L’exposition liée à ce catalogue est reconnue d’intérêt national par le ministère de la Culture et de la Communication / Direction générale des patrimoines / Service des musées de France. Elle bénéficie à ce titre d’un soutien financier exceptionnel de l’État.
Ouvrage réalisé sous la direction de Somogy éditions d’art Conception graphique : Ariane Naï Aubert Fabrication : Michel Brousset, Béatrice Bourgerie et Mélanie Le Gros Contribution éditoriale : Sandra Pizzo Suivi éditorial : Marie Caillaud © ADAGP, Paris, 2013 pour René Rousseau-Decelle p. 21 et 261, pour Aristide Maillol p. 80 et 81 © Conseil général de la Vendée, La Roche-sur-Yon, 2013 © Somogy éditions d’art, Paris, 2013 www.somogy.fr Dépôt légal : octobre 2013 Imprimé en Italie (Union européenne)
et les
Clemenceau artistes modernes Manet, Monet, Rodin‌
Remerciements Cet ouvrage est publié par le Conseil général de la Vendée à l’occasion de l’exposition Clemenceau et les artistes modernes. Manet, Monet, Rodin… présentée à l’Historial de la Vendée, Les Lucs-sur-Boulogne, du 8 décembre 2013 au 2 mars 2014. Cette exposition ouvre l’année Clemenceau et les arts/2014 initiée par le Conseil général de la Vendée. Elle a reçu du ministère de la Culture et de la Communication le label d’Exposition d’intérêt national au titre de l’année 2013 ainsi que le soutien du musée d’Orsay à Paris pour le prêt d’œuvres exceptionnelles. Elle a également bénéficié de prêts importants de la Fondation du musée Clemenceau à Paris. Commissariat général M. Christophe Vital, directeur du patrimoine culturel, conservateur en chef des musées, Conseil général de la Vendée Commissariat scientifique Mme Florence Rionnet, docteur en histoire de l’art moderne et contemporain, responsable des partenariats scientifiques et des grands projets, direction du patrimoine culturel, Conseil général de la Vendée Coordination éditoriale du catalogue Mme Marie-Élisabeth Loiseau, assistante de conservation principale, chargée des éditions, conservation des musées et des expositions, Conseil général de la Vendée Nous exprimons notre plus vive gratitude aux membres du comité scientifique qui ont mis leurs compétences et leur savoir au service de ce projet : Mmes et MM. Sylvie Brodziak, Marie-Hélène Joly et son suppléant Jean-François Bourasseau, Valérie Joxe, Aline Magnien, Sylvie Patin, Patricia Plaud-Dilhuit, Sophie Schvalberg, Bertrand Tillier, Marie-Paule Vial. Leur participation au catalogue a été enrichie par les contributions d’éminents spécialistes à qui nous adressons également nos sincères remerciements : Mmes et MM. Laurence Bertrand Dorléac, Éric Darragon, Antoinette Le Normand-Romain, Lise Lentignac, Catherine Méneux, Matthieu Séguéla, Armelle Weirich. Notre reconnaissance va également à Mme Emmanuelle Héran, qui, outre sa contribution au catalogue, a œuvré avec enthousiasme au projet et découvert quelques joyaux qui enrichissent l’exposition. Mais ce projet n’aurait pu voir le jour sans la confiance des institutions publiques et des prêteurs privés qui ont accepté de participer à cet événement par le prêt d’œuvres et de documents relevant de leurs collections. Qu’ils en soient tous chaleureusement remerciés. Prêteurs publics Mmes et MM. les maires des villes suivantes : Albi, Le Havre, Nantes, Roubaix, Troyes Mmes et MM. les responsables des collections des musées et établissements publics suivants : En premier lieu – et tout particulièrement – M. Guy Cogeval, président des musées d’Orsay et de l’Orangerie
4
M. Maxwell L. Anderson, directeur, Dallas Museum of Art M. Philippe Bélaval, président, Centre des monuments nationaux, Paris M. Patrick de Carolis, directeur, musée Marmottan Monet, Paris, et les membres de l’Académie des beauxarts Mme Blandine Chavanne, conservateur en chef du patrimoine, directrice, musée des Beaux-Arts, Nantes Mme Catherine Chevillot, conservateur général du patrimoine, directrice, musée Rodin, Paris Mme Danièle Devynck, conservateur en chef du patrimoine, directrice, musée Toulouse-Lautrec, Albi M. Bruno Gaudichon, conservateur en chef du patrimoine, directeur, La Piscine, musée d’art et d’industrie André-Diligent, Roubaix Mme Annette Haudiquet, conservateur en chef du patrimoine, directrice, musée Malraux, Le Havre Mme Marie-Hélène Joly, inspecteur général des musées en charge du musée national Clemenceau-De Lattre de Tassigny, Mouilleron-en-Pareds M. Olivier Le Bihan, conservateur en chef du patrimoine, directeur, musée d’Art moderne, Troyes Mme Antoinette Le Normand-Romain, directeur général, Institut national d’histoire de l’art, Paris M. Jean-Marc Léri, conservateur général du patrimoine, directeur, musée Carnavalet, Paris M. Jean-Luc Martinez, président de l’établissement public du musée du Louvre, Paris M. Jean-Daniel Pariset, conservateur général du patrimoine, directeur, Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, Charenton-le-Pont M. Daniel Peter, conservateur en chef du patrimoine, Archives municipales de Nancy Mme Martine Poulain, directrice, bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art, collections Jacques Doucet, Paris M. Bruno Racine, président, Bibliothèque nationale de France, Paris Mme Béatrix Saule, directrice du musée, Établissement public du château, du musée et du domaine national de Versailles Mme Dominique Schnapper, présidente, musée d’Art et d’Histoire du judaïsme, Paris Mme Amélie Simier, conservateur en chef du patrimoine, directrice, musées Bourdelle et Zadkine, Paris M. Emmanuel Starcky, directeur des musées nationaux et du domaine des châteaux de Compiègne et de Blérancourt Mme Marie-Paule Vial, conservateur en chef du patrimoine, directrice, musée de l’Orangerie, Paris Dans chacun des établissements, nous avons pu bénéficier des conseils avisés et de l’aide précieuse des régisseurs des collections et responsables des prêts. Nous leur en sommes très reconnaissants : M. Stéphane Bayard, service des prêts, musée d’Orsay, Paris Mme Julie Bedez, chargée des prêts, Archives municipales de Nancy, fonds de l’Académie Goncourt M. Pascal Concordia, régisseur des œuvres, musée d’Art et d’Histoire du judaïsme, Paris Mme Virginie Delcourt, attachée de conservation du patrimoine, musée Malraux, Le Havre M. Thomas Eschbach, régisseur des collections, musée de l’Orangerie, Paris Mme Juliette Faivre-Preda, régisseur des collections et des expositions, musée d’Art moderne, Troyes Mme Aurélie Gavoille, attachée de conservation du patrimoine, musée Marmottan Monet, Paris Mme Ghislaine Le Normand, régie des œuvres, musée de l’Orangerie, Paris
M. Jean-Philippe Manzano, régisseur, musée Bourdelle, Paris Mme Maeva Méplain, attachée d’études, chargée des prêts aux expositions, Centre des monuments nationaux, Paris Mme Nathalie Muller, bibliothécaire, régie des collections d’estampes modernes, Institut national d’histoire de l’art, Paris Mme Séverine Muteau, régisseur beaux-arts, La Piscine, musée d’art et d’industrie André-Diligent, Roubaix Mme Marie Regoli, DGP/Service des musées de France, Paris Mme Céline Rincé-Vaslin, régisseur des collections, musée des Beaux-Arts, Nantes Mme Carine Roumiguières, assistante de conservation, musée Toulouse-Lautrec, Albi M. Julien Spinner, bureau des expositions extérieures, Bibliothèque nationale de France, Paris Mme Tricia Taylor Dixon, régisseur associé, Dallas Museum of Art Mme Diane Tytgat, chargée de la régie des œuvres, musée Rodin, Paris Prêteurs privés Nous exprimons notre vive gratitude à Mme Lise Devinat, présidente de la Fondation du musée Clemenceau, et à l’ensemble des membres du conseil d’administration de cette fondation, sans qui cette exposition n’aurait pu voir le jour. Que soient également remerciés les membres de l’Académie Goncourt pour le prêt exceptionnel de pièces d’archives, dessins et photographies extraits du fonds Goncourt déposé aux Archives municipales de Nancy, ainsi que : M. Bertrand Doat, président de l’ICES, La Roche-sur-Yon Mme Valérie Joxe, administratrice de la Fondation du musée Clemenceau, Paris M. Marc Larock, Galerie Larock-Granoff, Paris Mme Sylvie Le Gratiet, présidente de la Société des amis d’Eugène Carrière, musée Eugène-Carrière, Gournaysur-Marne M. Olivier Lorquin, directeur, Fondation Dina ViernyMusée Maillol, Paris La famille de Georges Wormser Et les prêteurs qui ont choisi de garder l’anonymat. Cette exposition doit également beaucoup au précieux concours des personnes suivantes que nous avons le plaisir de remercier : Mme Annie Barbera, chargée d’études documentaires, musée Bourdelle, Paris M. Jean-Loup Bauduin, administrateur de la Maison Georges Clemenceau, Saint-Vincent-sur-Jard Mme Julie Bedez, responsable de la valorisation culturelle, Archives municipales de Nancy Mme Marie-Doha Besancenot, Institut français au Royaume-Uni, arts visuels Mme Emily Braun, professeur, Hunter College of the City University of New York Mme Anne Bouillé, attachée de conservation, chargée de recherche, château des ducs de Bretagne-musée d’Histoire de Nantes M. Jean-Marie Bruson, conservateur général, musée Carnavalet, Paris M. Claude Bujeaud Mme Judith Cernogora, responsable du musée de Vernon (fonds Steinlen) Mme Anne-Marie Chabot, adjointe, service photographique, musée Rodin, Paris
Mme Caroline Châtelet, Société des amis de Georges Clemenceau M. Éric Clemenceau, membre du conseil d’administration de la Fondation du musée Clemenceau, Paris M. Georges III Clemenceau Mme Nathalie Collin, assistante de conservation, bibliothèque municipale de Dijon Mme Laurence Croisé, musée national ClemenceauDe Lattre, Mouilleron-en-Pareds Mme Marie Dabadie, secrétaire de l’Académie Goncourt, Paris Mme Nicole Feuille, responsable des collections photographiques, musée d’Art et d’Histoire du judaïsme Mme Marta Fodor, coordination numérisation, Museum of Fine Arts, Boston M. Hugues R. Gall, directeur général de la Fondation Claude Monet, Giverny Mme Marie-Pierre Gauzes, régisseur général, musée d’Orsay, Paris M. Bertrand Guillet, directeur, château des ducs de Bretagne-musée d’Histoire de Nantes Mme Audrey d’Hendecourt, chargée des expositions, musée Rodin, Paris M. Thierry Heckmann, directeur des Archives départementales de la Vendée, La Roche-sur-Yon Mme Claire Heudier, coordination numérisation, Bibliothèque historique de la Ville de Paris Mme Nadège Horner, chargée d’études documentaires, musée d’Orsay, Paris Mme Michèle Hornn, responsable de la bibliothèque, de la documentation et des archives, musée de l’Orangerie, Paris Mme Nathalie Houzé, archives-documentation, Fondation Dina Vierny-Musée Maillol, Paris Mme Catherine Hubert-Kazmierczyk, bibliothèque de l’INHA Mme Leïla Jarbouai, conservateur chargé des collections d’arts graphiques, musée d’Orsay, Paris M. Jean-Noël Jeanneney, membre du conseil d’administration de la Fondation du musée Clemenceau, Paris Mme Noémie Koechlin M. Frédéric Lacaille, conservateur en chef responsable des prêts aux expositions, Établissement public du château, du musée et du domaine national de Versailles Mme France Lagneau, collection France Debuisson Mme Perrine Latrive, chargée de projets culturels, Parisienne de photographie Mme Karen Lawson, Picture Library Manager, Royal Collection Trust, Londres Mme Sarah Lea, Royal Academy, Londres M. Jérôme Legrand, chargé d’études documentaires, musée d’Orsay, Paris Mme Sylvie Le Gratiet, Société des amis d’Eugène Carrière Mme Nadine Lehni, conservateur en chef du patrimoine, musée Rodin, Paris Mme Claudette Lindsey, secrétaire générale de la Fondation Claude Monet, Giverny Mme Marie Mallard M. Jérôme Manoukian, responsable du service photographique, musée Rodin, Paris Mme Laure de Margerie Mme Annick Mariage, Osenat M. Philippe Mariot, chargé d’études documentaires, musée d’Orsay, Paris Mme Marie-Madeleine Massé, conservateur du patrimoine, musée national de l’Orangerie
