Rapport de présentation de PFE

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Le derrière de Rome

rapport de présentation de PFE

VITALIS Louis

Tuteurs de PFE : Elizabeth Mortamais, Hugues Fontenas Année 2013 Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Paris-Val de Seine


Le Monte Testaccio (mont des tessons)


Introduction Ce dernier projet étudiant s’inscrit dans la continuité des recherches pratiques et théoriques de 5 années d’études, ponctuées en particulier au semestre dernier par le mémoire. Plus qu’une simple synthèse, ce travail à été pensé comme l’occasion saisie de trouver une manière de projet que je souhaiterais poursuivre professionnellement, à mi chemin entre recherche et pratique. Ayant soulevé au cours du mémoire1 la question du quotidien et de ses rapports à l’extraordinaire, j’ai souhaité chercher à travers ce projet une possible alternative aux processus de quotidianisation2 des mondes perceptifs. Ces processus tendent à transformer l’autre en mien, et à couper l’extraordinaire du quotidien. Un des problèmes corollaires était d’adopter une posture non prédictive vis à vis des sujets, mais de proposer des effets qui touchent la perception de l’instant. D’autre part, ayant étudié un an à Rome, j’ai voulu affronter la thématique romaine tout en me détachant de l’attitude non-interventionniste3 si impérieuse, à laquelle j’ai pu me confronter là bas. L’intervention pourra paraître utopique aux vues de la psychologie et des institutions en vigueur -toutes contingentes qu’elles soient- mais cette approche me semble plus riche, et en fin de compte plus romaine. Une attitude d’action qui prend part à l’histoire et à son grand collage4. D’une certaine façon, c’est une manière de prendre les choses à revers qui caractérise notre démarche, autant spatialement, psychologiquement que méthodologique ment5. Le projet de fin d’étude sera présenté par la description d’abord sensible du lieu : le Testaccio, une description qui vient des dérives que nous pouvons y effectuer. De cette visite émerge une épaisseur qu’il est essentiel d’explorer pour se saisir de la noire singularité du quartier. Dès lors se met à jour à travers l’histoire du lieu une atmosphère puissante, celle de l’inavouable. Par la suite seront présentés les principes d’organisation et de désorganisation qui émanent directement de l’exploration du lieu, et qui permettent de produire un principe de représentation théorique. Ce dernier s’enrichit de l’étude des figures de la fête et du souterrain. Cette représentation se formalise en un modèle, le permutateur psychogéographique qui servira d’entre deux pour passer de la théorie à l’intervention. L’intervention sera ensuite esquissée. Elle vise à faire ressurgir cette atmosphère particulière en concrétisant les principes d’organisation et de désorganisation à travers un festival. Son fonctionnement général est structuré par une série d’événements et de machines dormantes qui le composent.

1 Le mémoire aborde des dysfonctionnements dans les rapports de conception/réception de l’architecture à travers figure de «se cogner à»(VITALIS Louis, Se cogner à, des gestes à la rencontre de l’architecture, Mémoire soutenu à l’ENSAPVS en février 2013). 2

BEGOUT Bruce, La découverte du quotidien, Alia, 2010, Paris

3 D’après mon expérience, la pratique et la psychologie italienne actuelle distingue le passé comme un poids immuable, qui écrase toute possibilité d’intervention, à moins qu’elle ne se couvre d’éphémère. Il n’en a pas toujours été ainsi, sachons le. 4

ROWE Collin, KOETTER Fred, Collage City, MIT Press, 1978, Cambridge

5 De là, cette expression qui surgit au cours d’une discussion avec Emmanuel Doutriaux de «derrière de Rome». 1


[ 1er interstice - visite de site ] La connaissance qu’il est possible d’avoir du lieu, vient d’abord, comme souvent, d’une rencontre fortuite. Le Projet de fin d’étude présenté ici, se développe autant géographiquement qu’intellectuellement dans le quartier singulier du Testaccio. Situé au sud de la Rome antique, dans la zone comprise entre l’enceinte d’Aurélien, le Tibre et la Via Marmorata qui le borde à l’est. A quelques pas, au sud de l’Aventin, la colline d’où déchut Remus. Allons donc nous y promener. A la dérive dans le Testaccio, rencontres et rêves nous portent. L’esprit s’alerte, le corps embraye, c’est une mise en jeu du lieu.

ROME Vatican Quirinal

Viminal

Capitole Esquilin

Palatin

Aventin

Caelius

L’enceinte d’Aurelien

Le quartier du mont Testaccio

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Sur place, nous rencontrons un ensemble de situations, de mondes (parfois fermés), d’ambiances singulières, mises en relation au hasard de notre dérive.

Cartographie d’un ensemble de dérives

Carte psychogéographique du Testaccio, unités d’ambiances et courants de dérive

Après avoir relevé un ensemble de flâneries, j’emprunte aux situationnistes la méthode psychogéographique pour restituer une lecture du lieu.

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La nuit, le Testaccio se montre sous un autre visage. Au pied de l’étrange colline, les bars et les boîtes de nuit ouvrent leurs portes, les jeunes romains viennent s’y enivrer, danser et tenter des aventures légères. Parfois l’ambiance dégénère ; un vigile sort.

fréquentations diurnes

fréquentations nocturnes

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Carte à gratter - les affleurements antiques

En plusieurs endroits, le monde quotidien s’interrompt, la carte se découvre et, surprise, laisse surgir un morceau du passé.

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C’était le Testaccio tel qu’on peut le vivre, le sentir aujourd’hui. Mais ces ambiances nocturnes, et ces affleurements ancestraux sont la partie émergée de l’iceberg. Nous touchons à l’épaisseur sous-jacente du Testaccio, il nous faut maintenant commencer l’excavation.

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A. Le Testaccio : les topoï de l’inavouable

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« Les Maitres sous l’Olympe, ont, dans un souterrain jeté Phtos, l’ont lié d’une corde d’airain Puis ils l’ont laissé là, car la victoire heureuse Oublie et chante ; et Phtos médite ; il sonde, il creuse, Il fouille le passé, l’avenir, le néant.»

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Victor Hugo, sous l’Olympe, extrait du «Titan», in La légende des siècles, Gallimard, Paris, p. 63


Il s’agit maintenant d’envisager ce quartier pour l’atmosphère que les siècles ont contribué à y constituer, amassant avec passion les usages obscurs, les lieux rejetés, la psychologie noire ; l’atmosphère de l’inavouable1. Pour cela il sera présenté une lecture non exhaustive du Testaccio, à travers ses topoï principaux qui corroborent la thèse de l’inavouable : le mont des tessons, le cimetière a-catholique et les abattoirs. Autant de lieux qui touchent au rejet, à ce que l’on enterre ou refuse de voir : l’inavouable. Les outils classiques de l’architecture2, seuls, ne sont plus aptes a décrire cette atmosphère, j’aurais recours à l’histoire, la littérature, l’imaginaire, au point de frôler peut-être l’ésotérisme3.

