Cet ouvrage, abondamment illustré, fait suite à une analyse exhaustive du fonds d’atelier de l’artiste conservé par sa famille et propose à la gourmandise du lecteur des œuvres pour la plupart inédites.
978-2-7572-1322-3
29 €
Raymond Rochette L’obsession de l’industrie
Si son œuvre se situe dans la lignée des artistes qui, depuis le milieu du XIXe siècle jusqu’à ses contemporains du XXe siècle, s’attachent à rendre le travail avec réalisme, Raymond Rochette (Le Creusot, 1906-1993) s’en distingue et se singularise par un art de la composition et une palette chromatique qui confèrent une dimension théâtrale aux scènes de labeur représentées. L’artiste impressionne aussi par l’abondance de sa production et un attachement viscéral à sa terre natale qu’il revendique dans sa signature, « Rochette du Creusot ». Rédigés par des personnalités qui l’ont côtoyé ou qui ont étudié son œuvre – conservateurs du patrimoine, écrivains, directeurs d’usine et ingénieurs à la retraite, historien, hommes politiques, membres de sa famille – les textes de cet ouvrage dressent un portrait de l’artiste ancré dans son territoire et nous offrent un voyage qui traverse les grands moments de sa vie, explore cette obsession de l’industrie qui émaille toute sa production artistique, sans exception de genre : paysages, portraits, scènes animées, natures mortes sont techniquement construits et nourris d’une vaste typologie d’éléments. Ils élaborent une radiographie d’un territoire industriel qu’il investit, tel un atelier à ciel ouvert.
Raymond
Rochette
L’obsession de l’industrie
© Éditions Écomusée Creusot Montceau, Le Creusot, 2e semestre 2017 © Somogy éditions d’art, Paris, 2017 © Photographies : Daniel Busseuil, Écomusée Creusot Montceau Ouvrage coédité par l’Écomusée Creusot Montceau Musée de l’Homme et de l’Industrie Château de la Verrerie 71200 Le Creusot Directrice de la publication : Typhaine Le Foll Relectures : Typhaine Le Foll, Matthieu Pinette, Élodie Raingon et Florence Rochette-Amiel Contrôle, calage et chromie : Daniel Busseuil et Somogy éditions d’art Directeur éditorial : Nicolas Neumann Responsable éditoriale : Stéphanie Méséguer Coordination et suivi éditorial : Sarah Houssin-Dreyfuss Conception graphique : Nelly Riedel Contribution éditoriale : Françoise Cordaro Fabrication : Béatrice Bourgerie et Mélanie Le Gros Coédition et développement : Véronique Balmelle ISBN Écomusée Creusot Montceau 978-2-9553093-3-9 ISBN Somogy éditions d’art 978-2-7572-1322-3 Dépôt légal : juillet 2017 Imprimé en Union européenne En couverture : Coulée aux aciéries du Creusot, 27 juillet 1973 Détail du cat. 174 Le code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement des auteurs ou de leurs ayants droit, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Raymond
Rochette
L’obsession de l’industrie
Catalogue coédité à l’occasion de l’exposition « Raymond Rochette, l’obsession de l’industrie », conçue et réalisée par l’Écomusée Creusot Montceau Commissariat général Commissariat d’exposition Recherches-documentation Scénographie Graphisme Service des publics Photographies Régie des œuvres Billetterie-boutique Cimaises Peintures cimaises Impressions Éclairages Montage Entretien des salles
Typhaine Le Foll Matthieu Pinette Michèle Badia, Élodie Raingon Atelier Nadine Cahen et Laurent Gregory Mademoiselle e. Karine Guéry, Julie Nidiau Daniel Busseuil Thomas Duchesne Josiane Guagenti, Cécile Buyck, Elsa Galtier Frédéric Champenois David Guagenti Graphic enseignes Etna Lumière Graphic enseignes Services Ville du Creusot
Que soient remerciées toutes les personnes qui, par leur bienveillance, leur travail ou leur aide matérielle, ont permis la réalisation de cette exposition et tout particulièrement Florence Rochette-Amiel qui nous a communiqué sa passion pour l’œuvre de son père et qui, depuis deux ans, nous accompagne et nous insuffle son énergie pour la réalisation de cette exposition, ainsi que la famille de Raymond Rochette, Christian Bobin, Philippe Bourges et l’Académie Francois Bourdon, en particulier Michel Courbier et Bernard Lhenry, Gilbert Brochot et l’association des Amis de SaintSernin-du-Bois, Pierre Chaumont, René Demaizière, Patrick Gorria, Jean-Marc Hippolyte, la famille Odde, Bernard Paulin, Dominique Schneider, Isabelle Vernus.
Exposition financée par Communauté urbaine Creusot-Montceau David Marti, président Philippe Baumel, vice-président Patrimoine et coopération territoriale DRAC Bourgogne Franche-Comté Bernard Falga, directeur Annie Cordelier, Clara Gelly, conseillères pour les musées Conseil régional de Bourgogne Marie-Guite Dufay, présidente Sabrina Dalibard, chef du service Inventaire et Patrimoine Département de Saône-et-Loire André Accary, président
Sommaire 7
Raymond Rochette, comme une évidence PHILIPPE BAUMEL
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Avant-propos T YPHAINE LE FOLL
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Raymond Rochette. Artiste en son territoire
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La passion de transmettre JEAN-MARC HIPPOLY TE
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Pas comme tout le monde… FLORENCE ROCHET TE-AMIEL
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Sur le motif CHRISTIAN BOBIN
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Raymond Rochette en couleurs DOMINIQUE SCHNEIDER
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Rencontre RENÉ DEMAIZIÈRE
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Raymond Rochette, peintre de l’usine du Creusot PHILIPPE BOURGES
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Rochette : un artiste dans le Maitron PIERRE CHAUMONT
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Le territoire Creusot Montceau sous le regard de l’administration départementale, à l’époque de Raymond Rochette ISABELLE VERNUS
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Raymond Rochette. L’œuvre MAT THIEU PINET TE
44 46 68 98 124 166
Rochette des usines Une vie Du paysage rural au paysage industriel L’homme au travail De l’objet familier à l’objet industriel Le théâtre industriel
167 167 168
Abréviations Bibliographie & expositions Catalogue des œuvres
Raymond Rochette, comme une évidence
PH I L I PPE BAU M E L Vice-président en charge de la coopération territoriale et du patrimoine
