« Les sages de l’Antiquité comparaient la vertu au jade. Il est l’image de la bonté, parce qu’il est doux au toucher, onctueux ; de la prudence, parce que ses veines sont fines, compactes et qu’il est solide ; [...] de la musique, parce que par la percussion on en tire des sons clairs, élevés, prolongés et finissant d’une manière abrupte ; de la sincérité parce que son éclat n’est pas voilé par ses défauts ni ses défauts par son éclat ; [...] du ciel parce qu’il ressemble à un arc-en-ciel ; de la terre parce que ses émanations sortent des montagnes et des fleuves [...] ; de la vertu parce qu’on en fait des tablettes et des demi-tablettes que les envoyés des princes offrent seules [...] ; de la voie de la vertu, parce que chacun l’estime. » CONFUCIUS Album Jade.indd 1
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Introduction « Il y a un prix pour l’or mais le jade est sans prix1. » PAGE DE DROITE Montagne miniature shanzi Décor de pavillons des immortels Gravé d’un poème de l’empereur Qianlong, 1793 Chine, période Qianlong (1736-1795) Jade Musée national du Palais, Taipei
L’histoire du jade chinois – yu –, c’est d’abord celle d’un ensemble de « belles pierres2 » auquel appartiennent également d’autres minéraux choisis pour leur couleur ou leur éclat, tels la turquoise ou le cristal de roche. Et c’est après une longue histoire qui commence dans l’Antiquité par le goût de ces « belles pierres » que seront peu à peu distinguées la néphrite ou la jadéite. D’abord pourvu de croyances en ses vertus prophylactiques, le jade, apprécié pour sa dureté et la variété de ses couleurs, est utilisé en inclusion, avant même l’or et l’argent, sur des armes, des vases rituels, des insignes du pouvoir ou encore des bijoux. Cette proximité avec les pièces des rituels les plus anciens l’investit d’un prestige particulier que la tradition, de Confucius (551-479 av. J.-C.) à Cao Zhao (actif au XIVe siècle), unit dans une même perfection de qualités morales et tactiles. Pour ce dernier, tenir des jades du Khotan, « c’est comme si un courant céleste vous coulait dans la main3 ». Comme la céramique, le jade est un don de la nature à la civilisation chinoise. En tant que tel, il est l’objet d’infinies métaphores mystiques, poétiques ou morales : la « liqueur d’immortalité » des taoïstes, yuye, est sécrétée par le jade ; les paroles rares du souverain sont des « mélodies de jade », yuyin ; les pas des fonctionnaires du Palais, dont les jades qui sonnent à la ceinture annoncent l’approche, sont des « pas de jade », yubu ; l’homme sans formation ni discipline est considéré comme un « jade brut », une belle femme est une « personne de jade », yuren4. C’est ainsi que, dans le temps profond de l’histoire parallèle des rituels, des savoir-faire et des observations, est littéralement « dégagée » la définition d’une matière stimulant à la fois l’imagination, la main et le regard des artisans et amateurs chinois. Expression du rapport particulier de la Chine à la nature, à la terre, aux montagnes et aux rivières d’où il est extrait, le jade tient sa valeur non de sa rareté, comme ce fut le cas pour l’or en Occident et au Moyen-Orient, mais de ce que le temps long a progressivement révélé de sa beauté.
1. Yang Yang, « The Chinese Jade Culture » in Rawson Jessica, Mysteries of Ancient China. New Discoveries from the Early Dynasties, Londres, British Museum Press, 1996, p. 225. 2. « Belle pierre » est le sens premier du terme yu, qui ne s’imposera que progressivement pour désigner le jade. 3. Gegu yaolun (1388), cité dans Watson William et Rey Marie-Catherine, L’Art de la Chine, Paris, Citadelles & Mazenod, 1997, p. 326. 4. Lin Chih-Hung Roland, Rêve de jade. Jades paysagers de l’ ère Qianlong, Paris, Presses de l’Université ParisSorbonne, 2006, p. 26 et suiv.
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Les couleurs du jade
PAGE DE DROITE Dragon enroulé à décor torsadé Chine, IVe-IIIe siècle av. J.-C. Jade Musée national du Palais, Taipei
Cet objet d’agrément figurant un dragon est absolument atypique. Il a été ciselé dans une néphrite vert céladon partiellement ponctuée de marques brunes nées d’infiltrations. Son long corps s’enroule pour former l’anneau tandis que sa tête et sa queue se croisent sans se rejoindre. La torsade sculptée par deux minces traits, alternativement concaves et convexes, est extrêmement serrée et pourtant parfaitement régulière. L’effet est éclatant et lumineux, la maîtrise du geste exceptionnelle.
