Cet ouvrage est publié dans le cadre du quatrième centenaire de la naissance d’André Le Nôtre et accompagne l’exposition qui se tient au Jeu de paume du Domaine de Chantilly du 12 avril au 7 juillet 2013, avec le soutien de la Caisse d’épargne de Picardie.
Cet ouvrage a été publié avec le soutien du Cercle des entreprises mécènes du Domaine de Chantilly.
Le Domaine de Chantilly assure de sa reconnaissance les mécènes qui ont permis la restauration des plans des xviie et xviiie siècles de Chantilly : La Fondation des Parcs et jardins de France (no 14, 18 et 200)
es Amis du musée Condé (no 19, 20, 135, 140, 202, 204 et 205) qui ont également restauré L le tableau de Jean-Marie Nattier (no 194)
Pages précédentes P. 1 – Les jardins et le château de Chantilly, vue aérienne. © Jean-Louis Aubert P. 2-3 – Le Château de Chantilly © Béatrice Lécuyer-Bibal P. 3-4 – Le Grand Degré, le parterre de Le Nôtre et la statue du Connétable Anne de Montmorency © Béatrice Lécuyer-Bibal
Ouvrage réalisé sous la direction de Somogy éditions d’art Conception graphique : Marie Donzelli Contribution éditoriale : Sandra Pizzo Fabrication : Michel Brousset, Béatrice Bourgerie et Mélanie Le Gros Suivi éditorial : Astrid Bargeton
© Somogy éditions d’art, Paris, 2013 ISBN 978-2-7572-0638-6 Dépôt légal : avril 2013 Imprimé en Italie (Union Européenne)
André Le Nôtre et les
jardins de Chantilly aux xviie et xviiie siècles Nicole Garnier-Pelle Assistée d’Astrid Grange
Préfaces de Gabriel de Broglie, chancelier de l’Institut de France, et de S.A. l’Aga Khan, président de la Fondation de Chantilly
Remerciements Nous voudrions remercier tous ceux qui ont permis la célébration à Chantilly du quatrième centenaire de la naissance de Le Nôtre : Marie-Bénédicte Astier-Dumarteau, Gérard Auguier, Jean-Pierre Babelon, Marc-Alexis Baranes, Roger Bechet, Philippe Bélaval, Élisabeth Belmas, Yves et Annabel Bienaimé, Olivier Bosc, Alison Botterill, Patricia Bouchenot-Déchin, Harry Bréjat, Serge Briffaud, André Bruneau, Hervé Brunon, Yves Buck, Luc Camino, Roland Cardot, Claude Charpentier, Géraldine Chopin, Olivier Damée, Maxime Dargaud-Fons, Georges Farhat, Léa Ferrez-Lenhard, Claire Fons, Jean-Louis Fraud, Sarah Gillois, Emmanuelle Heaulmé, Christine Kayser, Jérôme de La Gorce, Gabriela Lamy, Marie Lemaire, Stéphanie Letrain, Stéphanie Méséguer, Jérôme Millet, Monique Mosser, Candice Nancel, Frédéric Nancel, Nicolas Neumann, Patrick Offenstadt, Laurent Parain, Florent Picouleau, Cameron Rashti, Philippe-Georges Richard, Aurélia Rostaing, Marina Rouyer, Béatrix Saule, Peter Trowbridge, Didier Wirth.
Restauration des arts graphiques : Hélène Bartelloni, Laurence Caylux, Sophie Chavanne, Christelle Desclouds, Isabelle Drieu La Rochelle, Régis Fromaget, Anna Gabrielli, Laurence Lamaze, Sophie Lennuyeux-Comnène, Ève Menei, Marie-Christelle Poisbelaud. Restauration des peintures : Florence Adam et Juliette Mertens. Restauration des cadres en bois doré : Marie Dubost. Scénographie : Decoral (Patrick Bazanan et Valéry Sanglier).
SOMMAIRE
Préface de Gabriel de Broglie, chancelier de l’Institut de France Préface de S.A. l’Aga Khan, président de la Fondation de Chantilly
I. LES JARDINS DE CHANTILLY AU XVIIe SIÈCLE André Le Nôtre (1613-1700), un inconnu célèbre L’art des jardins au temps de Le Nôtre Le Nôtre et Chantilly Prédilection de Le Nôtre pour Chantilly L’entourage de Le Nôtre et les méthodes de travail Chantilly avant Le Nôtre Le début des travaux : création du Grand Parc (1662-1663) Le parterre de l’Orangerie (1663-1664) Le Grand Parterre (1665-1666) Les grands axes et l’entrée du château (1673-1674) La cascade et la tête du canal La maison de Sylvie La partie occidentale du parc et ses fontaines Les cascades de Beauvais Les fontaines occidentales du parc Les Grandes Cascades Treillages et topiaires : le traitement du végétal La Faisanderie La Ménagerie (1683-1689) Le pavillon de Manse (1677-1679) et l’hydraulique du parc Le jardin fleuriste
10 11
14 18 20 22 23 28 34 42 51 55 68 70 77 78 84 88 93 101 106 114 120
Les fêtes et les divertissements à Chantilly au xviie siècle Les illuminations et les feux d’artifice Le Labyrinthe Autres divertissements de Chantilly Un genre artistique au xviie siècle : les vues de jardins Les jardins de Chantilly et la littérature du xviie siècle
123 125 126 138 140 142
II. LES JARDINS DE CHANTILLY AU XVIIIe SIÈCLE Le duc de Bourbon (1692-1740) et les jardins de Chantilly au début du xviiie siècle 148 L’aménagement du Petit Parc par le duc de Bourbon 154 Jeux et divertissements dans le parc de Chantilly au xviiie siècle 168 L’île d’Amour et l’île des Jeux 188 Traîneaux et patinage 194 Le pavillon de l’Eau minérale 196 Le prince Louis-Joseph (1736-1818) et les jardins de Chantilly dans la seconde moitié du xviiie siècle 200 Le temple de Vénus 207 Le jardin anglo-chinois et le Hameau (1772-1775) 209
Chronologie 218 Bibliographie sommaire 220 Notes 221 Crédits photographiques 224
