Cet ouvrage a été réalisé à l’occasion de l’exposition « Le Trésor de l’abbaye de Saint-Maurice d’Agaune » musée du Louvre, 14 mars – 16 juin 2014
Cette exposition bénéficie du généreux mécénat de la Fondation Gandur pour l’Art, Genève, Suisse.
Première de couverture : Chef reliquaire de saint Candide, trésor de l’abbaye, Saint-Maurice d’Agaune (détail du cat. 20) Quatrième de couverture : Aiguière dite de Charlemagne, trésor de l’abbaye, Saint-Maurice d’Agaune (détail du cat. 11) Cet ouvrage est imprimé sur un papier recyclé produit par Arjowiggins Graphic et distribué par Antalis.
En application de la loi du 11 mars 1957 (art. 41) et du Code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992, toute reproduction partielle ou totale à usage collectif de la présente publication est strictement interdite sans autorisation expresse de l’éditeur. Il est rappelé à cet égard que l’usage abusif et collectif de la photocopie met en danger l’équilibre économique des circuits du livre. © Somogy éditions d’art, Paris, 2014 www.somogy.fr © musée du Louvre, Paris, 2014 www.louvre.fr ISBN Somogy éditions d’art : 978-2-7572-0781-9 ISBN musée du Louvre : 978-2-35031-467-9 Dépôt légal : mars 2014 Imprimé en Italie (Union européenne)
Le de
Trésor de l’abbaye
Saint-Maurice d’Agaune
Sous la direction d’Élisabeth Antoine-König, avec la collaboration de Pierre Alain Mariaux, assistés de Marie-Cécile Bardoz
Textes de : Diane Antille - Élisabeth Antoine-König - Charlotte Denoël Nathania Girardin - Germain Hausmann - Eberhard König - Pierre-Yves Le Pogam Pierre Alain Mariaux - Olivier Roduit - Regula Schorta Gude Suckale-Redlefsen - Daniel Thurre - Michele Tomasi - François Wiblé
Commissariat de l’exposition
Auteurs
Élisabeth Antoine-König Commissaire, conservateur en chef au département des Objets d’art du musée du Louvre Pierre Alain Mariaux Commissaire associé pour l’abbaye de Saint-Maurice d’Agaune
Élisabeth Antoine-König Conservateur en chef au département des Objets d’art, musée du Louvre, Paris (ÉAK)
Diane Antille Historienne de l’art, université de Neuchâtel (DA)
Charlotte Denoël Conservateur au département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France, Paris (CD) Nathania Girardin Historienne de l’art, université de Neuchâtel (NG) Germain Hausmann Archiviste-paléographe de l’École nationale des chartes, Paris (GH) Eberhard König Professeur honoraire à la Freie Universität, Berlin (EK) Pierre-Yves Le Pogam Conservateur en chef au département des Sculptures, musée du Louvre, Paris (PYLP) Pierre Alain Mariaux Professeur ordinaire d’histoire de l’art du Moyen Âge et de muséologie à l’université de Neuchâtel (PAM) Chanoine Olivier Roduit Bibliothécaire et archiviste de l’abbaye de Saint-Maurice Regula Schorta Directrice de la Fondation Abegg, Riggisberg (RS) Gude Suckale-Redlefsen Historienne de l’art (GSR) Daniel Thurre Historien de l’art et médiateur culturel (DT) Michele Tomasi Maître d’enseignement et de recherche à l’université de Lausanne (MT)
Avertissement au lecteur Dans les notices des œuvres présentées dans le catalogue, la bibliographie est volontairement sélective, dans la mesure où, parmi les ouvrages cités, les plus récents et les plus complets permettent de retrouver une bibliographie exhaustive. Les archives de l’abbaye de Saint-Maurice, très fréquemment citées dans l’ouvrage, apparaissent sous le sigle AASM, suivi de la cote du document.
François Wiblé Archéologue cantonal du Valais (FW) TRADUCTEUR Jean Torrent a traduit de l’allemand vers le français l’essai de Regula Schorta.
Sommaire 7
Préface
Mgr Joseph Roduit Abbé de Saint-Maurice d’Agaune 9
Préface
Jannic Durand Directeur du département des Objets d’art 10
Introduction Élisabeth Antoine-König et Pierre Alain Mariaux
13
Histoire de l’abbaye et du culte de saint Maurice Olivier Roduit
21
Le trésor : des origines à la réforme canoniale (1128) Pierre Alain Mariaux
25
Le trésor à l’époque gothique : de l’abbé Nantelme (1224-1259) à l’antipape Félix V (1439-1449) Élisabeth Antoine-König
31
Tissus et reliques dans le trésor de Saint-Maurice d’Agaune Regula Schorta
38 39 40 41 42 44 46 48 52 56
Catalogue Autel consacré aux Nymphes cat. 1 Autel consacré au dieu Sedatus cat. 2 Autel funéraire d’Acaunensia cat. 3 Autel consacré aux puissances divines des empereurs et à Mercure cat. 4 Saint Avit de Vienne, Homélies et lettres cat. 5 Stèle du moine Rusticus cat. 6 Inventaire du trésor par l’abbé Miles cat. 7 Vase dit de saint Martin cat. 8 Coffret reliquaire de Teudéric cat. 9 Bourse reliquaire cat. 10
130 132 134
Aiguière dite de Charlemagne cat. 11 Authentiques de reliques cat. 12 Charte du roi Conrad de Bourgogne cat. 13 Diplôme du roi Rodolphe III de Bourgogne cat. 14 Fragment des Confessions de saint Augustin cat. 15 Règle de saint Augustin et commentaire d’Hugues de Saint-Victor cat. 16 Privilège du pape Innocent II cat. 17 Donation d’Humbert III de Savoie cat. 18 Châsse de saint Sigismond et de ses enfants cat. 19 Chef reliquaire de saint Candide cat. 20 Flacon cat. 21 Bras reliquaire de saint Bernard cat. 22 Relief : un berger cat. 23 Crosseron : palmette-fleur cat. 24 Coupe au centaure dite de Charlemagne cat. 25 Coupe dite de saint Sigismond cat. 26 Croix reliquaire de la Vraie Croix cat. 27 Saint Maurice cat. 28 Don d’une relique par saint Louis cat. 29 Reliquaire de la Sainte Épine cat. 30 Lettre close de Charles V, roi de France cat. 31 Deux volumes de la Bible glosée cat. 32 Psautier férié à l’usage de Sion avec une litanie de Saint-Maurice d’Agaune cat. 33 Reliquaire monstrance de sainte Apollonie cat. 34 Châsse de saint Sigismond cat. 35 Baiser de paix : Sainte Face cat. 36 Crosse de Guillaume Villien cat. 37 Gestion du domaine conventuel sous l’abbatiat de Guillaume Villien cat. 38 Étui, fourreau et épée dite de saint Maurice cat. 39 Chandeliers de Félix V cat. 40 Statue équestre de saint Maurice cat. 41
136 140
Annexes Bibliographie Index des noms de personnes
60 66 68 70 72 74 76 78 80 86 89 90 92 94 96 100 102 104 107 108 110 113 116 118 120 124 126 128
P Préface
Pignon droit de la châsse de saint Sigismond et de ses enfants (détail cat. 19) : saint Maurice
Pour la première fois de son histoire, le trésor de l’abbaye de Saint-Maurice sort de son enceinte pour être exposé au Louvre. Cachés lors du passage des troupes napoléoniennes en 1800, ces précieux reliquaires ont été sauvegardés et offrent aujourd’hui au visiteur une collection impressionnante. À l’occasion du 1500e anniversaire de notre abbaye, après une campagne de fouilles archéologiques d’une vingtaine d’années, un effort a été porté sur la restauration de nombreuses pièces d’orfèvrerie de la collection abbatiale ainsi que sur la rénovation de leur espace de présentation. Pendant l’été 2009, M. Léonard Gianadda conduisit en ces lieux M. Henri Loyrette, alors président-directeur du Louvre. S’enquérant du sort de ces objets durant les travaux de rénovation, celui-ci offrit la possibilité de les exposer à Paris. Depuis lors, M. JeanLuc Martinez lui a succédé à la direction du Louvre. Nous tenons à le remercier ici d’avoir maintenu ce projet et de lui avoir offert le prestigieux espace Richelieu. C’est ainsi que de mars à juin 2014, les pièces présentées dans ce catalogue s’offrent au regard des visiteurs du Louvre. Un siècle après le martyre de la Légion thébaine, saint Théodule, évêque du Valais, sans doute conseillé par saint Ambroise de Milan, exhuma des ossements au champ des martyrs et les disposa sous une première église à la fin du IV e siècle. Pour que le martyre ne soit pas oublié, voire nié, les précieux ossements devenaient des signes visibles de la réalité de leur existence couronnée par le martyre. Au pied de la falaise creusée par les millénaires, la petite cité d’Agaune vit se développer le culte des martyrs et naître un monastère en 515. Peu à peu la conservation des reliques des saints allait entraîner l’apparition de sortes d’écrins destinés à conserver et présenter les restes humains des martyrs thébains à la vénération des fidèles. Pendant des siècles, les pèlerins vinrent vénérer le tombeau de saint Maurice, placé sous le chœur de l’église carolingienne. Au Moyen Âge, l’affluence des pèlerins conduisit à mieux présenter les reliques offertes à la dévotion. C’est ainsi que l’abbé Nantelme vida le tombeau de saint Maurice et fit fabriquer une châsse contenant les précieux restes pour l’exposer en l’église. De nombreux autres précieux reliquaires ou objets de culte, calices, coupes, encensoirs, ostensoirs, croix, s’en suivirent. La longue fidélité des moines, puis des chanoines, en valut la précieuse conservation. L’abbaye eût-elle fermé ses portes, ne serait-ce que quelques années, que ce trésor aurait disparu ! Il n’est pas qu’à Jérusalem qu’un tombeau vide a été le point de départ d’une vie chrétienne ininterrompue, sans cesse « re-suscitée ». À SaintMaurice, le tombeau vide est toujours visible et les reliquaires sont présentés à la vénération des fidèles. Si les artistes ont conçu de si belles pièces d’orfèvrerie, c’est pour abriter des témoins d’un passé qu’on ne saurait renier. Pour signifier le sens spirituel de ces reliquaires, quelques-uns d’entre eux seront présentés à la vénération des fidèles à Notre-Dame de Paris, l’espace d’un weekend, avant de rejoindre le Louvre. Puissent la vénération à Notre-Dame de Paris, puis l’exposition au Louvre, susciter de nouveaux témoins de la longue fidélité de l’abbaye de Saint-Maurice en son quinzième centenaire ! Joseph Roduit, abbé de Saint-Maurice d’Agaune
