Histoire de l'Art N° 78 / 2016 - Collages ? (extrait)

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13 Felix Thürlemann De l’image individuelle à l’hyperimage : un nouveau défi pour l’histoire de l’art

141 Marion Grébert Du collage au recollement : Francesca Woodman, corpus crypté

29 Jean-Louis Gaillemin Le regard et l’image, l’œil colleur 43 Dominique Païni Qu’est-ce que l’art Jean-Luc Godard ?

151 Valentin Nussbaum Le collage dans la fiction policière télévisuelle et cinématographique : une « révolution » de troisième génération ?

Études

Méthode

57 Selvam Thorez Mir Kalan Khân ou la synthèse des cultures classiques dans l’Inde de la fin du xviiie siècle

165 Gianenrico Bernasconi Le paravent à « découpures ». Une pratique de l’image entre consommation et décoration

71 Nathalie Sebayashi Appropriation par le collage. Le cas de l’album factice 87 Claire Le Thomas Une révolution qui s’ignore : pratiques du collage dans les créations ordinaires 99 Brenda Lynn Edgar L’ensemble de Nancy : le collage dans le vitrail photographique français du xixe siècle 117 Fedora Parkmann Du photomontage comme trace de la circulation des savoirs artistiques. Le cas de Karel Teige

portfolio

181 Babi Badalov varia

[Publiés en ligne sur le blog de l’APAHAU]

Olivier Prisset Le pavillon chinois du château d’Azayle-Rideau, un édifice à la croisée des influences (1823-1855) Juliette Milbach La Maslovka : une expérience originale pour les ateliers d’artistes en URSS

31 € ISBN : 9782757211878

78 / 2016

Isabelle Ewig et Jérémie Koering Collage ?

histoire de l’art

Perspectives

131 Luca Pietro Nicoletti La revue XXe Siècle de Gualtieri di San Lazzaro : du « papier collé » au « relief » (1956-1961)

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HISTOIRE DE L’ART

collage ?

collage ?

78 / 2016

collage ?


Directeur de la publication : Arnauld Pierre, Université Paris-Sorbonne (Paris IV). Rédacteur en chef : Simon Texier, Université de Picardie Jules-Verne. Coordination de ce numéro : Isabelle Ewig et Jérémie Koering. Comité de rédaction : Philippe Bettinelli, Centre national des arts plastiques – Olivier Bonfait, Université de Bourgogne – Dominique de Font-Réaulx, Musée du Louvre – Jean-Marie Guillouët, Université de Nantes – Thomas Kirchner, Centre allemand d’histoire de l’art – Jérémie Koering, Centre André Chastel, CNRS – Pascal Liévaux, Ministère de la Culture – Camille Morando, Musée national d’art moderne-Centre Pompidou – Sophie Mouquin, Université Charles-de-Gaulle Lille 3 – Édith Parlier-Renault, Université Paris-Sorbonne (Paris IV) – Natacha Pernac, École du Louvre, Université Paris Ouest Nanterre – François Queyrel, École pratique des hautes études – Olivia Voisin, Musées d’Orléans. Comité scientifique : Isabelle Balsamo, Direction de l’architecture et du patrimoine – François Baratte, Université Paris-Sorbonne (Paris IV) – Angelos Delivorrias, Musée Bénaki, Athènes – Alexandre Farnoux, école française d’Athènes – Christian Freigang, Université libre de Berlin – Christopher Green, The Courtauld Institute of Art, Londres – Martial Guédron, Université de Strasbourg – Bernard Holtzmann, Professeur émérite, Université de Paris-Ouest – Françoise Levaillant, Centre André Chastel, CNRS, Paris – Neil F. McWilliam, Université de Duke – Nabila Oulebsir, Université de Poitiers – Roland Recht, Collège de France – Éliane Vergnolle, Université de Franche-Comté, Besançon – Christiane Vorster, Université de Bonn – Pierre Wat, Université Paris I. Secrétariat de rédaction et site Internet : Juliette Hernu-Bélaud Courriel : revueredachistoiredelart@gmail.com Relecture des résumés anglais : Katherine Baker

prochains numéros : n° 79 L’artiste-historien 2016/2 n° 80 L’art et la fabrique de l’Histoire 2017/1

Fondée en 1988 et éditée par l’Association des professeurs d’archéologie et d’histoire de l’art des universités, Histoire de l’art est une revue de recherche et d’information dont l’objectif principal est de publier les résultats des travaux de jeunes chercheurs, qu’il s’agisse de l’Antiquité, du Moyen Âge, de l’époque moderne (xvie-xviiie siècles) ou contemporaine (xixe-xxie siècles). Elle complète la production éditoriale française en histoire de l’art en faisant connaître rapidement les résultats des recherches, du master au doctorat. De plus, Histoire de l’art offre aux chercheurs confirmés et aux acteurs de l’aire culturelle concernée – professeurs, conservateurs du patrimoine, critiques – les rubriques « Perspectives », « Dossier », « Méthode », « Varia ». Loin de tout sectarisme, elle veut rendre compte de la diversité féconde des approches de l’œuvre d’art et de l’architecture, sans négliger l’analyse des représentations, de l’image et du discours. Histoire de l’art paraît deux fois par an. Les numéros sont le plus souvent thématiques (Art et érotisme, Parallèles entre les arts, Approches visuelles…) et intègrent en « varia » des articles hors thème.

Abonnements et gestion : Catherine Bachollet Revue Histoire de l’art Galerie Colbert – INHA 2, rue Vivienne, F-75002 Paris Tél. : +33 (0)1 47 03 84 00. Courriel : revue.histoiredelart@inha.fr Bulletin d’abonnement sur le blog de l’APAHAU : http://blog.apahau.org/revue-histoire-de-lart-abonnement-et-vente-au-numero/ Périodicité : semestrielle. Éditeur : Association des professeurs d’archéologie et d’histoire de l’art des universités (APAHAU) Couverture : Karel Teige, Collage n° 189, 1941, gravures et reproductions photomécaniques collées sur papier, 200 x 148 mm, Prague, PNP, inv. 77/72 - 337.