Préfaces « Souvenez-vous de tout ce que vous avez vu de jardins en France, Versailles, Fontainebleau, Vauxle-Vicomte et les Tuileries, et surtout Chantilly » : par ces mots écrits en 1698, peu avant de mourir, Le Nôtre marquait sa prédilection pour le domaine de Chantilly, aujourd’hui propriété de l’Institut de France. Fier de sa création, le créateur du jardin à la française expliquait comment il y avait tout « conduit jusqu’à sa dernière avenue et entrée » et s’attardait à commenter les aménagements conçus à partir de 1662 pour le plus grand chef de guerre du xviie siècle et l’un des principaux amateurs d’art de son temps, le cousin du roi Louis XIV, Louis II de Bourbon, prince de Condé, dit le Grand Condé. Plus que les résidences royales de Versailles ou de Fontainebleau, plus que Vaux-le-Vicomte, dessiné pour le surintendant Nicolas Fouquet, Le Nôtre aimait ce site, pourtant ingrat à première vue : en arrivant à Chantilly en 1662, le jardinier de Versailles avait trouvé une vallée marécageuse, un ensemble de bâtiments hétéroclites et asymétriques formé d’un château encore médiéval contrastant avec un palais de la Renaissance situé en contrebas, bref un lieu hostile à l’ordre, à la raison et à la symétrie chers au classicisme français. Mais Le Nôtre avait compris que le grand atout de Chantilly résidait dans ses eaux : le génie du grand paysagiste allait lui permettre de domestiquer sources, rivière, douves, étangs… Chantilly est un « miracle des eaux », selon l’expression de Raymond Cazelles, et, de tous les jardins de Le Nôtre, celui où la superficie des eaux est la plus grande. Ceci, joint à la démesure du Grand Condé, en rivalité avec son royal cousin, fit de Chantilly un lieu d’exception, ce qu’il est toujours : le Grand Canal surpasse en longueur celui de Versailles, les eaux « ne se taisent ni jour ni nuit », comme l’écrivit Bossuet dans l’oraison funèbre du Grand Condé, qui est « dans son apothéose à Chantilly ». L’exil forcé de M. le Prince sur ses terres cantiliennes l’incita à y convier des hôtes de marque : les plus grands écrivains classiques français se rendirent à Chantilly, de La Bruyère à La Fontaine, de Mme de La Fayette à Mme de Sévigné ou à Molière. Les jardins étaient le cadre de fêtes fastueuses, de feux d’artifice princiers ; ils devaient impressionner, amuser, surprendre : le visiteur arrivant à Chantilly par la grille d’honneur monte vers le château par une rampe majestueuse, avant de découvrir d’un seul coup, arrivé en haut de la terrasse, les parterres à la française, les miroirs d’eau, le Grand Canal. C’est un théâtre qui surgit sous nos yeux, et comme au théâtre tout n’est qu’apparences : les allées paraissent rectilignes, mais en fait sont évasées pour donner une impression d’infini. Des « jardins d’illusion », comme l’a écrit Hamilton Hazlehurst. Ces jardins, donnés à l’Institut de France en 1886 par Henri d’Orléans, duc d’Aumale, nécessitaient d’importants travaux de restauration ; ils ont été accomplis en 2009 pour les parterres et en 2012 pour les fontaines de Beauvais par la Fondation de S.A. l’Aga Khan, qui a parfaitement conçu, dès 2006, que l’admirable restitution des splendeurs de Chantilly qu’il entreprenait devrait en toute priorité comprendre « [l]es bois, [l]es pelouses, [l]es eaux », selon le testament du duc d’Aumale, et que, pour la délectation des amateurs, il fallait en cette année Le Nôtre compléter le beau livre de Nicole Garnier-Pelle sur Le Nôtre pour qu’il devienne « le livre des eaux de Chantilly ».
Gabriel de Broglie chancelier de l’Institut de France
Proposer quelques mots, aux côtés de Monsieur le chancelier de l’Institut de France, en préface au magnifique ouvrage de Madame Nicole Garnier-Pelle, conservateur général du patrimoine chargé du musée Condé, est un grand plaisir pour moi. Après des années consacrées à la restauration du Domaine de Chantilly, la célébration par la France du 400e anniversaire de la naissance d’André Le Nôtre m’offre l’occasion de dire toute mon admiration pour l’un des pères de l’architecture paysagiste en Europe. Comme l’immense majorité de ceux qui connaissent son œuvre, je suis pénétré de son importance, non seulement en ce qu’elle est inséparable de l’histoire de France, mais aussi pour le souffle dont elle a marqué la très ancienne et très profonde histoire des grands parcs et jardins. Par tradition familiale et culturelle, j’ai reçu en partage le goût de ces jardins qui illustrent le respect de la nature et la mise en valeur de l’eau. Du fait de cet héritage, les parcs et jardins qui marient jeux de verdure et jeux d’eau me sont particulièrement chers, ce qui explique mon éblouissement devant ce que Le Nôtre a accompli, notamment à Chantilly. Erik Orsenna, de l’Académie française, a dit bien mieux que je ne le pourrais ce que je ressens. Dans son ouvrage Portrait d’un homme heureux, consacré à Le Nôtre, il écrit en effet à propos du parc du Domaine de Chantilly : « Enfin un jardin dont le château n’est pas le maître ! » La Fondation pour la sauvegarde et le développement du Domaine de Chantilly, que j’ai le grand honneur de présider, a cherché à respecter cet équilibre que les grands concepteurs du domaine, au premier chef André Le Nôtre, ont voulu établir entre le patrimoine paysager et le patrimoine architectural, unissant ainsi de façon indissoluble la création naturelle et les créations de l’homme. Rien n’est jamais achevé et les générations qui nous suivront devront veiller sur ces grandes œuvres du passé et créer les leurs, comme leurs aînés ont tenté de le faire. Alors, pour reprendre la métaphore par laquelle le grand Voltaire conclut son Candide : il faut cultiver notre jardin ! Je remercie Madame Garnier-Pelle de nous avoir montré comment Le Nôtre a suivi cette voie. Enfin, je suis heureux que cette préface me donne l’occasion de la saluer aussi pour sa proposition, soutenue par la Fondation, d’enrichir son ouvrage publié en l’an 2000 sur André Le Nôtre et les jardins de Chantilly au xviie siècle par une nouvelle étude consacrée à l’évolution des jardins au xviiie siècle et au développement des jeux.
