BELLE ENCORE et autres nouvelles (extrait)

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Ouvrage réalisé sous la direction de Somogy éditions d’art Directeur éditorial Nicolas Neumann Responsable éditoriale Stéphanie Méséguer Contribution éditoriale Copie Qualité Fabrication Béatrice Bourgerie et Mélanie Le Gros © Somogy éditions d’art, Paris, 2018 www.somogy.fr 978-2-7572-1432-9 Dépôt légal : septembre 2018 Imprimé en République tchèque (Union européenne)

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Louis-Antoine Prat

BELLE ENCORE

ET AUTRES NOUVELLES

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À N. NN.

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Il est bien vrai que tu as de coutume, D'entremĂŞler tes baisers d'amertume, Les donnant courts. Pierre de Ronsard, Les Amours, 1553

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SOMMAIRE

Ma photo avec Hitler

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Larmes du crime

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Tableaux : arrière-plan

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Derniers jours d’obscurité

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Belle encore

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La fusée d’adieu

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Seigneurs, dames, officiers, soldats, matelots, messagers, gens de suite 107 Comme Lénine à Smolny

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Manière de classer des images

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Douze lettres d’amour restées sans réponses

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L’approche de la perfection

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L’amour du ciel

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Charpie

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Un scribe, le jour d’avant

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Un portrait en double

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Nos morts

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MA PHOTO AVEC HITLER

Au moment où le groupe d’officiers aux longues capotes grises se détourna du spectacle, pour nous infiniment banal, que constituait la longue flèche métallique de la tour Eiffel, vue depuis l’autre rive de la Seine, perçant à travers le ciel clair du petit matin, ma tante me saisit fermement par la main, comme si elle eut été soudain dotée de pouvoirs magiques et que nous allâmes nous envoler sur-le-champ dans l’air pur et encore frais, empli de la paix légère et trouble qui, en ce vingt-six juin mille-neuf-cent-quarante, stagnait sur Paris. Mais finalement nous demeurâmes cloués au sol. Les hommes en costumes militaires s’en revenaient vers nous, s’interpellant à voix très fortes, formant cercle autour du plus petit d’entre eux, coiffé d’une large casquette ronde dont la visière, frappée des premiers rayons du soleil levant, renvoyait des éclairs un peu partout sur la surface de l’esplanade du Trocadéro. Après avoir remonté la rue en pente où nous habitions, ma tante et moi venions de passer devant le musée de l’Homme, que je connaissais déjà par cœur, et nous nous trouvions juste en bas des quatre marches que surplombe l’immense étendue dallée située entre les deux palais aux façades latérales flanquées de statues d’or, lorsque cette rencontre inattendue eut lieu. Guidés par le petit homme gris dont je pouvais distinguer maintenant la moustache noire taillée en cube, et qui donnait à son visage l’air d’une caricature mal achevée, les soldats se dirigeaient vers nous. 9

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Deux d’entre eux, coiffés de simples calots, et non, comme tous les autres, de casquettes rutilantes, ne cessaient de virevolter autour du groupe, tenant à la main de petites caméras de couleur verte qui ronronnaient gentiment jusqu’à ce qu’ils les remontent de quelques coups de poignet incroyablement énergiques. « Oh, là, là ! », soupira ma tante en me broyant les phalanges entre ses gros doigts humides, son autre main posée sur mon épaule avec une telle force qu’on eût dit maintenant qu’elle préférait me faire rentrer sous terre. Le petit militaire s’approchait de nous, ses compagnons se mirent à sourire avec amabilité, et les caméras s’emparèrent de nos visages, des deux côtés à la fois, au moment où il me tendait la main. J’avais sept ans, et j’étais plein de bonne volonté. Mes parents étaient morts tous deux, quinze jours plus tôt, mitraillés sur la route de l’exode : on m’avait retrouvé à six kilomètres de leurs cadavres, dans un champ où j’étais tombé d’épuisement après une course affolée, des poules échappées d’une ferme bombardée picorant tout autour de moi. Comme ma tante célibataire, et que je connaissais à peine, portait le même nom que mon père, l’Entraide Sociale parvint à la retrouver presque immédiatement, et ce fut ainsi que je m’installai chez elle à Paris, et que je rencontrai, ce matin où nous étions sortis si tôt de chez nous pour être les premiers à trouver une boulangerie ouverte, le conquérant qui visitait, pour la première et unique fois de sa vie, la plus belle, la plus désirée des villes qu’il aurait jamais en sa possession, Adolf Hitler dans toute sa gloire. 10

