George Desvallières. Correspondance 1914-1918 (extrait)

Page 1


George Desvallières Correspondance 1914–1918 Une famille d’artistes pendant la guerre

Catherine Ambroselli de Bayser Préface de Jean-Jacques Becker


Ce qui m’étonne, dit Dieu, c’est l’espérance. Et je n’en reviens pas. Cette petite espérance qui n’a l’air de rien du tout. Cette petite fille espérance. Immortelle. Charles Péguy, Le Porche du Mystère de la deuxième vertu (1912)

La Foi est un grand arbre, c’est un chêne enraciné au cœur de France. Et sous les ailes de cet arbre la Charité, ma fille la Charité abrite toutes les détresses du monde. Et ma petite espérance n’est rien que cette petite promesse de bourgeon qui s’annonce au fin commencement d’avril. Charles Péguy, Le Mystère des saints Innocents (1912)


© Somogy éditions d’art, Paris, 2013 Ouvrage réalisé sous la direction de Somogy éditions d’art Conception graphique et réalisation : Laure Cérini Fabrication : Michel Brousset, Béatrice Bourgerie, Mélanie Le Gros Suivi éditorial : Astrid Bargeton ISBN : 978-2-7572-0761-1 Dépôt légal : novembre 2013 Imprimé en Italie (Union européenne)


SOMMAIRE

P. 7 _________________________ Préface P. 10 ________________________ Au lecteur P. 11 ________________________ Introduction P. 14 ________________________ Essai de généalogie P. 18 ________________________ 1914 P. 70 _______________________ 1915 P. 228 ______________________ 1916 P. 378 ______________________ 1917 P. 468 ______________________ 1918 P. 564 ______________________ Chronologie P. 568 ______________________ Carte du front des Vosges P. 570 ______________________ Lexique P. 584 ______________________ Index P. 591 ______________________ Biographies des auteurs Remerciements



PRÉFACE  Jean-Jacques Becker, historien, professeur émérite à l’université Paris X-Nanterre, président d’honneur du Centre de recherche de l’Historial de la Grande Guerre (Péronne).

On ne le dira jamais assez, dans la longue histoire de la France, il n’y a pas d’événement comparable à la Grande Guerre, mise à part peut-être la Révolution de 1789, dans un domaine différent. Cent ans après, il est possible que les jeunes générations soient moins sensibles au souvenir de la guerre de 1914-1918, ne serait-ce que parce qu’ils savent, ou ils le devraient, que, vingt ans après, éclatait la deuxième guerre mondiale. Néanmoins, si ce second conflit a connu des horreurs pires que le premier, si l’unité nationale a été gravement mise en cause, si la France a connu une des plus terribles humiliations de son histoire, les sacrifices des Français ont été infiniment moindres. Ils ont subi plus qu’ils n’ont participé. Aucun autre événement que la Grande Guerre n’a demandé à la France des sacrifices comparables, en si peu de temps : près de 1 400 000 soldats morts sur une population d’à peine 40 millions d’habitants, des millions de blessés, une ou plusieurs fois, des centaines de milliers de mutilés ou d’invalides… Le caractère unique de la Grande Guerre s’est traduit, très rapidement, par l’érection, non pas de quelques monuments commémoratifs, mais par celle de dizaines de milliers de monuments aux morts. Sur les 36 000 communes françaises, seules quelques-unes n’en ont pas. De façon un peu paradoxale, parmi elles, Paris. En revanche, le tombeau du Soldat inconnu sous l’Arc de Triomphe est devenu le lieu de toutes les cérémonies nationales et un hommage particulier est ainsi rendu à ces dizaines de milliers de morts de la guerre qui n’ont pu être identifiés. Il existe ainsi chronologiquement deux France, une France d’avant les monuments aux morts et une France d’après, la nôtre. L’histoire et le souvenir de la guerre ont connu aussi plusieurs moments successifs. Avant même qu’elle ne fût terminée, commença le moment de son histoire militaire, en d’autres termes de l’histoire des opérations, même si, en le désignant ainsi, cela peut paraître un peu réducteur. Ce sont des centaines et des centaines d’ouvrages en toutes les langues qui ont conté les combats de la guerre de 1914. Ce fut le prolongement d’une guerre qui avait duré plus de quatre ans et à laquelle avaient participé des hommes venus de tous les continents. Si son théâtre fut principalement l’Europe, un peu l’Extrême-Orient et beaucoup le Moyen-Orient, et un de ses principaux champs de bataille, la mer – affectée assez peu par les grandes batailles navales comme d’antan, mais scène gigantesque de la guerre sous-marine –, le monde entier y contribua. Dans un second temps, mais évidemment les temps se chevauchent, c’est l’histoire des hommes qui ont fait cette guerre qui a pris une place grandissante. Comment, en effet, écrire sur cette guerre sans donner toute leur place aux millions de soldats

7

George Desvallières Correspondance 1914–1918


qui ont combattu ? En outre, si pendant très longtemps, seuls les combattants eurent droit à cet honneur, qu’auraient-ils pu faire sans le travail de l’arrière ? Certes les risques personnels des ouvriers étaient faibles, mais les soldats, si les moyens de la guerre ne leur avaient pas été fournis en permanence, auraient été réduits à l’impuissance. Des moyens qui ne cessèrent d’augmenter et de se diversifier : à une guerre du fusil se substitua très rapidement une guerre de la mitrailleuse, du canon de plus en plus gros, du tank et de l’avion, sans compter celle des gaz, même si elle était interdite ! Dans un troisième temps, surtout après la deuxième guerre mondiale, on s’est interrogé, non plus seulement sur l’action des combattants et l’activité de l’arrière, mais sur ce que les hommes de ce temps ont pensé individuellement et collectivement. Écrire une histoire de la guerre commençait à avoir peu de sens, si on ne disait pas ce que furent les sentiments des Français, des Allemands, des Italiens, des Russes, des Américains, etc., militaires ou civils. Quelles avaient été les « opinions publiques » dans les pays en guerre ? Recherche d’autant plus difficile que le contenu des journaux, qui en était normalement l’expression, avait été, au moins dans les pays belligérants, étroitement contrôlé. La censure était devenue une arme de la guerre et non une arme secondaire ! En même temps, qu’ils aient fait la guerre ou non – mais ils avaient souvent fait la guerre –, les écrivains s’emparaient du sujet. Écrivains de profession ou occasionnels, ils furent des centaines à écrire sur la guerre. Citons quelques-uns des plus grands parmi les écrivains français qui l’ont faite : Jules Romains, Georges Duhamel, Roger Martin du Gard, Maurice Genevoix… Même si les historiens ou les écrivains leur donnaient la parole de différentes façons, n’était-il pas nécessaire d’écouter les soldats eux-mêmes (et les civils aussi) ? Mais comment ? De nombreux cahiers ou carnets ont été tenus au jour le jour pendant la guerre, dont un certain nombre a été édité, encore que la durée imprévue du conflit a fait fléchir bien des volontés de témoigner, mais surtout, alors que les opérations militaires n’étaient pas encore commencées – on en était au stade de la mobilisation –, un prodigieux échange de lettres débutait entre les armées, bientôt le front, et l’arrière. Pendant l’ensemble de la guerre, ce furent des dizaines et des dizaines de millions de lettres, pour la France seule, qui allaient être échangées. Évidemment, dans leur énorme majorité, ces lettres ont été détruites, perdues, pas toujours autant qu’on le croit d’ailleurs. C’est ainsi que, par des chemins que je ne connais pas, une partie des lettres que mon père – 20 ans en 1915 – envoyait alors à sa mère m’est parvenue. Dans beaucoup de familles également, ces lettres ont été conservées et quelquefois publiées. Combien encore dorment dans quelque grenier ? La correspondance entretenue entre les soldats et leurs proches constitue-t-elle la source par excellence ? Pas totalement, parce que les soldats ont su très rapidement qu’ils ne pouvaient pas tout dire. Ils ne devaient évidemment pas donner dans

8

George Desvallières Correspondance 1914–1918


leurs lettres des renseignements d’ordre militaire, mais ce n’est pas le plus important. Ils ont eu surtout très vite conscience qu’ils devaient enjoliver leurs conditions de vie. Leurs correspondants, leurs parents, étaient suffisamment tourmentés pour qu’ils ne renforcent pas encore leur inquiétude. Ils souhaitaient souvent au contraire les rassurer, et faire abstraction – autant qu’il était possible – du danger permanent qu’ils couraient. L’interruption de la correspondance fut le plus souvent pour les familles le terrible signe que le soldat ne pouvait plus écrire, parce qu’il avait été tué, ou dans le meilleur des cas seulement blessé ou fait prisonnier. Il n’empêche. Ces lettres sont une source extraordinaire. Après d’autres, les lettres de George Desvallières en sont une preuve supplémentaire. On pourrait dire que les lettres de chaque soldat ont un caractère particulier, mais celles-ci peut-être encore plus que d’autres. George Desvallières n’est plus un jeune homme, il est le père d’une nombreuse famille, il a 53 ans en 1914. Dégagé d’obligations militaires, il s’est engagé et a été placé à la tête d’un bataillon territorial de chasseurs alpins. C’est un patriote comme ses enfants, dont l’un, Daniel est tué en 1915, et un patriote qui, avec simplicité, n’a pas hésité à mettre ses actes en rapport avec ce qu’il croyait. C’est un artiste réputé, et s’il ne peint pas pendant la guerre, on sent dans ses lettres l’œil de l’artiste. C’est un grand chrétien depuis sa conversion en 1904. Peintre célèbre, patriote, chrétien et le proclamant, voilà son cas particulier. Il allait passer la plus grande partie de la guerre avec ses chasseurs sur le front des Vosges jusqu’au jour où, à quelques semaines de la victoire, il devait quitter son commandement parce qu’il était atteint par la limite d’âge. Dans les pires moments, le respect des règles administratives ne perd jamais ses droits, même si, comme dans ce cas, elles le privèrent, à quelques jours près, de descendre, à la tête de ses hommes, dans la plaine d’Alsace reconquise. Tout au long de cette correspondance, le lecteur rencontrera d’innombrables notations pour l’histoire. On ne peut que se féliciter une fois de plus de la publication de ces correspondances qui nous font connaître de « l’intérieur » ces Français en guerre, comprendre comment ces hommes, qui croyaient être partis pour quelques semaines, ont tenu pendant plus de quatre ans – un des fils de George Desvallières se lamentait parce que, en septembre 1914 !, on ne l’envoyait pas assez vite se battre !, qu’il risquait de ne pas avoir le temps de participer à la guerre ! C’est pourquoi, cent ans après, même si l’Europe s’est constituée depuis et si nos ennemis d’alors sont devenus nos amis, les pouvoirs publics et le pays tout entier ne peuvent que communier dans le souvenir de la Grande Guerre.

9

George Desvallières Correspondance 1914–1918


AU LECTEUR  • Dans cette Correspondance, de nombreux renvois sont faits à des illustrations ou à des passages de George Desvallières et le Salon d’automne1 et George Desvallières et la Grande Guerre2, du même auteur. Tous deux sont abrégés G.D. et le S.A. et G.D. et la G.G. • Autres abréviations utilisées : AS : artillerie spéciale. BCA : bataillon de chasseurs alpins. BCP : bataillon de chasseurs à pied. BTCA : bataillon territorial de chasseurs alpins. CA : corps d’armée. CM : compagnie de mitrailleuses. GC : groupe de combat. GQG : grand quartier général. JMO : Journal des marches et opérations du 6e bataillon territorial de chasseurs pendant la campagne contre l’Allemagne, du 2 août 1914 au 15 mai 1918 (www.memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr). JO : Journal officiel. OPG : officiers prisonniers de guerre. RI : régiment d’infanterie. RIT : régiment d’infanterie territorial. RIUS : régiment d’infanterie américain. TC : train de combat. • Les indications en italique (précisions de dates, de lieux, etc.) sont de l’auteur. • L’orthographe et la ponctuation des lettres ont été corrigées. • Les noms assortis d’un astérisque (*) renvoient au lexique. L’astérisque accolé à un nom de famille indique qu’une notice biographique est consacrée à cette personne, qui s’étend, dans certains cas, à d’autres membres de sa famille. Il suit le prénom lorsque plusieurs membres d’une même famille sont traités dans le lexique. Un seul renvoi à ces pages a été fait dans le cas de Marguerite, Sabine, Richard et Daniel Desvallières : avec George Desvallières, ils sont les protagonistes de ces lettres, et à ce titre omniprésents. • Un index complète cet ensemble, dans lequel ne sont pas répertoriés George, Marguerite, Sabine, Richard et Daniel Desvallières, pour les raisons évoquées plus haut. 1— Paris, Somogy, 2003. 2— Id., 2013.

10

George Desvallières Correspondance 1914–1918


INTRODUCTION  Catherine Ambroselli de Bayser

« Tu ne peux pas te faire une idée de la joie que j’ai à recevoir ainsi régulièrement des nouvelles de tous et tu es si gentille, au milieu de toutes tes occupations, de trouver le moyen de m’envoyer un mot de tendresse1. » Pendant toute la durée de la guerre, George Desvallières écrit à Marguerite l’enthousiasme que lui procure la lecture de ses lettres. Pourtant, trop rares sont celles de sa « chère femme » parmi les quelque 3 0002 lettres conservées. Celles de George, de sa famille et de ses amis viennent combler heureusement ce manque : toutes parlent de Marguerite, qui fut un pilier pour chacun dans l’épreuve. Lorsque la guerre éclate, le vice-président du Salon d’automne passe des vacances en famille chez son ami René Ménard, en Normandie. À 53 ans, il rejoint son affectation comme officier de réserve. Disciple de Gustave Moreau, alors peintre reconnu, il mène d’une main de maître l’aventure de ce salon révolutionnaire depuis 1903, mettant en avant les jeunes artistes d’avant-garde, fauves et cubistes, notamment. Ses deux aînés, Sabine et Richard, y ont été exposés en 1912 dans la section des arts décoratifs, lors de leur participation à la décoration de la Maison cubiste3. Daniel, le fils cadet, jeune peintre prometteur de 17 ans, étudie depuis 1913 à l’Académie de la Grande Chaumière. Voilà George, fervent patriote, prêt à défendre son pays. Dès le 2 août 1914, à son départ de Paris pour rejoindre son affectation à Nice, une correspondance s’engage avec Marguerite, Richard, mobilisé, Daniel, qui, trop jeune, brûle de partir se battre, mais aussi avec sa famille et ses amis, ses chasseurs, ses officiers ou ses supérieurs. Les longues années de la guerre qui commence, faites de séparations, de souffrances et de deuils, donneront naissance à un échange journalier de lettres recelant des trésors d’humanité. Avant d’en entamer la lecture, soulignons en préambule l’efficacité de la poste durant le conflit. La rapidité de l’acheminement du courrier au front et à l’arrière a permis aux familles de partager la vie des leurs et de se rassurer en recevant des lettres quotidiennes. Notons également la variété des supports utilisés par le commandant Desvallières et ses chasseurs. Simples feuilles de papier, cartes en franchise (« Correspondance des Armées de la République4 »), généralement ornées de drapeaux français et alliés, cartes à la gloire de la Triple Entente5, cartes-photos de lieux6, d’autres présentant la vie au bataillon7, l’image de soldats8, l’arrivée des troupes américaines en 1917 et des reproductions d’œuvres d’art9. Un poilu couronné par sa femme se glisse dans une pile de lettres sur papier ordinaire10, que George agrémente parfois, pour sa chère Marguerite, d’un trophée romantique, une fleur11 des montagnes cueillie dans les décombres des premières lignes.