7
A Préface
Pignon gauche de la châsse de saint Sigismond et de ses enfants (détail cat. 19) : saint Sigismond
Après le trésor de Conques en 2001, le musée du Louvre se réjouit de pouvoir accueillir aujourd’hui pour trois mois l’un des plus prestigieux trésors de l’Occident médiéval : celui de l’abbaye de Saint-Maurice d’Agaune, un des plus anciens établissements monastiques d’Occident dont la vie depuis le début du VI e siècle ne s’est jamais interrompue. Ce rare privilège est dû aux travaux qui remodèlent en ce moment les bâtiments de l’abbaye où le trésor est ordinairement exposé, et surtout à la générosité de Mgr Joseph Roduit et des religieux qui ont bien voulu accepter que, durant ce temps, plusieurs des œuvres parmi les plus insignes dont ils ont la garde, plutôt que d’être provisoirement remisées en réserve, viennent à Paris pour être offertes au public. Ces travaux s’inscrivent précisément dans le cadre de la préparation du quinzième centenaire de l’abbaye, établie en 515 par le roi burgonde saint Sigismond pour honorer saint Maurice et les soldats martyrs de la Légion thébaine. Comme le trésor de Conques, le trésor de Saint-Maurice abrite quelques-uns des chefs-d’œuvre des arts somptuaires du Moyen Âge, dont plusieurs remontent aux époques les plus anciennes. Le vase « de saint Martin » et l’aiguière « de Charlemagne », au-delà du mythe, proclament à Agaune – comme à Conques le reliquaire de Pépin ou le « A » de Charlemagne – une antiquité vénérable et un caractère unique, tandis que le petit reliquaire vivement coloré de Teudéric demeure l’une des œuvres d’orfèvrerie les plus séduisantes et les plus attachantes qui subsistent des temps mérovingiens. Bien d’autres châsses et reliquaires, ainsi que des instruments liturgiques, se sont accumulés à Agaune au cours des siècles. Ceux qui nous sont parvenus, dont les plus beaux sont ici réunis, montrent aussi l’étendue des liens spirituels et artistiques de l’abbaye alpine avec l’ensemble de la chrétienté et même parfois, indirectement, bien au-delà. En témoignent les affinités de la grande châsse de saint Sigismond et de ses enfants ou du chef de saint Candide avec les créations les plus exemplaires de l’art roman de leur temps. C’est également le cas, autour de 1200, de la coupe dite de Charlemagne, probablement d’origine germanique, et de celle, plus énigmatique et peut-être d’origine mongole, dite de saint Sigismond, ou encore, au XIIIe siècle, de la Sainte Épine envoyée de Paris avec son reliquaire d’or précieux par saint Louis. Ces œuvres singulières semblent à leur tour exprimer une diversité comparable à celle des textiles qui, sans doute depuis les temps les plus reculés, ont servi à envelopper en petites pièces ou en menus fragments les reliques du trésor, et dont plusieurs sont ici présentés aux côtés des reliquaires d’où ils ont été autrefois extraits. Près de mille ans séparent la monture du vase « de saint Martin », attribuable au Ve ou VIe siècle, de la grande crosse du XVe siècle qui passait jadis pour être un présent du pape Félix V et de la statue équestre de saint Maurice offerte au XVIe siècle par le duc Emmanuel-Philibert de Savoie, pour sa part résolument ancrée dans l’esthétique nouvelle de la Renaissance et sur laquelle s’achève l’exposition. Avec cette dernière, en effet, se clôt définitivement à Agaune le « Moyen Âge », si brillamment illustré. Il faut donc remercier très vivement tous ceux qui, à Saint-Maurice d’Agaune et en Valais, à Paris et au musée du Louvre, avec l’aide de l’ambassade de Suisse et de la Fondation Gandur pour l’Art, ont rendu cette exposition possible et nous invitent maintenant à admirer quelques-unes des œuvres emblématiques de l’Occident médiéval. Jannic Durand, directeur du département des Objets d’art
9
E
Introduction En 1872, Édouard Aubert (1814-1888), membre de l’érudite Société nationale des antiquaires de France, révélait à la communauté scientifique le trésor de l’abbaye de Saint-Maurice d’Agaune (Valais). Fruit de cinq années de travail à l’abbaye, son ouvrage, Trésor de l’abbaye de Saint-Maurice d’Agaune, illustré de gravures exécutées à partir de ses propres dessins, est toujours, depuis près de cent cinquante ans, le seul ouvrage de référence sur l’ensemble du trésor. Devenu célèbre pour tous les spécialistes de l’art médiéval, le trésor d’Agaune est pourtant inconnu du grand public, en dépit des chefs-d’œuvre qu’il abrite. L’abbaye, en effet, à l’étroit entre les rives du Rhône et la falaise qui la surplombe, semble aujourd’hui bien à l’écart des grands flux touristiques. Pourtant, ce défilé rocheux fut autrefois très fréquenté, car il conduit vers le passage du Grand-Saint-Bernard : cette voie fut donc empruntée aussi bien du temps de l’Empire romain qu’au Moyen Âge, que ce soit par les légions romaines, les pèlerins pérégrinant sur la Via Francigena entre Rome et Canterbury, ou, parfois, les empereurs du Saint Empire romain germanique se rendant d’une partie à l’autre de leur territoire. Protecteur des grandes dynasties européennes, saint Maurice ne fut pas un saint « populaire », et si lui et ses compagnons furent honorés par les plus grands souverains, leur culte, bien que largement répandu en Occident, n’attira jamais à Agaune même des foules de pèlerins. L’abbaye est restée somme toute un lieu retiré, ce qui a probablement favorisé la conservation remarquable de son trésor en dépit des incendies et des catastrophes naturelles. Il aura fallu un événement unique pour rompre cet isolement, la célébration du jubilé des mille cinq cents ans de l’abbaye (22 septembre 2014 – 22 septembre 2015). Fondée en 515, l’abbaye d’Agaune est la seule en Occident à pouvoir célébrer mille cinq cents ans de présence continue d’une communauté religieuse qui a pris des formes différentes au cours des siècles, mais dont la prière n’a jamais été interrompue. Le trésor d’Agaune offre aussi la particularité d’être un trésor de sanctuaire toujours vivant, l’un des rares à être encore préservé dans le lieu même de son usage. C’est la restructuration complète de l’espace muséographique du trésor pour la célébration de cet anniversaire qui a permis la venue exceptionnelle de ses chefs-d’œuvre au Louvre. Cette exposition constitue une véritable révélation pour le public : en effet, les objets les plus célèbres et les plus vénérables du trésor – le vase « de saint Martin » et l’aiguière
10
« de Charlemagne » – n’ont jamais quitté Agaune depuis qu’ils ont été offerts à l’abbaye, soit depuis plus d’un millénaire. C’est donc avec une extrême gratitude que nous adressons nos remerciements à la communauté des chanoines qui a accepté de se séparer pendant quelques mois de ces œuvres insignes pour les offrir au regard des visiteurs du Louvre. Le propos de l’exposition s’est construit autour du trésor luimême et le choix des œuvres – essentiellement d’orfèvrerie – s’est fait sous l’égide de Monseigneur Joseph Roduit, abbé de Saint-Maurice, assisté de Pierre Alain Mariaux et de Denise Witschard qui les a restaurées pour l’occasion. Dans un second temps, il fut décidé ensemble de présenter une partie des tissus précieux qui enveloppaient les corps saints, afin de faire mieux percevoir tous les aspects du culte voué aux reliques des saints au Moyen Âge. Ces tissus n’étaient pas exposés à l’abbaye et, pour la première fois, seront présentés les tissus trouvés dans l’aiguière « de Charlemagne » et ceux de la châsse de saint Sigismond et de ses enfants, à côté de leur réceptacle d’origine. Avec une sélection d’autres fragments de tissus, ils illustrent la richesse des dons faits à l’abbaye, de même que l’étendue des échanges entre l’Occident et l’Orient parfois lointain au haut Moyen Âge ; y figurent en effet aussi bien des fragments de soierie provenant d’ateliers impériaux constantinopolitains que des textiles comparables aux tissus coptes trouvés en fouilles sur le site d’Antinoé en Égypte ; ou encore, beaucoup plus rare, un taffetas de soie d’Asie centrale, semblable aux tissus retrouvés dans le monastère de Dunhuang sur la Route de la soie. Mais le trésor n’existerait pas sans l’abbaye : ainsi, grâce au concours des responsables de ses archives, le chanoine Olivier Roduit et Germain Hausmann, qui ont considéré nos demandes avec une très grande générosité, quelques documents ont été sélectionnés, afin d’évoquer la rare continuité historique de cette institution, sous la protection des rois de Bourgogne, des papes et des comtes de Savoie. Les archives, comme le trésor, ont miraculeusement échappé aux catastrophes qui ont frappé le monastère, et ce fonds très riche est accessible désormais sur le site www.aasm.ch, grâce à la Fondation des Archives historiques de l’abbaye de Saint-Maurice qui l’a fait entièrement numériser. En revanche, la bibliothèque de l’abbaye, qui se trouvait audessus des cuisines, a été ravagée par l’incendie de 1693 : les rares volumes qui ont échappé au désastre sont présentés dans l’exposition. La richesse de la bibliothèque était-elle à la hauteur de celle du trésor ? L’étude approfondie de la Bible
