées de recevoir les offrandes et de les disposer sur un meuble au fond de la salle à manger de l’appartement. Je me rends alors compte qu’une personne manque à l’appel : la future mariée elle-même. On m’explique qu’elle doit rester dans la chambre pour l’instant. Le petit appartement est plein comme un œuf (même si seulement les deux familles et quelques amis proches sont présents, ça fait du monde !) à tel point que l’on peine à y circuler. Les deux familles proches des futurs mariés s’installent à table face à face et entament alors une discussion d’usage qui se prolonge quelques instants. S’ensuivent les prises de parole de chaque parent ainsi que d’un représentant issu de chacune des deux familles (souvent choisi pour son prestige). Après quelques minutes, la mère du futur marié fait étrangement semblant de prendre des nouvelles de sa future belle-fille auprès de sa bellefamille. C’est le signal. Trân Hai Đang est enfin autorisé à aller chercher sa future femme, restée jusque-là cachée dans

38 | 39

sa chambre. Celle-ci entre alors dans la pièce principale, vêtue d’un somptueux áo dài rouge. La tradition veut qu’elle serve le thé aux invités, mais gare aux maladresses dans le service, qui pourrait porter malheur aux futurs mariés !

CLÉMENT LE MERLUS, Auckland, Nouvelle-Zélande

WHAKAHĪ ME WHAKAPĀPAKU

Dans l’agitation générale qui suit l’apparition de la mariée dans la pièce, j’observe les offrandes être de nouveau transportées dans une salle annexe, sur l’autel des ancêtres. On m’explique que le moment qui arrive est le plus important de la cérémonie. La famille de la future mariée annonce symboliquement la nouvelle du mariage qui arrive aux aïeux. Le culte des ancêtres a une importance considérable pour les Vietnamiens (toutes les familles possèdent un autel des ancêtres, décoré de portraits et d’offrandes, à travers lesquels elles entretiennent le souvenir de leurs morts). Tout cela s’effectue dans l’intimité d’une petite salle à l’écart, à l’abri des regards.

Fierté et Humilité - en māori -

C’est sur cet épisode que le rituel des fiançailles prend fin. Les familles s’installent alors de nouveau pour discuter, de manière plus informelle cette fois. Les amis du futur couple prennent plusieurs photos souvenirs de l’après-midi, puis quittent rapidement les lieux pour rejoindre leur lieu de travail ou leur foyer respectif. La célébration du mariage est prévue pour le week-end suivant, dans une grande villa au bord du lac de l’Ouest louée pour l’occasion. Trân Hai Đang m’explique que la soirée se déroulera beaucoup plus à l’occidentale. Lucas Le Roux, Vieux Quartier, Hanoï, Vietnam

Clément Le Merlus, Volcan Rangitoto


HÉRITAGES EN MUTATION

54 | 55

1 pour 30 000. C’est l’exceptionnel ratio de volcan par habitant que présente Auckland, la capitale économique de la Nouvelle-Zélande. Cette pépinière magmatique compte parmi les plus jeunes au monde. Le dernier volcan de la ville (Rangitoto) était toujours en activité lors de l’arrivée des Māoris, il y a 800 ans. Jusqu’à l’arrivée de ce peuple polynésien originaire d’Asie du Sud-Est, la Nouvelle-Zélande avait été préservée de toute présence humaine. L’éloignement de ses deux îles principales expliquait déjà le caractère unique de la faune et la flore qu’elle abrite. Aujourd’hui, cet isolement forge la singulière fierté des Néo-Zélandais d’être Kiwi1.

La Silver Fern – « fougère argentée » – plante endémique d’Aotearoa, symbolise cette fierté. Elle se glisse n’importe où, sur les vêtements, dans l’urbanisme et les discours. C’est une référence à la singularité du pays, elle concentre un prestige inestimable aux yeux des Kiwis. Les Jeux Olympiques d’hiver et Jeux du Commonwealth de cette année 2018 ont ainsi été rythmés par le #EarnTheFern2. Les athlètes arborant la fougère sur la scène internationale doivent se montrer à la hauteur de cet honneur. Pour ce pays géographiquement écarté et démographiquement petit, le sport est l’une des rares occasions d’exalter l’orgueil national en défiant le reste du monde.

À l’image de la fraîcheur de sa nature, la société néo-zélandaise est d’abord marquée par sa jeunesse. Les différentes vagues d’immigration de ces deux derniers siècles ont vu les Européens puis les Asiatiques rejoindre les Māoris sur Aotearoa - « Pays du long nuage blanc » en māori devenu Nouvelle-Zélande sous le rouleau compresseur colonial. On peut aujourd’hui peindre la société néo-zélandaise en trois grands coups de pinceau : le premier correspond à une population blanche et européenne (trois quarts de la population), le deuxième symbolise les peuples du Pacifique incluant les Māoris (22%) et le troisième est asiatique et majoritairement chinois (13 %).

Finalement, un autre collègue m’explique que, selon lui, « appartenir à cette nation d’immigration, c’est avoir le sentiment d’appartenir à une société en perpétuel changement. Ma vision de la société néozélandaise est différente de celle de mes parents et sera différente de celle qu’auront mes enfants ». D’après lui, cette société multiculturelle se distingue par sa continuelle humilité, léguée par les Māoris.