11

George Desvallières Correspondance 1914–1918


1914. Le capitaine Desvallières organise la 3e compagnie du 6e bataillon territorial de chasseurs à pied, à Saint-Laurent-du-Var, près de Nice. Impatient de quitter l’arrière pour le front, il voit partir au combat les hommes qu’il forme. Parmi les 165 lettres décryptées datées de 1914, dont 132 publiées, la majorité d’entre elles viennent de George, dès son départ de la gare de Lyon, de Richard, cavalier au 13e dragon dans la Somme et en Belgique, et de Daniel, écrites de Seine-Port, Bordeaux, et Nice, où il intègre le 6e bataillon de chasseurs alpins avec l’autorisation paternelle tant attendue. Très peu de lettres de leur famille, excepté celles de Sabine à sa tante Nina Paladilhe, de Bordeaux, dont quatre sont annotées par Marguerite ; elles s’inquiètent de Daniel, prêt à tout pour s’engager, de Richard, en pleins combats, et de l’imminent départ de George pour le front. Dans leurs courriers, les trois hommes donnent à voir, de manière indirecte, le tourment qui habite les femmes restées à l’arrière. À ces lettres s’ajoutent celles des amis, autre éclairage sur ces premiers mois de guerre. 1915. La correspondance est centrée sur le départ de Daniel puis de George pour le front d’Alsace. Vient ensuite l’heure de l’angoisse née du silence de Daniel, dont sa famille n’apprendra la mort, survenue le 19 mars, que deux mois après les faits. L’émotion de ce deuil marque l’année. Nommé commandant de son bataillon, George se dévoue avec ardeur sur son premier secteur12, en face de l’Hartmannswillerkopf. Parmi les 600 lettres conservées, et 423 retenues, une seule de Marguerite à George nous est parvenue, une reproduction du Benedicite13 de Chardin dont il ne se séparera jamais, l’épinglant au mur de ses cagnas14 successives. Quel message, dans ce silence ! En mars, les lettres adressées à Daniel par sa famille lui sont retournées, cachetées, avec les mentions « Retour à l’envoyeur15 » ou « Le destinataire n’a pu être joint en temps utile ». Parmi elles, plusieurs de Marguerite, chaque jour plus inquiète, mais toujours confiante. À l’annonce, début mai, de la mort certaine de ce fils chéri, les courriers de soutien mutuel de George et Richard montrent comment Marguerite empêche la famille de vaciller dans l’épreuve. Puis juin apporte son lot de lettres de condoléances, alors que Marguerite attend un enfant pour septembre. Après la naissance de la petite France, il ne reste qu’une lettre de Marguerite à Richard. Mais elle est omniprésente dans les écrits de ses guerriers et des amis. 1916. Se faisant l’écho des batailles et de ses pérégrinations sur le front des Vosges, George partage ses réflexions sur la vie, la mort, la guerre. Parmi les 1 257 lettres de 1916, Marguerite apporte sa contribution avec 40 courriers adressés à son « G. chéri », une vingtaine envoyée à Richard et une trentaine où elle prend la plume dans celles de Sabine à son père. Ses lettres, écrites des jardins du Palais-Royal ou de Seine-Port, témoignent de la vie qu’elle mène avec ses filles à l’arrière et du soutien indéfectible qu’elle offre à tous. Celles de Richard multiplient par deux le nombre de lettres de l’année précédente. 459 ont été retenues ici. Elles rapportent l’activité du 6e BTCA, la vie de Richard aux tranchées, les succès artistiques de Sabine, et les nouvelles des amis.

12

George Desvallières Correspondance 1914–1918


1917. Sur 557 retranscrites, les 288 lettres choisies proviennent en majorité de George, qui affronte un hiver aux températures abyssales sur le Langenfeld et change six fois de secteurs, et de Richard, engagé dans les premiers combats de chars. Les courriers de Marguerite à George se comptent sur les doigts d’une main. Il reste heureusement plusieurs lettres de sa mère à Richard. Presque aucune de la main de Sabine. Mais les guerriers nous renseignent sur la vie de leur famille, bientôt menacée par les bombardements parisiens. 1918. Les combats en Alsace perdent en intensité alors que le déploiement des forces alliées mène à la victoire. Au début de l’été, la mort dans l’âme, George quitte son bataillon. Sur les 455 courriers, dont 319 publiés, seules restent quatre lettres de Marguerite. Elles sont adressées à son « Cher G. ». Retenons la dernière, du 8 novembre, quand, en pleine épidémie de grippe espagnole, affairée auprès de ses enfants malades et de son beau-père, Émile Desvallières, mourant, elle écrit, en guise de conclusion, cette déclaration de toute la famille à George : « Tu es notre bonheur16. » Le livre George Desvallières et la Grande Guerre, dont le récit s’appuie sur la principale source que constitue cette correspondance, aurait-il suffit à retracer la vie du commandant Desvallières et de ses chasseurs sur le front des Vosges ? Il nous a paru opportun de compléter l’épopée en offrant la possibilité d’une lecture cursive des lettres d’une famille entière, mises providentiellement à notre disposition. L’aventure apparaît sous un angle différent, soulignant le poids quotidien du réel et la noblesse des sentiments partagés. Avec Marcel Proust, nous pensons que « le seul véritable voyage, […] ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres17 ». Voici la vision de la Grande Guerre offerte par la famille Desvallières, George, Marguerite, Richard, Daniel, Sabine, Marie-Madeleine, Monique, France, et par son entourage. Une période bouleversée, traversée avec une certaine grâce.

1— George à Marguerite, 28 août 1914, cf. L. 0024. | 2— Parmi les 3 034 documents originaux, décryptés et annotés, 1 621 ont été choisis pour l’édition du présent livre. Richard Desvallières avait réalisé, dans les années 1950, un inventaire thématique des lettres de guerre de son père, sans l’éditer. (ARD) | 3— Sur une idée d’André Mare, réalisée avec, entre autres, Raymond Duchamp-Villon, Jacques Villon, Marie Laurencin et Roger de La Fresnaye. Cf. G.D. et le S.A., p. 112. | 4— L’avertissement suivant y figure : « Cette carte doit être remise au vaguemestre. Elle ne doit porter aucune indication du lieu ni aucun renseignement sur les opérations militaires passées ou futures. S’il en était autrement, elle ne serait pas transmise. » | 5— Cf. G.D. et la G.G., fig. 57. | 6— Id., fig. 147. | 7— Id., fig. 25, 149, 154. | 8— Id., fig. 164. | 9— Id., fig. 36. | 10— Id., fig. 29, 59, 71, 86. | 11— Id., fig. 48. | 12— Cf. carte p. 568-569. | 13— Cf. L. 0136 et G.D. et la G.G., fig. 36. | 14— Cagna (argot militaire) : abri, cabane, baraquement de tranchée. | 15— Cf. G.D. et la G.G., fig. 43. | 16— Cf. L. 1614. | 17— In Marcel Proust, À la recherche du temps perdu. La Prisonnière, 1923.

13

George Desvallières Correspondance 1914–1918


Pierre-Sulpice Lefebvre-Desvallières (1790 – 1860)

Maire de Ville d’Avray de 1836 à 1860

+ Louise-Jeanne Barthélémy de Caïlus (1800 – 1863)

Clémentine Lefebvre-Desvallières

Émile Lefebvre-Desvallières

+ Ernest-Louis Fidière des Prinveaux

+ Marie Legouvé

(1819 – 1896)

Louis Lefebvre-Desvallières

(1822 – 1918)

(1824 – 1827)

(1835 – 1906)

(1812 – 1888)

voir arbre généalogique page suivante

Marie Fidière des Prinveaux (1839†)

Aline Fidière des Prinveaux

Gaston Fidière des Prinveaux

Octave Fidière des Prinveaux

+ Victor Hart

+ Juliette Eynaud

+ Jeanne Bord

(1840 – 1898)

(1827 – 1892)

(1845 – 1910)

(1852 –1921)

(1855 – 1904)

(1851 – …)

Cousins de Dolorès des Vallières

André Hart (1871 – 1951)

Roger Hart

(1872 – 1969)

Noémie Hart (1873 – 1927)

+ Pierre des Vallières (1868 – 1918)

Fils d’Ernest des Vallières

Laurence Fidière des Prinveaux (1876 – 1956)

Lole, infirmière Major

14

George Desvallières Correspondance 1914–1918

Bertrand Fidière des Prinveaux (1885 – …)

Michel Fidière des Prinveaux

Anne Fidière des Prinveaux (1886 – …)

+ André Bourdet

François Bourdet (1915 – …)


Essai de généalogie

Ernest Lefebvre-Desvallières

Anatole Lefebvre-Desvallières

Aline Lefebvre-Desvallières

(1828 – 1913)

(1837 – …)

(1832 – 1834)

+ Alice Mac Swiney

+ Luisa de Barberia (1842 – 1917)

Tante Alla

Tante Tita, Tante Louise

Pierre des Vallières

Dolorès Marcel-Clément des Vallières des Vallières

+ Noémie Hart

+ Gustave Bord

(1868 – 1918)

(1870†)

(1860– 1918)

(1852 – 1934)

(1873 – 1927)

Jeanne des Vallières (1863 – …)

+ Albert Blondel

Raoul des Vallières + xxxxx

Germaine des Vallières

Petite-fille de Clémentine des Vallières

Jacques des Vallières

Jean des Vallières (1895 – 1970)

+ Anne-Marie de Terris (1895 – 1968)

Marthe des Vallières (1899 – 1992)

+ Henry de Corta (1879 – 1932)

Marie des Vallières

Georges Bord (1881 – 1941)

Jacques Bord (1882 – 1971)

René des Vallières (1900 – 1950)

+ Yvette Nouet du Tailly (1906 –1990)

Madeleine Blondel

Geneviève Blondel

Yvonne Blondel

Antoinette Blondel


Gabriel Legouvé (1764 – 1812)

voir arbre généalogique page précédente

+ Élisabeth Adélaïde Sauvan (ca. 1776 – 1809)

Ernest Legouvé (1807 – 1903)

+ Georgina Mackenzie (1804 – 1856)

Fille du colonel anglais John Mackenzie et de Sophie de Courbon

Marie Legouvé

Georges Legouvé

(1835 – 1906)

(ca. 1838 – ca. 1850)

+ Émile Desvallières (1822 – 1918)

Maurice Desvallières

George Desvallières

Georgina Desvallières

+ Lucie Bernage

+ Marguerite Lefebvre

+ Émile Paladilhe

(1857 – 1926)

(ca. 1870 – 1919)

(1861 – 1950)

(1870 – 1955)

Sœur de Claire + Jacques Rémond, parents de Marguerite et Jean-Jacques Rémond

(1867 – 1936)

(1844 – 1926)

Marie-Jeanne Paladilhe (1888 – 1901)

Jean Paladilhe (1890 – 1990)

+ Adrienne Le Lièpvre (1881 – 1961)

Sabine Desvallières (1891 – 1935)

16

Richard Desvallières (1893 – 1962)

George Desvallières Correspondance 1914–1918

Daniel Desvallières (1897 – 1915)

Marie-Madeleine Desvallières (1908 – 2001)

Monique Desvallières (1911 – 1973)

France Desvallières (1915 – 2001)


Jean-Joseph Sue

Marie-Sophie Tison

Flore Sue

Eugène Sue

(1789 – 1820)

(1760 – 1830)

(1804 – 1857)

(1799 – 1833)

+ Nicolas Guiard (1789 – 1877)

Rosella Guiard (1826 – 1916)

+ Vincent-Félix Vallery-Radot (1814 – 1876)

André Vallery-Radot

René Vallery-Radot

+ Marie François

+ Marie-Louise Pasteur

(1851 – 1922)

(1853 – 1933)

(1858 – 1934)

Maurice Vallery-Radot (1860 – 1898)

+ Alice Andry

Fille de Louis Pasteur

Robert Vallery-Radot (1885 – 1970)

Georges Vallery-Radot (1919 – 2006)

Françoise Paladilhe

(1916 – 1992)

Gabriel Paladilhe

(1918 – 2005)

Camille Vallery-Radot (ca. 1883 – …)

Dominique Paladilhe (1921 – …)

Louis Pasteur Vallery-Radot (1886 – 1970)

Pierre Vallery-Radot (1889 – 1976)

Jean Vallery-Radot (1890 – 1971)


1914


1914   AOÛT  ››  GEORGE DESVALLIÈRES À MARGUERITE* DESVALLIÈRES 0001

Dimanche 2 août Gare de Lyon Ma chère femme chérie et mes chers enfants, Je suis attablé au Buffet de la Gare de Lyon – nous partons à 3 heures 45 – je retrouve un camarade chasseur que j’ai vaguement connu. Et qui va à Grenoble. On nous affirme qu’il y a eu un premier choc à la frontière, […] c’est affiché à la Gare de l’Est ! J’ai acheté un sandwich et une banane et j’ai fait mon paquet à part de ces victuailles avec ma théorie, mon Office de saint Dominique1, et j’ai remis ma valise aux bagages. Je suis allégé. Vous pensez comme je vous embrasse. G.D. 1— Livre de prières du Tiers-Ordre dominicain dont George fait partie depuis le 11 janvier 1914.

0002

Mardi 4 août Chère femme aimée, Me voici arrivé à Nice – il est midi et demi. Nous sommes arrivés à 4 heures, délicieux lever de soleil vu du wagon – salon que j’occupais – une veine ; j’ai pu prendre possession à Lyon du compartiment qu’occupait le général d’Amade ! ! Donc pas mal installé ; mais comme nourriture, la journée du lundi jusqu’à 7 heures du soir, j’ai vécu sur du chocolat, des galettes dans cette terrible paraffine, et quelques gouttes de rhum dans l’eau de la carafe de mon cabinet de toilette. Bon panier à Marseille, déjeuner avec le vin mousseux rosé qui m’avait pochardé autrefois – je me tiens encore. J’ai pu obtenir pour ma compagnie, qui était très mal logée, des pièces magnifiques dont un préau chez de délicieuses sœurs1 de saint Vincent de Paul. Je loge avec mes hommes. Une charmante Croix-Rouge assiste à notre installation et jusqu’à présent, la guerre, comme tu vois, est une bien douce chose. Je vous embrasse de tout mon cœur, chers amis. G.D. 1— Couvent des sœurs de saint Vincent de Paul, 17, rue Fodéré, 06300 Nice. George entretient une correspondance avec Sœur Gadot tout au long de la guerre. Il retrouvera la communauté en juillet 1918.

19

George Desvallières Correspondance 1914–1918

››  DANIEL* DESVALLIÈRES À JEAN KARL DE VALLÉE* 0003

Mardi 4 ou 11 août Mon cher ami, Je sors de chez vous mais ne vous y ai pas trouvé. Comment vous remercier de votre si gentille lettre dans de si terribles moments ? Mon père et mon frère sont partis et moimême j’espère aller les rejoindre. Et vous, cher ami, qu’allez-vous devenir ? […] Il n’y a qu’à dire Vive la France et que Dieu nous vienne en aide – Monsieur l’hérétique (!). Faites comme moi et priez-Le. À bientôt… Et croyez à ma sincère amitié malgré bien des sottises. Daniel Desvallières

››  GEORGE À MARGUERITE 0004

Mercredi 5 août […] Le début très amusant du voyage, malgré ce manque de nourriture, s’est compliqué, hier, dans l’après-midi, d’une véritable angoisse devant près de 300 hommes que j’avais à organiser, habiller, nourrir, sans autre conseil que ceux de territoriaux plus jeunes que moi. Et puis voilà justement que tout s’arrange : je me suis remis à parler fort, à m’agiter, à rager, en un mot à rajeunir et tout marche à ravir. Nos braves et bonnes sœurs sont des anges. Elles ont cousu tous les galons de mes sergents et caporaux ; elles ont organisé un petit atelier de couture de la 3e compagnie et les hommes, paraît-il, sont plus avancés dans leurs équipements que dans les autres compagnies. Je respire enfin. […] Ces 300 hommes au milieu de ces religieuses sont d’un respect sans pareil ; je n’entends même pas le mot de Cambronne et ils saluent ces admirables femmes dans la rue comme ils salueraient leurs officiers. C’est très touchant et très naturel tant elles gâtent mes hommes. Avez-vous des nouvelles de notre Richard* ? Vous pouvez m’écrire au 6e bataillon territorial de chasseurs à pied, 3e compagnie. Nous devions aller dans la montagne dès le cinquième jour, je crois que nous sommes encore ici pour une quinzaine. […] Ma chère femme, mes chers enfants, je vous aime de tout mon cœur. J’ai une confiance dans l’avenir qui me renverse, c’est peut-être de l’abrutissement car il ne peut toujours pas m’entrer dans la tête que je vais me battre. Il est


1914 vrai que, ne lisant aucun journal, je ne m’excite en aucune façon. Je suis sûr que Daniel vous rendra de grands services, mais je pense aussi qu’il doit se morfondre de ne pouvoir pas se jeter dans la fournaise. Et les chères petites tant aimées, qu’est-ce qu’elles disent ? J’ai aussi bonne confiance dans Emma1, vous lui direz bien des choses de ma part. Et comme j’ai été touché de sa manière d’être vis-à-vis de moi lorsque je suis parti. Embrassez ce cher Bon-Papa2. Et Georgina3 et Paladilhe*… Mais je vous assure que je n’ai pas le temps de m’ennuyer, quelle fièvre mon Dieu ! […] G. Desvallières 1— Femme allemande qui seconde Marguerite. 2— Émile* Desvallières. 3— Georgina* Paladilhe.