Mme Caroline Mathieu, conservateur général, chargée des prêts, musée d’Orsay, Paris Mme Marianne Mathieu, adjointe au directeur, chargée des collections et de la communication, musée Marmottan Monet, Paris Mme Véronique Mattiussi, responsable du fonds historique du musée Rodin, Paris M. Olivier Meslay, conservateur en chef, Dallas Museum of Art Mme Aurélie Michel, assistante administrative M. François Minod M. Bruno de Perthuis Mme Sophie Picot-Bocquillon, chargée d’études documentaires, musée du Louvre M. Philippe Piguet, critique d’art, commissaire d’exposition indépendant Mme Anne Pingeot, conservateur général honoraire, musée d’Orsay, Paris M. Gilles Poizat, chargé d’études documentaires, Archives des musées nationaux, Paris Mme Ulrike Polnitzky, Bibliothèque nationale autrichienne, Vienne Mme Catherine Régnault, assistante de conservation, musées de la Ville de Rouen M. Jean-Marie Rouard, membre de l’Institut M. François Roubine, Maison Georges Clemenceau, Saint-Vincent-sur-Jard Mme Marie-Pierre Salé, conservateur en chef, département des arts graphiques, musée du Louvre, Paris M. Xavier Salmon, conservateur général, chef du département des arts graphiques, musée du Louvre, Paris M. Joël Savary, responsable du pôle de l’artistique et de l’écrit, des saisons, direction de la politique culturelle et du français, ministère des Affaires étrangères Mme Manon Six, conservateur du patrimoine, conseillère pour les musées, DRAC Pays de la Loire Mme Valérie Sueur-Hermel, conservateur, Bibliothèque nationale de France Mme Bérangère Tachenne, chargée d’études documentaires, musée Toulouse-Lautrec, Albi Mme Alice Thomine, conservateur, cabinet d’arts graphiques, musée d’Orsay, Paris Mme Isabelle Toromanof, gestionnaire de compte, The Bridgeman Art Library Mme Elizabeth Wilcox, Dallas Museum of Art M. Marcel Wormser, président de la Société des amis de Georges Clemenceau, membre du conseil d’administration de la Fondation du musée Clemenceau, Paris Cette exposition a été conçue, administrée et réalisée par le service de la conservation des musées et des expositions, direction du patrimoine culturel, Conseil général de la Vendée : Prêts et suivi administratif Coordination générale Mme Cécile Pieau Gestion des prêts Mme Stéphanie Auger-Bourdezeau Mme Mariette Ricot Régie des œuvres Mme Carmela Bessonnet Mme Luce Martineau
Administration Mme Catherine Sender-Boussion Mme Corinne Bonnier M. Luc Marcant Mme Élisabeth Rotteleur Muséographie et pôle technique Coordination technique et muséographie Mme Ghislaine Pineau M. Jean-François Bessonnet Transport des œuvres M. Franck Bonnamy M. Sébastien Moreau Accrochage M. Jean-Robert Bariteau M. Franck Bonnamy M. Sébastien Moreau Catalogue Suivi éditorial Mme Marie-Élisabeth Loiseau Recherche bibliographique et documentaire Mme Anne Cousseau Photographie M. Patrick Durandet, sauf mention particulière Gestion des photographies et relecture M. Jean-Pierre Remaud Multimédia et audiovisuel Multimédia Mme Violaine Cailleau Mme Héloïse Griffon Mme Claire Traineau Audiovisuel, film documentaire Les Victoires artistiques de Clemenceau réalisé avec le soutien des Amis de l’Historial de la Vendée Scénario et mise en scène M. Christophe Vital Moyens techniques M. Pierre-Emmanuel Birot Mme Isabelle Laurent Mme Marie-Élisabeth Loiseau M. Sébastien Moreau M. Philippe-Jean Plaisant M. Luc Siret Voix M. Bernard Petit Mme Morwenna Spagnol Éclairage et intégration M. Patrice Cousseau M. Thomas Manceny Médiation Gestion des publics Mme Isabelle Haïssat Animations Mme Clarisse Brechoteau Mme Nathalie Collot Mme Cécile Mercier Communication M. Landry Quairault Agence Catherine Dantan, Paris M. Marc Fernandez
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Sommaire Préface
9
Aurélie Filippetti, ministre de la Culture et de la Communication
Préface
59
L’esthète en action
60
11
Bruno Retailleau, président du Conseil général de la Vendée
La Vendée et la paix retrouvées
Un homme de lettres, sensible, passionné et engagé
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Christophe Vital, conservateur en chef du patrimoine,
Soutenir, défendre et convaincre Emmanuelle Héran, conservateur en chef du patrimoine
directeur du patrimoine culturel de la Vendée
68
Rodin et Clemenceau : une amitié traversée par la politique
L’attrait pour les arts, des initiateurs aux initiés
23
Le goût des arts, famille et mondanités
24
Patricia Plaud-Dilhuit, maître de conférences en histoire de l’art, université de Rennes II, et Sylvie Brodziak, maître de conférences HDR, université de Cergy-Pontoise
Antoinette Le Normand-Romain, conservateur général du patrimoine, directeur général de l’INHA
80
L’Action enchaînée de Maillol Emmanuelle Héran
86
Clemenceau et l’Olympia Éric Darragon, professeur émérite, histoire de l’art
Gustave Geffroy, « l’ombre tutélaire »
36
contemporain, université de Paris I Panthéon-Sorbonne
Patricia Plaud-Dilhuit
Berta Zuckerkandl-Szeps ou l’importance de l’amitié d’une femme et d’une critique d’art
44
Emmanuelle Héran
Armelle Weirich, doctorante en histoire de l’art contemporain,
Folie croisée : Clemenceau et Monet en double mimétique
université de Bourgogne
Regards sur les musées
94
Whistler, Arrangement en gris et noir : portrait de la mère de l’artiste
48
98
Laurence Bertrand Dorléac, historienne de l’art, Sciences Po
Patricia Plaud-Dilhuit
Rideau rouge et caractères en plomb Le Musée du soir
54
Bertrand Tillier, professeur d’histoire de l’art contemporain, université de Bourgogne, directeur du centre Georges-Chevrier/UMR CNRS 5605
Sylvie Brodziak
Matthieu Séguéla, docteur en histoire, Institut d’études politiques
Docteur Stockmann et mandarin Tchang-I 124 Du théâtre norvégien d’Ibsen à la pièce chinoise du Voile du bonheur
de Paris, associé à la Maison franco-japonaise de Tokyo
Sylvie Brodziak et Matthieu Séguéla
La création du musée d’Ennery
55
Une œuvre commune
6
118
De la représentation théâtrale à l’écriture de l’article
L’écriture en images.
130
Regard sur les livres illustrés de Clemenceau Florence Rionnet, docteur en histoire de l’art, responsable des partenariats scientifiques, Conseil général de la Vendée
Les photographes de l’intimité : Dornac, Manuel, Tournassoud, Martinie
210
Lise Lentignac, historienne de l’art, administratrice adjointe, Fondation du musée Clemenceau
Un amateur parisien
139
Sous le signe d’Athéna
140
Une des âmes « les plus blanches que j’ai connues » : Clemenceau par Eugène Carrière
214
Catherine Méneux, maître de conférences en histoire de l’art contemporain, université de Paris I Panthéon-Sorbonne
Clemenceau et le goût de l’antique Sophie Schvalberg, docteur en histoire de l’art contemporain,
Rodin et Clemenceau,
professeur agrégé de lettres classiques
Les objets orientaux,
152
une passion partagée Matthieu Séguéla
Clemenceau et Monet
Figures de Clemenceau
Aline Magnien, conservateur en chef du patrimoine, chef du service des collections, musée Rodin
Clemenceau, modèle insatisfait 162
Sylvie Patin, conservateur général du patrimoine, musée d’Orsay
Images et portraits
218
études et variations autour d’un buste
175 176
228
Bertrand Tillier
Annexes
233
Bélébat face à la mer
234
Entre solitude et lois de l’hospitalité Sylvie Brodziak
Bertrand Tillier
Manet et Raffaëlli
186
Éric Darragon
Le Pas du commandité
192 196
Christophe Vital
242
Clemenceau-De Lattre, Mouilleron-en-Pareds
Repères chronologiques
244
Florence Rionnet
200
Catalogue des œuvres exposées
252
Florence Rionnet
Marie-Hélène Joly, inspecteur général des musées, musée national Clemenceau-De Lattre, Mouilleron-en-Pareds
Avec ses poilus à Sainte-Hermine
Clemenceau en Vendée Jean-François Bourasseau, administrateur, musée national
Bertrand Tillier
Le Clemenceau de Noël Dorville : figure héroïque de l’orateur et hagiographie
238
Valérie Joxe, administratrice générale, Fondation du musée Clemenceau
Bertrand Tillier
Clemenceau dreyfusard sous le regard des caricaturistes
L’appartement de la rue Franklin
206
Bibliographie sélective
276
Index des noms de personnes
282
7
Clemenceau et les artistes modernes Manet, Monet, Rodin Les Lucs-sur-Boulogne – Historial de la Vendée – 8 décembre 2013-2 mars 2014
G
eorges Clemenceau, dont la mémoire est ancrée à jamais dans l’histoire de France, notamment pour le rôle majeur qu’il joua dans le dénouement de la Grande Guerre, fut un amateur d’art passionné. Cet aspect de sa personnalité dévoile un pan entier de son intimité et permet d’éclairer l’histoire de certaines œuvres emblématiques de l’art de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. En effet, l’homme politique ne se contenta pas d’être un esthète ou un collectionneur d’art averti, il s’érigea aussi en défenseur des artistes dits « modernes » – notamment dans le combat qu’il mena pour l’entrée de l’Olympia de Manet au Louvre en 1907 ou pour l’installation des Nymphéas de son ami Monet à l’Orangerie des Tuileries en 1927. Écrivain, critique d’art, journaliste, épistolier, il mit sa plume et son éloquence au service de l’art impressionniste et d’acquisitions qui lui semblaient capitales pour les musées français. Il revenait à l’Historial de la Vendée, au cœur de ce département qui le vit naître et auquel il demeura profondément attaché, de mettre en œuvre ce projet d’exposition ambitieux auquel le musée d’Orsay a dès le départ apporté son soutien par le prêt d’œuvres exceptionnelles de Manet, Monet, Carrière ou Whistler. Depuis son ouverture en 2006, l’Historial a multiplié les expositions d’envergure et développé une politique ambitieuse et novatrice pour la conquête des publics. Je me réjouis que cette nouvelle exposition vendéenne puisse offrir à ses visiteurs une visibilité et des clés d’interprétation des chefs-d’œuvre de notre patrimoine national tout en jetant un regard nouveau sur l’action politique de Clemenceau. L’année Clemenceau et les arts/2014 – dont la Vendée est à l’initiative – enrichira cette approche par une exposition intitulée Clemenceau, le Tigre et l’Asie (en partenariat avec le musée national des Arts asiatiques-Guimet et le musée des Arts asiatiques de Nice) et un colloque qui approfondira ce lien de Clemenceau à l’art moderne et à l’art asiatique. Je tiens à remercier toutes celles et tous ceux qui se sont impliqués depuis plusieurs années dans ce projet, reconnu d’intérêt national et soutenu par le ministère de la Culture et de la Communication, en particulier les membres du comité scientifique de l’exposition et les auteurs de ce catalogue, qui explore avec brio toutes les facettes de ce sujet riche et passionnant. Aurélie Filippetti Ministre de la Culture et de la Communication
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Eugène Carrière Portrait de Georges Clemenceau 1889 Huile sur toile Tokyo, musée national d’Art occidental
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Clemenceau et les artistes modernes
U