Son Altesse l’Aga Khan président de la Fondation de Chantilly
les jardins de chantilly au xviie siècle
André Le Nôtre (1613-1700) un inconnu célèbre Né en 1613 aux Tuileries, André Le Nôtre grandit dans une famille de jardiniers et de dessinateurs du roi. Sa famille, originaire des environs de Blois, est arrivée à Paris dans les bagages de Catherine de Médicis. Pierre Le Nôtre (v. 1540-1601), le grand-père d’André, successivement maître jardinier, jardinier du roi puis juré de la communauté des maîtres jardiniers, n’a qu’un seul fils, Jean Le Nôtre (v. 1575-1655), qui prend sa succession aux Tuileries et devient dessinateur des jardins du roi. Désormais bourgeois de Paris, de la paroisse Saint-Germain-l’Auxerrois, Jean Le Nôtre épouse Jeanne-Marie Jacquelin, d’une famille de maîtres jardiniers parisiens, et a de ce mariage, outre André, trois filles, Françoise, Élisabeth et Marie. Françoise épouse en 1620 Simon Bouchard, responsable des orangers des Tuileries, charge qui sera transmise à ses enfants à sa mort en 1638. Élisabeth épouse en 1625 Pierre Desgots (v. 1600-1675), lui aussi jardinier des Tuileries, qui sera un proche collaborateur de son beau-frère André Le Nôtre ; leur fils Pierre II Desgots (v. 1630-1688), auteur du plan de Chantilly réalisé vers 1673, suivra pour son oncle la plus grande partie des travaux de Chantilly, comme en témoigne une lettre autographe conservée dans les archives des Condé à Chantilly ; le fils de Pierre II, Claude Desgots (1658-1732), après son retour de l’Académie de France à Rome, travaillera également pour son grand-oncle1. Le Nôtre, quant à lui, épouse en 1640 Françoise Langlois. Parmi les témoins figurent François de Montigny, sieur de Congis, capitaine et gouverneur du château et du parc des Tuileries, son beau-frère Pierre Desgots, jardinier des Tuileries, et Michel Le Bouteux, jardinier du duc de Vendôme, qui interviendra à Chantilly en 1689-1690. Aucun des trois enfants d’André Le Nôtre ne lui survivra, et celui-ci travaillera volontiers avec ses neveux et l’ensemble de sa parentèle. Le Nôtre commence sa formation par un passage dans l’atelier de Simon Vouet, premier peintre du roi Louis XIII. Il y rencontre le peintre Charles Le Brun et le sculpteur Louis Lerambert, avec qui il travaillera par la suite à Vaux-le-Vicomte et à Versailles. Dès 1635, il est premier jardinier de Monsieur, frère du roi, au Luxembourg, où il rencontre François Mansart. En 1637, à vingt-quatre ans, il obtient la survivance de la charge de son père. Il commence à travailler aux Tuileries, où il demeurera jusqu’à sa mort, transformant complètement le jardin. Les travaux de l’orangerie de Fontainebleau lui permettent de se faire remarquer par le surintendant des Finances Nicolas Fouquet, qui fait appel à lui pour Vaux-le-Vicomte (1656-1661). Il y travaille aux côtés de son ami Charles Le Brun et de l’architecte Louis Le Vau. La vue de Vaux, lors de l’inauguration en 1661, suscite la jalousie du jeune roi Louis XIV ; vingt jours plus tard, Fouquet est arrêté pour malversation. 14 – André Le Nôtre (1613-1700) et les Jardins de Chantilly aux xviie et xviiie siècles
Désormais, la carrière de Le Nôtre comme de toute l’équipe de Vaux se déroule essentiellement au service du roi, à Versailles bien sûr, mais aussi à Trianon, à Marly, à Saint-Germain, à Fontainebleau, aux Tuileries, ou encore à Clagny chez Mme de Montespan, où il aurait recommandé au roi l’architecte Jules Hardouin-Mansart (1646-1708). Il travaille aussi à Meudon pour Louvois puis pour le Grand Dauphin, à Saint-Cloud pour Monsieur, duc d’Orléans, à Sceaux pour Colbert, et bien sûr à Chantilly pour le Grand Condé. Le Nôtre se rend en Italie en 1679, avec l’autorisation du roi, qui le charge d’examiner sa statue équestre par le Bernin et de décider s’il doit l’accepter ou non. Il est aussi mandaté pour choisir les œuvres d’art qui doivent être copiées par les pensionnaires de l’Académie de France à Rome pour les demeures royales. Selon les témoignages de l’époque, il aurait été déçu par les jardins italiens, mais admire les places, les fontaines, les églises, les palais et les tableaux. Il est reçu par le pape Innocent XI, qu’il va jusqu’à embrasser avec sa bonhomie habituelle. Le pape, enchanté, lui aurait demandé de nouveaux plans pour les jardins du Vatican, et plusieurs princes romains font de même. Il est moins sûr qu’André Le Nôtre ait fait le voyage en Angleterre, bien que le roi Charles II l’ait demandé dès 1662 et qu’il ait travaillé aux jardins de Greenwich par l’intermédiaire d’Henriette d’Angleterre, sœur du roi et duchesse d’Orléans.
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Antoine Masson (1636-1700) d’après Carlo Maratta (1625-1713) Portrait d’André Le Nostre (1613-1700), 1692
Gravure au burin, premier état avant la lettre, avant les mots Parisiis 1692 et le titre Chevalier de l’ordre de Saint-Michel, qui n’est ajouté qu’en 1693 (R. Dumesnil 55). H. 0,445 m ; L. 0,348 m Chantilly, musée Condé, galerie de peinture XVI, P-1377
Ce portrait de Le Nôtre a été exécuté en 1692 d’après le tableau du peintre italien Carlo Maratta, conservé au château de Versailles.
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Les jardins de Chantilly au xviie siècle – 15
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Edme-Antony-Paul Noël dit Tony-Noël (1845-1909) André Le Nôtre (1613-1700), entre 1877 et 1882 Marbre. H. 1,98 m ; L. 1,83 m ; Pr. 0,945 m ; H. socle 1,44 m Inscription : CHANTILLY, LE NOTRE, 1684 Chantilly, parc du château, OA 4301
Cette statue, commandée par le duc d’Aumale en 1877 et achevée en 1882, se trouve sur le parterre de Le Nôtre au nord du château. Elle a été restaurée grâce aux American Friends of Chantilly.