Cette année, le choix d’une rétrospective autour de l’immense œuvre qu’a laissé Raymond Rochette s’est imposé de lui-même, dans le cadre de notre exposition temporaire au musée de l’Homme et de l’Industrie. Comment, en effet, ne pas saluer le travail de l’enfant du Creusot, dont le talent et la signature si particulière lui ont permis d’acquérir une renommée bien au-delà de nos frontières. L’utilisation des couleurs, le trait de crayon unique, cette technique souple et expressive de l’artiste est reconnaissable entre toutes. Au-delà du talent incontestable de Raymond Rochette, ses peintures revêtent un intérêt réel parce qu’elles racontent aussi une histoire. Celle du quotidien d’ouvriers, à une époque pas si lointaine où les conditions de travail étaient particulièrement rudes. Donner vie à ces hommes au travail, près du feu de la forge ou d’imposantes machines, dans cet univers sombre et suffocant où poussière et vapeur sont omniprésentes, a été l’un des principaux marqueurs de son œuvre, faisant de ses toiles un véritable livre d’histoire locale, accessible à tous. Cette fascination pour l’univers de la métallurgie lourde et de la mécanique l’habita dès son plus jeune âge et ne le quitta plus jamais. A priori destiné à rejoindre l’usine, comme ses parents avant lui, c’est en tant que peintre qu’il y sera associé, en la représentant mieux que personne. Mais son œuvre raconte aussi une époque où des bouleversements économiques, sociaux et politiques étaient sur le point de naître, en ce milieu du XXe siècle, et allaient métamorphoser durablement notre pays après le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. La guerre, douloureuse et si présente dans l’esprit des habitants du bassin creusotin, Rochette a été amené à la représenter souvent, à partir de 1939, nous permettant de réaliser combien les dégâts furent importants dans cette ville au ciel de feu, où tant d’habitations furent détruites sous les bombes des Alliés. C’est à cette époque qu’il représente de plus en plus les paysages qui l’entourent. Ces paysages, ce sont ceux où il a grandi, dans le secteur de La Marolle, à mi-chemin entre Le Creusot et Saint-Sernin-du-Bois, et que l’on reconnaît encore aisément aujourd’hui. Il laissera derrière lui de nombreuses toiles où la lumière et les détails, comme les ombres au pied des arbres ou la neige sur les toits des villages, représentent si fidèlement notre territoire du nord de la communauté urbaine, sur les derniers contreforts du Morvan. Je vous invite à venir les découvrir ou à les revoir, pour ce qu’elles racontent de notre histoire, de notre territoire, du quotidien de nos parents ou grands-parents, mais aussi et tout simplement pour leur simplicité, leur caractère et leur beauté singulière.
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Avant-propos
T Y PH A I N E L E FO L L Directrice de l’Écomusée Creusot Montceau, conservatrice en chef du patrimoine
À l’origine de cette exposition, il ne faut chercher ni centenaire ou autre date anniversaire, ni volonté cérémoniale de commémoration d’un artiste dont l’œuvre alimenterait l’inconscient collectif, mais bien une rencontre, celle qu’il nous a été donné de faire, en 2012, avec Florence Rochette-Amiel, fille de Raymond Rochette. Spontanément, avec cette générosité qui la caractérise, elle nous a ouvert les portes de l’atelier de son père, cette maison familiale sise à La Marolle, dans laquelle, à l’écouter, elle vécut une enfance heureuse, dans un climat d’insouciance conjugué au rythme des humeurs créatives de son père, instituteur, pédagogue affirmé et consciencieux, archéologue bénévole, nourrissant une grande curiosité pour l’histoire de sa commune et impliqué dans les mouvements associatifs culturels. Elle nous a présenté le travail engagé avec sa famille et les fidèles amis qui l’entourent et l’épaulent dans la mission de mémoire qu’elle s’est imposée à elle-même et qui prend parfois, pour ne pas dire souvent, la tournure d’un sacerdoce. L’énergie qu’elle déploie, stimulée par la passion qui l’habite pour cet œuvre, n’a d’égal qu’une forme d’inconscience salutaire face à l’immensité de la tâche qui l’attend encore, alors que tant et tant de travail a déjà été réalisé depuis qu’elle a décidé d’assumer l’héritage artistique légué par un homme qui, nonobstant ses activités pléthoriques, éprouvait aussi l’impérieuse nécessité et l’envie de s’exprimer par la peinture au point d’avoir produit un œuvre, à ce jour encore, innombrable et néanmoins déjà estimé à plusieurs milliers de peintures et dessins. Un an plus tard, en 2013, Brigitte Chabard et Florence Rochette-Amiel nous annonçaient l’organisation d’une exposition sur l’œuvre de Raymond Rochette, au musée Rolin d’Autun, pour laquelle elle avait été amenée à dérouler et poser sur châssis quelques toiles inédites de son père. À cette même époque, lors de nos rencontres et échanges, régulièrement, nous évoquions, bien que de manière informelle, les possibilités d’une nouvelle présentation au sein de l’Écomusée Creusot Montceau, où furent exposées, par le passé, des sélections de dessins et peintures. Un tel projet, s’il devait donc avoir lieu, ne pouvait se justifier que sur la base d’une réelle nouveauté tant dans les œuvres à présenter au public que dans l’approche scientifique. C’est en 2014, lors même que nous travaillions sur le modeste projet intitulé « Ma ville – Mon œuvre » parce qu’il donnait à voir, sous l’angle de la balade comparative entre les dessins de Christian Segaud et les peintures de Raymond Rochette, deux visions très différentes et tout à fait complémentaires de la ville du Creusot, que nous commençâmes à analyser le travail artistique de Raymond Rochette, découvrant, chaque fois que nous nous penchions sur ses œuvres, un talent qui se distinguait par une maîtrise réelle de la composition, de la couleur et de la lumière auquel s’ajoutait, c’était chaque fois plus évident, un choix délibéré pour des sujets dans lesquels l’industrie était systématiquement présente, tantôt sujet de premier plan, tantôt évoquée en arrière-plan. C’est ainsi qu’avec Florence Rochette-Amiel, nous décidâmes d’engager un projet d’exposition d’envergure, lequel imposait de découvrir et poser sur châssis l’intégralité des œuvres de son père conservées roulées depuis toujours et, de ce fait, totalement inédites. L’enthousiasme et la spontanéité avec laquelle 9
AVANT-PROPOS
Florence Rochette-Amiel accepta de relever le défi alors qu’elle avait parfaitement conscience de la mobilisation que cela lui demanderait, forcèrent notre admiration et nous motivèrent à convaincre ceux qui devaient encore l’être du bien-fondé d’un choix commun qui offrait la perspective de révélations et d’une compréhension approfondie et renouvelée de l’œuvre d’un peintre qui n’eut de cesse de représenter son territoire. Comme dans les légendes, une belle rencontre peut en cacher une autre. Le corpus d’œuvres à étudier pour ce projet d’exposition était estimé à environ deux mille peintures et autant de dessins conservés pour moitié dans la collection de la famille de l’artiste et pour moitié à l’Écomusée Creusot Montceau. Aucun inventaire ni relevé n’existaient. Les délais imposaient de confier le travail de catalogage de cet ensemble à un spécialiste des dessins. Nous connaissions le travail réalisé par Matthieu Pinette sur Ruskin et la Bourgogne et le regard qu’il avait posé sur l’œuvre graphique de Jean Lasne ; la décision fut donc prise de contacter ce collègue, voisin bourguignon, dont la proximité géographique semblait pouvoir favoriser son adhésion au projet. L’œil attentif et l’analyse pointue qu’il nous livre dans ce catalogue laissent aussi transparaître une émotion sincère et