glosée (cat. 32) le laisserait penser, mais comme il n’existe aucun catalogue de la bibliothèque avant l’incendie, il est impossible de se faire une idée juste de son contenu. Les fouilles menées par Alessandra Antonini ont considérablement enrichi la connaissance du site archéologique qu’avaient apportée les fouilles du début du XXe siècle, dirigées par le chanoine Bourban. En 2012-2013, des découvertes passionnantes ont été faites, renouvelant amplement la vision que l’on avait des débuts de l’histoire de l’abbaye. Mais cette exposition étant centrée sur le trésor de l’abbaye, et non sur son étude monumentale, les résultats de ces fouilles, très brièvement présentés ici p. 14-15, seront publiés de façon approfondie dans l’ouvrage qui paraîtra à la fin de l’année jubilaire (2015). En revanche, quelques stèles retrouvées sur le site du monastère évoquent dans l’exposition le passé romain d’Agaune, dans lequel s’ancre l’histoire du martyre de saint Maurice et de la Légion thébaine. Fondée sur l’événement que constitue la sortie du trésor hors de l’abbaye, l’exposition ne comprend que quatre œuvres empruntées à d’autres institutions : le manuscrit de l’homélie prononcée par saint Avit lors de la cérémonie de consécration de l’abbaye en 515 (cat. 5), la châsse abritant les restes de saint Sigismond, le fondateur de l’abbaye (cat. 35), l’épée « de saint Maurice » qui faisait partie du trésor au Moyen Âge (cat. 39), et l’extraordinaire statue de saint Maurice provenant de la cathédrale de Magdebourg (cat. 28), qui affirme de manière monumentale dans l’exposition la présence du saint militaire, patron du Saint Empire romain germanique. L’exposition offre donc au visiteur une vision globale de l’abbaye, en présentant pour la première fois ensemble les reliquaires et les textiles qu’ils contenaient, des éléments lapidaires, ainsi que les documents et les monuments les plus évocateurs de la vie de la communauté. Elle marque une étape très importante dans l’histoire du trésor abbatial : après les publications d’Édouard Aubert (1872) et de Pierre Bouffard (1974), une mise à jour s’imposait. Cette exposition en est le premier jalon, qui sera bientôt suivi par d’autres : deux volumes consacrés le premier à l’histoire de l’abbaye et à l’archéologie (sous la direction de Bernard Andenmatten et Laurent Ripart), le second au trésor (sous la direction de Pierre Alain Mariaux), paraîtront en 2015. La reprise des recherches sur les œuvres fut fructueuse, donnant lieu à de nouvelles hypothèses, dont voici quelques exemples : le vase de « saint Martin », dont la monture remonterait au début du VIe siècle, pourrait être un don de Sigismond, le fondateur de
l’abbaye ; le relief sculpté du « Bon Pasteur » n’est plus un vestige du passé romain, mais évoquerait la présence d’un ambon dans l’abbatiale à l’époque romane ; la coupe « de Sigismond », chantante, serait l’œuvre d’un orfèvre mongol, quant à la Bible glosée elle s’est tout simplement dédoublée… Il reste toutefois des zones d’ombre dans l’histoire complexe du trésor. Ainsi, en dépit de la riche étude de Daniel Thurre (1992), la question d’un atelier roman d’orfèvrerie à Saint-Maurice n’a pas encore trouvé de réponse définitive ; en particulier, le sort d’une « table d’or » empruntée par le comte Amédée III de Savoie en 1147 (cat. 18), demeure obscur : a-t-elle survécu, à l’état de fragments, sur les châsses « romanes » du trésor, ou a-t-elle été irrémédiablement fondue ? Les questions multiples que soulève leur caractère hétéroclite amènent par ailleurs à reconsidérer le rôle de l’abbé Nantelme par rapport au trésor. Les deux commissaires de l’exposition ont sur cette question des points de vue différents. Pour Élisabeth Antoine-König, l’élévation des restes de saint Maurice au début de l’abbatiat de Nantelme (1225) n’eut pas seulement pour effet la création d’une châsse placée sur l’autel majeur de l’église abbatiale, parallèlement à de nombreux dons de reliques à d’autres églises, mais elle fut aussi l’occasion d’un grand travail de remaniement des œuvres du trésor, aboutissant à la création des deux châsses dites romanes ; ces châsses très composites semblent être des montages issus des fragments d’œuvres de la seconde moitié du XIIe siècle (devants d’autel et/ou châsses provenant en partie du don d’Humbert III), que Nantelme aurait fait compléter ; c’est aussi à la période de son abbatiat que le bras reliquaire (cat. 22) semble se rattacher stylistiquement. Enfin, les plaquettes émaillées fixées sur plusieurs reliquaires du trésor appartiendraient à une phase de restauration plus tardive, peut-être au XVIIe siècle. Pierre Alain Mariaux préfère voir dans les deux châsses « romanes », ainsi que dans le chef de saint Candide et le bras reliquaire un ensemble créé dans la seconde moitié du XIIe siècle grâce au don d’argent d’Humbert III, objets remaniés à la fin du premier quart du XIIIe siècle avec notamment l’apposition des plaquettes émaillées dans une perspective mémorielle. C’est dire en tout cas la richesse de ce trésor et le caractère souvent unique des œuvres qu’il abrite, sur lesquelles de multiples perspectives de recherche s’ouvrent donc encore. Souhaitons que sa présentation au Louvre permette à de nombreux visiteurs de découvrir sa beauté intemporelle. Élisabeth Antoine-König et Pierre Alain Mariaux
11
M
Histoire de l’abbaye
et du culte de saint Maurice O R
Merveilleuse destinée que celle de Saint-Maurice d’Agaune ! Lieu de culte dès l’Antiquité celte, Agaune deviendra Saint-Maurice par son baptême dans le sang des martyrs thébains, au tournant du IVe siècle. En 515, la fondation d’un monastère royal va donner à cette petite cité un rayonnement international jamais interrompu, et le culte des martyrs se répandra jusque dans les régions les plus éloignées. Agaune tire son nom du celte Acaunus qui évoque le rocher, celui de la falaise dominant la cité, ou celui des hautes montagnes enserrant la vallée du Rhône, la Cime de l’Est et la Dent de Morcles qui culminent toutes deux à environ 3 000 mètres. La cluse, que le Rhône s’est créée entre ces montagnes, devint passage obligé pour tout voyageur désirant traverser les Alpes par le col du Grand-Saint-Bernard (appelé dans l’Antiquité Mont-Joux, Mons Jovis ou Mont de Jupiter). Au Ve siècle, Eucher de Lyon décrit ainsi le lieu du martyre de saint Maurice et de ses compagnons :
« Agaune est à environ soixante milles (en réalité 120 kilomètres) de la ville de Genève, et distant de quatorze milles (25 kilomètres) de la tête du lac Léman, dans lequel se jette le Rhône. Ce lieu lui-même est situé dans une vallée entre les montagnes des Alpes où les voyageurs découvrent devant eux une voie resserrée et austère. Car le Rhône, minant les rochers à leur base, laisse à peine aux passants un chemin praticable. Mais les gorges une fois franchies, on découvre tout à coup, entre les pentes rocheuses des montagnes, une plaine assez spacieuse. »
Fig. 1. Clocher de l’abbaye de Saint-Maurice d’Agaune
Lorsque les Romains colonisent le pays, vers 15 avant Jésus-Christ, ils découvrent à Agaune le village gaulois des Nantuates, une tribu celte citée par César dans la Guerre des Gaules (III, 1 et 5). La collection d’inscriptions lapidaires conservée à l’abbaye permet de saisir quelques éléments de l’organisation d’Agaune dans l’Antiquité. Les Nantuates rendaient un culte à une divinité qui apaisait et pacifiait, divinité que les Romains reprennent à leur compte lorsque l’ancien duumvir, Titus Vinelius Vegetinus, dédie un autel au « DEO SEDATO » (cat. 2). De même, les divinités aquatiques évoquées par l’inscription « NYMPHIS SACRUM » semblent bien être indigènes (cat. 1). Les inscriptions reportées sur deux autels du IIIe siècle révèlent l’existence à Agaune d’un poste de péage dont l’origine pourrait être gauloise et que les Romains ont développé. On prélevait à la statio Acaunensis une taxe représentant 2,5 % – le quarantième gaulois (XXXX Galliarum) – de la valeur des marchandises qui transitaient par le passage obligé de la cluse de Saint-Maurice. Ces autels ont été élevés par deux esclaves impériaux chargés de la perception de cet impôt. Amaranthus (mot grec qui signifie amarante ou immortelle) élève le premier avec sa femme Chelidon (hirondelle) en souvenir de sa défunte fille Acaunensia (Agaunoise) (cat. 3). Montanus dédie le second à Mercure, le dieu romain des marchands et des voyageurs, en l’honneur duquel il a fait reconstruire un temple alors en vétusté (cat. 4). 13
L E T R É SOR DE L’A BB AY E DE S A I N T-M AU R IC E D’AG AU N E
Le martyre de la Légion thébaine À la fin du IIIe siècle, le massacre de la Légion thébaine va donner à la terre d’Agaune un éclat nouveau. Cet événement capital pour l’histoire de Saint-Maurice nous est connu par la Passion des martyrs d’Agaune qui nous est parvenue en deux versions, l’une composée par l’évêque Eucher de Lyon dans les années 443-451, et l’autre, anonyme, probablement plus ancienne. Toutes deux racontent avec des accents différents la cruauté du massacre ordonné soit vers 285, soit vers 302 par l’empereur Maximien. Les soldats commandés par Maurice avaient été appelés de Thèbes, en HauteÉgypte (l’actuelle Louxor), pour venir renforcer l’armée impériale qui se préparait à aller combattre en Gaule. Après le passage des Alpes, les Thébains refusèrent des ordres impériaux contraires à leur foi chrétienne. Fou de rage, l’empereur ordonna l’extermination des rebelles commandés par Maurice et ses officiers Exupère et Candide. La Passion raconte encore le martyre de Victor, soldat vétéran de passage par hasard sur les lieux. Selon l’Anonyme, c’est Victor qui, vers l’an 380, apparaîtra en songe à saint Théodule, le premier évêque connu du Valais, pour lui révéler le lieu de sépulture des martyrs thébains. Théodule fait alors construire en leur honneur une basilique dans laquelle il rassemble les reliques des saints martyrs.