I. Le mont des tessons

Le Quartier naît avec l’érection d’une colline artificielle qui lui donne son nom, le monte testaccio (mont des Tessons en français), soit une décharge antique. a. Formation Le Forum Boarium, premier port de Rome, situé le long du Tibre entre les collines du Capitole et du Palatin, devient au II ème siècle insuffisant à satisfaire l’essor du commerce romain. Ainsi la décision est prise en 193 avant Jésus Christ de construire un nouveau port : l’emporium. Celui-ci sera édifié plus au sud sur le Tibre, au nord du quartier du Testaccio. De grands entrepôts et magasins seront associés au port ,dont l’imposant porticus aemilia (d’une longueur approximative de 500m) et l’horrea galbana (fig. 1). En lien avec le commerce de l’huile qui transite par le port, une décharge se forme, entre le I et le IVème siècle après Jésus Christ, par l’accumulation des amphores non réutilisées. Elles sont systématiquement brisées, et les débris sont entassés, formant ainsi le mont des tessons. Un amas de plus d’un million de tonnes de débris, monticule informe, constitué de la matière détruite de 50 millions d’amphores, ordures rejetées4 (fig. 2 et 3). Du latin testae, tesson, le monument, oh combien paradoxal, sera nommé à partir du moyen âge mons testacceus5 (il n’existe pas mention connue avant le 8ème siècle. Il était certainement considéré auparavant comme une nécessité triviale). b. Usages successifs Par la suite, après l’abandon de l’activité portuaire, le mont restera et sera l’objet de différents usages principalement festifs qui ne feront pas mentir sa singularité.

Au moyen âge, en plus de différentes fêtes et parties de campagne, il sera le lieu du

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Georges Bataille pourrait dire «part maudite», David Gissen «subnature».

2 L’on pourrait s’attendre à l’utilisation de plans, coupes et autre schémas, mais cherchant à rendre l’épaisseur du lieu, il m’a fallu m’en détourner quelque peu. 3 Ceci ne constitue pas une aporie, mais une façon de déceler l’épaisseur psychologique du lieu. Bachelard déjà, explorait l’imaginaire en s’appuyant sur l’alchimie. 4 Ce caractère informe, vil de la colline est particulièrement présent dans les reconstitutions du 16ème siècle, où le mont prend la forme d’une pustule, d’un astéroïde (fig. 3). 5 L’étymologie, elle aussi, traverse obscurément la langue : Testae, le tesson ou plus généralement le morceau de terre cuite, avant de signifier la tête au Xème siècle, signifiera le crâne (Centre national de ressources textuelles et lexicales, http://www.cnrtl.fr). On sent bien le caveau dans lequel notre mémoire archéologue fouille entre les débris d’ossements et de terre cuite. 10


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1. L’emporium, reconstitution (Giuseppe Lugli et Italo Gismondi, 1949) 2. Reconstitution de la Rome antique (Pirro Ligorio, 1561) 3. Les amas de Tessons (photographie personnelle)


carnaval romain jusqu’en 1465, date à laquelle le pape Paul II prit la décision politique de le déplacer Via del Corso1. Pour l’occasion, des jeux souvent cruels et violents y seront donnés (les ludus testaccie). L’un d’entre eux consistait en un lancer d’animaux depuis le sommet du mont, attendu en bas par les joueurs (lusores) munis d ‘une épée. Le bœuf ou le porc dans une charrette dévalait ainsi la pente, se fracassant au pied du mont où il était mis à mort, donnant ainsi le droit au vainqueur de disposer de la viande (fig. 1). Ces célébrations utilisent les terrains herbeux au pied du mont : «les prés du peuple romain» (I prati del popolo romano) qui, le reste de l’année, étaient lieu privilégié de promenades champêtres pour les romains. La colline sera aussi le lieu de plusieurs manifestations religieuses. A partir du XVème siècle elle joue un rôle dans le cadre des processions du Vendredi saint, durant lesquelles les pèlerins affluent à Rome pour le rite de la Via Crucis qui commémore le parcours du christ portant sa croix. Ce jour là, le mont Testaccio joue le rôle du Golgotha, point culminant de la passion du Christ, décor terrible. Il y sera donné également, en présence du Pape, des sacrifices d’ours comme symbole de la tentation et de coqs comme symbole de la luxure. Au XVIIème siècle, les canonniers du château Saint Ange pratiqueront des exercices de tirs prenant pour cible le mont Testaccio, deformant ainsi sa silhouette. La présence des vignes alentour rend nécessaire la construction d’un ensemble de caves qui sera progressivement creusé au pied du mont à partir du XVII ème siècle. La fraîcheur, due à la circulation d’air singulière qui s’effectue entre les tessons, est optimale pour les caves à vins. Ces caves auront aussi une activité de tavernes et de buvettes perpétuant ainsi la tradition d’animations festives (fig. 2). Au XIXème siècle, auront lieu les ottobrate, fêtes romaines caractéristiques. A cette fête dionysiaque principalement alimentée par les vins des Castelli de la région se rendaient les citadins sur des chariots décorés, pour participer aux danses (le saltarello en particulier), beuveries et scènes polissonnes qui forment la substance de ces réjouissances populaires (fig. 3). Ainsi que le célèbre le poète Belli dans La sorella de Matteo : «Quanno stavo a ccrompà le callalesse
 è ppassato Matteo co la sorella.
 Sai che tte dico, Ggnacchera? ch’è bbella, 
ma bbella che ppiú bbella nun pô êsse. Lei s’è affermata a ssalutà l’ostesse 
c’annaveno a Ttestaccio in carrettella:
 e io j’ho ddato a llei ’na squadratella
 che mm’ha mmesse le bbuggere m’ha mmesse. Com’è llarga de cquì! cche bbella faccia!
 Ha ddu’ occhietti, un nasino e ’na boccuccia,
 che cchi la pô assaggià bon prò jje faccia. Ah! jje volevo di’ 3: ffior de mentuccia, 
si ttu vvôi fà cco mmé ’na fumataccia,
 ciò una pippa co ttanta de cannuccia.» 2

« Un jour à chercher la charrette Passe Matteo et sa sœurette. Tu sais qu’elle est bonne et bien belle Mais belle, comme il n’en existe pas de plus belle. Elle se tint serrée, pour saluer la maquerelle Cahotant sur la charrette au Testaccio ils roulaient : De mes yeux un long regard l’a traversé Et là ma tête s’est tourneboulée. Qu’il est bien large, et rond, son visage. Ses yeux, petit nez, bouche jolie, Gouleyant celui qui la goutera pour son repas. Ah ! Je pense à ces 3 fleurs de menthes, Ouh ! Fais moi sentir une bonne fumée. J’ai séant une pipe très bonne à tirer.» 2 [T.d.a.]

