ANDR ÉE DOUCET
Espagne, Italie, Proche-Orient... Les voyages ont rythmé la vie du couple d’Andrée et Jacques Doucet. Mus par le rêve d’une vie d’errance, ils partaient chaque année, la bourse légère, à la recherche d’art et d’aventure. Andrée Doucet livre les souvenirs de ces voyages et offre un nouveau regard sur les tableaux d’un des cofondateurs du mouvement CoBrA. 9782757211823
Chorégraphie estivale
« Audacieux, oui, nous l’étions, avec l’insouciance de la jeunesse. Sans soucis du lendemain, nous l’ignorions. Nous ressentions ensemble cette attirance pour le nouveau, l’incongru. [...] Nous avons, toute notre vie, apprécié les doux zéphyrs de l’aventure qui, toujours, nous ont accompagnés. »
ANDRÉE DOUCET
Chorégraphie estivale UN E V I E D’AV EN T U R ES AV EC LE PEINTRE JACQUES DOUCET
23 €
En couverture : Jacques Doucet, Vertige (détail), 1962 En 4e de couverture : Andrée Doucet
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Somogy éditions d’art Directeur éditorial : Nicolas Neumann, Responsable éditoriale : Stéphanie Méséguer Suivi éditorial : Caroline Puleo Contribution éditoriale : Nicole Mison Fabrication : Béatrice Bourgerie et Mélanie Le Gros © Somogy éditions d’art, Paris, 2016 www.somogy.fr 978-2-7572-1182-3 Dépôt légal : décembre 2016 Imprimé en République tchèque (Union européenne)
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Les vrais voyageurs sont ceux qui partent Pour partir, cœurs légers, semblables aux ballons, De leur fatalité, jamais ils ne s’ écartent, Et, sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons ! Baudelaire, Les Fleurs du mal
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Jacques Doucet, Ivry-sur-Seine, 1951.
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Vivre avec le peintre Jacques Doucet a été et restera un grand bonheur pour moi, sa compagne. Cet homme au caractère irréductible, si personnel, me plaisait énormément, tel qu’il était. Je n’ai jamais été attirée par les faibles, les molasses, les pleutres que je fuyais. Et derrière l’apparence de ce Doucet au langage dru, tranchant, à l’humour caustique, se cachait un être tendre, délicat. Son extrême sensibilité, exacerbée par les circonstances tourmentées, traumatisantes, de sa petite enfance, avait développé en lui cet intense besoin de s’exprimer librement, intensément, de se confier par le langage de la peinture et de la poésie. Dès notre première rencontre, j’ai été transportée avec lui dans le domaine de ses rêves, de sa peinture, de son art. Son labyrinthe secret exerçait sur moi un intense pouvoir émotionnel. J’aimais ce qu’il aimait. Il admirait ce que moi j’admirais. Notre lien était la peinture, son art. Cet art avait toujours le pouvoir magique de nous réconcilier lors d’un quelconque ressentiment entre nous, puisqu’il faisait partie, à part entière, du souffle de notre vie. Cet art, au cours des jours, est devenu notre « trait d’union ». Il ne faut surtout pas penser que j’avais la vocation d’être une femme soumise, aveuglée par l’amour. Si j’avais été l’ombre de ce personnage, croyez-moi, ce Doucet aurait détalé à toutes jambes et ne m’aurait, ô grand jamais, épousée. Lorsque j’ai été admise aux Arts Déco en 1942, j’ai alors, aussitôt, découvert ce monde pour moi merveilleux de l’art très sobrement entrevu auparavant. J’éprouvais ce sentiment de vivre une autre vie, loin de 7
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la banalité, sur un autre continent. Je savais qu’il allait m’apporter beaucoup de joies. Avant de les raconter, je voudrais évoquer quelques souvenirs de mon enfance. Elle s’est passée à Ivry-sur-Seine, banlieue proche de Paris, où je suis née. Elle sentait encore si bon la campagne. Il y avait dans une petite rue, proche de l’église, entre deux maisons, la dernière ferme où la dernière vache fournissait son lait. Ma mère m’envoyait en chercher, munie d’un « pot de camp », pot à lait, en métal pour le recueillir. Fermé par un couvercle, y était attachée une chaînette pour éviter qu’il ne tombe par terre, souillant ainsi le lait. À côté de cette même église existaient quelques monticules de terrains herbeux, encore