Trésorier : Pierre Sérié Diffuseur auprès des libraires : Somogy éditions d’art, 57, rue de la Roquette, F-75011 Paris Tél. +33 (0) 1 48 05 70 10. Maquette : Anne Desrivières Logo créé par Pierre-Louis Hardy Dépôt légal : mars 2016 – ISBN : 9782757211878

Achevé d’imprimer sur les presses de l’Imprimerie Corlet Imprimeur à Condé-sur-Noireau en mars 2016 ­– N° d’impression : 180877 – Dépôt légal : mars 2016 Imprimé en France


N° 78 2016/1

Revue de recherche et d’information publiée sous l’égide de l’Association des professeurs d’archéologie et d’histoire de l’art des universités (APAHAU), avec le soutien de la Direction générale des patrimoines, de l’École du Louvre, de l’Institut national d’histoire de l’art et du Centre allemand d’histoire de l’art



SOMMAIRE N°78 – 2016/1

Collage ? 5

Isabelle Ewig et Jérémie Koering Collage ?

131

Luca Pietro Nicoletti La revue XXe Siècle de Gualtieri di San Lazzaro : du « papier collé » au « relief » (1956-1961)

Perspectives 13

Felix Thürlemann De l’image individuelle à l’hyperimage : un nouveau défi pour l’histoire de l’art

141

Marion Grébert Du collage au recollement : Francesca Woodman, corpus crypté

29

Jean-Louis Gaillemin Le regard et l’image, l’œil colleur

151

43

Dominique Païni Qu’est-ce que l’art Jean-Luc Godard ?

Valentin Nussbaum Le collage dans la fiction policière télévisuelle et cinématographique : une « révolution » de troisième génération ?

Études 57

Selvam Thorez Mir Kalan Khân ou la synthèse des cultures classiques dans l’Inde de la fin du xviiie siècle

71

Nathalie Sebayashi Appropriation par le collage. Le cas de l’album factice

87

Méthode 165

Gianenrico Bernasconi Le paravent à « découpures ». Une pratique de l’image entre consommation et décoration

portfolio 181

Babi Badalov

Claire Le Thomas Une révolution qui s’ignore : pratiques du collage dans les créations ordinaires

99

Brenda Lynn Edgar L’ensemble de Nancy : le collage dans le vitrail photographique français du xixe siècle

Olivier Prisset Le pavillon chinois du château d’Azay-le-Rideau, un édifice à la croisée des influences (1823-1855)

117

Fedora Parkmann Du photomontage comme trace de la circulation des savoirs artistiques. Le cas de Karel Teige

Juliette Milbach La Maslovka : une expérience originale pour les ateliers d’artistes en URSS

informations

varia

189

[Publiés en ligne sur le blog de l’APAHAU]

Résumés/Abstracts



introduction études

Isabelle Ewig et Jérémie Koering

Collage ?

En 1948, le Museum of modern Art de New York organisait la première exposition entièrement dédiée au collage. La commissaire, Margaret Miller, rassemblait une centaine d’œuvres de Picasso, Braque, Gris, Arp, Haussmann, Heartfield, Ernst, Miró, Lissitzky ou encore Cornell, et révélait ainsi, par-delà les différences de visées (cubiste, constructiviste, dadaïste, surréaliste, etc.) de ces artistes, le recours privilégié à cette même technique1. Le processus d’historicisation du collage était alors enclenché. Il s’amplifia dans les années 1950 avec les numéros spéciaux des revues Art d’Aujourd’hui et XXe siècle 2, pour aboutir dans les années 1960 aux premiers ouvrages de référence, celui de Rudi Blesh et Harriet Janis, Collage. Personalities, Concepts, Techniques 3, en 1967, celui de Herta Wescher, Die Collage. Geschichte eines künstlerisches Ausdrucksmittel 4, en 1968. Le premier ouvrage en français sur le collage, si l’on excepte la compilation de textes d’Aragon publiée en 1965, est bien plus tardif et date de 1988 : il s’agit du très beau livre de Florian Rodari, Le Collage : papiers collés, papiers déchirés, papiers découpés 5. Depuis, d’autres études ont paru, et notamment l’ouvrage de Brandon Taylor, Collage – The Making of Modern Art 6 (2004, traduit en français dès 2005) et celui de Jean-Yves Bosseur, Le Collage. D’un art à l’autre (2010). Il faudrait encore signaler les expositions sur le sujet, peu nombreuses au demeurant ; parmi les plus récentes, la plus ambitieuse serait celle présentée à Turin en 2007, Collage/Collages from Cubism to New Dada7. Cette énumération pourrait sembler vaine si elle ne mettait en évidence la « résistance » du « sale gosse impénitent nommé Collage », pour reprendre l’expression de Bryan O’Doherty dans sa fable sur le Modernisme : un sale gosse « qui ne se laissait pas faire » alors même que, s’entendant « comme larrons en foire », « Abstraction et Plan Pictural […] passaient leur temps à [le] flanquer dehors »8. On mesure alors le caractère transgressif de l’exposition de Margareth Miller, qui, dans le temple dressé par Alfred Barr au formalisme visuel et à l’abstraction comme aboutissement de l’évolution stylistique de l’art moderne, introduisait le collage, avec sa matérialité et son lot d’images, de bruits et de sons, de mots en liberté, d’allusions sociales et politiques, de références biographiques, etc. Avec le collage, une autre généalogie se met en place, qui résiste au récit moderniste et à sa théorisation par Clement Greenberg : faisant fi de la purification du médium qui vise à mettre en évidence « l’inéluctable surface plane du support9 », le collage revendique son existence simultanée dans deux mondes, celui de l’art et celui de la réalité, et passe « de l’autre côté du miroir », « de l’espace pictural vers le monde séculier, vers l’espace du spectateur »10. Il ne définit plus le plan pictural, il le fait saillir, le propulse vers l’avant, et là où le tableau moderniste définissait le mur de la galerie, le collage lui, déterminerait l’espace tout entier à l’image du Merzbau de Kurt Schwitters que Brian O’Doherty commente longuement. HISTOIRE DE L’ART N°78 2016/1