Actuellement (fig.4), ces locaux sont investis de bars et de discothèques, aux activités principalement nocturnes. Ils attirent ainsi une partie de la jeunesse romaine qui vient en fin de semaine rejouer ces antiques scènes, se soûlant et brisant des bouteilles à peine vidées au pied du mont des tessons qui veille, impassible.

1 Le nom de Corso sera en fait postérieur puisque c’est la course de chevaux du carnaval (cf. les descriptions de Goethe à se sujet) qui lui donnera son nom. 2

Joachim Belli, La sorella de Matteo, (http://it.wikisource.org/wiki/Sonetti_romaneschi_VI) 12


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1. Les ludus testaccie (Hendrik van Cleef, XVIème siècle) 2. Les tessons d’une des caves (photographie personelle) 3. Scène d’ Ottobrate (gravure de Pinello, 1809)

4. Ambiance d’attente devant une des boites de nuit du Testaccio actuel (photographie personelle)


II. Le cimetière a-catholique

Le quartier accueille aussi dans sa partie sud, le long de l’enceinte d’Aurélien, un cimetière a-catholique qui, dans la ville papale -catholique par excellencedoit être considéré comme un lieu d’exclusion, d’un rejet des plus violents1.

Le cimetière voit le jour officiellement en 1821 avec la décision de Pie VII qui officialise une pratique naissante, avec l’affluence d’étudiants, d’artistes et d’écrivains romantiques allemands et anglais. La religion catholique interdit la sépulture en terre consacrée aux personnes non catholiques (protestants, juifs, et orthodoxes entre autres) ainsi qu’aux suicidés qui sont exclus de la communauté chrétienne post-mortem. Ceux là étaient donc enterrés dans des lieux à part, en marge de Rome comme ici au Testaccio le long des murs antiques. Les enterrements avaient lieu de nuit pour préserver ceux qui participaient au rite d’inhumation, ils étaient ainsi exclus, même des journées quotidiennes. Sont enterrés dans ce cimetière des personnalités célèbres telles que les poètes Keats et Shelley. La tombe de Keats mort à Rome de la tuberculose, sera, selon sa volonté, anonyme2 portant ainsi le bannissement jusqu’à l’oubli. Antonio Gramsci, personnage politique du communisme italien y sera aussi enterré, à sa mort, survenue un jour après sa sortie de prison (après onze années d’enfermement par le régime fasciste). Pasolini chante sa mémoire dans un long poème qui pourrait donner une idée de la noirceur de ce lieu : « [...] nel mondo, qualcosa crolla, e si tracina il mondo, nella penombra, rientrando in vuote piazze, in scorat officine...

« [...] un pan du monde s’écroule, et que ce monde se traîne, dans la pénombre, pour retrouver des places vides, de mornes ateliers...

Già si accendono i lumi, costellando Via Zabaglia, Via Franklin, l’intero Testaccio, disadorno tra il suo grande

déjà s’allument les lumières qui constellent Via Zabaglia, Via Franklin, le Testaccio tout entier disgracieux, entre ce grand

lurido monte, i lunggoteveri, il nero fondale oltre il fiume, che Monteverde ammassa o sfuma invisibile sul cielo. [...]»3

mont sale, les bords du Tibre, le noir décor, qu’au delà de Monteverde ramasse ou nuance, invisible, contre le ciel. [...]»3

1 La terminologie du a- privatif est en ce sens significative. Elle s’impose d’ailleurs devant d’autres nom parfois employés (cimetière protestant, cimetière du Testaccio, cimetière des artistes et des poètes) 2 L’épitaphe indique «Cette tombe contient les restes mortuaires d’un jeune poète anglais qui sur son lit de mort, dans l’amertume de son cœur, face au pouvoir malins de ces ennemis, voulut que ces paroles fussent inscrites sur sa pierre tombale : ici git celui dont le nom fut écrit sur l’eau» [T.d.a.]. 3 PASOLINI Pier Paolo (traduction de GUIDI José), «Le cenere di Gramsci», in Poésies 1953-1964, Gallimard, 1973, Paris, p. 39 14


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1. L’ambiance du cimetière a-catholique, un monde à part (photgraphie personnelle) 2. Pasolini devant la tombe d’Antonio Gramsci (http://www.pasolini.net)


III. Les abattoirs

A la fin du XIXème siècle, le quartier voit naître les abattoirs de Rome qui sont un élément de plus dans la noire singularité du lieu. Construit en 1889, sur une surface de 10 hectares, les abattoirs de Rome sont un immense complexe de mort, situé à proximité du Tibre pour les facilités d’évacuations des eaux sales, et à proximité de la voie de chemin de fer reliée à la gare centrale de Rome. Le projet a été pensé dans une veine rationaliste, qui optimise l’efficacité de la production. Il se compose de parties aux fonctions diverses, entrée des animaux, espace de parcage, bureaux de contrôle sanitaire, boucherie bovine, boucherie porcine, traitement du sang, triperies. L’activité retentira dans tout le quartier qui se modifie peu à peu en rapport à ce nouvel équipement. Marché aux bestiaux, boucheries, dépôts de viandes, et d’huile fleurissent dans tout le Testaccio. On y vient pour manger de la viande et des tripes dans des bistrots populaires auxquels on peut rattacher l’expression traditionnelle «domenica c’è trippa !»1 (le dimanche c’est tripes !). Les abattoirs seront abandonnés en 1975, après avoir marqué durablement le quartier. Les abattoirs ne peuvent certainement pas être rattachés uniquement au monde rationnel de l’industrie, de la technique froide, et de la production. Certes nous sommes tentés de le croire, rationalisant2 ainsi l’imaginaire morbide tentant de réfréner son déploiement, mais Bataille prévient : « [...] Cependant, de nos jours, l’abattoir est maudit et mis en quarantaine comme un bateau portant le choléra. Or les victimes de cette malédiction ne sont pas les bouchers ou les animaux, mais les braves gens eux mêmes qui en sont arrivés à ne pouvoir supporter que leur laideur répondant en effet à un besoin maladif de propreté, de petitesse bilieuse et d’ennui : la malédiction (qui ne terrifie que ceux qui la profèrent) les amène à végéter aussi loin que possible des abattoirs, à s’exiler par correction dans un monde amorphe, où il n’y a plus rien d’horrible et où, subissant l’obsession indélébile de l’ignominie, ils sont réduits à manger du fromage.»3

Aujourd’hui, dernier indice de cette renonciation, les abattoirs, ont été transformés -par un geste dans l’air du temps- en centre d’art contemporain, annexe universitaire et lieu «d’économie alternative». Opération qui vit tant bien que mal étant donné les disproportions entre l’envergure des abattoirs et les petites échelles de programmes, qui perdent toute lisibilité.

