Gaston SUISSE. Splendeur du Laque Art Déco (extrait)

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GASTON SUISSE 1896-1988 SPLENDEUR DU LAQUE ART DÉCO


© Somogy éditions d’art, Paris, 2013 © Dominique SUISSE, Paris, 2013 www.gastonsuisse.com Ouvrage réalisé sous la direction de Somogy éditions d’art Coordination éditoriale Marie Caillaud et Camille Aguignier Conception graphique Stéphane Cohen et Cathy Piens/Pays Contribution éditoriale Renaud Bezombes Fabrication Michel Brousset, Béatrice Bourgerie et Mélanie Le Gros ISBN 978-2-7572-0636-2 Dépôt légal : octobre 2013 Imprimé en Italie (Union européenne)


GASTON SUISSE 1896-1988

SPLENDEUR DU LAQUE ART DÉCO

par EMMANUEL BRÉON


Gaston Suisse Š studio Harcourt, archives familiales.


SOMMAIRE

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PRÉFACE DE FÉLIX MARCILHAC

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INTRODUCTION D’EMMANUEL BRÉON

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AUX SOURCES VIVES D’UNE JEUNESSE INSPIRÉE

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À L’ATELIER D’UN MAÎTRE DE LA LAQUE De la qualité de la laque Du choix du support et de l’entoilage De la coloration et du ton des laques De l’art d’appliquer la laque Le décor ou la noblesse du métier

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LE BESTIAIRE PERSONNEL DE GASTON SUISSE

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LE CRÉATEUR DE MEUBLES ET D’OBJETS

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À LA RECHERCHE DE LA MODERNITÉ

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LES GRANDS DÉCORS L’Expostion des arts décoratifs L’Exposition coloniale L’Exposition internationale des arts et techniques Anatomie d’un décor

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BIOGRAPHIE PAR DOMINIQUE SUISSE À l’école du japonisme L’expérience de la guerre, d’Ypres à Salonique L’aventure de l’Art déco Histoire d’une rencontre



PRÉFACE

Voilà un homme qui a participé aux grands mouvements de rénovation des Arts décoratifs français du XXe siècle et qui, à l’égal des plus grands, a exposé en tant que peintre, laqueur et artiste décorateur dans la plupart des manifestations artistiques de cette période sans que les critiques d’art ne l’aient véritablement consacré à sa juste valeur. Bien qu’entreprenant de caractère, son tempérament effacé et sa modestie profonde ne l’avaient guère préparé à cette rude compétition qui rend les destins artistiques hasardeux et les carrières incertaines. C’est pourquoi, conscient de son originalité et de ses qualités propres, il mena une carrière discrète tout en élaborant une œuvre prolifique qu’il proposa régulièrement aux amateurs, tant en France qu’à l’étranger, dans les Salons artistiques annuels, dans de nombreuses galeries, et dans les expositions internationales comme celles de 1925 et de 1937. Depuis plusieurs années le marché de l’art le célèbre enfin à sa juste valeur aussi bien par des présentations dans des musées que par des expositions dans des galeries spécialisées tandis que les résultats obtenus en ventes publiques atteignent dorénavant des prix exceptionnels. Son œuvre de laqueur est très importante et se compte par milliers de dessins et de laques, son œuvre de créateur de mobilier laqué pour être moins prolifique n’en est pas moins, elle aussi, importante et ses laques comptent parmi les plus représentatifs de son époque. Se consacrant avec passion à représenter la gente animale, qu’il s’agisse d’oiseaux, de reptiles, de félins, de mammifères ou de poissons, la figure humaine n’est pas pour autant absente de ses compositions. Là ou d’autres stylisaient en simplifiant les traits et les couleurs pour les rendre plus attractifs sur des fonds isolés de leurs contextes en figeant les attitudes au prétexte de représenter de façon plus spécifique, lui traduisait chaque représentation le plus exactement possible en les situant dans leurs environnements naturels. Tel cobra enroulé sur lui-même se dresse avec vigueur et agressivité parmi les herbes hautes de la savane ou sur fond de cactées, tel félin se glisse silencieusement parmi une végétation luxuriante, tel rapace plane furtivement au-dessus des montagnes, tel macaque s’amuse des réactions qu’il suscite, tel poisson, tel oiseaux, s’inscrivant dans des fonds marins ou dans des ciels éclatants. Ce sont ces détails originaux qui soulignent le réalisme de ses compositions. Tous ses sujets sont pris sur le vif, au zoo de Vincennes ou au Jardin des Plantes aussi bien que sur les quais, au marché aux oiseaux, ou dans son propre atelier dans lequel il lui arrivait d’apprivoiser certains de ses modèles, tels « Solange », un singe femelle aux facéties gracieuses, ou ces jeunes fennecs furtifs comme des chats mais attentifs aux moindres mou9


vements. Leur infinie variété relève d’une nomenclature que peu d’amateurs arrivent à identifier spontanément. Oiseaux et rapaces de nos campagnes, mammifères de nos fermes ou de nos bois, poissons et batraciens de nos rivières, animaux sauvages de nos forêts sont vite reconnus mais que dire des cercopithèques, des percnoptères, des anhingas et autres colins de Virginie, ignicolores, garrulax, touracos ou sarigues et pluvians pour n’en citer que quelques-uns qu’il reproduit dans son fabuleux bestiaire. Remettant à l’honneur des espèces inconnues ou rarement représentées, il se plaît à multiplier les détails des plumages ou des écailles sinon des fourrures et des poils pour les différencier les uns des autres. Utilisant le crayon à la mine de plomb, le fusain, la plume ou le pinceau à l’encre de Chine ou à la sépia aussi bien que le pastel gras ou la gouache quand ce n’est pas la peinture à l’huile, sa touche est toujours nette et précise, posée en aplats sur des papiers à dessin Canson, le rendu des détails en étant parfait. S’attaquant à la gravure, tel un orfèvre il découpe les formes de ses modèles et en cisèle les particularités sur feuilles de Texon ou panneaux de laque de Chine, il n’hésite pas à utiliser des poudres métalliques, d’or et d’argent mais aussi des feuilles de cuivre ou d’aluminium dont il patine soigneusement les effets de matière. Particulièrement recherché pour ses pièces de mobilier laquées, qu’il s’agisse de tables basses, de tables gigognes, de consoles ou de meubles d’appuis à motifs géométriques, ses panneaux en laque gravée à motifs animaliers et hauts en couleur s’harmonisent tout aussi bien dans des ensembles de style que dans des décors modernes des appartement contemporains. Certains paravents aux décors animaliers flamboyants sont d’autant plus précieux qu’ils sont rares tandis que d’autres, représentant des gratte-ciel, articulent leurs feuilles dans une transposition architecturale impressionnante. C’est tout cela que ce livre révèle à l’admiration des amateurs. Félix Marcilhac