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Perspectives études

Felix Thürlemann

De l’image individuelle à l’hyperimage : un nouveau défi pour l’histoire de l’art*

Hypertexte et hyperimage Souvent, nous n’avons guère conscience de l’existence d’un phénomène social ou de la valeur d’une pratique ancienne avant qu’ils soient menacés de disparition. Connue depuis longtemps dans la pratique de la vie quotidienne, cette règle s’applique également à l’activité scientifique. Dans les sciences culturelles et sociales, la réflexion des chercheurs privilégie ainsi les objets ayant déjà perdu leur évidence. Il en va de même pour le phénomène appelé « hyperimage » dans le titre de cet article, par analogie avec le concept d’hypertexte forgé par Ted Nelson et aujourd’hui en vogue. À partir de 1967, Nelson modifia et développa pour l’ère numérique le modèle de traitement de texte et d’image conçu par Vannevar Bush après la Seconde Guerre mondiale avec sa machine baptisée Memex2. Par la suite, l’invention d’internet et son expansion rapide eurent tôt fait de transformer en réalité les visions des deux Américains Bush et Nelson, bien au-delà de ce qu’ils pouvaient imaginer. Dans les sociétés développées, internet a des répercussions dans tous les domaines de la vie liés à la gestion des vecteurs de signes, quels qu’ils soient, notamment l’histoire de l’art. On le sait, la caractéristique essentielle d’internet est que les paquets de données, en nombre a priori illimité, enregistrés grâce aux serveurs, peuvent tous être connectés à tous les autres. La connectivité est une forme élémentaire de formation de syntagmes, en un premier temps simple syntassein au sens étymologique (« ranger ensemble, arranger, disposer en un tout »). Les « hyperliens » peuvent être insérés intentionnellement par l’auteur du programme pour créer des relations potentielles entre fichiers, actualisables par l’utilisateur, ou bien générés automatiquement par les moteurs de recherche programmés à cet effet. La notion omniprésente de « connectivité » est très faible, voire floue au vu de la diversité de ses manifestations particulières. Or, cela n’est guère pris en compte dans la genèse des théories des nouveaux médias, et il paraît indiqué d’accueillir avec scepticisme tous les diagnostics culturels et scénarios évolutifs portant sur ce qu’on appelle le « docuvers » (docuverse), le redoublement sémantique du monde par les flux de données globaux. Ce qui fait défaut, ce sont notamment une théorie et des analyses précises des formes spécifiques d’articulation syntagmatique réalisées individuellement, ou a priori réalisables grâce à la connectivité totale de tous les fichiers. Ainsi, selon la programmation ou la configuration du navigateur, la connectivité peut apparaître sur l’affichage comme une succession ou une juxtaposition, comme une relation d’inclusion, voire comme une séquence d’unités perceptibles visuellement et mises en perspective. La limitation HISTOIRE DE L’ART N°78 2016/1

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perspectives études

Jean-Louis Gaillemin

Le regard et l’image, l’œil colleur

« Tout œil est hanté », écrivait Georges Salles dans son ouvrage intitulé Le Regard 1. « Le nôtre aussi bien que celui des peuplades primitives. Il façonne à chaque instant le monde au schéma de son cosmos. » Dans cette chronique parisienne, l’archéologue, collectionneur, critique, conservateur de musée, ami de nombre d’écrivains, marchands et artistes, raconte sa journée, quittant le matin sa maison de Montmartre pour rejoindre le musée du Jeu de Paume, en passant par les Champs-Élysées. Occasion pour lui de montrer qu’il n’y a pas de regard innocent, que l’œil en permanence plaque sur le réel ses obsessions visuelles, qu’un bas-relief de Sumer prend une autre dimension après avoir vu un Picasso, que les Champs-Élysées changent d’aspect après une visite au Jeu de Paume, que sa maison elle-même, ce soir-là, rayonne d’une inattendue lumière qui provient peut-être d’une image obsédante. Regard hanté nourri et débordant d’images, créant, collant, interprétant à tout moment ce qu’il voit, regard halluciné particulièrement en faveur dans les milieux artistiques des années trente.

La rencontre fortuite Dans l’article de mai 1933 « Comment on force l’inspiration », présenté comme les bonnes feuilles d’un futur « Traité de la peinture surréaliste »2, Max Ernst évoque les « procédés d’essence poétique, aptes à soustraire à l’empire des facultés dites conscientes l’élaboration de l’œuvre plastique » découverts par les surréalistes. Parmi ces « moyens d’envoûtement », Ernst présente le collage comme le procédé originel et générateur de la nouvelle esthétique : « Appelé à caractériser ici le procédé qui le premier est venu nous surprendre et nous a mis sur la voie de plusieurs autres, je suis tenté d’y voir l’exploitation de la rencontre fortuite de deux réalités distantes sur un plan non convenant. » Si les mots « rencontre fortuite » sont tirés de la phrase des Chants de Maldoror célébrée dans le milieu surréaliste, « Beau comme la rencontre fortuite d’une machine à coudre et d’un parapluie sur une table à dissection », la définition de Max Ernst fait référence au texte d’André Breton, lors de sa première exposition parisienne en 1921 dans un contexte encore Dada3 : « Mais la faculté merveilleuse, sans sortir du champ de notre expérience, d’atteindre deux réalités distantes et de leur rapprochement de tirer une étincelle ; de mettre à la portée de nos sens des figures abstraites appelées à la même intensité, au même relief que les autres ; et, en nous privant de système de référence, de nous dépayser en notre propre souvenir, voilà ce qui provisoirement le (Max Ernst) retient4. » Cette métaphore électrique, dont il emprunte le schéma à Paul Reverdy5, sera reprise trois ans plus tard dans le premier Manifeste du surréalisme pour définir l’image surréaliste, image poétique et non plastique. Moyen privilégié de révélation de l’image, le collage est doublement à l’honneur dans le Manifeste. En tant qu’attitude psychique, il révèle la possibilité de percevoir HISTOIRE DE L’ART N°78 2016/1