vierges de toute habitation. Seules des chèvres y broutaient. Leur gardien descendait avec son troupeau, à travers Ivry, pour vendre leur lait et ses fromages. On l’entendait venir de loin aux sons des clochettes des chèvres et des offres du gardien. Un bruit qui résonne encore parfois dans mes oreilles lorsque je songe à mes souvenirs d’enfance. C’était aussi l’époque où, petite fille, je voyais le soir, à la tombée de la nuit, les becs de gaz, réverbères de notre petite rue, se faire allumer. Le changement était étonnant. La rue prenait brusquement un aspect troublant. Dans les parties sombres, non éclairées, je croyais voir des formes menaçantes, sortes de vampires qui me faisaient peur. J’éprouvais ce même sentiment lorsque, après avoir quitté et éteint une pièce de notre appartement, je me trouvais dans le noir absolu qui m’effrayait. 8
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C’était aussi l’époque où cette rue avait pour moi un attrait bien divertissant. C’était le « ruisseau ». Appelé ainsi, il était tout simplement le caniveau qui coulait devant notre maison. Ah, m’en a-t-il procuré du plaisir ! Assez souvent, l’eau coulait plus abondamment que d’habitude. Elle provenait d’un rinçage de bouteilles d’une entreprise située au bout de la rue. J’en profitais aussitôt pour mettre bas, galoches et chaussettes. J’y faisais naviguer ma panoplie de bateaux : morceaux de bois, coques de noix, voiliers de papier... Nous partions tous à l’aventure. Je vivais alors une vie exaltante de pirate ! Je garde dans ma mémoire un autre souvenir d’enfance, bien puéril, qui m’a réjouie pendant si longtemps. En le racontant aujourd'hui, je ressens, à nouveau, toute l’émotion, tout le plaisir que j'en gardais. Je les avais enfouis jalousement au fond de mon cœur de petite fille pour éviter qu’ils ne s’échappent. Cela se passait en Lorraine, dans le village de mes grands-parents maternels pendant les vacances scolaires. Je devais avoir huit, neuf ans et, avec une petite fille de mon âge, nous étions subjuguées par une vieille femme du village, sonneuse d’angélus à l’église. Nous l’appelions cousine Adèle, vaguement apparentée à ma petite amie. Pour nous faire plaisir, elle nous avait appris à faire sonner la cloche de l’église. Nous nous accrochions toutes deux, à tour de rôle, à la corde de la cloche qu’auparavant elle avait élancée d’une poigne vigoureuse. Ainsi suspendues, nous montions avec la cloche, si haut, si haut dans les airs que j’éprouvais 9
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ce plaisir d’enfant d’arriver à la porte de ce paradis merveilleux appris au catéchisme. Les sons vibrants de la cloche qui tintaient fort dans mes oreilles accentuaient encore plus cette sensation magique d’arriver dans les astres. J’étais loin du monde réel, terrestre, que j’apercevais si petit à mes pieds. J’ai, je pense, ressenti à ce moment-là, cet intense besoin d’évasion qui me poursuivra toute la vie. Ce besoin qui attire inexorablement notre cœur à battre différemment dans des lieux inconnus. Partir à leur découverte procure un tel sentiment exaltant de liberté. Il libère, pendant de courts moments, des exigences parfois oppressantes de la vie. Lorsque, un peu plus tard, j’ai vu pour la première fois L’Angélus peint par Millet, j’ai souri. Oui, j’ai souri car il me rappelait ce souvenir de petite fille s’agrippant à une cloche pour sonner l’angélus. Ce souvenir me faisait revivre précisément ces premiers désirs d’évasion auxquels je rêvais. À peu près à cette époque, la ligne du métro pour Ivry se terminait aux limites de Paris, où se trouvait un des derniers octrois. Pour se rendre dans le centre d’Ivry, à la maison de mes parents, il fallait, à pied, franchir ce que l’on appelait la « Zone ». Jusque dans les années trente, ce terrain avait été occupé par des roulottes de romanichels et des loubards. On les appelait les apaches, jouant facilement du couteau. Mon père me racontait que, lorsqu’il passait en voiture, il accélérait pour éviter de recevoir des pierres dans les vitres. C’était une ruse de ces apaches pour l’obliger à descendre, devenant ainsi une proie facile à dévaliser. 10