profonde. C’est pourquoi, tout naturellement, il apparut comme une évidence que notre collaboration devait se poursuivre et qu’il était celui devant lequel il convenait de s’effacer pour lui permettre d’aller au bout de la démarche scientifique et culturelle initiée, en lui confiant le commissariat de notre exposition. Plusieurs expositions et catalogues témoignent des recherches engagées depuis une vingtaine d’années sur les peintres réalistes qui découvrent et s’intéressent à l’univers de la technique au point de chercher à le restituer dans leurs œuvres. On pense bien sûr aux peintures des artistes de la fin du XIXe siècle, présentées dans ces expositions : Scène de battage mécanique (1896) de Gabriel Rigolot, propriété du musée des Beaux-Arts de Rouen, les deux versions de La Fenaison (1882 et 1884) de Julien Dupré, conservées respectivement à la Washington University Art Gallery de Saint Louis et au Saint Louis Art Museum, ou Retour des champs d’Henri Lerolle pour l’évocation de la paysannerie ; pour les intérieurs d’usine, Laminage de l’acier (1887) d’André Rixens, Les Meuleurs (1888) de Joseph Gueldry, deux dépôts de la Ville de Paris exposés à l’Écomusée, ainsi que Forges et aciéries de Saint-Chamond (1889) par Joseph Layraud, huile sur toile inscrite à l’inventaire de l’Écomusée. Comment enfin ne pas évoquer les paysages du Nord de la France façonnés par les mines, métallurgies et aciéries peintes par Lucien Jonas, et les portraits de mineurs et ouvriers de Jules Adler ou de Théophile Steinlen dont nous conservons également un ensemble de neuf estampes 1 réalisées entre 1907 et 1909 ? Qu’ont-elles en commun, ces œuvres, sinon d’oser représenter la république plébéienne, celle qui nourrit le synopsis de L’Assommoir édité en 1877, consacrant par là même le rapprochement entre peinture et littérature naturaliste dans une France qui assiste à la naissance chahutée de la IIIe République. Dans cette société où le quotidien des gens ordinaires oscille entre ruralité et mécanisation du travail, c’est la question sociale qui soulève la Commune de 1871 avant de provoquer les grandes grèves des mineurs et métallurgistes qui marquent les deux dernières décennies du XIXe siècle. Raymond Rochette connaît la peinture naturaliste, lui dont l’œuvre est à l’image de ceux des deux parangons qu’il s’est choisis pour le guider dans son travail artistique, Louis Charlot 2 (1878-1951) et Jules Adler (1865-1952). L’œuvre du premier est connue pour ses scènes de genre et paysages du Morvan ; il est distingué par Guillaume Apollinaire dans ses critiques des Salons. Le second passe à la postérité pour La Grève au Creusot (1899) présentée au Salon de 1900 et conservée au musée des Beaux-Arts de Pau. L’œuvre se veut l’archétype de la représentation de la révolte ouvrière. Elle fait écho à la peinture de 10
1. Premières œuvres acquises par l’Écomusée Creusot Montceau en 1972, année de sa création, elles sont respectivement intitulées Les Veuves de Courrières, évoquant la catastrophe éponyme survenue le 10 mars 1906, Les Gueules noires, Les Ouvrières, L’Enterrement, La Reconnaissance, Idylle, La Paie, Le Houilleur, Les ouvriers sortant de l’usine. 2. L’Écomusée conserve une peinture de Louis Charlot consacrée au monde de l’industrie, intitulée Le Creusot : vue des ateliers de la plaine des Riaux (1916), cette huile sur toile fait figure d’exception dans son œuvre.
Giuseppe Pellizza da Volpedo intitulée Il Quarto Stato, exposée au Museo del Novecento à Milan, une œuvre qui coûtera à ce dernier dix ans de travail et nombre d’esquisses préparatoires pour donner corps et âme à cette marée humaine d’ouvriers journaliers habitués à louer leurs services au jour le jour, et qui décident d’unir leurs forces pour protester publiquement contre la condition sociale dans laquelle ils sont maintenus. Dans quel contexte Raymond Rochette travaille-t-il ? La première période de son œuvre, située entre 1921 et 1949 témoigne tout autant de l’influence de Louis Charlot dans sa formation que de la place que la paysannerie occupe encore dans l’imaginaire collectif. La France de 1914 ne possède encore qu’une poignée de très grandes entreprises, entendons de celles dont les effectifs se mesurent par centaines. Né en 1906, Rochette grandit dans un environnement où le travail dans les mines et la sidérurgie était, en France, une nouveauté économique. Le territoire de son enfance s’urbanise dans le sillage du développement industriel : c’est à cette époque que Le Creusot va s’approcher des cinquante mille âmes et que l’entreprise Schneider et Cie rassemblera quelque dix mille salariés. Le jeune homme est scolarisé dans les écoles de la plus grande industrie française, et l’une des plus grandes d’Europe. Mais le peintre qu’il est devra patienter longtemps, jusqu’en 1949, avant d’être autorisé à poser son chevalet dans les usines de l’entreprise. Une date symbolique à partir de laquelle il va s’affranchir des conseils de ses pères et prendre son envol artistique pour atteindre une maîtrise consommée de la composition, de la lumière et de la couleur dans son œuvre. Son inconditionnel besoin de peindre, qui confine à l’obsession, nous vaut de bénéficier aujourd’hui d’un volume de peintures et de dessins certes considérable puisqu’évalué, pour l’heure, à environ quatre mille pièces connues et identifiées ; elle nous vaut aussi de disposer d’un corpus sans aucune discontinuité temporelle, en faisant par là même une œuvre capable de témoigner avec fiabilité de la manière dont l’artiste tend vers ses objectifs, restitue la monumentalité des lieux de production, les innovations techniques qu’il découvre et cherche à comprendre avant de les fixer sur la toile. Son art laisse transparaître une forme de fascination pour la grande industrie. Il introduit aussi une continuité anthropologique avec les hommes immortalisés par les artistes, peintres ou sculpteurs, qui l’ont précédé, tels François Bonhommé, Joseph Layraud, Jules Dalou en France, ou Constantin Meunier en Belgique : ses peintures, qui nous parlent encore de notre civilisation industrielle, livrent un monde ouvrier toujours caractérisé par une main-d’œuvre exclusivement masculine, une résistance physique et un courage qui tiennent parfois de l’héroïsme. Au-delà de l’analyse pointue de l’œuvre artistique confiée à Matthieu Pinette, nous avons souhaité ouvrir les pages de ce catalogue à plusieurs personnalités dont les textes sont rassemblés dans la première partie. Ils ont pour vocation de permettre à chacun d’exprimer, avec leurs mots et leur sensibilité, leur rencontre avec Rochette. En retournant pour ainsi dire le pinceau de l’artiste, nous donnons corps à un nouveau portrait, réalisé à plusieurs mains, de Raymond Rochette, homme et artiste en son territoire. Nous espérons sincèrement que les lecteurs du catalogue et les visiteurs de l’exposition poseront un nouveau regard sur un homme qui fut apprécié et honoré à juste titre de son vivant mais dont la qualité artistique restait à affirmer.