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Plusieurs anecdotes sur la personnalité de Le Nôtre donnent une image modeste du contrôleur des bâtiments du roi, sorte d’image d’Épinal un peu caricaturale du « bonhomme Le Nôtre » qui est sans doute à revoir dans sa trop grande simplicité. Louis XIV apprécie tout particulièrement Le Nôtre, qui au fil des ans devient un de ses proches. Le roi le traite en ami et souffre de lui toutes les familiarités : Le Nôtre l’embrasse quand il part en campagne ou qu’il en revient. En 1675, il l’anoblit et veut lui donner des armoiries. Modeste, Le Nôtre réplique qu’il a déjà pour emblème trois limaçons couronnés d’une pomme de chou, et qu’il ne pourra renier sa bêche. Le roi le prend au mot – de fait, ses armoiries porteront trois limaçons d’argent. Louis ne peut se passer de lui. En 1677, il le fait venir au camp devant Cambrai, par simple amitié, en même temps que ses peintres de bataille Le Brun et Van der Meulen, qui viennent réaliser son portrait. Il lui fait amener un cheval de son écurie pour faire le tour de la ville assiégée. Lors de sa reddition, Le Nôtre assiste au défilé de la garnison aux côtés du souverain et, au moment de son départ, celui-ci l’honore d’une embrassade en lui recommandant « de se bien conserver », montrant ainsi un attachement quasi filial pour ce grand commis de l’État, et reconnaissant ainsi non seulement son génie, mais aussi sa probité et son désintéressement au-dessus de tout soupçon. En 1693, le roi le fait chevalier de l’ordre royal de Saint-Michel, réservé aux écrivains et aux artistes. En juillet 1700, un mois avant la mort de Le Nôtre, Louis XIV veut lui montrer les nouveaux jardins de Marly et lui fait préparer une chaise à porteurs à côté de la sienne. Le Nôtre, touché, s’écrie : « Ah ! Mon pauvre père, si tu pouvais voir un pauvre jardinier comme ton fils se promener en chaise à côté du plus grand roi du monde, rien ne manqueroit à ma joie ! » Selon ses premiers biographes, il décide en 1693 de se démettre de ses charges, trouvant le souverain trop présent dans la direction des travaux de ses jardins. « Il ne trouvait pas, écrit son beau-frère Pierre Desgots, que le plus grand roi du monde sût l’art des jardins aussi parfaitement que lui, et le disait sans se contraindre ; il disputa quelque temps, mais, voulant mettre une distance entre la vie et la mort, il résolut de se retirer et en demanda la permission au roi. » Celui-ci n’accepte qu’à la condition de le voir souvent et le fait loger au Grand Commun, en plus de sa chambre à Trianon et d’une maison à Versailles ; sa demeure principale est cependant toujours aux Tuileries. 16 – André Le Nôtre (1613-1700) et les Jardins de Chantilly aux xviie et xviiie siècles
Le Nôtre est un grand collectionneur. En septembre 1693, il donne à Louis XIV trente et un tableaux, vingt bronzes, neuf marbres, deux vases, six gaines et huit bustes ; parmi les tableaux, trois Poussin – Le Christ et la femme adultère, Saint Jean baptisant le peuple et Moïse sauvé des eaux (Louvre) –, un Dominiquin, sept œuvres de l’Albane, un Bruegel de Velours et deux Claude Lorrain, qui sont placés dans la chambre du roi à Versailles. André Le Nôtre meurt le 15 septembre 1700 dans sa demeure des Tuileries. Le Mercure galant de septembre 1700 commente sa disparition en ces termes : « Le Roy vient de perdre un homme rare, & zélé pour son service, & fort singulier dans son art, & qui luy faisoit honneur. C’est Mr. Le Nostre, Controlleur Général des Bastimens de Sa Majesté, Jardins, Arts et Manufactures de France. Le Roy l’avoit honoré de l’Ordre de Saint-Michel, pour marquer l’estime & la distinction qu’il en faisoit. Jamais homme n’a mieux sçu que luy tout ce qui peut contribuer à la beauté des Jardins, & l’Italie même en convient. Pour tomber d’accord de son grand sçavoir là-dessus, il ne faut que jetter les yeux sur les Jardins de Versailles & des Tuilleries, & l’on ne pourra refuser l’admiration que l’on doit à ses ouvrages. Il ne laissoit pas autant de couvert dans les Jardins dont il ordonnoit, qu’auroient souhaité de certaines gens, mais il ne pouvoit souffrir les vuës bornées, & ne trouvoit pas que les beaux Jardins dussent entièrement ressembler à des Forests. Il estoit estimé de tous les Souverains de l’Europe, & il y en a peu qui ne luy ayent demandé ses desseins pour leurs Jardins2. » Il est enterré à Paris, dans l’église Saint-Roch, dans la chapelle Saint-André. Son tombeau est orné de son buste qu’il avait commandé à Coysevox3. Un des rares portraits sûrs que l’on connaisse de lui est le tableau de Carlo Maratta, aujourd’hui conservé au château de Versailles. Maratta n’étant pas venu en France, le portrait semble bien avoir été peint à Rome en 1679, durant le séjour de Le Nôtre à Rome, où il retrouve son petitneveu Claude Desgots, alors pensionnaire de l’Académie de France à Rome. Peut-être le portrait a-t-il été terminé ou complété en France par une autre main après 1679, car le jardinier y porte une décoration ; or Le Nôtre n’est fait chevalier du Mont-Carmel et de Saint-Lazare qu’en 1681 et chevalier de l’ordre de Saint-Michel qu’en 1693. Une gravure (fig. 1) est réalisée en 1692 par Antoine Masson d’après ce portrait. En 1877, le duc d’Aumale (1822-1897), donateur de Chantilly à l’Institut de France, commande au sculpteur Tony-Noël pour le grand parterre à la française une statue du jardinier au travail (fig. 2), assis, déroulant sur ses genoux le plan du parc, face à la statue du Grand Condé par Coysevox, ainsi qu’un pendant représentant Molière, autre habitué de Chantilly à la fin du xviie siècle. Le 24 octobre 1878, le duc rend visite à Tony-Noël dans son atelier et y voit « Molière et Le Nôtre4 ». Ce travail est achevé en 1882 et le sculpteur reçoit la somme de 46 000 francs pour les deux statues.