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Après l’évacuation des romanichels sous l’Occupation allemande, cette « Zone » devenue déserte, et plus ou moins dépotoir, était lugubre. Lorsque, étudiante aux Arts Déco, je rentrais chez moi par le dernier métro après une sortie avec des amis, j’appréhendais sa traversée. Inquiète, je quittais silencieusement mes chaussures compensées aux talons en bois – seul matériau sous l’Occupation. Résonnant trop fort sur le sol, ils signalaient ma présence. Les chaussures à la main, je marchais, à pas de velours, guettant le moindre bruit suspect. À plusieurs reprises, je me réfugiais derrière un arbre, puis un autre qui bordaient la route pour observer les alentours. Et je reprenais mon chemin. Ce n’est qu’aux premières maisons proches d’un passage, nommé Grand Gord – étranglement d’une rue étroite et pentue – qui m’amenait à mon domicile que mon appréhension s’arrêtait. L’arôme qui émanait constamment de la Chocolaterie Vinay, proche de notre maison, signalait à mes papilles gourmandes que j’étais arrivée saine et sauve. Mais quelle aventure ! En ce moment-là, je ressentais confusément le pouvoir de dominer ma peur. Et ce sentiment était excitant. Un sentiment que bien plus tard, j’éprouverai au cours de mes pérégrinations avec Jacques Doucet. Pour me remettre en forme après ces années de frustration alimentaire pendant la période d’Occupation allemande, mes parents m’avaient envoyée en pension dans une famille en Bretagne. C’était un petit port de pêche dans les Côtes-du-Nord. Chaque jour, j’allais me baigner, lire sur la plage. Un matin, je 11
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m’étais endormie sur le sable. Me réveillant brusquement, je m’étais empressée d’enfiler ma robe sur mon maillot de bain, très ennuyée d’être en retard pour le déjeuner dans ma famille d’accueil. Je devais être la seule occupante des lieux. Avisant un pêcheur qui passait sur la grève, je lui avais demandé s’il existait un raccourci pour me rendre à l’autre bout du village sans passer par le centre. Cet homme, d’une trentaine d’années, très affable m’a, en effet, conseillé de prendre le chemin des douaniers. Longeant la côte, en quelques minutes, je serais arrivée à destination. « C’est mon chemin habituel, m’avait-il précisé, suivez-moi, nous ferons la route ensemble. » Cet homme avait l’air sympathique. Pourquoi me méfier ? Pendant une vingtaine de mètres, nous avons échangé des banalités sur ce chemin escarpé, bordé à droite et à gauche de rochers qui surplombaient la mer. Tout en bas, les bateaux de pêcheurs semblaient être des coquilles de noix. Brusquement, l’homme m’empoigna me plaquant sur un rocher. Immédiatement, j’ai compris ce qu’il voulait. J’ai hurlé, hurlé, en me débattant vigoureusement. Surpris par ma rapide réaction, il relâcha son étreinte. J’en profitais pour dégager mes bras et le griffer de toutes mes forces sur le visage. Je voyais le sang apparaître au fur et à mesure que mes ongles le griffaient. À son tour, il cria et me lâcha aussitôt. Sans perdre une seconde, je détalais en vitesse. J’avais plutôt l’impression de voler que de courir. Je suis parvenue très vite aux premières maisons du village. Rassurée par leur présence, je me suis arrêtée. L’homme 12
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ne m’avait pas suivie. C’est à ce moment-là que la peur m’a saisie. Les jambes flageolantes, pouvant à peine parler, je suis parvenue au domicile de mes logeurs et je leur ai raconté mon agression. « Eh bien, m’ont-ils dit, pour qu’il agisse ainsi, vous aviez dû l’aguicher ! » Déjà traumatisée par ce qu’il m’était arrivé, je l’ai été davantage après leur réflexion. Sans ma réaction rapide, cet homme, après son étreinte satisfaite, aurait pu me jeter du haut des rochers. La mer m’aurait engloutie. Je n’ai jamais revu cet homme dans le village. Je n’ai jamais raconté cet incident à mes parents pour ne pas les inquiéter. Ma culpabilité, si j’en avais une, c’est la naïveté avec laquelle j’ai fait confiance à cet homme. Pourquoi me serais-je méfiée de ses dires qui concordaient