n siècle nous sépare de la Grande Guerre, mais la figure de Georges Clemenceau reste toujours profondément ancrée dans la mémoire et dans le cœur des Vendéens. Pour la Vendée, le Père la Victoire est d’abord l’enfant de Mouilleron-en-Pareds et le vieil homme de « la Bicoque » à Saint-Vincentsur-Jard, celui qui choisira de reposer, au soir de sa vie, auprès de son père au Colombier à Mouchamps. Une figure tutélaire, qui nous rassemble, au-delà des clivages, autour de l’amour de la France. Une figure qui nous est également presque familière tant Clemenceau a été marqué par la Vendée et a marqué les Vendéens. « C’est au caractère vendéen que je dois le meilleur de mes qualités », confiait le Tigre. Le meilleur de ses qualités, c’est naturellement sa combativité. Ce refus très vendéen de « ne pas subir », comme le dira plus tard un autre illustre enfant de Mouilleron-en-Pareds, le maréchal de Lattre. À travers le combat politique, pour le redressement et la victoire de la France. Mais également le combat esthétique, pour défendre et faire connaître des artistes très avant-gardistes au début du XXe siècle tels que Monet, dont il était l’ami proche, mais aussi Manet, Rodin… Car si beaucoup se souviennent du vainqueur de 1918, trop peu connaissent le grand amateur d’art qu’il fut tout au long de sa vie. C’est cette facette moins connue du Tigre que le Conseil général a voulu mettre en lumière à l’Historial à travers cette année Clemenceau et les arts, dont cette exposition constitue le premier tableau. Une exposition unique, reconnue d’intérêt national, qui présente des œuvres immenses, parmi lesquelles cinq magnifiques tableaux de la célèbre série des Nymphéas de Monet, le Balzac de Rodin, les très belles illustrations de ToulouseLautrec de l’ouvrage de Clemenceau Au pied du Sinaï, ou même encore L’Action enchaînée du sculpteur Aristide Maillol… De véritables joyaux du patrimoine artistique français, et des trésors parfois surprenants où Clemenceau devient lui-même un modèle pour les artistes. Plus qu’une simple exposition, c’est une véritable immersion dans l’art, avec le Tigre pour guide, que le Département propose au public vendéen. Je tiens à remercier chaleureusement toutes celles et tous ceux qui se sont investis pour ce grand événement culturel qui fait rayonner la Vendée à travers un grand Vendéen. Bruno Retailleau Président du Conseil général de la Vendée
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La Vendée et la paix retrouvées CHRISTOPHE VITAL
D’un jardin à l’autre Les dix dernières années de la vie de Georges Clemenceau marquent le retrait de sa carrière politique, le retour à sa Vendée natale avec la location d’une petite maison perchée sur la dune de Saint-Vincent-sur-Jard, face à l’Océan. Cette retraite est marquée par une vie paisible, contemplative, où le vieil homme s’adonne à la lecture, à l’écriture, au jardinage (cat. 170). Il reçoit beaucoup, offrant le confort sommaire de ses deux chambres d’amis, qu’il compare à des cabines de bateau, ou hébergeant ses invités officiels dans une pension toute proche, le chalet Saint-Hubert. À la manière d’un Pierre Loti, le grand voyageur – sa retraite est aussi marquée, à ses débuts, par de lointains voyages – s’entoure d’objets rapportés de ses périples ; il voue une passion particulière à l’Asie et au Japon, aimant à faire flotter au vent la grande carpe qui lui a été offerte par l’ambassadeur de ce pays. Comme dans son appartement parisien de la rue Franklin, les livres envahissent les murs. Le vieillard est touché par les nombreuses manifestations de sympathie que l’on exprime à son égard, lorsque l’on dépêche à son intention une fanfare ou qu’un hydravion lui jette un bouquet à l’occasion, le 8 octobre 1928, puis se pose près de la plage en son honneur. Mais la retraite de la « Bicoque » coïncide aussi avec la longue aventure des Nymphéas, accompagnant son ami Monet, le stimulant avec force et fermeté et un bel humour dans un langage fleuri afin de vaincre le découragement et les problèmes de santé. Une relation épistolaire suivie entre les deux hommes (dont on ne connaît malheureusement que les lettres écrites par Clemenceau à Monet) témoigne de cette touchante amitié et de l’incroyable et indéfectible foi que l’homme d’État, devenu au fil des années critique d’art, voue en l’œuvre de son ami. Clemenceau l’humaniste est aussi un naturaliste et fait preuve d’une très grande sensibilité à la nature, s’extasiant devant l’Océan, les arbres, les nuages, les oiseaux, les fleurs ; le contemplatif sait apprécier mieux que quiconque les variations de la lumière. « Je vous aime parce que vous êtes vous, et que vous m’avez appris à comprendre la lumière. Vous m’avez ainsi augmenté », écrit-il à Monet le 17 avril 1922 de Bélébat. En cela, on comprend qu’il adhérait pleinement à l’œuvre de son ami paysagiste et à l’impressionnisme. Durant ces années d’échange, de visites régulières à Giverny, il y a comme une résonance entre les jardins des deux amis : celui de Giverny vaste, s’étendant au-delà de la voie ferrée qui sera transformée en route – que Monet goudronnera à ses frais, pour éviter que la poussière n’altère son jardin d’eau, cet étang couvert de nénuphars dont la surface devient un thème obsédant, avec d’inlassables plongées sans horizon dans le miroir où le ciel, les nuages, les arbres et le pont japonais ont des reflets éphémères. À Saint-Vincent-sur-Jard, Clemenceau, avec la même passion, la même volonté, le même entêtement, s’entoure d’un jardin dont les plantations peinent à leurs débuts à pousser dans un milieu un peu hostile. Lui qui n’est pas peintre écrit, assis à son bureau, dos à son lit,
Page de gauche Cat. 170 Anonyme Clemenceau dans le jardin de Bélébat 30 septembre 1928 Épreuve argentique, tirage sur papier Paris, Collection musée Clemenceau
La Vendée et la paix retrouvées
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Fig. 1 Anonyme Georges Clemenceau et Claude Monet dans le jardin de Giverny en compagnie de Blanche Hoschedé-Monet, du collectionneur Matsukata Kôjirô et de sa nièce Madame Kuroki 1921 Épreuve argentique Paris, Collection musée Clemenceau
face à la mer, s’émouvant de voir danser ses fleurs et son koinobori. Dans les nombreuses missives qu’il adresse à ses amis, il s’extasie : « Ici, écrit-il à la comtesse d’Aunay1, je suis dans les fleurs. Iris, anémones, giroflées roses par grandes touffes. Un arc-en-ciel qui danse à la brise » ; à Violet Maxse2 : « À l’heure où je vous écris, je plante six cents giroflées, dont quatre cents roses dont la floraison donnera une idée du paradis » ; à Nicolas Pietri3 : « À six mètres de la vague, j’ai un rosier qui compte onze fleurs épanouies sans compter les boutons. Des glaïeuls, des géraniums qui font mal aux yeux, et des tomates décoratives qui rougissent au moindre propos risqué » ; à Marguerite Baldensperger4 : « Au lieu d’aller parler à mes contemporains, qui ne m’ont que trop entendu, je converse avec les herbes, avec des fleurs, avec la mer, avec la brise et la rosée parce qu’il n’y a pas d’examen et que chacun se comprend sans parler… » Si Clemenceau se rend souvent à Giverny (fig. 1) depuis Paris ou de sa propriété de Bernouville – qu’il quittera pour Saint-Vincent-sur-Jard –, en revanche, Monet ne vient en Vendée que lors d’un assez bref séjour en 1921. Il l’a invité pour l’inauguration, le 2 octobre, de son monument de Sainte-Hermine, mais l’artiste, accompagné de sa belle-fille Blanche Hoschedé et de son fils, n’arrive en voiture à Bélébat que le 4 octobre et n’y reste que jusqu’au 11. Clemenceau lui a écrit : « Je ne serais pas surpris que vous gagniez ici le goût de la peinture. Il y a des bleus et des
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Clemenceau et les artistes modernes
verts sur la palette du ciel et de la mer. On en ferait des tableaux. » Néanmoins, ses espoirs seront déçus car Monet, à part une petite aquarelle5 qu’il lui offre, ne peindra pas pendant son séjour. En revanche, Blanche, que Clemenceau surnomme affectueusement « l’Ange bleu », réalise lors de plusieurs séjours diverses vues de la petite propriété vendéenne, du jardin fleuri et de sa maison (cat 178) ainsi que du bord de mer. Clemenceau, le 19 décembre 1928, la remercie pour l’envoi d’une de ses œuvres : « Chère amie. Le tableau est arrivé. Merci. Il est chez l’encadreur. J’ai l’intention de vous donner ma clientèle, car vous avez du soleil dans l’œil. » Bélébat inspire peu d’autres artistes du vivant du Tigre, à l’exception de Gilbert Bellan (1868-1938). Cet élève de Lefebvre à l’académie Julian, ami de Marguerite Baldensperger, exécute plusieurs séjours chez Clemenceau, qu’il voit à Paris depuis 1922. L’intérêt que le peintre porte à la Grande Guerre, avec deux de ses tableaux célèbres, La Signature du traité de paix de Versailles et Le Défilé sous l’Arc de triomphe (1919), est certainement à l’origine de cette relation, mais le vieux Tigre semble peu apprécier l’artiste et ses nombreux séjours. Le 27 septembre 1922, il annonce à son frère Albert la venue de Bellan le lendemain pour deux ou trois jours, venant « faire ici je ne sais quoi ». Il est de nouveau présent en 1924 : « Le peintre déboule le 14 », indique-t-il à Marguerite Baldensperger le 8 août. Le 8 octobre 1925, il écrit encore à son amie : « Moi, j’ai bien assez de Bellan sur le dos », et, le 11 octobre de la même année : « De ma fenêtre je vois Bellan assis sur le banc de quart qui prend une vue bleu clair de l’Océan. » Dans une lettre à son fils Pierre, le 4 mai 1926, il s’agace : « J’ai ici M. Bellan, que tu connais au moins de nom. Il fait une douzaine de tableaux de la mer et du vent, voire de la pluie dans sa journée. Il m’arrive avant le jour et s’en va longtemps après que je sois [sic] endormi. Pendant ce temps-là il ne fait que parler en Cat. 178 Blanche Hoschedé-Monet Bélébat : maison et jardin de Clemenceau Sd [entre 1927 et 1929] Huile sur toile Paris, musée Clemenceau
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jetant du bleu, du vert, du rouge dans la soupe et sur ses habits. » Le peintre lui offre une toile représentant un vieil arbre qu’il dédicace « en hommage à Clemenceau, Vendée, 1928. L’homme d’État le fit chevalier de la Légion d’honneur6 ». Un autre artiste, le Polonais Jean Peské (1870-1949), qui fréquente le groupe de Saint-Jean-de-Monts, a peint Bélébat. Il obtient de Clemenceau une audience à Paris, peu avant le décès du Tigre. « Il m’a reçu dans son cabinet de la rue Franklin par un : “Que me voulez-vous ?” dépourvu de toute aménité, mais qui allait bien à Clemenceau. […] En feuilletant mon carton de paysages de Vendée, Clemenceau se dérida et son accueil devint plus aimable. Nous échangeâmes quelques propos sur l’art. À la fin, comme souvenir de cet entretien, j’ai offert à Clemenceau une étude de sa demeure de Jard7. »
Des amis parmi les artistes et intellectuels vendéens L’esthète est également, ne l’oublions pas, médecin de formation ; il continuera d’ailleurs, à la fin de sa vie, à dispenser des conseils avisés à plusieurs de ses amis, en particulier à Monet. C’est donc aussi en scientifique et en botaniste qu’il conçoit son jardin, commandant ses plants et ses bulbes, les échangeant avec Monet, allant visiter « un horticulteur de renom » à Angers8, Monsieur Pajotin, rosiériste célèbre, dans son exploitation de la Maître-École, recherchant les dénominations scientifiques de certaines plantes, imaginant un système sophistiqué d’arrosage électrique pour son jardin ou prodiguant des conseils éclairés concernant son puits et la manière d’en purifier l’eau avec du charbon. Le scientifique descend sur la plage pour examiner un marsouin échoué dont il fait enterrer la dépouille dans le sable pour en récupérer plus tard le squelette. Il s’intéresse à l’ornithologie avec son ami de Grancourt et rend même visite au naturaliste amateur Émile Plocq (1873-1937) à La Roche-sur-Yon en septembre 1924, comme il l’annonce à Marguerite Baldensperger9 : « J’ai découvert à La Roche-sur-Yon un sorcier véritable, horloger de profession, qui entre deux montres apprivoise les oiseaux. Des corbeaux le suivent à bicyclette, sans se munir eux-mêmes de cet instrument. Des hirondelles se mettent dans ses poches, etc. » Tout naturellement, il trouve en Marcel Baudouin (1860-1941) un ami et un allié politique. Ce dernier, docteur en médecine et ayant fait ses études à Nantes comme Clemenceau, est l’une des figures les plus brillantes de l’intelligentsia vendéenne. S’intéressant à tout, il s’illustre par ses travaux sur le folklore local et les traditions ainsi que sur la préhistoire – de manière quelque peu fantaisiste –, sujet qui passionne Clemenceau au moment où il s’attelle à la rédaction d’Au soir de la pensée. C’est certainement lui qui donne l’idée au Tigre de nommer