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INTRODUCTION

Gaston Suisse, un artiste majeur de l’Art déco Pour Gisèle Suisse, en souvenir d’une grande dame

En 1932, alors que la crise financière américaine de 1929 se faisait déjà sentir en France, Paul Iribe, l’auteur de la célèbre rose Art déco qui porte son nom, s’exprimait ainsi : « Les industries françaises du luxe sont en péril de mort. Nous sommes tombés dans le piège que nous tendait le monde : la machine, qui ne peut être qu’un moyen, nous l’avons prise pour un but. Nous avons confondu l’engrenage avec la main et le courant avec l’esprit. Sous le prétexte primaire de “machinisme universel” nous avons, pour la première fois dans notre histoire française, subi au lieu d’imposer ; car, lorsque le génie français, par un caprice fécond, s’est inspiré d’un art étranger – italien, chinois, grec –, il l’a toujours assimilé en lui imprimant puissamment sa marque. Qui donc oserait prétendre que nous avons, pendant dix ans, copié servilement ? » Paul Iribe parlait ainsi de la décennie glorieuse, celle de l’Art déco, durant laquelle les plus grands artistes, tel Gaston Suisse, s’étaient exprimés avec tant d’esprit et d’invention. Mais ce génial créateur sentait venir l’inévitable renoncement, la standardisation prônée par les adeptes d’un courant puriste, ennemis des belles matières comme la laque et adversaires forcenés du décor au point de le dénoncer comme un crime. Dans cette Défense du luxe qu’il avait fait publier à ses frais1, Paul Iribe continuait ainsi : « Nous avons copié le building en forteresse, le meuble en cercueil, le boudoir en tube, le bijou en bois. Avions-nous le droit de prostituer en série la plus noble marque du monde, la “marque France” ? Avions-nous le droit de blesser ainsi, mortellement peut-être, la seule industrie qui soit vraiment française et que rien de mécanique ne peut remplacer : l’industrie du luxe, c’est-à-dire de l’exception ? Mais nous avons parlé d’évolution nécessaire, et nous avons parlé d’internationalisme. Ces mots étaient moins durs, pour ce qui nous restait d’amour-propre, que celui de reniement. Nous avions tout renié de ce qui était nôtre, de ce qui faisait – non 13


pas seulement notre force artistique, qu’importe ! mais notre force commerciale. Au moment où la machine, épuisée d’avoir fabriqué dix milliardaires et trente millions de chômeurs, s’arrête, quoi de moins surprenant que notre stupeur désemparée. Mais vous défendrez le luxe avec fierté. Vous défendrez, comme un drapeau, ces industries suprêmes : architecture française, Art décoratif français, soie, tissu, tapis français, mode, bijou, parfum français, qui sont notre gloire et notre richesse.Vous opposerez la pierre française au logement au mètre cube ; vous opposerez la soie française au drap national ; vous opposerez l’ouvrier français à l’esclave… Et vous montrerez au monde, qui, alors, vous acclamera, les limites que la “standardisation” ne doit pas franchir, les frontières au-delà desquelles, artistes, ouvriers, hommes libres, nous nous tenons. » Au-delà d’un « cocorico » bien français et d’un langage d’un autre temps qui fera peutêtre sourire, ces propos révèlent bien l’état d’esprit de la période Art déco, dernière époque d’une exigence de qualité, de la tentative du maintien et de la sauvegarde d’un savoir-faire2. On ne sait pas si Gaston Suisse a pu lire ce manifeste mais nul doute qu’il en aurait fait son miel, lui qui avait « assimilé » l’art du laque, pour reprendre les mots de Paul Iribe, en lui imprimant, d’une élégance souveraine et avec habileté, sa marque personnelle. Sûr de son métier, de sa main et de son talent, Gaston Suisse a porté, en effet, au plus haut l’art du laque Art déco. Refusant les compromissions d’une production en nombre qui l’aurait sans doute enrichi, il maintint en permanence la qualité d’un travail soigné et artisanal qu’il avait appris, en presque autodidacte, s’immergeant dans la fabuleuse bibliothèque familiale créée par son père, Georges Suisse, l’ami de Samuel Bing. Les écoles qui le formèrent eurent le bon goût de ne pas le décourager et de dénaturer ses dons et son originalité première. Cet art du laque qu’il avait fait sien et dont il avait percé tous les mystères, a été le compagnon indocile et exigeant de toute une vie. Il a su en dominer toutes les difficultés pour atteindre à une virtuosité hors du commun. Maître incontestable de l’observation de la faune ou de la flore mais maître également d’une stylisation moderniste, Gaston Suisse entre au panthéon des artistes français de l’Art déco.

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INTRODUCTION

Bénéficiant de l’aile protectrice et amicale de son aîné Paul Jouve, autre monstre sacré de la période, il fit son chemin en artiste libre de toute chapelle et d’affiliation à un groupe si ce n’est celui, peu contraignant, des admirables animaliers du XXe siècle. Parmi ses pairs, Gaston Suisse, comme beaucoup de grands artistes, fut discret car il estimait sans doute qu’il n’avait nul besoin d’une publicité tapageuse et que son grand œuvre, aujourd’hui rassemblé par son fils, parlerait pour lui. Il avait raison car ce livre, qui tente de rendre compte et de résumer en quelques pages sa vie et son travail, témoignera pour les générations à venir, nous l’espérons, de l’excellence et de la passion d’un homme.

1. 2.

Paul Iribe, La Défense du luxe, Éditions Draeger, Paris,1932. Ces propos nous renvoient pourtant à notre propre

époque où les métiers d’art pourraient avoir un rôle à jouer dans le sauvetage d’une économie qui a besoin d’eux.

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Projet au 1/10 pour l’escalier d’un hôtel particulier parisien. Chacun des six modules : 195 × 78 cm. Crayon et craie sur papier, 39 × 72 cm.