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« Oh, là, là ! », proféra de nouveau ma tante, pendant que l’objectif d’une des caméras se rapprochait lentement de son visage extatique et terrorisé. Sous la visière de mica noir, les yeux du Führer se relevèrent un instant vers elle, mais son corps demeura penché sur moi, pendant que nous échangions une longue poignée de main. Mon regard à moi, tel que je le retrouvai par la suite en d’innombrables occasions sur les films et les photographies qui devaient immortaliser cette rencontre, était empreint de confiance et totalement dénué d’acrimonie. J’avais les cheveux drus et trop longs, une mèche qui me retombait au coin de l’œil et que je relevai d’un geste dès qu’il m’eut lâché la main. Ma tante me tenait toujours par l’épaule, et j’entendis un des officiers qui lui demandait, dans un français presque parfait et sur un ton très poli, de bien vouloir décliner ses nom et adresse. Et ce petit garçon, c’était donc son fils ? Ah, son neveu ! Oui, la guerre était une chose terrible, mais c’était fini maintenant, une question de jours, tout allait rentrer dans l’ordre, il fallait tous ensemble songer à l’avenir, à la grande nation européenne qui allait sortir de ce malheur. Certainement, bredouilla ma tante, c’était peut-être un mal pour un bien, et je la sentis se détendre un peu. Hitler s’accroupit avec un gentil sourire, les genoux à demi ployés afin que nos deux visages se trouvent exactement à la même hauteur, et les caméras s’approchèrent encore plus près. Il me dit en allemand quelque chose que je ne compris évidemment pas, et me tapota la joue. Sur des bandes d’actualité, je l’ai revu faire le même geste, 11

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d’une totale authenticité, et empli d’une véritable affection, envers de très jeunes membres de la Volkssturm, presque des enfants de mon âge, mais c’était cinq ans plus tard, dans les ruines de la Chancellerie à Berlin, quatre jours avant qu’il ne se suicide. Mais son visage avait changé, c’était alors celui d’un vieillard tremblant, griffé par la folie, alors que l’Hitler que j’ai rencontré, moi, en ce jour qui fut l’un des premiers du bel été milleneuf-cent-quarante, me fit penser un instant à celui du père que je venais de perdre : un petit homme qui n’avait l’air de rien, facilement perdu dans une foule, et d’une scrupuleuse honnêteté envers sa famille, un homme qui ne m’avait jamais fait peur. Lorsqu’il se détourna et traversa l’avenue totalement déserte en direction des deux immenses Mercedes décapotables garées à l’aplomb de la statue du maréchal Foch, le plus grand des officiers de sa suite revint en courant sur ses pas pour dire encore quelque chose à ma tante. « Oh, là, là », répéta celle-ci pour la troisième et dernière fois, et elle ne trouva plus un mot à dire, jusqu’à ce que nous découvrissions, en bas de l’avenue Raymond-Poincaré, une boulangerie où il restait quelque chose à acheter. Au retour, pendant que le gros pain au goût bizarre que nous venions d’acquérir diminuait par les deux bouts, tant l’émotion nous avait creusé l’estomac – ou peut-être était-ce déjà l’angoisse des privations à venir, le pressentiment de ce châtiment que les Français sentaient imminent, mais dont aucun n’imaginait alors l’inconcevable dureté et la non moins extraordinaire pérennité – elle me fit jurer de ne jamais 12