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Cat. 138 Henri Jacques Édouard Evenepoel Georges Clemenceau écrivant pendant « l’Affaire » 1899 Mine de plomb sur papier Paris, Collection musée Clemenceau Page de droite Cat. 68 Charles Milcendeau, attribué à Georges Clemenceau Sd Fusain sur papier, sur support cartonné Paris, Collection musée Clemenceau
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sa maison « Bélébat ». En 1906, il a en effet publié un article dans le bulletin de la Société préhistorique de France dans lequel il écrit : « Je crois utile de faire remarquer qu’au nord de l’île de Ré, sur la côte vendéenne, dans la commune de Saint-Vincent-sur-Jard, il existe une station à silex néolithiques (avec poteries très grossières et non cuites) qui est connue depuis 1860 sous le nom de Belesbat et que j’ai fouillée avec M. Lacouloumère en 1905 […] si l’on veut bien se rappeler : 1° qu’à Belesbat existe une légende très ancienne, relative à une ville engloutie, 2° que Belesbat est une station préhistorique de falaise rongée par l’océan chaque année. » C’est lui qui, certain que se trouve là l’Atlantide, répand largement cette légende populaire de Belesbat (Becciacum), ville disparue sous les flots, qui attire par ses fêtes une multitude d’étrangers. Baudouin, qui s’engage politiquement aux côtés de Clemenceau en se présentant, sans succès, à la Chambre des députés, est également un amateur d’art avisé et soutient de nombreux artistes vendéens, au premier rang desquels Charles Milcendeau (1872-1919). Il est possible que ce soit lui qui ait fait connaître à Clemenceau le jeune artiste alors que celui-ci accomplissait ses débuts dans l’atelier de Gustave Moreau. Sans que nous disposions d’une correspondance entre les deux hommes pour étayer cette supposition, il est probable que le Tigre soit intervenu pour l’achat d’œuvres de ce peintre par le musée du Luxembourg. Le soutien que lui apporte Gustave Geffroy constitue à l’évidence un autre lien possible avec l’homme d’État. Fin 1899, Milcendeau lui aurait présenté le Belge Henri Evenepoel (1872-1899), son meilleur ami, élève de Moreau comme lui10. Clemenceau accepte de poser pour lui, permettant ainsi l’exécution de deux dessins que nous présentons dans cette exposition (cat. 138 et 139). Le jeune artiste, dans une lettre à son père datée du 26 novembre 189911, décrit les séances de pose rue Franklin : « L’événement de la semaine a été mes séances chez Clemenceau. La première a eu lieu avant-hier vendredi !! […] La seconde a eu lieu hier et, cette fois-ci, me connaissant déjà un peu, il a été tout à fait gracieux et charmant ! J’ai fini le dessin de profil de lui travaillant ! Il en est enchanté et veut le faire reproduire pour ses enfants ! Puis je dois faire de lui un dessin de face pour le donner à Madame d’Aunay ! Je l’ai commencé hier, il n’en est pas content12. Je le recommence demain lundi, chez lui, à une heure et demie. C’est pour moi une joie que de voir cet homme de près ! Sa vigueur, sa puissance, son intelligence se révèlent admirablement dans sa face pâle, trouée de ses grands yeux ronds énergiques !! Quel beau lutteur ! Nous avons fini par causer à la fin de la séance, comme deux amoureux de l’art ! Il est allé chercher des cartons avec des dessins de Rodin ! Comme je lui avais montré mes eaux-fortes et lui en avais donné trois qu’il aimait, il m’a dit qu’il voulait faire un échange et m’a donné un dessin de Rodin13 ! Je le trouve très curieux ! Il est assez lâché, fait au trait, du bout du crayon ! Un nu de femme qui se penche, avec la tache des cheveux et des génitoires indiquée brutalement à l’aquarelle !!! » Il est fort à parier que, si la maladie n’avait pas brutalement emporté Evenepoel à la fin de l’année 1899, les relations auraient pu se poursuivre, d’autant qu’il partageait avec Milcendeau les mêmes idées politiques et avait pris le parti du capitaine Dreyfus. Il est donc tout à fait plausible que ce soit Milcendeau qui ait réalisé le portrait de Clemenceau qui se trouve aujourd’hui au musée de la rue Franklin mais qui n’est pas signé (cat. 68). En ce tournant du siècle, le peintre vendéen adhère aux Bleus de Bretagne, mouvement régional partisan du radicalisme,
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comme le prouve la réalisation de deux menus pour son banquet annuel en 1899 et 190014. Clemenceau en est l’un des soutiens et a fait partie du comité pour l’érection très controversée du monument à Ernest Renan commandé par l’association. Enfin, pour l’anecdote, c’est grâce à l’entremise de Clemenceau que Milcendeau peut se marier, le 21 mars 1908 à la mairie du IXe arrondissement de Paris, alors qu’il lui manque un document. Dans une lettre à son ami Barrau du 22 mars 1908, il écrit : « Savez-vous que nous avons failli ne pas nous marier hier ! Avec tout commandé chez Marguery ! Canaillerie cléricale bien trouvée, mais ils ont été pour leurs frais. Pièce de non-opposition attendue dès le 18 arrivée le 20 ! Mais non [souligné] légalisée du juge de paix, heureusement que Clemenceau est encore au pouvoir, sans cela il eût fallu encore attendre trois ou quatre jours. » Marc Elder15, qui consacrera à Monet un ouvrage dont un chapitre évoque l’amitié entre l’artiste et Clemenceau, est l’auteur de La Bourrine, roman dans lequel on reconnaît le peintre vendéen sous les traits de Blaise. Le groupe de Saint-Jean-deMonts, mouvement pictural qui se développe durant les années 1920 à la suite de Milcendeau, disparu en 1919, et du Parisien Auguste Lepère (1849-1918), ne semble curieusement pas avoir retenu l’attention de Clemenceau : malgré de nombreux périples en Vendée, il ne paraît pas avoir beaucoup fréquenté le marais breton-vendéen et le littoral qui le borde. On notera néanmoins que parmi ces artistes se trouvent plusieurs graveurs, dont Pierre-Georges Jeanniot et Félix Buhot, très proches de Lepère ; il est fort à parier que ce dernier ait rencontré en maintes occasions Clemenceau du fait de ses amitiés et de sa série de bois gravés destinés à illustrer l’ouvrage de Gabriel Hanotaux Histoire illustrée de la guerre de 1914. Autre membre du groupe, le Polonais Peské, dont, nous l’avons vu, Clemenceau possède une œuvre. Quant aux sculpteurs Jean et Joël Martel – des frères jumeaux –, leurs débuts sont marqués par la production de plusieurs monuments aux morts en terre vendéenne, avec le soutien actif du docteur Baudouin ; il est possible que Clemenceau, compte tenu du sujet, ait eu à les connaître. Beaucoup plus tôt, Clemenceau s’est lié avec un autre intellectuel vendéen, Benjamin Fillon (1819-1881). Personnalité incontournable, autre « touche-àtout » dominant le cénacle d’érudits de la vieille ville de Fontenay-le-Comte, antiquaire, collectionneur, archéologue, chroniqueur, Fillon est également engagé politiquement ; il a été assigné à résidence après le coup d’État du 2 décembre 1851 alors que Benjamin Clemenceau, le père de Georges, était emprisonné. Clemenceau lui écrit à plusieurs reprises en 1877 et 1878 sur les affaires de la Vendée, dont Fillon a été préfet. En 1878, il appuie également, en tant que député, la proposition de l’antiquaire d’acquérir la collection His de La Salle de médailles anciennes et de bronzes antiques par la Bibliothèque nationale. Fillon occupe le château de la Court d’Aron, à Saint-Cyr-en-Talmondais, qui deviendra à sa mort la propriété de Raoul de Rochebrune, fils du graveur Octave de Rochebrune – autre figure emblématique – et lui aussi grand collectionneur. Clemenceau assistera à son enterrement, comme il l’évoque dans une lettre du 26 août 1924 : « Demain, je vais à l’enterrement plus que clérical d’un légitimiste voisin qui d’avance s’est fait faire, pour surmonter sa tombe, sa statue en bronze, fusil sur l’épaule et bécasse à la main16. Cela vous donne la note. Toute la Vendée blanche sera là ! » En dépit de ces divergences, Clemenceau a certainement dû découvrir avec intérêt l’imposante collection de Raoul de Rochebrune, qui comportait notamment quelques objets de vitrine asiatiques.
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Clemenceau vu par quelques artistes vendéens Très lié à ces érudits, un autre Fontenaisien, le photographe Jules-César Robuchon (1840-1922), qui s’adonne également à la sculpture et qui est le fils d’un imprimeur de Fontenay ayant édité le premier journal républicain de Vendée, exécute en 1918 un portrait en médaillon de Clemenceau destiné à la salle du conseil municipal de Mouilleron-en-Pareds. Mais le Tigre ne le trouve pas à son goût et se contente d’un remerciement poli via son directeur de cabinet. Un autre artiste vendéen, natif de La Roche-sur-Yon, s’intéresse à l’homme d’État et veut lui rendre hommage : il s’agit de René Rousseau-Decelle (1881-1964), premier second Grand Prix de Rome. Son frère Georges, haut fonctionnaire à l’Assemblée nationale, lui ouvre les portes du Palais-Bourbon : c’est la raison pour laquelle le peintre exécute en 1907 une toile intitulée La Chambre des députés. Pendant la Grande Guerre, il est affecté au ministère de la Guerre, au service des documents secrets : c’est lui qui, le premier, aurait eu entre les mains le télégramme annonçant l’armistice et mettant fin au terrible conflit. Une fois encore, il revient sur le sujet qu’il a traité en 1907 en peignant Clemenceau à la tribune lors de l’armistice du 11 novembre 1918 – œuvre emblématique d’assez belle facture, conservée au musée de la rue Franklin (cat. 63). Quant à André Astoul (1886-1950), autre peintre yonnais, élève de Lucien Simon, il consacrera sa carrière au portrait. Clemenceau, qui aurait dit de lui qu’il « portait un nom coloré, méridional », fera l’objet de plusieurs croquis.
1. 30 avril 1924. 2. 1er octobre 1923. 3. 6 septembre 1924. 4. 9 septembre 1924. 5. Claude Monet à Gustave Geffroy, 8 mai 1922, Duroselle, 1988, p. 900 : « Clemenceau a de moi également deux aquarelles, les Nymphéas que vous pouvez voir chez lui ainsi qu’une autre aquarelle représentant la maison de Saint-Vincent-sur-Jard. » 6. Georges Clemenceau à Paul Léon, 3 janvier 1924, Clemenceau, 2008 (1) : « Et ce bon Gilbert Bellan ? La croix lui ira toute seule si vous voulez. » 7. Mémoires inédites de Jean Peské ; voir également Collectif, 2002. 8. Georges Clemenceau à Marguerite Baldensperger, 29 avril 1925. 9. 22 septembre 1924. 10. Lambotte, 1908, p. 88 : « Il ne tarda pas à y être présenté à Georges Clemenceau, prévenu en sa faveur par le peintre Milcendeau, vendéen comme le grand écrivain politique et qui était de ses familiers. » 11. Evenepoel, 1994, inv. 19479-383. 12. Il en existe deux versions conservées dans une collection particulière à Bruxelles : ibid., p. 329, note 1. 13. Ce dessin appartenait de toute évidence à la série que conserve le musée Clemenceau. 14. Lettre au président de l’association du 14 novembre 1900, dans laquelle il s’excuse de ne pouvoir assister au banquet. 15. Il fera visiter à Monet le musée de Nantes à son retour de Vendée en 1921. 16. Ce monument est en effet édifié dans le cimetière de Saint-Cyr-en-Talmondais, commune proche de Saint-Vincent-sur-Jard, et est ostensiblement visible depuis la route.
