CARLO SCARPA
LE MUR D’ENCEINTE DU TOMBEAU BRION
Topos, typos et tectonique / Donato Severo Louis Vitalis
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Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Paris Val-de-Seine
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2011
Présentation
Le tombeau Brion est construit par l’architecte vénitien Carlo Scarpa (1906-1978). Il se situe à San Vito d’Altivole près de Trévise. Le tombeau se greffe sur un ancien cimetière traditionnel. Il est conçu pour le couple Brion-Vega. La rapport de ce projet avec la mort et l’au delà lui confère un aspect hautement mystique. Scarpa y dessine un mur d’enceinte très particulier. Ce mur à une importance capitale puisqu’il sépare l’extérieur, le monde agricole avoisinant ,de l’intérieur, l’espace sacré. Il constitue un détail par excellence en tant que joint, articulation de ces deux mondes. On ne peut donner une interprétation figée de cette enceinte mais il s’agit ici simplement de faire parler le mur, de s’interroger sur ses effets, les perceptions qu’il crée et ses possibles significations.
Le tombeau Brion et son rapport avec l’ancien cimetière, dessin de C. Scarpa
Le mur d’enceinte est constitué d’un voile de béton incliné d’environ 60° vers l’intérieur et tenu par des refends extérieurs. épaisseur réelle
Tout d’abord, cette inclinaison accroît sont épaisseur, le voile fin qui constitue réellement l’enceinte est perçu comme une enceinte épaisse. Elle lui confère ainsi un pouvoir de protection, à la manière des lourds murs de châteaux-forts destiné a résister aux attaques. épaisseur perçue
Cette inclinaison a aussi un effet sur le regard, elle le guide. Vu de l’extérieur, le regard passe au dessus, le cimetière disparaît. Il semble se cacher et cet effet est renforcé par la végétation qui y grimpe, lui donnant une sorte de camouflage. Le sacré ne fait pas irruption dans le monde du profane. Vu de l’intérieur, le regard plonge vers le sol, vers la terre, nous rappelant la matrice première. Dans ce contexte mortuaire cela nous renvoit aussi a nos ancêtre enterrés, nos origines que nous avons tous dans le sol. «Le défunt voulait être proche de la terre du village où il était né.» Carlo Scarpa Plus précisément, le sol a l’intérieur du tombeau est de deux natures, de deux hauteurs, il y a deux sols. D’abord, le sol de texture minérale, qui comprend les espaces sacrés comme le dessous de l’arcosolium ou les chemins qui semblent être creusés dans l’humus. Depuis ce sol l’oeil est situé nettement sous le mur et le visiteur est complètement coupé du monde. Le mur agit comme un bandeau unificateur devant lequel émerge les éléments tel l’arcosolium ou l’édicule.
Le sol végétal surélevé lui garde un contact avec l’extérieur, il est d’ailleurs de la même nature. Cette pelouse crée les espaces de transition entre les différents éléments. Sur ce sol l’oeil est situé juste au dessus du mur. On aperçoit donc le paysage extérieur, un paysage humain avec son village et ses champs. C’est une volonté de Scarpa, on le voit clairement dans un de ses dessins préparatoires. «I call it sacred ground because you have a beautiful panorama from inside whereas from outside you can’t see inside» Carlo Scarpa Ce double plancher crée une un dualité entre deux perceptions, une ancrée dans le sol, l’autre encore en contact avec le monde humain, l’humus et la vie qui s’y développe. Cela pose aussi la question d’une certaine tectonique.