0005

[Sur la même lettre] Jeudi 6 août Nous partons samedi à 3 heures du matin pour un petit patelin nommé Saint-Laurent-du-Var. L’air y sera bon quoique dans la vallée, mais peu de subsistances. Nous sommes dans le coup de feu de préparation, je suis abruti. J’ai déjeuné avec les sœurs, qui me donnent un fier coup de main. Les hommes sont admirables de déférence et de reconnaissance. Hier soir, à l’angélus, les sœurs m’ont dit qu’ils se sont tous levés d’euxmêmes. Ils vont leur demander des médailles de la Vierge. Quand on pense que ce sont ces genslà, sans malice, qui ont nommé les députés que nous avons. Je trouve tout cela extraordinaire ; la Providence y est pour quelque chose. Je vais essayer de vous télégraphier. Vous êtes sûrement sans nouvelles de Richard1. Quand en auronsnous ? Ne croyez pas que je m’attendrisse ! […] G. Desvallières Embrassez M. Rupp* et dites-lui ce que je fais. 1— Richard* Desvallières.

0006

20

Vendredi 7 août […] Je commence à être abruti par cette fièvre de départ où l’on croit que tout vous manque et puis l’instant d’après tout s’arrange. Pour le moment, ce sont trois ou quatre gros gaillards qui ne demandent qu’à partir et que je ne peux pas habiller, n’ayant pas de vêtements à leur taille. Je vais mettre un peu de ma poche pour faire faire le nécessaire en ville – ce ne sera pas une grosse somme, rassure-toi.

George Desvallières Correspondance 1914–1918

[…] Nous serons demain à Saint-Laurentdu-Var. Capitaine D., 6e Bon Territorial, Chasseurs à Pied. 3e compagnie. 0007

Dimanche 9 août […] Je reçois votre première lettre ce matin, j’avais reçu hier votre chère dépêche. On nous dit ce matin officiellement que l’armée occupe Mulhouse ! Quelle belle journée. Il faut avoir une confiance absolue, Dieu récompense là tous ceux qui ont prié pour la France, c’est à eux que nous devons ces victoires, à eux seuls […] J’ai l’impression qu’il n’existe plus de parti en France. Dieu veut sauver la France malgré ses gouvernements, il veut la religion, malgré les religieux […]. C’est l’œuvre de Dieu seul. Humilions-nous tous, remercions en nous frappant la poitrine […]. Mon séjour chez les sœurs a été étonnant. Le dernier jour, un de mes chasseurs m’a demandé […] de remercier pour eux toutes les sœurs de toutes leurs bontés pour les hommes. En effet monté sur un banc dans la cour de l’école, j’exprime en leur nom mon remerciement, les hommes crient tous : « Vivent les sœurs ! », puis comme c’était le premier vendredi du mois, les portes de la chapelle fermées jusqu’à ce jour s’ouvrent et les sœurs et les enfants entonnent des cantiques et des psaumes ; de même, tous les hommes vont à cette chapelle, ils s’agenouillent, j’en entendais qui pleuraient et toute la soirée s’est passée, pour les sœurs, à coudre des médailles dans les manteaux qu’ils leur apportaient. Par un fait du hasard, au moment où je parlais, presque à mes pieds, une bonne sœur était en train de faire boire un pauvre homme qui était couché inerte dans la paille, il avait des vomissements causés par le mauvais état d’une hernie – un chasseur père de famille demandait aux sœurs d’embrasser la main d’une petite orpheline qui ressemblait à sa petite-fille !… Tout cela très digne, ému, mais sans faiblesse. J’ai été à la messe ce matin, plusieurs chasseurs y étaient ainsi qu’un capitaine. Quel que soit le gouvernement français […] vainqueur, la paix est faite aujourd’hui entre les Français. Où est Richard ? que fait-il ? Nous avons un temps admirable, nous sommes au milieu


1914 des fleurs, fruits, des parfums. Je baigne mes hommes demain matin, et j’en ferai autant. J’ai un bonhomme de cheval qui est très surpris d’avoir un homme sur son dos mais qui prend très simplement son parti d’un événement aussi extraordinaire. J’espère que Sabine* a plus de confiance en l’avenir. Quant à Mimi1, son sacrifice à lui c’est de ne pas se sacrifier à la France pour le moment, mais à sa famille. Je vous embrasse tous. Pensez à M. Rupp*. G.D.

sont très gais, j’y fais du moins mon possible. J’ai […] un Pégulu*, bon garçon méridional un peu indolent et [un] nommé Darras aussi, sergent major de l’armée coloniale, très ordonné, intelligent, modeste et sachant très bien son affaire, c’est mon conseil en toutes choses et en particulier au point de vue administration et finance. […] Tes enfants, ma chère femme, m’écrivent des lettres délicieuses – ce cher Mimi m’a touché aux larmes dans son dernier mot où il se peint tel qu’il est. Qu’il entretienne sa gaieté, c’est un devoir. Que je comprends combien savoir son frère sur la frontière et son père où il est lui fait croire à son inutilité. Qu’il se détrompe et qu’il prenne courage, patience. Je vous écris à bâtons rompus tant j’ai la tête bousculée de ce que j’ai à faire et à apprendre. Embrasse nos deux chers petits anges qui pensent encore à leur papa. Embrassez ce cher Bon-Papa auquel je pense de tout mon cœur. Dis-lui que je vis au milieu des fleurs, des parfums, des fruits et… de la chaleur. […] G.D.

1— Le surnom de Daniel Desvallières. ››  DANIEL À SON PÈRE 0008

9 août Mon cher père, Je t’en supplie, laisse-moi m’engager, car ne partant pas tout de suite et obligé de rester plusieurs semaines à la caserne pour apprendre le maniement des armes, je ne partirai jamais pour me battre. Je viens d’apprendre que ce bon Claude1 y est là-bas. En a-t-il de la chance. Je suis venu coucher à Paris avec Bon-Papa et nous n’avons pas pu reprendre le train de façon que nous nous sommes recouchés ici encore hier. J’espère que nous prendrons le train d’aujourd’hui. Enfin, mon cher très bon, ne réfléchis pas trop sur ce que je dois faire et réponds-moi vite, que je puisse partir avant la fin de la guerre. Si je ne m’engage que quand on aura besoin de moi, ne sachant rien, je ne ferai qu’encombrer. Tandis que si je sais un peu le métier, je pourrai me rendre utile, et même si je ne sais pas grand-chose, cher très bon, laisse-moi partir. Je t’embrasse et ai bon espoir, Daniel 1— Claude Blanchard*.

››  GEORGE À MARGUERITE 0009

21

Mardi 11 août Saint-Laurent-du-Var […] Comme vous êtes plus à plaindre que moi. Ce qui me sauve, c’est que je n’ai pas un moment à moi. Je suis tout le temps occupé ou préoccupé par l’organisation de mes 250 hommes. Le temps est splendide mais très chaud. […] Les officiers sont très gentils et les repos que nous prenons ensemble

George Desvallières Correspondance 1914–1918

0010

13 août […] Combien mon cher Mimi doit avoir le cœur gros de savoir Claude1 parti. Mais Claude n’avait pas de service à rendre dans sa famille, et il lui est profitable à tous points de vue d’entrer dans un régiment. […] J’ai reçu vos lettres ce matin au déjeuner avec mes officiers : il m’a fallu une certaine énergie pour me contenir – nos pauvres hommes n’ont pas tant de chance que moi, ils ne reçoivent pas de lettres de leur famille… Il doit y avoir un peu d’encombrement à Nice ! Je crois que j’ai de braves chasseurs sous mes ordres, ils marcheraient au feu avec confiance et moi aussi. Je suis frappé comme toi […] de l’entente parfaite qu’il y a entre tous les esprits. La France est changée, la France s’est ressaisie. Tout le monde marche sans forfanterie […] Il faut que j’aille écouter avec mes hommes le moyen de nous servir de nos paquets de pansements, c’est une conférence utile de notre major. Je vous embrasse tous, mes chers aimés, mon petit Moni2 chéri, ma raisonnable M.-Madeleine, ma grande Sabine, qui a une


1914 place à part dans mon cœur, Mimi, qui me ressemble tant, et toi ma chère femme, qui est la tête et la mère de ces enfants dont je suis si fier. Ton vieux capitaine ! G. Desvallières P.S. […] Le 15 août approche. Je prie la Sainte Vierge.

tions nous devons lui donner en plus [de celle de cette guerre]. Comment va ta bourse, chère femme aimée ? Je t’enverrai quelque chose dès que je le pourrai. Je ne peux te donner aucun renseignement sur ce que nous ferons, d’abord parce que je n’en sais rien et ensuite parce que je saurais que je ne voudrais pas te le dire. Tout ce qui regarde le métier de capitaine, je ne dois t’en rien dire. Nous avons un temps superbe, chaud mais supportable. Le pays est vraiment très beau, et nous nous baignons le soir dans une mer calme bordée de douces montagnes qui me font penser à Ménard*. Je vous embrasse de toute ma tendresse. G.D.

1— Claude Blanchard*. 2— Un des surnoms de Monique Desvallières, avec Monette, Mino et Minette. 0011

22

Saint-Laurent-du-Var, 15 août […] Nous avons aujourd’hui repos, très chers amis. J’en suis bien aise car j’avais la tête réellement encombrée de mes occupations militaires. Et j’ai fait hier une petite manœuvre en montagne qui n’a pas trop mal marché, cela m’a donné un peu de confiance en moi. Je pense toujours que vous devez être bien plus malheureux que moi, qui suis sauvé par toutes mes occupations. Mon régime ne ressemble guère à celui de Seine-Port. Le vin remplace le lait et mon estomac s’en trouve complètement rétabli. Je monte à cheval une heure tous les matins et le soir pour aller jusqu’à la mer prendre un bain avec d’autres officiers. […] Ce matin à la messe, il y avait un certain nombre de chasseurs et d’officiers. Ces cérémonies sont recueillies et émues, comme vous pensez, c’est le seul moment où je me permette de penser à vous tous avec un peu de laisser-aller. Que devient notre Richard ? La guerre a l’air de progresser avec méthode dans un sens défavorable aux Allemands. […] Je crois cependant que les grands combats vont commencer. Je pense toujours à ce cher Daniel qui doit ronger son frein et il n’a que cela à faire jusqu’à présent. […] Ce que tu me dis de la tristesse de Bon-Papa me touche profondément, il faut l’entourer plus que jamais, il nous aime tant. Et Tante Nina1, Paladilhe*, Jean2 et Adrienne, se réunissent-ils ou Jean et sa femme cherchent-ils à entrer dans les ambulances ? Et Lole3 ? Noémie, Pierre4 ? J’ai su par des saint-cyriens qui prenaient le même train que nous à Paris que Jean5 était dans le nord, je crois Lille. Et ce bon M. Rupp*, que d’émo-

George Desvallières Correspondance 1914–1918

1— Georgina* Paladilhe, la sœur de George. 2— Jean* Paladilhe. 3— Laurence Fidière des Prinveaux*, la cousine de George, cf. G.D. et la G.G., fig. 124. 4— Noémie et Pierre des Vallières*. 5— Fils de Noémie et Pierre des Vallières*. 0012

19 août […] Ce matin, petit exercice de montagne avec mes hommes puis bonne randonnée à cheval pour moi. Ne t’inquiète pas, je n’ai pas fait d’imprudence de vitesse pour deux raisons. D’abord les chemins étaient tels, par moments, que je devais mettre pied à terre. Mon cheval est évidemment habitué à la montagne, il a descendu ce matin des raidillons assez comiques. Mais j’avais une autre raison pour ne pas galoper. Je portais enveloppées dans un joli papier rose accroché à ma selle les plus belles grappes de raisins qu’on puisse voir. Tous ces coteaux sont parsemés de champs de vigne et, mourant de soif, j’avais demandé à un brave homme une grappe de son champ. Et voilà qu’il m’apporte tout un paquet d’un beau raisin doré duveté avec ses branches et ses feuilles, il y en avait tant que je n’aurais pu tout absorber, je lui ai donc demandé de me ficeler le reste et il a fallu marcher pendant deux heures et demie sans trotter pour ne [pas] détériorer ce dessert que je destinais à mes officiers. […] J’ai vu hier dans un journal de Nice que pour avoir des nouvelles des soldats de la frontière, il fallait adresser à la mairie une demande sur papier libre indiquant le régiment, le nom


1914 du cavalier, son grade, sa classe et la date de sa naissance. Où est [Richard], ce cher garçon, a-t-il été dirigé sur la Belgique ou reste-t-il près de Nancy ? La lettre de M. Rupp* est délicieuse et si réconfortante. Dis-lui combien j’ai éprouvé de soutien à la lire. […] Chers amis petits et grands, je ne vous embrasse pas, ce n’est pas assez dire, je voudrais vous avaler… Cela rend assez bien ma pensée. Je vais réciter mon chapelet à l’église. Un baiser de plus pour toi, chère femme, G. Desvallières 0013

Jeudi 20 août […] Hier soir, j’ai fait un vague croquis1 au cours d’une petite promenade sur les hauteurs. Nous sommes comme tout le monde sans nouvelles importantes sur la guerre. J’ai vu dans les journaux cependant que l’on allait donner des cartes avec lesquelles on pourrait communiquer avec les soldats – pourronsnous savoir ainsi où en est notre cher garçon ? Pour moi, il n’a pas eu à donner encore. Continues-tu à te remonter un peu, chère femme, nos petits bijoux et tes grands […] te consolent-ils de l’absence de ton vieux guerrier de mari ? Je conseille toujours à Daniel d’attendre, les événements marchent lentement, il peut encore vous rendre des services avant qu’il soit utile de s’engager. Qu’il m’écrive, ce cher Mimi, qu’il me dise comme il l’a déjà fait ce qui se passe dans sa tête et dans son cœur, et je lui répondrai comme je pourrai, car l’on n’est jamais sûr du lendemain. […] Avez-vous des nouvelles de Simon* et de Paul2, des Ménard* et de quelque ami du Salon d’automne ? À demain, chers amis et chère Marguerite chérie. Embrassez-vous tous les uns les autres à ma santé et pensons à notre cher absent avec grande confiance en Dieu. […] G. Desvallières Un bon souvenir à cette pauvre T[ante] Lucie3, qui doit être bien désemparée dans sa solitude. […] G.D. 1— Dans un petit carnet orange, daté du « 19 août, Saint-Jeannet », dessin au crayon et à l’encre. En vis-à-vis et sur la page précédente, deux dessins de « La Gaude » et, plus loin, un de « Saint-Paul ».

23

George Desvallières Correspondance 1914–1918

2— Paul Simon*, dont on est sans nouvelle, sera prisonnier des Allemands. 3— La femme de Maurice* Desvallières, frère de George. ››  DANIEL À RICHARD* DESVALLIÈRES 0014

20 août Ah ! mon vieux Richard, que je voudrais être avec toi et hélas je ne partirai que si ça n’allait pas ! Robert Daguet et Leduc, que j’ai expédié ces jours-ci, vont peut-être te voir, ils sont dans ton corps d’armée. Je m’ennuie à périr. […] Les Hulans sont arrêtés en Belgique et les Serbes1 entrés en Autriche ! Mais quand allez-vous vous cogner ? Tous les jours j’achète un journal et toujours, pas de nouvelles. Il faut un passe-partout pour aller à Melun ! Un autre pour Saint-Fargeau ! C’est comique, si on ne pensait pas à vous. […] Dans la journée d’hier, il est passé 100 000 hommes à Cesson et autant à Saint-Fargeau. C’est formidable, j’apprends qu’on forme un corps de francstireurs à Melun – est-ce vrai ? […] À bientôt. Je t’embrasse, Daniel 1— 16-20 août 1914 : victoire des Serbes au mont Cer.