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Cat. 63 René Rousseau-Decelle Georges Clemenceau annonçant la signature de l’Armistice à la Chambre le 11 novembre 1918 1918 Huile sur toile Paris, Collection musée Clemenceau
Page suivante Cat. 39 Jean-François Raffaëlli Georges Clemenceau prononçant un discours dans une réunion électorale au cirque Fernando à Paris en 1883 (détail)
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L’attrait pour les arts des initiateurs aux initiÊs
Le goût des arts
Famille
et
mondanités
N
é le 28 septembre 1841 dans un foyer vendéen depuis longtemps bourgeois, Georges Clemenceau fait « ses humanités » comme tous les fils de bonne famille. Après une petite enfance passée dans le cocon originel tissé par l’amour de sa mère Sophie et l’attention de sa sœur aînée Emma (fig. 1), après avoir reçu de son père Benjamin (fig. 2) une éducation de « garçon » nourrie par la passion du cheval et des livres, il entre en 1851 à la pension Montfort, au 19, rue du Chapeau-Rouge à Nantes. Cette émigration familiale vers la ville marque le début de sa scolarisation. Après un an de pensionnat, il devient externe au Lycée impérial, où il reste jusqu’en 1858. L’enseignement qu’il y reçoit est dominé par l’étude des langues anciennes. Georges Clemenceau connaît le lycée du Second Empire, celui d’Hippolyte Fortoul, ministre de l’Instruction publique de Napoléon III. Ce lycée dit de la « bifurcation », très proche du lycée de la première moitié du XIXe siècle, où l’on proclame qu’une éducation distinguée est avant tout une éducation clas-
Fig. 1 Georges Clemenceau jeune homme en compagnie de sa sœur Emma et de son frère Paul, enfant Vers 1860 Tirage original d’époque Paris, Collection musée Clemenceau
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PATRICIA PLAUD-DILHUIT ET SYLVIE BRODZIAK
Fig. 2 Studio Otto, Paris Benjamin Clemenceau, père de Georges Vers 1860 Tirage original d’époque Paris, Collection musée Clemenceau Page de droite Cat. 3 Benjamin Clemenceau Georges Clemenceau à dix ans Sd [vers 1851] Huile sur carton entoilé Paris, Collection musée Clemenceau
sique, instaure à partir de la classe de troisième une différence entre section littéraire et section scientifique, poursuivant la légère réintroduction des sciences en quatrième commencée en 18471. Georges Clemenceau bénéficie donc d’un enseignement scientifique tout en préparant un baccalauréat ès lettres. À cette époque, la seule création artistique à laquelle s’intéresse l’Instruction publique est la littérature. En effet, même si, en 1853, le dessin entre au lycée, l’absence de maîtres pour l’enseigner fait du programme conçu par Félix Ravaisson – qui deviendra quelques années plus tard conservateur du département des antiquités au musée du Louvre – un vœu pieu. Ce n’est qu’en 1878, dans le cadre de la restauration nationale entamée après la défaite de 1870, avec la formation de professeurs, que l’enseignement du dessin devient obligatoire et effectif dans le primaire et le secondaire, sous l’égide de l’inspecteur général de l’Instruction publique Ferdinand Buisson. Ainsi, Clemenceau – qui, à la fin de sa vie, pourra écrire comme Oscar Wilde dans sa geôle de Reading : « I was a man who stood in symbolic relations to the art and culture of my age2 » – reçoit son goût pour l’art d’abord de sa famille, et tout particulièrement de la figure paternelle. Médecin positiviste et républicain engagé, Benjamin Clemenceau est avant tout un grand lecteur, « enfermé dans sa bibliothèque », dont l’exemple et la pensée éclaireront en permanence la vie de son fils,
L’attrait pour les arts, des initiateurs aux initiÊs
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comme l’écrit Gustave Geffroy dans sa biographie de Clemenceau publiée en 1918. Néanmoins, comme tout bourgeois provincial de son temps, bien qu’éloigné des « salons de peinture » parisiens, il est pris d’intérêt pour l’art et répond, à sa manière, à cette apostrophe « Aux bourgeois » de Baudelaire, remarquable introduction à son Salon de 1846 : « Vous possédez le gouvernement de la cité, et cela est juste, car vous êtes la force. Mais il faut que vous soyez aptes à sentir la beauté ; car comme aucun d’entre vous ne peut aujourd’hui se passer de puissance, nul n’a le droit de se passer de poésie. Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas. […] Jouir est une science, et l’exercice des cinq sens veut une initiation particulière, qui ne se fait que par la bonne volonté et le besoin. Or, vous avez besoin d’art. L’art est un bien infiniment précieux, un breuvage rafraîchissant et réchauffant, qui rétablit l’estomac et l’esprit dans l’équilibre naturel de l’idéal. Vous en
Cat. 2 Benjamin Clemenceau Georges Clemenceau et sa sœur Emma 1848 Médaillon, plâtre Paris, Collection musée Clemenceau
concevez l’utilité, ô bourgeois – législateurs ou commerçants –, quand la septième ou la huitième heure sonnée incline votre tête fatiguée vers les braises du foyer et les oreillards du fauteuil3. » Peu argenté, Benjamin Clemenceau suit l’injonction du poète non en achetant des tableaux, des bibelots ou des objets anciens, mais par une éphémère pratique de la peinture et de la sculpture. Deux médaillons en plâtre de ses deux aînés, Emma et Georges (cat. 2), et un portrait espiègle de ce dernier peint à l’âge de dix ans (cat. 3) témoignent de son adhésion à la conception de la peinture comme art destiné aussi à représenter les sentiments et les pensées. Toutefois, c’est Paris qui sera le haut lieu de la découverte des arts pour Georges Clemenceau : la montée à la capitale multiplie les révélations et approfondit la timide initiation familiale (fig. 3). En octobre 1861, en descendant du train à l’embarcadère du 44, boulevard du Montparnasse, le jeune étudiant en médecine pénètre sur un immense chantier. Le préfet Haussmann, depuis 1853, change la physionomie de la grande ville, soucieux de satisfaire les désirs de Napoléon III. De nouveaux boulevards, des bâtiments publics bien ordonnés sur l’île de la Cité, des quartiers chics, des ponts, des bois, des jardins et de l’eau enfin distribuée sans restriction font de Paris une capitale moderne, aérée et plaisante. Fig. 3 Anonyme Georges Clemenceau [étudiant en médecine] Sd [avant 1870] Photographie Paris, Collection musée Clemenceau
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Page de droite Fig. 4 Eugène Emmanuel Amaury-Duval Madame de Loynes (1837-1908) 1863 Huile sur toile Paris, musée d’Orsay
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Fig. 5 Anonyme Madame Arman de Caillavet Vers 1883 Photographie Collection Roger-Viollet
Fig. 6 Eugène Carrière Portrait de Madame Aline Ménard-Dorian Huile sur toile Paris, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris, Petit Palais
Cette émigration de sa province est également pour Georges Clemenceau l’occasion d’avoir vingt ans dans le mythique Quartier latin. À côté de la vie intellectuelle intense et solitaire de l’interne qu’il est, l’opposant à l’Empire, après la faculté ou le soir, passe de longs moments à discuter dans les cafés, surtout au café de Cluny, quartier général des étudiants républicains. Les cafés sont les lieux animés du quartier et, « à force choppes [sic], bols de punch, petits verres et tabagies, leur renommée attirait les milieux artistiques et les badauds de tous les horizons4 ». Nombreux, comme la brasserie Andler rue Hautefeuille, le café Mariage à l’angle des rues de Seine et des QuatreVents, le café Tabourey à côté de l’Odéon, le Procope ou le café Voltaire, sont des rendez-vous littéraires. Dans leur salle ou à leur terrasse, les discussions s’éternisent. Attablé, le carabin Clemenceau non seulement « refait le monde » mais, au café Molière, peut apercevoir Courbet, Fantin-Latour, Manet, Degas et Whistler. Ces rencontres imprévues et brèves ne suscitent pas de profondes amitiés. En effet, pour nouer
des relations fortes avec les artistes, Clemenceau, jeune hobereau vendéen, se doit d’être introduit dans le « beau monde » des salons aristocratiques ou bourgeois, lieux de sociabilité par excellence où naissent et s’affichent les goûts littéraires et artistiques du moment. Le salon de la princesse Mathilde, grande amie des Goncourt, ceux de la comtesse de Chevigné, de la duchesse de ClermontTonnerre, de la princesse de Polignac, de Madame Lemaire… sont réputés. Au 22, rue de Courcelles puis, après 1870, au 20, rue de Berri, la princesse Mathilde, surnommée « Notre-Dame-des-Arts », reçoit Anatole France, Marcel Proust, la comédienne Réjane, Victorien Sardou, Camille Saint-Saëns, Charles Gounod, Georges Bizet, Horace Vernet, Jean-Baptiste Carpeaux, Alexandre Cabanel… De même, la bourgeoise Madame Lemaire, rue Monceau, compte parmi ses hôtes Puvis de Chavanne, Léon Bonnat, Édouard Detaille, Proust encore, Reynaldo Hahn, Jules Massenet, Robert de Montesquiou, Gabriel Fauré, le ténor Étienne Gibert. À la Belle Époque, parmi ces « temples de la mondanité », trois salons sont identifiés pour leur vocation littéraire :
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ceux de Madame d’Aubernon, de Madame Arman de Caillavet (fig. 5) et de Madame de Loynes (fig. 4). Clemenceau fréquente les deux derniers. Le salon de Madame de Loynes est situé au 152 de l’avenue des Champs-Élysées. Elle organise, le vendredi et le dimanche, des dîners raffinés courus sous le Second Empire par Gustave Flaubert, Hippolyte Taine, Ernest Renan, puis sous la IIIe République par Maurice Barrès, Édouard Drumont, Henri Rochefort, Alphonse et Léon Daudet, François Coppée, Paul Déroulède. Ce salon, politiquement non marqué à ses débuts, rejoindra le boulangisme, se tournera vers la droite nationaliste et deviendra, au moment de l’affaire Dreyfus, le centre de ralliement de la Ligue de la patrie française, rivale de la Ligue des droits de l’homme. Clemenceau, qui le déserte dès 1889, n’y reviendra pas et préfère s’abonner au salon, avenue Hoche, de Madame de Caillavet, « très républicaine5 » et égérie d’Anatole France. De 1886 à 1910, il est traversé par les plus grandes personnalités du monde intellectuel et littéraire : Raymond Poincaré, Marcel Proust, Adrien Hébrard, Louis Barthou, Aristide Briand… Mais c’est un troisième salon, à vocation moins littéraire, qui est, selon l’éminent biographe Jean-Baptiste Duroselle, le préféré de Georges Clemenceau. Sis chez les Ménard-
Dorian, rue de la Faisanderie, s’affichant comme résolument républicain, favorable à la libre pensée et aux idées socialistes, ce salon est emblématique de la réussite sociale du nouveau personnel politique né sous la IIIe République. Paul Ménard, grand industriel, élu en 1877 député de Montpellier, a rejoint le radicalisme et épousé Aline Dorian (fig. 6), la fille du ministre des Travaux publics Pierre-Frédéric Dorian. Affinités artistiques et complicité politique unissent Clemenceau et ses hôtes. Dans tous ces lieux de mondanités où ne pénètrent que les gens distingués, Gustave Geffroy (fig. 7) est son cicérone. C’est lui qui sait apprivoiser le « monde » dans lequel Clemenceau n’est « qu’une espèce de mulâtre, […] un des médecins fauves inventés par Eugène Sue dans ses romans » (23 avril 18716), ou encore un individu « dont toute la politique est rapetissée à manger du prêtre7 ». L’arrivée à La Justice, quotidien fondé en 1880 par Clemenceau, de ce « jeune homme encore menu, maigriot, chétif, timide, presque peureux […], [de ce] petit fonctionnaire, tout petit, tout ce qu’il y a de plus petit comme fonctionnaire, tout ce qu’il y a de plus mal payé : cent francs par mois, avec lesquels [il] devait faire vivre sa mère et sa sœur8 », annonce ainsi l’entrée du député dans le monde des arts.
