Hors série 2018 - Féminins Singuliers

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#5 FÉMININS SINGULIERS 2017 - 2018

HORS SÉRIE

SAISON 2017-2018 GRATUIT



EDI TO

Cette année, les Décloîtrés ont souhaité se saisir d'un sujet pour le moins brûlant d'actualité et cependant si universel et intemporel : les femmes. Sujet très souvent abordé sous une multitude d'angles et parfois - souvent - maltraité, détourné, rejeté, incitant parfois à la violence, la honte, la haine, l'incompréhension. Les Décloîtrés ont voulu s’imprégner de ce contexte pour vous parler des femmes, mais à leur manière ; c'est à dire dans une démarche interculturelle et positive. Un peu à la manière dont Pénélope Bagieu dépeint les femmes dans ses BD « Les culottées », les Décloîtrés espèrent, dans ce Hors-Série, « célébrer la femme » dans ce qu'elle a de plus beau, de plus fort, sans jugement, ni victimisation. La prétention des Décloîtrés 2018 est alors de montrer ce que peut vouloir dire « être une femme à travers le monde ». On vous emmène ainsi au Liban, découvrir la situation des femmes domestiques immigrées, en Égypte pour comprendre le statut réservé aux femmes (occidentales et égyptiennes) ou encore en Amérique Latine pour avoir un aperçu de ce qu’est le harcèlement de rue. On vous emmène également à la rencontre de femmes de Colombie, du Danemark et d'ailleurs. Pour la première fois, nous laissons s'exprimer, en plus des étudiants de troisième année qui nous livrent leurs récits sur place, ceux de quatrième année qui, revenant fraîchement de l’étranger, ont également beaucoup à dire sur les femmes et leurs situations, aussi bien en Somalie qu'en Argentine. Place est également faite à une étudiante de l'INSA de Rennes, qui nous soutient dans ce projet. Entre portraits, récits personnels et états de fait, laissez-vous surprendre et émerveiller par la richesse des sujets abordés et l'élégance de la prose de nos auteurs, qui nous donnent à voir la diversité féminine mondiale. Des trottoirs de Buenos Aires aux couloirs des institutions européennes, de l'animation cairote à la quiétude des montagnes de Colombie, embarquez avec nous dans un voyage où les femmes jouent le premier rôle. Belle lecture !

L’équipe des Décloîtrés


PORT'FOLIO

33 BALANCE TON

Un souffle de feminisme au Cambodge ? Chloé Lemaître - 20 Le combat féministe en Amérique Latine Clara Linard , Jeanne Lissot - 25

Fadumo Dayib - Alexandre Cornet - 6 Gardienne de la terre - Gaëlle Dubot - 11 Margrethe Vestager - Maël Le Drast - 15

RÉSISTE, PROUVE QUE TU EXISTES

PORTRAITS

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31 VOYAGE DE MEUF Crédits photo : Photo 1 : Claire Engrand, Le Caire, Égypte. Photo 2 : Anaïs Leclère, Pondicherry, Inde. Photo 3 : Pixabay, Grand Place, Bruxelles, Belgique. Photo 4 : Arthur Sautrel, Pondicherry, Inde.

SOMMAIRE

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MON GENRE, MES EMMERDES Les « domestiques » immigrées... - Marine Delatouche - 42 Et si on reprenait tout depuis le début ? - Anaïs Leclère - 46 Être une femme en Corée du Sud... - Marielle Bigot - 52 Mais quand tu seras là-bas, tu devras...? - Anook Ricard - 57


REMERCIEMENTS Nous souhaitons tout d’abord remercier les auteurs de ce Hors-Série, sans qui vous n’auriez que des pages blanches sous les yeux. Ils ont su capter l'intensité de leur sujet afin d'y mettre la femme au premier plan. Ce hors-série nous offre encore une fois l’occasion de remercier Sciences Po Rennes, notre partenaire de toujours, qui s’est montré très réceptif à notre projet inédit dès le départ. Sciences Po nous a également permis de nouer des liens avec l’INSA de Rennes qui, cette année, fait partie de l’aventure des Décloîtrés et nous les en remercions vivement. Merci à la ville de Rennes qui nous soutient depuis des années, financièrement parlant ainsi que pour la logistique, particulièrement cette année en nous permettant de rejoindre la quinzaine des « Jeunes ont les rennes ». La ville de Rennes a tout de suite été enthousiaste à l’idée de « mettre en avant les femmes » et leur enthousiasme a été à la hauteur de leur soutien et nous tenons à les en remercier. Nous souhaitons aussi remercier Jactiv Ouest France, partenaire de longue date, qui, cette année, nous a élu meilleur projet étudiant dans la catégorie culturelle du concours Trophées Campus, nous poussant à poursuivre nos efforts. Nous sommes également reconnaissants à la Maïf qui a cru en le potentiel de notre projet les yeux

fermés.

Comme chaque année, nous souhaitons remercier le CRIDEV qui, en plus de nous avoir apporté son expertise sur le voyage, nous a permis de rencontrer Géraldine (dont l’histoire ne figure malheureusement pas dans notre magazine mais que vous pouvez retrouver sur notre site web) dont le courage et la douceur nous ont beaucoup marqués ! Un grand merci à tous les contributeurs de notre crowdfunding (financement participatif) Kengo, dont le soutien financier a été vital pour pouvoir mener de front la publication de deux magazines cette année. Pour la deuxième année consécutive, les Décloîtrés ont choisi de faire confiance à l’imprimerie des Hauts de Vilaine pour l’impression des magazines. Nous les remercions encore pour leurs conseils éclairés qui nous ont permis d’avoir un magazine de la meilleure des qualités. Last but not least, un remerciement tout spécial pour celle sans qui ce Hors-Série n'aurait pas eu ce design soigné et cet esthétisme recherché, celle qui a passé des heures et des jours à l'agencement du magazine que vous avez entre les mains : notre graphiste, au sourire argentin, Sol Zamorano !

L’équipe des Décloîtrés


PORTRAIT

FADUMO

DAYIB ALEXANDRE CORNET, DE RETOUR D'Afrique du Sud

Chris Schwagga, Fadumo Dayib


PORTRAITS

Somalie, automne 2016. Fadumo Dayib, ancienne réfugiée, diplômée d’Harvard, est la première femme à se présenter aux élections présidentielles. Un moment historique pour ce pays de la corne de l’Afrique, plus habituellement mis en avant dans la presse occidentale pour son instabilité et son statut régulier de pays le plus corrompu au monde. Retour sur le parcours de cette femme exceptionnelle. Dayib est née en 1972 à Thika, Kenya, de parents somaliens. Son père est camionneur, sa mère est illettrée. En 1989, le Kenya expulse sa famille, qui est rapatriée de force à Mogadiscio, capitale somalienne. En 1990, l’effondrement du régime de Siyaad Barre plonge le pays dans la guerre civile. Pour mettre ses trois enfants en sécurité, la mère de Fadumo Dayib, désormais divorcée, vend tous ses biens et leur paie un billet d’avion pour Bucarest, en Roumanie. Les trois enfants transitent par la Russie, avant d’arriver en Finlande au titre de demandeurs d’asile. Leur mère parviendra finalement à les rejoindre près de deux ans plus tard. Là-bas, Fadumo se distingue dans sa communauté en étant la première réfugiée somalienne à obtenir deux diplômes de master, dans le domaine de la santé, alors même qu’elle n’avait appris à lire et écrire qu’à l’âge de quatorze ans. En 2005, elle rejoint les NationsUnies, qui l’emploient en Somalie, notamment dans le domaine des soins infantiles. Des troubles dans le pays la forcent cependant, quelques mois plus tard, à quitter une nouvelle fois son « foyer ». Les années suivantes, elle met ses compétences en santé publique au service des Nations Unies aux Fidji, puis au Liberia. De cette expérience naît une réflexion qui la pousse en 2013 à débuter un doctorat à l’Université d’Helsinki, sur l’émancipation des femmes et leur participation aux gouvernements dans les sociétés post-conflits. En parallèle, elle s’investit dans le secteur privé, sur la question des programmes d’emploi pour réfugiés. En 2014, elle obtient une bourse d’étude pour rejoindre Harvard, où elle étudie l’administration publique. Elle y débute également sa préparation aux élections présidentielles somaliennes de 2016, les premières élections démocratiques dans le pays depuis 1967.