››  GEORGE À MARGUERITE 0015

21 août […] Minette est un amour de manger ma lettre !… Mais j’attache sans doute à cet acte de gourmandise extravagant une part d’amour qui était loin de la pensée du bijou. Et la grande M.-Madeleine se bat-elle toujours avec son grand frère ? Pour lui, je le laisse toujours libre de s’engager, je lui demande seulement d’attendre encore un peu si possible. Le temps est encore gris et pluvieux ce matin, j’ai trouvé ta lettre à l’instant en descendant de cheval. Nous sommes assez bons amis avec cette bête… D’abord nous sommes du même âge, je crois ! Nous ne nous domptons ni l’un ni l’autre, nous nous faisons des concessions, et tout va suffisamment […]. Je me creuse la tête pour savoir où en est Richard. Nous avons acheté des cartes et nous faisons des plans de campagne. Cet éloignement du théâtre de la guerre, ces nouvelles rares (n’étaient les inquiétudes pour Richard qui viennent tout à coup vous


1914 pincer le cœur) me donneraient plutôt l’impression de grandes manœuvres qui se prolongent un peu trop ! J’ai été à l’église hier soir, c’était la prière, tout se terminait par un cantique dont chaque couplet était une invocation à la Vierge pour protéger au premier couplet la France, au second la Belgique, puis l’Angleterre et la Russie ; toutes ces voix de femmes et surtout de jeunes filles étaient touchantes et je crois que leurs prières montaient au ciel. Il y avait bien de temps en temps un petit « assent » qui aurait pu faire sourire à d’autres moments, mais je commence à m’y habituer, et puis, avec cela, je n’en ai pas un aussi d’accent !? Je comprends très bien le tourbillon qui doit se passer dans la tête de ce pauvre Daniel ; aussi il est bien entendu que je ne lui interdis rien : je lui demande seulement encore quelques jours de patience. J’espère que mes lettres vous arrivent aujourd’hui régulièrement comme les vôtres. À demain, chers amis et chère femme. Aimons-nous bien les uns les autres. Pensons au cher absent et ayons confiance en Dieu. […] G. Desvallières 0016

24

22 août […] Toujours pas de nouvelles de notre cher Richard ? J’attends ses cartes avec impatience. On dit que les grands hôtels de la ville vont recevoir 1 500 blessés. Ils seront certainement admirablement installés. Tu sais, Marguerite chérie, dans de tels moments, tout est entre les mains de la Providence, eh bien j’ai grande confiance en elle. […] Je fais de temps en temps un vague croquis informe. Peut-être quelque jour pourrai-je arriver à avoir une heure fixe pour dessiner, mais j’ai trop à faire et surtout à apprendre. […] Je sens bien aussi que je laisse mon pauvre Daniel très perplexe sur ce qu’il doit faire. Je comprends qu’actuellement il ne vous rend guère de service, mais mettons que quelqu’un tombe malade, il peut être très utile. […] Mais, de loin, il me semble qu’il n’y a pas à se presser pour s’engager. D’autre part, il a très bonne santé, mais à cause de son âge peut-être n’a-til pas encore la largeur de poitrine voulue. Il

George Desvallières Correspondance 1914–1918

pourrait se renseigner, à cet égard, et cela le fixerait sur ce qui l’attend. […] G.D. 0017

Dimanche 23 août […] Où en es-tu, chère femme, reprends-tu du courage ? Et prends-tu avec vaillance et confiance le silence de notre cher dragon1 ? Quelqu’un du pays a reçu une lettre de son fils, qui est à la frontière. On avait découpé toute la lettre, il n’y avait de conservé que ces mots : « Je vais bien et je vous embrasse. » Nous n’en demandons pas plus, n’est-ce pas, chère femme aimée ?… Mais comme je te le disais, j’ai confiance – les grands chocs se préparent en Belgique, nous avançons en Alsace et notre recul en Lorraine n’est que momentané. Que fait notre cher Daniel, suit-il les conseils de son père ? Qu’est-ce qu’en dit la grande sœur ? Il faut écouter son avis, je m’y rangerai certainement. Vous êtes d’ailleurs dans un mouvement d’esprit différent du nôtre. Nos occupations journalières, même notre hygiène nous font voir les choses de façon différente. Comment va ce si cher Bon-Papa ? Embrassez-le bien fort pour moi. Et Maurice2 ? Il doit mener une vie analogue à la nôtre dans sa garnison. Et cette pauvre Tante Alla3 ? Mes chères petites mignonnes chéries sont-elles toujours gentilles, pensent-elles à leur vieux papa ? Les affaires de notre Sabine vont-elles ? Se tire-telle des difficultés diplomatiques que peuvent amener tous ses dévouements variés ? […] Je vous aime de toutes les forces de mon vieux cœur, mes chers amis, et toi, chère Marguerite, je t’aime encore un peu plus. À demain, G. Desvallières 1— Richard a intégré le 13e régiment de dragons. 2— Son frère, Maurice* Desvallières. 3— Alice Mac Swiney-des Vallières, la mère de Pierre des Vallières*. ››  DANIEL À SON PÈRE

0018

23 août Mon cher père, Sabine me reproche de vouloir partir sans ton consentement – je n’ai jamais eu cette idée, je te le promets. Mais tu comprendras mon désir de partir car ici je ne sers à Rien qu’à aller chercher des journaux à Melun, quand on les


1914 reçoit deux heures plus tard ici, je n’appelle pas ça faire quelque chose pour mon pays. Je me tue de rester inactif quand on sent son père en danger et son frère Dieu sait où – tu comprendras que je ne peux rester. Je ne pourrais rester ici que si je servais à quelque chose mais je ne sers à Rien. Du reste, pourquoi toutes ces inutilités ? J’ai trop confiance en toi, je t’aime trop pour ne pas faire ce que tu ne me feras pas faire. Mais mets-toi à ma place, à mon âge, en moi, mon très cher père, tu me comprendras alors, j’en suis sûr. On ne peut pas rester à allumer des fours sans s’en servir. Je pars dîner chez Bon-Papa et ne peux en dire davantage. Je t’embrasse, Daniel

0020

››  GEORGE À MARGUERITE 0019

25

24 août […] Toutes les fois que je me désole de ne pas avoir reçu de lettre de toi et que je te l’écris, à peine la lettre partie, il m’en vient une de toi. Et j’y trouve des nouvelles de notre cher enfant, toujours vaillant. Où en est-il aujourd’hui ? […] Notre vie est toujours paisible et d’attente. J’ai comme camarade un capitaine Marsal* ( je ne réponds pas de l’orthographe), père de cinq enfants, dont le dernier est né le 7 août, c’est-à-dire après son départ pour ici. Il est beaucoup plus jeune que moi, mais au cours d’une promenade à cheval, nous avons causé avec le plaisir de nous trouver un peu plus rapprochés du monde que cela ne se trouve généralement. […] Les lettres de Sabine font ma joie tant elle est pleine de bon sens, malgré son feu intérieur. Notre cher Mimi ronge-t-il toujours son frein ? Admet-il mes conseils ? Comment Bon-Papa supporte-t-il toutes ces inquiétudes, toutes ces angoisses ? Dis-moi tout cela, chère femme chérie, ne m’abandonne pas trop et d’autre part ne te fatigue pas pour moi, avec toutes tes préoccupations de maison et de famille. […] G. Desvallières

George Desvallières Correspondance 1914–1918

0021

25 août […] Quelle joie de recevoir cette lettre de toi, mais quelle inquiétude pour les mauvaises nouvelles de Belgique. Je ne me démonte pas, tu penses bien, c’est une retraite plus qu’une défaite. C’est un épisode défavorable pour nous. Et notre cher fils, où en est-il ? […] Ne te tourmente pas sur mes fatigues, elles sont fort supportables et même profitables, du moins jusqu’ici. Mon cher Mimi m’a écrit une lettre bien gentille. Avant toute chose, qu’il conserve sa gaieté – vaillance et bonne humeur. Jeanne d’Arc nous en a donné l’exemple. Même par une plaisanterie, il faut se relever de nos abattements. Et qu’il pense bien aussi, le cher enfant, au vide qu’il fera près de vous par son départ. Notre reculade en Belgique, si elle n’est que ce que dit le gouvernement, ne serait pas encore une raison suffisante de s’engager. Ayons du sangfroid, surtout dans les moments d’épreuve. Et demandons conseil à Dieu. […] G.D. 26 août […] Cette lettre de notre cher garçon, si vaillante, m’a naturellement remué le cœur et ragaillardi en même temps. Notre reculade d’hier m’avait un peu démonté, le souvenir de 1870 me revenait à l’esprit. Mais le communiqué d’aujourd’hui est meilleur. Où était notre garçon pendant ce terrible choc ? Je me figure comme toi qu’il doit être avec le général Pau… Mais tout cela ne fait que commencer ; mais aussi la Providence est là. Ayons bon courage, chère femme et chers enfants, et grande confiance quand même. […] Notre vie se mène ici très tranquillement ; nous sommes très libres dans la conduite de nos compagnies jusqu’à présent. J’en profite pour les faire travailler dans le sens qui me paraît le plus profitable. Mais j’ai tellement à apprendre dans ce senslà que je ne peux rien faire d’autre. Et les montagnes sont si belles parfois ! Dis bien au cher Daniel que je lui conseille d’attendre encore pour s’engager, il n’est pas encore temps. Je me fais l’effet de l’alouette dans la fable de La Fontaine qui calme l’impatience de ses


1914 petits, jusqu’au jour précis où tout le monde se met en route. […] Je vous embrasse tous, je vous aime, c’està-dire de tout mon vieux cœur de mari, de père et de capitaine ! Je crois que c’est le capitaine […] qui est le plus vieux. […] G.D. ››  GEORGE À MONIQUE, MARIE-MADELEINE ET MARGUERITE 0022

27 août Mes chers petits anges chéris, C’est à vous que j’adresse cette lettre puisque vous pensez toujours à votre vieux papa. Je n’ai à vous dire qu’une chose, c’est que je vais très bien et surtout que je vous aime, que je vous aime passionnément, je vous charge maintenant d’embrasser tout le monde de ma part, d’abord la chère maman chérie, qui a tant de préoccupations, et puis la grande et le taquin de grand frère, et voilà que j’oubliais Bon-Papa et Tante Nina et l’Oncle Émile et Jean et Adrienne, et il faut aussi penser à Emma1. […] Donnez-moi des nouvelles de Paris. On dit que le gouvernement aurait interdit dans les rues certaines toilettes excentriques, les mêmes contre lesquelles Mgr Amette2 s’élevait cet hiver ! […] Avez-vous des nouvelles de Piot*, de Denis*, que font-ils ? Nous allons sans doute avoir de moins en moins de nouvelles de notre cher Richard. Je me mets à lui écrire un peu régulièrement, à tout hasard. Sabine et Daniel sont bien gentils de m’écrire. Si vous aviez une photographie de vous quatre, pas mauvaise, cela me ferait plaisir de l’avoir. Cette pauvre Claire3 se trouve maintenant assez près des ennemis – cette chevauchée allemande s’est rudement avancée, si l’on doit en croire les journaux. L’heure du chapelet s’avance, chers amis chéris, je vais comme tous les soirs prier pour vous tous, pour notre cher militaire, et pour l’humanité et pour notre cher pays. Mille baisers à tous, chère femme et chère Marguerite aimée, je crois qu’il va falloir se ceindre les reins plus que jamais, mais ma confiance reste entière. À demain, G. Desvallières 1— Emma, qui seconde Marguerite.

26

George Desvallières Correspondance 1914–1918

2— Léon-Adolphe Amette (1850-1920), cardinal de Paris. 3— Claire Rémond*, sœur unique de Marguerite. ››  DANIEL À SON PÈRE 0023

27 août Mon cher père, Dans une de tes dernières lettres, tu me parles de mon engagement avec toute l’intelligence et la bonté que nous te connaissons tous. Mais tu me laisses dans le plus grand des embarras. Moi, restant dans le plus vif désir de m’en aller et comme raisons nouvelles, le retour de Claire, notre situation qui n’est guère bonne et surtout le rappel des deux nouvelles classes, c’est-à-dire celles de 20 ans et celles de 18, à laquelle personne ne songeait. Je laisse donc ma très bonne mère et ma chère sœur avec Claire, qui me remplacera amplement en tout et moi, le cœur un peu plus allégé, je file à la frontière… L’espoir soutient le malheureux jusqu’au tombeau ! Seulement, dans ta grande sagesse, tu m’as dit de demander conseil à Sabine. Cette très bonne sœur est de plus en plus convaincue de l’inutilité de mon départ, d’où mon embarras. Maintenant, supposons mon départ décidé, il s’agit de savoir où je m’engagerai. (Du reste je crois te l’avoir déjà demandé) et je crois ne pouvoir passer au 13e. Je crois donc « être dans les huiles » en tâchant de passer dans ces francs-tireurs dont je t’ai déjà parlé. Dans cette arme, j’espère partir plus tôt et éviter autant que possible le regroupement en caserne. Je reste néanmoins décidé de faire ce que tu voudras. Aller aux dragons, c’était l’espoir de retrouver peut-être Richard un jour. Mais hélas, je ne sais guère monter à cheval. Et comme c’est ce qu’il faut avant tout… Les francs-tireurs ont du bon. Reste la ligne – avec un peu d’entraînement et la grâce de Dieu, on va au bout du monde. Du reste, je vais me renseigner. […] Réponds-moi vite car ça commence à me démanger. Ton pauvre fils qui t’aime […] Daniel


1914 recevras cette lettre, j’aurai fait tout ce qu’il est possible de faire pour partir. Si par malheur je suis refusé, eh bien, punition de Dieu, j’en mourrai peut-être de chagrin, mais Fiat1. Prie donc pour ton pauvre fils qui a perdu inutilement un long mois de plein temps. Tu crains un coup de tête – oui –, mais ce coup de tête, je m’en moque car je le surnomme raison. Du reste il est impossible que tu me dises d’attendre. Voyons, cher père, mets-toi à ma place, c’est impossible, tu veux donc me dessécher sur place – non non non. Je pars. D.D.

››  GEORGE À MARGUERITE 0024

28 août […] J’ai reçu ce matin ta chère lettre du 25. Tu ne peux pas te faire une idée de la joie que j’ai à recevoir ainsi régulièrement des nouvelles de tous et tu es si gentille, au milieu de toutes tes occupations, de trouver le moyen de m’envoyer un mot de tendresse. Ce bon Simon* est vraiment bien affectueux et sa lettre m’a touché. Il se trompe cependant sur les services que je rends. Mon rôle est bien facile. Ce cher Richard vous a donc envoyé encore une vaillante lettre. Recopie-les en entier pour moi. Il peut se faire qu’il ne fût pas à Verdun même, quoique le timbre porte le nom de cette ville. Je pense ces temps-ci à cette chère maman1, comme elle aurait été fière de nos enfants dans ces grands moments. Ce que tu dis de notre Sabine ne m’étonne pas, elle a une âme d’héroïne. Et notre Daniel est bien de la même famille. Les nouvelles semblent meilleures. Nous suivons tant bien que mal sur les cartes les points où nous en sommes : pour la première fois mon ignorance en géographie m’exaspère. Je crains bien en effet que le silence de Claire ne vienne de ces incursions de cavalerie allemande dont les journaux ont parlé. […] L’heure du chapelet approche et je voudrais passer chez mon sergent-major pour accorder quelques permissions à certains de mes chasseurs pour qu’ils puissent aller voir leur famille aux environs. Les veinards, si le capitaine pouvait s’accorder une permission ! Je ne crois plus que cette guerre puisse durer moins de trois à quatre mois encore, et puis il y a aussi le grand coup de torchon qui pourrait éloigner un peu la date de réunion. Mais je ne saurais dire combien j’ai confiance dans l’avenir. La Providence – Dieu me donne une sérénité pour l’avenir que je ne saurais dire. Je vous embrasse, mes chéris, de toute ma tendresse. Prions de tout notre cœur, soyons de braves gens et tout ira bien. […] G.D.