1 Les trippes font partis du «cinquième quart», soit ce qui restait (avec la queue, le coeur, la rate et les abats) après que les parties nobles aient été vendues aux riches bourgeois, ce «cinquième quart» profitait largement aux guinguettes populaires des alentours du Testaccio. 2

Le terme psychologique de «refoulement» convient particulièrement, nous semble t’il.

3 BATAILLE Georges, «abattoir», extrait de Articles (Documents), in Oeuvres complètes Tome I, Gallimard, 1970, Paris, p. 205 16


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3.

1. Portique de l’entrée principale des abattoirs (http://umast.blog.lemonde.fr/category/latium) 2. Ouvrier des abattoirs, Archive historique du périodique l’Unità (http://archiviofoto.unita.it) 3. Scène des abattoirs, Archive historique du périodique l’Unità (http://archiviofoto.unita.it)


De cette investigation dans l’épaisseur du lieu - à travers l’histoire d’une décharge devenue lieu de fêtes, d’un cimetière de rejetés, et l’imaginaire des abattoirs- je dégage une atmosphère de l’inavouable. Dans le même mouvement, j’ai voulu développer une fiction théorique.

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B. Organisation / DĂŠsorganisation

4.1 4.2 1.1

2.2

Ottobrate, 1809

4.3

2.1 piramide, 1933

3.1

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Ici seront abordés les principes théoriques qui fondent l’approche de projet et constituent le raisonnement sur lequel s’appuie la méthode d’intervention. Ils seront présentés séparés de la présentation de l’atmosphère de l’inavouable, mais la conceptualisation s’effectue en parallèle. Par un principe de représentation de l’organisation et de la désorganisation, elle cherche à donner les conditions de possibilité de cette atmosphère. L’étude abordera ensuite les figures de la fête et du souterrain qui en découlent.

I. Fiction théorique

Nous menons une réflexion à partir des phénomènes d’organisation et de désorganisation des systèmes du vivant (sociétaux, perceptifs, cognitifs...). Nous avançons l’idée qu’un moment de désorganisation constitue une opportunité de régénération du quotidien et, qui plus est, un instant existentiel du sujet avec le monde dans la mesure ou il se cogne1 à l’extraordinaire, l’extra-quotidien. La représentation que nous avançons se nourrit des théories de l’organisation d’Henri Atlan, de la phénoménologie du quotidien de Bruce Bégout et de l’imaginaire souterrain de Gaston Bachelard. a. Système quotidien Pour cela nous considérons deux systèmes. Dans un premier temps, le système qui comprend le monde perceptif et le monde des renvois (qui pourront apparaître comme signifiant et signifié dans le regard du sémiologue). Ce système peut entre autre organiser les perceptions et actions dans le monde quotidien, comme un codage (fig. 1). A considérer uniquement ce système, nous prenons le risque de forclore le sujet dans des habitudes quotidiennes. En effet, une codification où le monde perçu renverrait de façon arbitraire à un signifié immuable, entraînerait des actions et des comportements eux mêmes figés. Ce système, seul, est insuffisant à décrire notre réel mais aussi pernicieux, puisqu’il tourne en rond, ne remettant jamais en cause le quotidien. c. Interstice de jeu Nous faisons donc l’hypothèse d’un interstice de jeu entre le monde perçu et le monde des renvois. Les deux termes ne coïncident ainsi plus exactement, leurs liens sont disjoints, l’adhésion est lâche. Cette disjonction permet dès lors des décollages, des recollages, de cette manière le monde perçu et le monde signifié peuvent recombiner d’autres adhésions (qui expliqueraient par exemple des différences subjectives). Les images renvoyées ont ainsi la capacité d’être déformées par l’imaginaire, thème constitutif de la réflexion de Bachelard : «L’imaginaire est plutôt la capacité de déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la capacité de nous libérer des images premières, de changer les images»2

A titre d’exemple, la pyramide qui est présente en bordure du site, passait pour être la tombe de Remus, aujourd’hui nous savons scientifiquement qu’il s’agit de la tombe de Caïus Cestius, qu’importe, aux vues de la propension au rejet du Testaccio, nous pouvons adhérer à l’idée que c’est bien Remus -le premier rejeté de Rome- qui y est enterré. d. Système auxiliaire Dans un deuxième temps, nous complexifions la représentation en y apportant un 2ème système, celui de la fumée et du monde souterrain. Les deux systèmes s’intercalent ainsi

1 Nous avons pu aborder précédemment -lors du mémoire- la figure de se cogner à, comme disfonctionnement des rapports de conception/réception de l’architecture, dévoilant ainsi ses qualités existentielles (VITALIS Louis, Se cogner à, des gestes à la rencontre de l’architecture, Mémoire soutenu à l’ENSAPVS en février 2013). 2

BACHELARD Gaston, L’air et les songes, José Corti, 1943, Paris, p. 7 20


1.

figures

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1. Un premier système ; le monde perceptible et le monde des renvois, avec l’introduction d’un interstice de jeu entre les termes


l’un l’autre grâce à l’action préalable de l’interstice de jeu. Le monde souterrain, est à la croisée du réel et de l’imaginaire, enfoui dans nos souvenirs de caves et de grottes, il s’est mêlé aux rêves inconscients. Parlant de l’irrationalité de la cave, Bachelard dira qu’elle est «l’être obscur de la maison, l’être qui participe aux puissances souterraines. En y rêvant on s’accorde à l’irrationalité des profondeurs»1. De ce monde travaillant dans les profondeurs s’échappe une noire fumée qui perturbe nos perceptions. Elle agit comme du bruit, occultant en partie la transmission d’information entre le monde perçu et le monde des renvois (fig. 1). Le bruit est un facteur d’enrichissement, il produit une augmentation de la réalité: « Cette augmentation d’informations [due au bruit] peut être alors utilisée pour la réalisation de performances plus grandes, notamment en ce qui concerne les possibilités d’adaptation à des situations nouvelles grâce à une plus grande variété de réponses possibles à des stimuli diversifiés et aléatoires de l’environnement.»2

Considérant indépendamment ces deux systèmes, ou ordres, la désorganisation naît de leur intrication et des interférences qu’ils produisent l’un dans l’autre. L’intervention portera sur le système auxiliaire (le monde souterrain et sa fumée) qui peut être considéré comme un désordre du point de vue du système quotidien (Bergson ne nous dit-il pas que le désordre est un ordre qui ne nous intéresse pas ?3). Méthodologiquement cela nous permet de générer du désordre de manière authentique. Il ne s’agit pas d’un désordre pastiche, puisque le travail porte sur l’élaboration d’un ordre qui, à posteriori, produit du désordre une fois intercalé avec l’autre ordre. Ce principe de représentation parait satisfaisant, il permet d’être opératoire avec des systèmes néanmoins mal connus. Ces interférences entre les systèmes produisent des possibilités de choix qui sont un apport éthique au monde quotidien :

« La conscience simultanée qui nous est donnée de ces deux niveaux de réalité est probablement la condition de notre liberté ou du sentiment de notre liberté : il nous est loisible d’adhérer sans nous contredire nous même, à des processus qui signifient aussi bien notre survie que notre destruction. Une éthique vraie, nous permettant d’utiliser au mieux cette liberté, serait la loi qui nous permettrais a chaque instant de savoir comment intervenir dans ce combat incessant entre la vie et la mort, l’ordre et le désordre, en sorte d’éviter toujours le triomphe définitif de l’un quelconque sur l’autre, qui est , en fait, l’une de deux façons possibles de mourir complètement, si l’on peut dire, par arrêt du processus soit dans un ordre définitivement établi inamovible soit dans un désordre total.»4

La diversité des choix entraîne un désenclavement du quotidien, une ouverture du système entre la perception et ses renvois.