Fig. 2. La ville de Saint-Maurice d’Agaune. Vestiges du haut Moyen Âge. A : église du Martolet (en rouge, la première église du IV e siècle, en orange le clocher roman) ; B : église du Parvis ; C : baptistère ; D : bâtiment de réception (aula) ; E : grand bâtiment avec hypocauste ; F : bâtiment avec hypocauste ; G : église Saint-Sigismond ; H : bâtiment avec hypocauste ; I : voie antique. En gris, le plan cadastral de la ville actuelle, avec l’église abbatiale du XVIIe siècle (en brun)
14
Histoire de l’abbaye et du culte de saint Maurice
À la lecture de l’archéologie
Fig. 3. Vue des fouilles archéologiques, avec l’ancienne église du Martolet et le tombeau reliquaire de saint Maurice
Les fouilles archéologiques menées depuis près d’un siècle et dirigées depuis 2001 par l’archéologue Alessandra Antonini ont mis au jour la première église du IV e siècle, église qui fut agrandie et reconstruite plusieurs fois. De plus, des travaux de terrassement devant la basilique actuelle et dans la cave destinée à recevoir les nouveaux locaux du trésor ont permis à Antonini de découvrir en 2012 et en 2013 les fondations d’un imposant complexe monastique établi au moins dès le Ve siècle, complexe dont les sources écrites ne laissaient soupçonner ni l’importance, ni même l’existence. À la première église, dite du Martolet, parallèle à la falaise, fut adjoint dès le Ve siècle un baptistère parfaitement orienté. Dans une étape suivante – au moment de la fondation du monastère en 515 ? –, apparaît une seconde église, appelée église du Parvis, construite sur le même axe que la première, mais plus à l’est. Dans le même temps, d’imposants bâtiments (conventuels ou royaux ?) complètent le complexe abbatial. À l’époque carolingienne, la première église conventuelle devient un édifice à trois nefs doté d’un chœur liturgique
surélevé au-dessus d’une crypte annulaire. Plus tard, ce chevet a été arasé et remplacé par un narthex funéraire. À l’extrémité opposée de la nef, un nouveau chœur est construit. Ses puissantes maçonneries entourent le tombeau reliquaire de saint Maurice aménagé dans une crypte annulaire, sous l’arcosolium du couloir central. D’imposants bâtiments abbatiaux, ainsi que le baptistère et l’église du Parvis, auront disparu quand on bâtit au XIIe siècle la grande tour romane pour servir de porche d’entrée à l’immense église du Martolet, agrandie une dernière fois. Suite à plusieurs incendies et à des chutes de rochers, cet emplacement au pied de la falaise est abandonné au début du XVIIe siècle lorsque l’on construit une nouvelle église, dans les jardins de l’abbaye, orientée nord-sud. Celle-ci sera plusieurs fois agrandie et rénovée, la dernière fois après l’écrasement du clocher par un rocher tombé de la falaise en 1942. Les bâtiments conventuels actuels ont été bâtis au début du XVIIIe siècle, après l’incendie qui détruisit une bonne partie de la ville en 1693.
15
L E T R É SOR DE L’A BB AY E DE S A I N T-M AU R IC E D’AG AU N E
La fondation de l’abbaye La Passion des martyrs, écrite vers le milieu du Ve siècle, laisse entendre que la chapelle martyriale élevée par saint Théodule attire rapidement de nombreux pèlerins, venus parfois de très loin. Ceux-ci répandent largement le culte des martyrs à travers toute la Gaule et jusqu’en Germanie, et des églises éloignées obtiennent des reliques (Tours, Angers, Vienne…). Des locaux sont aménagés pour le logement du personnel au service de la basilique et pour l’accueil des pèlerins. Agaune est alors un des centres religieux du pays burgonde, et c’est tout naturellement que Sigismond, récemment converti de l’arianisme à la foi catholique, y oriente sa piété. Sur les conseils des évêques Maxime de Genève et Avit de Vienne, il fonde un monastère sur le tombeau des martyrs et le dote très richement. Plusieurs groupes de moines, provenant de divers monastères de son royaume, sont placés par Sigismond sous l’autorité d’Hymnémode, le premier abbé. Arien converti au catholicisme, celui-ci est d’origine burgonde et non issu de l’aristocratie gallo-romaine. Désirant faciliter la conversion de ses compatriotes ariens, Sigismond le présente en exemple et lui confie l’importante responsabilité de diriger la fondation du monastère « national » burgonde d’Agaune. Les moines d’Agaune instaurent la laus perennis, une psalmodie de l’office divin nuit et jour sans interruption, pratique inspirée de traditions orientales. La nouvelle création monastique est inaugurée solennellement le 22 septembre 515 par le roi Sigismond, en présence de plusieurs évêques parmi lesquels l’archevêque Avit de Vienne qui y prononce une homélie conservée sur un papyrus de l’époque (cat. 5). Les moines sont organisés en plusieurs groupes (turmae) qui se succèdent pour le chant des psaumes entre les heures canoniales chantées en commun. Constituées de moines issus du même monastère, les turmae vivent dans une certaine autonomie, avec un chef propre sous la responsabilité suprême de l’abbé. On ne sait exactement jusqu’à quelle époque ce système a perduré, probablement jusqu’au X e siècle où des donations sont faites en faveur de l’une ou l’autre de ces turmae.
Les premiers abbés
Fig. 4. Ambon d’époque carolingienne, servant aujourd’hui de chaire dans l’église abbatiale. La partie basse est une reconstitution.
16
Les nouvelles constructions ordonnées par le roi Sigismond sont achevées par l’abbé Ambroise (516-520), Hymnémode étant mort déjà le 3 janvier 516. La vie et les épitaphes des quatre premiers abbés d’Agaune nous sont connues par un texte du premier tiers du VIe siècle, la Vie des abbés d’Agaune, qui évoque les moines s’adonnant jour et nuit aux louanges divines afin d’imiter la cour céleste des anges. Un passage de l’Histoire des Francs de Grégoire de Tours mentionne l’existence d’une école à Saint-Maurice. Au début du VIIe siècle paraît la figure de saint Amé qui contribue à la diffusion de la pratique de la louange perpétuelle. Moine d’Agaune, Amé se retire durant trois ans dans un ermitage au milieu de la falaise, avant d’être emmené dans les Vosges, où il sera abbé de Remiremont, y instaurant la laus perennis. À Saint-Maurice, le sanctuaire de Notre-Dame du Scex est associé à son souvenir depuis plus de 1 400 ans. Le culte de saint Maurice connaît à l’époque carolingienne une grande diffusion, en témoignent plusieurs créations littéraires et liturgiques. Alcuin († 804), Angilbert de Saint-Riquier († 814), Raban Maur († 856) et Walafried Strabon, abbé de Reichenau († 849), rendent hommage au chef des martyrs thébains. Maurice apparaît dans les Laudes carolingiennes de 784-800, puis dans des litanies du Psautier de Charlemagne ayant appartenu à une abbaye de Besançon.