1— Marie Legouvé Desvallières, cf. G.D. et la G.G., p. 17. ››  DANIEL À SON PÈRE 0025

27

28 août Nous recevons ta dernière lettre qui me dit d’attendre. Il y a un mois que j’attends. Je ne puis plus. Il est donc probable que quand tu

George Desvallières Correspondance 1914–1918

1— « Que Ta volonté soit faite ». ››  GEORGE À MARGUERITE 0026

29 août […] J’ai reçu ce matin ta carte postale avec le résumé de la lettre de notre cher dragon. Quel brave enfant. Et dire que les autres sont comme lui – Dieu a béni nos enfants, chère femme. Tu as mérité une telle faveur plus que moi. J’en suis bien sûr. J’ai eu une après-midi assez occupée par une revue de ma compagnie et je t’écris en courant. Claire t’a sans doute donné des détails sur les causes de son arrivée ici. Ce que les journaux racontaient d’ailleurs [aurait dû] nous préparer à son départ. C’est demain dimanche, je penserai à vous tous chers amis, à 7 heures, à la messe. Dis-moi bien comment Bon-Papa va, ce tremblement est ennuyeux […], quelles choses doivent se passer dans sa tête avec ces événements si graves et un de ses petits-fils au milieu des dangers. Je plains aussi Maurice, qui doit être désespéré par son asthme l’empêchant de continuer son service. […] G.D.

››  GEORGE À SABINE* 0027

30 août Ma fille chérie, Il faut que je te remercie de ta dernière lettre, on ne peut pas être plus réconfortante, vaillante et nette. Tout ce que tu dis est clair et ta confiance s’appuie bien sur des réalités […]. Je suis d’ailleurs comme toi, j’ai confiance en l’avenir. Le bien que tu penses de Richard, je le pense de toi et de ce bon Daniel qui m’a


1914 écrit une gentille lettre de bonne humeur et d’entrain. Seulement il me parle de francs-tireurs – je ne pensais pas qu’on en fût là. Les francstireurs rendent surtout des services dans les moments de désarroi. […] Mais enfin si réellement on formait de tels corps, il faudrait savoir comment ils sont composés et si ce sont des hommes de valeur qui les dirigent. Car en 1870, il y a eu des francs-tireurs héroïques, mais je crois qu’il y en a eu de ridicules. Je crois que pour la cavalerie, il a raison et que le temps d’apprendre à monter à cheval sera plus long que celui d’apprendre le métier de fantassin. Mais de toute façon, il faut bien qu’il compte qu’on ne l’honorera pas au feu avant deux ou trois mois, je le souhaite d’ailleurs, car s’il en était autrement, c’est que nous serions dans une vraie panade. Et cela n’est pas. Les nouvelles sont médiocres mais nous n’avons pas eu de vraies défaites comme en 1870 et nos réserves sont autrement préparées que ne l’étaient les mobiles et gardes nationaux… Depuis aussi, nous ne méritions pas d’être vainqueurs tout de suite, cela aurait été trop beau pour un peuple qui a eu ses faiblesses. Mais ma confiance reste entière. Nos hommes sont parfaits de bonne volonté, de simplicité dans le devoir, c’est réellement réconfortant à voir. Continue à être calme et ardente dans ce que tu fais et dans ce que tu penses, pour [donner] de ton calme à Daniel, et qu’il ne s’engage pas sur un coup de tête, mais après avoir bien mûri sa décision. Pour se décider, je crois à tous points de vue qu’il faut encore attendre. Je sais bien que vous êtes bien plus au centre de la fièvre que moi-même. Mais peut-être pour cela puis-je voir plus clair. […] G.D. ››  GEORGE À MARGUERITE 0028

28

31 août […] Les nouvelles semblent bien médiocres. Elles peuvent devenir mauvaises. Peut-être aurez-vous un jour à quitter Seine-Port ? Que faire, alors ? Rentrer à Paris ? Il faudrait savoir dans quelles conditions se trouverait Paris même. Alors je pense à vos parents

George Desvallières Correspondance 1914–1918

d’Orléans… Tout cela est peut-être encore chimérique, ou plutôt du cauchemar. Mais il faudrait y penser. Je vous donne l’impression d’un affolé – ce n’est pas que je le sois, je me sens bien sûr de moi. Mais on me parle d’affolement à Paris dans le monde politique, cet affolement pourrait amener bien du désordre et je voudrais vous voir sorti du désordre. Mais vous êtes plus à même que moi de juger de la situation, et si vous deviez quitter SeinePort […] pour le voyage, Mimi vous serait bien indispensable, quitte une fois à l’abri à retourner s’engager. Tout cela a besoin d’être mûri – mais il faut y penser. Naturellement, tout cela se fait en en parlant avec Bon-Papa et Georgina. Mais voici une lettre bien noire, et malgré tout, mon cœur ne l’est pas, j’ai l’espoir vissé en moi […] Aussi je me cramponne à mon espérance, j’attends l’avenir en me serrant les reins mais sans défaillance. Comment va ce cher Bon-Papa, si les nouvelles sont très mauvaises autour de vous, comment supporte-t-il ces tristes coups ? Comment est Emma ? Je pense continuellement à elle. Il ne faut pas trop s’étendre sur la cruauté des Allemands, la guerre est une chose terrible, et tout le monde peut commettre certains excès, il faut d’autre part se méfier des racontars. Et puis ce qu’il faut, c’est que nous soyons les plus forts, efforçons-nous de le devenir, sans penser aux défauts de nos ennemis. Pensons d’abord à la poutre que nous avons peut-être dans l’œil. Bonne confiance quand même, mes chers amis, confiance pour notre pays, confiance pour notre cher garçon, courage à Daniel pour faire son devoir s’il se trouve [peut-]être de ne pas s’engager tout de suite – Une bonne prière à Notre-Dame-des-Victoires, un appel à Jeanne d’Arc et dormons en paix pour mieux agir le lendemain. Chers petits anges, je vous embrasse de tout mon cœur bondissant, et rendez de ma part ce baiser à Bon-Papa, à la grande sœur, au grand frère, à la chère maman chérie, et ne manquez [pas] de faire tous les soirs une prière pour Richard et une prière pour tous ceux qui meurent pour leur patrie. Encore mille baisers, G.D.


1914 ››  RICHARD À SES PARENTS 0029

Fin août1 Mes chers parents, Voilà bien longtemps que je ne vous ai pas écrit. Vous devez tous me croire mort et enterré, ce qui n’est pas – Je vais au contraire très bien et la vie que nous menons est au point de vue santé excellente. Toujours en plein air, même la nuit, manger peu, boire de même et toujours en route. R.D. 1— Richard écrit régulièrement à sa famille dès le 1er août : « Mes chers parents, cette fois-ci ça y est, nous partons, Vive Dieu, vive Jeanne d’Arc, vive la France ! ». Il part pour la Meuse et tient un carnet de route (1er août-17 septembre). Cette lettre, prolongée par celles des 1er (L. 0032), 3 (L. 0035) et 5 septembre (L. 0038), arrive à Seine-Port quand la famille se trouve à Bordeaux. Sabine la recopie le 19 septembre, jour où elle la reçoit, cf. L. 0067.

››  GEORGE À MONIQUE DESVALLIÈRES 0030

Août Cher bijou chéri, chère Monique de mon cœur, Je viens t’embrasser de tout mon cœur, tu es si gentille de penser encore à ton vieux papa qui serait bien heureux de te revoir, mais voilà, cela ne lui est pas permis, il faut qu’il reste encore longtemps loin de toi sans doute, mais je ne t’oublie pas non plus. Je me rappelle les bonnes parties que l’on faisait avec Mariette dans votre grand lit de Seine-Port. Quand on se réveillait de bonne heure, et maman qui n’était pas toujours très contente, elle trouvait que nous faisions trop de bruit. On recommencera tout cela mais pas tout de suite. Sois bien sage, ma Monette, prend exemple sur Mariette et embrasse bien cette chère maman de tout mon cœur. G.D.

SEPTEMBRE  ››  GEORGE À MARGUERITE 0031

29

1er septembre […] Du capitaine Marsal*, j’ai reçu des tuyaux qui me firent croire qu’à Paris on était un peu affolé, alors j’ai voulu vous donner mon avis, il était d’ailleurs bien incomplet et aurait

George Desvallières Correspondance 1914–1918

besoin d’être revu, même si le mal s’accentuait. Vous resteriez d’abord vraisemblablement tous ensemble avec Bon-Papa, c’est donc un vrai conseil de guerre que vous auriez à tenir ensemble. J’ai été ce matin assister pendant un moment au service funèbre que l’on disait dans notre petite église pour le repos de l’âme de Pie X1. Il y avait bien peu de monde ; et cependant, je crois bien que la France est en train de devenir ardemment catholique, et c’est là le point sur lequel je m’appuie pour croire à notre victoire finale. J’ai réellement de bien braves gens sous mes ordres, nous nous entendons très bien et [il y a] je crois de l’affection les uns pour les autres. J’accorde quelquefois des permissions que je n’ai guère le droit d’accorder, mais il faut bien qu’un chef prenne quelques responsabilités ! Et puis que dire à un homme dont la femme vient d’accoucher, surtout si la lettre de la femme est touchante comme celle que j’ai lue hier ? Elle appelle son mari « cher Époux ». J’ai trouvé cela assez noble et je lui ai collé ses 24 heures en dépit de défenses formelles. Puis c’est un pauvre veuf qui a laissé deux enfants, l’un de 8 ans l’autre de 12 ans. Il faut bien savoir ce qu’ils sont devenus, etc., etc… Je prétends que j’obtiendrai et que j’obtiens bien plus de ces hommes en les traitant ainsi qu’en faisant le croquemitaine, étant donné que ce sont des hommes de 35 ans à 45 ans. […] Mais Sabine se trompe en trouvant que nous faisons les mêmes bêtises qu’en 1870, nous nous reculons sur Paris sans débâcle et nous avons ainsi en avant de la capitale cette fameuse armée de secours que les généraux raisonnables désiraient en 1870… Elle empêchera Paris d’être entièrement investi et permettra à ses troupes qui sont en arrière de se former, de s’instruire, pour reprendre l’offensive. Voilà ce que j’espère. Et même si la marche en avant des Allemands continuait encore, ce qui n’est pas sûr. Mais il vaudrait mieux être en Prusse. Mais puisque l’on n’a pas pu y aller !… Confiance, donc, malgré tout, chers amis. […] Et en longeant le Var, hier, je ne pouvais m’empêcher d’admirer la grandeur et la sérénité qui se dégageaient du magnifique panorama que j’avais devant les


1914 yeux, j’ai fait une prière à saint François et je suis revenu tout confiant. […] Que n’es-tu là, chère amie, pour tenir mes comptes. Je te dirai un de ces jours ce que je touche, ce que je dépense pour ma nourriture et mes ordonnances, car je dois en avoir une pour le cheval, je saurai aussi ce qui me reste car j’ai un peu avancé à ma compagnie et à un officier qui me rend petit à petit. Tout au début, on est venu me dire un jour qu’il n’y avait pas de viande pour mes hommes. J’ai tapé aussitôt sur ma bourse. D’autres ont serré le ventre de leurs hommes, je crois avoir mieux fait […]. Bonne confiance en Dieu pour notre Richard et notre France, G. Desvallières

avant la soupe : « Cela suffit pour ne pas croire à notre malheur. » 2— Obus à balles, du nom de leur inventeur. ››  GEORGE À MARGUERITE 0033

1— Le pape Pie X est mort le 19 août 1914. ››  RICHARD À SES PARENTS 0032

Huit jours après, 1er septembre Depuis un temps que je ne saurais pas déterminer, je ne vous ai plus écrit car à peine arrêté, je n’avais qu’une idée, dormir. Tous ces jours-ci, le canon a tonné et selon notre habitude, nous avons reçu sans donner – Hier même un obus a éclaté en plein dans le peloton, ce qui a causé la mort de notre pauvre officier, d’un de nos camarades et blessé cinq autres malheureux. Providentiellement j’ai échappé à cette tuerie, tuerie qui a été d’autant plus atroce que nous ne nous y attendions pas : les uns dormaient, les autres causaient et tout d’un coup, paf : le vide. Depuis le matin, nous étions à la sortie d’un village gardé par trois hommes et un sous-officier en avant et une vedette à notre gauche ; la canonnade1 était très vive – Les obus éclataient de tous les côtés sans toutefois nous menacer directement. Nous nous amusions donc à voir éclater ces Shrapnels2– ce qui à vrai dire est très amusant : vous entendez au loin un coup de canon suivi d’un sifflement intermittent qui cesse dans une formidable explosion […] 1— D’après sa feuille de route, le 31 août, Richard est à Saint-Juvin, à 36 kilomètres d’Ambly, où a lieu la canonnade. Le 1er septembre à Florent-en-Argonne via Cornay, le 2 septembre à Saint-Thomas-en-Argonne. Il note qu’il est découragé de voir les émigrants – vieillards, femmes, enfants. Bain dans une rivière

30

George Desvallières Correspondance 1914–1918

2 septembre […] Les nouvelles semblent moins mauvaises et mon vieux cœur plein d’espoir n’est pas ébranlé, même quand je pense à notre cher enfant1, il me semble que la Providence me dit de bien espérer. Oh chère femme, que je te retrouve si bonne, si tendre avec tes larmes dans les sourcils [sic] ! Toi aussi tu mérites plus que tout autre de ne pas être éprouvée dans tes enfants, qui tiennent de toi surtout cette droiture et ce courage simple que tu leur reconnais ; je n’ai fait que leur donner par moments un petit grain de folie ou d’imagination, et c’est là un petit ingrédient qui n’est pas sans inutilité, sans charme, mais dont il ne faut pas plus user dans la vie que du poivre ou d’épices dans une bonne sauce ! […] Je vais tous les soirs au chapelet et au Salut de notre brave curé. J’y trouve un grand soutien, et demain à 6 heures, je vais communier avant l’exercice. Tout cela me rapproche de vous, de notre garçon et me donne une confiance carabinée dans l’avenir. […] Encore mille baisers, G. Desvallières 1— Richard.

0034

3 septembre1 […] Nous vivons ici dans un calme que vous [ne] devez pas connaître. Nice est presque vide, les blessés n’y sont pas encore arrivés ; seuls les journaux amènent un certain mouvement, mais comme je ne lis guère que les communiqués officiels, la lecture est vivement faite, et je fais mes compliments au gouvernement de son laconisme. Si tu écris aux Rouché*, dis leur comme je comprends leur fille2 […] Que fait Mimi, attend-il encore un peu, comme je lui conseille ? Toujours pas de nouvelles de notre Richard ? Rien d’étonnant à cela, même s’il n’est pas encore dans la fournaise, on se bat partout alentour pour que les correspondances puissent parvenir. Un de mes chasseurs qui revient d’Amiens me dit que la ville est pleine de blessés ; il a vu passer trois trains de prisonniers allemands tout


1914 décharnés et la figure tout inquiète – on leur a peut-être fait croire que nous assommions les prisonniers ! Avez-vous des nouvelles de M. Rupp* ? Écrivez-lui pour lui expliquer mon silence – j’essaierai cependant un de ces jours de lui envoyer un mot. […] G.D. 1— Jour du départ de Marguerite et ses enfants pour Bordeaux. 2— Jacqueline, la fille de Berthe et Jacques Rouché, est infirmière pendant la guerre. ››  RICHARD À SES PARENTS 0035

3 septembre Machinalement, je bourre une pipe et je vais chercher du feu – je n’en trouve pas – et je me couche à l’ombre des chevaux dans le fossé, pendant que notre cuisinier allait près de notre lieutenant voir un gril que venait de trouver un de nos brigadiers À peine cet échange de place avait-il eu lieu, à peine avais-je fermé les yeux, la tête appuyée sur mon casque, que l’obus est arrivé – Quand je me suis relevé, il ne restait plus rien – Seuls, notre pauvre lieutenant qui n’avait pas bougé, le cuisinier, qui devait mourir le lendemain, et deux chevaux tués net. R.D.