À gauche Fig. 7 Atelier Nadar Gustave Geffroy Vers 1880 Tirage original d’époque Paris, Collection musée Clemenceau
À droite Fig. 8 Anonyme Camille Pelletan Vers 1880 Tirage original d’époque Paris, Collection musée Clemenceau
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Cat. 4 Atelier Nadar Georges Clemenceau Sd [1874] Photographie, tirage moderne d’après un négatif, support verre au collodion Charenton-le-Pont, Médiathèque de l’architecture et du patrimoine
Milieux artistiques et littéraires. L’affirmation des choix
À gauche Cat. 9 Camille Pelletan Le Journaliste Sd Encre de Chine sur papier Famille Georges Wormser
Geffroy rejoint en effet, le 14 janvier 1880, la veille de la parution du premier numéro de La Justice, une équipe éditoriale ouverte aux arts sous la houlette du bourru Camille Pelletan, doté d’un beau talent de caricaturiste (fig. 8 et 9, cat. 9, 10 et 154). Nadar, que Clemenceau connaît depuis 1871 pour l’avoir rencontré pendant le siège de Paris9, y signe aussi quelques articles – et les membres de l’équipe passent volontiers par l’atelier Nadar, père et fils, pour y faire faire leur portrait photo-
Au centre Cat. 10 Camille Pelletan L’Homme d’État Sd Encre de Chine sur papier Famille Georges Wormser À droite Cat. 154 Camille Pelletan L’rateur ou L’orateur Sd Encre de Chine sur papier Famille Georges Wormser
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graphique (cat. 4). Le journal de Clemenceau accorde, comme la plupart de ses concurrents, une place non négligeable à l’information artistique et offre à ses lecteurs des chroniques régulières – critique dramatique par Charles Martel, critique littéraire par Gustave Geffroy –, l’actualité des arts prenant peu à peu une importance grandissante entre 1880 et 1884. À cette date, Geffroy se charge entièrement de la critique d’art, assurant le compte rendu annuel du Salon, jusqu’alors confié à Dargenty. Clemenceau, qui « laissait […] à ses collaborateurs une liberté complète de travail et d’expression, quoi qu’il fût, malgré les plaisanteries de Pelletan, traduites en dessins humoristiques d’un talent singulier, le plus exact, le plus ponctuel des directeurs10 », sait encourager le talent du jeune critique et faire confiance à ses choix. Très rapidement, hommes de lettres et artistes sont attentifs aux commentaires publiés dans La Justice et font volontiers part de leurs remerciements, certains d’entre eux fréquentant même les bureaux du quotidien et y croisant parfois le « patron ». C’est le cas, dès 1881, de Jean-François Raffaëlli. Alphonse Daudet, qui à l’occasion écrit dans La Justice11, et les écrivains naturalistes entretiennent des relations suivies avec l’équipe du journal. En 1884, Geffroy se prend d’amitié pour Auguste Rodin et Edmond de Goncourt, qui a croisé Clemenceau en 1871, puis pour Octave Mirbeau et enfin Claude Monet, rencontré en septembre 1886 à Belle-Île-enMer. Clemenceau ne fréquente toutefois pas encore ce cercle de Monet et de ses amis, auquel Geffroy est désormais lié. Très pris par ses activités politiques, s’il est l’habitué de certains salons mondains et amateur de théâtre, il doit avoir peu de temps à consacrer à l’actualité artistique. Il ne semble pas avoir de relations
Fig. 9 Planches extraites de Gustave Geffroy, Georges Clemenceau, sa vie, son œuvre, Paris, Larousse, sd [1919], p. 52 et p. 56 (cat. 29) La Roche-surYon, conservation départementale des musées et expositions
suivies avec Édouard Manet : si les deux hommes ont des fréquentations communes, elles ne touchent pas l’équipe de La Justice. Geffroy, malgré les articles très favorables qu’il consacre au peintre dès 1881, ne le connaît pas, ou très peu. « Clemenceau avait guerroyé contre l’Empire avec Gustave Manet, frère de l’artiste, […] et tous deux s’étaient retrouvés depuis au conseil municipal. Je sais que Clemenceau admirait le talent d’Édouard Manet et qu’il aimait son esprit alerte. Les dialogues durent être fort agréables pour les deux interlocuteurs […]. Clemenceau a toujours gardé sa sympathie fidèle au peintre12 », rapportet-il. Clemenceau en apprécie l’œuvre, notamment Olympia, tableau grâce auquel, peut-être, Monet et lui, qui se sont croisés une vingtaine d’années plus tôt puis perdus de vue, renouent contact jusqu’à devenir les amis les plus intimes : en 1889, le peintre engage en effet une campagne pour l’acquisition de l’œuvre par l’État, avec la complicité de Geffroy, porte-parole de toute la rédaction de La Justice13, Clemenceau agissant auprès de la commission de la Chambre des députés et Pelletan sollicitant ses relations au ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts. S’il a pu connaître Edgar Degas auparavant dans l’entourage de Manet ou dans un salon, Clemenceau le fréquente un peu au début des années 1880, alors que Raffaëlli travaille à la réalisation de La Réunion électorale (cat. 38 et 39). Reçu en 1881 dans l’atelier de ce dernier, Geffroy y
entraîne ses confrères : « Mes amis de La Justice y vinrent aussi, et Clemenceau, entre deux séances de la chambre, y posa le personnage principal de la Réunion électorale […]. Dans l’atelier d’Asnières, […] se rencontraient aussi des artistes et des écrivains, Degas, Bartholomé, Huysmans, Céard, le compositeur Chabrier14. » Clemenceau, un dimanche, entraîne Raffaëlli et Degas pour visiter le quartier populaire de Montmartre. Peu après, c’est Degas qui invite à une soirée « de connaisseurs » à l’opéra le « terrible patron » de Geffroy15. En 1884, Clemenceau lui commande un dessin pour le menu de la fête de son ancien lycée nantais (fig. 10). Mais ils ne semblent pas avoir eu de relations suivies après cela – les opinions des deux hommes sont trop divergentes sans doute, la tempête de l’affaire Dreyfus ne fera que le confirmer, comme elle élargira le fossé entre Clemenceau et Rodin. Concernant ce dernier, une admiration défiante semble avoir dominé les relations entre ces deux fortes personnalités qui fréquentent les mêmes salons, celui de Madame Ménard-Dorian notamment. Clemenceau emmène toutefois volontiers des amis visiter l’atelier du sculpteur, comme en ce jour de 1887 où, avec Berta Zuckerkandl16, il y rencontre malencontreusement le général Boulanger, ou en 1900, lorsqu’il entraîne son amie autrichienne au pavillon de l’Alma pour y voir la grande exposition du sculpteur, après avoir parcouru les salles de peinture de l’Exposition universelle, notamment celles où sont exposés les impressionnistes.
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Fig. 10 Edgar Degas Étude d’un programme pour une soirée artistique 1884 Pointe sèche Boston, Museum of Fine Arts, Lee M. Friedman Fund
Fig. 11 Anonyme Octave Mirbeau (1848-1919) à l’époque de l’affaire Dreyfus [1894-1906] Photographie Collection Rue des Archives
Les bureaux de La Justice accueillent donc de nombreux visiteurs. Eugène Carrière, à partir de 1888, y vient fréquemment, rencontrant sans doute parfois le patron. En 1889, il note comment « Clemenceau a été délicieux, avec une facilité incroyable il s’est abstrait de la politique et nous a fait des tableaux délicieux du Var et de la Bretagne. Nous l’avons quitté très enchantés de cette jolie nature pleine de jeunesse17 ». Les deux hommes s’apprécient rapidement et créent des liens solides d’amitié qui vont en se renforçant, le peintre devenant un proche du cercle familial des Clemenceau (voir page 214). Au début des années 1890, plusieurs artistes sont donc des amis proches de Clemenceau. Monet surtout, grâce à qui il rencontre Paul Cézanne, le 24 novembre 1894 à Giverny, en compagnie de Rodin, Geffroy et Mirbeau. Il n’en apprécie le talent que le jour où Monet lui dévoile Le Nègre Scipion, une toile de sa collection : « Elle a gagné Clemenceau à la cause de Cézanne. Impossible de lui faire entendre raison… Cézanne ? Une blague !… Alors j’ai sorti mon Nègre comme argument […]. Il a vu. Il n’en revenait pas… C’est fort, hein ?… Ébouriffant18 ! » Clemenceau ne manque ensuite pas de citer le peintre aixois quand il affirme son soutien aux « impressionnistes », bien qu’il ne fréquente guère que Monet – il dit ne pas aimer Renoir, et Pissarro est extrêmement distant. Occasion de rejeter le conservatisme et les positions réactionnaires de certains face au mouvement – l’affaire du legs Caillebotte
est encore un épisode marquant en 189419 –, la défense de l’impressionnisme se fait aussi plus tard, au regard des audaces des avant-gardes dans les années 192020. Après son échec aux élections de 1893, au moment où Clemenceau se consacre à l’écriture, publiant notamment quelques articles sur l’art, il fait la connaissance de Toulouse-Lautrec, qui illustrera Au pied du Sinaï en 1897 (voir pages 130-132), grâce à Geffroy, qui a rencontré l’artiste « aux environs de 1890 […]. C’était le temps où un groupe d’artistes et d’hommes de lettres se réunissaient [sic] tous les vendredis en un dîner familier au restaurant de la place Gaillon [fig. 12]. […] Lautrec n’a pas manqué un seul de ces rendez-vous […] où il fit souvent vis-à-vis à Eugène Carrière, ou Rodin, Edmond de Goncourt ou Clemenceau21 ». Les relations de ce dernier avec les milieux littéraires se renforcent à cette époque, notamment avec Mirbeau, pourtant longtemps défiant22, qui s’est rapproché de lui à partir de 1891, sans doute grâce à Monet et à Geffroy. Celui-ci parvient à imposer que Clemenceau préside le Banquet Edmond de Goncourt du 1er mars 1895, malgré les réticences de ce dernier. Clemenceau est ainsi brillamment introduit comme membre reconnu de la communauté littéraire la plus en vue – sont réunis ce jour-là, autour de Goncourt, Daudet, Zola, Mallarmé, Heredia, Régnier, Coppée, Huysmans, Mirbeau, pour ne citer qu’eux, et quelques artistes23. Les sensibilités politiques y sont nombreuses, les tensions aussi, qui ne tardent pas à être exacerbées dès qu’éclate l’affaire Dreyfus.
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Cat. 38 Jean-François Raffaëlli Georges Clemenceau prononçant un discours dans une réunion électorale au cirque Fernando à Paris en 1883, variante Avant 1885 Esquisse, huile sur carton Paris, Collection musée Clemenceau
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Pour Clemenceau comme pour tous les autres, l’Affaire délie des relations et en resserre d’autres, qui se retrouvent à L’Aurore, quand « chaque jour, vers cinq heures, Clemenceau venait rue Montmartre corriger […] l’article qu’il avait […] envoyé le matin […]. C’était ensuite les conversations avec ses frères et les collaborateurs, les amis présents : Vaughan, Zola, Carrière, Mirbeau [fig. 11], Ibels, conversation parfois accompagnée par les cris d’une manifestation sous les fenêtres, et même une fois par pis encore, un coup de feu, tiré de la salle de rédaction, qui traversa la cloison et vint briser la vitre de la fenêtre, entre Clemenceau et le fils de Carrière. […] Vers le temps de l’affaire Dreyfus et de Clemenceau rédacteur de L’Aurore, un dessin a été exécuté par le regretté artiste Henri Evenepoël, pendant l’heure de l’article24 ». Malgré cette proximité avec les milieux artistiques, Clemenceau fait encore appel à
Fig. 12 Tout Paris. Place Gaillon (IIe arrt) Impression photomécanique en noir et blanc Paris, Bibliothèque historique de la Ville de Paris
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Geffroy25 pour qu’il trouve un illustrateur pour la couverture de l’hebdomadaire Le Bloc – « le premier numéro parut, avec un frontispice de Steinlen, le 27 janvier 190126 » (cat. 33). D’autres occasions lui permettent d’élargir le cercle de ses relations – Maillol en 1905, quand il accepte de présider le comité pour le monument de Blanqui, ou Bourdelle, auquel il confie en 1926 l’illustration de Démosthène. Toujours s’affirment la grande curiosité de Clemenceau et son intérêt pour la création artistique et littéraire, ce qui lui vaut l’estime de ses pairs et de belles amitiés, lui offrant des soutiens solides lors des épreuves qu’il traverse. Monet, Carrière, Geffroy, Raffaëlli, Mirbeau et tant d’autres s’inquiètent pour lui, quand il se bat en duel, quand il est touché par affaires et scandales, et sont à ses côtés quand il s’engage corps et âme dans les combats qui feront de lui le Tigre.
1. Un règlement de 1840 a renvoyé toutes les sciences et même l’arithmétique en classe de philosophie. 2. « J’occupais une place symbolique dans l’art et la culture de mon époque » : Wilde, 1975 [1897], p. 308. 3. Baudelaire, 1999 [1868], p. 97-98. 4. Bourdin, 1856. 5. L’expression est de Jeanne Maurice Pouquet : Pouquet, 1926. 6. Goncourt, 1989 [1851-1891], t. 2, p. 421. 7. Expression de Charles de Villedeuil, littérateur sous le nom de Cornélius Holff, fondateur de L’Éclair puis du Paris, invité chez Goncourt, le 25 août 1880. 8. Georges Clemenceau, discours lors des obsèques de Gustave Geffroy : Anonyme, 1926. 9. Les deux hommes se sont rencontrés à l’occasion des transports de courrier assurés par l’entreprise de ballons dirigeables créée par le photographe. 10. Geffroy, sd [1919], p. 56. 11. Daudet, 1882. 12. Geffroy, sd [1919], p. 53-54. 13. Voir correspondance de Gustave Geffroy à Claude Monet, Bibliothèque centrale des musées de France, dossier Ms 630 (04-02). 14. Geffroy, 1924, p. 170-171. 15. Edgar Degas à Gustave Geffroy, sd [1884] : Degas, 1945, p. 84. 16. Zuckerkandl-Szeps, 1944, p. 55-58 et p. 142-143. 17. Eugène Carrière à Gustave Geffroy, sd [1er octobre 1889], Nancy, AM, fonds Goncourt, 4Z7/200. 18. Elder, 2009 [1924], p. 71. 19. Dès le décès de Gustave Caillebotte en 1894, le legs de sa collection de soixante-sept tableaux impressionnistes suscite de très vives controverses, tous les académiques criant au scandale à la perspective de le voir accepté par l’État. En 1896, le comité consultatif des musées nationaux est autorisé par un décret du Conseil d’État à faire un choix parmi les œuvres. Les trente-huit tableaux retenus sont exposés à partir de février 1897 dans une annexe du musée du Luxembourg, l’inauguration étant encore perturbée par les opposants au legs. 20. Martet, 1929 (1), p. 287-288. 21. Geffroy, 1922 (2). 22. Mirbeau écrit à Geffroy, le 13 novembre 1891 (Nancy, AM, fonds Goncourt, 4Z39 269 bis), être « très heureux de recevoir M. Clemenceau », mais, quelques jours plus tard (vers le 20 novembre), à Pissarro : « Un peuple qui accepte pour le diriger […] des Constans, des Clemenceau, des Guesde, ne peut vibrer aux joies pures de l’art » (Mirbeau, 1990, p. 59). 23. Voir Duroselle, 1988, p. 317-323. 24. Geffroy, sd [1919], p. 54. 25. Georges Clemenceau à Gustave Geffroy, 24 décembre 1900, Nancy, AM, fonds Goncourt, 4Z15/323/2. 26. Geffroy, sd [1919], p. 95.