AUX

SOURCES VIVES D’UNE JEUNESSE INSPIRÉE


AUX SOURCES VIVES D’UNE JEUNESSE INSPIRÉE

Gaston Suisse est né en 1896 dans une famille d’artistes acquise aux idées nouvelles et notamment aux nouveaux courants esthétiques comme celui du japonisme. En cette fin de siècle, avec la génération d’Édouard Manet et des impressionnistes, l’enthousiasme pour tout ce qui est japonais est devenu une véritable mode qui durera pendant un demi-siècle. Le gouvernement japonais a voulu montrer les arts dans leur cadre de vie lors de sa première participation officielle à une Exposition universelle, en 1867, et chaque fois par la suite, en 1878, en 1889 puis en 1900. Le collectionneur et marchand Samuel Bing, en fin connaisseur, était parfaitement conscient de l’importance de cette fusion de l’art et de la vie au Japon, lorsqu’il a lancé sa luxueuse revue Le Japon artistique en 1888, dont le titre même est révélateur : au lieu de l’art japonais, c’est le pays tout entier, artistique, que l’éditeur voulait présenter aux lecteurs occidentaux. Le père de l’artiste, Georges Suisse1, a d’emblée été séduit par cet art original venu d’Extrême-Orient qu’il découvrait à partir des ouvrages achetés très tôt à Samuel Bing. Il a assez vite compris que cette passion, d’abord suscitée par l’inévitable attrait du pittoresque, allait se trouver étroitement liée avec le mouvement révolutionnaire des artistes dits « d’avant-garde », de l’impressionnisme de Monet au nabisme de Sérusier ou de Maurice Denis. En 1878, dans son article « Le Japon à Paris », Ernest Chesneau put noter : « L’enthousiasme gagna tous les ateliers avec la rapidité d’une flamme courant sur une piste de poudre. On ne pouvait se lasser d’admirer l’imprévu des compositions, la science de la forme, la richesse du ton, l’originalité de l’effet pittoresque, en même temps que la simplicité des moyens employés pour obtenir de tels résultats2. » Collectionneur et bibliophile, Georges Suisse constituera une bibliothèque de plus de dix mille ouvrages, dont de nombreux 18

Samuel Bing à son bureau vers 1886. Photographie d’époque sur japon ancien. Archives familiales.

consacrés à l’art chinois et japonais. Client fidèle puis ami de Samuel Bing, ce dernier le conseille également pour l’acquisition d’une belle et importante collection d’estampes et d’objets d’art asiatiques. Le père de l’artiste fréquentera assidûment la galerie de son ami, baptisée l’Art nouveau, appellation qui donnera son nom au mouvement si célèbre de l’architecture et des arts décoratifs de la Belle Époque. C’est là que Georges Suisse devint familier des Vues du mont Fuji, des Scènes de pêches, des Cent Vues célèbres d’Edo, d’Hokusai ou d’Hiroshige. Les archives familiales conservent pieusement des invitations de la galerie Bing, à l’occasion de son inauguration en 1895 ou des manifestations qui s’y succédèrent. Cet immeuble, dédié entièrement aux arts et signé du talentueux architecte Louis Bonnier, avait deux entrées : celle du 22 rue


AUX SOURCES VIVES D’UNE JEUNESSE INSPIRÉE

Le jeune Gaston Suisse put sans aucun doute découvrir cet antre où se révélait le « nouveau style » car son père, outre le goût des livres, lui donna cette aptitude à la bonne curiosité, le promenant dans des endroits originaux et inédits. Dès l’âge de six ans Gaston Suisse fit son miel de la bibliothèque paternelle, reproduisant les belles planches des ouvrages qui s’offraient à lui. Dans Le Japon artistique, Documents d’art et d’industrie, publié par l’ami de son père, nul doute qu’il s’intéressa particulièrement au numéro spécial de 1890 consacré aux animaux dans l’art japonais4 ; le frontispice de la revue reprenait un magnifique Aigle d’Hiroshige dont Gaston Suisse s’inspira par la suite pour lui redonner une nouvelle vie selon un dessin simplifié et original qui sera sa marque. Ses lectures nombreuses et ses observations dessinées amenèrent Gaston Suisse tout naturellement à s’intéresser au vivant. C’est encore son père qui l’encouragea dans cette voie,

Couverture de la revue Le Japon artistique, numéro 34 du 24 avril 1890. Archives familiales.

de Provence était réservée aux créations réalisées par les artistes issus du courant de l’Art nouveau : tableaux, mobilier, fer forgé, vitraux, papiers peints, tissus, peintures, sculptures, signés Tiffany, Georges de Feure ou Henri de Toulouse-Lautrec ; tandis que celle donnant sur la rue Chauchat était destinée aux galeries d’art japonais : importations d’antiquité ou pièces contemporaines du pays du Soleil-Levant3.

Invitation à l’inauguration de la galerie L’Art nouveau. Archives familiales.

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le menant régulièrement au Jardin des Plantes où il découvrit, en plus de son chat familier, de nouveaux modèles, observant avec acuité les animaux qu’il croquait inlassablement. Des demi-journées étaient réservées aux artistes qui pouvaient planter leurs chevalets de peintres ou leurs sellettes de sculpteurs devant les cages. C’est là que François Pompon, Armand Petersen ou Mateo Hernández produisirent certains de leurs 20

chefs-d’œuvre. C’est à l’âge de quinze ans que Gaston Suisse fit la connaissance du non moins talentueux Paul Jouve, artiste d’expérience et déjà célèbre5. En dépit des dix-huit années qui les séparaient, l’amour des animaux, le plaisir de l’observation et du dessin les rapprochèrent aussitôt et marquèrent le début d’une longue et fructueuse amitié. Paul Jouve trouva très certainement en ce jeune homme passionné matière à


Ci-contre : Fennecs. Crayon et pastel sur papier. 20 × 25 cm. Signé et daté 25 en bas à gauche. Beaussant-Lefevre, Paris, 2006. Collection du musée de la Chasse et de la Nature, Paris.

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Ci-dessous : Cercopithèque. Crayon et rehaut de pastel sur papier crème. 28,8 × 28 cm. Signé en bas à droite. Boisgirard, Paris, 2004.

Ci-dessous : Colobe et étude de pattes. Crayon et rehaut de pastel sur papier crème. 30,5 × 24 cm. Signé en bas à gauche. Schmitz-Laurent, Saint-Germain-en-Laye, 2004.

échanger et donc à progresser, tant la solitude de l’artiste peut parfois être pesante. À celui qui n’avait pas encore intégré d’école, Jouve prodigua de judicieux conseils, lui faisant notamment découvrir, un peu plus tard, le zoo d’Anvers où les animaux pouvaient être admirés en toute liberté. C’est au cours de l’une de ces escapades que Gaston Suisse eut le bonheur de rencontrer l’immense et célébrissime Rembrandt

Bugatti, à la trop brève carrière 6 . Bien que Gaston Suisse fût un jeune homme talentueux, autodidacte bien entouré, il fallait lui trouver une formation capable de déboucher sur un vrai métier. C’est ainsi que, poussé par son père et encouragé par ses amis artistes, il tenta le concours de l’École nationale des arts décoratifs de la rue de l’École de médecine à Paris où il fut reçu à l’âge de 21




Double page précédente : à gauche Maki vari. Crayon, fusain et craie sur papier. 25 × 23 cm. Signé en bas à gauche. Collection particulière.

Tigre couché. Crayon gras sur papier japon nacré. 16 × 25 cm. Signé en bas à droite. Boisgirard, Paris, 2003. 24


Double page précédente : à droite Poissons exotiques. Crayon gras et pastel sur papier. 60 × 51 cm. Signé en bas à gauche. Coutau-Bégarie, Paris, 2000.