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Perspectives études

Dominique Païni

Qu’est-ce que l’art Jean-Luc Godard ? (Aragon, 1965)

Tout l’univers n’est qu’un magasin d’images et de signes1

Un laboratoire secret Jean-Luc Godard est un cinéaste féru de collages et dont la singularité devait pour une part à une esthétique du disparate, aux rapprochements intempestifs, aux concaténations d’images empruntées, volées et détournées. Une équivalence entre montage et collage fut alors établie pour définir l’écriture godardienne. Sans doute l’audace d’un montage échappant à la logique univoque du récit classique contribua-t-elle à faire de l’auteur de Pierrot le fou un poète… fou d’assonances plastiques engendrant des chocs narratifs. Le soutien ébloui d’Aragon – le poète qui compte parmi les théoriciens du collage de l’histoire du xxe siècle2 s’écria à la une des Lettres Françaises3 : « Qu’est-ce que l’art Jean-Luc Godard ? » – accentua l’évidence du rapprochement montage/collage. Dans une émission conçue par Janine Bazin et André Labarthe4, Aragon revient avec insistance sur la notion de collage pour spécifier la manière godardienne. Les partis-pris du cinéaste de privilégier les faux raccords, les soudaines ruptures d’enchaînement des plans au profit de l’écran noir et l’arrêt brutal d’une plage musicale, ont certainement encouragé le public à percevoir sa conception du montage comme « du » collage dont les articulations et les ponctuations devaient être apparentes sinon soulignées. « Ce procédé parfaitement conscient que Godard lui-même appelle toujours collage a le don d’irriter les critiques et les bavards qui lui donnent le nom de manie de la citation5. » Plus tard, le grand-œuvre Histoire(s) du cinéma – mêlant en un exceptionnel cataclysme visuel textes, images de l’art de tous les siècles, photographies d’actualité, gros plans sur des textes autographiés, enchaînement de sons extraits de films et de l’histoire de la musique – a réinscrit Godard dans une histoire du collage plastique et littéraire tout autant que cinématographique. « Il n’y a pas d’ailleurs chez Godard que le seul blasphème du collage-citation : d’un même esprit procède, par exemple, l’écriture littéraire, romanesque dans la construction du film, qui le morcèle en chapitres, avec un titre chacun, comme un livre6. » Une quinzaine d’années plus tard le monument des Histoire(s) était conforme à cette analyse d’Aragon. L’association monter/coller constitua donc, longtemps, une clé pour définir l’art de Godard, que ce soit pour louer ou discréditer son « beau souci » du montage7. Jusqu’à la fin des années 1960 et les films réalisés dans le cadre du groupe Dziga Vertov, il allait de soi que les films de Godard relevaient de cette équivalence inversable : monter c’est coller, coller c’est monter. Paradoxalement, en raison de cette trop grande évidence, il y eut peu de réflexions à propos des collages proprement dits, travaux manuels opérés avec papier, colle et ciseaux, auxquels Godard s’est adonné pendant toute sa vie de cinéaste, participant HISTOIRE DE L’ART N°78 2016/1

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études

Selvam Thorez

Mir Kalan Khân ou la synthèse des cultures classiques dans l’Inde de la fin du xviiie siècle

Mir Kalan Khân est un peintre régulièrement mentionné dans les inventaires des collections mogholes du xviiie siècle. Neuf peintures portent sa signature et de nombreuses autres lui ont été attribuées. Ses œuvres fascinent toujours par leur grande subtilité qui a souvent laissé les spécialistes contemporains sans réponse sur leur signification ; elles ont aussi parfois généré des erreurs d’interprétation. Nous nous proposons ici d’explorer les différents univers mis en scène dans certaines d’entre elles à travers un retour systématique aux sources littéraires classiques sur lesquelles le peintre s’est appuyé. Ceci nous permettra notamment de reconsidérer certaines analyses iconographiques qui ont pu être avancées jusqu’ici, et de démontrer la remarquable capacité de l’artiste à présenter au sein d’une même œuvre de multiples strates métaphoriques en juxtaposant formes et iconographies hétéroclites, suivant l’art ingénieux du patchwork et du collage. Né vers 1735, Mir Kalan Khân a probablement été formé au sein de la manufacture impériale de peinture à la cour moghole sous le règne de Muhammad Shâh (17191748). Or, à cette période, l’empire connaît des difficultés politiques et économiques extrêmes, encore aggravées par l’invasion de Delhi par le shâh d’Iran Nâder Shâh en 1739. Au cours de la décennie 1750-1760, la cour se retrouve donc au bord de la banqueroute, obligée de réduire considérablement son train de vie. Sans travail, la majorité des membres de la manufacture impériale de peinture quittent Delhi pour des régions plus propices à l’art ; beaucoup se rendent à Lucknow, capitale de l’Oudh. Située entre le delta du Gange et Delhi, l’Oudh connaît alors une période de développement économique et culturel sans précédent, grâce notamment à la politique du nabab shiite Shuja’ ud-Daula. L’atmosphère luxueuse et raffinée de Lucknow attire une population cosmopolite de natifs locaux, de commerçants ou d’aventuriers avides de s’enrichir. Les peintres moghols, dont Mir Kalan Khân, y trouvent donc des conditions satisfaisantes pour poursuivre leur activité. Ils répondent alors à une forte demande venue de collectionneurs locaux ou étrangers, mais se voient aussi obligés de s’adapter à la demande de ces nouveaux clients, diversifiant ainsi le style et le répertoire iconographique de la tradition moghole impériale et amplifiant fortement son caractère hétérogène. Parmi les artistes actifs pendant la décennie 1760-1770, on peut citer ici Muhammad Faqirullah, Faizullah Khân, Mir Kalan Khân bien sûr, et à partir de 1770, le grand peintre Mihr Chand. Tous ces maîtres de premier plan témoignent du dynamisme artistique de l’Oudh à partir de 1760 et surtout de l’importance des cultures classiques, y compris extra-orientales, que l’on retrouve dans la plupart des thèmes iconographiques abordés : scènes de chasses, scènes de genre, illustrations littéraires persanes, ou encore scènes chrétiennes. HISTOIRE DE L’ART N°78 2016/1