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parler de cette rencontre à personne. Le serment que je prêtai alors m’emplit d’une amère désolation. Pendant la guerre, j’ai appris à aimer ma tante : c’était une de ces personnes simples et dénuées de raffinement dont les époques dangereuses n’entament pas la capacité de survivre. Elle croyait excuser ses actes, même les plus désagréables ou les plus maladroits, en répétant toujours la même phrase : « Je fais ce que je dois faire. » Ainsi quand elle me punissait avec trop de rigueur, ou qu’elle se montrait particulièrement dure envers ses rares relations. Mais jamais elle n’invoqua la difficulté des temps pour se soustraire à une quelconque obligation envers moi. Pourtant, j’ai aujourd’hui la conviction que la vie de femme seule qu’elle avait menée jusque-là avait dû lui convenir, dans la mesure où elle n’était pas jolie, et que les autres, tous les autres, ne la concernaient guère. Me recueillir chez elle en cette période troublée avait dû lui apparaître comme l’une de ces obligations qui ne se discutaient pas. Je ne fus pas long à me retrouver sur les écrans des cinémas, et surtout dans les journaux. La photographie sélectionnée par les services de propagande du Reich, – et je pense parfois aux heures qu’a dû passer le docteur Goebbels à comparer, de l’un à l’autre des nombreux clichés pris ce jour-là, les traits plus ou moins extatiques de mon visage enfantin – cette photo où je ne me reconnaissais qu’après un bref instant d’hésitation, comme lorsqu’on découvre sa propre voix sur une bande magnétique, fit soudain, et avec une simultanéité 13

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en parfaite harmonie avec l’intensité de sa diffusion, son apparition dans la plupart des revues et des quotidiens parisiens. Celle qui fut choisie, je crois qu’elle avait été prise juste après que j’ai relevé ma mèche tombante. On apercevait, tout en haut du cadrage, le menton un peu gras de ma tante, la ride qui déjà sinuait le long de sa joue droite, une boucle d’oreille trop lourde qui lui étirait le lobe vers le bas (un dangereux caractère sémite ?), et, juste derrière la masse grise de son chignon, un assemblage inattendu de lignes brisées, fragment de cette hideuse tour d’acier que nos vainqueurs rêvaient d’égaler dans leurs futures constructions du Gröss-Berlin. Le ciel, le morceau qu’on en apercevait, du moins, semblait blanc et lisse, du blanc éclatant qu’atteint un métal en fusion. Ou peut-être s’agit-il du point extrême de refroidissement, je n’en sais plus rien. Cela venait-il du fait que la photo avait été tirée trop pâle, sans étalonnage aucun, par quelqu’un qui n’avait pas assisté à la scène, ou qui, plus simplement, cultivait le goût artiste des tirages surexposés ? La légende, quant à elle, toujours identique, imprimée par un esprit aussi pratique que centralisateur, apparaissait d’une indiscutable netteté : Un petit garçon français accueille le Führer, place du Trocadéro à Paris : un symbole pour l’Europe nouvelle. La première fois que nous la vîmes imprimée, ma tante et moi, c’était un soir de grande chaleur orageuse, nous marchions lentement sur l’asphalte humide d’où montait une agréable odeur de propre, la ville semblait comme en vacances, nous nous arrêtâmes au kiosque qui fait 14

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le coin de l’avenue Paul-Doumer, et je me reconnus lentement, pointant un doigt sur mon visage, en train de crier : « Regarde, là, c’est moi, je te dis que c’est moi ! », deux messieurs élégants s’approchaient pour acheter leur quotidien du soir et me jetèrent un regard étonné, et j’ai reçu sous leurs yeux la seule gifle que ma tante m’ait jamais donnée. Elle eut pour effet de me couper la parole. J’ignore où ma tante trouva la force de demeurer encore là le temps d’acheter le journal. Mais la photo parut ailleurs le lendemain, et dans bien d’autres revues encore le jour suivant. Puis elle s’étala en affiches géantes sur les murs de Paris, comme si elle eut été promise à une pérennité particulière. Ma tante m’imposa une nouvelle coiffure, les cheveux rejetés en arrière. « Ça ne va quand même pas durer éternellement », marmonnait-elle, toujours vêtue de noir, en m’entraînant d’une main ferme pendant que nous passions entre deux palissades couvertes de la même affiche cent fois répétée et que, la tête obstinément tournée vers l’arrière pour me contempler plus longtemps, je me délectais à ce plaisir qu’il est donné à si peu de gens de s’offrir une fois dans leur vie : assister au dédoublement à l’infini de leur propre image, un peu comme lorsqu’on passe entre ces glaces disposées symétriquement, et dont les reflets répètent les reflets. Il n’y a que dans les immeubles de luxe qu’est agencé ce genre de dispositif. Ce soir-là, notre concierge arrêta ma tante lorsque nous rentrions, pour lui parler du problème du ravitaillement de ses trois chats. Elle voulut à tout prix 15