Cat. 33 Georges Clemenceau Lettre de Clemenceau à Gustave Geffroy 24 décembre 1900 LAS Archives de l’Académie Goncourt, archives municipales de Nancy
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Gustave Geffroy
PATRICIA PLAUD-DILHUIT
« l’ombre tutélaire »
Gustave Geffroy (fig. 1) a été pendant plus de quarante ans l’un des plus proches de Georges Clemenceau. Les deux hommes étaient liés par des rapports d’amitié et d’étroite collaboration, alors que tout, pourtant, aurait pu tenir éloignées ces deux personnalités si différentes. Mais c’est cela, sans doute, qui a permis leur complicité. Comme le souligne si justement Claudie Judrin, spécialiste de Rodin, Geffroy a été « l’ombre tutélaire1 » de Clemenceau, comme il l’a été pour Monet. C’est un jeune homme modeste qui se présente à Clemenceau en janvier 1880. Il est né le 1er juin 1855 à Paris, où sont installés ses parents, qui ont quitté depuis peu la Bretagne : Geffroy restera toujours fidèle à ses origines, comme l’est Clemenceau à la Vendée, les deux hommes partageant un profond attachement à ces régions de l’Ouest. Le décès précoce de son père, gendarme, en août 1870, le laisse seul avec sa mère et sa jeune sœur dans un Paris en guerre. Les années suivantes, il collabore à d’éphémères revues créées avec des amis, parmi lesquels les frères Sermet et Victor Focillon. Il rencontre Louis Ménard, avec qui il se rend souvent au Louvre, et les rédacteurs du Rappel. Employé dans un établissement bancaire, ce « petit fonctionnaire2 » fait preuve d’un beau courage lorsqu’il abandonne un emploi sûr pour s’engager dans l’aventure de la presse d’extrême gauche en rejoignant La Justice. Commence alors une longue carrière de journaliste : Geffroy publiera articles et nouvelles dans une quinzaine de quotidiens – dont Le Journal ou plus tard L’Humanité – et
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Fig. 1 Anonyme Gustave Geffroy (1855-1926), écrivain et critique d’art Sd Photographie Collection Roger-Viollet
Gustave Geffroy « l’ombre
tutélaire »
Cat. 26 Auguste Rodin Gustave Geffroy 1905 Tête, bronze Paris, musée d’Orsay
une quarantaine de revues, toujours présent dans le sillage de Clemenceau, à La Justice jusqu’en 1897, à La Dépêche de Toulouse, à L’Aurore et encore au Bloc, les deux hommes empruntant parfois la signature de l’autre quand l’occasion l’exige, ce qui souligne l’étroite complicité et la très grande confiance qui les lient. Geffroy s’impose rapidement dans l’équipe de La Justice et devient le secrétaire de rédaction et l’unique critique d’art dès 1884, ayant su gagner l’estime du « patron » autant que son amitié et celle de son cercle familial. Il est souvent reçu chez les Clemenceau, notamment en Vendée, à l’Aubraie, après un premier séjour mémorable en 1883 – Geffroy, blessé lors d’une promenade, y est resté immobilisé. Vite adopté par le clan, il se prend d’affection pour Benjamin Clemenceau, le patriarche au caractère bien trempé, qui l’a peut-être encouragé à écrire la biographie de Blanqui3. La correspondance est abondante4, témoignage des liens amicaux avec les sœurs et belles-sœurs de Clemenceau et plus encore avec ses frères, Paul et surtout Albert. La profondeur de l’amitié avec ce dernier est soulignée par le ton fraternel de leurs lettres – ils se tutoient, alors que Geffroy et Georges Clemenceau se vouvoient.
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tutélaire » À La Justice, Gustave Geffroy écrit des chroniques, mais il s’impose rapidement comme critique littéraire et dramatique, et surtout dès 1881 comme critique d’art5. Il fait la connaissance de nombreux hommes de lettres et artistes, dont certains deviennent des amis : Jean-François Raffaëlli en 1881, Alphonse Daudet, Edmond de Goncourt et Auguste Rodin en 1884 (cat. 26), en 1886 Octave Mirbeau puis Claude Monet (fig. 2), qui l’introduit auprès d’Auguste Renoir, de Camille Pissarro, de Gustave Caillebotte, d’Alfred Sisley et de Théodore Duret. Carrière (cat. 23 et 24), à la fin des années 1880, et Whistler, rencontré à Londres en 1890, rejoignent le cercle de ses amis, parmi lesquels on compte aussi Bracquemond, Bartholomé, Chéret, Mallarmé. Parmi les jeunes artistes qui s’imposent à l’époque, il se lie avec Toulouse-Lautrec et travaille avec lui en 1894, l’année où il fait aussi la connaissance de Cézanne. Geffroy, parcourant salons et expositions, galeries et ateliers, est particulièrement bien introduit dans les milieux artistiques, dont il devient une figure incontournable. Pourfendeur de l’académisme et de ses représentants pour des raisons tout autant politiques qu’esthétiques, il s’impose comme un défenseur inconditionnel de l’impressionnisme
Cat. 23 Eugène Carrière Gustave Geffroy Sd Huile sur toile Paris, musée d’Orsay Page de droite Fig. 2 Sacha Guitry Claude Monet et Gustave Geffroy à Giverny Vers 1920 Négatif Agence photo RMN
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tutélaire » Cat. 24 Eugène Carrière Gustave Geffroy Vers 1891 Huile sur toile Paris, musée d’Orsay Page de droite Fig. 3 Paul Cézanne Portrait de Gustave Geffroy 1895 Huile sur toile Paris, musée d’Orsay
et de la diversité des personnalités artistiques qui le composent. Ses liens d’amitié sont profonds avec Monet, rencontré à Belle-Île-en-Mer au moment où le peintre s’engage dans une démarche qui le mène aux séries, ce que Geffroy devine et encourage dès 1886 : il aborde les œuvres comme des ensembles cohérents et indissociables, ce que Clemenceau souligne aussi dans sa Révolution de cathédrales – texte qui aurait pu être écrit par Geffroy, qu’il a consulté et qui, s’il a été déçu de se voir ainsi écarté de son habituelle chronique et plus encore à propos de son ami Monet, n’en a rien laissé paraître. Tous trois restent étroitement liés, appréciant de se retrouver – comme en 1900, lorsque Clemenceau et Geffroy vont rejoindre Monet à Londres, ou lorsque, le 16 novembre 1918, les trois hommes fêtent ensemble l’armistice à Giverny. Le discours critique de Geffroy est marqué par la prééminence de l’individualité et le rejet de toute « formule », trop évocatrice d’académisme, comme il craint de le déceler dans la démarche des néo-impressionnistes et des symbolistes ; mais il apprécie Seurat, Denis, Van Gogh, Gauguin, Bonnard, Vuillard, etc. Est souvent critiqué son éclectisme, mais Geffroy sait reconnaître les qualités des artistes en dehors de toute considération d’école : Puvis de Chavannes ou Odilon Redon sont autant appréciés que Cézanne ou Degas. Son attachement à une conception réaliste de l’art ne suffit pas à le rendre indulgent envers le naturalisme pictural, mais lui sert d’argument contre le symbolisme. Ses prises de position sont façonnées par le contexte politique quand il se laisse entraîner, comme Mirbeau, dans un rejet essentiellement focalisé sur le groupe de la Rose+Croix, à un moment où, au printemps 1892, est publiée dans La Justice une longue enquête menée par Benjamin Guinaudeau et titrée « La réaction idéaliste6 ». Geffroy, qui admire des artistes associés, parfois à leur corps défendant, au symbolisme, est troublé et fait alors appel, proche en cela de Clemenceau, au panthéisme, notamment dans ses textes sur Monet, Carrière et Rodin, placés au sommet de son panthéon personnel.
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Geffroy se fait souvent porte-parole des artistes, qui lui confient leurs difficultés et lui demandent quelques services auxquels il s’efforce de répondre, faisant appel à ses relations, servant de relais entre les uns et les autres. Il sait les encourager, n’hésite pas à leur faire quelques suggestions – par exemple lorsqu’il entraîne Monet dans la Creuse, chez son ami Rollinat, en 1889, ou lorsqu’il discute de Balzac avec Rodin. Il cherche toujours à créer des liens entre ses connaissances : de nombreuses rencontres se font grâce à lui, Raffaëlli ou Carrière avec Goncourt (fig. 4) ou Clemenceau, vers lequel il amène aussi Monet, Mirbeau, Toulouse-Lautrec, pour ne citer qu’eux. Ses tentatives ne sont pas toujours couronnées du succès escompté, et son amitié avec Clemenceau peut en effaroucher certains – tel Cézanne, qui dira avoir abandonné la réalisation de son portrait, entreprise en 1895, par le fait que les sujets abordés par le critique, notamment concernant Clemenceau, lors des séances de pose l’exaspéraient (fig. 3). S’il ne s’engage pas en politique – jamais il ne briguera de mandat électoral –, Geffroy est présent pour défendre une cause, par exemple lors du procès Descaves7 ou bien sûr pendant l’affaire Dreyfus, comme il soutient toujours la politique du Tigre, tout en restant lié à Jaurès, à Millerand surtout, ce qui peut agacer Clemenceau, que les enjeux politiques placent dans une tout autre position. Son engagement s’exprime aussi et surtout par la critique d’art, dans tous les domaines, peinture, architecture, grands décors ou estampe originale, arts décoratifs, musées et défense du patrimoine, et pour la démocratisation de l’art, notamment avec son projet pour le Musée du soir (voir page 54). Geffroy apporte son soutien par sa plume mais souvent aussi en s’impliquant personnellement, pour l’Olympia de Manet et le portrait de la mère de Whistler, pour le Balzac et le Penseur de Rodin, ou en suscitant des projets, tel celui du monument Blanqui pour Puget-Théniers, qu’il propose à Camille Claudel, qu’il a toujours encouragée. Lorsqu’il est nommé directeur de la Manufacture nationale des Gobelins en 1908, commence l’ultime étape de sa carrière jusqu’à son décès le 4 avril 1926 ; il est aussi élu président de
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Ci-dessus, à gauche Cat. 28 Anonyme Georges Clemenceau, Gustave Geffroy et un inconnu à Saint-Vincent-sur-Jard Sd [1921] Photographie argentique, tirage sur papier Archives de l’Académie Goncourt, archives municipales de Nancy Ci-dessus, à droite Cat. 29 Gustave Geffroy Georges Clemenceau, sa vie, son œuvre Paris, Larousse Sd [1919] La Roche-surYon, Conservation départementale des musées de Vendée
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Fig. 4 Anonyme Première séance de l’Académie Goncourt réunie chez Léon Hennique, rue Decamp à Paris, en 1903 (de gauche à droite, Lucien Descaves, Gustave Geffroy, Rosny aîné, Joris-Karl Huysmans, Léon Hennique, Léon Daudet, Rosny jeune et Élémir Bougres) Photographie parue dans L’Information illustrée, sd Collection Roger-Viollet
l’Académie Goncourt en 1912. Aux Gobelins, il œuvre pour une modernisation, fait appel à Bourdelle comme professeur de dessin en 1920, renouvelle les programmes de commande, notamment les très beaux ensembles par Félix Bracquemond et Odilon Redon ou plus modestement des nymphéas d’après Monet. Il organise le musée de l’établissement et se consacre à la direction de publications sur des artistes du passé et à la réalisation d’ouvrages sur les musées des capitales européennes, avec parfois la collaboration d’Henri Focillon, fils de son ami Victor Focillon. Discret et modeste, Gustave Geffroy, qui a pourtant été un grand critique d’art, est souvent oublié dans les études sur cette période, sans doute parce qu’il ne s’est pas fait un nom d’homme de lettres : ses écrits, ses romans notamment, ont sombré dans l’oubli, hormis ses biographies consacrées à Blanqui en 1897, à Monet en 1922 et à Clemenceau (cat. 28 et 29) – dont une abondamment illustrée8 –, un maître pour lui sans doute, auquel il a aussi beaucoup apporté en se faisant souvent son guide dans les milieux artistiques, son complice dans la pensée et son ami certainement.