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Artiste en son territoire
Raymond Rochette
La passion de transmettre
J E A N - M A R C H I PP O LY T E Maire de Saint-Sernin-du-Bois
Le Battoir Perraudin, 1941 Cat. no 33 (détail)
Je tiens tout d’abord à saluer l’initiative prise par l’Écomusée du Creusot-Montceau et sa directrice Typhaine Le Foll de valoriser à travers cette exposition l’œuvre de Raymond Rochette. La sélection des tableaux a été facilitée par l’engagement de la famille Rochette, de Gilbert Brochot, président des Amis de Saint-Sernin, de Patrick Gorria, de celles et ceux qui les entourent pour la conception, le suivi et la mise en œuvre d’une base de données numériques. À souligner également le travail important réalisé par Matthieu Pinette. Qu’ils en soient tous remerciés. Raymond Rochette est le peintre du Creusot et de son usine, mais également de SaintSernin-du-Bois, village situé sur les derniers contreforts du Morvan, au nord du Creusot et sur la route de l’Autunois. Il a régulièrement installé son chevalet aux quatre coins de la commune et a ainsi croqué et immortalisé les richesses naturelles et architecturales des lieux ainsi que des scènes de vie et des personnages en lien avec le village. Robert Vrinat, critique d’art, écrivait : « Un vrai peintre doit à la fois aimer la peinture et le sujet qu’il peint. » Cela s’applique pleinement à Raymond Rochette, tant il était fasciné par l’usine et passionné par Saint-Sernin-du-Bois. On comprend qu’il a peint pour se faire plaisir. On devine toute la joie et le bonheur qu’il ressentait. C’était un artisan de la culture, le mot « culture » ne pouvant être séparé de « loisirs ». Rien ne pouvait l’arrêter dans son enthousiasme : faisant fi des problèmes de vertige, on le retrouvait sur les hauteurs du donjon lors des travaux de restauration, il suivait la pelleteuse lors des travaux d’assainissement, à la recherche de vestiges gallo-romains, il nous emmenait dans sa 4L, transformée pour l’occasion en 4×4, sur les traces d’une villa gallo-romaine… Nous avons été les témoins de sa chaleur humaine et de son humilité, en particulier lors de l’exposition qu’il organisait tous les ans au mois de mai au Prieuré de Saint-Sernin. Au coin du feu, il nous livrait nombre d’anecdotes, évoquait l’histoire de la commune. Lorsque nous lui demandions, le prieuré n’étant pas sécurisé à l’époque, s’il ne craignait pas un vol de tableau, il nous répondait : « Si c’est le cas, ce sera un amateur de ma peinture. » Aujourd’hui, il repose à proximité du Prieuré, au pied du donjon qui, grâce à sa famille, aux bénévoles de l’association des Amis de Saint-Sernin, accueille dans une salle mise à disposition par la municipalité une grande partie de son œuvre, soit plusieurs centaines de tableaux auxquels viendront s’ajouter les deux à trois cents toiles inédites qui ont dû être soigneusement déroulées et montées sur châssis. Raymond Rochette est toujours très présent à Saint-Sernin-du-Bois, certes à travers ses tableaux, mais aussi dans le musée qui rassemble de nombreux vestiges historiques qu’il a contribué à collecter et surtout au sein de l’association des Amis de Saint-Sernin qu’il a créée en 1978. Raymond Rochette, adepte de la pédagogie Freinet, avait le souci de transmettre, de communiquer ses passions. Alors je souhaite à tous les visiteurs de trouver dans cette exposition toute la richesse et le bonheur qu’il voulait partager. 15
Pas comme tout le monde…
FLO R E N CE R O CH E T T E -A M I E L
Je devais avoir cinq ans lorsque je me suis aperçue que nous ne vivions pas comme tout le monde… Même si, dans ma famille, c’était le vrai bonheur, j’aurais aimé avoir la même aisance avec mes amis, mais quelque chose m’en empêchait. Un jour j’ai demandé à mon père pourquoi les gens cachaient leurs pinceaux lorsque nous arrivions. « Ils cachent leurs pinceaux ? Pourquoi penses-tu cela ? » J’ai répondu : « Lorsque nous arrivons chez eux, on ne voit pas de pinceaux. » Mon père m’a alors expliqué que tout le monde ne peint pas. Chez nous, séchaient sur l’évier des couteaux, des fourchettes, des cuillers à soupe et à dessert, et des pinceaux… Je pensais alors que ce n’était peut-être pas poli de laisser les pinceaux sur l’évier lorsque des invités arrivaient. Des invités, il y en avait souvent ; le dimanche, en particulier, des personnes seules, comme la marraine de Luc ou le curé de Saint-Sernin. Nous allions au catéchisme au Creusot, mais nos parents n’assistaient jamais à la messe. Nous allions voir architecture, sculptures et peintures dans les cathédrales, mais en dehors des offices (sauf peutêtre, parfois, pour la messe de minuit). L’année de la communion solennelle que nous devions faire, mon frère Luc et moi, à l’église de Saint-Sernin-du-Bois, j’allai me confesser auprès de l’abbé Billard. Avant de me donner l’absolution, celui-ci me dit : « Tu me diras trois “Je vous salue Marie” et tu diras à ta mère de venir me chercher dimanche, parce que ma moto est en panne. » Cette remarque m’avait un peu gênée, car je me sentais légère comme un papillon après avoir confessé mes péchés et le retour rapide à la réalité m’avait semblé un peu rude. Hormis la marraine de Luc et l’abbé Billard, d’autres personnes, et parfois même des inconnus, venaient manger à notre table. Un jour, quelques années après notre communion, en arrivant la dernière à la table du déjeuner, je vis un homme que je ne connaissais pas. Compte tenu de son costume et de son visage, il ne ressemblait pas à un modèle pour un tableau… La conversation ne me donnait aucun indice. Peut-être ma mère, qui était infirmière, devait-elle lui faire une piqûre, mais il ne parlait pas non plus de sa santé. Il partit assez rapidement après le dessert avec un grand sac, et remercia chaleureusement mes parents à qui je demandai qui il était. J’appris alors que ce monsieur, qui vendait des savonnettes, s’était arrêté à la maison pour demander où, en allant vers Saint-Sernin, il pourrait trouver un café-restaurant. Comme il n’y en avait pas à proximité, mes parents lui avaient proposé de déjeuner avec nous…