Histoire de l’abbaye et du culte de saint Maurice
L’abbaye au haut Moyen Âge Richement doté à sa fondation, le monastère d’Agaune possède un vaste domaine temporel non seulement dans le Valais actuel, mais en Suisse romande, dans la vallée d’Aoste, la Savoie, le Dauphiné et la Franche-Comté. Ce temporel sera augmenté au cours des siècles par la générosité des princes. Ainsi vers 730, selon l’usage du temps, apparaît un abbé commendataire laïc, le duc Norbert (730740), placé sans doute à la tête du monastère par Charles Martel. Plusieurs de ses successeurs cumulent les charges d’abbé et d’évêque de Sion. Lors de la réforme carolingienne, sous le règne de Louis le Pieux, les moines sont remplacés par des chanoines vivant selon la règle de Chrodegang de Metz, promulguée en 816 à Aix-la-Chapelle. Dès 856, l’abbaye retombe sous la mainmise de princes laïcs qui s’approprient la dignité abbatiale, confiant la direction de la communauté canoniale à des prévôts. Saint-Maurice sert dès lors de chapelle palatine aux rois de Bourgogne et c’est là que Rodolphe, abbé laïc dès 872, fonde en 888 le second royaume de Bourgogne. L’abbaye devient possession royale jusqu’à la mort de Rodolphe III en 1032 (cat. 14) ; le monastère tombe alors aux mains de la maison de Savoie pour un siècle encore. Le culte des martyrs, attesté jusqu’alors entre le Massif central et la Meuse, se répand largement dans le nord-est de l’Europe. Au X e siècle, les souverains ottoniens obtiennent la Sainte Lance ou Lance de saint Maurice (fig. 11) qui devient un insigne impérial, plaçant Maurice au rang de saint protecteur du Saint Empire romain germanique (cat. 28). Saint Maurice, vénéré localement, devint ainsi le saint patron des Carolingiens, des rois de Bourgogne, des Ottoniens puis de la famille de Savoie.
La réforme canoniale
Fig. 5. Saint Maurice (détail cat. 28)
La réforme canoniale de 1128, par laquelle l’abbaye adopte la règle de saint Augustin, est le fruit d’un long processus de plus d’un siècle. Une partie des religieux d’Agaune avaient quitté leur monastère pour aller mener la vie régulière dans la nouvelle abbaye d’Abondance, en Haute-Savoie voisine. Lorsque la règle de saint Augustin est acceptée à Agaune (cat. 15, 16) et que le comte Amédée III de Savoie-Maurienne résilie sa charge d’abbé laïc en 1128, un groupe de religieux d’Abondance peut revenir à Saint-Maurice pour y introduire la réforme. Il faudra cependant plusieurs années de cohabitation entre chanoines « séculiers » et « réguliers » avant que la nouvelle règle ne s’impose à tous. Le monastère bénéficie alors de nombreux appuis et tisse des liens étroits avec les autres communautés canoniales de la région, en particulier avec les abbayes d’Abondance et de Sixt, et forme avec celles-ci et quelques autres monastères de Savoie une confraternité. Le 25 mai 1148, le pape Eugène III, de passage à Agaune, y consacre la nouvelle église abbatiale reconstruite. Des privilèges pontificaux sont accordés à l’abbaye à la fin du XIIe et au début du XIIIe siècle (cat. 17). Plusieurs reliquaires datent de cette période, certains sont fabriqués sur place, d’autres sont offerts par de prestigieux donateurs (cat. 18). Le long abbatiat de Nantelme (1224-1259) lui permet de développer le culte des martyrs. Le 26 octobre 1225, il retire les reliques d’une crypte souterraine pour les placer dans une châsse en l’église elle-même. De nombreuses églises sollicitant des reliques du chef de la Légion thébaine, Nantelme doit s’engager à ne plus en distribuer. Seul le roi Louis IX en obtient pour son prieuré royal de Senlis ; en retour, il offre en 1262 une épine de la couronne du Christ (cat. 29 et 30). 17
L E T R É SOR DE L’A BB AY E DE S A I N T-M AU R IC E D’AG AU N E
La période collégiale Par l’effet de divers règlements capitulaires durant l’abbatiat de Jacques d’Ayent (1292-1313), l’abbaye évolue du statut régulier vers celui d’une collégiale où les chanoines obtiennent une autonomie plus large au gré de la création des prébendes distinctes de celles du sacristain, du chantre, de l’aumônier, etc. C’est durant cette période « collégiale » que, deux siècles plus tard, la Réforme protestante s’impose en Suisse romande, s’arrêtant aux portes de Saint-Maurice. Cela n’empêche pas l’abbaye de faire bon accueil à plusieurs humanistes réformés, tels le chroniqueur Johannes Stumpf, l’hébraïste et cosmographe Sebastian Münster, le biographe Heinrich Pantaleon et l’historien des Alpes Josias Simmler. Dans ce contexte, l’abbé Jean Miles (1550-1572) joue un grand rôle culturel – c’est lui qui établit le plus ancien inventaire du trésor qui nous soit parvenu (cat. 7) –, politique et religieux. Il est délégué de l’évêque de Sion aux Diètes impériales et au concile de Trente. Il faudra cependant près d’un siècle, plusieurs catastrophes naturelles, de nombreuses difficultés financières et les interventions incessantes du nonce apostolique, pour que les décrets tridentins soient mis en application à SaintMaurice. Le retour à la régularité est l’œuvre de l’abbé Pierre Maurice Odet (1640-1657) qui supprime les prébendes, rassemble les archives et rétablit une pleine vie communautaire. Plusieurs chanoines et abbés entreprennent des travaux d’érudition dans les domaines de la liturgie, de l’histoire et du théâtre.
Au temps des Lumières et des révolutions En 1693, un terrible incendie ravage le monastère et la ville de Saint-Maurice. L’abbé Nicolas Camanis (1704-1715) organise la reconstruction, élevant les bâtiments aux dimensions imposantes que nous connaissons encore aujourd’hui. Dès la fin du XVIIe et tout au long du XVIIIe siècle, plusieurs projets d’intégration ou d’union avec des congrégations canoniales françaises ou avec le Grand-SaintBernard échouent. Les répercussions de la Révolution se font durement sentir en Valais, mais ne causent pas la suppression des monastères, même s’ils subissent pressions et dommages. L’abbaye est contrainte de faire la preuve de son utilité sociale en transférant dans ses locaux l’école de la ville : c’est le début du très connu collège de l’abbaye de Saint-Maurice. L’enseignement qui y est prodigué devient dès lors une des activités essentielles des chanoines. Les pressions de Napoléon Ier obligent les congrégations canoniales du Grand-Saint-Bernard et de Saint-Maurice à s’unir en 1812, jusqu’à la chute de l’Empereur. Les troubles politiques qui déchirent le Valais et la Suisse entre 1830 et 1848 ont des répercussions sur la vie de l’abbaye qui se voit amputée de grands domaines agricoles et viticoles en règlement de la guerre civile du Sonderbund. C’est dans ce contexte qu’en 1840 le pape Grégoire XVI élève l’abbé Étienne Bagnoud et ses successeurs au titre d’évêque de Bethléem. Ce privilège sera supprimé à la suite du concile de Vatican II.
Rayonnement d’une abbaye
Fig. 6. Reliquaire de la Sainte Épine (détail cat. 30)
18
Au tournant du XX e siècle, plusieurs chanoines s’engagent dans la création d’œuvres sociales qui aboutiront à deux communautés religieuses féminines : les Sœurs de Saint-Maurice, engagées au service des malades et dans l’accueil, et les Sœurs de Saint-Augustin, actives dans le domaine de la presse et de l’édition. L’abbaye et son collège ont un grand rayonnement spirituel, intellectuel et culturel qui attire de nombreuses vocations religieuses. Plusieurs écoles secondaires sont alors confiées aux chanoines.
Histoire de l’abbaye et du culte de saint Maurice
Fig. 7. Procession dans les rues d’Agaune à la Saint-Maurice : on reconnaît ici la châsse de saint Sigismond et de ses enfants portée par deux chanoines.
Sa vocation de louange sur le tombeau des martyrs conduit l’abbaye à devenir un centre du renouveau liturgique et musical. Les messes dominicales y sont radiodiffusées depuis 1940 et les Semaines romandes de musique et de liturgie attirent chaque année des centaines de congressistes à Saint-Maurice.
L’abbaye aujourd’hui
Fig. 8. Fête de Saint-Maurice, le 22 septembre : les chanoines portent les grandes châsses du trésor en procession.