très bien avec sa jovialité ? Pourquoi, dans ce genre d’agression, la parole d’une femme n’est-elle jamais crédible ? C’est injuste et, plus encore, révoltant. Mais revenons à cette période de Libération qui suivit cette interminable Occupation. Fini maintenant ce temps de suspicion rôdant autour de nous dans les cafés où, sans cesse, on se sentait épié. Tout et tous devenaient suspects. N’avais-je pas assisté, impuissante, à la rafle d’une amie juive, très jolie, portant l’étoile jaune, embarquée de force dans une voiture de la milice de Vichy ? Depuis, je n’ai jamais revu cette amie. N’avaisje pas craint, moi aussi, de me faire prendre en dessinant à la craie des croix de Lorraine sur des camions allemands pendant qu’une camarade faisait le guet ? Narguer les nazis était, pour nous les jeunes, le symbole de l’espérance. 13
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Un jour, j’avais été convoquée à la Kommandantur de Saint-Dizier, proche du village où habitaient mes grands-parents. J’avais insulté une jeune villageoise qui s’affichait ostensiblement au bras d’un officier de la Wehrmacht. Pour se venger, elle s’était plainte aux autorités allemandes. Ce qui m’avait valu cette convocation. À l’officier qui m’avait interrogée, après avoir hésité, je reconnus les faits. Je lui ai alors déclaré, avec aplomb, souriante, décontractée, que cette fille était une « marie-couche-toi-là ». Le nom que notre village lui donnait ! Il resta décontenancé par cette expression inconnue de son vocabulaire. Sa position favorite, lui ai-je expliqué, c’est de « se coucher » avec les Français, les Allemands aujourd’hui, demain les Anglais, les Américains. Et les Hollandais, les Chinois, ai-je ajouté prudemment. Grâce à l’hilarité déclenchée par le terme « marie-couche-toi-là », il s’empressa de le transmettre aux officiers du bureau voisin. Après leurs rires, j’ai été libérée sans problème. En quittant la préfecture remplie d’immenses drapeaux nazis, à peine remarqués à mon arrivée tant j’étais troublée, j’ai eu peur. Mais satisfaite d’avoir dupé ces Allemands, elle a vite disparu.
Italie, 1946 Après la Libération, un jour, pendant mes études aux Arts Déco, le directeur de l’école proposa à ceux qui le désiraient de faire un séjour à Florence, en Italie. 14
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Il s’effectuerait sous forme d’échange pendant les dix jours des vacances de Pâques. Un étudiant italien ou une étudiante italienne séjournerait dans notre famille à Paris. En contrepartie, pour la même durée, chacun d’entre nous serait reçu dans la famille italienne. Quelle aubaine ! Impossible de résister à cette évasion. Elle concrétisait, ô combien, notre liberté retrouvée après l’Occupation allemande. Par ce voyage, nous allions pouvoir oublier ces jours noirs, si oppressants. Enfin finies ces inquiétudes sous la surveillance constante des nazis. Alors, ce voyage en était la concrétisation. Notre vie, depuis la Libération, avait retrouvé, peu à peu, son souffle normal. Par ce voyage, nous allions pouvoir sentir battre le cœur prestigieux de cette Italie artistique tant rêvée, tant admirée dans nos livres d’études. La fenêtre de nos rêves s’ouvrait toute grande avec tous ses mystères sur l’art qui faisait mon bonheur. Je savais avec certitude que, par cette fenêtre, une floraison d’aventures arriverait et que jamais elle ne se refermerait. Lorsque ce voyage en Italie fut décidé, son début a été des plus rocambolesques. À cette époque, certaines organisations étaient très sommaires. Celle-ci en était un exemple. L’échange entre étudiants devait s’effectuer à la gare de Lyon, un jour avant notre départ en Italie. À l’arrivée du train, en provenance de Florence, nous devions choisir notre étudiant ou étudiante, exactement comme on agit avant de croquer une pomme. À la descente du train, les étudiants italiens, un peu intimidés, ont vu bondir sur eux, au 15