››  GEORGE À MARGUERITE 0036

31

4 septembre […] L’idée de vous voir venir près de moi est une faiblesse de ma part, mais si par quelque circonstance imprévue vous veniez à Nice, vous auriez chez mes sœurs un accueil et une hospitalité précieuse. Gardez ce projet dans un coin de votre mémoire pour vous en servir le cas échéant, mais mon conseil absolu est de rester à Seine-Port. Les atrocités dont on parle sont sans doute très exagérées et certainement tout à fait exceptionnelles. Et encore une fois, Dieu est là. […] Pour les catholiques, que leur devoir ne consiste pas qu’à aller à la messe, et préparons par l’exemple un retour à la Foi qui nous ramènera à la victoire. Je vous vois prêchant la bonne cause. Notre cher soldat fait de même dans son régiment. […] J’éclate de confiance et si jamais nous partions au feu, je vous jure bien qu’avant

George Desvallières Correspondance 1914–1918

le combat mes hommes feraient leur prière à genoux avec moi. […] Et Daniel, où en est-il ? J’attendrais encore un peu si j’étais lui. Il va me maudire de lui donner un tel conseil, mais ce n’est qu’un conseil ; qu’il écoute aussi la chère Sabine. […] G. Desvallières 0037

5 septembre1 […] Au milieu de ce calme de la beauté des montagnes, avec la mer si douce, on a peine à croire à toute cette terrible guerre qui ravage l’Europe. J’ai été voir hier mes charmantes sœurs qui m’ont dit combien on trouvait facilement à se loger ici. Elles prient pour vous tous. Quelques blessés sont arrivés hier ; il paraît qu’ils ont tous des blessures légères et ne demandent qu’à guérir pour repartir… Avec de tels sentiments, on ne peut pas être vaincus. Si vous êtes partis, qu’a fait Bon-Papa et le grand Daniel ? […] Une recommandation pour si vous restiez à Seine-Port et si les Allemands y venaient : cachez les armes, le Remington, le fusil rayé, transportez-les à Paris – ce qui serait mieux. Gardez les fusils de chasse si vous voulez, mais les armes de précision pourraient faire mauvais effet. Ils demanderaient sans doute d’ailleurs qu’on remette toutes les armes à la mairie. Il faut songer que nous avons à la maison un vrai arsenal, avec cartouches, baïonnette… C’est inaccoutumé. Si vous restez, il faut se remettre absolument entre les mains de Dieu. À demain, chers amis chéris. Embrassezvous tous en pensant à moi. Un baiser particulier pour Bon-Papa et aux petits anges (braillards, paraît-il ?). N’oubliez pas ce cher M. Rupp* […]. Ditesmoi où en est Maurice […] G. Desvallières. Je crois bien pouvoir vous envoyer 100 fr. par mois. Je touche, si je ne me trompe, 360 fr. par mois. […] Je n’ose pas me démunir de tout à cause de mes hommes, pour la nourriture desquels il est bon que j’aie une somme personnelle de disponible. Chère femme, quel pitoyable comptable tu as épousé ! G.D. 1— Arrivée de Marguerite, Claire et leurs enfants à Bordeaux.


1914 Votre vieux capitaine de père, […] G. Desvallières

››  RICHARD À SES PARENTS 0038

5 septembre1 Mes chers parents, Je ne finirais pas cette lettre si je voulais finir l’histoire commencée il y a une quinzaine de jours. Je vous dirai donc simplement que tout va très bien pour moi car pour notre pauvre France !… Enfin, espérons. J’ai reçu les trois petits paquets que vous m’avez envoyés et le mandat de 10 fr. Je vous embrasse tous bien fort et je vous assure, ne vous tracassez pas pour moi, je suis beaucoup plus heureux que vous – Quant aux risques de la guerre, ils ne sont pas plus nombreux que ceux que l’on court dans le civil car le jour où on doit disparaître, il n’y a qu’à être prêt (pas facile quand on est à la guerre). Avant-hier, le quatrième escadron a fait une jolie fricassée de Uhlans. J’ai reçu une lettre du cher père qui m’a ravi et attendri au possible. R.D.

1— Richard ne reçoit cette lettre et celles de la mi-septembre que le 30 septembre, cf. L. 0090. ››  DANIEL À RICHARD 0040

1— Richard est à Rumont, étant passé, après Saint-Florent, aux Charmontois (feuille de route). ››  GEORGE À MARGUERITE 0039

32

7 septembre […] Je crois que nous allons partir pour remonter vers la danse, je pense. Ce sera un nouveau sujet de soucis pour vous, ma chère Marguerite aimée et chérie, et pour vous, chers grands enfants, et pas pour vous, chers petits anges. […] Mais, voyez-vous, prions et marchons gaiement dans la vie et dans ce combat. Les hommes sont parfaits, braves gens aimant bien leur capitaine. Je demande tous les jours à Dieu qu’il me donne la vision nette de ce que je dois faire pour ne pas mettre ces vies qui me sont confiées dans une mauvaise posture dans le combat. Je viens d’écrire un mot1 à notre cher militaire – le recevra-t-il ? Où est-il ? Je ne me demande pas ce qu’il fait car je sais que cela ne peut être que son devoir. Et notre cher Daniel, comme mes lettres ont dû l’embarrasser ! Quoi qu’il ait fait, il a agi avec courage, qu’il soit resté avec vous, ce qui a dû lui coûter beaucoup, soit qu’il ait revêtu l’uniforme. Ici le temps est superbe, certains mimosas très légers sont en fleurs, la mer est de tous les bleus… Et j’entends en même temps la pétarade des soldats qui s’exercent au tir avant de partir. Au point de vue militaire, ma foi en l’avenir ne baisse pas d’un fil. […]

George Desvallières Correspondance 1914–1918

Bordeaux ! Nous avons fui. 7 septembre Mon cher vieux Richard, Je pars. Ou du moins je vais me présenter au major – que va dire cet animal ? Je m’engagerai au 13e s’il reprend des engagements, et de toute façon dans un des régiments qui fait partie de ton corps. Donc d’ici quelques mois tu me verras peut-être arriver. […] Toute la famille est à Bordeaux et en sûreté, c’est ce qui m’a décidé à remplir mon autre Devoir. À bientôt, mon bon Richard. Claude est parti au 31e à Melun – je l’y retrouverai peut-être. Nous t’embrassons tous, Daniel

››  GEORGE À MARGUERITE 0041

8 septembre […] Voici un grand combat qui se prépare de Meaux à Verdun ! J’ai confiance dans cette bataille. Dieu ne nous abandonnera pas toujours. Et le cher enfant, si vaillant lui aussi, Dieu ne l’abandonnera pas. Beaucoup de troupes de Nice sont parties ces jours-ci, on dit que ce sera bientôt notre tour. Nous souhaitons tous prendre notre part de danger, du commandant au simple soldat, et tout cela gaiement et de bonne humeur. Ce matin, j’ai eu un petit attendrissement indigne d’un capitaine. Un de mes hommes avait manqué à l’appel un jour et une nuit. C’était un bon soldat, jeune encore, à figure réjouie, je n’en parlais pas au commandant car la chose était très grave. Ce matin, donc, le chasseur revient. Je fais un petit discours bien senti en mettant au ban de la compagnie cet homme indiscipliné, jeune homme, et je lui dis d’une voix sèche qu’il a à venir me parler après l’exercice. Voilà donc mon homme qui arrive, je lui dis tout ce qu’on peut dire, et voilà un homme dont les yeux rougissent, sa voix tremble, et il me dit, tout pleurant : « Je ne pouvais plus me passer de voir mes petits. » Il savait bien que c’était très mal, et n’avait jamais vu un jour de punition – c’était vrai, rien sur son livret –,


1914 moi-même je n’avais jamais eu qu’à me louer de lui. Pour un rien, je l’aurais embrassé. Ce sont deux petits enfants, je lui ai demandé si au moins ils les avaient trouvés bien portants : « Eh oui, mon capitaine » et ses yeux se mouillaient de plus en plus. Moi-même je pensais à vous… Enfin je m’en suis tiré comme j’ai pu, comptant sur une conduite qui fasse oublier son moment d’égarement ! […] Allons, du courage, la France sortira relevée de ses épreuves, relevée et victorieuse. Prions avec joie, chère femme si aimée, si courageuse, très grande Sabine et cher et vaillant Daniel, le moment approche où l’on aura peut-être besoin de lui ! Priez, mes petits anges, priez aussi pour tout le monde. […] l’église sonne, je pars au chapelet et au Salut pour prier pour vous tous, pour l’humanité et pour la France. G. Desvallières N’oubliez pas Emma.

à 6 heures du matin pour avoir un train qui nous a conduits à Contras, et nous avons de nouveau changé pour reprendre un train de Paris qui nous a conduits enfin à Bordeaux – où nous sommes arrivés samedi à 7 heures du soir. Nous avons donc voyagé trois jours et deux nuits, et tout s’est passé aussi bien que possible puisque nous avons toujours trouvé un homme pour transporter nos bagages. Malgré cela, nous ne regrettons pas du tout que vous ne soyez pas venus, vous, et surtout Bon-Papa, car vous seriez morts en route ! Jamais je n’ai été aussi fatiguée, j’en ai même été malade en arrivant ; il faut te dire que les trains étaient presque toujours au moins complets […] Enfin les enfants ont supporté cela à merveille, mais je crois que toi et Bon-Papa n’auriez pas pu y résister. Heureusement nous avons trouvé ici des gens charmants2, une maison confortable, enfin tout est parfait […] ! Mille et mille tendresses pour vous tous, ma chère Tante Nina. Nous sommes bien tristes d’être séparés de vous. Sabine

››  SABINE PUIS MARGUERITE À GEORGINA* PALADILHE 0042

33

Mardi 8 septembre Ma chère Tante Nina, Que devenez-vous ? Nous aimerions tant avoir de vos nouvelles. Ce qui nous a coûté et nous coûte encore le plus, c’est d’être séparés de vous ; la seule chose qui nous a un peu consolés, c’est de savoir les Blanchard* à Paris, il me semble que vous serez un peu moins seuls – que dit ce pauvre Bon-Papa ? N’a-t-il pas été trop fatigué du voyage, et surtout la vie dans Paris est-elle praticable ou avez-vous dû tout faire à pied ? […] Nous avons continué dans le même train omnibus1 s’arrêtant presque autant que de Paris à Seine-Port. Restant en panne une heure à Nevers, nous sommes arrivés à Gamat vers 8 heures du matin ; de là, nous sommes repartis deux heures après pour Montluçon, où nous sommes arrivés le soir pour repartir une heure après pour Saint-Sulpice-Saunière, où nous sommes arrivés à minuit ! (Ceci, le plus dur du voyage.) Nous avons dû attendre jusqu’à 2 heures 30 du matin le train venant de Paris qui avait beaucoup de retard, […] sur un quai de gare en plein vent très froid. Nous sommes repartis pour Limoges, mais là, notre correspondance était partie. Il a fallu attendre de 5 heures

George Desvallières Correspondance 1914–1918

Ma chère Georgina, je suis d’une telle tristesse qu’il m’est impossible de vous écrire, mais je vous embrasse ainsi que mon cher Bon-Papa, Paladilhe ; écrivez-nous ; amitiés aux pauvres Blanchard, chassés comme nous. M.D. 1— Récit du voyage de Seine-Port à Bordeaux, 3-5 septembre 1914. 2— Docteur et Madame Capitrel, 71, cours Saint-Louis, Bordeaux. ››  GEORGE À MARGUERITE 0043

9 septembre […] Enfin une lettre de toi. Je prévoyais la cause de ton silence, mais les jours m’ont paru longs cependant, et dire que nous en verrons sans doute bien d’autres. Il faut donc considérer ce petit accroc à notre correspondance comme un petit rien du tout. Surtout, chère femme, ne te tourmente pas d’avoir quitté Seine-Port – tout ce que tu fais est bien fait. Les nouvelles étaient si mauvaises, ces patrouilles arrivant, il y avait de quoi prendre la décision que tu as prise. Dis bien au Dr Capitrel et à sa femme comme je leur suis reconnaissant de vous avoir accueillis ainsi, je ne [le] leur ai


1914 peut-être pas témoigné assez vivement dans mes dépêches de ce matin. […] Qu’a fait mon cher Daniel ? Si la grande bataille1 engagée ces jours-ci est une défaite, je crois qu’il pourra s’engager, je trouverai cela naturel – à moins qu’il ne trouve à rendre service près de vous. Mais ne tourmentez plus ce brave enfant, laissez-le bien libre. […] Je vais écrire à ce cher Bon-Papa auquel je pense sans cesse, loin de ses petites-filles et avec cette guerre terrible autour de lui. Eh bien j’ai foi qu’il en verra la fin victorieuse et que nous nous réunirons encore tous autour de lui. […] Et ma chère grande Sabine, la Sagesse passionnée, que dit-elle ? Que penset-elle de votre départ et des événements, y a-t-il un petit abattement ? Pour ma part, à l’émotion que j’ai reçue des nouvelles satisfaisantes de ce matin sur la bataille engagée, je pense que ma sérénité était un peu touchée. Parmi les raisons qui me font approuver votre départ de Seine-Port, c’est la situation incertaine que la présence d’Emma2 aurait amené avec ses compatriotes s’ils avaient occupé Seine-Port. […] G. Desvallières 1— 6-12 septembre : première bataille de la Marne. 2— Emma, qui aide la famille, est allemande. 0044

10 septembre Un seul mot à la hâte, chère femme aimée, car je tombe de sommeil, je viens de faire quatre heures de cheval pour aller reconnaître une tournée de marche militaire pour mes hommes, samedi. Promenade superbe. […] On parle moins de notre départ. Le général est cependant venu ce matin et a trouvé que notre commandant ne nous faisait pas assez travailler – nous menons en effet une vie de coqs en pâte. Mais au point de vue hygiénique, le résultat est parfait. Cependant, les marches vont être augmentées et c’est pour cela que j’ai fait cette magnifique promenade. […] G. Desvallières ››  GEORGE À DANIEL

0045

34

Carte postale (Saint-Laurent-du-Var) 11 septembre Cher enfant, Je pense beaucoup à toi, me préoccupant de ce que tu as fait et de ce que tu dois faire. Dans

George Desvallières Correspondance 1914–1918

la lettre si affectueuse de Blanchard*, il parle de Claude, qui était à Melun, et l’a quittée pour une destination inconnue quand on a cru cette ville menacée. Tu vois que tu n’aurais pas encore fait le coup de feu. Je t’embrasse de tout mon vieux cœur de papa, G.D. ››  GEORGE À SA SŒUR 0046

Carte postale (Saint-Laurent-du-Var) 11 septembre Ma chère Georgina, Je t’envoie, en qualité de calotin, cette vue d’église où ton vieux non moins calotin de frère vient tous les jours penser à vous et aux vôtres. Embrasse bien Bon-Papa de ma part et ton mari et les enfants. On ne parle plus de départ pour nous. Envoie-moi de temps en temps un mot pour me donner de vos nouvelles. Mille tendresses, ma chère sœur, ayons confiance. Les nouvelles ne sont-elles pas déjà bien meilleures ? G.D.