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Flickr, Une femme et son enfant derrière la ligne de front, Torfiq district, Mogadiscio Est


PORTRAITS

Stuart Price , une femme porte le drapeau somalien à l’occasion de la cérémonie visant à accueillir le corps du défunt président, Abdullahi Yusuf Ahmed, aéroport international de Mogadiscio, Somalie

GARDIENNE DE LA TERRE

« Fadumo Dayib, ancienne réfugiée, diplômée d’Harvard, est la première femme à se présenter aux élections présidentielles. »

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GAËLLE DUBOT, DE RETOUR DE Colombie, étudiante à l’INSA Cela faisait près de trois semaines que je travaillais aux côtés de la famille Salcedo. Celle-ci veillait avec amour sur El Milagro, une ferme de café perchée sur une montagne des Andes qu’elle avait acquise quelques années auparavant. Allant à l’encontre des modes de production répandus à ce jour en Colombie, la famille cultive dans un esprit de préservation. Alors que tout le monde déboise pour augmenter les surfaces de production, les Salcedo, eux, plantent des arbres encore et encore. Il faut tenir bon, ne pas céder aux remarques du voisinage, à la pression sociale et économique. Car lorsque qu’on arrive sur une terre aussi appauvrie, il faut beaucoup de temps et de courage. Cela n’a visiblement jamais fait peur à la famille, consciente que dans la nature, les mécanismes sont lents pour permettre par la suite des résultats durables. Il est inenvisageable pour elle de brusquer ce rythme qui serait comme violer les lois de la Terre-Mère. Nelcy Salcedo dégageait quelque chose d’indescriptible. Malgré son âge avancé, elle travaillait dur du lever au coucher du soleil ; arpentant les flancs glissants de la montagne, lourdement chargée par le café récolté. J’écris « travaille » mais Nelcy ne considérait pas cela comme tel. Elle prenait simplement soin de l’écosystème dans lequel elle vivait. Cette femme m’a beaucoup marquée. Je me souviens de notre première rencontre, elle était là, paisiblement assise sur le sol, au

Gaëlle Dubot , ferme El Milagro


PORTRAITS

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milieu d’une végétation luxuriante. Elle triait des graines avec soin. Ses gestes, pourtant très simples, me captivaient. Elle semblait accorder une attention particulière à chacun des grains qu’elle avait dans ses mains comme si elle prenait conscience de ces minuscules fruits, un par un. Très vite, je compris que Nelcy entretenait un rapport tout à fait particulier avec la nature. Elle se sentait comme faisant partie intégrante de son environnement. Elle m’expliquait elle-même qu’elle ressentait chaque coup donné à un arbre comme s’il lui était adressé personnellement. J’apprendrai même par la suite que lorsqu’un arbre a été blessé, elle applique soigneusement un cataplasme sur la blessure. J’ai vraiment la sensation que cette femme est non seulement une partie de la nature, mais qu’elle est surtout connectée à celle-ci. Elle insistait d’ailleurs sur le rôle que jouaient les sensations et l’importance de leur accorder une grande attention. Ces sensations sont ce qui nous permet d’être à l’écoute de l’environnement extérieur. D’après elle, il faut maintenir une relation cohérente et vivante avec notre environnement. Il faut vivre avec - et non « dans » - la nature. Elle me répétait : « ce n’est pas ‘moi’ et ‘l’autre’, au contraire, c’est un tout, un même organisme dont nous faisons partie ».

« D’après elle, il faut maintenir une relation cohérente et vivante avec notre environnement. Il faut vivre avec - et non dans - la nature. Elle me répétait : ce n’est pas ‘moi’ et ‘l’autre’, au contraire, c’est un tout, un même organisme dont nous faisons partie ».

Gaëlle Dubot , ferme El Milagro


PORTRAITS

Wikimedia Commons, Margrethe Vestager, lors d'une session au Parlement européen

Gaëlle Dubot , ferme El Milagro

Pour Nelcy, passer du temps au contact de la nature est une véritable source d’apprentissage. Elle me racontait notamment un rite quechua1 qui consiste à s’isoler plusieurs jours dans la montagne sans boire ni manger, à l’âge de quatorze ans. L’individu, ainsi confronté à des conditions extrêmes, n’a d’autre choix que de se regarder en face et fait ressortir des émotions enfouies. La proximité avec notre environnement naturel permet aussi de prendre conscience de nos liens avec l’extérieur et d’en mesurer la force. Ces liens entre toutes les différentes espèces et l’équilibre qui en résulte étaient d’ailleurs fondamentaux aux yeux de Nelcy. En effet, lorsque l’on a conscience que chacun de nos faits et gestes, soient-ils aussi anodins qu’une pensée, peuvent avoir des répercussions importantes à l’autre bout de la planète, on mesure notre responsabilité. Je garderai toujours cette image de cette femme courageuse aux mains sculptées par le vent, le soleil, le froid, la pluie et la Terre. Une femme sage, qui aura pris le temps de transmettre à une étrangère les valeurs qui lui étaient chères. Merci, Nelcy. 1 Groupe de peuples d’Amérique du Sud, localisé notamment au Pérou, en Bolivie et en Équateur.

Margrethe Vestager Pourfendeuse des multinationales aux pratiques abusives


PORTRAITS

finalement l’un des portefeuilles les moins politisés, mais parmi les plus puissants, dont va hériter l’ancienne ministre : celui de commissaire européenne à la concurrence. Cela fait maintenant plus de trois ans qu’elle occupe cette fonction, sans que jamais sa main ne tremble. La « dame de fer » de Bruxelles va rapidement acquérir le statut de superstar médiatique, à grand coup d’annonces chocs contre les multinationales américaines.

Jesse Dittmar, pour Foreign Policy, Margrethe Vestager dans son bureau de Copenhague

MAËL LE DRAST, Bruxelles, Belgique

On la présente volontiers comme la femme la plus influente à Bruxelles. Margrethe Vestager, commissaire européenne à la concurrence depuis 2014, s’est illustrée en infligeant d’importantes amendes aux multinationales du web telles qu’Apple ou Google. La Danoise souhaite redonner confiance en l’exécutif européen en assurant un strict respect du droit européen de la concurrence. Symbole féministe équivoque, elle est, à 49 ans, le visage de la lutte de l’Union européenne contre les pratiques commerciales illicites.

Margrethe Vestager est née en 1968, de parents pasteurs. Certains y verront l’origine de sa propension à la fermeté vis-à-vis de ceux ignorant la réglementation fiscale et commerciale européenne. C’est en 1993, un diplôme d’économie politique en poche, que Margrethe Vestager découvre la politique, au sein du ministère danois des finances. En 1998, alors qu’elle n’est âgée que de 28 ans, elle est nommée ministre de l’Éducation et des Affaires Ecclésiastiques. En 2011, lorsque que la candidate de centre gauche, Helle ThorningSchmidt, prend le pouvoir, Vestager devient ministre des Affaires Économiques et de l’Intérieur. Mais il faut attendre 2014 pour voir Margrethe Vestager faire son apparition dans la « Brussels bubble ». Cette année-là, elle est appelée par le Danemark pour intégrer la nouvelle Commission Juncker. C’est

La comparaison avec Margaret Thatcher s’arrête là. Car si Vestager est également une libérale convaincue, celle-ci croit au rôle de l’État dans la régulation des marchés. Pour que le libéralisme profite à tous, il faut qu’il respecte certaines règles, sans exception. Les deux femmes ne sont d’ailleurs pas rattachées au même courant politique. Margrethe Vestager a fait sa carrière au sein du parti social-libéral danois, qui tel une hydre à deux têtes, tente de conjuguer politique économique libérale et politique sociale et sociétale progressiste. Son parti est membre de l’Alliance des démocrates et des libéraux pour l’Europe (ALDE). 7 milliards d’euros. C’est la somme cumulée des amandes infligées par la commissaire européenne à la concurrence depuis sa prise de fonction. En 2016, elle réclame à Apple plus de 13 milliards d’euros, qu’elle accuse d’avoir profité de conditions fiscales trop favorables, accordées de manière discrétionnaire par l’État irlandais. L’année suivante, c’est Google qui se voit infliger une amende de 2,42 milliards d’euros. Cette fois-ci, la firme est accusée d’avoir abusé de sa position monopolistique pour promouvoir son système de comparateur commercial. Parmi les dossiers brûlants se trouve également le géant de l’énergie Gazprom, pour lequel elle n’hésite pas à se mettre à dos la diplomatie russe, voire européenne. Ce qui la distingue de ses prédécesseurs ? Son incroyable ténacité. Alors que la Commission est souvent présentée comme acquise aux puissants lobbies industriels, sa détermination sans faille réhabilite un souci de transparence et d’intransigeance, qui fait souffler un vent de fraîcheur dans les couloirs du Berlaymont1. Si la plupart des amendes demeurent impayées, le travail sacerdotal de la commissaire est à la fois un atout de taille pour la Commission, et l’expression d’un symbole féministe pour nombre de femmes et d’hommes en Europe. Lauréate du prix Femmes d’Europe 2016, décerné par le Mouvement