Substance naturelle des montagnes et des rivières, le jade est exploité en Chine depuis plus de huit mille ans. Il est issu de l’enfouissement de roches préexistantes au cours d’un processus de recombinaison sous l’effet de modifications diverses (température, pression, composition chimique, etc.). Cette famille comprend plusieurs assemblages différents de minéraux : la jadéite, la trémolite et le kosmochlor. Pour désigner la pierre qui en résulte, quelle qu’en soit la variante, nous parlerons génériquement de « jade ». Le jade est tenace sous la meule et ne peut se tailler à facettes, car sa texture compacte résulte de l’entrelacement de microcristaux de silicates. Il est débité, mis en forme et travaillé selon différentes techniques. La pierre est d’abord dégrossie par percussion mécanique. Au fil du temps est apparue la technique de découpe à la corde enduite de boue, de sable et d’eau abrasant doucement la roche. Le foret a été utilisé pour dégager des disques, des anneaux et des perles. S’ensuit un long polissage avec un abrasif très fin. Prélevé dans les montagnes et les lits de rivières sous forme de galets ou de blocs massifs, le jade se trouve en de nombreux points du territoire à portée d’atteinte de l’Empire chinois : Xinjiang, nord de la Birmanie, Liaoning, etc. Translucide à semi-opaque, la gamme de ses couleurs est très variée : si la teinte verte peut être liée à la présence de chrome, des impuretés tel le fer ferrique, le manganèse et le graphite expliquent la diversité de coloration des jades pouvant aller du blanc au vert sombre virant au noir, du violet tendre à l’orange, du vert grisé céladon au bleu. Naturelle ou artificielle, l’origine de la coloration n’est pas toujours décelable ; des modifications de nuance sont pratiquées dès l’Antiquité par différents procédés : enfouissement sous terre, exposition maîtrisée à la chaleur permettant d’obtenir des taches jaunes tirant vers le brun clair, la « peau grillée » (kaopizi) imitant les jades anciens.
Première mise en forme d’un bloc de jade à la scie circulaire et travail d’un décor ajouré
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De la Chine des empereurs à l’Art déco Parmi les joailliers qui participent à la formation de l’Art déco, la maison Cartier écrit, au début du XXe siècle, un nouvel épisode du goût de la Chine à Paris. Ses bijoux et accessoires, broches et bracelets, créations horlogères, nécessaires et étuis à cigarettes sont composés à partir de pièces de jade, de laque ou de pierres fines authentiquement chinoises, les « apprêts ». Cartier compte parmi ses premières clientes l’impératrice Eugénie (1826-1920) et conçoit pour les Américaines Mona Bismarck (1897-1983) et Barbara Hutton (1912-1979) plusieurs pièces d’inspiration chinoise. Le répertoire chinois suggère au joaillier un exceptionnel ensemble de quatorze pendules autour de figures légendaires ou d’animaux mythiques. L’Art déco investit tous les thèmes et toutes les périodes de l’art chinois, de la joliesse des Qing (1644-1911) à la pureté des lignes des jades archaïques dont la sobriété géométrique est une puissante source d’inspiration. Devant chaque apprêt sur lequel il travaille, le joaillier s’attache à respecter l’éclat naturel du jade, du cristal de roche ou du laque. En soulignant les lignes de la pièce par un sertissage d’or ou de platine, en ponctuant les volumes ou les arêtes par des points de diamant, de perle ou de rubis, il redouble la beauté de la matière chinoise.
PAGE DE DROITE Collier de jadéite de Barbara Hutton Cartier Paris, commande de 1934 Jadéite, platine, or, diamants, rubis Collection Cartier
Un jade vert d’une translucidité incomparable fait son apparition à la cour de Chine au XVIIIe siècle. Venue de Birmanie, la jadéite devint aussitôt la gemme préférée des empereurs. Ce somptueux collier, composé de vingt-sept boules de jadéite taillées, selon toute vraisemblance, en Chine au XIXe siècle, a fait partie de la
collection de Barbara Hutton, jeune héritière américaine des magasins Woolworth à la tête d’une colossale fortune. En 1934, elle demande à la maison Cartier de réaliser un fermoir en rubis et diamants, dont le contraste avec le vert intense du jade magnifie ce joyau. C’est aujourd’hui le plus précieux trésor de la collection Cartier.
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