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nous faire pénétrer un moment dans sa loge, au fond de laquelle frichtillait dans une casserole une sorte de ragoût qui sentait fameusement bon, et me fit asseoir sur ses genoux. « Ça te donne faim, hein », dit-elle en me caressant la joue de sa main humide, tout en observant attentivement mon profil. « Tu es un bon petit garçon trop maigre. Heureusement, il y a des gens qui pensent à t’engraisser. Tenez, madame, c’est arrivé voilà bientôt deux heures, un grand Allemand a apporté ça à votre nom, mais il a dit comme ça que c’était pour le petit. Y en a qui ont de la veine, au jour d’aujourd’hui, pas vrai ? » Elle me posa à terre, se leva et sortit de derrière sa cuisinière une caisse en carton, avec, de chaque côté, une inscription allemande en lettres gothiques. « Alors, j’ouvre, hein ? » demanda-t-elle en joignant aussitôt le geste à la parole : seize boîtes de conserve, rangées en séries de quatre, se trouvaient juxtaposées à l’intérieur. « Doit y avoir les noms de produits dessus, mais pas mèche de comprendre leur charabia, hein. N’importe, vous aurez la surprise en les ouvrant. Ah, pour sûr, ce sera meilleur que notre écot, à nous autres pauvres Français !  Je serais heureuse, soupira ma tante, si vous acceptiez d’en prendre quelques-unes. Vous êtes meilleure cuisinière que moi, et plus fine gueule. » C’était la seule chose aimable qu’elle ait trouvé à dire, tellement elle se sentait mal à l’aise. « Vous êtes bien bonne », répondit la concierge ; 16

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je crus lire de la gratitude dans ses yeux froids, elle n’était plus jeune et un peu trop décolletée, avec cette chaleur lourde qu’il faisait, le sillon entre ses seins semblait doux et moelleux. De là où je me trouvais, j’apercevais la naissance de son soutien-gorge, elle me rappelait un peu ma mère, à qui ma tante ne me faisait jamais penser que par contraste. Je lui souris, elle tapota de nouveau ma joue, choisit trois boîtes au hasard et dit qu’elle allait en ouvrir une tout de suite. Ma tante et moi, nous montâmes le reste dans notre petit logement, et ce soir-là je dégustais la première choucroute de ma vie. Hitler continua de me gâter. Les conserves arrivaient avec une certaine régularité, et notre concierge prit l’habitude de prélever sa dîme à cette occasion, selon un pourcentage qui semblait s’être fixé de façon tacite entre ma tante et elle-même. C’étaient en général des plats qui tenaient au corps, utiles en ces temps de restriction dont tout le monde commençait à souffrir : grosses saucisses viennoises, pâtés enrobés de graisse jaune, choux macérés. J’éprouvais toujours la même sensation d’orgueil et de luxe à les voir arriver, et à regarder la concierge les monter en soufflant au troisième étage, le long de l’escalier étroit et crasseux que les habitants de l’immeuble parlaient souvent de faire repeindre, lorsque la guerre serait terminée. À l’été quarante et un, je me sentais plutôt bien adapté à ma nouvelle vie. À l’école, les professeurs semblaient particulièrement gentils avec moi, et d’une patience que justifiait seule, à mon avis, la perte bru17