Autoportrait, 23 septembre 1943 Cat. no 12 (détail)
Ma mère faisait un gâteau chaque jour, « on ne sait jamais, il peut venir quelqu’un… », et effectivement, il venait toujours quelqu’un ! La maison n’était pas fermée à clé lorsque nous partions le dimanche, car si des amis venaient à passer, il était important qu’ils puissent entrer et voir les dernières peintures de notre père… Un dimanche aprèsmidi, alors que nous étions « partis peindre », nous trouvâmes à notre retour la maison sens dessus dessous… Je dis « nous étions partis peindre », car dès le dimanche matin, 17
Sur le motif
CH R I S T I A N B O B I N
La vie commence à six ans, elle finit à sept. Entre les deux coulent des dizaines d’années. Il a six ans, Raymond Rochette, quand son père l’emmène dans une usine. Il voit le feu danser avec les hommes. Il pense surprendre une fête. Le peintre a son œil fait par cette vision. Formé, décidé. De ses six ans à ses sept il passera des dizaines d’années à peindre. L’enfant fera des enfants. Il installera son atelier au milieu du foyer. Et quand il y aura des promenades ce sera pour capturer quelques lumières sur une toile, en compagnie des enfants et de l’épouse. Les peintres, grands ou petits, sont des braconniers de lumières. Ils ne peignent pas : ils relèvent leurs pièges. Je ne suis jamais entré dans les usines du Creusot. Elles sont pour moi, et resteront toujours, un lieu inabordable – sacré et infernal. Je regarde ce que c’était par les fenêtres de Raymond Rochette. Il peint aussi la neige. La neige, c’est mon amie. Elle vient et elle n’insiste pas. Quelques jours dans l’année mais ce sont des jours éternels. Il y a un petit paysage de neige dans un couloir de l’Écomusée. Le voir me serrait le cœur, je ne sais pourquoi. Vivre sans savoir, c’est le mieux. Les enfants du peintre ont grandi dans une clairière de bleu, de rouge, de vert. Un père, c’est silencieux. Un père peintre, c’est du silence au carré. C’est la vie aussi, le silence. Il est bon que la neige tombe sur nos paroles et sur nos sépultures. Sa fille Florence m’a montré la tombe du peintre. Elle est penchée sur l’étang de Saint-Sernin, cette tombe. Elle peint sur le motif.
Le Chemin des Dames, la montagne des Boulets, 26 janvier 1958 Cat. no 42 (détail)
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Raymond Rochette en couleurs D O M I N I Q U E S CH N E I D E R
Hommage à Louis Charlot peintre du Morvan (1878-1951), 18 mars 1972
Peinture à l’huile sur papier tendu sur bois 150,5 × 122 cm (avec cadre) Collection de la famille de l’artiste
Étude pour Les Chauffeurs, février 1955
Mine de plomb, fusain et pastel sur papier 132 × 163,9 cm Musée de l’Homme et de l’Industrie, Écomusée, Le Creusot
Les Chauffeurs, 18 mars 1955
Peinture à l’huile sur bois 133,2 × 166,1 cm Musée de l’Homme et de l’Industrie, Écomusée, Le Creusot
Je n’ai pas le souvenir d’avoir découvert les tableaux de Raymond Rochette. Ils m’étaient familiers. Non seulement ils m’étaient familiers, du moins certains d’entre eux, mais encore, ils représentaient une ville et une usine que je connaissais bien aussi. Ce genre de proximité avec une œuvre vous donne un point de vue particulier. Très petite, je savais reconnaître un Rochette. À quoi, me demanderez-vous ? Évidemment, je ne vais pas vous répondre avec des éléments scientifiques ou culturels. Je n’avais pas l’âge pour cela. Non, j’y trouvais quelque chose qui n’était pas sur les photos de l’usine : la couleur. J’ai des centaines de photos de l’usine, quelques tableaux de Rochette, et pour moi, ce qui rend le mieux mes souvenirs d’enfance, ce sont les tableaux de Rochette. Alexandre Trauner, l’un des plus grands décorateurs de cinéma, qui a travaillé avec Billy Wilder aussi bien qu’avec Prévert, son meilleur ami, disait que les films en noir et blanc, les photos en noir et blanc étaient un artifice car notre vision est en couleurs. Cette impression, un enfant peut la ressentir. Les tableaux de Rochette montraient l’usine ou les places du Creusot comme je les voyais, de façon affective, avec ses couleurs renforcées qui soulignaient l’effort de l’homme, la flamboyance du feu, le poids des instruments ou la légèreté des cerisiers en fleurs au printemps, la beauté vallonnée de la campagne environnante et le froid de la neige en hiver. Si vous n’étiez jamais allé dans une usine à cette époque, vous ne la voyiez qu’en noir et blanc sur des photos. Et mes souvenirs sont en couleurs. J’aimais bien aussi que quelqu’un se coltine des machines aussi bien que des fleurs de prunus, histoire de mesurer les forces. Le lourd et le léger, le dur et le souple, la permanence et la brièveté, l’ombre et la lumière, et surtout, l’homme et la machine. Car des hommes, Rochette en a peint autant que des machines, avec ce rapport de taille, eux si petits et elles si grandes, et leur coopération. Une première fois, Rochette avait demandé à mon grand-père s’il pouvait peindre à l‘usine. En 1936, je crois. Sans succès. Il renouvela cette demande auprès de mon père en 1949 et obtint facilement son accord. L’époque était différente. Nous nous en réjouissons tous. On peut voir dans le travail de Rochette, comme dans celui de Louis Charlot, des traces de cubisme cézannien. Malgré les traits marqués qui soulignent les formes, on peut lire clairement l’influence de Cézanne, surtout par exemple dans son Hommage à Louis Charlot, cet autre bon peintre dont je possède aussi un tableau représentant la plaine des Riaux. Louis Charlot fut le professeur de Rochette. Ce portrait s’inspire de L’Homme à la pipe de Cézanne. Chacun a eu sa façon de digérer l’histoire de la peinture. Rochette a beaucoup peint, beaucoup dessiné. Quand il peignait en noir et blanc, il ne regardait pas ce qu’il peignait sur la toile, même quand il utilisait l’encre de Chine, ce qui prouve sa maîtrise. Mais que regardait-il quand il peignait en couleurs ? Nous avons la chance aujourd’hui d’avoir à la Verrerie une autre exposition de Rochette, où nous sont montrés, pour l’essentiel, des toiles et dessins inconnus, afin d’explorer cette œuvre jusqu’au bout. 23