La Nouvelle-Zélande est fortement multiculturelle et il est pratiquement impossible de répondre à la question « Qu’est-ce qu’un Kiwi ? ». Mis à part sa propension à la nudité podale, il semblerait que le Kiwi se définisse avant tout par sa fierté. Celle de sa nature unique et préservée. Celle de ses athlètes performants. La fierté aussi de son héritage māori. Une collègue typée européenne raconte que « si tous les Néo-Zélandais ne sont pas māoris, tous s’approprient ce passé tribal ». Ce sentiment d’appartenance a sans doute à voir avec la restitution aux Māoris des terres confisquées par les colons, entreprise depuis des décennies. Cela fait de la Nouvelle-Zélande l’un des rares pays à avoir globalement réussi l’intégration de son peuple natif, en dépit d’inégalités sociales encore flagrantes aujourd’hui. À l’école, la transmission de cet héritage passe par un apprentissage du māori en constant progrès. Tout néo-zélandais est désormais capable a minima de prononcer correctement le nom māori des villes ou de chanter la première moitié māorie de l’hymne national, ensuite répétée en anglais.

Paradoxalement, la société néo-zélandaise ne cesse de changer de visage mais reste extrêmement fière d’elle-même. Pourtant, lors des référendums de 2015 et 2016 portant sur le drapeau national, le remplacement de l’Union Jack par la Silver Fern n’a pas reçu la majorité des scrutins. L’occasion ratée d’acter la singularité kiwi overseas – entendez par là reste du monde – car non, le néozélandais n’est pas un cousin britannique aux airs de colon. 1 Surnom donné aux Néo-Zélandais en référence au célèbre oiseau – qui ne vole plus, et que l’on trouve seulement en Nouvelle-Zélande. Les habitants du pays aiment s’appeler kiwis pour nourrir leur fierté en rappelant leur singularité. 2 Peut être traduit par ‘’gagner, mériter la fougère‘’. La fougère étant l’allégorie de l’excellence néo-zélandaise, on lui fait honneur à travers tout ce qui participe à la fierté du pays : une victoire, un record personnel ou un comportement exemplaire. Vêtir la fougère c’est s’inscrire dans un long héritage et représenter son entourage, sa famille, sa nation.

Clément Le Merlus, La « fougère argentée »


HÉRITAGES EN MUTATION

SÉBASTIEN BIHAN, Tuléar, Madagascar

L’ARBRUISSEAU ET LE DÉSERT D’ESPOIR Depuis 7h20 ce matin, le 4x4 bat la poussière. Les rives de la Mangoky, plus long fleuve malgache, ont cédé la place aux plaines. Plaines brûlées, plaines-brasiers. Plaines ? Vides. Éteintes parce qu’enflammées. Embrasées par les mains que nous allons serrer. Souvent, les cendres de la brousse sont le terreau des jeunes pousses - les zébus en feront une ventrée. D’autres fois, le feu, c’est pour le maïs. Lui aussi aime bien être sur brûlis. Lui aussi a fait tomber les arbres et épuisé les sols. Le 4x4 s’arrête. On est arrivé dans le fokontany (rassemblement de villages) de Beronono, bordure Est du massif du Makay - ce géant de grès, de quartz, de biodiversité, en passe de devenir une aire protégée. « Ce massif, ces forêts sont votre richesse, protégez-les, protégeons-les » Le message de la réunion qui suit est simple. Les hommes, rassemblés sous un grand arbre, approuvent, disent à leur tour qu’il ne faut pas brûler et repartent. Comme souvent, personne n’a voulu exprimer son désaccord, assumer ses actes, les justifier - le fihavanana, idéal d’harmonie sociale des sociétés malgaches, joue son rôle à plein, et masque les tensions. Le lendemain les feux, eux, masqueront le ciel de la fumée de nos discours. Et cette fumée ne donnera de pluie. Les sept années de travail occasionnel de l’association Naturevolution avec le village de Beronono n’ont presque rien fait naître. Pas plus que la pépinière n’a fait pousser d’arbres - ceux qui devaient la gérer l’ayant oubliée. On y est retourné, encore. Les messages sont passés et les doutes sont restés. Mais il faut repartir. Alors on laisse derrière nous un village déboussolé. Ce matin, l’unique pièce de l’école construite par l’association est restée vide. C’était le jour de la rentrée. Mais les enseignants ont préféré le vert de leurs rizières au noir du tableau. Les enfants n’auront qu’à apprendre à lire avec leurs parents illettrés. Assis à l’arrière, je pense à ce vieil homme qui, après la réunion, est resté assis. L’ombre du grand arbre apaisait peut-être celle de sa vie. Mais surtout, rien ne l’appelait : il y a plus de 20 ans, il s’était fait voler tous ses zébus. Ce vieil homme ne laissera à son fils que l’opportunité, à défaut d’être le gardien de son troupeau, d’être le voleur de celui de son voisin.

« Je remercie beaucoup Aurélie Calmet (Auka) pour ce dessin, simple et beau, d’une petite fille des berges de la Mangoky. Je remercie aussi cette petite fille qui nous regarde. Je lis dans son regard, qui sans doute ne dit rien, une induction à l’humilité face à ce peuple en souffrance qui m’a nourri et accueilli, moi qui n'ai fait que passer ». Aurélie Calmet, Auka