Les jardins de Chantilly au xviie siècle – 17
L’art des jardins au temps de Le Nôtre Le nom d’André Le Nôtre demeure indissolublement associé aux jardins dits « à la française ». Cependant, le jardinier de Louis XIV n’est ni l’inventeur de ce type de jardins ni le seul de son époque à créer de tels espaces. L’un des premiers théoriciens du jardin d’agrément en France au xviie siècle est Jacques Boyceau de La Barauderie (v. 1560-1633), gentilhomme ordinaire de la chambre du roi et intendant des jardins sous Louis XIII. Son Traité du jardinage selon les raisons de la nature et de l’art (fig. 3) est publié en 1638, cinq ans après sa mort, par son neveu Jacques de Menours. Il comprend de nombreux modèles de parterre de « broderie » ; on y trouve entre autres ceux dessinés sous Louis XIII pour le jardin du premier château de Versailles, auquel a travaillé Jacques de Menours, pour le jardin de la reine au Luxembourg, pour les Tuileries, pour Saint-Germain-en-Laye. Ces parterres annoncent les grandes compositions ornementales de buis taillés se détachant sur des fonds de sable et de minéraux colorés, gravillons, briques ou marbres pilés, parfois encadrées de plates-bandes fleuries, et qui resteront l’une des caractéristiques majeures du style « à la française ». Ces planches conservent des réminiscences des jardins à compartiments développés par la Renaissance : absence de symétrie dans les motifs, petitesse du bassin central, étroitesse des allées, persistance d’une trame au quadrillage serré. Mais Boyceau introduit aussi des éléments plus novateurs : espaces en terrasse, ouverts sur l’horizon, non enclos de murs, et petites allées diagonales amorçant aux angles un effet rayonnant. L’étonnante complexité des motifs de rinceaux et d’arabesques aux volutes entrelacées est empruntée au vocabulaire des arts appliqués (orfèvrerie, broderie, dentelle, reliure) et semble irréalisable dans le monde végétal5. Claude Mollet (1557-1647) et son fils André (v. 1600-1665) appartiennent à une famille de jardiniers qui travaille pour les rois de France depuis Henri II jusqu’à Louis XV. André Mollet voyage dans toute l’Europe, dessinant des jardins pour la reine d’Angleterre ou pour la famille d’Orange près de La Haye, avant de revenir en France occuper un poste de premier jardinier du roi6 aux Tuileries. Il repart ensuite en Suède, où il demeure cinq ans, puis en Angleterre. En 1651, il publie son livre Le Jardin de plaisir, avant de faire paraître l’année suivante celui de son père, Théâtre des plans et jardinages. Après avoir parlé des terrains, des pépinières, des fruitiers, des greffes, des vignes, des légumes, des orangers, des citronniers, des myrtes et des jasmins, il décrit des jardins de perspective longue, avec des allées bordées de palissades. Il situe le potager à part et, surtout, il met bien en valeur une caractéristique essentielle du jardin baroque : la gradation par laquelle l’œil doit passer du parterre de broderie, où il y a le plus d’art, aux parterres de gazon, puis aux bosquets voisins des bois environnants, où la nature prend le pas sur l’art7. 18 – André Le Nôtre (1613-1700) et les Jardins de Chantilly aux xviie et xviiie siècles
Antoine-Joseph Dezallier d’Argenville (1680-1765), descendant d’une famille bourgeoise, se consacre à l’étude des arts et des sciences parallèlement à sa carrière de conseiller du roi. Il publie en 1742 une Histoire naturelle éclairée dans deux de ses parties principales, la lithologie et la conchyliologie, et est élu membre de la Royal Society en 1750. Son livre paru en 1709, La Théorie et la pratique du jardinage (fig. 4), a connu un grand succès et est réédité en 1742 ; sa longévité montre à quel point la France est longtemps restée fidèle à l’esthétique du jardin baroque. Si Le Nôtre est peu enclin à s’exprimer par la plume, ce sont les deux théoriciens Boyceau et Dezallier d’Argenville qui, l’un en amont, l’autre en aval, préparent puis décrivent et codifient son apport à l’art des jardins8.
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Jacques Boyceau de La Barauderie (v. 1560-1633) Traité du jardinage selon les raisons de la nature et de l’art, Paris, chez Michel Vanlochom, 1638 Chantilly, bibliothèque, XXI A III 11
Ce traité de jardinage publié une génération avant Le Nôtre prend en compte les apports de la Renaissance à l’art des jardins. Il comporte de nombreux modèles pour les parterres de « broderie », composés à l’aide de buis taillés, qui seront un des éléments majeurs du jardin à la française tel que Le Nôtre le mettra en œuvre à Versailles ou à Chantilly.
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4 Antoine-Joseph Dezallier d’Argenville (1680-1765)
La Théorie et la pratique du jardinage où l’on traite à fond des beaux jardins apellés [sic] communément les jardins de propreté, Paris, Mariette, 1709 Chantilly, bibliothèque, B II B 10
Le Nôtre n’a pas laissé d’écrits théoriques sur l’art des jardins. L’ouvrage publié en 1709 par Dezallier d’Argenville, amateur et curieux, est une sorte de résumé de la conception du jardin dit à la française tel qu’on pouvait l’imaginer à la mort de Le Nôtre.
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Les jardins de Chantilly au xviie siècle – 19
Le Nôtre et Chantilly La présence de Le Nôtre à Chantilly est discrète ; on ignore à quelle date précise – sans doute vers 1662 – le prince de Condé fait appel à lui. Son nom apparaît régulièrement dans les comptes de la maison de Condé – mais ils ne sont conservés qu’à partir de 1676 –, attestant de sa présence à Chantilly : le prince loue des chevaux pour le mener de Louvres à Paris avec le comte de Lussan, Morin, Gittard et Desgots9 ; il se rend à Chantilly le 18 juillet 1677 en carrosse avec Desgots10, puis les 18 et 21 septembre 167811 ; en 1677 et 1679, le prince de Condé lui octroie la somme de 2 200 livres12, alors que l’architecte Gittard touche 550 livres de gratification13. Ce sont surtout les correspondances des nombreux secrétaires ou intendants du prince de Condé qui, rendant compte à leur maître dans le moindre détail de l’avancée au jour le jour des travaux de Chantilly, nous permettent d’en savoir plus sur le rôle de Le Nôtre sur le domaine – d’où l’importance de la recherche menée dans les archives du musée Condé par le CEPAGE, groupe de recherche de l’École du paysage de Bordeaux, grâce au soutien du ministère de la Culture (direction de l’Architecture et du Patrimoine, mission Jardins), dont les premiers résultats ont été exposés lors du colloque international sur Le Nôtre organisé par ICOMOS en octobre 200014. En effet, Le Nôtre n’a pas publié d’ouvrages théoriques, et l’on conserve très peu de plans qui soient réellement de sa main15. Rares sont donc les documents qui nous permettent de nous faire une idée de sa personnalité ou de sa pensée. Les archives de Chantilly ne conservent que deux lettres signées de lui, adressées au Grand Condé. L’une, écrite en août 1682 (fig. 5), est une lettre de remerciements pour une charge de prieur octroyée par le prince à son jeune parent EustacheGeorge Le Prince. L’autre, adressée en 1683 au prince de Condé (fig. 6), a trait à l’achèvement du décor du Grand Degré, dont la sculpture va être confiée à Jean Hardy. Malheureusement, le dessin dont Le Nôtre annonce l’envoi n’est pas conservé.