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tale de mes parents, encore si proche dans le temps. Sur les murs de Paris, les photos d’Hitler venaient de changer : on le voyait maintenant à la tête de ses armées, inexorable chef de guerre, franchissant le Niémen, pénétrant toujours plus avant en Russie avec une facilité déconcertante, accueilli partout en libérateur du joug soviétique, conquérant l’une après l’autre des villes dont les noms se retrouvaient dans Michel Strogoff. Je passai sans problème dans la classe supérieure, et ma tante ouvrit magnifiquement, ce premier jour des vacances d’été, une boîte de foie gras. Je n’y avais jamais gouté auparavant et trouvais cela plutôt amer. « Puisque tu n’aimes pas ça, laisse-le », suggéra-t-elle. Ses gros yeux ronds, d’un joli bleu clair, se concentrèrent sur l’épaisse tranche à peine entamée dans mon assiette. Elle réfléchit longuement, pesa le pour et le contre, et me conseilla de descendre le proposer à la concierge. Pourquoi éprouvai-je alors le sentiment qu’elle commettait une erreur ? Et pourquoi ne le lui ai-je pas dit ? Peut-être n’étais-je pas mécontent d’infliger à notre concierge ce qui m’apparut comme une légère humiliation ? Car il me semblait qu’elle nous en voudrait certainement de recevoir une nourriture entamée, et seulement parce que je l’aurais d’abord refusée. Ces nuances échappaient à ma tante, dont je méprisais un peu l’intelligence limitée. Je pris l’assiette, débaroulai les escaliers en faisant sonner sur les marches les fers de mes chaussures selon un rythme particulier que je venais de mettre au point, tac-tacatactac-tatac, et toquai sur la vitre du rez-de-chaussée. La concierge 18

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vint m’ouvrir en combinaison rose, aux fines bretelles de soie creusant deux plis qui s’enfonçaient dans la chair de ses épaules bien grasses. Je lui tendis l’assiette avec des yeux candides et une phrase aimable. Le triangle que j’avais soigneusement prélevé sur la tranche, quoique assez étroit, atteignait presque de sa pointe la noire truffe centrale. « Tu n’as pas aimé ça, mon chéri ? , demanda-t-elle. – Ma tante m’a juste dit de vous l’apporter », répondis-je. Je lui tendis l’assiette, et, de l’autre main, effleurai comme par mégarde le bout d’un gros sein qui m’arriva presque, comme elle se penchait en avant, à hauteur des yeux. Je voulais absolument savoir comment c’était, si le contact en était doux ou dur, et si elle dirait quelque chose. Mais ce fut comme si elle ne s’était aperçue de rien. Je la vis prendre entre ses doigts la tranche de foie gras, en détacher un gros morceau, presque la moitié avec toute la truffe qui venait avec, et l’enfourner dans sa bouche, alors même qu’elle se redressait, la tête voluptueusement rejetée en arrière, trop loin de moi désormais pour que je puisse espérer atteindre, dans un obsédant souci de symétrie, l’autre téton qui dardait à travers la combinaison dont la soie luisait dans la pénombre de la loge. Puis elle avala ce qui restait dans l’assiette, presque sans mastiquer, aurait-on dit. Après cette seconde bouchée, je vis sa langue épaisse et rose sortir de sa bouche pour recueillir les débris qui restaient sur ses lèvres peintes ; alors, elle fit une chose incroyable : approchant de son visage l’assiette bordée d’un marli de 19

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fleurs naïves, elle entreprit de la lécher longuement, et, de là où j’étais, on aurait dit que son visage était devenu un cercle de blanche faïence, dénué de toute expression, si menaçant dans son immobilisme. Elle me chargea de beaucoup de remerciements, mais, en remontant l’escalier – et je m’arrêtai sur le palier du second pour lécher à mon tour le rebord de l’assiette, espérant mélanger ma salive à la sienne et découvrir ainsi le goût secret de ces baisers que je voyais les amoureux échanger à pleine bouche, dans le square à côté de l’école – je me dis que, désormais, nous étions en danger. Noël mille neuf cent quarante m’avait apporté une Mercedes modèle réduit, semblable à celles que j’avais vues six mois plus tôt sur l’esplanade du Trocadéro. Pour Noël mille neuf cent quarante et un, je reçus, en paquet exprès envoyé par la Kommandantur, une large planche de carton sur laquelle était fixée par de petites attaches de métal toute une escouade de fantassins en plomb de l’armée allemande. Une étiquette au revers de la planche précisait qu’ils avaient été fabriqués à Leipzig. Ils ne mesuraient que huit à neuf centimètres de haut, mais je pouvais déchiffrer sur leurs visages les sentiments de fierté et d’exaltation que l’on retrouvait, mieux défini par le grain des photographies, dans les reportages de Signal consacrés à l’avance des armées du Reich en Ukraine et jusqu’aux portes de Moscou. « Joue avec ici, si tu y tiens », ordonna ma tante, « mais ne les montre surtout pas à tes petits camarades. » En fait, dès la fin du mois de janvier, je réussis à échanger trois de mes Panzergrenadier contre 20