Voleur-volé, facteur d’érosion qui voit ses rizières ensablées… Malheurs de la brousse. Mais n’est-ce pas en partie par leur faute, eux, qui n’entretiennent pas leur école, qui n’éduquent pas leurs enfants, qui ne pensent pas à l’après-aujourd’hui ? Devant ces feux qui brillent la nuit et noircissent le jour, devant ces réunions qu’on oublie et ces mots qu’on ignore, l’incompréhension a vite fait, oui, de virer au mépris. Madagascar, avec sa faune et sa flore endémique, est l’un de ces hotspots de biodiversité que l’on voudrait sauver. Alors les petites ONG s’y essayent. Les gros bailleurs aussi. Mais, dédaignant la nécessité de la présence sur place, de la patience et de la crasse, comptant seulement sur ses bonnes idées ou ses gros sous, l’aide internationale se contente parfois de rester sous le vent calme des climatiseurs. Les pales qui tournent au-dessus des têtes blondes sont déjà l’annonce de mauvais présages. Ainsi artificialisés, les hommes pâles, qui auraient mieux faits d’être burinés, n’entendent pas le dernier souffle de leurs projets en train de capoter. Alors quand vient l’échec, ils tombent de haut. Et à Madagascar, ce cimetière de projets, ils ne laissent qu’une tombe. Nous aussi, dans notre 4x4, il nous est arrivé de fuir. A Beroroha, point d’entrée Sud du massif, devant la tentative de racket d’une députée-bandit, à Mondronarivo, plus au Nord, devant des gendarmes qui n’en avaient pas l’air. Mais au-delà des coups de fusils au ciel, ou des maires ivres à la dérive, c’était la population, ces gens aux bras ballants, désarmés d’espoirs, que je fuyais. Alors, oui, on devait s’arrêter dans les villages, parler aux habitants, faire des projections, mais non, on fonçait à travers la brousse, on fonçait sur la piste qui, au loin, nous ferait retrouver l’asphalte des villes, à nous, fous de naïveté. Là-bas, pas moins de misère, pas plus de sécurité, mais là-bas, plus de missions, plus de gens à qui l’on dit de protéger les arbres tout en sachant qu’ils veulent avant tout protéger leurs enfants. Tout cela serait loin. Notre fuite rurale était un exode moral. Le mien était exode tout court, celui d’une expérience trop courte. Mission pour aider les villages malgaches isolés, ou pour profiter de leur authenticité à peine altérée ? Dévouement aux plus pauvres, ou carrière enrichie d’une expérience de vie ? Moi, pas plus que d’autres, je ne saurais passer ma vie à alimenter de ma sueur poussiéreuse une rigole d’espoir peureuse. Je remets un rapport, j’en suis fier, j’aurais passé tant d’heures à parler avec eux pour mieux les comprendre, à les comprendre pour mieux leur parler... Mais comme les autres, je ne suis que de passage. Le passage ne construit rien. Pour penser durablement, il faut durer. Et durer dans la dureté, ce n’est pas donné à tout le monde. Pourtant, certains reviennent toujours, encore, et s’arriment à ces villages de brousse, terrains vagues, déserts du grand large, où les barques ne manquent pas de couler. Mon maître de stage fait partie de ceux-là. Il a un cœur malgache. Madagascar est sa vie. Il continue son travail acharné parce qu’il accepte de prendre le temps, de comprendre leur temps, de s’asseoir sur une natte à l’ombre d’une case, d’attendre, de parler, de tisser des liens, de revenir, que rien n’ait changé, et de recommencer. A Tsivoko, village-oiseau quand les autres ont les ailes coupées, il est maintenant accueilli comme un frère. Les arbres y tombent moins qu’ailleurs, la volonté de s’en sortir et l’espoir y sont plus présents. Il les a compris, il peut se faire comprendre. Devant lui, et les Malgaches qui le suivront, qui sauront s’investir dans cette aventure, pour les arbres, pour Madagascar, pour la vie, je m’incline bien bas. Je m’incline car cette proposition de continuer l’aventure, je la décline. Je m’incline car plus qu’au plus grand des arbres de la plus belle des forêts, mon estime, coupable d’en être incapable, va à l’arbruisseau, qui pousse, qui coule, et à ceux qui en sont la source, qui ouvrent le sol et posent la graine, dans les déserts d’espoir.


HÉRITAGES EN MUTATION

58| 59

SOLÈNE TOUCHARD, Loughborough, Royaume-Uni

LE BREXIT

Solène Touchard, Mathematical Bridge, Cambridge

RÉSULTAT DE SPÉCIFICITÉS CULTURELLES ?


HÉRITAGES EN MUTATION

L’Angleterre, proche mais différente, pas mal pour un semestre? Voilà l’idée que j’avais avant de partir, fin septembre 2017, à Loughborough, ville située dans les Midlands, c’est-à-dire en plein centre du pays. Je me souviens encore de mon professeur d’anglais disant « Loughboquoi ? Où se situe cette ville ? […] oh right in the middle of nowhere1 ! Eh bien tu y apprendras le vrai anglais British2 au moins ». Maintenant que vous avez plus ou moins le contexte et mon cadre Erasmus, voici le récit d’un semestre plein de surprises et enrichissant culturellement. Tout Français (ou presque) le sait : les Britanniques ne font rien comme nous autres, vivant de l’autre côté de la Manche ! Loin de moi l’idée de vous faire un article ne faisant que lister les différences auxquelles j’ai pu me confronter, puisque oui, on ne le répètera jamais assez (et non, ce ne sont pas que des clichés) : ils conduisent à gauche ; mangent des beans, bacon et sausages3 au petit déjeuner ; téléphonent dans des cabines rouges ; prennent des cab et non des taxis ; ont cinq sortes de cuillères pour leur repas (teaspoon, tablespoon, coffeespoon, soupspoon et dessertspoon4 ! Oui, en Angleterre il y a une cuillère en fonction de ce que l’on consomme et attention à ne pas mélanger !!) ; ils ont gardé leur livre sterling mais sont dans l’Union européenne, quoique… en fait non, plus maintenant ! Plus depuis juin 2016 … ou alors si ? Jusqu’en mars 2019 ? Ici personne ne sait trop en réalité… Le BREXIT est un sujet qui a marqué mon semestre, que ce soit dans les médias, dans la rue ou même au pub (où les dessous de verre sont parfois très partisans). Cet évènement stresse, interroge, inquiète parfois les Anglais, qui ont tous un avis à faire entendre et sont curieux de savoir s’ils seraient les seuls à vouloir « se défaire de la bureaucratie de Bruxelles ». Ainsi, au fil de mes rencontres à Loughborough et plus largement en Angleterre, on m’a plusieurs fois demandé ce que je pensais de l’Union européenne, du Brexit et de la situation anglaise. Ce semestre maintenant terminé, je pourrais dire que je comprends tout à fait le résultat du référendum, et qu’il existe selon moi une « spécificité anglaise » ayant mené à ce résultat. L’Angleterre, que je connaissais déjà pour y avoir séjourné en tant que touriste, n’est pas la même lorsque l’on décide de s’y établir et de poser ses valises pour plus de deux mois. J’ai découvert un mode de vie et de pensée spécial et un attachement à des valeurs différentes qui m’ont plusieurs fois fait penser aux clichés que l’on a des États-Unis. Habitudes alimentaires pas des plus saines (snacks5 en quantité non modérée, sandwiches le midi, énormes plats pour le dinner 6), campus démesurément grands (avec navette pour relier les deux extrémités), culte du sport, multiples salles de musculation et gym mais également désir de souveraineté, de grandeur, de retour à la puissance impériale du XIXème siècle, sentiment de supériorité face aux autres pays européens (menant parfois à des difficultés de localiser les pays sur la carte : « non je vous assure, la Suède n’est