Rencontre Élément de cuve nucléaire, vers 1975 Cat. no 211 (détail)
R E N É D E M A IZ I È R E Chef d’établissement de l’usine Framatome Creusot
Nous devions être en 1977 lorsque ma secrétaire vint me demander si je voulais bien recevoir Monsieur Raymond Rochette, illustre peintre des usines du Creusot. Je reçus volontiers cet artiste renommé qui avait déjà si bien su mettre en valeur, auprès du grand public, l’atmosphère, les outils et les hommes de notre industrie lourde. À l’époque, les fabrications nucléaires étaient encore soumises à une certaine discrétion. C’est avec beaucoup de réserve et d’humilité que M. Rochette me demanda l’autorisation de pouvoir peindre certains chantiers de construction des cuves destinées aux réacteurs P.W.R. 1 Avec l’accord de ma hiérarchie, j’accédai à sa requête et lui proposai de lui faire visiter nos ateliers. Dès que nous eûmes franchi la porte de ceux-ci, je vis cet homme humble et réservé jusque-là dans son attitude, se transformer littéralement, arborant un nouveau regard dans lequel irradiait sa véritable passion. Dans la grande nef, qu’il qualifia de « cathédrale », chaque chantier semblait le fasciner. Fusaient les questions, toujours pertinentes, relatives aux moyens de préchauffage des éléments en cours d’assemblage, au soudage, qu’il soit manuel, semi-automatique ou automatique, aux moyens de levage ou aux protections thermiques. Il s’intéressait également aux hommes qui évoluaient au sein de l’atelier, voulant connaître leur qualification, leurs postes de travail, leur hiérarchie et les dangers qu’ils encouraient. Vint ensuite la période où, avec un grand discernement, il peignait des œuvres qui représentaient parfaitement les pièces en cours d’assemblage, et il rendait bien l’atmosphère particulière des ateliers. En janvier 1992, alors que j’étais vice-président de la Fondation de l’Hôtel-Dieu, j’ai eu le plaisir d’accrocher dans le hall une huile superbe de Raymond Rochette, Les Ouvriers manutentionnaires. Cette œuvre, véritable hommage aux ouvriers du Creusot et qui est un legs de mon ami René Martin, retient toujours aujourd’hui le regard des visiteurs grâce à sa luminosité et à la richesse de ses couleurs. Plus récemment, une des grandes toiles de Rochette, relative à des fabrications que j’ai bien connues, la partie supérieure de cuve et un couvercle pour un réacteur de 900 MW, a été offerte par sa famille à la Ville du Creusot. Je garde un souvenir heureux de cette magnifique rencontre avec un être humble et passionné, pétri de talent, amoureux de notre industrie et des hommes qui la servent, qui a si bien su graver dans le temps la grandeur de notre histoire industrielle locale, au temps de sa gloire.
1. P.W.R. (pressurised water reactor) : concerne le type de filière nucléaire des réacteurs à eau pressurisée que nous construisions, sous licence Westinghouse.
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Raymond Rochette Peintre de l’usine du Creusot
PH I L I PPE B O U R G E S Vice-Président de l’Académie François Bourdon
Les Soudeurs, 20 mars 1952 Cat. no 105 (détail)
1. Patrick Gorria a développé un outil informatique de gestion de base de données spécifiquement pour une maintenance aisée, et une détection des doublons éventuels, par traitement d’images et reconnaissance automatique des tableaux.
Peu d’artistes ont reproduit l’ambiance des ateliers et plus particulièrement celle de la grande industrie. Baigné dès l’enfance dans l’atmosphère du Creusot et de son industrie lourde, Raymond Rochette a eu à cœur de mettre son art au service de la description des ateliers et de leurs occupants. Il a donc demandé et obtenu de la direction de pouvoir poser son chevalet au cœur même de l’usine, au plus près des opérateurs. Ces derniers se sont d’ailleurs tellement habitués à sa présence que celle-ci ne perturbait nullement la production. Plusieurs centaines d’œuvres mettent donc en avant tous les ateliers de l’usine du Creusot depuis les années 1950 et montrent en particulier des outillages et des machines disparus depuis longtemps au hasard des nouveaux investissements ou des restructurations successives. Raymond Rochette donnait peu d’informations sur la nature des objets représentés. Quelquefois même, les indications pouvaient prêter à confusion, l’imagination de l’artiste associant des objets, des tâches, des opérateurs, qu’il était difficile de retrouver ensemble dans un atelier. Il a d’ailleurs laissé de nombreux croquis que Matthieu Pinette a analysés avec l’aide de spécialistes techniques. Dans le cadre du catalogue raisonné des œuvres de son père, Florence Rochette-Amiel a demandé à Patrick Gorria de l’IUT du Creusot de mettre en place un site Internet rassemblant les œuvres numérisées avec les diverses informations qui les concernent 1. Il est alors apparu nécessaire de préciser les lieux, les dates, les opérations techniques, voire les fonctions des différents opérateurs apparaissant dans les œuvres relatives à l’usine. Elle a demandé à l’Académie François Bourdon de l’aider dans cette tâche. Dans ce but, un groupe de travail a donc été constitué. En effet, les tableaux concernent toutes les activités de l’usine, tant en sidérurgie qu’en mécanique. Il a fallu rassembler des spécialistes de l’aciérie, de la forge, du laminage, de la grosse mécanique, de la chaudronnerie, des compresseurs, du ferroviaire, y compris pour des ateliers désinvestis depuis de nombreuses années, tels que le train à barres et la moyenne forge, en faisant appel à la mémoire des plus anciens. De nombreuses séances de visionnage des œuvres ont été nécessaires. Elles étaient ponctuées d’échanges assez vifs quand plusieurs hypothèses se présentaient, dues, comme je l’évoquais, à l’imagination de l’artiste. Elles ont permis de rappeler à notre mémoire ces machines et ces ateliers disparus. Mais au-delà de l’aspect descriptif, il est apparu que la forte attirance de Raymond Rochette pour l’Usine du Creusot témoignait aussi d’un souci constant de mettre en avant les opérateurs, âmes de leurs ateliers. On ne peut donc que se féliciter de cette « mémoire d’usine » que nous a laissée Raymond Rochette.