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un énorme sac de billes et cinq magnifiques calots d’agate. Mais cette tractation, réalisée avec mon meilleur ami du moment, se déroula sous le sceau du secret, dans les waters malodorants qui jouxtaient la cour de récréation, et ce fut à trois reprises au moins que mon camarade me jura de ne jamais les faire voir à personne. Au cours de l’année, les bombardements semblèrent fréquemment se rapprocher, surtout la nuit, ça tapait sur les usines de banlieue au-delà du bois de Boulogne, et ma tante me réveillait en tremblant ; mais je parvins en fin de compte à la persuader de ne plus descendre à la cave, tant le contact des autres habitants de l’immeuble me dégoûtait, dans leurs vieux habits froissés par le sommeil, avec leurs visages bouffis et abandonnés, et les phrases tellement bêtes, toujours les mêmes, qu’ils échangeaient à la lueur des lampes à pétrole. Nous restions tous deux assis sur mon lit, devant la fenêtre ouverte, à contempler les longs tubes de lumière blanche qui se croisaient dans le ciel, les explosions lointaines et sourdes battant comme dans nos cœurs. « C’est épouvantable, cette guerre », répétait ma tante chaque fois que la sirène de fin d’alerte nous renvoyait chacun dans notre chambre, et je me sentais toujours aussi ému par sa sottise, le caractère conventionnel de ses moindres paroles, et sa modeste incapacité à ne rien comprendre à cette grande représentation que l’Histoire offrait tout à coup à sa génération vieillissante, la Seconde Guerre mondiale, pensez-y un peu, la plus grande superproduction 21

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jamais menée à bien ! Je m’y sentais à l’aise comme un figurant professionnel et déjà presque blasé, alors qu’elle en était encore à chercher la caméra qui filmait d’en haut la foule immense, les millions d’hommes et de femmes pris en otage dont elle faisait partie. En décembre quarante-deux, ce fut un char d’assaut, un Tigre au long canon mobile, celui-là fabriqué à Dresde, que je reçus avec gratitude – un sentiment que je ne pouvais manifester à ce moment envers personne de précis – et que je fis manœuvrer en avant de ma troupe de fantassins qui s’abritaient derrière lui pendant les assauts, dans un désert de Libye figuré par quelques poignées de sable ramenées du square où il y avait de moins en moins d’amoureux à espionner. Puis, à Noël quarante-trois, délaissant l’exemplaire relié de Mein Kampf que l’on m’avait adressé au matin du vingt-cinq décembre, je fis tomber l’un après l’autre, dans une vaste plaine de coton étalé sur la table de notre cuisine-salle à manger, les soldats de la Wehrmacht qui, à la même heure, par milliers et milliers, s’écroulaient tout au long des immenses toundras enneigées où leurs armées battaient en retraite sans plus jamais parvenir à s’arrêter. De nouvelles photographies d’Hitler – les dernières – firent leur apparition sur les murs de notre quartier au printemps mille neuf cent quarante-quatre. De troisquarts, vu à mi-corps, le torse traversé d’un baudrier de cuir qui rendait encore plus stricte son impeccable tunique militaire, il semblait plus grand que lorsque je l’avais rencontré, comme s’il s’était redressé dans l’adversité, et même rajeuni. Je me disais parfois, 22