60 | 61

pas à côté de l’Allemagne et l’Italie n’est pas une région de la Suisse! »). L’Angleterre est géographiquement européenne mais profondément américanisée, culturellement et mentalement, à moins que finalement ce ne soit l’inverse et que les États-Unis soient anglicisés ? Quoiqu’il en soit, le Brexit comporte diverses explications, mais celle qui m’a semblé la plus évidente durant ce séjour est celle des différences culturelles. Loughborough, une ville de petite taille, connue seulement pour son immense campus et sa fac « UK top 10 » formant sportifs de haut niveau et ingénieurs, pourrait sembler être une ville progressiste et ouverte. Vous pouvez donc imaginer ma réaction lorsque l’on m’a annoncé que 54% de la population avait voté en faveur du Brexit. Je suis restée bouche-bée. Effectivement, très souvent il a été dit dans les études sociologiques post-résultat que les jeunes auraient majoritairement voté pour le remain7, pour les deux tiers ayant pris part au vote, puisqu’en Angleterre aussi, le déficit démocratique se fait sentir… Pourquoi donc Loughborough, ville étudiante, a-t-elle voté pour quitter l’Union européenne ? Et pourquoi sa voisine Leicester, ville à 30 minutes de route seulement, a-t-elle voté à 51,1% pour rester dans l’Union ? L’université de Loughborough regroupe des étudiants sélectionnés dans tout le Royaume-Uni et même en Irlande, venant donc d’horizons et régions différents, ils ont tous leur propre opinion politique même s’ils ne l’exposent pas aisément. Des espaces de débats sont tout de même créés et les enseignants essayent de recueillir les opinions des étudiants au cours de séances de questions. En octobre, les professeurs ont, pour beaucoup, décidé de changer leur programme pour y ajouter une séance dédiée au Brexit ou orienter leur cours autour de ce phénomène, afin de donner plus d’explications et d’espace pour en discuter. Ce qui m’a étonnée est le fait que la plupart ont évoqué le Brexit en faisant référence aux mouvements eurosceptiques mais surtout à la grandeur de l’impérialisme britannique et l’importance du Royaume-Uni sur la scène internationale au

XIXème et au début XXème siècle. J’ai pu comprendre que cet épisode de leur histoire est primordial pour les Britanniques, qu’ils aiment y faire référence et portent ces valeurs tel un idéal perdu. Leur souveraineté, l’importance de leur monarchie, leur conservatisme sont des raisons qui ont poussé nombre de Britanniques à voter pour sortir de l’Union européenne. Un étudiant en politique et relations internationales de Manchester a d’ailleurs essayé de me convaincre que l’Union européenne était contraignante car elle imposait des normes, faisait perdre de son pouvoir à la reine et diminuait les rentes de sa région d’origine. L’économie britannique, d’après cet étudiant, souffre à cause de l’Union européenne qui empêche

l’Angleterre d’être dominante sur la scène internationale comme elle l’était par le passé. Sortir de l’Union européenne permettra, selon lui, de retrouver la grandeur, la richesse et le rayonnement international. Cependant, cet avis a vite trouvé son contraire au sein de mon cours d’espagnol, où deux étudiantes en géographie et business international venant du sud du pays ont expliqué voir dans le Brexit une catastrophe imminente qui allait limiter leur liberté de circulation et leurs perspectives professionnelles. Enfin, ce qui m’a également étonnée au cours de ce séjour, et que je pense bon de noter, a été l’absence de drapeau européen dans les grandes villes telles que Londres, Édimbourg ou Leeds. Les seuls que j’ai eu l’occasion d’apercevoir furent ceux des manifestants proEurope place du marché un samedi de novembre à Cambridge… Ainsi, une dualité d’opinions existe au sein de la société britannique et tendrait même à creuser un fossé entre les deux camps. Même si un premier accord avec la Commission européenne dans le processus de sortie a été trouvé le vendredi 8 décembre dernier, les manifestations anti-Brexit se poursuivent et l’émergence du nouveau parti Renew8, inspiré d’EnMarche! et voulant revenir sur le référendum, témoigne des divisions publiques. 1 « Oh pile au milieu de nulle part ! ». 2 Britannique. 3 Des haricots coco dans une sauce à la

tomate, du bacon et des saucisses.