Lion couché. Crayon gras sur papier japon. 16 × 28 cm. Signé en bas à gauche. Aguttes, Neuilly-sur-Seine, 2004. 25





Double page précédente : à gauche Grand duc. Crayon et pastel sur papier. 31 × 23 cm. Signé en bas à gauche. Collection particulière. Double page précédente : à droite Aigle bateleur. Crayon gras sur papier. 28 × 30 cm. Boisgirard, Paris, 1999.

À gauche Tête de panthère. Crayon et pastel sur papier chamois. 30 × 28 cm. Signé et daté 23 en bas à droite. Collection particulière. À droite Jeune panthère. Crayon gras sur papier. 21 × 13 cm. Monogramme en bas à gauche. Collection particulière.


AUX SOURCES VIVES D’UNE JEUNESSE INSPIRÉE

dix-sept ans. L’enseignement prodigué à cette époque était largement inspiré par des professeurs de la génération Art nouveau. Ses premiers travaux d’étudiant traduisent cette influence esthétique, tout comme ceux de certains élèves qui suivirent le même cursus, tel Henry de Waroquier, sont empreints des « tics » et marottes de ceux qui avaient le devoir de les instruire7. Les archives familiales témoignent de ces premiers pas : recherches sur des frises, essais typographiques, études de morphologies… Il tira un grand bénéfice des enseignements de son professeur Paul Renouard, qui donnait un cours de croquis d’après des modèles vivants et en mouvement. Gaston Suisse y gagna en assurance – celle d’un dessin plus maîtrisé – mais sans doute pas en originalité. Sa détermination d’artiste et son talent le conduiront heureusement à s’éloigner d’un académisme inhérent à chaque école, et à forger sa propre et libre expression. Très certainement influencé par ce qu’il avait appris et approché durant sa première jeunesse, il opta à l’École nationale des arts décoratifs pour une spécialisation qui ne lui était pas inconnue mais qu’il n’avait encore jamais expérimentée, celle du métier de laqueur. Il en apprit les rudiments et fut aussitôt fasciné par la matière elle-même, ô combien noble mais exigeante, qui convenait parfaitement à son caractère. À l’école, il fut remarqué et s’illustra dans sa spécialité. En 1913, des nuanciers réalisés sur bambou offrant différents tons de laque végétale et de petits motifs japonisants, ainsi qu’une composition géométrique avec plusieurs nuances de laque de Chine et une feuille de cuivre oxydée, lui valurent une médaille d’or. L’année suivante, une composition architecturale sur carton compressé de six millimètres associant des nuances de laque de Chine et d’or fut récompensée d’une nouvelle médaille d’or. 30

Ci-dessus : Étude, École nationale des arts décoratifs, avril 1914. Encre et aquarelle sur papier fort. 32,5 × 23,5 cm. Monogramme en bas à droite. Archives familiales. À droite : Essais de frises et de monogrammes, École nationale des arts décoratifs, 1913. Crayon, encre et aquarelle sur papier épais. 33 × 38 cm. Archives familiales.


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AUX SOURCES VIVES D’UNE JEUNESSE INSPIRÉE

Nu d’homme de profil. Crayon sur papier. 28 × 15 cm. Archives familiales.

Nu d’homme de profil, étude anatomique. Crayon sur papier-calque. 28 × 20 cm. Archives familiales.

Grâce à la bibliothèque paternelle, grâce aussi à certains spécialistes, notamment indochinois, il n’aura de cesse d’apprendre, de se documenter et de se livrer à des expériences toutes 32

personnelles. Ses sources et ses découvertes, il les consignera, sa vie durant, dans des cahiers d’écoliers qu’il couvre de sa belle écriture fine et lisible. « La laque, note-t-il ainsi, est oxy-


AUX SOURCES VIVES D’UNE JEUNESSE INSPIRÉE

Projet de bonbonnière, sujet d’étude, École nationale des arts décoratifs, 1913. Crayon, encre et aquarelle sur papier vergé. 27,3 × 38 cm. Archives familiales.

dée par l’air et par l’action du sulfate de fer, et présente une belle teinte noire, en ajoutant une très petite quantité d’indigo la teinte noire devient plus agréable à l’œil. » Ou bien encore : « Pour obtenir la laque rouge, on mélange une quantité de laque avec une demi-quantité d’huile d’abrasin cuite et une quantité variable de vermillon. L’huile d’abrasin doit être cuite à feu doux, pour empêcher impérativement toute ébullition,

l’huile est parfaitement cuite lorsque, si l’on sort la baratte et que l’on pose le doigt sur cette baratte enduite d’huile, il se forme des filaments gluants qui peuvent s’étirer sans se rompre lorsque l’on retire son doigt de la baratte. Le vermillon étant ensuite brassé dans le mélange. Le vermillon annamite de Dang Bui donne une nuance plus foncée que le vermillon que j’avais utilisé précédemment, qui donnait un rouge plus 33


Laque de Chine sur plaquette de fibrociment, vers 1913. Échantillon travaillé en matière à l’aspect caviar. Haut. 7,4 cm ; larg. 6,8 cm ; Épais. 0,8 cm. 34


Laque de Chine sur plaquettes de fibrociment, vers 1913. Chaque plaquette : Haut. 7,4 cm ; larg. 6,8 cm ; Épais. 0,5 cm. En haut à gauche : Filets de laque d’or ondoyants sur fond de laque brune, rehaut de laque brune en points. En bas à gauche : Laque aventurine, laque noire et poudre d’or.

En haut à droite : Laque mielle et brune sur fond de laque d’or, Filets de laque d’or en rehaut. En bas à droite : Laque d’or, feuille d’or posée sur laque fraîche, puis laquée. 35




Double page précédente : Ensemble ayant été récompensé d’une médaille d’or en 1913. Collection particulière. À gauche : Laque de Chine sur bambou. 21 × 4,8 cm.

Au centre : Laque de Chine et feuille de cuivre oxydée sur plaquette de bois. 21 × 22,5 cm.

À droite : Laque de Chine sur bambou. 21 × 4,8 cm.