« Les images ne sont pas des concepts. Elles ne s’isolent pas dans leur signification. Précisément elles tendent à dépasser leur signification. L’imagination est alors multifonctionnelle..»5

Dans une dynamique qui rend perceptible le pouvoir-ne-pas-être de l’ordre des choses (l’ordo rerum), qui ouvre ainsi la possibilité de l’avènement de l’altérité à la conscience. Les perturbations produites rendent sensibles la possibilité d’un ordre autre6, une augmentation de complexité.

1

BACHELARD Gaston, La poétique de l’espace, Puf, 1957, Paris, p. 35

2

H. Atlan, Entre le cristal et la fumée, essai sur l’organisation du vivant, seuil, 1979, Paris, p. 49

3

BERGSON Henri, Le possible et le réel, PUF, 2011, Paris, p. 10

4

ATLAN Henri, Entre le cristal et la fumée, essai sur l’organisation du vivant, seuil, 1979, Paris, p. 58

5

BACHELARD Gaston, La terre et les rêveries du repos, Corti, 1948, Paris, p. 9

6 A la suite du trouble se produit un processus de quotidianisation et d’auto-organisation régulateur dont j’ai conscience, mais dont je ne traiterai pas directement. Par ailleurs l’auto-organisation de systèmes aussi complexes est difficilement manipulable autrement qu’indirectement, étant donné l’état des connaissances actuelles à son sujet. 22


1.

1. Principe de représentation ; les deux systèmes intercalés, et leurs interférences figures

23


II. Le moment de la fête

La fête, moment bruyant s’il en est, permettra d’aborder le phénomène de la désorganisation à travers la lecture particulière qu’en fait Rorger Caillois. Étudiant la fête dans ce qu’elle a d’archétypal (Saturnales, et bacchanales y trouvent toutes leur place), Caillois l’associe au sacré de transgression. Il s’agit d’un moment, d’une période circonscrite dans l’année, qui, dédiée à la fête, transgresse rituellement les interdits qui ont cours au quotidien. «La fête constitue une ouverture sur le Grand Temps, le moment où les hommes quittent le devenir pour accéder au réservoir des forces toutes-puissantes et toujours neuves que représente l’age primordial.»1

Dans la perspective du potlach, la fête est un moment de dépense improductive, irréductible à toute utilité rationnelle, qui permet d’évacuer la pression qui s’accumule dans le travail quotidien, dans un instant d’intensité redoublé2. Nous identifions plusieurs dispositifs propres à la fête a. Le travestissement Il est un des éléments principaux de la fête. Il permet à chaque participant, à l’aide de masques et de costumes, de se montrer comme quelqu’un d’autre. N’étant plus reconnu, il échappe ainsi au poids de ses obligations sociales et trouve par là une liberté nouvelle. Les tabous de genre qui ont lieu au long de l’année pourront être transgressé pour l’occasion (fig. 1). b. Le dévoilement Il est aussi un procédé courant. La statue de Saturne, qui était voilée tout au long de l’année, est dévoilée pour les saturnales. La grisaille neutre du monde quotidien s’ouvre les jours de fête pour laisser voir le jardin des délices dans le triptyque de Bosch (fig. 2). La transformation est une dynamique propre à la fête. Elle s’exprime dans les masques à transformation qui permettent au porteur de jouer avec plusieurs identités (fig. 3). c. Le retournement Le retournement doit être aussi reconnu comme une action emblématique de la fête, c’est la particularité des Saturnales où maîtres et esclaves échangent leurs rôles. De la même manière, on notera des inversions de genre, de règles. d. Perte de contrôle On observe aussi une de perte de contrôle qui participe à l’ambiance de la fête. Si quelques évènements et règles sont imposés, il y a une mise en jeu générale, où la fête se laisse aller à l’imprévisible. De façon emblématique aura lieu au carnaval de Rome (une fois déplacé a Via del Corso) une course de chevaux, mais de chevaux libres -non-montés- qui sont par avance excités, presque rendu fous. Étant donné l’étroitesse de la rue, le lâcher de ces chevaux présentait un danger pour eux comme pour les spectateurs (fig 4). e. La profusion La profusion, enfin, génère une intensité de perceptions qui tranche avec la répétition habituelle du quotidien. Elle se joue au niveau des couleurs et des formes dans les costumes et les masques mais aussi dans les plaisirs qui sont d’ordinaire réfrénés. Nourriture, boissons, musiques, danses et débauches abondent. L’on dépense ce jour sans compter ce qui à pu être minutieusement accumulé le reste de l’année, à l’image de ces confettis multicolores que l’on jette, et qui recouvrent les pavés de Rome (fig. 5).

1

CAILLOIS ROGER, L’homme et le sacré, Gallimard, 2007, Paris, p. 142

2

(cf. BATAILLE Georges, La part maudite, Les éditions de minuit, 1967, Paris) 24


1.

2.

3.

4. figures

25

1. Costumes de carnaval (aquarelle de Goethe) 2. Le jardin des délices (Jérôme Bosch) 3. Masque à transformation société Nuxalk