20 – André Le Nôtre (1613-1700) et les Jardins de Chantilly aux xviie et xviiie siècles
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André Le Nôtre (1613-1700) Lettre écrite au prince de Condé, vers le 10 août 1682 Archives de Chantilly, papiers de Condé, série P, tome LXXXVII, août-novembre 1682, lettre n° 36
Par ce courrier de 1682, Le Nôtre remercie le Grand Condé pour une charge de prieur octroyée à l’un de ses jeunes parents : « Monseigneur, « Jamais l’honneur que je receu d’embrasser nostre Saint Perre le pape et de baiser sa mulle ne m’a fait tant de bien ny donné tant de joye que celle que je ressenty par la bonté que vous eu de me donner le bénéfice que Vostre Altesse a refusé à tant de testes couronnées pour me gratifier de ce présent que je vous seray toute ma vie, Monseigneur, très respectueusement obligé et le petit prieur prira Dieu continuellement pour vostre prospérité et santé et moy je continurez à eslever mes pensez pour l’embeslisemen de vos parterres, fontaines, cascades de vostre grand jardin de Chantilly comme estant avec respect, Monseigneur, de Vostre Altesse « Le plus humble et le plus obéissant serviteur. « Le Nostre. » 5
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André Le Nôtre (1613-1700) Lettre écrite au prince de Condé, 21 septembre 1683 Archives de Chantilly, papiers de Condé, série P, tome XCII, septembre-novembre 1683, lettre n° 184
Cette lettre de Le Nôtre au Grand Condé de septembre 1683 accompagne le projet dessiné par le jardinier pour le Grand Degré, un escalier monumental reliant la terrasse du Connétable au parc : « Monseigneur, « Voilà tout ce que je puis faire pour l’ornement du bas de vostre grand escallier. Je souhaitte qu’il puisse vous plaire autant qu’il me fait. Le Fleuve se fera de stuc, le reste de mesme. Bertier posera la voutte, toute de roche. La urne jettera autant d’eau que vous en voudrez donner ; les pieds des figures de mesme. Il ne faut que trois jets ainsy qu’il soit marqué. Cette ouvrage ce peut faire en peu de temps et de despence. Le sculpteur en a bien envy de la faire et moy d’assurer à Vostre Altesse que je suis avec respects, Monseigneur, « Vostre très humble et très obéissant serviteur, Le Nostre « Ce 21me 7bre 1683. » 6
Les jardins de Chantilly au xviie siècle – 21
Prédilection de Le Nôtre pour Chantilly Outre ces deux courriers, une autre lettre concernant Chantilly marque toute l’importance qu’attache alors Le Nôtre à ce domaine. Parmi les nombreux jardins qu’il a dessinés en sa longue vie, il marque en effet sa préférence pour ceux de Chantilly dans sa correspondance avec le Hollandais William Bentinck (1649-1709), comte de Portland, surintendant des jardins royaux d’Angleterre et ambassadeur d’Angleterre en France de janvier à juin 1698. Celui-ci, qui est en contact avec le petit-neveu de Le Nôtre, Claude Desgots, visite en France la plupart des beaux jardins avant de retourner en Angleterre et ne manque pas de se rendre à Chantilly. Le Nôtre aurait aimé lui en faire découvrir lui-même les jardins. Le 21 juin 1698, il lui écrit : « Je vous ai cherché partout jusque à Chantilly » – ce qui date probablement l’un de ses derniers séjours chez le prince de Condé. Dans une lettre du 11 juillet 1698, il le remercie : « Jusqu’à Monseigneur le Prince quy m’a tesmoigné l’estime qu’il a eu de vostre visite et les louanges que vous avez fait sur la beauté de tout Chantilly ; aussy vous y avez été receu en roi, sy ma grande jeunesse eu pu me faire aller, je scay le plaisir que j’aurois fait à Son Altesse et j’aurois eu l’honneur de vous faire remarquer les beaux endroits et vous faire advouer que c’est un beau naturel de voir tombé une rivière d’une chute estonnante et fait l’entrée d’un canal sans fin. Il ne faut point demander d’où vient l’eau de ce canal. Pardonné, je m’emporterois sur beaucoup de chose, ayant tout conduit jusqu’à sa dernière avenue et entré en sortant de la forêt pour venir sur la terrasse ce quy se voie du coup d’œil sur le bord du Grand Escalier. […] Souvenez-vous de tout ce que vous avez vu de jardins en France, Versailles, Fontainebleau, Vaux-le-Vicomte et les Tuileries, et surtout Chantilly16. » Ces derniers mots marquent nettement la prédilection du vieux jardinier pour Chantilly, qu’il place au-dessus des principaux sites pour lesquels il a travaillé, notamment pour le roi. Cette lettre indique aussi que Le Nôtre y a « tout conduit jusqu’à sa dernière avenue », et que le dessin des allées de la forêt doit également lui être attribué.
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L’entourage de Le Nôtre et les méthodes de travail Le Nôtre est appelé à Chantilly vers 1662. Il n’y vient pas seul mais avec une véritable équipe formée de ses parents, amis et collaborateurs. Les éléments manquent sur sa manière de travailler et sur sa collaboration avec son entourage proche17. De la même manière que l’on ne connaît que très peu de plans sûrs de la main de Le Nôtre et de rares autographes, on ne peut qu’imaginer sa méthode de travail. Parmi ses principaux collaborateurs figurent son beau-frère Pierre I Desgots et son neveu Pierre II Desgots, puis à partir de 1690 son petit-neveu et élève Claude Desgots. Ce dernier est à partir de 1675 pensionnaire de l’Académie de France à Rome, où son grand-oncle le retrouve lors de son voyage en Italie en 1679 ; il deviendra en 1717 membre de l’Académie d’architecture. Pierre I et Pierre II Desgots apparaissent dans les comptes et la correspondance du prince de Condé plus fréquemment que Le Nôtre lui-même : « A M. Desgots, la somme de 186 livres pour les voïages qu’il a faits à Chantilly depuis le XVIe septembre 1678 jusqu’au 8e juillet 167918. » De rares mentions dans les comptes nous en disent parfois long sur le souci du détail qui caractérise l’entourage de Le Nôtre. Ainsi, en 1679, le prince de Condé rembourse « à M. Desgotz 18 livres qu’il a déboursez pour six paires de cizeaux qu’il a acheptez pour couper les chenilles qui se mettent sur les arbres de Chantilly19 ». Lors de la construction de la machine de Manse, Desgots fait de fréquents voyages avec l’ingénieur Jacques de Manse à Chantilly, notamment le jour de la Toussaint 1678, le 1er avril 1679 et les 28-29 octobre et 1er novembre 168020. À la mort de Le Nôtre, en septembre 1700, le Mercure galant écrit : « Mr. D’Egos, son Neveu, succède à la Charge de Controlleur général des Bastimens, dont le Roy avoit bien voulu luy accorder la survivance avant