PORTRAITS

Pixabay Free Pictures, Le siège de la Commission européenne à Bruxelles

européen international et le Lobby européen des femmes, Margrethe Vestager est certainement l’une des figures féminines les plus importantes du paysage politique européen. Et ce pour plusieurs raisons. Sa mission en fait d’abord l’un des personnages clés de la Commission. Beaucoup de ses prédécesseurs, une immense majorité d’hommes, sont entrés dans l’histoire politique européenne grâce au poids de leur action. Margrethe Vestager en prend le chemin. Mais c’est aussi la manière dont elle incarne sa fonction qui frappe. Celle qui conserve sur son bureau un doigt d’honneur hérité d’un syndicaliste mécontent, pour toujours se rappeler qu’elle ne fera jamais l’unanimité, dispose d’une assurance déconcertante et d’un charisme à faire pâlir Barack Obama. Il se dit même qu’elle serait l’inspiration principale de la série Borgen, qui met en scène l’ascension d’une femme politique danoise, Birgitte Nyborg, vers le poste de Première ministre. L’ascension de Margrethe Vestager, elle, n’a rien de fictif, et d’aucuns aiment à l’imaginer succéder à Jean-Claude Juncker au poste de président de la Commission européenne. Si cela reste peu probable (il faudrait que l’ALDE remporte les élections européennes de juin 2019), elle demeure une figure inspirante pour beaucoup de jeunes gens à travers l’Europe. 1

Le siège de la Commission européenne à Bruxelles


RÉSISTE, PROUVE QUE TU EXISTES

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CHLOÉ LEMAÎTRE, Phnom Penh , Cambodge Chloé Lemaître, Temple d'Angkor Wat

UN SOUFFLE DE FÉMINISME AU CAMBODGE ? Lors de la mousson au Cambodge, un vent fort souffle, prédisant les giboulées qui vont venir inonder Phnom Penh. Le mouvement féministe cambodgien est à l’heure actuelle à cet état de souffle, prêt à se transformer en mouvement assez fort pour se répandre dans toute la société. Le mouvement féministe au Cambodge est encore à un stade de brise, mais les actions sont réelles. Une volonté générale d’émancipation et de liberté est née au sein de la nouvelle génération, touchant également les femmes. Mais la situation politique cambodgienne actuelle empêche un réel envol de ce mouvement.

Le Chbab Srey, inconsciemment présent dans les esprits Pour comprendre ce nouveau féminisme au Cambodge, il faut avant tout comprendre la place des femmes dans un pays qui se reconstruit depuis l’horreur des Khmers Rouges. Les femmes occupent une place centrale dans la société cambodgienne notamment d’un point de vue économique. Dans un pays qui tente de se développer face à ses voisins asiatiques, les femmes possèdent une part importante des mini-entreprises, en dirigeant parfois plusieurs à la fois. Pourtant, d’un point de vue sociétal, elles subissent encore une forte pression sociale et familiale, particulièrement en campagne, les


L’éducation, point central d’un mouvement naissant Ainsi, l’accès à l’éducation est devenu une priorité pour la jeune génération. Mais cette volonté collective d’apprentissage reste limitée par le manque de moyens financiers des familles, principalement en campagne. Malgré une éducation élémentaire annoncée comme gratuite, de nombreux professeurs demandent de l’argent supplémentaire pour financer les cours permettant aux enfants d’obtenir leurs examens. Par manque de moyens, lorsqu’un seul enfant de la famille pourra recevoir une éducation, le choix se tournera vers le fils en priorité. En pleine reconstruction, l’éducation jouera un rôle central dans la mise en place d’une égalité entre les sexes au Cambodge. Mais avant cela, il faudra attendre une volonté réelle du haut de la sphère politique. Le mouvement féministe cambodgien est bloqué par le système politique actuel, empêchant toute manifestation de grande ampleur et tout changements sociétaux importants.

Pixabay, Cambodge

Malgré une perte d’importance de ce poème dans la société cambodgienne, il reste un barrage à l’acquisition d’une réelle égalité hommes-femmes. Les deux continuent de penser, consciemment ou non, les rôles de chacun dans le couple, à travers ces strophes.

et de faire leurs choix librement » .

Les hommes ont aussi leur propre poème leur expliquant comment être des leaders courageux et comment être en capacité à prendre des décisions.

« Pourtant, d’un point de vue sociétal, elles subissent

Il explique notamment aux jeunes filles que: « Ta jupe ne doit pas faire de bruit quand tu marches. Tu dois être patiente et ne pas manger avant que les hommes de ta famille n’aient fini. Tu dois servir et respecter ton mari à chaque instant (…) »

campagne, les empêchant de développer leurs entreprises

Ce code de conduite de la « parfaite femme cambodgienne » est décrit dans un poème, toujours présent dans certains manuels scolaires, malgré une décision gouvernementale d’arrêter son enseignement en 2007, le Chbab Srey .

encore une forte pression sociale et familiale, particulièrement en

empêchant de développer leurs entreprises ou de faire leurs choix librement.


RÉSISTE, PROUVE QUE TU EXISTES

Des initiatives insufflant un vent d’espoir Malgré une situation politique de plus en plus compliquée, des femmes courageuses tentent d’insuffler un vent d’égalité sur la société cambodgienne. La première qu’on peut évoquer est en train de gagner en popularité au Cambodge. Utilisant les outils de sa génération, Catherine Harry tient à 23 ans une chaîne YouTube voulant briser les tabous au Cambodge. Une de ses vidéos les plus populaires sur sa chaîne parle du tabou de la virginité et compte plusieurs milliers de vues. De la prostitution à la contraception, l’objectif de Cath est de casser ces sujets dont il est mal vu de parler entre femmes. Dans un autre registre, Thavry Thon, auteure cambodgienne et responsable d’une agence d’écotourisme à Phnom Penh, a écrit un livre en anglais, Proper Woman, racontant son histoire. De son île natale à sa fin d’études en Europe, nous suivons son combat pour accéder à l’éducation. Elle a récemment traduit ce livre en khmer pour que chaque cambodgienne puisse s’inspirer de son histoire. Malgré un soutien maternel fort, Thavry a dû se battre pour avoir accès à l’éducation ou pour voyager seule face à une société où les jugements des voisins ou de la famille sont très marqués. A travers son livre, elle prouve qu’une jeune femme cambodgienne peut faire ses propres choix et décider de son propre destin. En parallèle, des organisations et événements naissent autour de la question féministe à Phnom Penh. En 2017, le premier festival du film féministe s’est tenu dans la capitale, mettant en avant les films internationaux et cambodgiens sur le thème du féminisme et de la question LGBT+. L’organisation Safe Cities for Women Cambodia lutte chaque jour contre le harcèlement de rue et les violences contre les femmes au Cambodge. On peut citer d’autres organisations et d’autres femmes, à l’image de celles derrières Green Lady, une entreprise voulant développer la Cup et les serviettes hygiéniques recyclables. D’un point de vue individuel, de nombreuses femmes défient également les clichés que l’on essaie de leur imposer en jouant au foot, en combattant pour les droits LGBT+ ou en refusant d’accepter la vie que leurs familles ont décidée pour elles.

» LE COMBAT

FÉMINISTE EN AMÉRIQUE LATINE :

DES FEMMES CONFRONTÉES À LA VIOLENCE MACHISTE CLARA LINARD ET JEANNE LISSOT, DE RETOUR D 'Uruguay (Montevideo) et d'Argentine (Buenos Aires)

La violence contre les femmes : un fléau Le 29 octobre 2017, au lieu d’annoncer leurs mensurations, comme le veut l’usage durant l’élection télévisée de Miss Pérou, les candidates ont profité de ce moment de visibilité pour dénoncer les violences faites aux femmes dans le pays. Elles ont ainsi pu rappeler le nombre hallucinant de « féminicides » : 2 202 en neuf ans. Le terme « féminicide » est d’ailleurs très utilisé en Amérique Latine mais a été


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inventé par l'auteur féministe sud-africaine Diana E. H. Russell en 1976 pour définir « le meurtre de femmes commis par des hommes parce ce que sont des femmes ». 70 % des Péruviennes sont victimes de harcèlement sexuel, et le Pérou est également le deuxième pays d’Amérique du Sud comptant le plus de viols, juste derrière la Bolivie. Les « féminicides » y sont beaucoup plus nombreux qu’en Europe et les femmes demeurent les premières victimes de la pauvreté et des violences domestiques. Dans un premier élan de législations en la matière, le Pérou est devenu en 2015 le premier pays d'Amérique Latine à faire passer une loi contre le harcèlement de rue. L'Argentine a fait de même quelques mois plus tard alors même que des mouvements féministes contre le meurtre de femmes se faisaient de plus en plus entendre dans les rues argentines. On estime que six femmes sur dix souffrent de harcèlement sexuel dans les transports de capitales latino-américaines comme Bogotá, Lima ou Mexico (El Pais, 2014). Le simple fait de sortir dans la rue peut alors s'avérer être un vrai cauchemar pour certaines de ces femmes qui, depuis très jeunes, y subissent des commentaires sexuels, des gestes obscènes, de l’exhibitionnisme, des attouchements, voire des viols. Outre les conséquences psychologiques évidentes, toutes ces violences ont pour résultat de faire diminuer le sentiment général de sécurité dans l'espace public. N’importe qui voyageant seul.e en Amérique Latine remarquera que si le sentiment d’insécurité est présent dans certains endroits, il l’est d’autant plus quand on est une femme.