Maquette pour un projet, 1914. Crayon, pastel et gouache sur carton. 26 × 17 cm. Collection particulière. Laque récompensé d’une médaille d’or en 1914. Laque de Chine sur plaquette d’ébonite. Laque de Chine noire, nuances brunes et sang de bœuf, feuilles d’or blanc, rose et vert, or jaune patiné. 26 × 16 cm. Collection particulière.

clair. Le vermillon de Dang Bui revient un peu plus cher. La quantité de vermillon ajoutée à la laque détermine les nuances de rouge qui vont du rouge vif à des nuances plus marron. Lors de l’incorporation de l’huile d’abrasin à la laque, si l’on arrête d’incorporer l’huile d’abrasin avant d’atteindre la proportion de moitié par rapport à la laque, on obtient un mélange ayant une belle couleur jaune-brun, qui offre alors une nuance intéressante. » La précision de ses recherches, le souci du détail, son goût pour les nuances en disent long sur la qualité du travail qu’il proposa à ses contemporains et le degré de raffinement qui en fera l’un des grands créateurs et laqueurs de l’Art déco. La mobilisation en 1914 sera une longue et douloureuse parenthèse. La guerre terminée, il retrouvera l’École nationale des arts décoratifs puis l’École des arts appliqués pour parfaire sa formation dans le domaine des techniques de dorure et de la chimie des oxydes sur métaux. 1. Georges Suisse (1854-1935), fondé de pouvoir d’une banque privée. 2. Ernest Chesneau, « Le Japon à Paris », dans Gazette des beaux-arts, septembre 1878. 3. Ainsi, par exemple : « Mr S. Bing vous prie de lui faire l’honneur de visiter l’exposition des arbres nains du Japon qui s’ouvrira dans les galeries de L’Art nouveau, 22 rue de Provence, de 2 à 6 h, le vendredi 22 mai 1903 ». 4. Le Japon artistique, no 22, février 1890. 5. Paul Jouve (1878-1973), artiste animalier talentueux et membre de l’Académie des beaux-arts, exposait chez Bing depuis 1902. 38

6. Ne pouvant s’engager dans l’armée française, Rembrandt Bugatti (1884-1916) se met au service de la Croix-Rouge où il contracte la tuberculose, avant de rejoindre en 1915 les rangs de l’armée italienne. L’abattage de la totalité des animaux du zoo d’Anvers, l’effondrement des ventes de ses bronzes et enfin la faillite de son frère l’amèneront au suicide à Paris en 1916. 7. Un carton entier des premiers apprentissages d’Henry de Waroquier conservé par le musée des Années 30 de Boulogne-Billancourt, renfermant des copies serviles mais bien campées de carpes ou de poissons rouges d’après le bestiaire japonais, est révélateur à ce sujet.



Laque de Chine sur panneau, dĂŠtail du panneau de laque page 71.


À

L’ATELIER D’UN

MAÎTRE DE LA LAQUE


À L’ATELIER D’UN MAÎTRE DE LA LAQUE

De La Garenne-Colombes, l’atelier de ses débuts, à Paris où il en eut plusieurs, Gaston Suisse mit un soin particulier à choisir son environnement de travail1. C’était essentiel pour son équilibre et sa concentration. Il avait opté pour une voie difficile et exigeante qui, outre le travail classique de l’artiste (croquis, esquisses, dessins à grandeur d’exécution), imposait un équipement particulier au sein même de l’atelier. Pour travailler la laque, il fallait arriver à maintenir un taux d’humidité suffisant, de l’ordre de 80 à 100 %, et une température proche de 38 à 40 degrés, mais toute variation hygrométrique ou thermométrique rendaient les séchages aléatoires. On était loin des conditions naturelles du Pays annamite, l’ancien Vietnam. Gaston Suisse, jamais à court d’idées et de solutions, construisit donc dans son atelier un petit cabanon exempt de poussières à côté de son grand poêle à charbon. Utilisant un ancien bassin à bain, posé à même le sol et dont le fond était rempli d’eau, et des serpillières imbibées sur le faîte de l’édicule, il parvenait à restituer les conditions presque idéales pour le séchage des couches de laque. Plusieurs jours devaient s’écouler avant que la laque ne soit parfaitement sèche, un ponçage étant alors effectué sur la laque devenue dure avant la pose de la couche suivante. Dans ces conditions, suivant la température et l’humidité qu’il arrivait à maintenir, une couche pouvait sécher en quelques jours. On sait que les Chinois de la dynastie Zhou superposaient ainsi jusqu’à dix-huit couches avant de commencer à sculpter leurs chefs-d’œuvre2. Gaston Suisse, à la culture générale immense, nourrie dès son plus jeune âge, n’ignorait rien de l’histoire de cette technique ancestrale. Ses nombreux carnets de notes et cahiers en témoignent3. La laque résulte de l’exsudation de l’écorce de l’arbre – le laquier ou Tsi-Chéou pour les Chinois, Urusi ou Foasi pour les Japonais – obtenue par incision au couteau de 42

Bocaux de pigments à l’atelier. Photographie d’époque. Archives familiales.

son écorce4. Cette sève précieuse était récoltée dans des bols de bambou. Versée dans des seaux puis dans des vases, elle était ensuite filtrée plusieurs fois à travers des linges pour en éliminer les impuretés, puis chauffée au soleil pour que l’eau s’en évapore. Cette technique ardue et chronophage relevait d’un soin et d’une patience typiquement orientaux. Gaston Suisse l’adopta mais, en fin connaisseur d’une chimie qui lui était maintenant familière grâce à son passage aux Arts appliqués, s’appliqua à en perfectionner l’emploi et à en simplifier habilement l’usage. Cette recherche lui permit de ne pas abdiquer devant les difficultés et de maintenir la qualité et la beauté de ce matériau noble sans jamais avoir à le pervertir par une initiative malheureuse. Ci-contre : Nuancier. Laque synthétique sur plaquette de bois. 11,5 × 13 cm. Collection particulière.


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Échantillon sur plaquette de contreplaqué. Laque vermillon sur fond de laque noire, dégradé travaillé en matière. 12 × 5,3 cm. Collection particulière.

Échantillon sur plaquette de contreplaqué. Laque sang de bœuf travaillée en matière, fond de laque noire en dégradé. 19 × 16,8 cm. Collection particulière.

De la qualité de la laque Gaston Suisse recevait la laque dans des pots de grès. Une mince pellicule noirâtre d’aspect métallique se formait à l’ouverture de ces derniers, sur le dessus. Il la laissait reposer pour qu’elle puisse décanter. L’artiste devait agir avec rapidité et précaution car les vapeurs de laque végétale sont nocives, irritent les muqueuses et peuvent provoquer des allergies. Avec le temps, par décantation, la couche supérieure 44

devenait de plus en plus fluide et transparente. Séparée du reste, elle lui servait pour les couches de décoration et de finition. Le fond du pot, de qualité inférieure, servait pour apprêter le support. Mélangée à différentes matières, poudre de kaolin ou d’argile, brique finement pilée, cette couche d’apprêt permettait de boucher les pores et de gommer les aspérités du bois de l’objet envisagé. C’était le travail traditionnel comme le pratiquaient les Annamites. Gaston Suisse, pour accélérer le processus et éviter des temps de séchage


Échantillon sur plaquette de contreplaqué. Feuille d’or jaune et d’or vert laquée, fond de laque noire travaillée en matière. 11,8 × 4,8 cm. Collection particulière.

Échantillon sur plaquette de contreplaqué. Laque corail travaillée en matière, fond de laque noire. 19 × 16,8 cm. Collection particulière.

trop longs, n’utilisa bientôt plus la laque végétale pour les couches d’apprêt, mais un mélange de colle de peau de lapin et de blanc de Meudon. Chacune des fines couches d’apprêts séchait ainsi en quelques heures.