1. Geffroy, 1980 [1924], préface, p. I. 2. Georges Clemenceau, discours lors des obsèques de Gustave Geffroy : Anonyme, 1926. 3. Geffroy, 1897. 4. Dossiers 4Z13, 4Z14 et 4Z15, Nancy, AM, fonds Goncourt. 5. En une quarantaine d’années, Geffroy écrira plus d’un millier d’articles sur l’art, dont une sélection sera publiée, entre 1892 et 1902, dans les huit volumes de La Vie artistique. 6. Entre le 21 mars et le 3 juin 1892 sont publiées quarante-trois interviews de Peladan – la première –, Schuré, Zola, Puvis de Chavannes, Ménard, Rodin, Berthelot, Daudet, Goncourt, etc. Dans cette série sous-titrée « Les nouvelles tendances philosophiques, littéraires et artistiques », Benjamin Guinaudeau se propose d’enquêter sur les « doctrines » du mouvement idéaliste et sur sa réception. 7. En 1889, la publication de son roman Les Sous-Offs entraîne Lucien Descaves en cour d’assises pour injures à l’armée et outrage aux bonnes mœurs. Il est acquitté en 1890. 8. Geffroy, sd [1919]. Un autre livre, bilingue français-anglais, est paru chez Crès la même année.
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Berta Zuckerkandl-Szeps ou l’importance de l’amitié
ARMELLE WEIRICH
d’une femme et d’une critique d’art
« “Si tu veux connaître Paris”, me dit un jour [Clemenceau], “tu dois circuler avec moi sur le toit d’un omnibus.” Durant deux heures nous avons roulé en large et en travers. Et Clemenceau ne savait pas seulement la topographie de la ville, il savait aussi enseigner l’histoire de l’esprit, de l’architecture, de l’art du peuple français par des exemples vivants1. » C’est le rôle inattendu de guide touristique et de professeur d’histoire de l’art que joue Georges Clemenceau auprès de Berta Zuckerkandl-Szeps (1864-1945, fig. 1) lors de son premier séjour à Paris en 1885. Cette journaliste autrichienne, auteure de Clemenceau tel que je l’ai connu, devient au début du XXe siècle une salonnière et critique d’art influente à Vienne. Principal soutien de la Sécession viennoise, elle bâtit sa réputation en partie grâce à sa relation avec Clemenceau et aux contacts qu’elle établit, par son intermédiaire, avec des artistes parisiens de l’envergure de Carrière et de Rodin. Zuckerkandl rencontre Clemenceau lors d’un dîner familial à Vienne organisé par son père, Moritz Szeps, au printemps 1883. Rédacteur en chef du Neues Wiener Tagblatt, principal journal libéral viennois, Szeps est animé d’un esprit francophile qui l’a amené à approcher les leaders du libéralisme français et en particulier Clemenceau, avec qui il noue des liens d’amitié, bientôt transformés en liens familiaux avec le mariage de Sophie Szeps, sœur aînée de Berta, et de Paul Clemenceau, jeune frère de Georges, en 1886. Lorsqu’elle relate dans son journal intime ce dîner passé auprès de Clemenceau, Zuckerkandl ne se doute pas à quel point cette rencontre va marquer sa vie. Leur complicité immédiate, malgré leur différence d’âge, va devenir une longue amitié orientée autour de la politique et des beaux-arts, qui ne prendra fin qu’au déclenchement de la Première Guerre mondiale. Sur invitation de Clemenceau, Zuckerkandl se rend donc à Paris en 1885 et découvre la ville sous l’égide de son hôte, qui transforme ce séjour touristique en initiation artistique. Clemenceau lui fait visiter la capitale et lui enseigne son histoire à travers ses chefs-d’œuvre architecturaux, mettant en valeur les éléments spécifiques de la culture française en tant que reflets d’une identité nationale. Il l’initie ensuite à l’art asiatique à partir de sa collection personnelle, accordant un point d’honneur à lui raconter les origines, légendes et usages de ses précieux objets. Mais, passionné par les beaux-arts, Clemenceau a davantage à cœur d’introduire et de guider sa jeune amie dans un monde qu’elle n’a jamais pénétré : celui de l’art moderne. Dans les galeries avant-gardistes, il lui fait découvrir les œuvres impressionnistes, toujours moquées malgré le combat mené par les artistes pour leur reconnaissance. Clemenceau prend pour exemple son rôle dans la défense de l’Olympia de Manet pour enseigner à Zuckerkandl l’importance de protéger les artistes et de combattre leurs détracteurs avec ténacité. Il lui montre aussi les premiers essais de l’Art nouveau, dont elle diffusera l’esthétique à Vienne et qui connaîtra dans les dernières années du siècle un développement typiquement autrichien au sein de la Sécession viennoise. Aux côtés de Clemenceau, Zuckerkandl découvre un nouvel univers qui va la fasciner pour le reste de sa vie. Désormais, chaque visite de Clemenceau à Vienne ou de Zuckerkandl à Paris est en partie consacrée à l’art. Le premier, qui va chaque année en cure à Carlsbad depuis 1883, profite de ses séjours pour se rendre à Vienne et emmener son amie dans les musées de la capitale impériale. À la galerie du Liechtenstein et au Kunsthistorisches Museum, il se révèle un guide averti qui apprécie les grands maîtres de l’histoire de l’art, particulièrement Rembrandt, dont il aime contempler les œuvres accrochées dans ces deux musées viennois. Il s’émerveille des
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Page de droite Fig. 1 Anonyme Berta Zuckerkandl-Szeps (1864-1945) 1909 Photographie Vienne, Bibliothèque nationale autrichienne
L’attrait pour les arts, des initiateurs aux initiÊs
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Berta Zuckerkandl-Szeps clairs-obscurs avec lesquels le maître jouait pour créer ces atmosphères pleines de mystère, il s’extasie aussi devant les expressions de ses portraits, à l’image du Titus lisant 2, dont il pense que « c’est la plus grande douleur et douceur humaine qu’un visage peut refléter3 ». Pieter Bruegel, le Greco, le Corrège ou Goya attirent ensuite toute son attention : « Corrège révéla au monde une volupté, une grâce indicible. La grâce du XVIIIe siècle a sa source dans son œuvre ! Sans Corrège, pas de Watteau4. » Zuckerkandl écoute avec attention ses critiques. Elle forme ainsi son regard, émerveillée, et décide : « Dès lors, Clemenceau resta mon guide pour toutes les questions de nature artistique et culturelle5. » Zuckerkandl multiplie les voyages en France dans les années 1890 et poursuit ses promenades artistiques avec Clemenceau, qui la conduit désormais dans les ateliers des artistes contemporains. Tout d’abord celui d’Eugène Carrière (fig. 2), qu’elle apprend à connaître au cours de la réalisation de son portrait en juillet 18936. Leurs échanges se poursuivent dans le salon de Madame Ménard-Dorian ; peut-être est-ce là qu’elle rencontre Gustave Geffroy, dont elle lit assidûment les écrits sur l’art et qu’elle prendra pour modèle lorsqu’elle rédigera ses premières critiques pour des journaux autrichiens. Elle a enfin l’occasion de visiter l’atelier de Jean-François Raffaëlli et surtout celui d’Auguste Rodin, avec qui elle tiendra une correspondance régulière et dont elle diffusera l’œuvre à Vienne au moyen de ses articles et de sa participation aux expositions de la Sécession. Ces nouvelles émotions artistiques éprouvées à Paris éveillent l’intérêt de Zuckerkandl pour l’art et pour la défense de l’art moderne. À Vienne, elle publie dès 1894 ses critiques dans le journal Die Zeit et consacre ses premiers articles à l’activité artistique française en général, puis à Carrière, Rodin, Geffroy et Raffaëlli en particulier. Elle voit dans la diffusion à Vienne de l’art français un moyen d’enclencher le renouvellement de l’art, resté sous l’emprise de l’académisme, en éveillant la conscience des artistes, du public et des commanditaires autrichiens. Elle s’implique donc dans l’organisation d’expositions d’art français à Vienne, ses critiques lui permettant de préparer ses lecteurs à accueillir la révolution artistique qui se prépare, puis de l’aider à comprendre, à accepter et à soutenir l’art contemporain. Parallèlement à cette activité, Berta Zuckerkandl ouvre les portes de son salon aux artistes et intellectuels engagés dans le renouvellement de l’art, de la pensée, de la société. Elle rassemble rapidement autour d’elle un cercle d’artistes avantgardistes qui se sont dégagés de l’académisme pour réfléchir ensemble à un nouvel art capable de répondre aux aspirations modernes de leur époque. Les discussions qu’elle anime avec charisme donnent naissance à la Sécession viennoise, premier mouvement d’art moderne en Autriche, et les sécessionnistes la choisissent comme porte-parole de leur groupe pour ses connaissances de la modernité française autant que pour ses contacts avec des artistes aussi célébrés que Carrière et Rodin. Zuckerkandl accepte volontiers ce rôle, ayant en mémoire l’engagement de Geffroy, Zola et Clemenceau dans la défense de Manet, des impressionnistes, de Rodin. Comme eux, elle doit batailler pour faire reconnaître la Sécession comme mouvement de première importance et défendre les artistes – en particulier Gustav Klimt – lors des scandales provoqués par leurs œuvres, qui ébranlent les règles académiques. Ses contacts
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Fig. 2 Eugène Carrière Portrait de Berta Zuckerkandl Szeps Vers 1894 Huile sur toile Avec l’aimable autorisation d’Emily Braun
Berta Zuckerkandl-Szeps Fig. 3 M. Bauche Rodin dans l’exposition de l’Alma 1900 Aristotype Paris, musée Rodin
avec le milieu artistique parisien, attestés par la venue à Vienne de Rodin en 1902, lui permettent de gagner en crédibilité et de s’imposer au sein des milieux artistiques et intellectuels viennois. L’Exposition universelle de Paris en 1900 est une nouvelle occasion pour Clemenceau et Zuckerkandl de poursuivre leurs échanges autour de l’art. Les œuvres d’Ingres, de Delacroix, de Corot et des peintres de Barbizon, accrochées dans le cadre de l’exposition du centenaire de la peinture française, font l’objet des analyses de Clemenceau. Mais celui-ci se réjouit davantage de voir enfin exposées de manière officielle, après maintes batailles, les œuvres impressionnistes. Une fois de plus, la personnalité de l’homme politique rejoint celle du passionné d’art et son discours se poursuit auprès de Rodin, au pavillon de l’Alma, où l’artiste, entouré de ses sculptures, raconte les jours de scandale difficiles qu’il a subis au sujet de son Balzac (fig. 3). « Seuls les maîtres qui cherchent l’éternelle vérité de notre existence éveillent en moi la jouissance illimitée7 » : la leçon de Clemenceau, à mi-chemin entre l’art et la politique, oriente de manière décisive le parcours de Zuckerkandl. Elle applique les conseils de son guide et devient, plus que l’un des principaux agents artistiques à Vienne au début du XXe siècle, une véritable justicière de l’avant-garde. Lorsque la politique se mêle à l’art, à son service ou à ses dépens, Zuckerkandl en apprend la raison : « “Ne vois-tu pas”, me dit Clemenceau en quittant l’Exposition, “aussi clairement que lorsque tu es devant un Rembrandt, un Bruegel, un Goya, que l’unique, la grande, l’éternelle tradition de l’art, c’est… la révolution 8 !” »
1. Zuckerkandl-Szeps, 1929, p. 3, traduction de l’auteur. 2. Rembrandt van Rijn, Titus van Rijn, le fils de l’artiste, lisant, vers 1656-1657, huile sur toile, 70,5 x 54 cm, Vienne, Kunsthistorisches Museum, inv. 410. 3. Cf. note 1.
4. Zuckerkandl-Szeps, 1944, p. 187. 5. Cf. note 1. 6. Weirich, 2013, p. 7-8. 7. Zuckerkandl-Szeps, 1944, p. 115. 8. Zuckerkandl-Szeps, 1939, p. 14.
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