L’abbaye de Saint-Maurice est actuellement une abbaye territoriale. Son abbé exerce sa juridiction propre sur son petit territoire abbatial, redéfini en 1993, qui s’étend sur cinq paroisses de la région. L’enseignement au collège de l’abbaye a été et reste un ministère privilégié des chanoines dont l’activité s’étend aussi sur une dizaine de paroisses du diocèse de Sion et sur celles du territoire abbatial. Les Missions furent une préoccupation importante de l’abbaye dès 1854 avec un essai infructueux en Algérie, puis la belle réussite de la mission du Sikkim, en Inde, où une quinzaine de religieux travaillèrent de 1934 à 1994 à l’établissement du diocèse de Darjeeling. L’abbaye patronne aujourd’hui la Communauté des Augustiniens de Saint-Maurice, une congrégation canoniale en fondation dans le diocèse de Kananga au Congo RDC. L’antique abbaye de Saint-Maurice regarde son passé et son avenir comme des dons de Dieu. Humble et fragile, elle désire, avec la communauté des croyants et des hommes et femmes de bonne volonté, célébrer en 2015 le jubilé des 1 500 ans de son existence ininterrompue. Tous les jours depuis quinze siècles, la prière des religieux de Saint-Maurice s’est élevée vers le Créateur. Puisse cette action de grâce quotidienne sur le tombeau des martyrs Maurice et ses compagnons se poursuivre aussi longtemps que Dieu le voudra. 19
A
Le trésor :
des origines à la réforme canoniale (1128)
Fig. 9. Coffret reliquaire de Teudéric (détail cat. 9)
P A M
Au cours de la première phase de développement de l’abbaye d’Agaune, qui court de sa fondation à la réforme canoniale promue au temps de Louis le Pieux, l’histoire de son trésor se laisse écrire avec facilité parfois, de manière discontinue très souvent. Elle ne se résume certes pas à l’étude singulière des reliquaires et des vases sacrés qui le composent, quoique l’absence d’inventaire avant le premier conservé, tardif, de l’abbé Jean Miles (cat. 7) nous y invite. Les objets conservés témoignent ainsi d’une histoire longue du trésor abbatial, puisque s’y révèle la succession plus ou moins régulière de strates historiques, grosso modo depuis la fin de l’Antiquité jusqu’à la période moderne. Un ensemble de quatre reliquaires forme le noyau le plus ancien, qu’il convient peut-être de faire remonter au début du VIe siècle avec le vase de saint Martin (cat. 8), un vase antique converti, selon les auteurs, en calice dans un premier temps, puis en reliquaire destiné à recueillir le sang des martyrs thébains. Eucher de Lyon, auteur de la Passion des martyrs d’Agaune autour de 449, mentionne des dons en or et en argent portés en l’honneur et pour l’office des saints, mais ces offrandes doivent être mesurées à l’aune de la sienne propre. Dans son homélie prononcée le 22 septembre 515 (cat. 5), saint Avit rapporte les bienfaits de Sigismond, au nombre desquels il est tentant de compter le vase de saint Martin :
« Nombreux sont les bienfaits que vous avez répandus jusqu’ici et pour lesquels nous voulons dire la gratitude que nous vous devons : riches de vos dons, mais pauvres de paroles, nous avons reçu beaucoup, nous vous rendons bien peu. Vous avez orné vos églises d’abondants trésors et de serviteurs nombreux ; vous avez élevé généreusement des sanctuaires, et vous les avez encore comblés de vos largesses 1. »
1. Cité d’après la traduction de Léon Dupont Lachenal, « L’homélie de S. Avit à Agaune le 22 septembre 515 », Échos de Saint-Maurice, LXIII, cahier spécial, 1965, p. 34-38, ici p. 37-38.
Le coffret de Teudéric (cat. 9), la bourse carolingienne (cat. 10) et l’aiguière dite de Charlemagne (cat. 11) appartiennent également à cet ensemble du haut Moyen Âge, donnés, selon des traditions plus ou moins légendaires, par d’importants personnages : Dagobert, le pape Eugène Ier, Charlemagne, etc. Une bulle d’Eugène II confirme aux chanoines installés par Louis le Pieux les privilèges reçus précédemment, mais il s’agit d’un document interpolé et rédigé à la fin du X e siècle ; une lettre de Benoît III, écrite en 857, dénonce la direction scandaleuse de l’abbé Hucbertus ; Léon IX rétablit l’abbaye dans ses droits en 1050, alors que le roi de Bourgogne, Rodolphe III, restituait des possessions en 1018 déjà (cat. 14). L’abbaye, placée stratégiquement sur l’une des routes les plus passantes à travers les Alpes, la via Francigena, devint un objet désirable entre divers pouvoirs. Avec à sa tête un abbé séculier dès 857, l’abbaye est traitée en commende sous les successeurs de Louis le Pieux, puis sous la dynastie rodolphienne de Bourgogne et de la maison de Maurienne (de Savoie, dès le début du XIIe siècle). Grâce à la stabilité politique due aux rois de Bourgogne, puis aux comtes de Savoie, 21
L E T R É SOR DE L’A BB AY E DE S A I N T-M AU R IC E D’AG AU N E
Fig. 10. Homélie de saint Avit (cat. 5)
2. Vienne, Kunsthistorisches Museum, Weltliche Schatzkammer, Inv. Nr. : SK_WS_XIII_19. Voir Edina Bozoky, « La légende de la lance de saint Maurice selon Godefroy de Viterbe », dans Nicole Brocard et al., Autour de saint Maurice, Saint-Maurice, 2012, p. 161-175. L’acquisition de la lance, selon une autre version, reviendrait à Henri II en 1004, l’année même du transfert d’une partie des reliques de saint Maurice à Magdebourg. 3. Laurent Ripart, « Saint-Maurice d’Agaune et la réforme canoniale (fin X e-milieu du XII e siècle) », dans Nicole Brocard et al., op. cit. en note 2, p. 219-234. 4. Jean Jodoc Quartéry, De vita s. Mauritii, p. 240-241 (AASM DIV 1/1/1) : « Carolus Magnus Monasterii hujus Maximus Benefactor et Reparator […] Tabulam auream Marcharum 65. auri pro apponendis desup[er] S. Mauritii reliqui[a]s donavit contextam undequaque lapidibus praetiosis. » Le retable est « une structure placée à l’arrière et au-dessus d’un autel, porteuse d’un décor figuré voire historié » (Pierre-Yves Le Pogam, Les Premiers Retables [ XII e-début du XV e siècle]. Une mise en scène du sacré, catalogue d’exposition, Paris, musée du Louvre, 2009, p. 18). 5. Celle-ci n’aurait pas été fondue, mais donnée en gage : on en retrouverait des fragments remontés sur la grande châsse de Sion. Si cette hypothèse est correcte, cela tendrait à fixer la datation de la table originelle dans le troisième quart du XI e siècle, sous le règne de Berthe de Savoie et l’épiscopat d’Ermanfroid (Thurre, 1992, p. 85 et p. 260 ; cf. Kilian Anheuser et Christine Werner (dir.), La Grande Châsse de Sion. Chef-d’œuvre de l’orfèvrerie du XI e siècle, Paris, 2005). Une difficulté demeure cependant : les reliefs de la châsse sédunoise sont en argent, tandis que la table empruntée est toujours décrite comme une tabula aurea, c’est-à-dire en or.
22
l’abbaye de Saint-Maurice connaît une certaine « renaissance » dès la seconde moitié du X e siècle, comme en témoigne le culte croissant de saint Maurice et de ses compagnons. Pourtant, nous n’avons guère conservé d’objets précieux qui en témoignent, mis à part la lance de saint Maurice, que les souverains ottoniens et leurs successeurs auront tôt fait de confondre avec la Sainte Lance 2 (fig. 11). À peine reçue, selon le récit de Liutprand de Crémone, Rodolphe II de Bourgogne doit en effet la remettre au souverain germanique Henri Ier… Le mouvement de réforme général du clergé du début du XIIe siècle touche l’abbaye de Saint-Maurice, qui connaissait alors une grande décadence. Le comte Amédée III de Savoie décide, le 30 mars 1128, d’y remplacer les chanoines séculiers par des chanoines réguliers, astreints à la vie communautaire 3. La décision s’accompagne de la restitution de tous les biens aliénés par le passé. La réforme est approuvée par Honorius II, même si les deux catégories de chanoines continuent de se côtoyer jusqu’en 1142. Peu avant 1147, un nouvel abbé, Hugues, est élu ; le couvent de Saint-Maurice recouvre peu à peu son indépendance. Tout au long du XIIe siècle, les papes aidèrent les chanoines à se libérer des liens de féodalités laïques. L’abbatiat de Rodolphe (1153-1168) signale une reprise en main spirituelle et économique : les chanoines sont ainsi placés sous la règle de saint Augustin (cat. 16), qui s’assouplit dès la fin du premier quart du XIIIe siècle cependant. Le trésor abbatial connaît une floraison extraordinaire au cours du XIIe siècle. En 1147, Amédée III emprunte une table d’or – un antependium, selon l’opinion commune – pour financer sa croisade. La question de cette table, que la tradition locale fait remonter sans preuve à la période carolingienne, mérite qu’on s’y attarde, car elle est décisive dans l’appréciation de l’atelier d’orfèvrerie local et de sa production à la période romane. Si l’on se fie au témoignage tardif de Jean Jodoc Quartéry, Amédée III empruntait un retable qui aurait été placé au-dessus des reliques de saint Maurice, à l’instar de celui de l’abbaye de Saint-Denis offert par Charles le Chauve vers 862 4. À la mort du comte de Savoie en 1148, son successeur Humbert III ne put rendre la table empruntée 5 et remit à l’abbaye, en compensation, cent marcs d’argent et deux marcs d’or en plusieurs versements échelonnés de 1150 à 1154, pour refaire la table, « ad reficiendam tabulam » (cat. 18). Il est donc très probable que l’apport de précieux métal à l’abbaye, au plus tard en 1154, même s’il n’effaçait pas la dette du comte de Savoie, a servi directement à la fabrication d’un parement d’autel peu après le milieu du XIIe siècle, censé remplacer à l’identique la table originelle. Daniel Thurre
Des origines à la réforme canoniale (1128)
a proposé plusieurs reconstitutions possibles de cette table « intermédiaire », sur un ou deux registres : selon lui, la composition la plus vraisemblable devait présenter un Christ en majesté accompagné de deux anges, encadré du tétramorphe et du collège apostolique au complet 6. Il pense en retrouver ainsi des fragments en remploi dans les deux châsses « romanes » du trésor abbatial, les châsses de saint Maurice (fig. 12) et de saint Sigismond et de ses enfants (cat. 19). De même, une partie du métal retourné aura sans doute servi à la confection du chef de saint Candide (cat. 20) et du bras de saint Bernard (cat. 22), deux reliquaires également réalisés selon toute vraisemblance dans l’atelier local 7. La présence d’un atelier monétaire étant attestée à Saint-Maurice dans les années 1140, semble-t-il ranimé par Amédée III, puis au XIIIe siècle, dès 1239 8, on peut raisonnablement émettre l’existence parallèle d’un atelier d’orfèvrerie, dont la production est certes atypique, mais cependant continue au cours de la période romane et qui semble se poursuivre après 1200. Le caractère fortement hétérogène des deux châsses « romanes », la présence de plaquettes d’émail du premier quart du XIIIe siècle sur quatre reliquaires majeurs du trésor réalisés dans la seconde moitié du XIIe siècle, sont des indices d’une reprise ou d’un remaniement partiel de ces objets à l’époque gothique, éventuellement sous l’abbatiat de Nantelme (1224-1259), pour une raison qui demeure inconnue. Tout au long du XIIe siècle, l’abbaye vit ainsi une intense période de reconstruction temporelle et spirituelle ; l’adoption de la réforme canoniale en 1128 est le point de départ d’un renouveau, qui culmine un siècle plus tard sous l’abbatiat de Nantelme, avec la révélation des corps de saint Maurice et de ses compagnons dont les noms étaient connus, leur placement dans une nouvelle châsse et l’installation de celle-ci sur l’autel majeur. Dans cet élan de reconquête, appuyé par un travail de mémoire important, le trésor abbatial joue un rôle décisif : les objets apparaissent comme des supports efficaces de textes, qu’ils authentifient en aidant à les matérialiser.