4 Cuillère pour le thé, cuillère de table,

cuillère à café, cuillère à soupe, cuillère à desserts. 5 En-cas. 6 Dîner. 7 L’option « rester dans l’Union européenne ». 8 Renouveau. Crédits photo : Solène Touchard, Dessous de verre trouvés dans le pub Wetherspoons


HÉRITAGES EN MUTATION

« L’Angleterre est géographiquement européenne mais profondément américanisée, culturellement et mentalement, à moins que finalement ce ne soit l’inverse et que les États-Unis soient anglicisés ? » .

« Scandinavie » : un unique mot qui suffit à déployer tout un imaginaire... Valentin Goujon, Södermalm, Stockholm

VALENTIN GOUJON, Stockholm, Suède

Solène Touchard, Vue sur le carillon de Queens Park, Loughborough

DÉCONSTRUIRE LE MYTHE SUÉDOIS


candinavie » : un unique mot qui suffit à déployer tout un imaginaire. Dans un joyeux désordre, on y retrouve pêle-mêle les Vikings et leur mythologie, des étendues glacées et vierges de toute vie humaine, l’incontournable figure du « grand blond aux yeux bleus », un certain amour de l’art et du design d’intérieur, d’interminables hivers où le soleil se couche dès le milieu d’après-midi, et, enfin, un modèle social que le monde leur envie, savant mélange de social-démocratie et de progressisme, où écologie, égalité des genres et éducation sont les maîtres-mots. Après plusieurs mois dans la capitale suédoise, déambulant dans les rues de cette « Venise du Nord » qui a vu naître Alfred Nobel, Greta Garbo ou bien Avicci, un état des lieux s’impose donc pour démêler le vrai du faux, le mythe de la réalité. Commençons par un peu d’histoire. L’actuelle identité nationale suédoise repose sur deux mythes fondateurs profondément interconnectés, le mythe de la modernité et celui de la neutralité, qui sont à peine remis en cause à l’heure actuelle. Plus ancien parti du pays, le parti social-démocrate domine la vie politique suédoise depuis les années 1930 et l’invention de la fameuse « Middle Way », compromis entre les deux extrêmes que représentaient à l’époque le capitalisme étasunien et le communisme soviétique. Commence alors la construction de l’État-providence suédois qu’on connaît aujourd’hui. Mais cette image est en partie fausse, ou du moins datée. En effet, depuis les années 1970, les diverses crises économiques mondiales n’ont pas épargné le si célèbre « modèle suédois », remis en cause par les privatisations et les mesures d’austérité. Nombre de Suédois le ressentent désormais au quotidien, par la baisse de qualité des services publics et notamment des transports, ce qui ne doit toutefois pas empêcher toute personne de visiter les multiples stations de métro de Stockholm, véritables œuvres d’art souterraines. Dans le même temps, face à l’absence de mythes fondateurs victorieux (la perte de la Finlande puis de la Norvège à un siècle d’intervalle ayant engendré un certain culte de la défaite « glorieuse »), les Suédois se sont successivement tournés vers leurs ancêtres Vikings, leur passé de paysans religieux et travailleurs, et enfin vers la construction d’une véritable image de marque, celle d’une Suède neutre et moralement supérieure. Aux marges de l’Europe continentale, la Suède n’a pas connu un seul véritable conflit depuis la fin des guerres napoléoniennes, au début du 19ème siècle. Mise en place sous l’impulsion du roi d’origine française Charles XIV Jean (dont les descendants sont toujours au pouvoir à l’heure actuelle), la politique de neutralité suédoise permet au pays de ne s’impliquer directement ni dans les deux guerres mondiales, ni dans la guerre froide, et ce au prix de quelques compromissions. Depuis quelques années, l’image d’une Suède neutre et moralement intacte ne fait ainsi plus l’unanimité, notamment à propos de la Seconde Guerre mondiale : vente de fer suédois au régime nazi, transit de troupes allemandes sur le territoire suédois, suggestion de placer un « J » sur les passeports de Juifs allemands afin de les expulser plus facilement… Cette posture de neutralité est d’ailleurs de moins en moins d’actualité, l’adhésion à l’Union européenne en 1995 et les récentes tensions avec la Russie esquissant peutêtre un futur rapprochement avec l’OTAN.

Valentin Goujon, Parc national Tyresta

Chaque époque fait émerger de nouvelles problématiques et la société suédoise contemporaine n’échappe pas à cette règle. S’étendant sur par moins de quatre pays (Norvège, Suède, Finlande, Russie), le territoire des Samis1, autrefois appelés Lapons, est aujourd’hui aussi bien menacé par le changement climatique que par l’industrie minière suédoise. Mais, au-delà de leur territoire, c’est l’identité de la seule population indigène d’Europe qui est fragilisée. Face au racisme et aux discriminations, les Samis cherchent désormais à préserver aussi bien leur langue que leur culture et leur mode de vie, par la transhumance et l’élevage de rennes notamment. Exacerbé par l’afflux migratoire sans précédent de ces dernières années, on retrouve ce même racisme à l’encontre des demandeurs d’asile et des réfugiés que la Suède a accueilli en grand nombre depuis 2012. En provenance de Syrie ou d’Érythrée, ils font l’expérience de discriminations à l’embauche ou lors de l’achat d’un logement. Pays d’environ dix millions d’habitants, à la population relativement homogène, la Suède doit composer plus que jamais avec la question de l’immigration.