5. 4. Sur le départ du Corso (anonyme 1834) 5. Les confettis


III. Les mondes souterrains

L’exploration des mondes souterrains nous permet de considérer plusieurs archétypes qui constituent des forces dormantes, des facteurs de la déstabilisation du quotidien rationnel. a. L espace de l’ignorance Tout d’abord, la grotte est cet espace de l’ignorance, lieu qui précède le savoir. Il fut l’habitat de nos ancêtres lorsqu’ils se différenciaient tout juste des bêtes. Philibert de l’Orme nous montre le constructeur sortant de la grotte avec son compas pour devenir architecte (fig. 1.). C’est aussi l’habitat des cyclopes, géants anthropophages. b. La vérité des profondeurs Cependant les souterrains sont aussi l’endroit d’une vérité qui n’est pas celle de la connaissance scientifique mais celle de l’oracle. Nous pouvons citer particulièrement celui de Trophonios, situé à Lébadé. Celui qui vient le consulter, une fois disposé, entre dans une 1ère cavité, où il boit rituellement l’eau de deux sources : Léthé, l’oubli, qui lui fait oublier tout ce qu’il savait, unique façon d’entrer et Mnémosine, la mémoire, qui lui permettra de se souvenir de sa vision. Il entre ensuite dans l’antre de l’oracle par une cavité étroite, avançant les pieds en avant, munis de deux gâteaux de miel destinés à contenter deux serpents l’attendant de l’autre coté. Une fois sorti, les prêtres l’interrogent sur la vision qu’il a eu dans la grotte pour l’interpréter (fig. 2). c. La grotte d’agrément La grotte devient aussi dans la Rome antique un lieu d’agrément, endroit singulier du jardin où l’on vient pour méditer, profitant de l’aménité du lieu pendant les chaudes journées. Ainsi sont les nymphées, sanctuaire des nymphes, créatures associées au bois et aux sources (fig. 3). Ce type de lieu sera fort apprécié de la noblesse romaine au point de devenir monumental comme le sera la grotte de villa de Tibère à Sperlonga destinée à impressionner ses invités lors de mises en scènes fantastiques (fig. 4). d. Transfusions Il existe un ensemble de transfusions entre le souterrain et la surface. La fumée s’échappant d’une crevasse donnait à la Pitie de l’oracle de Delphes ses visions (fig. 5). Il nous faut aussi se pencher particulièrement sur la divinité Mithra. Son culte se pratiquait dans des lieux souterrains (fig. 6), où se trouvait une tauroctonie, représentation de Mithra qui tout en jetant un regard par dessus son épaule a l’ordre du soleil, féconde la terre avec le sang d’un taureau sacrifié (fig. 7). Cette dynamique verticale est caractéristique des mouvements paradoxaux qui passent de la gloire de l’astre solaire à la déchéance de la boue. On y associe le rite du taurobole qui est un sacrifice propitiatoire. Il était creusé pour l’occasion une fosse où se plaçait le prêtre, que venait recouvrir un système ajouré (tel qu’un clayonnage). Le taureau y était sacrifié au dessus, de manière à offrir au prêtre une douche de sang chaud, «Simple moyen de recueillir les bienfaits du soleil aveuglant»1 qu’il exposait ensuite à la foule (fig. 8). L’exploration des mondes souterrains révèle une «isomorphie des images souterraines». Nous sommes transportés par l’imagination d’un monde à l’autre, Bachelard note la manière dont ces «images sont des métaphores les unes des autres».

1 BATAILLE Georges, «soleil pourri», extrait de Articles (Documents), in Oeuvres complètes Tome I, Gallimard, 1970, Paris, p.231 26


2.

1.

3.

4.

6.

5.

7. figures

27

8.

1. L’architecte sortant de la grotte (Philibert de l’Orme) 5. L’oracle de Delphes (peinture de John Collier) 2. La consultation de l’oracle de Trophonios 6. Mithraeum de la basilique St Clément de (http://www.pausanias-footsteps.nl) Rome (photographie Kina Italia) 3. Nymphée Egeria (photographie personnelle) 7. Tauroctonie (Antiquité romaine, Louvre) 4. La grotte de Sperlonga (http://rgi.revues.org/933) 8. Taurobole (gravure de Bernhard Rode)


[ 2ème interstice - fabrication d’un modèle ] Pour élaborer l’intervention, un modèle a été mis en place dans un entre deux entre les principes théorique et la représentation concrète. La mise en maquette de la question de l’interstice de jeu et de la dérive psychogéographique nous a amené à constituer au croisement de ces questions, le modèle du «permutateur psychogéographique».

Interstice de jeu et liens imaginaires Pour représenter les interstices de jeux, nous avons d’abord mis en place une superposition de 3 couches (les caves actuelles supposées, l’état du 17ème siècle et les constructions antiques). Des fils qui représentent nos parcours imaginaires, traversent les couches, voyageant d’un monde à l’autre. L’interstice de jeu permet de mettre en connexion des éléments qui ne le seraient pas rationnellement.

Interstice de jeu et liens imaginaires II Dans une 2ème version, l’interstice entre les couches a été stabiliser de manière fixe. Un véritable tissage de l’ensemble des liens imaginaire a pu alors être mis en place. On voit bien comment l’espace entre les couches permet aux fils de n’être pas uniquement perpendiculaires, mais de se déplacer d’une couche vers une autre entre des éléments qui ne se correspondent pas verticalement. L’imaginaire voyage, se déplaçant entre les couches et associant oniriquement les éléments.

28


La carte psychogéographique déjà établie à été transposé en maquette, en insérant l’idée, que les courants psychogéographiques -les forces qui nous portent préférentiellement d’une unité d’ambiance à une autre- sont des forces souterraines. Ici, chaque unité d’ambiance a son système de ressorts qui lui donne, par dessous, son fonctionnement psychogéographique propre. Une bille est susceptible d’y dériver, rejouant ainsi nos flâneries.

29


Le permutateur psychogéographique Une bande perturbatrice avec un second système de ressorts et un aimant a été integrer dans le système psychogéographique normal, elle se superpose au système existant. Elle joue le rôle de permutateur, c’est à dire qu’elle permet d’augmenter les possibilités de dérives, de les croiser, comme une sorte de plateforme d’échange. Il est possible que le permutateur ne joue pas son rôle, ne prétendant pas à un rôle déterministe, et ne perturbe ainsi aucunement le sujet dans sa dérive. Il relie stratégiquement trois points clef du site : le cimetière a-catholique, le Monte Testaccio, et les abattoirs. Cette relation met en scène un drame singulier associant des éléments qui touchent à la mort et des éléments festifs dans une sorte de fête macabre.

augmentation des chemins de dérives

Les abattoirs

Le mont des tessons

Le cimetière a-catholique

30


Le permutateur psychogéographique II Dans un second temps nous comprenons que le permutateur psychogéographique doit non seulement augmenter les possibilités de dérives mais, se faisant, y faire intervenir les forces imaginaires. En croisant les deux maquettes préliminaires (la maquette des liens imaginaires et des interstices de jeu avec celle de la psychogéographie), une 2ème version du permutateur psychogéographique est obtenue. Les trois couches souterraines viennent se superposer aux unités d’ambiances et permettent aux liens imaginaires de tirer sur les unités d’ambiances, modifiant ainsi l’inclinaison de la surface sur laquelle dérive la bille. Cela signifie que les forces de dérives sont influencées au travers de l’imaginaire.

modification du comportement psychogéographique par l’imaginaire

1

31

2

3


En dégageant de l’atmosphère du lieu la notion de désorganisation, apparaissent des qualités éthiques et multifonctionnelles. J’ai imaginé un principe de représentation et un modèle des conditions de possibilités de la désorganisation - le permutateur psychogéographique- qui permettent maintenant d’intervenir.