Fig. 11. La Sainte Lance, Vienne, Kunsthistorisches Museum, Weltliche Schatzkammer
6. Thurre, 1992, p. 102. 7. Thurre, 1992. 8. Colin Martin, « L’atelier monétaire de l’abbaye de SaintMaurice », Vallesia, XLII, 1987, p. 369-383, en particulier p. 383 : « Les mentions d’archives moneta Mauritiensis concernaient ces deniers (les deniers, qui auraient été frappés dès l’an mil jusqu’au milieu du XIV e siècle). »
Fig. 12. Châsse de saint Maurice, trésor de l’abbaye, Saint-Maurice d’Agaune
23
Le trésor à l’époque gothique :
L
de l’abbé Nantelme (1224-1259) à l’antipape Félix V (1439-1449)
Fig. 13. Crosse de Guillaume Villien (détail cat. 37)
1. Aubert, 1872, p. 172-176 ; sur le ciboire d’Alpais, voir Corpus des émaux méridionaux, t. II, 2011, IIIA, no 2, p. 144-149.
É A-K
Les objets gothiques ont été longtemps éclipsés par la présence dans le trésor de chefs-d’œuvre du haut Moyen Âge tels que le vase « de saint Martin » (cat. 8) ou l’aiguière « de Charlemagne » (cat. 11) – à la fois exceptionnels par leur qualité et prestigieux par leur provenance légendaire – qui ont monopolisé l’attention des historiens de l’art, de même que les grandes châsses romanes abritant les restes des figures tutélaires de l’abbaye, saint Maurice d’une part (fig. 12), saint Sigismond et sa famille d’autre part (cat. 19). Pourtant, le trésor s’est également enrichi durant la période gothique d’œuvres remarquables qui, dans l’ombre de leurs célèbres aînées, ont fait l’objet de moins de recherches. La venue au Louvre de la plupart d’entre elles au printemps 2014 aura été l’occasion de les étudier de manière plus approfondie et d’effectuer quelques découvertes ou tout au moins de nouvelles attributions. Après la création des reliquaires de la seconde moitié du XIIe siècle, traditionnellement liés au don d’argent d’Humbert III pour « remplacer » la table d’or empruntée par son père, le mécénat de la maison de Savoie s’estompe pour un temps et l’absence de commanditaire connu pour les très belles œuvres qui ouvrent le XIIIe siècle à Agaune peut expliquer qu’elles soient restées relativement méconnues. Hormis la châsse commandée par l’abbé Nantelme et le reliquaire de la Sainte Épine donné par saint Louis, les œuvres du XIIIe siècle ont pâti de leur « obscurité » et l’on a le sentiment, pour le XIIIe et le XIV e siècle, d’une sorte de dispersion des dons et des commandes, avant le renouveau de la protection de la maison de Savoie au XV e siècle, en particulier du temps d’Amédée VIII. Pourtant, le « style 1200 » est magnifiquement présent à Agaune, avec le beau crosseron limousin à palmette-fleur, caractéristique de cette période (cat. 24), ainsi que deux superbes coupes-ciboires, traditionnellement dénommées l’une « coupe de Charlemagne », l’autre « coupe de Sigismond » (cat. 25 et 26). Si ni l’une ni l’autre ne remontent à des époques aussi lointaines, elles sont toutes deux insolites, pour des raisons différentes. C’est Édouard Aubert, dans sa grande publication de 1872, qui leur donna l’appellation de ciboire, très certainement par analogie formelle avec la Sainte Coupe du trésor de Sens et avec le ciboire d’Alpais, dont l’usage comme réserves eucharistiques était bien attesté 1. Mais rien n’est si clair pour les deux coupes d’Agaune, qui semblent avoir été utilisées comme reliquaires à Saint-Maurice, et non comme ciboires ; et si la coupe « de Charlemagne » offre sur ses dix médaillons une iconographie clairement chrétienne (des scènes de l’Enfance du Christ), la présence du centaure faisant office de bouton sur son couvercle rend mystérieuses la signification de l’objet et sa destination première. Quant à la coupe « de Sigismond », quoique de forme analogue, l’absence de toute iconographie chrétienne, la présence de médaillons au décor islamique à l’intérieur et l’effet musical de son bouton laissent penser que l’objet appartenait au départ au domaine profane et qu’il s’agit d’une coupe à boire, utilisée comme reliquaire après son don à l’abbaye. 25
L E T R É SOR DE L’A BB AY E DE S A I N T-M AU R IC E D’AG AU N E
Fig. 14. Détail d’un des tissus retrouvés dans la châsse de saint Sigismond et de ses enfants (p. 34, 84, 85)
Fig. 15. Coupe au centaure dite de Charlemagne (détail cat. 25)
2. Voir dans ce catalogue le texte de Regula Schorta, « Tissus et reliques dans le trésor de Saint-Maurice d’Agaune », p. 31. 3. Voir Coutaz et al., 1997, p. 309-310, et note 196 p. 354.
26
Si tous ces objets peuvent être identifiés dans l’inventaire dressé par l’abbé Jean Miles (1550-1572, cat. 7), on ignore à quelle date et par quel moyen ils sont entrés dans le trésor de l’abbaye. Leur provenance, définie d’après des critères stylistiques, montre que l’abbaye est toujours au cœur d’un très large réseau : longtemps attribuée au domaine anglo-normand, la coupe « de Charlemagne » pourrait aussi bien être une œuvre germanique ; la croix dite de saint Louis semble provenir de la région mosane (cat. 27), quant à la coupe « de saint Sigismond » elle ouvre, à l’instar des précieux textiles enveloppant les reliques 2 , le trésor de Saint-Maurice vers l’Orient lointain, puisqu’elle paraît être l’œuvre d’un orfèvre mongol. Comment parvint-elle jusqu’à SaintMaurice ? Comme on ne prête toujours qu’aux riches, on est tenté bien sûr de penser aux relations de l’abbaye avec saint Louis, qui avait envoyé en mission en Mongolie le dominicain André de Longjumeau (1249) puis le franciscain Guillaume de Rubrouck (1253-1254) pour essayer de convertir les Mongols ou tout au moins de s’en faire des alliés contre l’islam : les cadeaux rapportés par André de Longjumeau au souverain, en remerciement des reliques qu’il avait envoyées, ont-ils pu être redistribués ? Mais tant d’autres voies ont pu s’offrir, notamment les croisades dont le rôle au sein du trésor, perceptible par la participation d’Amédée III à la deuxième croisade et par les reliques de Terre sainte insérées dans le chef de saint Candide (cat. 20), resterait à étudier encore au-delà de la deuxième croisade. Avec l’abbé Nantelme (1224-1259), on aborde de nouveau un terrain plus solide. Son abbatiat, en effet, est une période très féconde pour le culte de saint Maurice, et par conséquent pour le trésor : le 26 octobre 1225, il exhume le corps de saint Maurice de la crypte où il avait été enseveli et le place dans une nouvelle châsse. Bien datée par ces événements importants et par l’inscription gravée sur son toit, la châsse de l’abbé Nantelme est un monument très original, où contrastent l’argent, l’or et le nielle simplement gravés, de manière minimaliste, sans l’ornement de figures traitées au repoussé, ni l’ajout de pierreries ou de filigranes (fig. 17). Malheureusement, en raison de son état de conservation, elle n’a pu faire le voyage jusqu’au Louvre : sa restauration nécessitait une étude préalable très approfondie, deux opérations longues de plusieurs années qui restent à financer. Avec l’élévation du corps de saint Maurice, s’ouvre durant l’abbatiat de Nantelme une période de très nombreuses distributions de reliques du martyr, tant et si bien qu’au bout de quelques années, l’abbé se fera tancer et devra promettre de cesser cette dispersion 3. Il est probable que certains objets du trésor furent offerts à l’abbaye en remerciement de l’envoi de ces précieuses reliques, mais les archives conservées à l’abbaye ne nous permettent pas de l’affirmer. Comme la plupart des trésors médiévaux, celui d’Agaune possède quelques représentants de l’« Œuvre de Limoges », la production émaillée limousine : le beau crosseron cité plus haut et une petite châsse « à poupées », production courante du XIIIe siècle. Il est intéressant de noter que le terme « Œuvre de Limoges », pourtant largement répandu, n’apparaît dans aucun des inventaires du trésor, datant respectivement des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, ce qui rend d’ailleurs l’identification de la petite châsse impossible dans ces inventaires. C’est le successeur de Nantelme, l’abbé Girold (1260-1275), qui, par son acceptation de la requête de saint Louis, marque le second jalon dans l’histoire du trésor au XIIIe siècle. Enfreignant la règle que l’abbaye s’était imposée de ne plus disperser les restes de saint Maurice et de ses compagnons, ce sont vingt-quatre « corps saints », c’est-à-dire des reliques des martyrs de la Légion thébaine, qu’il accepte
Le trésor à l’époque gothique : de l’abbé Nantelme (1224-1259) à l’antipape Félix V (1439-1449)
d’apporter au saint roi, qui avait le désir de répandre le culte de ces martyrs dans tout son royaume. Quatorze de ces corps saints furent destinés à la chapelle royale de Senlis, où ils entrèrent dans de grandes châsses parées de draps de soie 4.