L'Amérique Latine : une terre de contrastes ?

Jeanne Lissot, Bogota

Pourtant, avant de s’y aventurer, on a entendu parler de ces pays et on a lu les journaux : on y a vu des figures politiques féminines puissantes comme Dilma Roussef au Brésil, Cristina Kirchner en Argentine ou encore Michelle Bachelet au Chili. Ce que l’on note, c’est qu’il se dessine une vision ambivalente des femmes en Amérique Latine. On les imagine volontiers comme des femmes de caractère, indépendantes et détachées de l’emprise des hommes. En effet, contrairement à ce qu'il se passe chez nous, en Europe ou aux ÉtatsUnis, des femmes sont devenues présidentes en Amérique Latine,


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semblant réussir ainsi à briser l’ultime plafond de verre sans même revendiquer leur statut de femme. En réalité, le machisme est tellement omniprésent dans les sociétés latino-américaines qu'il y devient invisible car intégré comme une norme. Il n’est pas rare que des Colombiennes ou des Argentines nous expliquent que « c’est ainsi », « c’est culturel » et « ce n’est pas très grave ». En Argentine et en Uruguay, on parle du « piropo » pour désigner ces commentaires lancés dans la rue à des femmes. Ce sont parfois des compliments sur leur physique mais aussi, souvent, des allusions sexistes voire sexuelles. Les femmes en Amérique Latine sont-elles vraiment obligées de subir cela au nom d’une prétendue pratique culturelle ? Les féministes qui se regroupent de plus en plus et font entendre leur voix hurleraient que non.

Des mobilisations croissantes « Ni una menos » (en français : « Pas une de moins ») est le nom sous lequel se sont rassemblées de très nombreuses femmes protestant contre les « féminicides » et autres violences faites aux femmes. Ces manifestations massives du 3 juin 2015 et de 2016 ont eu lieu dans plusieurs villes d’Argentine, du Chili et d’Uruguay. Le mouvement fait référence à un poème de Susana Chávez, écrit en 1995 et contenant le vers « Ni una muerta más » (« Pas une morte de plus »). Il y a plus de vingt-trois ans, une femme protestait ainsi déjà contre la récurrence des meurtres de femmes dans la ville de Juárez au Mexique. La poète a elle-même été assassinée en 2011 en raison de son combat pour les droits des femmes. Un groupe d’auteures, d’artistes et de journalistes militantes a repris cette expression pour en faire « Pas une de moins » — un cri pour dire « non » à ne serait-ce qu’une femme de plus victime de féminicide — qui est devenue le mot d’ordre de la mobilisation. Si à l’origine le mouvement se concentrait dans quelques villes d’Argentine et d’Uruguay seulement, la question est rapidement devenue virale jusqu’à s’étendre à toute l'Amérique Latine et mobiliser les chaînes d’information internationales. La mobilisation s’est faite principalement au moyen des réseaux sociaux. De nombreuses personnalités publiques y ont adhéré telles que des acteurs et actrices, des sportifs et sportives, des dirigeants et dirigeantes politiques, des ONG, des syndicats etc.

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De la même manière, l'OCAC (Observatorio contra el Acoso Callejero Observatoire contre le harcèlement de rue) est un organisme né fin 2013 grâce à une initiative d'un petit groupe d'étudiantes en sciences sociales au Chili. Concentrée sur le harcèlement de rue, l'objectif de cette organisation est de rendre visible les violences sexistes dans l’espace public. Ces violences affectent de plus en plus de femmes alors même que la société civile reste muette et l'action publique inexistante. OCAC Chile s'est ensuite étendu à d'autres pays, donnant naissance à OCAC Uruguay, Nicaragua et Colombie, entre autres. Dans une de ses premières enquêtes, l'OCAC a ainsi montré que 94,7% des femmes chiliennes ont été victimes de harcèlement sexuel dans la rue, une pratique à laquelle elles sont confrontées dès l'âge de neuf ans, en plein développement physique et psychologique. Plus de 77% des femmes interrogées disent être harcelées au moins une fois par semaine, et 40% tous les jours. Jeanne Lissot, Valparaiso


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Depuis quelques années, des dizaines de groupes ont ainsi surgi en Amérique Latine comme espaces de dénonciation, permettant de réveiller les consciences et menant parfois à des lois à l'encontre des violences sexistes trop souvent acceptées et banalisées. Beaucoup de ces mouvements proviennent de pays du « Cono sur » (« Cône sud »), c’est-à-dire le Chili, l’Argentine ou l’Uruguay. Les Argentines sont d’ailleurs vues comme « le fer de lance » du féminisme sud-américain. La lutte des femmes est une constante dans l’histoire argentine comme celle des Mères de la place de Mai pendant la dictature militaire puis celle des Grands-Mères de la place de Mai. Ces femmes se réunissent tous les jeudis sur la place principale de Buenos Aires pour réclamer des réponses concernant leurs fils disparus durant la dictature et sont un véritable exemple de mobilisation féminine.

Vers une séparation entre les hommes et les femmes ? À Mexico, dans une ville comptant plus de vingt millions de personnes, les transports en commun peuvent devenir un cauchemar aux heures d’affluence et particulièrement pour les femmes. Ainsi, 50% d’entre elles déclarent avoir déjà été agressées (attouchements sexuels ou agression physique et verbale) dans le métro. Pour résoudre cette situation, la ville a eu l’idée - depuis 2000 dans le métro et depuis 2008 dans le réseau de bus - de créer des wagons exclusivement féminins aux heures de pointe. Ce sont des barrières jaunes qui indiquent aux hommes qu’ils ne sont pas les bienvenus dans ces wagons. Des policiers sont même chargés de contrôler le passage des barrières. A l’heure où, en France, on débat sur un « droit d’importuner » ou sur la prétendue « misère sexuelle » des frotteurs, le Mexique a eu une réponse rapide et efficace à ce qui s’est rapidement montré être un problème majeur de sécurité publique : le harcèlement sexuel dans les transports en commun. Mais ce système se contente de séparer et ne propose pas ni d’éduquer ni de punir les comportements répréhensibles. C’est certainement la chose la plus urgente à faire mais cela fait craindre une stigmatisation systématique des hommes vus comme des agresseurs potentiels.

DE MEUF VDM Aujourd’hui, je cherche un logement à Los Angeles, où le marché de l’immobilier est assez saturé. Quelle bonne nouvelle lorsque je trouve une chambre dans une maison possédée par un Américain. Un jour, en rentrant de mon stage, je constate que mon propriétaire, âgé d’environ 70 ans, a refait mon lit, pris des cintres dans ma penderie et, à l’occasion, quelques sous-vêtements dans mon tiroir. VDM.

Aujourd'hui, marchant dans les rues de Montevideo (Uruguay) pour aller au travail, je remarque une voiture de police qui s'arrête à ma portée. La vitre du siège passager s'ouvre et un policier me balance alors "Hey l'européenne! Tu me suces?". Merci à eux d'assurer ma sécurité. VDM.

Aujourd’hui, en stage en Inde, je décide de prendre un taxi pour rentrer chez moi, une fois la journée de travail terminée. Un de mes collègues, fraîchement rencontré, me dit qu’il n’habite pas très loin de chez moi et que nous pouvons donc partager le même taxi, j’accepte. Alors que je m’apprêtais à descendre du taxi pour rentrer chez moi, il me regarde et me dit : “Du coup, comment on va faire au boulot ? Je préfèrerais que “nous deux” ça ne sache pas”. Je ne savais pas qu’en prenant le même taxi, un “nous deux” verrait le jour. VDM.