la mort de Mr. Le Nôtre. Il est aussi Dessinateur des Jardins de Sa Majesté, qui luy vient de donner deux mille livres de pension. Il est fort habile & fort estimé. Il n’y a pas longtemps qu’il a fait un voyage en Angleterre, où il a fait travailler aux Jardins de Sa Majesté Britannique, qui l’a renvoyé avec beaucoup de loüanges & de présens. » Un autre collaborateur et parent de Le Nôtre, Michel Le Bouteux fils, travaille également à Chantilly. Son père a aidé le jardinier dans l’aménagement du jardin du Trianon de porcelaine. La présence du père et du fils est attestée à Trianon par un plan de 1680 ainsi légendé : « Plan général de Trianon fidèlement toissé, plombé et inventé pour le Roy, par le Sr Bouteux père, levé et dessigné par le Sr. Bouteux son fils 1680. » Le Bouteux fils collabore également avec Le Nôtre sur l’aménagement du château de Louvois, près de Reims, dont il fait et grave le plan. Strandberg21 affirme que Michel Le Bouteux fils s’est consacré surtout à la profession de dessinateur, tout en publiant différentes mentions qui montrent clairement que, au sein de l’équipe de Le Nôtre, son père était le spécialiste des fleurs. Ainsi, en 1674, Colbert donne des consignes au contrôleur Lefebvre pour l’entretien des jardins : « Visiter souvent Trianon, voir que Bouteux aye des fleurs pour le roi tout l’hiver. » C’est d’ailleurs à propos de fleurs qu’il semble intervenir à Chantilly Les jardins de Chantilly au xviie siècle – 23
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Jean-Baptiste de La Quintinie (1626-1688) Lettre écrite de Versailles au prince de Condé, 28 août 1684 Archives de Chantilly, papiers de Condé, série P, tome XCVI, juin-septembre 1684, lettre n° 184-185
« De Versailles ce 28 aoust 1684, « Monseigneur, « Je suis trop glorieux de l’honneur que V.A.S. me fait de m’escrire & de m’ordonner d’aller à Chantilly, pour manquer à me tenir prest à faire ce petit voyage d’abord que le Roy sera parti d’icy, et ainsy j’espère avoir l’honneur d’aller rendre mes devoirs à V.A.S. le 20 de ce mois, je continue d’estre avecq tout le respect et tout le zèle possible, « Son très humble & et très obéissant serviteur, « De La Quintinye. »
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pour le prince de Condé : « M. Le Bouteulx » est cité dans les comptes de 168922 pour avoir fourni des fleurs pour Chantilly. En 1690, il fournit encore des plants de « thin » [sic] et de marjolaine ainsi que des oignons de tulipes et reçoit une gratification de 300 livres « pour tous les voïages qu’il a faits à Chantilly pour visiter les orangers23 ». À ces proches collaborateurs de Le Nôtre s’ajoute Jean-Baptiste de La Quintinie (1626-1688), créateur du potager du roi à Versailles et auteur d’ouvrages sur les végétaux. À l’origine, La Quintinie étudie le droit et la philosophie à Poitiers. Il vient à Paris comme précepteur chez un haut magistrat, M. Tambonneau, dont il accompagne le fils en Italie. Revenu à Paris, il s’occupe de la direction du jardin de Tambonneau et se fait connaître par son intérêt pour l’agriculture. Il est bientôt appelé chez Fouquet à Vaux-le-Vicomte. Comme les autres membres de l’équipe de Vaux, on le retrouve ensuite simultanément à Versailles, où il devient jardinier du roi en 1665 puis intendant des jardins à fruits du roi en 1673, et à Chantilly, où en 1665 Bourdelot le dépeint dans une lettre au prince de Condé comme « habile à la culture des arbres » ; il travaille également pour Colbert à Sceaux, pour le duc de Montausier à Rambouillet. À sa mort, en 1688, il laisse un manuscrit intitulé Instructions pour les jardins fruitiers que son fils publie en 1690. La Quintinie est fréquemment mentionné dans les comptes des princes de Condé : il se trouve à Chantilly 24 – André Le Nôtre (1613-1700) et les Jardins de Chantilly aux xviie et xviiie siècles
du 18 au 21 septembre 1678 en compagnie de Le Nôtre et de Jacques de Manse24, et encore le 23 septembre 167925. Cette même année, le prince de Condé lui règle 33 livres « pour soixante-six poiriers qu’il a fait venir d’Orléans pour les potagers de S.A.S. à Chantilly26 ». En 1686, le prince donne au sieur Brunel 17 livres « pour quelques arbres qu’il a envoyez à Chantilly par ordre de Mr. de La Quintinie pour feu S.A.S.27 ». Par ailleurs, la correspondance des princes de Condé contient une lettre de La Quintinie au Grand Condé (fig. 7). Parmi les autres acteurs du chantier de Chantilly figure l’architecte Daniel Gittard (1625-1686), originaire de Blandy, près de Vaux-le-Vicomte. Fils de charpentier, il a un frère, également charpentier, qui travaille à Vaux-le-Vicomte. Élève de Le Vau, il édifie en 1655 à Paris le noviciat de l’Oratoire, rue d’Enfer. L’année suivante, il est architecte et ingénieur du roi, aux gages de 500 livres. En 1658, toujours à Paris, il bâtit le couvent et l’église des Bénédictines du SaintSacrement, rue Cassette. Il est présent sur le chantier de Chantilly jusqu’à sa mort. Jacques de Manse (1625-1703) a laissé son nom au pavillon de Manse, qui abrite la machine élévatoire destinée à faire monter les eaux de la vallée dans les réservoirs de la Pelouse afin d’alimenter les fontaines du parc. Il y a aussi un autre réservoir à l’est, apportant « aux jets du parterre et de l’Orangerie l’eau de la rivière de Senlis qu’une voûte y a amenée28 ». Ce personnage est mieux connu grâce aux recherches d’Éric Soullard et Yves Buck29. Issu d’une vieille famille de Montpellier où l’on est trésorier général de France de père en fils, il exerce cette charge depuis 1642 et possède un hôtel particulier toujours connu sous le nom d’hôtel de Manse. Intendant des gabelles à Montpellier et agent voyer, il est l’un des personnages les plus fortunés et les plus influents de la ville30. Son frère cadet, également prénommé Jacques (1628-1699), est avocat et sera lui aussi nommé trésorier général de France en 166331. Jacques (l’Aîné ?) est présent dans les comptes de Chantilly à partir d’avril-mai 167632 ; on l’y retrouve en 1678 aux côtés de Le Nôtre et de La Quintinie33. C’est surtout entre 1678 et 1681, années de réalisation de la machine hydraulique à laquelle il donnera son nom, que Jacques de Manse se rend à Chantilly : il s’y trouve le 1er novembre 167834, le 1er avril 167935 et en mai 167936 ; il se rend encore sur place le 4 novembre 167937, le 5 juillet 168038, le 6 octobre 168039, les 28-29 octobre et 1er novembre 168040, les 10, 14 et 18 septembre 168141, puis en avril 