En effet, l’inclinaison du mur crée une continuité entre l’enceinte et le sol extérieur. Le sol semble se soulever. A l’intérieur, le sol plonge dans les profondeurs de la terre. Il y a comme deux plaques tectoniques, deux continents qui se rencontrent. Ce sont ici deux mondes, celui du profane, de la vie quotidienne, celui du sacré, le monde des morts. A la rencontre des deux c’est la rupture, d’un côté un affleurement, de l’autre une faille. Comme si le monde sacré était venu émerger des profondeurs pour affleurer momentanément a la surface du monde vivant. Cette affirmation de la limite permet a Scarpa de créer l’enceinte sacrée. Au moyen age, le plan tracé au sol constituait déjà un acte sacré. «l’oblicité du mur lui permet de maintenir, de qualifier l’espace sacré de cimetière.» Richard Scoffier au cours de la conférence ou commence l’architecture donnée au pavillon de l’arsenal le 12 mars 2011
On retrouve ses caractéristiques dans le traitement de ce mur, les deux faces son traitées de manière différente. A l’intérieur, le mur possède une surface lisse et blanche découpée en rectangles géométriques. L’articulation avec le creux se fait par l’utilisation du module de 5,5 x 5,5 cm en décalages progressifs dont l’utilisation est généralisée au tombeau Brion. Cela devient une discipline mathématique qui, appliquée en multiples et sous multiples crée une matrice générative. En revanche, l’extérieur du tombeau est traité de façon plus brutale. Le béton est laissé brut face aux intempéries. La nature s’y développe. La surface est rugueuse.
Dans le même ordre d’idée, la végétation prend possession de la face extérieure du mur. Aujourd’hui cette végétation envahit complètement le mur à certain endroits. Elle participe aux interprétations déjà énoncées, lisse/rugueux, espace vivant/espace sacré, camouflage. Mais cette végétation donne aussi une conscience de temporalité. Avec le temps, le cimetière semble appelé a disparaître sous la nature qui reprend ses droits. Le lieu retrouvera son état originel. Cet aspect ouvre un champs de réflexions métaphysique, propre a la méditation particulière d’un lieu ou s’effectue le culte des morts. On pense aussi au temples hindous perdus dans la jungle.
De l’extérieur l’enceinte se présente aussi par ses refends. Elle semble hérissée, sa surface est ponctuée par ces éléments verticaux, le mur devient piquant. Cette agressivité affichée, est celle de soldats en faction qui veillent sur le cimetière. L’espace sacré est gardé. Les refends projettent aussi une ombre sur le mur qui se déplace au cours de la journée.
rugueux lisse
Aux angles, les deux murs se rencontrent dans un détail particulier. Ici le mur semble se défragmenter, se décomposer pour se croiser. Au sein de la forte interiorité donné par le mur, il apparait soudainement une transparence sur l’exterieur. Il se créer un double mouvement, d’un coté l’espace est contenu, d’un autre il fuit et s’échappe aux angles.
La particularité principale de ce mur est sa direction : le mur est oblique. Interrogeons cette direction. Et, dans un jeu de l’esprit, prolongeons le mur, prolongeons ces directions. Les murs opposés semblent former ainsi un espace intérieur pyramidal renforçant l’intériorité sacrée. La pyramide est un objet puissamment symbolique, elle fut un temps la demeure mortuaire des Pharaons en Egypte. Ces nombreuses références que fait Scarpa a des édifices sacrés d’autres civilisations ne semble pas être inconscient, selon ses propres mots : «Le tombeau ou le sarcophage comme on pourrait dire [...]» Carlo Scarpa Les murs semblent désigner un point imaginaire, ils tendent vers un objectif abstrait situé au dessus. Il semblerait tendre vers un au delà. Cette direction est appuyé notamment par certain éléments comme l’édicule des grands parents. On remarque que cette élévation spirituelle en pyramide se retrouve dans le plafond de la chapelle, au dessus du Christ en croix.
Ces quelques interprétations possibles, loin de nous apporter un éclaircissement certain, nous montrent la complexité du travail de Carlo Scarpa. Il développe dans le projet du tombeau Brion une force mystique qui se traduit jusque dans les moindres détails.
Croquis personnels
Bibliographie - Carlo Scarpa, Yukata Saito, édition Naomi Miwa, 1997 - Carlo Scarpa, La pensée, le dessin, les projets, Mario Antonietta Crippa, édition Pierre Mardaga, 1984 - Carlo Scarpa, l’architecture dans le détail, Bianca Albertini et Sandro Bagnoli, édition Pierre Mardaga, 1988 - Carlo Scarpa opera completa, Francesco dal Co et Giuseppe Mazzariol, édition Electa, 1984 - Carlo Scarpa, Sergio Los, édition Taschen, 1994
Revues - GA Documenti n21, 1988 - A+U extra édition, 1985