Du choix du support et de l’entoilage L’essentiel pour le laqueur est de choisir un support inerte et parfaitement rigide. Un laque, s’il se fendille, est difficile à res-

taurer. Gaston Suisse fit appel, en homme du vingtième siècle, aux matériaux classiques mais également aux découvertes que lui apportait son époque. Il utilisa donc le bois, puis des bois agglomérés comme la Masonite, très proche de l’Isorel, et enfin le contreplaqué marine. Il employa également comme support le cuivre, l’argent, l’or, le verre, la pierre, le fibrociment, voire le carton compressé ou des matières composites comme l’ébonite. L’ensemble de ses matériaux était préparé et lissé. Pour le bois, par exemple, l’attention de Gaston Suisse 45




Double page précédente, à gauche : Échantillons sur plaquette de contreplaqué. Laque travaillée en matière. Chaque plaquette 12,5 × 7 cm. Collection particulière.

Double page précédente, à droite : Échantillons sur plaquette de fibrociment. Laque arrachée, poncée et travaillée en matière. 12 × 10,5 cm. Collection particulière.

Échantillon sur plaquette de contreplaqué. Laque noire, laque enrichie de graphite. 8 × 21,5 cm. Collection particulière.

Échantillon sur plaquette de contreplaqué. Laque vert foncé, incrustation de nacre et de burgau. 12 × 21 cm. Collection particulière.

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Coffret en laque. Laque noire enrichie de paillettes d’aluminium, intérieur en laque vert émeraude. Long. 17 cm ; larg. 9,5 cm ; haut. 5 cm. Signé à l’intérieur du couvercle. Collection particulière.

Coffret en laque, vers 1935. Incrustation de nacre et de burgau, sur laque verte. Intérieur en laque mielle rehaussée d’or. Long. 12,5 cm ; larg. 9,5 cm ; haut. 5,3 cm. Signé à l’intérieur du couvercle. Collection particulière.

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À L’ATELIER D’UN MAÎTRE DE LA LAQUE

Montures de brosses en palissandre de Rio. Laque noire et incrustation de coquille d’œuf. Chaque monture : 18 × 3,5 cm. Collection particulière.

Boîte en laque à incrustation de coquille d’œuf. Photographie d’époque sur plaque de verre. Archives familiales. 50

Boîte en laque à incrustation de coquille d’œuf. Photographie d’époque sur plaque de verre. Archives familiales.

se portait sur son grain régulier, son homogénéité, son absence de veines et de nœuds. Il ne devait ni être trop dense, ni trop dur, afin que la première couche d’apprêt puisse pénétrer et combler les pores du support sélectionné. Compte tenu de l’humidité indispensable au séchage des laques végétales, Gaston Suisse rivalisa d’ingéniosité et fabriqua lui-même sa colle, résistante à une hygrométrie élevée. Elle était à base de caséine mais son efficacité avait un corollaire ennuyeux, celui de se transformer rapidement en pâte compacte et inutilisable. Aussi l’artiste devait-il travailler très vite. La formule évoluait en fonction du résultat obtenu. Il utilisait de la caséine en poudre5, la malaxait en ajoutant de la chaux pour l’alcaliser, puis y incorporait du carbonate de soude. Cette colle visqueuse, fruit de son expérience, fit des merveilles au regard des pièces qu’il produisit et dont aucune ne s’est détériorée depuis6. Pour l’entoilage de leurs supports, les Annamites utilisaient de la soie, plus résistante qu’un tissu classique aux attaques de la laque naturelle. Gaston Suisse commença son activité avec de la toile de lin, puis de la gaze quand il se fut affranchi des contraintes du recours aux apprêts végétaux. L’entoilage était indispensable car il accrochait l’apprêt et assurait la stabilité du support en évitant tout jeu ultérieur. La gaze était fixée sur le panneau avec de la colle de peau de lapin7.


À L’ATELIER D’UN MAÎTRE DE LA LAQUE

Boîte à timbres, vers 1925. Coffret en acajou, à deux compartiments, coquille d’œuf sur laque brune. Long. 7 cm ; larg. 5 cm ; haut. 3 cm. Collection particulière.

De la coloration et du ton des laques La laque se présente sous l’aspect d’une matière claire à la transparence ambrée lorsqu’elle est protégée de la lumière et de bonne qualité. Sa couleur vire au brun par oxydation avec l’air mais reste cependant translucide quand elle est appliquée en couches minces. Pour la colorer, les artistes chinois, indochinois ou japonais utilisèrent toutes sortes de subterfuges. Dans ces pays où le temps ne compte pas et où la patience est une vertu, les belles laques noires s’obtenaient par barattage de la laque naturelle à l’aide d’une barre métallique. L’oxyde de fer, au contact de l’air, noircissait la laque transparente. Pour obtenir un beau rouge vermillon, on ajoutait des oxydes de fer.

Étui à cigarettes en argent, vers 1922. Laque brune et incrustation de coquille d’œuf, laque ambrée sur la coquille. Long. 8,5 cm ; larg. 6,5 cm ; haut. 1,2 cm. Collection particulière.

Gaston Suisse connaissait mieux que quiconque les secrets des maîtres asiatiques. Il les adopta mais traça aussi son propre chemin dans ce domaine. De multiples essais conservés de son travail – petites planches enduites tel un merveilleux nuancier – nous présentent l’infinie variété de ses recherches personnelles. Pour obtenir une belle et séduisante laque noire, il utilisait de la laque végétale de la meilleure qualité et y ajoutait à deux reprises du sulfate de fer, à raison de huit grammes par litre. L’oxydation de l’ensemble était réalisée par un barattage régulier. Pour obtenir une laque noire parfaitement pure, il la filtrait rapidement au moyen d’un linge et en le tordant. Le produit fini était aussitôt conservé dans un pot hermétiquement fermé et rangé sur des étagères à l’abri de la lumière. 51


À L’ATELIER D’UN MAÎTRE DE LA LAQUE

Ci-contre : Échantillons sur plaquette de bois. Feuille de cuivre oxydée. Deux types d’oxydation différentes. Chaque plaquette : 16 × 8,5 cm. Collection particulière. Coffret rectangulaire, vers 1922. Coquille d’œuf sur laque brune, laque ambrée sur la coquille, intérieur en laque vert émeraude. Long. 17 cm ; larg. 9,5 cm ; haut. 5 cm. Collection particulière.