32


C. Le festival HĂŠliogabale

33


Il s’agit finalement de concrétiser les conditions de possibilités de la désorganisation, sans prétendre faire accéder à la connaissance précise de l’histoire et de l’imaginaire du lieu mais en nous concentrant sur l’effet à produire pour réhabiliter un moment cette atmosphère. J’imagine pour cela un complexe souterrain et aérien qui structure un festival annuel. Il est composé de machines dormantes au long de l’année s’éveillant pour les événements une fois l’année.

I. La structure d’un festival

La manière de rendre l’atmosphère, sans la laisser se quotidianiser par des habitudes d’usages, était de penser une intervention ponctuelle dans le temps. L’intervention consiste ainsi en un festival, qui se déroulera pendant 10 jours, chaque année. Ces festivités changent alors le visage du lieu de manière extra-ordinaire et sont limitées dans le temps. Le choix du nom - «Héliogabale»- vient de l’empereur du début du 3ème siècle, dont la vie singulière semble répondre à l’atmosphère que je recherche. Il est possible, à titre d’exemple, de reproduire ici l’histoire de sa mort, à la hauteur de sa vie :

«Héliogabale fou de peur se jette d’un trait dans les latrines, il plonge dans les excréments. C’est la fin. La troupe, qui l’a vu le rejoint ; et déjà ses propres prétoriens le saisissent par la chevelure. C’est ici, une vraie scène d’étal, une boucherie répugnante, un antique tableau d’abattoir.»1

Frappé après sa mort de la damnatio memoriae2, le Testaccio est certainement le lieu approprié pour lui rendre hommage. La dramaturgie du festival reprend celle annoncée par le permutateur psychogéographique et met en connexion le cimetière a-catholique, le mont des tessons et les abattoirs. Touchant ainsi à la mort et à la fête dans le même temps, le festival se thématise autour d’une sorte de «pratique de la joie devant la mort» selon le mot de Bataille :

«Celui qui aurait peur des filles nues et du whisky aurait peu de chose à faire avec la joie devant la mort. [...] Elle prive de sens tout ce qui est au delà intellectuel ou moral, substance, Dieu, ordre immuable ou salut. Elle est une apothéose de ce qui est périssable, apothéose de la chair et de l’alcool, aussi bien que des transes du mysticisme.»3

Chaque année, le festival aura lui même un aspect différent donnant lieu à des organisateurs invités (scénographes, artistes, machinistes) et échappera de la sorte aux prédictions. Je me bornerais à la proposition des structures supports et à une première année, une première mise en scène du festival. Les structures présentes toute l’année ont un fonctionnement quotidien qui s’active au moment du festival telles des machines dormantes. La programmation à été imaginée comme un tissage entre des programmes quotidiens -nécessités locales- et des programmes plus oniriques -issus de l’imaginaire du lieu (fig. 2). Liés par un ensemble de réseaux qui tissent des liens réels mais aussi virtuels (fonctionnels par exemple). Cet entrelacement permet de ramener l’imaginaire au milieu du quotidien de façon pérenne. L’ensemble de ces structures se développe de façon aérienne et en souterraine augmentant 1 Antonin Artaud, par sa personalité et sont attrait pour la question du soleil noir, participe indirectement de l’atmosphère, si son livre n’est pas le plus rigoureux d’un point de vue scientifique, il rend merveilleusement compte de l’imaginaire associé à Héliogabale (ARTAUD Antonin, Héliogabale ou l’anarchiste couronné, Gallimard, 1979, Paris, p. 125-126) 2 La damnation memoriae est une condamnation votée par le sénat après la mort d’un personnage politique. Elle consiste dans l’effacement systématique des mentions de son nom sur les monuments publiques, le renversement des statues à son effigie, l’annulation de ses honneurs. 3 BATAILLE Georges, «La pratique de la joie devant la mort», extrait de Articles (Acéphale), in Oeuvres complètes Tome I, Gallimard, 1970, Paris, p. 554 34


quotidien annuel

moment du festival

1.

Programmes quotidiens -parkings -atelier capables -atelier festival -logements -supermarché

2.

Programmes oniriques liens

-gallerie, passerelle, boyau, pontons, tranchée, promenade

-salle des objets trouvés - salle de méditation -cave à vin -vigne -promenade des eaux souterraines -terrain vague

3.

figures

35

1. Intervention cyclique 2. Le tissage des programmes quotidiens et oniriques 3. Principes de fonctionnement du complexe dans l’année et au moment du festival


ainsi le site de deux dimensions supplémentaires. Au moment du festival les parties du programme imaginaire sont activées par une mise en événement scénographique (lumière, son, chorégraphie). Ces événements ponctuent la semaine du festival, créant ainsi sa structure temporelle. En aérien, des liens supplémentaires sont crées provisoirement pour mettre en relation des parties du site et du projet inhabituelles, ni leur forme ni leur emplacement n’est figé d’une année sur l’autre. En souterrain, les programmes quotidien subissent lors du festival un changement d’affectation provisoire par contamination. De cette manière les possibilités de dérives sont augmentées par le projet et démultipliées ponctuellement lors du festival (fig. 1). Le festival suivant pourra proposer des liens différents.

II. Les machines dormantes

L’ensemble du complexe est formé de trois groupes de machines dormantes. a. La salle des objets trouvés, la salle de méditation et le supermarché Du coté du cimetière a-catholique, une salle des objets trouvés en souterrain, sorte de mémoire disparue du quartier (les objets trouvés ne sont jamais que des objets perdus). La salle accueille tout type d’objets trouvés sur le lieu mais surtout les trouvailles résultant des excavations souterraines (archéologie). Elle est reliée à une salle de méditation aérienne, espace de repos qui offre un rapport particulier avec le ciel (fig. 2). Ces deux éléments sont reliés avec un supermarché par un couloir souterrain. Ce supermarché est enterré à la manière romaine sous un des édifices résidentiels du quartier. L’ensemble s’active lors du festival avec l’événement de «la chute du soleil». Sous la salle de méditation, une lumière forte rayonne, puis le mur de la salle s’escamotant cadre progressivement la lumière, la dirigeant vers le sol, une fois la lumière complètement descendue, par dessous la salle des objets trouvés s’allume à son tour (fig. 3).

36


existant

projet quotidien

projet festival

1.