HÉRITAGES EN MUTATION

Question que le parti des « Démocrates de Suède », clairement orienté à l’extrême-droite, ne cesse d’instrumentaliser depuis son entrée au Parlement suédois en 2010. Mais, si ce tableau vous paraît sombre (trop peut-être), il faut avant tout garder à l’esprit que la société suédoise est en avance sur bon nombre de sujets, qu’on parle d’égalité des genres ou d’écologie. Sans compter que l’auteur de ces lignes n’est pas à l’abri de tomber lui-même dans un travers tout suédois, le manque de soleil et la rigueur du froid ne manquant pas de transformer quiconque en vieil ours grincheux. Pour y remédier, rien de mieux qu’un Fika (« pause café »), véritable institution en Suède où chacun se retrouve à toute heure face à un café fumant et un kanelbullar (délicieuse brioche à la cannelle). Une fois le décor planté, il ne me reste donc plus qu’à vous dire Skål2 ! 1 Aujourd’hui reconnus par l’ONU comme peuple autochtone, les Samis ont néanmoins longtemps souffert du colo-

nialisme scandinave (christianisation forcée, interdiction de porter leurs costumes ou de parler leur langue…). Non représentés au Riksdag, le Parlement suédois, ils disposent néanmoins de symboles communs (drapeau, hymne, journée nationale le 6 février) et d'une organisation politique distincte, un Parlement appelé « Sameting ». 2 « Santé ! » en suédois. Valentin Goujon, Vue sur Stockholm depuis le pont Skeppsholmsbron


68 | 69

INTERVIEW DE LAURIE LOUVET, étudiante rennaise qui lance l'application de « rencontres linguistiques », Leeve ! Propos recueillis par ANGÈLE SALEILLE et CONSTANCE HOREAU , Rennes, France Philippe Rohel, Laurie, créatrice de LEEVE

Laurie Louvet, étudiante rennaise de 22 ans, a lancé courant mars l'application « Leeve ». Destinée à faire se rencontrer toute personne avide d'échanges culturels, l'application permet de faire connaissance avec des gens près de chez soi, afin de discuter avec eux dans la langue de leur choix : anglais, espagnol mais aussi chinois ou encore coréen... C'est de son parcours de grande voyageuse que Laurie tire son idée. Les Décloîtrés l'ont rencontrée, afin qu'elle nous en dise davantage sur ce concept audacieux ! IDÉE DE L’APPLICATION Vous êtes connue pour être une globe-trotteuse, pouvez-vous nous parler brièvement de vos voyages ? Qu’en avez-vous tiré? En parallèle de ma licence en information et communication à Rennes 2, j'ai travaillé, une fois mon bac obtenu, dans une agence de communication. Cependant, n'ayant pas un bon niveau d'anglais, j'ai décidé l'été de mes 18 ans de partir à Londres pour m'améliorer. En deuxième année de fac, j'y suis repartie pour une durée de trois mois comme serveuse, car je me suis rendu compte que c'est en pratiquant la langue que je pourrai m'améliorer. L'année suivante, j'ai réussi à y être engagée en tant qu'assistant manager. Au terme de mes trois expériences, j'ai voulu continuer l'expatriation en allant plus loin cette fois : le Vietnam. Partie seule, et n'ayant rien prévu en terme d'organisation, je me suis sentie vraiment dépaysée en arrivant sur place. L'expérience est alors excitante : pour moi c'est l'aventure qui commence. Au départ, j'ai trouvé une association pour donner des cours aux jeunes enfants dans la campagne vietnamienne. Je suis par la suite retournée dans la capitale où j'ai obtenu un travail en tant que manager dans un hôtel. Finalement, je suis partie faire le tour du Vietnam, du Cambodge et du Laos en bus et en stop.

En quoi cette expérience a-t-elle inspiré votre application ? Depuis mes 16 ans, j'aime développer des idées de projets, qui n'aboutissaient pas forcément. J'ai d'abord pensé à faire un blog, mais c'est par la suite que m'est venu l'idée de mettre au point une application car j'en utilisais déjà lors de mes voyages (Couchsurfing par exemple). Progressivement, cette idée a mûri et notamment sur le fond : créer une application permettant de rencontrer directement quelqu'un (sans reprendre le concept de Tinder), afin d'échanger dans une langue autre que la sienne mais aussi sur sa culture, ses hobbies... En Thaïlande en décembre, je prends finalement, sur un coup de tête, un billet pour l'Australie pour gagner de l'argent, et ainsi développer mon projet. De Sydney, je suis partie à Surfers Paradise (une ville en dessous de Brisbane). Ayant décroché un travail dans une agence de marketing, j'arrête rapidement car je n'ai plus le temps nécessaire pour réfléchir à mon application. J'ai à ce moment-là déjà l'idée du logo : une chouette, symbole de la sagesse et de l'apprentissage en Asie, qui envoie des messages. Je souhaitais trouver un nom à cette chouette, et c'est donc à partir du symbole que j'ai imaginé le nom de mon projet : « Le » pour learn (qui signifie apprentissage), et « Eeve » pour event (événement), d'où le concept final : le fait d'apprendre en partageant, Leeve !

Quand avez-vous commencé à réaliser votre application? C'est à partir de mars 2017 que je me suis vraiment penchée sur mon projet. Le patron de mon agence de marketing m'a convoquée, et m'a demandé des précisions sur le motif de ma démission.


WELCOME TO RENNES

70 | 71

Après lui avoir expliqué mon projet, ce dernier m'a proposé de m'aider dans la mise en place de mon business plan en me donnant des objectifs réguliers à tenir. En avril, je décide de retourner en France, mon ancien patron m'ayant donné une certaine somme pour me soutenir. Ainsi, grâce à cet argent, et au travail que j'ai effectué en Australie, je suis rentrée en France avec 10 000 dollars. L'été dernier, je me suis mise à chercher un developper pour mettre au point l'application. Cette partie a été compliquée car cela coûte très cher (le premier coûtait 400 euros par jour par exemple). J'en ai embauché deux avant de trouver la bonne personne qui représente les valeurs de Leeve, c'est à dire la communauté, le partage et la confiance. Guillaume, à tout juste 19 ans, a développé toute l'application Leeve. Le concept de mon application repose sur le fait de rencontrer des personnes étrangères dans sa ville pour pratiquer une langue mais aussi pour échanger sur des sujets divers. Pour tester mon application, j'ai choisi la ville de Rennes car c'est là où j'ai fait mes études, il était donc plus simple de la lancer dans un endroit que je connaissais. C'est, en plus, une ville étudiante dynamique, ce qui correspond à l'esprit de l'application.