Pour obtenir d’autres couleurs, tous les colorants n’étaient pas utilisables. Soit ils empêchaient la laque de durcir, soit ils la faisaient virer au noir. La coloration devant être le résultat d’une réaction chimique (polymérisation), Gaston Suisse multiplia les essais. Son idée était de parvenir à diversifier les nuances tout en rendant la laque plus facile à manier. L’utilisation de l’huile de camphre lui servit ainsi à rendre la laque plus liquide et donc plus facile à étendre. Pour obtenir des laques aux tons originaux et rares, il expérimenta des adjonctions parfois dangereuses. C’est ainsi que des laques jaunes ou vertes virent le 52

jour grâce à son talent d’alchimiste, l’artiste n’hésitant pas à utiliser bleu de Prusse ou sulfate d’arsenic. Une des couleurs emblématiques du travail du laqueur était, bien sûr, la laque de Chine rouge, dite « sang de bœuf ». Pour obtenir cette teinte, Gaston Suisse ajoutait, à quantité égale de la laque naturelle, de l’huile d’abrasin, dite aussi « huile de bois de Chine »8. Cette huile, hydrophobe et possédant un fort pouvoir siccatif, acceptait bien les mélanges de colorants et particulièrement l’oxyde de fer rouge. Plus on ajoutait d’oxyde et plus le rouge était soutenu. Il arrivait également à l’artiste d’opter pour des pigments de vermillon qui permettaient, par dilution, des nuances de rose s’apparentant au corail clair.


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À L’ATELIER D’UN MAÎTRE DE LA LAQUE

De l’art d’appliquer la laque Une fois le travail préparatoire réalisé – choix du support et entoilage –, le ton de la laque obtenu, venait le temps du passage des couches… Un « travail de Romain » pour l’endurance et de Chinois pour la patience. Il n’était pas rare que Gaston Suisse passe douze couches pour parfaire ses créations : six couches d’apprêt, puis six couches destinées à recevoir le décor gravé ou sculpté ou bien encore diverses incrustations. Le nombre des couches d’apprêt variait de trois à quatre, voire dix quand le décor à venir l’exigeait. Le panneau de laque préparé pouvait, en effet, recevoir un décor gravé ou même en

Échantillon sur plaquette de bois. Laque sur feuille de cuivre, oxydation réalisée au perchlorure de fer. 13 × 7 cm. Collection particulière.

Boîte en laque, 1924. Laque de Chine ambrée, feuilles de cuivre oxydées et rehaut d’or, intérieur en laque aventurine. Diam. 12 cm ; haut. 6,8 cm. Signée à l’intérieur du couvercle. Collection particulière.

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Échantillon sur plaquette de bois. Laque sur feuille de cuivre, oxydation réalisée au chlorure de cuivre. 11 × 21 cm. Collection particulière.

Boîte en laque, 1924. Laque de Chine brune, feuilles de cuivre oxydées, rehaut de laque verte, intérieur en laque aventurine. Diam. 10 cm ; haut. 4,5 cm. Signée à l’intérieur du couvercle. Collection particulière.

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Échantillon sur plaquette de bois. Feuille de cuivre patinée, rehaut de laque brune et de poudre d’argent et d’or. 23 × 19 cm. Collection particulière.

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Coffret en laque, vers 1925. Laque ambrée sur feuilles de cuivre patinées, rehaut de laque brune et de poudre d’argent, intérieur en laque ivoire. Long. 11,5 cm ; larg. 9,5 cm ; haut. 6 cm. Signé à l’intérieur du couvercle. Collection particulière.


Échantillon sur plaquette de bois. Feuille de cuivre oxydée et rehaut de laque turquoise. 23,5 × 19,5 cm. Collection particulière. 58


Coffret en laque, vers 1925. Laque ambrée sur feuilles de cuivre oxydées, rehaut de laque turquoise, intérieur en laque grise. Long. 11,5 cm ; larg. 9,5 cm ; haut. 6 cm. Signé à l’intérieur du couvercle. Collection particulière.


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À L’ATELIER D’UN MAÎTRE DE LA LAQUE

Ci-dessus : Boîte en laque, vers 1930. Laque écaille foncée, intérieur en laque ivoire. Diam. 14 cm ; haut. 5 cm. Signée à l’intérieur du couvercle. Collection particulière.

Ci-contre : Échantillons sur plaquette de bois. Laque synthétique à l’imitation de l’écaille de tortue. 11,5 × 10,5 cm chaque. Collection particulière.

ronde bosse. Dans ce dernier cas, il était nécessaire de passer un nombre de couches d’apprêt beaucoup plus important, certaines des laques sculptées en ronde bosse de Gaston Suisse nécessitant une dizaine de couches. Si les Annamites réalisaient les couches d’apprêt à partir de laque végétale exclusivement, leur climat le permettant, Gaston Suisse utilisa des apprêts à base de colle de peau de lapin et de blanc de Meudon, raccourcissant considérablement le temps de séchage. La préparation des apprêts se faisait au bain-marie, parfaitement mélangés pour éviter des grumeaux intempestifs risquant de compromettre un rendu parfait, lisse et uniforme. 61


À L’ATELIER D’UN MAÎTRE DE LA LAQUE

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Ci-dessus : Échantillon sur plaquette de bois. Laque arrachée à l’or sur fond laqué de différentes nuances. 15 × 20 cm. Collection particulière.

Ci-contre : Échantillons sur plaquette de bois. Laque arrachée à l’or rose, vert et jaune sur fond de laque sang de bœuf. 16,5 × 5,5 cm chaque. Collection particulière.

Le décor ou la noblesse du métier Le travail d’apprêt achevé, venait l’application des couches de laque décorative qui pouvait atteindre six passages successifs. La première couche était de laque naturelle passée avec un pinceau plat en poil de martre. L’avantage de ce dernier était de ne laisser aucune trace sur un matériau encore frais, à l’inverse de brosses plus dures en sanglier ou crin de cheval. Cette première couche était poncée à l’eau, avec du papier au carborundum, un papier abrasif très fin. L’artiste devait attendre alors plusieurs jours avant de poser la couche suivante 63


Ci-contre : Bout de canapé, détail de la page 65. Page de droite : Bout de canapé, vers 1930. Laque arrachée or sur fond rouge sang de bœuf. Haut. 45 cm ; plateau 30 × 30 cm. Camard et Associés, Paris, 2004.



(dans l’Antiquité chinoise le ponçage de chaque couche était réalisé au charbon de bois puis, pour l’ultime finition, avec de la poudre de corne de cerf calcinée). Pour réaliser ses décors, Gaston Suisse, maître incontesté de la période Art déco, utilisa toutes les techniques qui s’offraient à lui et qui portaient la marque de son époque : les incrustations, la gravure et la sculpture. Pour les incrustations, il utilisa la coquille d’œuf, la nacre, les poudres et pigments métalliques, la feuille d’or, les oxydations de feuilles de cuivre ou d’argent. Chaque incrustation sur la laque fraîche était reprise en ponçage après séchage pour obtenir un rendu parfaitement lisse et doux au toucher. Un 66

Ci-dessus à gauche : Échantillon sur plaquette de bois. Laque gravée à effet de matière, laque arrachée sur fond de laque noire ou rouge, poudre d’aluminium et de bronze, feuille d’argent patinée dans la gravure. 12 × 8,5 cm. Collection particulière. Ci-dessus à droite : Échantillon sur plaquette de bois. Laque gravée à effet de matière, laque noire, laque anthracite écaille d’ablette, laque et poudre de bronze, laque irisée à la poudre d’argent. 12 × 6,5 cm. Collection particulière.