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études

Nathalie Sebayashi

Appropriation par le collage Le cas de l’album factice

Introduction à la notion d’album factice Un album factice est un objet unique, il peut être soit un livre blanc dans lequel sont insérées des pièces rapportées, soit un ensemble de feuilles unies sous la même reliure1. Ces deux définitions indiquent d’une part que l’album n’existe qu’au fur et à mesure des ajouts, d’autre part que les documents qu’il contient sont familiers au compilateur, c’est un objet dont l’usage est personnel, individualisé. Nous avons pu distinguer cinq types de recueils : 1- Le folio qui accueille des collections de gravures et de dessins : il sert de support d’apprentissage aux antiquaires2, érudits et jeunes artistes à partir du xvie siècle3. Ce genre d’objet est tenu comme un des meilleurs moyens de conservation de dessins et feuilles imprimées, aussi est-il encore de nos jours utilisé dans le cadre de collections privées et institutionnelles. Son utilisation s’étend à toutes les collections thématiques de papier rapportées dans un album. 2- Le liber amicorum4 : cette mode d’origine germanique se répand en Europe à partir du xvie siècle ; les érudits et étudiants emportent dans leurs voyages ce recueil dont ils font remplir les pages par leurs hôtes – un dessin, un autographe, une partition de musique, un poème, un épigraphe, etc. 3- Le carnet d’artiste : qu’il se nomme « cahier de tendances », « carnet de style » ou « calepin de footing dessiné », l’album de « bouts » sert à constituer un répertoire de formes dans lequel l’artiste espère trouver quelque inspiration. 4- L’album de photographies de famille, dont la tradition remonte à la fin du xix e siècle et qui prolonge aux États-Unis et en Angleterre les pratiques du scrapbook5 et du keepsake. 5- Les albums qui n’entrent pas dans ce classement. En France, les albums factices montés par des amateurs ne font pas l’objet d’études approfondies. Et pourtant, les objets sont là. Longtemps les albums factices ne s’insérant pas dans le classement du département des estampes de la Bibliothèque nationale de France ont été « cassés 6 » puis ventilés par image ou par page7 dans les collections existantes. Bien que tous n’aient pas fait l’objet de pareilles mesures, il ne subsiste néanmoins pas de collection d’albums factices complète au département des estampes de la BnF ; les marchands désunissent bien souvent les pages pour pouvoir vendre les images de valeur séparément8 ; ces ouvrages boursouflés pâtissent du collage (parfois maladroit) d’éléments dans leur corps, ce qui conduit, au bout d’un certain temps et d’un degré de manipulation de l’objet, HISTOIRE DE L’ART N°78 2016/1

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études

Claire Le Thomas

Une révolution qui s’ignore : pratiques du collage dans les créations ordinaires

Un paradoxe : une invention qui n’en est pas une L’historiographie du cubisme présente le collage comme une invention de Braque et de Picasso : en 1912, ces artistes, prolongeant leurs interrogations plastiques sur le rendu de la nature, utilisent des bouts de papier en lieu et place de leur représentation peinte. De ce geste inaugural naissent ensuite – ou simultanément selon les auteurs – les papiers collés et les constructions, c’est-à-dire des œuvres bidimensionnelles ou sculpturales proposant une nouvelle manière de créer – le collage et l’assemblage – qui est rapidement reprise et amplifiée par d’autres artistes. Pourtant, à l’encontre de ce récit moderniste, Pierre Daix2 se souvient avoir entendu Picasso dire qu’il a « toujours vu du collage » et c’est en effet ce qui apparaît lorsque la pratique du collage est envisagée hors du monde des beaux-arts stricto sensu : de nombreux artefacts mettent en œuvre un processus de création jouant sur l’utilisation et la combinaison de matériaux tout faits3. Les arts d’Afrique et d’Océanie tout comme les arts populaires emploient souvent des éléments rapportés ; la confection à partir de matériaux de récupération est courante dans les pratiques rurales ; avec l’industrialisation des processus de production, les ouvriers montent des pièces qu’ils n’ont pas créées. La constitution de la catégorie créative « collage » ou « assemblage » invite d’ailleurs à cette ouverture et les ouvrages sur le collage4 mentionnent des exemples d’œuvres aux procédés apparentés : ex-voto populaires, reliquaires et art baroque mexicain de la période coloniale, or et pierres précieuses des retables médiévaux, cartes postales, silhouettes et autres travaux des xviiie et xixe siècles exécutés au canivet, gravures de mode dont les illustrations sont réalisées avec des coupons de tissus, planches anatomiques et illustrations érotiques avec des rabats recouvrant une partie de l’image, calligraphies japonaises et reliures persanes intégrant des papiers découpés, albums de voyage et de souvenirs, sculptures africaines, etc. L’expression de Picasso « j’ai toujours vu du collage » rend alors compte de cette profusion : dès lors que le regard se porte sur la technique du collage, c’est un ensemble d’œuvres extrêmement hétérogènes qui fait surface – des œuvres qui, du point de vue du contexte et de la signification, n’ont pour la plupart aucun lien entre elles comme en témoigne l’inventaire à la Prévert ci-dessus. Une première raison semble ainsi à l’origine du paradoxe de cette invention qui n’en est pas réellement une. Qu’ont en commun des retables baroques mexicains et des papiers collés cubistes ? Qu’apporte à la compréhension des œuvres de Braque et de Picasso la comparaison avec des pratiques non contemporaines et peu connues des cubistes, telles que les calligraphies japonaises (peu accessibles à l’époque) ou les réalisations au canivet (dont la fureur était retombée depuis plus d’un siècle) ? Si ces précédents ne sont pas réellement pris en compte dans l’historiographie du cubisme, c’est parce qu’il n’est pas possible HISTOIRE DE L’ART N°78 2016/1