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milieu des rires, une meute de jeunes excités s’agrippant à leurs bras comme un loup affamé attrape sa proie. Moi, comme les autres, je m’étais précipitée sur un bel étudiant, l’enserrant aussitôt, sans le lâcher. Mes parents, travaillant l’un et l’autre, m’avaient conseillé de faire l’échange avec un garçon. Ainsi, leur responsabilité serait plus facile à gérer. Cet Italien fut ravi de loger dans ma petite maisonnette blottie au fond d’un jardin voisin de la demeure de mes parents. Faisant déjà de la céramique, les étagères de la cuisine-atelier étaient garnies de mes créations, ce qui lui donnait un attrait accueillant et chaleureux. Et surtout, l’Italien serait indépendant, libre d’aller et venir comme il le désirait. Partant à Florence le lendemain matin, je ne l’ai jamais revu. À mon retour, mon père m’a raconté, en riant, que ce beau garçon montrait davantage d’intérêt pour les filles de Pigalle que pour les architectures de Paris et le musée du Louvre ! N’était-ce pas ce que cet Italien lui avait demandé dès le début de son séjour à Paris ? Notre arrivée à Florence fut très différente. Les organisateurs de notre séjour nous emmenèrent à travers la ville en tramway avant de nous rendre dans notre famille d’accueil. Les yeux écarquillés, je contemplais dans les rues, les étals de magasins remplis de montagnes d’oranges. À cette époque, à Paris, ce fruit était encore rare et très coûteux. La coutume, pendant l’Occupation allemande était, pour les parents, de déposer comme cadeau à la veille de Noël, deux oranges dans nos chaussures 16
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placées près du sapin illuminé. Cette coutume a perduré longtemps. L’Italie m’était alors apparue comme un pays de cocagne. J’en avais fait la réflexion à mes hôtes. Alors, chaque matin, j’avais aussi des oranges pour mon petit déjeuner. Dans cette famille bourgeoise, le père, ancien colonel à la retraite, menait rondement l’éducation de ses deux filles à peu près du même âge que moi, sœurs de mon étudiant laissé à Paris. Elles enviaient ma liberté et, à plusieurs reprises, j’ai servi d’alibi pour des sorties autorisées, soi-disant en ma compagnie. Pour découvrir les beautés artistiques prestigieuses de la Renaissance de Florence, entourée d’oliviers et de cyprès, nous étions accompagnés par un organisateur italien très féru d’art. La ville avait aussi souffert de la guerre. La plupart des ponts sur l’Arno avaient été minés, le Ponte Vecchio, à dos d’âne, du xive siècle, avait été épargné. On ne pouvait le traverser qu’à pied. C’était un véritable plaisir de s’y promener et d’y admirer les échoppes des orfèvres, seuls occupants du pont. Ce fut un enchantement pour moi, étudiante, de découvrir les nombreux palais de Florence, ses nombreuses églises avec leurs fresques de Masaccio, d’Uccello... Un baptistère roman avec ses portes de bronze, véritable chef-d’œuvre, une superbe Pietà de Michel-Ange dans la cathédrale Santa Maria del Fiore des xiiie et xvie siècles tout en marbre blanc et vert, nous enthousiasmèrent. Les peintures inoubliables de Raphaël, le Titien, Caravage et beaucoup d’autres 17
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m’apparaissaient si présentes, si vivantes, sorties de mon livre. Pour que je puisse mieux les contempler. Sur les hauteurs de Florence, se trouve la petite église de San Miniato. La plus ancienne de Toscane, elle est un véritable bijou de l’Art roman. Elle domine la ville et l’Arno et semble la protéger pour l’éternité. Une curiosité étonnante, pratiquée pendant la période de Pâques, nous avait fait beaucoup sourire. Toutes les sculptures, dont celles de Donatello et de Michel-Ange, avaient leur sexe recouvert dune feuille de vigne en bronze. Pourquoi cette pudeur ? La semaine sainte, synonyme de prières, doit supprimer toute tentation lubrique. Cachons l’objet du désir aux femmes, nous avait-on dit, pour qu’elles prient, et rien d’autre... Mais cacher ce qu’il ne faut pas voir n’attire-t-il pas encore plus le désir ? Après Pâques, on dévoile tout, comme avant. En revanche, à l’inverse de cette coutume, il y en avait une autre, tout aussi étonnante, qui démentait en quelque sorte cette pratique religieuse. Sur la Piazza del Duomo, dans la belle cathédrale Santa Maria del Fiore, les piétons, pour raccourcir leur chemin, étaient autorisés à la traverser pour se retrouver de l’autre côté dans une rue adjacente. Sans doute, pour se faire pardonner ce passage public, incongru dans un tel lieu, une génuflexion rapide se faisait à l’entrée et à la sortie. Passant devant le chœur, elle était accompagnée d’aspersion de quelques gouttes d’eau bénite. C’étaient, en quelque sorte, les « feux rouges » de ce lieu de prières et de méditation. 18