››  DANIEL À SON PÈRE 0047

11 septembre Mon cher père, Dans ma lettre du 7, je t’ai rajouté une grande quantité de bêtises. Il est vrai que j’étais désespéré. Remontons au fait. En apprenant l’arrivée des Allemands sur Paris, et craignant pour notre chère famille, j’ai trouvé, en bon égoïste que je suis, très prudent de l’expédier (comme le trouvait raisonnable le reste de la famille) à Bordeaux avec cette bonne Claire. Et une fois en sûreté là-bas, je m’engage. Tout se passe ainsi, mais au moment où je veux m’en aller, voilà maman au désespoir et Sabine qui attend toujours une lettre de toi qui n’arrive pas pour me permettre de partir : d’où aigreté [sic] et désespoir. Comment veux-tu que je parte dans ces conditions ? Tu m’avoueras alors que je pouvais me désespérer. C’est du reste ma punition d’égoïste. Car si j’étais resté à Seine-Port, le premier Allemand en vue, je lui cassais le nez. Ce qui eût été stupide, mais qui soulage un peu – et que je ferai certainement si j’en ai l’occasion. Notre chère Sabine [ne] va pas bien pour le moment. Elle est triste et ne parle plus. Je ne


1914 sais ce qu’elle a. Je te dis cela pour que tu lui envoies une petite lettre pour la réconforter. Tu me dis de lui parler. Tout ce qui me pousse à m’engager lui prouve que je dois rester et quand nous nous trouvons d’accord, nous sommes en larmes. Mon cher père, tu sais que je crois qu’il faut que je parte. Si tu crois cela inutile, écrismoi de rester. Tu n’as même pas besoin de me donner une raison. Mais ne me laisse pas plus longtemps espérer inutilement, je me dessèche – Ou encore, donne-moi une date fixe comme le départ de la prochaine classe. Et alors, quoi qu’il arrive, je pars […]. Où es-tu, pauvre cher Richard ? Un mois et demi que j’attends, je pourrais presque le revoir. Enfin je t’embrasse, Daniel, et espère encore. Ne crois-tu pas que, de toute façon, il vaudrait mieux que, au moins, je retourne à Seine-Port ? Au moins je serais utile à Seine-Port. De toute façon, je serais plus utile qu’ici – où je ne sers à rien.

que je faisais aimablement. Il m’a dit aussi que nous partirions sûrement, mais quand ? Il a aussi un fils de 16 ans qui veut naturellement s’engager, mais il trouve que ce n’est pas encore le moment. Pour notre Daniel, il faudra savoir où il pourrait s’engager […]. J’ai fait faire [à mes hommes] ce matin à 3 heures une belle promenade jusqu’à 9 heures un quart. Ils se sont très bien comportés, je leur ai fait apprendre quelques chansons Sidi-Brahim1, la Revanche, etc., […] il y avait beaucoup d’entrain. Demain, pas de messe, hélas, car nous avons tir. J’ai reçu ta première lettre de Bordeaux ce matin ainsi que celle de Sabine, si gentille, si vaillante comme toujours. Oui, tout ce que vous avez fait est bien fait puisque vous l’avez fait, donc pas de remords. Mes bonnes sœurs m’ont donné deux petites médailles pour M.-Madeleine et Monique – je vous les enverrai par la poste. Serrigny m’a dit qu’il avait deux beaux-frères dans la cavalerie à la frontière, et qu’ils n’avaient pas donné ou très peu. Ce serait dans le cas d’une vraie défaite des Allemands, qu’on lâcherait les cavaliers à la poursuite. Mais il est absolument impossible que nous ayons des nouvelles de notre cher Richard2 ces jours-ci. […] G. Desvallières

››  GEORGE À MARGUERITE 0048

35

12 septembre […] Encore une lettre hâtive car j’ai eu ma journée modifiée dans son ordre accoutumé par un très agréable déjeuner à Nice avec ce capitaine de Serrigny, ancien camarade du bataillon d’Amiens et qui se trouve à l’étatmajor de Nice. Les nouvelles de la grande bataille sont bonnes – lui les trouvent excellentes, il considère que c’est une vraie victoire pour nous, je pensais un peu comme lui, mais je craignais un imprévu qui détruise nos premiers jours de succès – il ne croit pas cela possible. Je suis revenu de ce déjeuner enchanté, et il y avait à côté de nous le capitaine Leygues*, de notre bataillon, qui n’est rien d’autre que l’ancien ministre et l’ami de Chauchard ! À Paris, j’aurais été de glace, mais là, en uniforme, et puis tout cela est si loin de notre tournure d’esprit d’aujourd’hui que nous avons causé tranquillement, il a naturellement été très aimable pour moi, me parlant de Bénédite*, qui aimait tout ce que je faisais, etc., etc., et lui aussi, enfin nous avons causé peinture ! Cette pauvre peinture à laquelle je n’ai plus une pensée à donner pour le moment. Ce Serrigny m’a aussi parlé de ce

George Desvallières Correspondance 1914–1918

1— Chœur de l’armée reprenant la victoire de Sidi-Brahim (septembre 1845) contre Abd-El-Kader. 2— Ils en recevront le 14 et le 25 septembre, cf. L. 0053, L. 0054 et L. 0079. 0049

13 septembre […] Me voici donc sous notre petite véranda un peu éventrée par le mistral, me voici à t’écrire, pour ne t’annoncer rien de bien nouveau sur moi, mais pour me réjouir avec vous tous, chers amis, sur notre victoire française1 et sur la reculade (enfin) des Allemands. Oui, c’est bien une victoire et je crois que notre marche en avant va continuer très sûrement. Pour notre part, on nous promet que nous partirons – mais quand ? Un député qui est à l’état-major prétend que ce sera pour le 20 de ce mois ? Mais les députés comptent si peu aujourd’hui et l’on tient si peu compte de ce qu’ils sont que je doute de la sûreté de son « tuyau ». Naturellement, nous nous voyons renforçant les premières lignes puis arrivant


1914 en Allemagne, faisant le siège des forts ou des villes… Si nous sommes vainqueurs, la guerre durera-t-elle ? Je t’ai dit que Serrigny croit que tout pourrait être fini en trois mois, mais je vois que Lord Kitchener* parle de trois ans ! Je ne te cacherai pas, chère femme, que trois mois me conviendraient mieux. Et notre Richard, […] je le vois toujours, le jour de la mobilisation, avec son calot sur la tête, ses cartouchières au ventre, la vareuse un peu déboutonnée et sa bonne figure vaillante et calme, le cher petit n’a sûrement pas changé. Je le recommande tous les jours, comme vous tous, à Jeanne d’Arc pour qu’elle lui conserve en toute occasion cette vaillance et cette bonne humeur avec laquelle on peut tout affronter. Je n’ai pas encore reçu la lettre de Daniel que tu m’annonces. Nos succès pourraient retarder son engagement, mais en soupesant ces jours-ci le sac de mes hommes chargé de cartouches, je crois qu’il ne pourrait en supporter le poids. […] Je comprends toutes les incertitudes, les angoisses par lesquelles doit passer ce cher et brave enfant. Enfin j’attends sa lettre pour lui répondre par un Oui ou un Non très net. Mais je penche pour le Oui ! Comment vont les chers petits anges et ma grande Sabine chérie ? Que je vous aime, mes chers amis, et que je vous trouve parfaits ! Quand Dieu permettra que nous nous réunissions, que d’actions de grâce, nous Lui devrons. Je ne rêve que pèlerinages. D’abord un à la petite chapelle de Varengeville, où j’ai promis à la Vierge de revenir tous ensemble communier. Je crois que je ferai aussi un petit tableau si je sais encore tenir un pinceau. Il y a aussi la chapelle des bonnes sœurs de Nice, à laquelle nous viendrons tous, on passera par Saint-Laurent-du-Var. Tu vois que je ne vois pas l’heure des voyages terminée… […]. G. Desvallières […] Les lettres de Daniel sont d’un enfant qui devient un homme. Qu’il fasse ce qu’il voudra. Mais il faut qu’il s’emploie pour le pays, s’il n’est pas accepté au conseil de révision. 1— 6-12 septembre 1914 : bataille de la Marne, victoire avec Joffre.

36

George Desvallières Correspondance 1914–1918

››  GEORGE À DANIEL 0050

13 septembre Cher enfant, Je ne saurais te dire combien tes lettres m’ont fait plaisir. Elles sont parfaites, tes lettres, ton cerveau a fait un pas énorme. Tu n’as rien d’énervé, ce sont les lettres d’un homme. Et tu peux faire ce que tu veux maintenant, ce que tu décideras sera bien. Il faut cependant que tu saches que, parmi les lettres que vous n’avez pas reçues, je te disais que je croyais le moment venu de t’engager. Ne me maudis donc pas trop. Ne crois pas non plus que tout soit fini parce que nous venons de remporter une victoire. Il y aura encore des coups à donner, ton vieux père espère bien aussi un peu pour lui. Reprends donc courage, cher enfant. Présente-toi au conseil de révision. Je dis à ta mère que je crains que le sac soit un peu lourd pour toi, mais si tes épaules se sont aussi fortifiées que ta cervelle dans ces quelques semaines d’épreuve que Dieu nous a envoyées, je crois que le sac même, tu le porteras comme une plume. Sinon, comme tu le dis très bien, que la volonté divine soit faite. Dis-toi aussi cher enfant que tu as été utile à ta mère pour le voyage. Si on te refuse au conseil de révision, cherche autre chose – ambulance, cycliste, proposetoi aux autorités. Tu as un brave cœur, je le savais, tu deviens une bonne tête. Je t’embrasse – heureux et fier de tes lettres, G.D.

››  DANIEL À RICHARD

0051

Carte postale (fête de Jeanne d’Arc dans la chapelle du Bas-Meudon) 13 septembre Mon cher Richard, Je t’envoie cette carte qui m’a été donnée par notre bon vieux curé de Notre-Dame-desVictoires. Elle te portera bonheur. Quant à moi, toutes les fois que je me réjouis de partir – papa me dit d’attendre, maman ne veut pas, Sabine s’y oppose. Mais nous n’avons plus de nouvelles de toi depuis longtemps. Que deviens-tu ? J’espère néanmoins te revoir avant la fin de la guerre, si je pouvais partir. Je t’embrasse, Daniel


1914 manches. » Et le voilà qui se démène, courant, galopant pour rendre le service voulu dans la précipitation de ce départ. C’était une scène de comédie. Sa figure était détendue, ses yeux brillaient de joie. « Au moins, lui ai-je dit, vous me rendrez cette justice que je-vous ai deviné dès les premiers jours. » Mais je n’en reste pas moins aplati. Mon lieutenant Darras, qui est enchanté de partir, ne pouvait pas s’empêcher d’avoir la larme à l’œil en pensant que nous allions nous séparer. Enfin tout ce que fait Dieu est bien fait, je crois que je ne peux rendre de service en campagne, mes notes semblent le dire, je l’ai répété au commandant ce matin et on me fait rester, c’est que je dois rester. Restons. C’est la revanche de ce pauvre et cher Daniel me reprochant de l’avoir jusqu’ici empêché de partir. Je passe par ces découragements en me croyant inutile ici. Tous les capitaines, d’ailleurs, pensent comme moi. Nous sommes navrés. D’autre part, au point de vue militaire, pour la ligne de feu, je crois que l’on a raison de la renforcer avec des éléments solides, mais qui seront encadrés par ceux qui y sont déjà, plutôt que d’y envoyer un corps complet et qui n’aurait pas encore combattu. Mais c’est pénible pour ceux qui restent. Mille baisers, chère femme et chers enfants. G.D.

››  GEORGE À MARGUERITE 0052

37

Lundi 14 septembre Chère femme aimée et chers enfants, Voici donc enfin la grande victoire obtenue, ma confiance dans cet événement égale celle que j’ai de revoir notre cher enfant – mais de ce côté, je crois que nous devons rester encore quelque temps sans nouvelles, la poursuite qu’il fait de l’ennemi doit le mener bien loin des boîtes aux lettres fonctionnant. Pour ma part, je suis un peu démonté à propos de ma compagnie. En même temps que notre commandant nous réunissait pour fêter notre victoire, il nous annonçait que, par dépêche, on lui demandait de désigner par compagnie 83 hommes et un officier pour renforcer la ligne de combat. Tu ne te figures pas la tristesse et le découragement que l’on éprouve à voir démembrer ainsi une compagnie que l’on commençait à connaître, dont les hommes avaient confiance en vous. Tout notre effort va être à recommencer avec de nouveaux hommes, et voilà aussi que c’est mon meilleur officier qui s’en va – j’ai dû le désigner. J’en aurais pleuré, ce matin. J’avais bien demandé à partir moi-même mais hélas, c’est un lieutenant qu’il fallait. En sorte que je suis démonté. On dit bien que nous partirons toujours bientôt, mais tous ces hommes que je connaissais si bien, il va falloir en avoir 83 de nouveaux – il me semble qu’ils seront moins bons. Il y avait des gaillards que j’avais si bien devinés. Figure-toi qu’il y avait une espèce d’être jaunâtre noir très nerveux qui bougonnait à toute occasion, se plaignant de maux de gorge, de douleurs de poitrine, etc. Il s’était même fait porter pour la révision, ces jours-ci. Je le prenais à la blague, je me fichais de lui, alors il me répondait : « Mon capitaine, vous voulez ma mort. – Mais non, vous êtes fort comme un Turc, vous êtes plus solide, je crois. » À la dernière marche, il traînait les pattes, geignant. Aujourd’hui on demande des volontaires, et voilà mon homme qui se présente : « À la bonne heure, Michel, je vous retrouve, c’est très bien cela. – Eh bien, je vous dirais, mon capitaine, que je vais en effet très bien, tout ce que je vous ai dit c’étaient des histoires, mais voyez-vous, l’exercice, ça me dégoûte, et les marches, mais s’il s’agit d’aller au feu, c’est une autre paire de

George Desvallières Correspondance 1914–1918

››  RICHARD À SES PARENTS 0053

14 septembre Mes chers parents, Je viens d’apprendre par les réservistes qui viennent d’arriver que, vous aussi, vous avez entendu le canon. Par quel moment avez-vous dû passer ! Cela a dû être horrible. Enfin, tout danger est maintenant conjuré et je crois que cela n’est plus qu’une affaire de temps. Des sapeurs viennent de m’apprendre qu’on leur a joué cette nuit un sale tour. Étant campés dans une grande plaine bien plate, nous avons fait sauter le canal qui longe cette plaine ; par la suite, les boches se sont réveillés avec de l’eau jusqu’aux genoux et dans l’impossibilité la plus complète d’emmener leur matériel. Nous avons un temps affreux et quand je pense aux bouts de flanelle qui sont dans mon bissac, prêts à me couvrir de leurs bienfaits, je m’attendris et mon échine s’assouplit.


1914 Décidément, « je tombe au pied de ce sexe à qui je dois ma mère1 ». Je vous embrasse tous de tout mon cœur. R.D. Mon nouvel officier est M. d’Harcourt, souslieutenant sortant de Saint-Cyr et ami de Jean des Vallières*.

Saint-Laurent qu’ailleurs, il y a là encore une consolation. […] La défaite des Allemands est maintenant certaine, il pourra y avoir des hauts et des bas, mais toujours en les ramenant chez eux. […] Prions Dieu pour notre cher garçon, prions avec confiance. Demandons à Jeanne d’Arc la vaillance et la bonne humeur, et marchons la tête droite vers l’avenir. […] G.D.

1— Citation du poème de Gabriel* Legouvé, Le Mérite des femmes (1801), cf. G.D. et la G.G., p. 11. ››  RICHARD À SON PÈRE 0054

14 septembre1 Mon cher père aimé, Je viens d’écrire à Seine-Port, où ils ont dû passer par de durs moments. Enfin l’ouverture de la chasse dans les environs de Meaux a été bonne et le tableau satisfaisant. De notre côté, je crois que nous avons bien travaillé – aussi malgré nos satanés bandits du Midi qui volent et foutent le camp au premier 105 qui tombe. Ces gens désolés, avec leurs figures décontractées par le rire, sont inénarrables. Quand on interroge un blessé, il est toujours le seul survivant même s’il est entouré de camarades, et vous entendez des régiments assurer qu’ils n’étaient qu’une section contre le corps d’armée prussien. Heureusement que nous avons tenu malgré eux et que l’aile droite allemande est en pleine déroute. Je t’embrasse de tout mon cœur, et que Dieu nous réunisse le plus tôt possible. Richard 1— Lettre recopiée par George à Marguerite, le 21 septembre, cf. L. 0071.