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études

Brenda Lynn Edgar

L’ensemble de Nancy : le collage dans le vitrail photographique français du xixe siècle

Dans la seconde moitié du xixe siècle, alors que la renaissance de l’art du vitrail est en plein essor en France, de nouveaux procédés permettant d’allier l’image photographique au verre sont introduits. Par essence protéiforme, la photographie est tantôt utilisée en fragments, s’intégrant dans des vitraux peints, tantôt dans son intégralité, dans des verrières décorées exclusivement de photographies. Le vitrail photographique nous donne à voir une forme d’expression artistique qui réunit de nombreuses caractéristiques du collage et de l’assemblage en grande partie grâce au médium photographique. En premier lieu, le vitrail photographique est réalisé à partir d’une technique de collage : l’épreuve au collodion sur verre. Fragment du réel, artefact et document, enregistrement « mécanique » du monde, reproductible en masse, image « découpée » par l’objectif, l’épreuve photographique se transforme en matière translucide qui se colle sur le vitrail, support artistique appartenant par essence à la peinture. Œuvres hybrides, entre mobilier, objet d’art (souvent à forte résonance commémorative) et album photographique, les vitraux photographiques relèvent aussi d’un collage de genres et d’usages. En outre, le vitrail photographique nous montre l’association précoce de la photographie à la fenêtre, association qui aura une grande postérité en photographie et en architecture tout au long de l’époque contemporaine. Le peu de littérature qui existe sur le vitrail photographique ne le considère jamais en termes de collage. L’examiner sous cet angle permet de mieux comprendre le sens artistique d’une pratique considérée jusqu’à présent comme marginale dans le vitrail du xixe siècle. De plus, le vitrail photographique constitue un exemple de collage issu d’une production Beaux-Arts. Il permet ainsi d’élargir la notion de collage au xixe siècle au-delà des pratiques populaires et loisirs photographiques (notamment les albums victoriens1) souvent cités comme les antécédents des collages avant-gardistes du début du xxe siècle2. Un ensemble de vitraux photographiques du xixe siècle déposé aujourd’hui au Musée lorrain, que nous appellerons ici « l’ensemble de Nancy », témoigne de l’aspect radicalement original que l’introduction de la photographie et plus particulièrement de la photographie de voyage (fig. 1-8) confère au vitrail. Comptant huit verrières (quatre rectangulaires et quatre en quart-de-cercle), l’ensemble de Nancy constitue un exemple de vitraux historiés entièrement composés de photographies développées sur verre. D’une part, les paysages français et italiens et les portraits représentés conservent la translucidité et la matérialité de la plaque photosensible. D’autre part, ils mettent en scène à la fois leurs sujets et leur support vitré, formant une sorte de fenêtre ouverte sur le monde, un extérieur à l’intérieur. Rapprochements spatio-temporels, HISTOIRE DE L’ART N°78 2016/1

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études

Fedora Parkmann

Du collage comme trace de la circulation des savoirs artistiques Le cas de Karel Teige

Entre 1935 et 1951, le critique et théoricien d’art tchécoslovaque Karel Teige a produit 374 collages surréalistes à l’extrême variété de thèmes et de choix de composition 1. Paradoxe apparent, cet art du photomontage que Teige théorise dans plusieurs articles demeure pour lui une pratique purement privée, un loisir cultivé, techniquement peu abouti. Alors même qu’il insiste dans ses écrits sur la valeur d’usage de la technique, seules quelques couvertures de livres ont effectivement résulté de ses photomontages, ou collages comme il les appelle2. Il convient donc de les regarder comme autant de brouillons, de premières étapes créatives visant à mettre à l’épreuve une large gamme de concepts artistiques. Et même si ces compositions participent aussi d’une mise en images de l’intériorité, de l’imagination et des fantasmes d’un auteur désireux d’exprimer son individualité, elles demeurent avant tout le produit d’une pensée critique. Teige y convoque en effet un vaste répertoire de formes et de procédés de collages modernistes, qui témoigne de l’ampleur de sa culture artistique. On y retrouve, pour ne citer qu’elles, les qualités d’irrévérence dadaïste, la force de frappe du photomontage politique et l’onirisme surréaliste. C’est un véritable espace discursif que Teige met ainsi en place, dans lequel il agglomère les nombreuses références visuelles issues de son intime fréquentation d’images et de protocoles de création aussi bien tchécoslovaques qu’étrangers. La confrontation avec les productions exécutées en parallèle au sein de son entourage proche, du surréalisme français et d’autres courants avant-gardistes est particulièrement révélatrice de ces accointances. L’examen de la chaîne opératoire du collage et de ses étapes constitutives – collecte et sélection de données variées puis déplacements de sens occasionnés par leur libre association – prend ici toute son importance. Chez Teige, le collage cristallise en effet une activité intellectuelle, il devient l’empreinte d’une pensée protéiforme et d’une immense culture artistique. On peut même dire qu’il agit comme un révélateur des transferts d’idées et d’images dont s’est nourrie la pensée de cet infatigable et omniscient commentateur de l’actualité des avant-gardes européennes de l’entre-deux-guerres.