Aujourd’hui, je suis en stage à Los Angeles. Nous sommes deux nouveaux stagiaires dans la structure qui m’accueille. Je suis la seule femme. C’est donc tout naturellement à moi que la boss a demandé de vérifier que la vaisselle soit faite tous les soirs en partant. VDM.


Aujourd’hui, je suis directrice d'une entreprise en Indonésie. Tous mes employés sont des hommes. J'ai mis un certain temps avant d'obtenir leur respect. Le jour où mon stagiaire est arrivé (un homme blanc) tout le monde l'a immédiatement pris pour le patron. Durant mes rendez-vous, quand mon stagiaire m'accompagne, le client ou investisseur potentiel se tourne presque toujours vers lui pour confirmer mes propos ou demander les détails techniques. VDM.

Aujourd’hui, voyageant seule en Colombie, je me retrouve une des dernières pour descendre du bus. Alors que j’étais installée à l’avant, le chauffeur et celui qui l’aide me regardent, se regardent, rigolent et l’un d’eux lance « que hacemos de la gringa ? » (qu’est-ce qu’on en fait d’elle ?)… ben rien du tout, en fait. VDM.

Aujourd’hui, en stage à Dublin, je me rends dans l’un des nombreux bars de la ville. J’étais loin de savoir que mon choix de bière aurait des conséquences sur ma soirée. Un conseil : ne prenez jamais de Guinness si vous ne voulez pas piquer la curiosité des lourdingues du comptoir, vivement intéressés par ce regain de virilité que vous aurez acquis en commandant une simple bière brune. VDM.

Aujourd'hui, alors que je suis sur mon scooter en Inde - et qu'il y est difficile pour une blanche de passer inaperçue - la fascination pousse deux loulous à me suivre de manière légèrement insistante… Après quelques minutes de trajet, agacée, je finis par m'arrêter et leur demander directement ce qu'ils me veulent. Effet assez frontal pour les deux messieurs qui, surpris, font demi tour sans oser même répondre.. Une fille blanche c'est drôle de loin mais ça fait un peu trop peur de près. VDM.

Charlotte Bouvet, Isla del Sol, Lac Titicaca, Bolivie


Corentin Gaudaire, Lac Titicaca, Pérou


Lucas Le Roux, adolescente sur le marchĂŠ de Meo Vac, Province de Ha Giang, Vietnam

Jim DelĂŠmont, Valparaiso, Chili


Gabriel Rodaro, Kazembe, Zambie


SalomĂŠ Duhoo, Belgrade, Serbie


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MARINE DELATOUCHE, DE RETOUR DE Beyrouth, Liban Marine Delatouche, Photo 1 : Quartier arménien (Bourj Hammoud) de Beyrouth. Photo 2 : Tripoli

Au Liban, avoir recours à une employée de maison au quotidien relève d’une banalité. Généralement âgées d’une vingtaine d’années, celles que l’on appelle communément les « bonnes » ne bénéficient pas toujours d’un cadre de vie et de travail décents. Au supermarché, elles poussent le chariot de leur patronne. Dans la rue, elles marchent en retrait des familles et se font discrètes. Dans les espaces publics comme privés, les 250 000 « domestiques » d’origine étrangère se rendent invisibles, ignorées mais largement indispensables aux familles libanaises les plus riches et également aux classes moyennes.

LES « DOMESTIQUES » IMMIGRÉES, PARIAS DE LA SOCIÉTÉ LIBANAISE

D’origine sri lankaise, éthiopienne, philippine ou encore bangladaise, ces jeunes femmes sont recrutées dans leur pays d’origine puis envoyées au Liban pour servir ses habitants. Pour subvenir aux besoins financiers de leur famille, de nombreuses femmes saisissent l’opportunité qu’on leur présente et s’envolent pour le pays du Cèdre. Vouées à faire le ménage, à cuisiner, à s’occuper des enfants ou encore des personnes âgées, les jeunes femmes se retrouvent dans les catalogues des agences de travailleuses domestiques


Marine Delatouche, Beyrouth

beyrouthines. Ils regorgent de photos de femmes de différentes origines et qualifications, auxquelles les potentiels employeurs libanais font très attention. Dans L’Art du faible (Presses de l’Ifpo), Assaf Dahdah, docteur en géographie, explique qu’embaucher une jeune Éthiopienne via une agence coûtera de l’ordre de 1 500 euros (prix du service, du billet d’avion, des intermédiaires et des papiers administratifs nécessaires pour quitter son pays d’origine). Le futur employeur déboursera 3 000 euros pour s’offrir les services d’une femme venant des Philippines. La « représentation ethno-professionnelle » permet d’effectuer le meilleur « investissement ». « Les Philippines, 'Mercédès Benz des domestiques', sont ainsi considérées comme propres, instruites, parlant l’anglais et s’occupant bien des enfants ; les Sri Lankaises sont reconnues pour bien faire le ménage et être ‘dures à la tâche’ ; enfin les Éthiopiennes semblent, comme les Sri Lankaises, pâtir de la couleur de leur peau, et sont considérées par des Libanais et Libanaises interrogés comme des femmes têtues, sans éducation ni instruction », résume Assaf Dahdah. Les « domestiques » étrangères étant expressément exclues du droit du travail libanais, l’employée se trouvé liée à son employeur par un système officieux de tutelle, appelé kafala. Le kafil (tuteur) devient le responsable juridique de « sa » travailleuse. Garant de ses droits, le/la maître.sse de maison doit s’engager à lui offrir un lieu de vie et un salaire décents, des horaires de travail définis et raisonnables, ainsi qu'à respecter un jour de congé minimum par semaine. Sans l’autorisation de leur « tuteur », les jeunes femmes ne peuvent changer d’employeur ni quitter le pays.

En pratique, les kafils demeurent libres de leurs agissements. Les jeunes femmes vivant en permanence au domicile de leur employeur, les abus s’avèrent récurrents et leur situation sociale demeure préoccupante. Il n’est pas rare que « Madame » (terme couramment employé pour désigner les maîtresses de maison) confisque le passeport de son employée, l’empêchant ainsi de fuir en cas de violence et de porter plainte. Les situations fréquentes de maltraitance, viols et parfois suicides découlent d’une activité non régularisée par l’État libanais, l’employeur ayant les mains libres en permanence. Selon une association libanaise luttant contre les discriminations envers les femmes, KAFA, un suicide de « domestique » a lieu tous les mois au Liban. Les femmes immigrées ne peuvent compter sur la justice libanaise, qui a tendance à pardonner facilement les abus des employeurs. Cette impunité légitimée par la wasta (faveur accordée en raison de relations privilégiées avec des personnalités de haut rang via ses liens familiaux, piston) laisse s’installer une forme d’esclavage moderne. Face aux excès des employeurs, la parole se libère doucement. A l’instar de femmes éthiopiennes qui se rencontrent à l’église, les jeunes femmes se réunissent le dimanche, jour de congé, et se racontent leurs histoires et leurs problèmes. Grâce aux réseaux sociaux, il semble plus aisé de contacter des centres venant en aide aux femmes immigrées. La loi libanaise n’évolue pas pour autant dans un sens favorable aux « domestiques ». Ainsi, en janvier 2015, le premier syndicat Union of domestic workers of Lebanon était fondé, rassemblant près de 300 membres. En refusant de reconnaître ce syndicat, l’État libanais est resté sourd à la nécessité de protéger les travailleuses « domestiques ». De son côté, la société civile tend à se mobiliser. Le 27 janvier dernier, l’association KAFA organisait un sit-in à Beyrouth, protestant contre l’impunité des violences envers les femmes.


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ANAÏS LECLÈRE DE RETOUR DE Bangalore, Inde

ET SI ON REPRENAIT TOUT DEPUIS LE DÉBUT ?

Anaïs Leclère, Bangalore, Karnataka


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Dans le cadre de mon stage à Action Aid – ONG internationale – à Bangalore, on m’a demandée de faire un rapport sur les stéréotypes de genre présents dans les manuels scolaires, à l’école primaire. Au lieu de me retrouver à lire des histoires qui aurait pu gentiment me faire retomber en enfance, j’ai été ramenée à un monde, à un système qui a renié de facto l’égalité entre les hommes et les femmes depuis ce qui apparaît être une éternité. Alors, bien sûr, l’objectif de mon travail était de mettre en lumière l’existence de ces stéréotypes. Mais, au vu de ce que j’avais lu précédemment, notamment les recommandations qui avaient été faites par le Ministère de l’Éducation et qui insistaient sur la promotion de l’égalité hommes-femmes dans les manuels, je suis tombée de haut.