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en regardant ce qui restait de lui sur ces affiches chaque nuit lacérées ou maculées de sigles tracés sans application, croix de Lorraine inscrite dans un V majuscule ou initiales des Francs-tireurs et partisans, que j’aurais pu aussi bien l’avoir pour père, tant il s’était penché vers moi avec sollicitude dans le moment de mon plus grand malheur. Je savais aussi que jamais depuis je n’avais cessé d’occuper ses pensées. Mais ces impressions, j’en étais certain, auraient épouvanté ma tante, et je me gardais bien de lui en faire part. Ce fut huit jours après le débarquement que nous parvint le dernier colis de ravitaillement. « Un salopard de Boche a déposé ça pour vous », jeta la concierge à ma tante au moment où celle-ci me ramenait de l’école. Ce fut ce jour-là que je compris qu’Hitler allait perdre la guerre. « Vous ne voulez rien prendre, cette fois-ci ? » demanda ma tante avec une grande amabilité, le visage un peu penché de côté sous son éternel chapeau noir, souriante et craintive, sa main tremblant dans la mienne, comme si elle s’attendait déjà à être frappée. Et je vis pour la première fois notre concierge, se retournant vers sa loge tout en remontant d’un seul doigt la bretelle tombée de sa combinaison rose, nous claquer au nez la porte vitrée dont le rideau de vichy rouge et blanc frémit un long et effrayant moment. J’assurai ma prise sous le large paquet – aussi pesant, au milligramme près, qu’en des périodes moins difficiles pour ceux qui toujours pensaient à moi – et nous remontâmes notre escalier, ma tante s’arrêtant toutes les cinq ou six marches pour 23

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répéter : « Maintenant, c’est sûr, avec les Amerloques, ils vont me faire mon affaire. » Bien sûr, tout le monde était au courant. L’histoire de mes soldats de plomb « nazis » échangés avait fait le tour du quartier, et les boîtes de choucroute provoqué une sainte colère patriotique qui n’attendait que l’occasion pour s’exprimer avec la bonne conscience que donne la proximité de la victoire. Début juillet, assise devant la carte de l’ouest de la France sur laquelle nous reportions, chaque fois que la radio de Londres nous en informait, l’avance des troupes alliées, ma tante, de plus en plus grosse et lente dans ses habits noirs à l’élégance démodée, passa plusieurs heures à composer une lettre qui expliquait tout et qu’elle voulait adresser au général de Gaulle, jusqu’à ce qu’elle prenne conscience qu’il était tout à fait exclu de la lui faire parvenir par la poste. « Tu ne connais pas de résistants qui pourraient la lui donner ? », finit-elle par me demander, « je ne sais pas, les parents ou les frères aînés de tes petits camarades ? », et je lui répondis gentiment qu’il me semblait que désormais tous les gens que nous connaissions de près ou de loin étaient dans la Résistance. « Alors, comprit-elle, il ne nous reste plus qu’à attendre. » J’eus douze ans le jour où les premières barricades s’élevèrent dans Paris. Près de chez nous, il y eut pas mal de fusillades intermittentes, et beaucoup de passages de véhicules derrière nos volets fermés. Le vingt-quatre août, la rue entière se couvrit de drapeaux tricolores, je n’en avais jamais vu autant à la fois, à travers les étroites jalousies de bois gris. « On devrait descendre, 24

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proposai-je à ma tante, tout le monde est dehors, la concierge a mis sa belle robe à fleurs. – Qu’est-ce qu’elle fait en ce moment ? – Elle discute avec deux types qui ont de ces flingues ! Oh, et puis regarde, voilà une Citroën avec FFI marqué dessus ! Dis, s’ il te plaît, tu me laisses descendre ? – Ce n’est pas la peine ; ce sont eux qui vont venir nous chercher, dans même pas cinq minutes. » Ce fut à peu près le laps de temps qui s’écoula avant que nous ne nous retrouvions dans la rue pavoisée, déjà chaude de soleil avec une odeur de vin renversé, ma tante assise de force à califourchon sur une chaise de paille et le coiffeur de la rue adjacente, monsieur Perrot, qui m’aspergeait toujours d’une lotion puante à la fin de chaque coupe, commençant à lui tondre les cheveux dénoués – et sans son chignon elle évoqua pour moi, les quelques instants où sa longue et épaisse chevelure encore intacte courut sur ses épaules dénudées, une sainte Anne sulpicienne, comme j’en voyais sur les images de mon missel – pendant que la concierge agenouillée devant elle traçait avec application à l’aide d’un bout de charbon une croix gammée entre ses seins flasques aux grosses veines bleutées, et que trois hommes me maintenaient face à ce groupe qu’entourait une foule hurlante et joyeuse, m’obligeant à garder les yeux ouverts en écarquillant mes paupières entre leurs phalanges qui sentaient la poudre. Mais, pendant tout le temps que dura son supplice, ma tante ne cessa de me sourire, comme si nous fussions seuls 25