La collecte et le tri de l’information artistique Compulser les archives de Karel Teige revient à feuilleter la chronique culturelle d’une époque, tant elles sont riches d’informations collectées aux quatre coins de l’Europe des avant-gardes. Une grande partie du fonds est en effet constituée de notes de travail et de fiches de lecture portant sur des thèmes extrêmement variés, qui résultent d’un suivi attentif de l’actualité artistique3. Les nombreuses coupures de presse classées par thèmes trahissent elles aussi un incessant travail de collecte et de conservation HISTOIRE DE L’ART N°78 2016/1

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études

Luca Pietro Nicoletti

La revue XXe Siècle de Gualtieri di San Lazzaro : du « papier collé » au « relief »

1. L’objet et la matière Dans la seconde partie de Parigi era viva, roman autobiographique écrit à la troisième personne, publié une première fois en 1949 et revu et approfondi en 1966, l’éditeur et critique d’art Gualtieri di San Lazzaro1 évoque sa rencontre avec Carl Einstein et Juan Mirò, survenue vers 1934, année de la parution de la monographie d’Einstein sur Braque aux prestigieuses éditions Chroniques du jour, fondées et dirigées par San Lazzaro. Les deux hommes, raconte San Lazzaro, avaient « une grande idée » à lui proposer : « un livre, à tirage limité, mais illustré avec de très originaux collages »2. L’éditeur, jeune à l’époque, ne se souvenait pas précisément du déroulement de leur conversation, mais se rappelait les explications du peintre catalan pour réaliser les collages de ce livre : « […] trouver des boîtes de conserve, en récupérer le fond et coller celui-ci avec une colle spéciale sur des planches en carton qui comporteront déjà d’autres collages de vieilles étoffes, de rubans, de fragments de verre, de papiers colorés et de quelques signes graphiques ». L’idée ne lui avait pas plu : le moment, dit-il, n’aurait pas été propice ; mais il craignait surtout, d’après ses souvenirs, les libraires, sur lesquels se basait la distribution de ses rares et luxueuses éditions, qui auraient pu penser qu’il avait sombré dans la folie. Ce projet, à nouveau évoqué dans le roman pour offrir non pas tant un éloquent témoignage mais plutôt une note colorée aux conséquences comiques, n’aboutit pas bien sûr. D’ailleurs, au cours de ces années-là, San Lazzaro avait formulé un jugement très sévère à l’égard de Mirò, mais il se serait rapidement ravisé. Dans Cinquant’anni di pittura moderna in Francia, courte synthèse sur l’histoire de la peinture à Paris de Cézanne à l’École de Paris, il avait en effet écrit qu’« […] un tableau de Mirò nous donne une joie identique à celle que nous procure la projection d’un dessin animé de Walt Disney : aucune autre comparaison n’est possible3 ». Un jugement sévère, qui n’était sans doute pas sans lien avec l’attraction envers le fantastique, l’irrationnel et le merveilleux offerte par Fantastic Art, Dada, Surrealism, l’exposition organisée au MoMA de New York entre décembre 1936 et janvier 1937, dans le catalogue de laquelle était notamment reproduit, à côté d’une sculpture de Calder et d’autres expressions du fantastique, un photogramme d’un dessin animé de Walt Disney. L’ironie était d’ailleurs la clé la plus adaptée, selon San Lazzaro, pour interpréter le surréalisme du peintre catalan, et la courte et heureuse définition de Mirò exprimée par Raffaele Carrieri, un autre ami italien et fraternel, dans son Brogliaccio de 1950, lui semblait appropriée : « L’arbre de tes petits poissons calligraphes continue de fleurir dans mon regard. La chenille et la comète sont les larves d’une même astronomie. Le sang de l’homme a, en Mirò, son firmament4. » En quelques années seulement, San Lazzaro allait changer d’opinion sur Mirò qui allait petit à petit tenir un rôle important dans la revue de l’éditeur et critique d’art italien, désormais établi de manière définitive à Paris. De ce point de vue, il est donc HISTOIRE DE L’ART N°78 2016/1

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études

Marion Grébert

Du collage au recollement : Francesca Woodman, corpus crypté

À propos du premier roman-collage de Max Ernst La Femme 100 têtes rendu public en 1929, Robert Desnos écrit en 1930 qu’il est un « lambeau [de] merveilleux » arraché, puis raccommodé à « la robe déchirée du réel »1. Comment s’empêcher d’imaginer l’ellipse de la métaphore ? Au cours du processus, avant le rapiéçage, on aura aperçu un peu de peau nue. Le collage est le vêtement réajusté du visible, sous lequel se devine encore ce que la pudeur aurait dû tenir caché, mais a laissé apparaître : le secret des apparences. Francesca Woodman, derrière ses lais de papier peint dans une maison abandonnée de Providence, femme sans tête, est à elle seule femme-collage (fig. 1). En 1890, l’écrivain américaine Charlotte Perkins Gilman rédige la nouvelle intitulée The Yellow Wallpaper, titre traduit en français par La Séquestrée. Ce récit raconte l’histoire d’un personnage féminin atteint de dépression et convalescent dans une résidence de campagne louée par son mari pour l’été. Les murs de sa chambre sont couverts d’un papier peint jaune défraîchi dont les motifs obsèdent la malade. À la lueur de la lune une nuit, elle se lève pour vérifier s’il n’a pas bougé. À trois moments de la diégèse, elle fait à son propos ces déclarations qui expliquent cette angoisse de sa mobilité : Fig. 1. Francesca Woodman, Space2, Providence, Rhode Island, 1976, épreuve à la gélatine d’argent, courtesy George et Betty Woodman.

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études

Valentin Nussbaum

Le collage dans la fiction policière télévisuelle et cinématographique : une « révolution » de troisième génération ?