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deviennent des « he », on en vient alors à se demander comment la terre en est encore peuplée à ce rythme-là. Statistiquement, la déception est encore présente. Dans un des livres étudiés, 56% des illustrations représentent uniquement des hommes, contre 20,6% uniquement des femmes. Quand on s’intéresse au contenu même des histoires, l’émerveillement est complet. Au fur et à mesure des histoires, j’apprends que les femmes sont faites pour être gentilles, attentionnées, compréhensives. Alors, quand un roi doit choisir un héritier parmi ses trois fils, il décide de couronner – ô miracle – sa fille. Pourquoi ? Parce que celle-ci « ne fait de mal à personne » et qu’elle a la capacité de « ressentir la douleur » des personnes qui l’entourent. N’a-t-on jamais pensé à valoriser une femme pour ce qu’elle fait et non ce qu’elle ne fait pas ?

En Inde, les manuels scolaires enseignent en toute discrétion une division genrée des rôles en société et dans la sphère domestique. On y voit des jeunes filles qui apprennent à cuisiner et qui sont cantonnées à l’intérieur de la maison, l’extérieur étant réservé aux garçons qui ont besoin d’exercer une activité physique. Quand bien même une histoire porte sur des filles faisant du sport, le personnage du professeur leur dit : « ne pensez pas au fait que vous êtes des filles ». Cela voudrait-il dire que s’identifier en tant que fille rend impossible toute pratique sportive ? C’est ennuyeux.

De l’autre côté du miroir, les garçons aussi ont une identité prédéfinie bien à eux. Ils sont représentés comme ayant une tendance à devenir gros, sont plutôt fainéants (c’est cohérent), adorent regarder la télé et ont de grandes chances de devenir violents.

On pourrait multiplier ce genre d’exemples. Mais les problèmes sont ailleurs. Par exemple, le langage utilisé est en lui-même problématique. On parle beaucoup de l’écriture inclusive en France aujourd’hui et beaucoup considère ce débat comme secondaire. Plus ou moins important que la violence contre les femmes, là n’est pas la question ! Finalement, il s’agit de deux choses différentes. Ce qu’il faut comprendre, à mon sens, c’est que le langage fait appel à un imaginaire, et cet imaginaire est révélateur de la place qu’on accorde à la femme, encore aujourd’hui. Ainsi, dans les manuels scolaires en question, de nombreux noms de métiers sont masculinisés. Lorsqu’on parle d’un animal, il est systématiquement mentionné en utilisant le sujet « he », alors que l’anglais prévoit l’utilisation de it pour tout ce qui est neutre. En soit, considérer qu’un animal est un he n’est pas le problème. Mais cela en devient un quand tous les animaux

Au cours de mon travail, je me suis dit : « mais, en Inde, des mouvements féministes, il y en a par milliers, alors pourquoi m’inquiéter de quelques petits stéréotypes de genre dans les manuels scolaires ? ». La réponse est plutôt simple : avant d’être féministe, il faut savoir que la discrimination existe. On peut ne pas la ressentir, et dans ces caslà, personne n’est en droit de vous dire « mais si, tu es discriminée ». Ce n’est pas ce que je veux exprimer ici, mais si le rôle de l’éducation n’est pas de montrer aux enfants l’étendue des possibles qu’ils ont devant eux, quel est-il ?

Jeunes filles, jeunes hommes ; voilà votre identité de genre, vous devriez mieux vous en rapprocher le plus possible si vous ne voulez pas qu’on ait des doutes sur la nature de votre sexe.

Reproduire cette discrimination dans les manuels scolaires, c’est justement faire comme si la discrimination de genre n’était qu’une théorie, un principe farfelu inventé par quelques hystériques qui s’ennuyaient. Mais des manuels scolaires au contenu inégalitaire


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sont en partie responsables d’une socialisation inégale : on apprend aux enfants une distribution des rôles qui est genrée. C’est comme cela qu’on finit par se battre contre la discrimination lorsqu’on devient adulte et qu’on a eu plusieurs occasions de l’expérimenter, alors qu’il aurait suffi de grandir dans un cadre plus égalitaire. Le rôle de l’école sur cette question devrait être valorisé. Tout part de là et, peut-être que quand on aura compris cela, les garçons et les filles d’aujourd’hui ne seront respectivement ni les acteurs ni les victimes du « me too » de demain. J’aimerais, dans dix ans, dans cinq ans, et pourquoi pas demain, lire des histoires qui célèbrent le courage des femmes au lieu de les enfermer dans leur rôle de protection et d’attention ainsi que lire des histoires qui libèrent les hommes de leur impératif musculaire et leurs responsabilités publiques. Quand j’écris cet article, je pense à toutes les filles que j’ai eues l’occasion de rencontrer lors de mes visites dans certains bidonvilles de Bangalore. Je pense à Madu, qui ne pouvait pas aller à l’école car elle devait s’occuper de son grand frère, incapable de marcher correctement, et de ses autres frères et sœurs. Madu rêve d’être officier de police mais sait que le fait d’être une fille la consigne à la maison tant que sa famille aura besoin d’elle. Je pense également à Shoba, Keerthana, Shalini, Charlene, Vineetha, Mehek, Salma, Krathika, Lurth Mary, Joyce Mary, Jyothi, Rajana. Et, à aucun moment, je me dis que ce que j’ai lu dans ces livres leur fait honneur ou ne saurait les dépeindre, ne serait-ce qu’un peu. La plupart d’entre elles ne vont pas à l’école, même si l’envie ne manque pas. Au fond, qu’est-ce que l’école aurait changé ? Je me suis posée la question plusieurs fois. Si l’école avait ce pouvoir de leur montrer ce dont elles sont capables de faire, cela changerait beaucoup de choses. Peut-être qu’aller à l’école ne leur aurait pas permis d’avoir accès à un métier qui garantirait une sécurité financière sur le long terme – et c’est souvent ce qu’on attend de l’école en tant qu’ « Occidentaux » - mais cela aurait indubitablement changé les choses dans leurs esprits et dans leurs cœurs.

Crédits photo : Anaïs Leclère, Auroville, Tamil Nadu .


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MARIELLE BIGOT Séoul, Corée du Sud « Are there too many men in the University of Seoul ? », titrait le journal étudiant UOS Times pour son numéro de juin 2017. En effet, si l’on en croit l’étude menée au sein de l’établissement : avec 2,28 garçons pour 1 fille en 2016, University of Seoul se situe dans la moyenne des universités coréennes. L’accès à l’université, Graal de tout étudiant coréen et passage obligatoire pour réussir professionnellement, semble bel et bien davantage réservé aux hommes qu’aux femmes. La réminiscence du système hoju : une perpétuation des inégalités genrées dans la société coréenne

Mathilde Hochard, Gyeongbokgung Palace. Séoul

Cette première disparité s’inscrit dans une réalité plus large et aux racines profondes. Influencée par plus de sept siècles de tradition confucéenne, la Corée du Sud connaît aujourd’hui encore un système patriarcal vigoureux. Le confucianisme, qui se base sur l’idée d’un ordre social hiérarchique où priment respect et obéissance dus aux supérieurs, a contribué à l’enfermement de la femme coréenne dans un rôle d’épouse et de mère. Le système hoju, selon lequel l’homme est le chef du ménage, n’a été aboli qu’en 2005 et perdure dans les mentalités. Dans une société où la communauté l’emporte sur l’individu, les tâches domestiques et familiales restent majoritairement dévolues aux femmes, comme en témoigne la pression qu’elles subissent aux fourneaux pour nourrir leur bellefamille lors de la grande fête de Chuseok. Enfin, face à la natalité déclinante, la fertilité des femmes fait l’objet d’une vive attention et l’interdiction de l’IVG est appliquée de plus en plus strictement depuis 2010. Cette organisation patriarcale, qui promeut la hyeonmoyangcheo (le modèle de la femme et mère coréenne dévouée, mais aussi la seule femme apparaissant sur les billets de banque coréens), est à la source de toutes les autres inégalités auxquelles doivent faire face les Coréennes.

Sexisme et violence de genre

ÊTRE UNE FEMME EN CORÉE DU SUD, UN GENRE À DEUX VITESSES ?