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Sans organisateur, nos soirées s’effectuaient entre copains des Arts Déco dans l’unique boîte-cabaret de la ville, fréquentée par des étudiants. Comme en France, le jazz avait été interdit pendant l’Occupation et, là aussi, nous nous en donnions à cœur joie. À Paris, à la Libération, chaque fête aux Arts Déco était accompagnée par l’orchestre de jazz de Claude Luter. Aussi, ici à Florence, en connaissions-nous la pratique. Notre succès était grand tant nous virevoltions avec aisance. Ces soirées n’étaient pas tardives. Mes hôtes m’avaient confié la clef de la grande porte d’entrée de leur demeure, ancien hôtel particulier. C’était une clef énorme, lourde et qui, en tournant dans la serrure, résonnait dans le silence de la nuit. Mes hôtes étaient ainsi rassurés, sachant que j’étais rentrée. En dehors des visites officielles dans la Florence artistique, un autre étudiant nous accompagnait dans des balades à travers la ville ou sur les rives de l’Arno. Ce chaperon se mettait toujours auprès du trottoir, tantôt à gauche ou à droite de la jeune fille qui était à ses côtés. Coutume italienne, galante, protectrice et agréable, qui nous avait beaucoup impressionnés. Ce séjour à Florence, les découvertes de ses architectures, ses sculptures et ses peintures de la Renaissance furent un enchantement pour la jeune étudiante que j’étais. En dehors de ces découvertes, cette façon de vivre au quotidien avec des coutumes différentes de celles que je vivais dans mon pays, m’a donné aujourd’hui le désir de les écrire. Et les écrire, c’est 19
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DU MÊME AUTEUR Vincent Doucet, Musiques et rites afro-américains, La Marimba éclot dans les astres, transcription de ses émissions radiophoniques, éditions Andrée Rouvel Doucet, L’Harmattan, juin 1989. Catalogue raisonné, « Jacques Doucet, Parcours 19421959 », tome I, préface de Michel Ragon, éditions Galilée, octobre 1996. Catalogue raisonné, « Jacques Doucet, Parcours 19601976 », tome II, préface d’Édouard Jaguer, éditions Galilée, avril 1998. Catalogue raisonné, « Jacques Doucet, Parcours 19771994 », tome III, préface de Michel Ragon, éditions Galilée, novembre 1999. Jacques Doucet, Collagiste, préface de Bertrand Lorquin, éditions Galilée, mars 2001. « Jacques Doucet, de peinture en collage, Petite Balade avec Jacques Doucet », in revue Pleine Marge, no 34, décembre 2001. Jacques Doucet et la poésie, éditions Galilée, décembre 2002.
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Doucet, texte de Jean-Clarence Lambert, éditions Andrée Doucet, Fragments, décembre 2003. Paroles de femmes d’artistes, préface de Lydia Harambourg, éditions Somogy, 2006. Par la Grande Porte, catalogue de l’exposition itinérante Jacques Doucet, le CoBrA français, organisée au LAAC, Lieu d’art et d’action contemporaine de Dunkerque, d’octobre 2010 à mars 2011, au CoBrA Museum d’Amstelveen, Hollande, de mai à septembre 2011, et au musée des Beaux-Arts de Quimper d’octobre 2011 à janvier 2012. Ce que je voudrais te dire, éditions Galilée, collection « Écriture/Figure », octobre 2012.
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Cet ouvrage a été achevé d'imprimer sur les presses de PBTisk (République tchèque) en décembre 2016.
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« Audacieux, oui, nous l’étions, avec l’insouciance de la jeunesse. Sans soucis du lendemain, nous l’ignorions. Nous ressentions ensemble cette attirance pour le nouveau, l’incongru. [...] Nous avons, toute notre vie, apprécié les doux zéphyrs de l’aventure qui, toujours, nous ont accompagnés. »
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