RÉALISATION Avez-vous été aidée dans cette réalisation ? D'un point de vue matériel, financier...? La concrétisation de mon projet nécessite des fonds financiers, et c'est pour cela que j'ai recours à des aides : je sollicite mon entourage (amis et famille) et la Banque Publique d'Investissement « Pass French Tech innovation » grâce à laquelle j'ai reçu une subvention pour l'innovation de 15 000 euros. Je cherche actuellement à recevoir d'autres aides de la région et je souhaite recourir au crowdfunding (financement participatif). Il m'a fallu développer un réseau, j'ai donc participé à des meetups, puis au Yao Bretagne (qui consiste pour les entrepreneurs à bénéficier d'un système de parrainage), et enfin à la school, l'école des entrepreneurs, à Rennes, pour recevoir des cours de manière hebdomadaire. Ces cours nous permettent ainsi de voir qu'on n'est pas tout seul et qu'on partage les mêmes défis.

Est-elle déjà disponible ? Où peut-on la trouver ? L'application devait sortir en octobre, mais j'ai décidé de l'améliorer et c'est pour cette raison que le lancement a été retardé à février 2018. Au départ, je voulais simplement que l'application soit gratuite en proposant une offre qui n'existait pas encore : une application de rencontre, plus large que le simple fait de pratiquer les langues mais qui permettrait aussi de recevoir et de donner des conseils. Je voulais aussi qu'elle soit une source d'inspiration pour les personnes de 18 à 35 ans. Si le financement était une question importante qui m'a posé difficulté, j'ai néanmoins réalisé que je ne souhaitais pas mettre des publicités de marques connues sur l'application, mais au contraire celles d'associations avec lesquelles je serai en accord en termes de valeurs. J'envisage que les utilisateurs puissent faire un don sur l'application et qu'entre 50 et 80% soit reversé à l'association en question.

Pouvez-nous nous décrire l'application brièvement ? On la télécharge sur Applestore puis on crée un profil. À ce stade, il faut indiquer les langues que l'on souhaite pratiquer (cinq au minimum), et le niveau qu'on a. Une carte de Rennes apparaît (dans un rayon de 15 kilomètres maximum) avec les personnes qui sont concernées par notre demande, en fonction des informations indiquées dans notre profil. Puis, on envoie un « leeve » pour démarrer la conversation. L'idée est ensuite de se rencontrer physiquement pour échanger. Il est possible d'ajouter des événements meetups, de sorte que tous les membres intéressés puissent démarrer une conversation de groupe, et se retrouver dans un bar par exemple.

Logo de LEEVE

LA SUITE Avez-vous d’autres idées d’application de ce type, d’une extension de l’actuelle… ? Leeve pourrait-elle se développer hors de France ? Si l'application se développe dans un premier temps sur Rennes, mon objectif est de l'étendre d'ici deux ans en Europe et en Asie (je me suis rendu compte que les Asiatiques avaient envie de découvrir notre culture). Je pense également mettre en place des ambassadeurs au sein des villes pour promouvoir l'application en faisant des languages dating ou d'autres événements. Les ambassadeurs seraient en principe plutôt de jeunes étudiants, puisque je compte sur mes déplacements dans les universités, où je présente mon application, pour en trouver.

N’est-ce qu’un projet passager ou un réel investissement professionnel à long terme ? J'aime beaucoup créer, et si ça marche j'aimerais, avec l'argent que je récolterai, créer autre chose (comme un coffee shop ou autre).

Un mot de la fin ? « JUST BE LEEVE »


72 | 73

WELCOME TO RENNES

Propos recueillis par ALICE LUCAS, Rennes, France

Portrait d'une participante au programme Wintegreat :

Un mentor, pour créer des liens avec le monde du travail selon le projet de l'étudiant

SAFA KHALIFA

Un buddy, pour entretenir une relation plus informelle, simple et amicale dans un esprit de partage

Wintegreat est une association française qui vise à aider les personnes réfugiées à reprendre leur parcours professionnel. Grâce à des cours de français, d'anglais, de culture, de vie pratique et à un coaching psychologique et professionnel, dispensés dans des établissements d'études supérieures, les personnes accueillies peuvent former des projets concrets et à la hauteur de leurs espérances. Pour cela, ils sont accompagnés pendant tout le semestre par deux étudiants français, un buddy pour l’aspect social et la pratique de la langue, un coach pour ce qui est de l’orientation professionnelle, ainsi que d’un professionnel en activité, le mentor. L'IEP de Rennes a rejoint le programme au mois de janvier et a accueilli vingt-trois étudiants entre 22 et 53 ans, venant notamment de Syrie, d’Irak ou du Soudan. Parmi ces étudiants il y a Safa, une jeune Palestinienne de Syrie arrivée en France l'été dernier. Pourquoi « Palestinienne de Syrie » ? Parce que même si elle et ses parents sont nés dans ce pays, ils n'ont jamais eu la nationalité syrienne. Ainsi, Safa est née à Damas il y a 23 ans et y a grandi avec ses quatre sœurs et son frère. Là-bas, son père tenait une boucherie et sa mère était coiffeuse. Safa, en parallèle de l'école, est une sportive : elle pratique le basket en compétition mais aussi la natation, le foot et le tennis. La guerre a réellement fait irruption dans sa famille en 2012, quand ils ont dû déménager pour la première fois, quittant