Selon Lee Mi-Jeong, chercheuse à l’Institut Coréen de Développement des Femmes, la tradition confucéenne conférait une autorité démesurée aux hommes et « battre sa femme y était considéré comme une façon de la discipliner ». Les statistiques montrent que cette


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tendance ne s’est pas inversée : une Coréenne meurt tous les trois jours sous les coups de son (ex-) conjoint et les cas de violence sexuelle ont triplé depuis 1999, passant de 10 000 à 30 000 par an. Cependant, cette violence n’est plus seulement physique : elle se retrouve aujourd’hui sous la forme des hidden cameras ou du revenge porn, deux phénomènes en pleine expansion. Le nombre de cas de femmes filmées à leur insu dans des toilettes ou des cabines d’essayage est ainsi passé de 2 400 en 2012 à plus de 7 600 en 2015, faisant des hidden cameras un objet de préoccupation majeur des forces de l’ordre, des associations féministes et du gouvernement. La violence de genre ne recule pas, au contraire elle s’accroît et mute au gré des progrès technologiques et de l’ère d’internet. Être une femme en Corée du Sud, c’est également endurer la pression sociale des canons de beauté et du culte de l’apparence, grandement relayée par la publicité omniprésente et par le succès des idols de K-pop passées sous le bistouri. À l’heure où 1 femme séoulite sur 3 aurait eu recours à la chirurgie esthétique, il n’est pas rare pour les parents d’offrir à leurs filles un agrandissement des yeux ou une rhinoplastie pour leur dix-huitième anniversaire, afin de répondre aux injonctions que leur assène la société.

Des inégalités économiques et professionnelles considérables Le système hoju a longtemps délégué aux hommes coréens le devoir de subvenir aux besoins de leur famille. L’incroyable développement économique du pays depuis les années 1960, en leur offrant emplois stables et salaires grandissants, a renforcé leur domination du marché du travail au détriment des femmes. La Corée du Sud fait figure de mauvaise élève en termes d’égalité professionnelle : avec le pire écart salarial de l’OCDE (36,7 % en 2014), le pays finissait 115ème sur 145 dans le classement 2015 du Forum économique mondial. Aujourd’hui, les femmes ne gagnent en moyenne que 66 % du salaire des hommes à niveau de formation égal et 40,2 % d’entre elles occupent des postes irréguliers. La crise financière asiatique de 1997, en déstabilisant le marché du travail, n’a fait qu’accroître la concurrence entre les genres et de fait, les discriminations envers les femmes. Certains médias, comme Courrier International, en viennent même à parler d’une « haine des femmes » dans le pays. Les préjugés ont la vie dure et font le jeu des associations masculinistes, comme Man of Korea, dont l’ancien porte-parole Kim Dong- geun affirme

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que : « les hommes endossent plus de responsabilités que les femmes et sont davantage exposés aux risques. Il est normal qu’il existe des différences salariales ou un plafond de verre favorable aux hommes ».Un privilège sous certaines conditions ? Si les femmes coréennes sont exposées à des inégalités dans tous les domaines et à une violence genrée particulièrement vive, certaines peuvent se prévaloir de leur genre comme d’un véritable privilège. L’exemple le plus flagrant est celui des ajummas, qui signifie à l’origine « femme mariée » mais qui désigne plus communément les Coréennes âgées. La vieillesse étant le statut le plus favorisé dans la hiérarchie sociale coréenne, il semblerait qu’être une femme soit bien plus avantageux à partir de la cinquantaine. D’autant plus que l’ajumma modèle est généralement une « femme au foyer exemplaire », regroupant ainsi tous les éléments pour jouir d’une certaine respectabilité selon la tradition confucéenne. Cela, les ajummas en ont bien conscience : il n’est pas rare de les voir profiter de leur situation pour bousculer allègrement le reste des Coréens dans le métro ou les doubler sans ménagement dans les files d’attente. Les ajummas contribuent d’autre part à faire perdurer un cycle de discriminations à l’encontre des femmes : une fois âgées, enrichies et respectées socialement, elles tendent à reproduire la violence symbolique et sociale qu’elles ont subie durant leur vie de jeune femme sur leurs belles-filles. La perpétuation du schéma patriarcal en Corée du Sud n’est donc pas seulement le fait des hommes. Il est également bon d’être une femme coréenne lorsque l’on est issue d’une famille aisée. Les récentes crises économiques de 1997 et 2008 ont porté un coup à la mobilité sociale coréenne en renforçant les inégalités de chance. L’écart de dépenses entre parents riches et

«

« La tradition confucéenne conférait une autorité démesurée aux hommes et ‘battre sa femme y était considéré comme une façon de la discipliner’ ».


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parents pauvres pour la scolarité de leurs enfants a été multiplié par 11 depuis le début des années 1990. Ainsi, rien d’étonnant, face à la rude concurrence pour entrer à l’université, à ce que les filles de riches aient beaucoup plus d’atouts en main pour réussir et faire carrière, s’extirpant ainsi des rôles qui leur sont traditionnellement dévolus. Le parcours de l’ex-présidente Park Geun-hye, fille du dictateur Park Chung-hee et ancienne élève de l’université privée Sogang (classée parmi les meilleures de Corée du Sud), en est l’illustration parfaite.

L’avenir des femmes en Corée du Sud : vers une émancipation du carcan traditionnel ? Toutefois, les choses commencent à lentement évoluer aussi bien dans les mentalités que dans les faits. Alors qu’une nouvelle vague féministe émerge dans le pays depuis les années 2010, les plus jeunes générations de Coréennes, parfois encouragées par leur mère, rejettent les normes patriarcales. Nombre d’entre elles préfèrent se consacrer à leur carrière, au détriment de la vie familiale pourtant prônée comme modèle de réussite pour les femmes. On assisterait, selon les démographes, à une « grève des naissances » depuis les années 2000 : le taux de fertilité coréen n’a jamais été aussi bas et est actuellement l’un des plus faibles au monde. Il en va de même pour le taux de mariage déclinant (5,9‰ en 2016), lui aussi symptomatique du refus des Coréennes de s’enfermer dans une sphère familiale oppressante. Selon la doctorante Yun Bo-ra, dont la thèse est consacrée à la haine des femmes : « les rôles traditionnels des deux sexes, subvenir aux besoins des siens pour l’homme et s’occuper des enfants et du ménage pour la femme, se sont effondrés. Les femmes ne veulent plus se marier ni avoir d’enfants, elles cherchent d’autres stratégies ». En parallèle, les actions féministes s’affirment sur la scène politique. La légalisation de l’avortement, objet d’un vif débat sociétal et soutenue par une pétition signée plus de 235 000 fois en septembre dernier, serait la première avancée d’une longue série pour les femmes coréennes.

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ANOOK RICARD Le Caire, Égypte

MAIS QUAND TU SERAS LÀ-BAS, TU DEVRAS PORTER LA BURQA ? Une « Occidentale » en Égypte


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MAIS QUAND TU SERAS LÀ-BAS, TU DEVRAS PORTER LA BURQA? Je tiens à préciser avant toute chose qu'aucun jugement n'est porté dans la démonstration suivante. Elle résulte d'une expérience vécue et de témoignages de personnes concernées par le sujet. Tout ce que vous lirez peut être transformé en débat. Je ne prétends en aucun cas connaître parfaitement un sujet aussi complexe. Croyez-le ou non, on m'a beaucoup posé cette question avant que je ne prenne l'avion pour Le Caire. Inutile de vous préciser que la réponse est non. Un gouffre sépare les cultures cairote et rennaise, mais je n'interviens pas ici pour vous faire part de cela. J'estime inutile, qui plus est réducteur, de vous lister les « différences culturelles » entre la France et l’Égypte. Nous le savons tous, elles existent, mais je crois qu'il n'est pas sain de vouloir les juger. Au moment où j'écris ces lignes, cela fait deux mois que j'ai posé le pied sur le sol égyptien. Je crois que je commence à peine à m’accommoder à ma nouvelle vie. Il me sera, je pense, impossible de m'adapter pleinement à la société égyptienne. Non pas qu'elle ne me plaise pas, elle est simplement trop différente de ce à quoi j'ai personnellement été habituée. L'adaptation est primordiale pour un expatrié, où qu’il soit dans le monde. Elle se fait plus ou moins vite, plus ou moins facilement. Pour moi, elle s'est faite très lentement et je ne l'estime pas encore achevée. Globalement il s'agit d'un style de vie bien différent du nôtre. Les Cairotes sont des gens très accueillants, la ville est une fourmilière et les routes sont un karting géant. On y mange très -tropbien et il y a énormément à voir et à faire. Mais laissez-moi entrer dans le vif du sujet.