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Rochette : un artiste dans le Maitron
PI E R R E CH AU M O N T Secrétaire de l’Association bourguignonne des amis du Maitron
« Mon art est un art social, il n’est pas fait pour moi, mais pour les ouvriers. » « Demain, un jour, ce sera le témoin du travail de l’ouvrier dans la seconde moitié du XXe siècle. »
Pourquoi Raymond Rochette figure-t-il dans le dictionnaire le Maitron ? D’abord qu’est-ce que le Maitron ? Fils d’instituteurs de Pouilly-sur-Loire, Jean Maitron (1910-1987) fit ses études supérieures à Paris. Enseignant, il termina sa carrière à la Sorbonne. Il consacra sa vie à l’histoire sociale, au mouvement ouvrier et à ses militants. Il a publié de nombreux ouvrages et a inventé le Dictionnaire du mouvement ouvrier français (puis international) en lien avec les Éditions ouvrières. Ce dictionnaire est universellement connu sous le nom de Maitron. Celui-ci couvre la période de 1789 à 1939 (en 44 volumes contenant plus de 110 000 biographies). Plus de 250 historiens ont participé à cette rédaction. La première originalité de l’entreprise de Jean Maitron est que cette vaste fresque de l’histoire ouvrière est construite uniquement par des notices biographies de militants, qu’ils soient célèbres ou obscurs. La seconde, c’est que ce travail de collection et de rédaction des biographies n’est pas conduit exclusivement par des universitaires : des militants du terrain y sont également associés. C’est la raison d’être de notre association locale, l’Association bourguignonne des amis du Maitron (ABAM). Sous la direction de Claude Pennetier, les travaux de recherche se poursuivent en lien avec des centaines de collaborateurs pour écrire les biographies de la cinquième période, de 1940 à 1968, afin de réaliser le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier et social (nouvelle dénomination). Douze volumes papier couvrent cette période, présentant environ 12 000 biographies. 36 000 en ligne accessibles sur Internet (http:// maitron-en-ligne.univ-paris1.fr). La publication est réalisée aujourd’hui par les Éditions de l’Atelier.
La Classe de La Marolle, 1935-1936 Cat. no 6 (détail)
Si Raymond Rochette figure dans le Maitron, ce n’est ni en raison de son parcours politique, ni de son parcours syndical, à la différence de la très grande majorité des biographiés. Qu’un instituteur de Saône-et-Loire, proche du Creusotin Rémy Boutavant, militant du syndicat unitaire dès 1930, entré au Parti en 1934, très influent dans son milieu professionnel, adhère au parti communiste en 1937, cela n’a rien d’exceptionnel. Qu’il le quitte, comme beaucoup de ses collègues en 1939, au moment du pacte germano-soviétique que Rémy Boutavant refuse de dénoncer, ne justifie pas que Raymond Rochette ait été retenu dans le Maitron. Pas plus que son parcours syndical : il fut durant toute sa carrière adhérent au Syndicat national des instituteurs sans être militant. Plus intéressant est 29
Le territoire Creusot Montceau sous le regard de l’administration départementale, à l’époque de Raymond Rochette I SA B E L L E V E R N US Département de Saône-et-Loire, directrice des Archives et du patrimoine culturel
Le Creusot en été, 3 août 1948 Cat. no 68 (détail)
1. B.-F. Payebien, C. Chambard, Saôneet-Loire. Cours de géographie, 32 p., Mâcon, Delcassan, 1927. Pierre Lafille, Georges Blanc, Saône-et-Loire : histoire et géographie régionales, Mâcon, BuguetComptour, 1941. 2. Saône-et-Loire, aspect historique, géographique, économique, touristique et administratif du département, 218 p., Alepée et Cie éditeurs, 1951. Saôneet-Loire, coll. Richesses de France, Revue du tourisme, de l’économie et des arts, no 36, 180 p., 3e trim. 1958. Richesses et espérances de la Saône-et-Loire, revue Europe économie, no 5, Paris, 1965. Saôneet-Loire, revue Bien vivre, Paris, 56 p., [1965], par l’association Saône-et-Loire Tourisme et la préfecture de Saône-etLoire. Regards sur la Saône-et-Loire, coll. Regards sur la France, no 68, Paris, 247 p., juin 1971. Le dossier préparatoire à la publication de 1958 a été intégralement conservé au sein du Cabinet du préfet, qui pilotait le projet (archives départementales de Saône-et-Loire, 747 W 324-326). 3. Raymond Oursel, Trésors de Saôneet-Loire, Paris, Delmas, 1975.