Échantillon sur plaquette de contreplaqué. Laque vermillon ambré, nuagé et gravé, incisions et filets à l’or, et feuille d’or. 25 × 18 cm. Collection particulière. 67


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Ci-dessus : Échantillon sur plaquette de contreplaqué. Fragments de feuilles d’or sur laque brune. 25 × 18,5 cm. Collection particulière. Ci-contre en haut : Échantillon sur plaquette de bois. Laque à effet de matière. 20 × 11,5 cm. Collection particulière. Ci-contre en bas : Échantillon sur plaquette de bois. Laque à effet de matière. 22 × 12,5 cm. Collection particulière.

ponçage trop brutal aurait fait perdre le dessin et les effets de la matière incrustée. Certains de ses essais lui donnèrent de nombreux soucis comme en témoignent ses notes : « On peut poser des feuilles d’or ou d’argent directement sur une couche de laque fraîchement posée, mais avant que la laque ne soit complètement sèche. Pour protéger les feuilles métalliques, il est possible de les recouvrir ensuite par une couche de laque. L’or ainsi protégé subit une altération, des points noirs apparaissant, altérant son éclat. Pour l’argent, l’application de laque lui donne des tons or, mais l’argent perd alors son aspect métallique. Le même procédé utilisé avec des 69


À L’ATELIER D’UN MAÎTRE DE LA LAQUE

Étrille et anémones de mer sur un fond marin. Panneau de laque sculpté sur fond craquelé. Étrille et anémone en haut relief : laque rouge et rehaut de laque blanche, laque irisée et poudre de bronze, cadre en laque arrachée. Signé en bas à droite. 77 × 53 cm (avec le cadre) ; 63 × 39 cm. Collection particulière.

feuilles d’étain, de teinte blanc bleuâtre, donne également une coloration d’or, mais beaucoup plus terne et sans éclat. Laquer des feuilles métalliques ne permet donc pas a priori de conserver intégralement l’aspect initial. Il y a donc un phénomène curieux de polarisation ou de décomposition. » Pour la gravure, il fabriquait lui-même ses gouges, recourbant le métal qu’il affûtait à la meule. Il gravait le décor en tirant son outil, ce qui lui permettait d’évider la matière en évitant les éclats. Cette incision dans la laque parvenait jusqu’aux couches d’apprêt, laissant apparaître le dessin voulu. Pour la laque dite « arrachée » qu’il utilisa pour ses paravents ou ses cadres, délaissant la technique traditionnelle qui consistait à poser sur de la laque fraîche une planchette de bois en la soulevant rapidement pour obtenir l’effet recherché, il obtenait des effets beaucoup plus variés et intéressants en utilisant ses brosses rondes qui entamaient la laque encore fraîche par tamponnage. Les effets variaient en fonction de la taille de la brosse employée, de la pression exercée et de la couleur des sous-couches de laque. Il obtenait alors des aspérités plus ou

moins importantes et des rendus très différents. De nombreux essais sur des planchettes de bois témoignent encore aujourd’hui de la gamme infinie des aspects qu’il pouvait obtenir et qui lui servaient alors de références. Sans doute fut-il le seul laqueur à obtenir des effets aussi variés avec les laques arrachées. Pour la sculpture, Gaston Suisse procédait par adjonction de matière sur la surface lisse qu’il retravaillait afin d’obtenir la forme et le dessin envisagés. Sur de subtils panneaux laqués, il a fait ainsi apparaître des animaux en relief d’une véracité et d’une vivacité hors du commun, telle l’étrille qui évolue à la surface d’un laque à décor de fond marin comme si elle était dans son milieu naturel. L’artiste a dû sculpter avec précision le corps et les pattes de l’animal, puis poncer à nouveau de manière très fine le dos de la carapace pour un rendu parfait et réaliste. Il faut imaginer le temps et la patience exigés pour un tel travail, qui témoigne du talent exceptionnel de Gaston Suisse. Parmi les laqueurs de son époque, il est de ceux qui élevèrent cet art difficile vers des sommets.

1. Au 5 bis rue du Marché à La Garenne-Colombes ; puis au 42 rue de Tolbiac à Paris, de 1922 à son décès, à la fois son atelier et son lieu de vie qu’il partagea avec son épouse ; au 47 boulevard Saint-Marcel à Paris, de 1926 à 1982 ; rue Guénégaud à Paris en 1936 ; au 7 rue Lebouis à Paris de 1936 à 1939, en partage avec Paul Jouve, lors de la réalisation de leurs décors respectifs pour l’Exposition internationale de 1937. 2. La laque prend ses racines en Chine, plus de trois mille ans avant notre ère. Cette technique s’est développée ensuite dans toute l’Asie du Sud-Est. Appliquée sur le bois, elle le protège en l’imperméabilisant. On s’en servait également comme colle pour faire adhérer des inscriptions en or sur des armes de bronze, dès la plus haute Antiquité chinoise. La dynastie Zhou, au premier millénaire avant JésusChrist, y avait recours pour protéger ses fastueux cercueils. 3. Gaston Suisse commença sa série de cahiers dès 1912. Ils résumaient en soixante-dix à cent pages tout un sujet. Le cahier Sphinx, format 22 × 17, est consacré ainsi à la laque végétale en Cochinchine, Chine et Japon : « Formes commerciales et industrielles de la laque au Tonkin. Le latex recueilli contient une forte

proportion d’eau dont ils se séparent par le repos en vase clos. On recueille ce qui surnage avec des cuillères puis on le filtre au moyen d’une étoffe de coton afin d’extraire les impuretés telles que débris d’écorces, poussières… » D’autres cahiers ont par exemple pour titres Patines ou Aspect théorique et chimie. 4. Les laquiers étaient cultivés en Chine, au Japon mais aussi au Cambodge et au Vietnam. 5. Poudre fine et jaunâtre, la caséine est issue du lait et insoluble dans l’eau. 6. Les proportions de cette colle nous sont connues par le compte-rendu que Gaston Suisse en fait dans l’un de ses multiples cahiers d’écolier conservés par son fils : deux tiers d’eau mélangée à un tiers de matière sèche se répartissant en 75 % de poudre de caséine tamisée, 20 % de chaux et 5 % de carbonate de soude. 7. Cette colle se présentait sous forme de plaquettes carrées d’une vingtaine de centimètres de côté, d’aspect brun foncé, qui devaient au préalable être ramollies dans l’eau, puis chauffées au bain-marie pour leur liquéfaction. 8. L’abrasin est un arbre originaire de Chine cultivé pour ses graines dont le broyage donnait une huile naturelle qui ne jaunissait pas.

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