Anook Ricard, Pyramides de Gizeh, Le Caire

L'adaptation en tant que femme dans une société à la réputation misogyne est assez difficile. C'est une question d'habitude et d'acceptation. Il m'a fallu accepter, qu’ici, la femme a une place. Elle a des limites qui ne sont pas camouflées ou sous-entendues comme elles peuvent l'être en France. Elles sont assumées et respectées. La première étape a pour moi été l'adaptation vestimentaire. C'est de loin la plus flagrante et la plus facile de toutes. Sans pour autant se couvrir jusqu'aux sourcils, la femme égyptienne ne doit pas montrer son corps, et paradoxalement, ne doit pas montrer sa féminité. Donc, première règle : pas de genoux, pas d'épaules, pas de seins, pas de fesses. Facile. En Égypte, la femme que nous appellerons


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« occidentale » peut se montrer, elle peut en théorie porter ce qu'elle veut. En pratique cependant, elle s'expose rapidement aux regards, au mépris, à l'envie et même aux attouchements des hommes qu'elle croise. L'Occidentale n'est forcée à rien, on ne lui interdit rien. Mais elle sait que si elle outrepasse la limite, on le lui fera remarquer.

américaine d'origine égyptienne (que nous appellerons Marie pour l'originalité) il m'est apparu que la femme occidentale est encore plus considérée comme « femme-objet » que les autres. Sauf si elle est mariée, avec un Égyptien qui plus est. Marie m'a dit un jour : « Nous sommes une opportunité pour eux : celle de sortir de ce pays en nous mettant dans leur lit et en nous épousant. ». Une autre connaissance, que nous appellerons cette fois Sophie, m'a fait part d'une remarque : les Européennes plus âgées, environ de la génération de nos propres parents, sont de véritables « machines à fric » pour reprendre ses termes. La femme occidentale n'est pas seulement l'image libérée et débridée qu'elle dégage, elle incarne l'Occident tout entier. Elle incarne une zone de droits, de libertés, et d'argent (un euro vaut environ vingt livres égyptiennes de nos jours).

Tout n'est pas blanc ni noir pour une expatriée en Égypte. Tout est gris. Elle est à la fois libre de faire ce qu'elle veut comme elle l'entend mais elle doit aussi rester sur ses gardes. Il y a un paradoxe incroyable vis-à-vis du statut de la femme. Elle est comme un « objet merveilleux ». Autrement dit, on la respecte, comme on la renvoie « à sa place ». Pour vous donner un exemple en dehors du champ vestimentaire, parlons du métro cairote où il y a des wagons mixtes et des wagons réservés aux femmes. Une femme, qu'elle soit occidentale ou égyptienne d'ailleurs, a le droit d'entrer dans un wagon mixte. Mais à la différence d'une Égyptienne, l'Occidentale entre dans la fosse aux lions. Regards, paroles, « tsss », elle a droit à toute la panoplie de ce que nous appelons aujourd'hui le harcèlement de rue.

L'Occidentale a un statut tout autre. Elle est libérée, elle s'assume, elle sort, elle boit, elle fume, elle jouit. Elle a un intérêt, elle vaut quelque chose pour un Égyptien. Après en avoir discuté avec une amie

MAA SALAMA - ou « au revoir », si vous préférez *: ahwa = café

Je ne peux clore réellement le thème vestimentaire sans vous parler de ce bout de tissu si célèbre. Il est omniprésent, mais pas chez tout le monde. Il est coloré, et bien qu'il soit conçu pour camoufler, il est voyant. Il est à motifs, plus ou moins « magnifaïk ». Il se porte avec des Stan Smith ou des Nike. Il se fait fashion, il suit les tendances. Vous avez deviné ? Contrairement à ce que la polémique sur notre sol pourrait laisser croire, il est rarement intégral. Il ne cache pas le visage, il couvre les cheveux. La femme doit cacher ses attributs, doit cacher sa séduction. Les cheveux en sont, je pense, une des marques. lls doivent donc être dissimulés. Cependant, il est possible de trouver quelques femmes qui n'en portent pas. Je n'avancerai aucune théorie sur ce sujet, mais je crois qu'il s'agit d'une question de génération et surtout de fréquentations. Allez dans un pub dans le sud du Caire, à Maadi, dans le quartier où s'installe la majorité des expatriés, et vous ne verrez pas de voile. Un environnement plutôt ouvert amène une certaine libération de cette « barrière » que peut constituer le voile. Il y a, je pense, toute une étude à effectuer derrière, que je n'ai pas faite, d'où mon refus de réellement me prononcer.

La femme occidentale a donc un intérêt, certes, mais ce dernier est avant tout, et il faut bien l'admettre, d'ordre sexuel. D'autant plus si vous êtes célibataire ou simplement « en concubinage ». Pour tenter l'expérience, j'ai porté une bague à mon annulaire gauche. Automatiquement, on pense que je suis déjà mariée et donc que je fais l'objet d'un contrat, que je suis déjà pieds et mains liés. Pour faire comprendre que je n'étais simplement pas intéressée, j'ai dû prétendre être fiancée. Une relation hors mariage est considérée comme non sérieuse ou bien non aboutie. Une relation hors-mariage se brise, un mariage, non. Tout ceci n'enlève rien à la bonté de la population égyptienne. Accueillants, amicaux, et très chaleureux, les Égyptiens sont des gens on ne peut plus agréables. Il s'agit pourtant d'un peuple qui semble avoir une opinion ambivalente envers l'Europe, quasi bipolaire, entre admiration et mépris. En tous cas, jeunes femmes qui lisez cet article, n'hésitez surtout pas à venir faire un tour au Caire pour boire un ahwa* et fumer une chicha sur les bords du Nil avant de faire un tour aux pyramides. Venez-vous balader en bord de mer à Alexandrie, pour profiter du soleil en observant les pêcheurs revenir de leur journée de travail, à côté du Fort (et non du phare). Venez admirer la beauté de la Mer Rouge à Hurghada ou Charm el-Cheikh. Précipitez-vous à Louxor et sa Vallée des Rois. Ne passez pas à côté d'un pays incroyablement riche non seulement par ses paysages mais aussi humainement et culturellement, simplement à cause de préjugés. N'écoutez pas les « c'est dangereux pour toi » que l'on pourra vous adresser et lancezvous.


LES DÉCLOÎTRÉS CE SONT...

ANOOK RICARD Le Caire, Égypte Mais quand tu seras là-bas, tu devras porter la burqa ? Page 57

MARIELLE BIGOT Seoul, Corée du Sud Être une femme en Corée du Sud, un genre à deux vitesses ? Page 52

ANAÏS LECLÈRE DE RETOUR DE Bangalore, Inde Et si on reprenait tout depuis le début ? Page 46

VOYAGE DE MEUF Pages 31 - 32

MARINE DELATOUCHE DE RETOUR DE Beyrouth, Liban Les « domestiques » immigrées, parias de la société libanaise Page 42

CLARA LINARD ET JEANNE LISSOT DE RETOUR D 'Uruguay (Montevideo) et d'Argentine (Buenos Aires) Le combat féministe en Amérique Latine Page 25

Page 20

CHLOÉ LEMAÎTRE Cambodge

MAËL LE DRAST Bruxelles, Belgique Portrait Margrethe Vestager Page 15

GAËLLE DUBOT DE RETOUR DE Colombie, étudiante à l’INSA Gardienne de la terre Page 11

ALEXANDRE CORNET DE RETOUR D'Afrique du Sud Portrait Fadumo Dayib Page 6


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Les rédacteurs en chef rennais : Flore Latournerie / Co-présidente et chargée d’événementiel Anaïs Leclère / Co-présidente et chargée de publication Constance Horeau / Secrétaire et co-responsable de la communication Angèle Saleille / Co-responsable de la communication Mathilde Broudic / Webmaster Corentin Lardaux / Trésorier, chargé des partenariats Corentin Gaudaire / Trésorier, chargé des partenariats Adèle Tanguy / Créatrice de contenus vidéo Alice Lucas / Rédactrice

Nos correspondants : Enaël Février et Agathe Foucher / Rédactrices en chef Valentin Goujon et Claire Ribière / Correspondants Europe Mathilde Sourd / Correspondante Amérique du Nord Jim Delémont et Ségolène Jean / Correspondants Amérique du Sud Alix Trémoureux / Correspondante Océanie Noémie Bessette / Correspondante Asie © Sol Zamorano / Graphisme, typographie et illustrations © Fanny Quilleré et Carmina Ricou / Oiseau Décloîtrés © Salomé Duhoo/ Photo de couverture © Association Décloîtrés et ses auteurs, 2018 104 Boulevard de la Duchesse Anne 35 700 Rennes / Textes et images (sauf mention contraire) Décloîtrés Association les Décloîtrés

ISSN : 2116 - 6056 - Imprimé en France. Achevé d’imprimer sur les presses de l’imprimerie des Hauts de Vilaine, Avril 2018.


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