››  GEORGE À MARGUERITE 0055

38

Mardi 15 septembre Chère femme aimée, Ce n’est pas une raison parce que j’ai écrit ce matin à nos deux grands de Bordeaux pour que je ne vienne pas t’embrasser et te dire un mot. Je n’ai d’ailleurs pas eu le temps de dire à Daniel et à Sabine que c’est ce matin à 3 heures que j’ai fait mes adieux à mes chasseurs. Adieux très touchants, très affectueux, j’en ai embrassé deux autres et j’ai serré la main à tous. Mais tout le monde partait vaillamment. Ma rentrée chez moi à été un peu mélancolique, et me voilà remis d’aplomb. Et puis tu aimes peut-être mieux me voir à

George Desvallières Correspondance 1914–1918

››  GEORGE À SABINE ET DANIEL 0056

15 septembre Mes chers enfants, Je crois que la famille G. Desvallières est en train de recevoir de la Providence une leçon d’humilité. Tout ce que nous faisions était très bien, vaillance de notre cher absent, dévouement de la grande Sabine pour ses jeunes filles1, courage de mon pauvre Mimi voulant partir à toute force et même votre vieux père, ayant une compagnie dont tous les hommes l’aimaient et lui étaient dévoués. Espoir de ce vieux capitaine de carton de pouvoir un jour faire le faraud au feu devant ses chasseurs épatés ! Eh bien voilà tout ce château en Espagne bien lézardé. On me prend 83 hommes, mon meilleur lieutenant qui était devenu un ami, Darras – ils vont à la ligne de combat, les animaux, et moi, parce que je suis capitaine, je dois rester à Saint-Laurent-duVar d’où l’on viendra peut-être me prendre par paquets tous mes hommes au fur et à mesure que je les aurais instruits alors que je commencerai à m’y attacher, et le vieux galonné restera à voir couler le Var. J’en aurais pleuré quand la nouvelle m’est venue – je ne sais pas si je n’en ai pas vraiment pleuré. Et je reste pour la première fois tout désorienté, c’est la seule tristesse à laquelle je n’ai pas pensé parmi toutes les éventualités que j’ai envisagées. Mais on va se serrer les reins et tâcher de se réintéresser aux nouveaux venus et considérer l’avenir sous un nouvel angle. Eh bien est-ce que ce n’est pas la même chose qui vous arrive, mes chers enfants, Sabine avec son sentiment qui la gêne d’avoir quitté Seine-Port et Daniel, avec son regret d’être à Bordeaux ? Et tout cela tombe juste au moment de notre belle et grande victoire comme pour nous montrer que ce serait trop beau si nous qui n’avons jamais douté de la


1914 France, par-dessus le marché, nous pouvions prendre notre part de gloire dans de tels moments. […] Je demande que Mimi trouve un emploi dans les ambulances ou ailleurs, s’il ne s’engageait pas. Il faut maintenant qu’il rende service à son pays pour lui-même, c’est nécessaire. Maintenant […] je ne sais pas si je ne retournerais pas tous en chœur à SeinePort. Daniel pourrait s’engager à Melun ou faire partie des ambulances dans le pays même. Je sais bien que le voyage est terrible, mais il va sans doute devenir plus simple […] Mille tendres baisers. G.D.

conséquences, quoique Dieu, dans sa bonté, semble le permettre ; je n’en trouve cela pas moins une sorte de lâcheté. D.D. ››  GEORGE À MARGUERITE 0058

1— Atelier de broderie d’art organisé par Sabine pour les jeunes filles de Seine-Port. Cf. G.D. et la G.G, p. 24, 28 et 31. ››  DANIEL À SABINE 0057

39

15 septembre Ma chère sœur, Notre cher père nous a à plusieurs reprises demandé de nous parler – les essais furent infructueux, il est donc plus simple de nous écrire. Maintenant, tu es libre de ne pas me répondre. Maintenant, voilà le fait. Je crois qu’il faut que j’essaie de partir – toi tu crois cela inutile. À mon âge, je dois faire quelque chose pour ma patrie. J’ai été élevé dans cette idée – tu le crois aussi. Ici, je ne sers à rien. Je n’ai donc pas l’équivalent de ceux qui se font tuer pour nous, pour moi. Je ne peux pas remplacer le sang que je dois peut-être verser un jour pour notre chère France. Puisque Dieu m’a accordé des forces et un âge suffisant pour espérer payer un jour ma dette à nos Pères qui sont morts pour former notre patrie, à nos frères qui meurent pour le moment pour la conserver entière, pour la refaire, je dois, moi, faire mon possible pour aider le plus que je puis. Et n’aie crainte, si Dieu ne veut me donner ces grâces, crois-moi, ma chère sœur, et ne te désespère pas, il me conservera à vous, non pas pour moi, hélas ! il y a longtemps que je ne le mérite plus, mais pour vous qui souffrez. Si vraiment il me juge utile ici, il m’y retiendra. Du reste, il est révoltant que nous soyons sauvés par le sang des nègres, des Russes et des Anglais. Qui a péché ? Nous, notre peuple, ce n’est donc pas aux autres à en subir les

George Desvallières Correspondance 1914–1918

0059

16 septembre […] Je crois réellement que ce pauvre Mimi doit ou s’engager ou se rendre utile. S’il s’engage à Melun, ce qui me paraît très bien, vous auriez au moins l’occasion de le voir, les premiers temps. Et si on ne le prend pas au conseil de révision, il trouvera certainement à s’employer. Sabine de même, avec ses petites filles ou dans une ambulance, mais tout cela serait près de toi, chère femme. Les deux lettres de tes deux enfants ont fait voir qu’ils souffraient de ne pas faire quelque chose pour le pays, eh bien pour des enfants comme les nôtres, cette souffrance peut devenir maladie. Toi, chère Marguerite aimée, tu auras les petites, et avec Emma et Sabine qui ne sera cependant pas tout à fait absente, tu t’en tireras très bien. Mais ce que je dis là est très sérieux. C’est toi qui vas être le sacrifice, dans un sens, comme toujours, mais comme nous t’en aimons davantage si c’est possible. Je viens de recevoir une lettre de Fr. Jourdain*, très bonhomme, et se retournant avec fureur sur les Allemands dont pas un artiste, pas un savant, pas un intellectuel ne s’est élevé contre les cruautés de leurs soldats… Il a raison, et les intellectuels de la France qui ont été parfois bien embêtants n’ont pas à se reprocher une telle conduite. Où en est cette pauvre Emma ? C’est un peu pour elle aussi et pour les Capitrel que je vous conseille le retour, et surtout pour vousmêmes et ce cher Bon-Papa. […] G. Desvallières 16 septembre […] La journée fut assez triste pour moi – mon lieutenant Darras vient de partir pour Grasse, d’où il file sur la frontière. Accolade, bon au revoir, c’est un peu pénible de se quitter et de rester. On nous prend encore 50 hommes, ils vont être remplacés par de nouveaux, cela est un peu démontant ! Mais comme je te le disais, c’est un devoir comme un autre, et je crains bien que j’aie de la peine à partir


1914 moi-même, étant capitaine. Je me crois peutêtre plus jeune que je ne suis et il vaut peutêtre mieux que je reste ici. Je reçois la bonne lettre de Sabine, toujours vaillante et ardente, son désir d’écrire aux journaux à propos du grand et saint Pie X me rappelle Pépère1 qui passait des nuits blanches à écrire à Bismarck ou à convaincre quelque adversaire politique. Je vous ai télégraphié hier pour vous conseiller de retourner à Seine-Port, craignant que vous ayez des difficultés à Bordeaux avec Emma, les Capitrel et Claire. Ta dépêche, chère femme, disant : « Rêvons retour », m’a fait penser que tu avais la même idée que moi. J’étais aussi heureux à la pensée que vous pourriez revoir Bon-Papa et les gens de Seine-Port. […] Avez-vous des nouvelles de Maurice ? J’ai reçu un mot toujours charmant de M. Rupp*, il datait de sept jours, malheureusement. J’écris à notre Richard sur ces nouvelles cartes2 pour militaires qui viennent de faire leur apparition à Saint-Laurent. Les nouvelles sont toujours excellentes, voici cependant un nouveau combat engagé, combat sérieux. Si nous sommes encore vainqueurs, comme je l’espère bien, ce devrait être bien grave pour nos ennemis. Le gouvernement, d’ailleurs, ne nous cache pas que, même vainqueurs, il y aura encore beaucoup à faire. À moins que les Allemands, en gens pratiques, acceptent toutes nos conditions, même très pénibles, en crainte d’être tout à fait annihilés si la guerre continuait, désastreuse pour eux. […] G.D. 1— Son grand-père, Ernest* Legouvé. 2— Cartes postales en franchise, ornées de drapeaux, réservées à la correspondance entre militaires. ››  SABINE PUIS MARGUERITE À GEORGINA 0060

40

Mercredi 16 septembre Ma chère Tante Nina, […] Les nouvelles politiques sont merveilleuses ces jours-ci ; cela donne du courage et on renaît à la vie – pourvu que cela dure. Nous n’avons qu’un désir, c’est d’aller vous retrouver ! Ne soyez donc pas étonnés si d’ici huit jours vous nous voyez rentrer. Claire a déjà écrit à son mari pour avoir les billets. Cela dépendra du reste des événements, mais si tout va bien, nous ne serons pas longs à

George Desvallières Correspondance 1914–1918

rappliquer. Je comprends ce pauvre Jean1, car nous avons ici Daniel qui a toujours un tel désir de s’engager, et je dois dire qu’il m’a donné des raisons pas folles du tout, ce qui m’a étonné de sa part, de sorte que nous en arrivons à être ébranlés et à le remettre entre les mains de Dieu, qui saura nous le laisser si son devoir n’est pas de partir. En attendant, nous allons tâcher, s’il y a lieu, de nous occuper des blessés. On nous a dit qu’on manquait de femmes ici. J’ai reçu hier une lettre des plus intéressantes de ma petite ouvrière Aminthe. Il paraît qu’après notre départ, pendant plusieurs jours Seine-Port a été sillonné de voitures, chariots, bestiaux, populations, etc., qui évacuaient leurs villages des environs de Meaux – hommes et bêtes étaient éreintés et tombaient le long du chemin. Un fermier affolé avait dû lâcher dans la campagne une très grande quantité de bœufs. Enfin c’était sinistre et les gens disaient qu’ils n’avaient jamais vu une chose pareille. Le dimanche ils ont entendu le canon toute la journée. Quelques jours après, on a fait dire dans la commune qu’un train de blessés devait stationner deux heures à Ponthierry et qu’on demandait aux personnes pouvant le faire d’aller porter du lait et du bouillon. Aminthe y a été et a vu tous nos pauvres soldats non pansés ! Un pauvre Sénégalais avec quatre balles dans la poitrine se mourait à côté d’un Allemand qui, très bon, lui versait dans la bouche du jus de raisin – cette charité de la part d’un barbare a beaucoup étonné. M. le curé et M. Arondel y étaient naturellement et ont pansé, paraît-il, ces pauvres hommes ; ce récit nous a fendu l’âme en nous faisant sentir les horreurs de la guerre – le plus affreux est de penser que notre pauvre Richard se trouve peut-être dans cet état. Tu me disais qu’il vaut mieux ne pas y penser et c’est vrai, mais tous ces malheureux, même inconnus, vous font pitié et on aimerait faire quelque chose pour eux. Ce récit a redoublé mes regrets d’avoir quitté Seine-Port car nous aurions peutêtre pu apporter plus de choses à ces blessés que tous les pauvres gens de Seine-Port ou autre pays qui n’ont qu’à peine de quoi vivre eux-mêmes. La dépêche d’hier nous a fait grand plaisir ; les nouvelles étaient ainsi plus récentes ; j’ai été hier à 5 heures assister aux


1914 prières publiques qui ont lieu tous les jours à cette heure-là et il y avait vraiment pas mal de monde. As-tu le compte-rendu d’une cérémonie à N.-D. de Paris, qui a dû être magnifique – tu y étais peut-être ? Nous n’avons toujours rien de ce cher Richard. Mille tendres baisers de nous tous, ma chère Tante Nina, pour la colonie de la rue Saint-Marc. Sabine

Mais pour l’amour du ciel, dis-moi une fois un bon Oui. Notre chère mère ne comprend pas, ou plutôt ne veut pas comprendre ce que je ressens. Mais ne me dis plus d’attendre, car je ne pourrai pas. Si la guerre dure trois ans, si je suis prêt et si je suis au 13e quand j’aurai fini mes classes, je ferai tout ce que je pourrai pour passer au dépôt de l’actif de façon à filer au feu quand il manquera d’hommes. Du reste, à la grâce de Dieu. Enfin mon cher père, j’attends le oui pour la forme, que j’ai déjà moralement. Maintenant, si j’étais refusé, j’aime mieux ne pas y penser. Ce qui m’a empêché de me préoccuper de cela, c’est que je crois tous les jours recevoir la lettre où tu me diras « Pars ». Je t’aime encore plus si c’est possible et t’embrasse une fois de plus pour la joie que tu m’as procurée ce matin. Daniel

Merci, ma chère Georgina, de vos charmantes et si bonnes lettres. Croyez qu’en effet vous faites bien partie du « courageux peuple de Paris » et que vous méritez d’en être félicités, vous surtout qui peut-être dirigez le mouvement. Je vous embrasse tous trois bien tendrement et tristement, Mar. Les petites sont grandies et pâlies mais un peu moins criardes ; elles pensent à Bon-Papa ! 1— Jean* Paladilhe. ››  GEORGE À MARGUERITE 0061

17 septembre […] Mon départ s’éloigne de plus en plus et je crains bien de rester à Saint-Laurent encore un bon moment, nous sommes destinés à suivre, à être derrière ! […] J’ai vu Marsal*, qui me parle de refaire de petites manœuvres ensemble, ce qui m’intéresse et m’instruit beaucoup, tout cela me remonte. […] Je te remercie de la petite note sur le Pensionnat Legouvé, j’écris un mot à la directrice en lui demandant de remettre une petite somme aux blessés en souvenir de Pépère. Je t’enverrai le mot pour que tu voies s’il faut l’envoyer. Je ne t’écris que cela aujourd’hui car l’église sonne et je ne veux pas manquer le chapelet ! […] G. Desvallières

››  DANIEL À SON PÈRE 0062

41

Jeudi 17 septembre Lettre suit Mon très cher père, Que de joie m’as-tu remis en moi, me disant « presque oui ». Je partirai avec la classe 1915. Et je tacherai de choisir les dragons de Melun. Comme me disait notre cher Richard. Puisqu’il faut faire ses classes, faisons-les dans la cavalerie, qui nous intéresse, [plutôt] que dans l’infanterie, où le sac est fort lourd.

George Desvallières Correspondance 1914–1918

0063

17 septembre Mon excessivement cher père, Je n’y puis tenir, mon cœur craque de joie et d’espérance : je viens de recevoir ta cartelettre1 Oh mon cher père, comment te remercier ? Je l’ai reçue en revenant d’un charmant séjour où j’avais été avec cette chère Sabine. Ah ! si je ne pensais pas à ceux qui restent ici, je serais encore plus heureux si c’était possible. Quant à toi, aimer davantage est infaisable, du reste, tu m’as compris dans mon engagement, tu me comprendras dans ma joie, j’en suis sûr. Tu sens combien j’ai envie, j’ai envie de t’embrasser, très cher père. Il n’y a que cela qui corresponde à ma pensée. Je te serre sur mon cœur dans trois sentiments qui ne se rencontrent pas assez souvent avec la même ardeur. L’amour, la joie, merci. C’est confus ! à quoi bon parler – Fiat dans la joie comme dans le malheur – Gloire au Père qui l’a permis. Maintenant, pour revenir aux choses terrestres – je crois être dans le vrai en suivant une des dernières phrases que ce cher Richard m’a dite : « Puisque classes il faut, faisons-les dans la cavalerie, qui nous intéresse, et non dans l’infanterie, que je ne choisirai qu’au dernier moment. » Je crois donc bien faire en m’engageant au 13e2. Je serai près de toute ma famille, de toi moralement, de Richard dans l’espérance. Car si la guerre dure six mois, dans trois, j’aurai



Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.