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et en paix, préservés, comme je l’avais été, grâce à sa seule présence, durant les quatre années que nous avions passées ensemble sans nous quitter un seul jour. J’avais cru qu’Hitler, de là où il était, me protégeait comme un fils lointain et néanmoins aimé. Mais, à cet instant, il m’apparut que ce qu’il m’avait adressé n’était que du superflu. Ma tante avait vécu auprès de moi, et il me serait désormais impossible de la quitter. Monsieur Perrot rangea ses ciseaux dans la poche de poitrine de sa blouse blanche, sortit de je ne sais où un miroir rond, et, d’un geste très professionnel, le plaça bien en face du visage de ma tante en disant : « Alors, salope, ça te plaît, la boule à zéro ? » Aujourd’hui, j’ai cinquante-huit ans, et le monde n’est pas moins cruel qu’à l’époque de la Libération. Hitler possède un peu partout des concurrents de poids, et dont la propagande est incroyablement plus rusée et efficace que ne l’était la sienne. Du bureau où je suis déjà en semi-retraite, dans un des derniers étages de la tour Maine-Montparnasse, j’aperçois tout l’ouest de Paris, et notamment cette esplanade du Trocadéro, emplacement privilégié de ma plus grande aventure. Ma photo avec Hitler est célébrissime, reproduite dans une bonne partie des dizaines de milliers d’études qui ont été consacrées à cet homme et à son action. Mais plus personne, évidemment, ne se souvient de l’identité du petit garçon. Un jour, il n’y a pas si longtemps, je suis tombé sur cette image dans le manuel d’histoire de ma fille aînée, et celle-ci m’a surpris, 26

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pour une fois qu’elle rentrait seule à la maison sans ramener de copain brutal et mal élevé. Elle est venue par-derrière, s’est penchée par-dessus mon épaule, et m’a demandé ce que j’examinais avec tant d’attention : « Hum, le chapitre sur La politique de collaboration. Tu as envie de repasser ton bac, papa ? – Non, ma chérie ; je me disais simplement que le petit garçon sur cette photo aurait à peu près mon âge. – Six ou huit ans, plus cinquante, oui, ça lui ferait cinquante-six, cinquante-huit piges. Mais, tu sais, il est peut-être mort. » Puis, voyant que j’accusais le coup : « Je veux dire, mort pendant la guerre ; c’était une période très dangereuse, non ? » J’ai voulu lui prendre la main, la garder encore un instant penchée sur moi, mais elle s’était déjà enfuie vers sa chambre dont la porte a claqué deux secondes avant qu’elle n’allume une radio qui a égrené avec l’enthousiasme habituel le classement des meilleures chansons, les « tubes » comme ils disent. L’examen approche, et elle prétend que seule la musique lui permet de se fixer sur ses révisions ; pourquoi pas ? C’est une jeune fille influençable et expansive, dont le visage a recueilli quelque chose de la placidité de ma tante : comme s’il traduisait une certaine aptitude à accepter ce qui, dans la vie, survient toujours d’inattendu et d’injuste. J’entends la voix de ma fille qui fredonne maintenant des paroles de romance en écho à celles que hurle un jeune chanteur américain dont elles raffolent toutes, cette année. Mes yeux ne parviennent pas à se détacher de cette vieille photographie. Je passe 27

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et repasse mon doigt sur le sourire d’Hitler, cette petite moustache qui ne descend même pas jusqu’à la commissure des lèvres. De là-haut, du coin supérieur gauche de l’image, ma tante veille toujours sur nous, telle une noble statue lourdement drapée de noir, sur laquelle le Temps n’a plus prise.

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Cet ouvrage a été achevé d'imprimer sur les presses de Gorenjski tisk storitve d.o.o (Slovénie) en septembre 2018.

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