La scène se déroule le soir dans le commissariat de Hobbs Lane à Londres. L’inspecteur en chef John Luther est seul. Il tient à bout de bras deux grandes photographies, décidé à réexaminer l’ensemble du dossier qui le préoccupe. Après un moment d’arrêt, il se penche sur un autre cliché qu’il a sélectionné parmi d’autres disposés sur le sol en cercles concentriques, tourne autour du cercle, dépose à un autre endroit la dernière photo qu’il lui restait dans les mains et finit par s’asseoir au centre pour observer l’ensemble de son œuvre. C’est à ce moment, alors qu’il est en train de tourner pensivement sur sa chaise de bureau, que son bras droit, le sergent Justin Ripley, rentre et l’interroge sur l’arrangement circulaire qui jonche le tapis. Luther lui explique alors qu’il s’agit d’un découpage. Il suffit de « prendre un peu de texte, de le découper, de le randomiser, de faire un nouveau texte, de voir de nouveaux motifs » (fig. 1). À la question de savoir où il a appris cette technique, Luther réplique qu’il s’est inspiré de la façon dont David Bowie écrit les paroles de ses chansons1. Cette séquence tirée du quatrième épisode de la première saison de la série Luther (Neil Cross, 2011) mettant en scène une « technique » d’investigation trouvant son inspiration dans une pratique artistique basée sur le hasard s’inscrit dans une tradition déjà bien établie visant à définir le détective comme un excentrique. Cette dimension est pleinement assumée dans la série en question à en croire son créateur Neil Cross, lorsqu’il affirme qu’il a combiné les deux traditions du détective génial à la Sherlock Holmes ou Miss Marple – solitaire anticonformiste ou excentrique, résolvant des énigmes à travers l’accumulation d’indices qu’il est seul à voir – et le héros moralement engagé, battu et meurtri à la Philip Marlowe2. Cette façon de jouer avec les codes du genre Fig. 1. Neil Cross, Luther, saison 1, épisode 4, BBC Drama Production.

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Méthode études

Gianenrico Bernasconi

Le paravent à « découpures » Une pratique de l’image entre consommation et décoration

La recherche sur l’estampe populaire, le papier de luxe et de manière plus générale sur les ephemera a une histoire assez ancienne1. Les techniques, les motifs, les éditions, les centres de production sont bien connus. En revanche, si les usages de ces images ont fait l’objet de quelques recherches, il reste sur ce versant beaucoup à faire. Il semble, en particulier, nécessaire d’explorer les conséquences de la diffusion de la lithographie et de la mécanisation des procédés d’impression sur les gestes, les techniques, les motifs et les usages qui forment les pratiques de l’image au xixe siècle. Ceci permettrait de mieux comprendre les dynamiques culturelles et consommatrices engendrées par le flot d’images (Bilderflut) qui se déverse sur l’Europe à la suite de l’industrialisation de l’imprimerie2. À travers la contextualisation d’un paravent à découpures conservé au Musée des Cultures européennes de Berlin, cette étude voudrait contribuer à l’exploration de deux pratiques de l’image entre la deuxième moitié du xixe siècle et les premières décennies du xxe siècle : le découpage et le collage. Ce paravent pliable se compose de quatre panneaux, mesurant chacun 55 cm de large sur 177 cm de haut. Sur une surface totale d’environ 3,5 m2, délimitée par un cadre en papier au bord de chaque panneau, sont collées et laquées environ 470 images (fig. 1-3). La face postérieure de ce paravent est revêtue d’un tissu de laine tissé à la machine et décoré de motifs qui renvoient au mouvement Arts & Crafts. On reconnaît sur deux panneaux des hortensias de couleur rouille dont les feuilles sont roses teintées de vert. Sur les deux autres panneaux figure un étang sur lequel on voit des nymphées et des oiseaux. Ces motifs sont colorés en gris-vert avec des teintes ocres et couverts de paillettes argentées. On a eu recours, pour l’assemblage des panneaux, à un système de liaison au moyen de tissus. D’après l’analyse des images collées, on peut situer cet objet dans l’Angleterre de la fin du xixe siècle ou du début du xxe siècle. La diffusion du paravent, importé de Chine et du Japon au début du xviie siècle, connaît de nombreux rebondissements en Europe. À la suite de l’engouement pour les laques chinoises et japonaises, il jouit d’une période de succès au début du xviiie siècle et s’impose dans la décoration des intérieurs, grâce aussi aux techniques d’imitation des laques et au travail d’artistes français comme Watteau, Boucher, Lancret, et Heut3. Cette pièce de mobilier semble pourtant disparaître dès la fin du xviiie siècle, pour revenir à la mode au cours de la deuxième moitié du xixe siècle, à la suite des expositions universelles, de l’intensification des relations commerciales avec la Chine et de la recherche d’un meilleur confort domestique4. Son usage se diffuse dans les milieux artistiques autant que dans l’industrie de la consommation en France, en Allemagne et en Angleterre en particulier. Dans The Decorateur and Furnisher du mois de février 1891, Laura R. Starr observe que le paravent est devenu « such a matter of necessity these days that there is no housekeeper so poor but feels she must have one or more5 ». Le paravent à découpures, auquel est consacré cet article, connaît son apogée dans HISTOIRE DE L’ART N°78 2016/1

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portfolio études

Babi Badalov Né en 1959 à Lerik (République d’Azerbaïdjan), Babi Badalov vit et travaille à Paris depuis 2008. Ses œuvres sont traversées par des problématiques géo-politiques faisant écho à ses propres expériences : l’exil, la clandestinité, les centres de détention, les expulsions, jusqu’à l’obtention du statut de réfugié politique qui lui a été accordé par la France en 2011. Ces questions sont abordées à travers une réflexion sur le langage – mots et phrases sont déconstruits, renvoyant à une langue incomprise, celle de l’étranger, tout autant qu’à l’idéal d’un langage universel – et sur les images – leur omniprésence, leur absence de qualité, leur valeur culturelle, leur portée politique, etc.

Il en résulte ce que l’artiste appelle une « poésie visuelle » qui prend la forme de peintures, de dessins, de collages, d’objets, d’installations ou de performances. Babi Badalov a participé à de nombreuses expositions collectives prestigieuses – dont Manifesta 8 (2010) ; la Biennale d’Art contemporain de Moscou (2015) et celle de Rennes (« Incorporated », 2016) ; The End of the World au Center for Contemporary Art Luigi Pecci à Prato (2016) – et a bénéficié de nombreuses expositions personnelles de par le monde (Stockholm, Paris, Budapest, Munich, Nice, Bratislava, Prague, SaintPétersbourg, Istanbul, Bakou, etc.).

Fig. 1, 2, 3. Orne-mental Poetry, 2014, collages, 42 x 30 cm, Courtesy Galerie Jérôme Poggi, Paris. HISTOIRE DE L’ART N°78 2016/1

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