Un coach, pour un soutien psychologique et l'apport d'outils indispensables dans la d'efinition du projet de l'étudiant

EriFr, Place Rallier du Baty à Rennes

Douma pour rejoindre Damas. Cela constitue un moment de prise de conscience de la situation et de basculement, car le déménagement force Safa à laisser derrière elle le quartier de son enfance et tous les souvenirs allant avec. Pendant deux ans, la vie reprend tant bien que mal son cours, mais en 2014 il faut à nouveau déménager. Safa, qui est au lycée, doit redoubler sa terminale. Elle arrive ensuite à accéder à l'université et à commencer une licence d'économie. Mais la guerre continue, les bombardements sont fréquents, la population civile en est victime et les maisons sont détruites. Face au risque permanent de mort et d'enlèvement, la famille prend finalement la décision de partir, de fuir le danger. Le voyage ne se fait pas sans peine. Damas interdit aux Palestiniens de prendre l'avion, mais en mettant une somme suffisamment importante en jeu, Safa et sa famille parviennent à s'envoler jusqu'à Kameshli, une ville à la frontière de la Turquie. Après cela, le trajet se fait à pied. En janvier 2016, ils rejoignent la Turquie. Ils voyagent ensuite sur un canot sur lequel s'entassent soixante personnes pour rejoindre la Grèce. Entre l’hiver passé au camp à Thessalonique, l'hôtel, puis l'appartement à Athènes, quinze mois s'écoulent avant d'enfin se voir attribuer un pays d'accueil : la France.

Aujourd'hui, Safa et sa famille habitent à Martigné (au sud de l’Ille-et-Vilaine) mais si tout se passe bien, ils auront bientôt un appartement à Rennes. Elle et sa sœur font toutes deux partie du programme Wintegreat et ont le même objectif : reprendre leurs études d'économie. Le programme leur demande d'établir un plan d'avenir et d'imaginer où il se voient dans dix ans. La première réponse de Safa a été Paris, puis... la Norvège. Dans dix ans, Safa pourrait vivre en Norvège, avec son copain, travailler dans une banque et parler norvégien, après avoir appris le français et obtenu son master d'économie. Ou peutêtre que rien de tout ça n'arrivera, peut-être qu'elle décidera que la Bretagne lui plaît et qu'elle y restera. Dans tous les cas, Safa est une jeune femme qui, sous son apparence réservée, cache toute sa force, sa détermination et ses espoirs. Et grâce au programme Wintegreat, elle a une réelle chance de reprendre sa vie en main et de viser le plus haut possible. On lui souhaite le meilleur pour la suite !

Safa, réfugiée palestinienne


VALENTIN GOUJON Déconstruire le mythe suédois Page 63 SOLÈNE TOUCHARD Le Brexit résultat de spécificités culturelles ? Page 58

MARIE VÉRON Oser parler de race Page 12

MATHILDE SOURD Frisco Town Page 18

MATHILDE VELSCH Audace entrepreneuriale Page 16

ALICE LUCAS Wintegreat : Safa Khalifa Page 72

ANGÈLE SALEILLE et CONSTANCE HOREAU

ÉDOUARD JOUANNAULT L’audace d’être soi Page 8

Interview de Laurie Louvet Page 68

LUCAS LE ROUX Les fiançailles vietnamiennes Page 50 BENJAMIN CHIRON Vache de ville ! Page 46 LUCIE LELAISANT Recette d’un voyage réussi en Colombie Page 34

JIM DELÉMONT Et le carnaval balaya les cendres Page 14 ENAËL FÉVRIER Plus de peur que de mal Page 30 LÉA LECOLLINET Valparaíso se raconte au féminin Page 40 SÉGOLÈNE JEAN Protestations étudiantes Page 6

RES

ARTU P E D

MORGANE LÉON Les Cariocas et leur corps Page 42

AURORE MANCIP Être jeune et oser partir pour Buenos Aires Page 36

SÉBASTIEN BIHAN L’arbruisseau et le désert d’espoir Page 56

LES DÉCLOÎTRÉS CE SONT...

CLÉMENT LE MERLUS Whakahī me whakapāpaku Page 53


RENDEZ VOUS SUR WWW.LESDECLOITRES.FR

POUR PROLONGER LE VOYAGE

Les rédacteurs en chef rennais : Flore Latournerie / Co-présidente et chargée d’événementiel Anaïs Leclère / Co-présidente et chargée de publication Constance Horeau / Secrétaire et co-responsable de la communication Angèle Saleille / Co-responsable de la communication Mathilde Broudic / Webmaster Corentin Lardaux / Trésorier et chargé des partenariats Corentin Gaudaire / Trésorier et chargé des partenariats Adèle Tanguy / Créatrice de contenus vidéo Alice Lucas / Rédactrice

Nos correspondants : Enaël Février et Agathe Foucher / Rédactrices en chef Valentin Goujon et Claire Ribière / Correspondants Europe Mathilde Sourd / Correspondante Amérique du Nord Jim Delémont et Ségolène Jean / Correspondants Amérique du Sud Alix Trémoureux / Correspondante Océanie Noémie Bessette / Correspondante Asie © Sol Zamorano / Graphisme, typographie et illustrations © Fanny Quilleré et Carmina Ricou / Oiseau Décloîtrés © Jim Delémont / Photo de couverture © Association Décloîtrés et ses auteurs, 2018 104 Boulevard de la Duchesse Anne 35 700 Rennes / Textes et images (sauf mention contraire) ISSN : 2116 - 6056 - Imprimé en France. Achevé d’imprimer sur les presses de l’imprimerie des Hauts de Vilaine, Avril 2018.

Décloîtrés

Association les Décloîtrés


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.