168442. Enfin, parmi les collaborateurs occasionnels de Le Nôtre, il faut mentionner le grand ingénieur Vauban, consulté pour l’installation des « ponts à bascule » de l’avant-cour. À côté de ces concepteurs, beaucoup plus modestes sont les jardiniers du prince ; ils apparaissent au hasard des correspondances ou des comptes. Le premier d’entre eux est Antoine Forest, qui travaille également pour le roi. C’est lui qui fournit et plante les arbres de toutes essences destinés aux bordures des allées. Pour cette tâche, le prince emploie également le vieux curé d’Hénouville, Le Gendre, qui a une charge de jardinier du roi. Richelieu l’a déjà fait travailler aux vergers de son château dès 1633. Il meurt en mai 1665 et Le Nôtre le remplace par La Quintinie. Le jardinier de l’hôtel de Condé, Robert de La Saussaye, intervient parfois à Chantilly. Jardinier du prince en 1674, il est le parrain du fils d’un garde du corps de ce dernier, baptisé le 28 janvier de cette année dans la chapelle du château – la marraine étant la fille de Claude Richard, le concierge du château. Il est encore « jardinier de l’hôtel de Condé » en 1683. On fait également parfois appel à Boivinet, jardinier de Saint-Maur, autre propriété du prince de Condé, qui reçoit une gratification de 275 livres « pour tous les voyages qu’il a faits à Chantilly à l’occasion du Labyrinthe que S.A.S. a fait faire43 » ; en 1690, il achète des plants pour Chantilly44. Ce sont encore Nicolas Dubuisson, « jardinier des fleurs de S.A.S. » de 1662 à 1670 ; Louis Marcon, ou Marquant, « jardinier des fleurs Les jardins de Chantilly au xviie siècle – 25
de l’Orangerie de S.A.S. » de 1674 à sa mort le 28 mai 1679, à quarante et un ans ; Pierre Bordier, « jardinier de S.A.S. » en 1674 puis « jardinier des fleurs de l’Orangerie » en 1683 ; ou Claude Perrier, « jardinier des fleurs » en 1675. On se marie entre soi dans ce milieu que l’on suppose très fermé. Ainsi, le 30 juillet 1679, Didier Renault, « jardinier de l’Orangerie et des fleurs de S.A.S. », se fiance avec la fille de Pierre Bordier, « aussi jardinier de S.A.S. » – mais le mariage est rompu et la jeune fille épouse finalement le jardinier de Villarceaux45 ; Adrien Bordier, autre jardinier cité dans les comptes de 169546, est probablement son parent. Enfin, François Poirée, « jardinier de Mgr le Duc à Sylvie », meurt âgé de trente-trois ans en 168347. Les jardiniers du prince de Condé à Chantilly ont chacun leur secteur : l’Orangerie, le Grand Parterre, les allées au-delà du canal, les jardins de Sylvie, les allées du parc de Sylvie, les bois et parterres entre le château et la Canardière. Ils reçoivent parfois des gratifications : ainsi Pierre, jardinier de Chantilly, en 168148 ; Milon, « Jardinier de Silvie à Chantilly », reçoit 440 livres pour cinquante-cinq orangers, huit grenadiers, cinquante-deux jasmins et six lauriers-roses qu’il a fournis au prince49 ; Jean Milloy, jardinier, reçoit 450 livres « pour l’entretien des jardins, routtes, et mail de Silvie, pendant les six derniers mois de l’année 168750 ». Quelquefois la main-d’œuvre manque et l’on va quérir du personnel ailleurs ; ainsi, les comptes mentionnent « le louage de trois chevaux pour trois jardiniers qui ont esté envoyés à Chantilly51 ». Le chantier de Chantilly ne semble pas avoir été aussi meurtrier que celui de Versailles ; on ne garde pas trace d’accidents tragiques ni de violentes épidémies comme celle qui dévasta les gardes suisses du roi tandis qu’ils creusaient la pièce d’eau – qui, depuis, porte leur nom en leur mémoire. Cependant, le prince de Condé appointe un chirurgien, le sieur Lejeune, qui reçoit en 1686 192 livres « pour avoir pansé les ouvriers qui ont été blessez en travaillant aux ouvrages de Chantilly depuis le 29 aoust 1684 jusqu’au dernier octobre 168652 » – ce qui en dit long sur le nombre d’accidents du travail, mais concerne peut-être davantage les chantiers d’architecture que les aménagements de jardins. On perçoit quelquefois un climat tendu sur le chantier, dû parfois au manque d’argent : les intendants se plaignent souvent de ne pouvoir payer les ouvriers, notamment les maçons limousins, et craignent, le mois de juillet venant, qu’ils ne partent faire les moissons, mieux rétribuées. Capital est donc le rôle des intendants du prince, dont le premier et le plus important est dom Louis Loppin, prieur de Mouchy puis abbé général de Cîteaux, qui surveille les travaux de Chantilly de 1662 à sa mort en 1670. L’intendant Hérault de Gourville puis Richard, « concierge » de Chantilly, lui succéderont. Constamment sur place, les intendants informent leur maître et surveillent la bonne exécution des travaux décidés par Le Nôtre et ses collaborateurs, qui ne font que passer sur le domaine, étant le plus souvent retenus à Versailles sur le chantier royal – on a envie d’écrire « sur le chantier rival », tant il semble y avoir émulation entre Chantilly et Versailles. On est en effet surpris par le parallélisme entre les éléments des deux parcs : BoisVert, Ménagerie, Faisanderie, Labyrinthe… jusqu’à la longueur du Grand Canal, qui ne cesse d’augmenter jusqu’à ce que Chantilly dépasse Versailles – 2,5 kilomètres contre 1,67 kilomètre ! Les échanges sont néanmoins fréquents entre les deux sites : Versailles fournit les services de ses fontainiers, expédie des plantes, confie pour la reproduction des espèces de cerfs rares, comme les cerfs à nez blanc ; Chantilly envoie des tilleuls, l’arbre fétiche du domaine, toujours présent sur les armes de la ville et peut-être à l’origine de son nom. 26 – André Le Nôtre (1613-1700) et les Jardins de Chantilly aux xviie et xviiie siècles
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8 Jacques I
Androuet du Cerceau (v. 1510-v. 1585) CHANTILLI. / LE PLAN DE TOUT LE CONTENU. PLANUM TOTIUS LOCI, planche tirée de Les plus excellens bastimens de France, 1579 er
Gravure sur cuivre. H. 0,268 m ; L. 0,393 m (cuvette) ; H. 0,36 m ; L. 0,43 m Chantilly, musée Condé, don Le Maresquier 1200, inv. 1971.3.1
L’ouvrage de Du Cerceau reste le plus précieux ensemble de documents sur les jardins en France entre 1560 et 1575. Il consacre sept planches à Chantilly à la fin du xvie siècle, au temps des Montmorency. Une planche donne le plan général du site après la construction du petit château par Jean Bullant pour le connétable Anne de Montmorency. La route de Paris menant vers la Picardie contourne la terrasse.
Les jardins de Chantilly au xviie siècle – 27