Au cours des décennies 1950-1970, l’administration du département a réalisé plusieurs publications destinées à promouvoir la Saône-et-Loire auprès des habitants, des investisseurs potentiels ou des touristes. Reflet de la manière dont les responsables publics du département percevaient, ou voulaient montrer, ce qui était alors le cadre de la vie et de l’œuvre de Raymond Rochette, les pages ou les illustrations consacrées au territoire de l’actuelle Communauté urbaine constituent donc un digest du discours officiel de l’époque sur cet espace. Cette représentation, contemporaine de l’activité de l’artiste mais évidemment conçue dans un cadre et à des fins tout autres que celle-ci, est révélatrice du rôle attribué au secteur géographique Montceau-les-Mines – Le Creusot et des enjeux qu’il devait porter. Pendant la première moitié du XXe siècle, aucun ouvrage général n’a été consacré à la Saône-et-Loire, sinon deux monographies à caractère historique ou géographique 1. Pendant les Trente Glorieuses en revanche, plus précisément entre 1951 et 1971, cinq publications se succèdent, commanditées par l’administration ou des structures para-publiques 2 ; une sixième paraît en 1975, sur un texte de Raymond Oursel, archiviste départemental 3. Ces monographies relèvent d’une pratique éditoriale qui s’est développée après la Seconde Guerre mondiale : la collection à visée promotionnelle. Répondant à la proposition d’une maison d’édition, une ville ou un département participe au financement et à la réalisation d’un ouvrage dont le contenu fait l’objet d’un accord entre les parties, l’éditeur se chargeant de la diffusion. Le premier ouvrage, paru en 1951 alors que la notion d’aménagement du territoire s’imposait en France, fait partie d’une collection publiée aux éditions Alepée, à l’instigation du ministère des Travaux publics, des Transports et du Tourisme. Il est édité sous le patronage du préfet de Saône-et-Loire, du président du Conseil général, des présidents des chambres de commerce de Chalon-sur-Saône et de Mâcon, des présidents des fédérations départementales des syndicats d’exploitants agricoles et des syndicats patronaux. Comme en témoigne l’avant-propos de L. Chartier, président de la chambre de commerce de Mâcon-Charolles-Tournus, l’enjeu est avant tout économique : il s’agit en effet de « permettre au public, aux chefs d’entreprise, aux hommes d’affaires, de mieux prendre conscience des possibilités d’activité procurées par notre région et même donner à l’étranger une meilleure connaissance de notre pays ». Le même objectif sous-tend les collections Richesses de la France, en 1958, ou Regards sur la France, en 1971, comme celle du numéro spécial de la revue Europe économie, en 1965. En revanche, les deux publications Bien vivre – Saône-et-Loire (1965) et Trésors de Saôneet-Loire (1975) ont des visées touristiques. Dans ces dernières, l’administration s’efface, alors qu’elle porte de manière très affirmée les premières – préfet, président du Conseil général, maires, présidents de chambres consulaires et de syndicats patronaux, directeurs départementaux, signent la plupart des articles. C’est dans le volume de 1951 que 37
L’œuvre
Raymond Rochette
Autoportraits
Cat. no 12
Autoportrait, 23 septembre 1943
Peinture à l’huile sur papier collé sur carton 55 × 46 cm Collection de la famille de l’artiste
55
UNE VIE
Cat. no 6
La Classe de La Marolle, 1935-1936 Peinture à l’huile sur carton 60 × 72,3 cm Collection de la famille de l’artiste
60
La guerre / Les premières peintures industrielles
Cat. no 21
Le Creusot le long de la voie ferrée, 21 septembre 1928
Peinture à l’huile sur carton collé sur bois 34,1 × 41,9 cm Collection de la famille de l’artiste (dépôt au musée de l’Homme et de l’Industrie, Écomusée, Le Creusot)
63
Les premières peintures industrielles
Cat. no 23
Laminoirs, 24 septembre 1949
Peinture à l’huile sur bois 74,7 × 94,2 cm Collection de la famille de l’artiste
65
La matière : la pierre et le bois
Cat. no 30
La Carrière de Bouvier, 18 mai 1948
Peinture à l’huile sur papier tendu sur toile 73,4 × 92,3 cm Collection de la famille de l’artiste
73
DU PAYSAGE RURAL AU PAYSAGE INDUSTRIEL
Cat. no 26
Scène de fenaison, 24 juin 1948
Peinture à l’huile sur papier collé sur carton 73,2 × 92,2 cm Collection de la famille de l’artiste
74
Les usines vues de La Marolle
Cat. no 68
Le Creusot en été, 3 août 1948
Peinture à l’huile sur papier collé sur carton 73,3 × 92 cm Collection de la famille de l’artiste
91
DU PAYSAGE RURAL AU PAYSAGE INDUSTRIEL
Cat. no 69
La Porte de la forge, 20 août 1947
Peinture à l’huile sur papier collé sur bois 61,5 × 74,6 cm Collection de la famille de l’artiste (dépôt au musée de l’Homme et de l’Industrie, Écomusée, Le Creusot)
92
L’ouvrier au travail
Cat. no 108
Les Soudeurs, 1957
Peinture à l’huile sur papier tendu sur bois 118 × 94 cm Collection de la famille de l’artiste
109
L’HOMME AU TRAVAIL
Cat. no 107
Le Soudeur, 1964
Peinture à l’huile sur papier tendu sur bois 94,5 × 117 cm Collection de la famille de l’artiste (dépôt au musée de l’Homme et de l’Industrie, Écomusée, Le Creusot)
Cat. no 110
Meulage de pales de roues Francis, vers 1970 Peinture à l’huile sur papier collé sur carton 80,8 × 100 cm Collection de la famille de l’artiste 110
Scènes de vie ouvrière
Cat. no 118
Le Meuleur, vers 1972
Papier à la cuve collé sur carton 92 × 73 cm Collection de la famille de l’artiste
115
Les trains à fil
Cat. no 137
Le Tréfileur, 1952
Peinture à l’huile sur papier collé sur carton 73,2 × 92 cm Collection de la famille de l’artiste
129
Les laminoirs
Cat. no 143
Laminoir Trio, vers 1951
Peinture à l’huile sur papier collé sur carton 92 × 73 cm Collection de la famille de l’artiste
131
LE THÉÂTRE INDUSTRIEL
Cat. no 147
La Machine à vapeur du blooming, 1953
Peinture à l’huile sur carton collé sur bois 73 × 60 cm Musée de l’Homme et de l’Industrie, Écomusée, Le Creusot
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Cet ouvrage, abondamment illustré, fait suite à une analyse exhaustive du fonds d’atelier de l’artiste conservé par sa famille et propose à la gourmandise du lecteur des œuvres pour la plupart inédites.
978-2-7572-1322-3
29 €
Raymond Rochette L’obsession de l’industrie
Si son œuvre se situe dans la lignée des artistes qui, depuis le milieu du XIXe siècle jusqu’à ses contemporains du XXe siècle, s’attachent à rendre le travail avec réalisme, Raymond Rochette (Le Creusot, 1906-1993) s’en distingue et se singularise par un art de la composition et une palette chromatique qui confèrent une dimension théâtrale aux scènes de labeur représentées. L’artiste impressionne aussi par l’abondance de sa production et un attachement viscéral à sa terre natale qu’il revendique dans sa signature, « Rochette du Creusot ». Rédigés par des personnalités qui l’ont côtoyé ou qui ont étudié son œuvre – conservateurs du patrimoine, écrivains, directeurs d’usine et ingénieurs à la retraite, historien, hommes politiques, membres de sa famille – les textes de cet ouvrage dressent un portrait de l’artiste ancré dans son territoire et nous offrent un voyage qui traverse les grands moments de sa vie, explore cette obsession de l’industrie qui émaille toute sa production artistique, sans exception de genre : paysages, portraits, scènes animées, natures mortes sont techniquement construits et nourris d’une vaste typologie d’éléments. Ils élaborent une radiographie d’un territoire industriel qu’il investit, tel un atelier à ciel ouvert.
Raymond
Rochette
L’obsession de l’industrie