3. 2.

figures

37

1. Augmentation des possibilités de dérives selon les états du complexe 2. Esquisse pour la salle des objets trouvés et la salle de méditation 3. Système d’escamotage pour l’événement de «la chute du soleil»


b. Le terrain vague, la cave à vin, les logements et la vigne suspendue Au dessus du Monte Testaccio, une plate-forme recueille la terre des excavations et l’affiche aux yeux de tous. Des machines trient cette terre, par poids, couleur et texture, mettant ainsi a jour les objets de valeur archéologique (qui seront envoyés à la salle des objets trouvés). Sous le mont, une cave à vin reprenant la typologie d’activités antiques, fait office d’œnothèque, faisant reposer les vins dans l’ombre des tessons. Une série de logements modulables permet de loger les organisateurs et artistes du festival. Enfin, une vigne suspendue s’élève au dessus de la voie d’accès principale au quartier (fig. 1). Lors du festival, la terre du terrain vague est déversée, avec la participation des festivaliers, sur le mont des tessons renouant ainsi avec un geste antique. C’est l’événement du «déversement de terre» La vigne change d’inclinaison s’abaissant à la porté du mont. c. Les ateliers, la promenade souterraine et le parking Sous les abattoirs s’étend une promenade souterraine accompagnée par l’eau du Tibre, sorte de grand canal ponctué de salles aux ambiances thématiques (marcher sur l’eau, le bruit de l’eau, le marais) (fig. 2 et 3). Il est en contact à chacune de ses extrémités avec un parking public qui répond à une forte nécessité locale et avec des ateliers qui fournissent des espaces de travail pour la construction des machines et des éléments auxiliaires du festival. Ce dernier groupement s’active lors du «bain rouge», le château d’eau situé à l’extrémité du canal déverse son contenu, créant des jeu de courants. L’eau alors prise dans une lumière rougeoyante, inonde l’espace intensément. Ignition des sens. Le parking s’est transformé pour partie en vestiaire, permettant aux baigneurs de se changer et aux autres festivaliers d’enfiler leurs costumes.

38


1.

2.

le bruit de l’eau

le reflet de l’eau

marcher sur l’eau

3. figures

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1. Esquisse pour le terrain vague, la cave à vin et la vigne suspendue 2. Esquisse pour la promenade des eaux souterraines 3. Les salles thématiques et le canal souterrain


« J’en ai déjà trop dit. Si je disais d’avantage, le lecteur n’ouvrirait pas, dans sa chambre retrouvée, l’armoire unique, l’armoire à odeur unique, qui signe une intimité. Pour évoquer les valeurs de l’intimité, il faut, paradoxalement induire le lecteur en état de lecture suspendue. C’est au moment ou les yeux du lecteur quittent le livre que ma chambre peu devenir un seuil d’onirisme pour autrui.» Gaston Bachelard

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Bibliographie

Ouvrages - ANDREOTTI Libero, Le grand jeu à venir, textes situationnistes sur la ville, Éditions de la Villette, Paris, 2007 - ARTAUD Antonin, Héliogabale ou l’anarchiste couronné, Gallimard, 1979, Paris - ATLAN Henri, Entre le cristal et la fumée, essai sur l’organisation du vivant, seuil, 1979, Paris - D’AYALA Pier Giovanni, BOITEUX Martine (ss. la direction de), Carnavals et mascarades, Bordas, 1988, Paris - BACHELARD Gaston, L’air et les songes, José Corti, 1943, Paris - BACHELARD Gaston, La terre et les rêveries du repos, José Corti, 1948, Paris - BACHELARD Gaston, La poétique de l’espace, Puf, 1957, Paris - BATAILLE Georges, La peinture préhistorique, Lascaux ou la naissance de l’art, Skira, 1980 (1ere édition 1955), Genève - BATAILLE Georges, La part maudite, Les éditions de minuit, 1967, Paris - BATAILLE Georges, Oeuvres complètes Tome I, Gallimard, 1970, Paris - BEGOUT Bruce, La découverte du quotidien, Alia, 2010, Paris - BERGSON Henri, Le possible et le réel, PUF, 2011, Paris - CAILLOIS Roger, L’homme et le sacré, Gallimard, 2007, Paris - COCCHIONI Maria, DE GRASSI Mario, La casa popolare a Roma, trent’anni d’attività dell’I.C.P., Edizioni Kappa, 1984, Rome - DEBORD Guy, La société du spectacle, Gallimard, Paris, 1992 (édition originale, BuchetChastel, 1967) - DOSTOIEVSKY Fédor, Les carnets du sous-sol, Actes Sud, 1992, Arles - GAILLARD Aurélia (textes réunis par), L’imaginaire du souterrain, cahiers du centre de recherches littéraire et historiques faculté des lettres et sciences humaines de la Réunion n°11, L’harmattan, 1997, Paris - GISSEN David, Subnature, architecture’s other environments, Princeton architectural press, 2009, New York - GOETHE Johann Wolfgang von, Voyage en italie, Bartillat, 2011 (1ère édition en1829), Paris - GRUET Brice, La rue à Rome, miroir de la ville, entre l’émotion et la norme, PUPS, 2006, Paris - HUGO Victor, La légende des siècles, Gallimard, 2002 (1ère édition 1883), Paris

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- HUTIN Serge, Des mondes souterrains au roi du monde, Albin Michel, 1976, Paris - PASOLINI Pier Paolo (traduction de GUIDI José), Poésies 1953-1964, Gallimard, 1973, Paris - ROWE Collin, KOETTER Fred, Collage City, MIT Press, 1978, Cambridge - TSCHUMI Bernard, Architecture and disjunction, MIT press, Londres, 1994 TPFE - CHEVREL Céline, Le monte Testaccio, lieu marginal à Rome, École nationale supérieure d’architecture de Bretagne, 1998-1999 - RINGON Constance, Monte Testaccio, « île ouverte », École nationale supérieure d’architecture de Toulouse, 2010-2011 Périodiques - Internationale situationniste, n° 7 Sites internets - Centre national de ressources textuelles et lexicales http://www.cnrtl.fr - Sur-intendance du patrimoine culturel de Rome http://archeoroma.beniculturali.it - Département de programmation et d’exécution urbanistique de Rome http://www.urbanistica.comune.roma.it - Visite Archéologique multimédia et interactive du Testaccio http://romearcheomedia.fub.it/testaccio/italiano/index.html - Paesesera, la voce di Roma (périodique) http://www.paesesera.it - Archives photographiques de l’Unità (périodique) http://archiviofoto.unita.it/ Films - VISCONTI Luchino, Bellissima, 1951 - PASOLINI Pier Paolo, Accatone, 1962 - PIENTRANGELI Antonio, Io la conoscevo bene, 1965 - FELLINI Federico, Roma, 1972

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Table des matières Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1

[ 1er interstice - visite de site ]

2

A. Le Testaccio : les topoï de l’inavouable. . . . . . . . . . . . 7 I. Le mont des tessons. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10 II. Le cimetière a-catholique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14 III. Les abattoirs. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16

B. Organisation / Désorganisation . . . . . . . . . . . . . . . .19 I. Fiction théorique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20 II. Le moment de la fête . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24 III. Les mondes souterrains. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26

[ 2ème interstice - fabrication d’un modèle ]

28

C. Le festival Héliogabale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33 I. La structure d’un festival. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34 II. Les machines dormantes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36

Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41

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