« Et adonques les fist porter a grant procession en la cité a la meme eglise, en tele maniere que li benoiez rois meesmement portoit seur ses propres espaules la derreainne chasse ensemble avecques homme de noble remenbrance […]. Et estoit l’entente du benoiet roye tele, si comme l’en croit, que c’estoit bonne chose et honeste que li dit saint qui avoient esté chevaliers de Jhesu Crist fassent portez par chevaliers 5. »
Fig. 16. Coupe dite de saint Sigismond (détail cat. 26)
4. Les dix autres reliques furent distribuées, notamment à Saint-Denis et à la cathédrale de Tours, cf. Louis CarolusBarré, « saint Louis et la translation des corps saints », Études d’histoire du droit canonique dédiées à Gabriel Le Bras, Paris, 1965, t. 2, p. 1100-1104, et Claude Andrault-Schmitt, « Saint Maurice et la cathédrale de Tours en chantier », dans Brocard et al., 2012, p. 322. 5. H.-F. Delaborde, Vie de saint Louis par Guillaume de SaintPathus, confesseur de la reine Marguerite (Collection de textes pour servir à l’étude et à l’enseignement de l’histoire), Paris, 1899, p. 45-46. 6. Cf. Corpus des émaux méridionaux, 2011, p. 268 ainsi que VII b, no 1 et 2. 7. Cf. Dupont Lachenal, 1956, p. 393-394. 8. Xavier Hélary, « Le prieuré Saint-Maurice de Senlis : une fondation au devenir incertain », dans Brocard et al., p. 333-348.
En remerciement, saint Louis donna à l’abbaye d’Agaune une relique de la Sainte Épine de la couronne d’épines du Christ. Comme il est si précisément daté et localisé, le reliquaire qui abrite la précieuse relique est un point de référence essentiel pour l’art de l’orfèvrerie du temps de saint Louis (cat. 30) ; peutêtre précédé par son « jumeau » d’Assise, plus modeste pour respecter l’esprit de pauvreté franciscain, il est emblématique du courant qui, dans l’orfèvrerie parisienne des années 1260, privilégie la simplicité du décor, l’abstraction des formes géométriques, le reflet de la lumière sur la surface lisse de matières pures (or, cristal). Dans le diplôme accompagnant la Sainte Épine et sa monstrance, saint Louis demandait aux chanoines d’Agaune de vénérer particulièrement cette relique (cat. 29). Son vœu fut respecté au-delà de ses espérances : en témoigne le fait que ce document fut conservé dans le trésor même, parmi les reliques, et non dans les archives de l’abbaye ; en effet, dans son inventaire du trésor, l’abbé Miles recense un coffre « avec des reliques diverses et principalement les documents de saint Louis roi de France pour la Sainte Épine de la couronne de notre Seigneur ». Comme l’abbé ne semble pas (re)connaître l’Œuvre de Limoges, on peut spéculer sur ce coffre, et se demander s’il s’agissait d’un simple coffre de bois, ou si quelque abbé s’était procuré un de ces coffres ornés de médaillons émaillés d’origine limousine que les ecclésiastiques semblent avoir affectionnés pour y conserver leurs documents précieux 6. La dévotion de saint Louis à saint Maurice et le souhait du roi de développer le culte de ce dernier dans le royaume de France marquèrent sûrement considérablement les esprits à Agaune. Aussi, au-delà de la Sainte Épine, s’instaura une tradition attribuant généreusement à saint Louis plusieurs objets conservés à l’abbaye. S’il semble probable, après une étude scrupuleuse de ses vestiges, que l’abbé Girold soit effectivement retourné à Agaune avec une Bible glosée en quinze à vingt volumes typique de la production parisienne pendant le règne de saint Louis (cat. 32), il faut renoncer à l’appellation traditionnelle de « croix de saint Louis » pour la croix reliquaire de la Vraie Croix (cat. 27). Celle-ci en effet n’évoque en rien l’orfèvrerie parisienne, mais plutôt l’orfèvrerie mosane du deuxième quart du XIIIe siècle. Il faut d’ailleurs se demander si elle n’est pas le résultat d’un des envois de reliques de l’abbé Nantelme : en 1233 en effet, celui-ci envoyait une relique de saint Victor à Jeanne de Constantinople, comtesse de Flandre et de Hainaut (et fille de l’empereur Baudouin Ier de Constantinople) 7, qui aurait bien pu, en retour, faire don à l’abbaye de cette belle croix reliquaire mosane. Malgré l’éclat des grandes cérémonies de Senlis, le prieuré consacré à saint Maurice fondé par saint Louis n’eut pas le rayonnement escompté et les relations entre celui-ci et Agaune restèrent assez lointaines (cat. 31) 8. La dévotion de Louis IX au saint chevalier 27
L E T R É SOR DE L’A BB AY E DE S A I N T-M AU R IC E D’AG AU N E
Fig. 17. Saint Maurice : détail de la châsse de l’abbé Nantelme, trésor de l’abbaye, Saint-Maurice d’Agaune
9. Élisabeth Taburet-Delahaye, 1995, p. 18. 10. Aubert, 1872, no 14 ; les dents de sainte Apollonie n’ont donc été placées que plus tard dans la monstrance évoquée ci-dessus. 11. Aubert, 1872, no 18, p. 239. 12. Aubert, 1872, no 27, p. 239. 13. Aubert, 1872, no 28, p. 239. 14. Conservée aujourd’hui au musée de Cluny, inv. Cl. 2351 ; voir l’article de Karel Otavsky, « La rose d’or au musée de Cluny », La Revue du Louvre et des musées de France, 1986, no 6, p. 379-384. 15. Aubert, 1872, p. 73. 16. Aubert, 1872, p. 73, et le catalogue de l’exposition La Maison de Savoie en pays de Vaud, Lausanne, 1990, p. 107 et cat. VI 19-20.
28
semble être restée sans lendemain et ne fut pas poursuivie par ses successeurs : le trésor ne garde en tout cas ni la trace ni le souvenir d’un don venu d’un autre souverain français pendant la période gothique. Avec le XIV e et le XV e siècle, la protection de la maison de Savoie s’affirme de nouveau, d’abord de manière sporadique, puis de façon éclatante sous le règne du duc Amédée VIII (1383-1451), devenu antipape sous le nom de Félix V (1439-1449). Une petite monstrance au poinçon d’Avignon porte les armes de Savoie (cat. 34) : exécutée dans les années 1330-1340, elle fut peut-être commandée par le comte Aimon (1329-1343), le père d’Amédée VI 9. Quant au magnifique baiser de paix en ivoire figurant la Sainte Face présentée par les anges (cat. 36), œuvre parisienne du début du XV e siècle, il a pu être commandé directement sur le marché parisien, mais a pu aussi entrer dans le trésor via la maison de Savoie et par la fille de Jean de Berry, Bonne (1365-1435), qui avait épousé en premières noces le comte Amédée VII de Savoie, donnant naissance au futur Amédée VIII. D’autres ivoires, disparus aujourd’hui, sont mentionnés dans l’inventaire de Jean Miles, dont il est difficile de déterminer l’origine, de même d’ailleurs que la datation. L’étrange « petite tête en os contenant trois dents de sainte Apollonie 10 » évoque ces memento mori en ivoire dont la production se situe au XVIe siècle, tandis que les « deux pyxides en os contenant des reliques 11 » sont peut-être des œuvres de l’Antiquité tardive ; quant au « coffret en os d’éléphant avec beaucoup d’images 12 », le fait que l’abbé Miles ne devine point le sujet des images en question laisse penser qu’il pourrait s’agir d’un coffret profane en ivoire donné au trésor – tel celui du trésor de Sainte-Ursule à Cologne ou le coffret composite du trésor de la cathédrale de Cracovie – dont l’iconographie complexe, reposant souvent sur des œuvres littéraires à la mode au XIV e siècle, lui échappait. Le contenu de ce coffret d’ivoire évoque d’autres dons fastueux au trésor, disparus eux aussi : une rose d’argent, à laquelle on peut associer « la partie supérieure d’une fleur de rose » énumérée à l’article suivant de l’inventaire 13 (no 28). Le dernier de ces deux items évoque la coutume qu’avait le pape d’offrir le dimanche de Laetare (le quatrième dimanche de carême) une rose d’or parfumée à un laïc important, ou, plus rarement, à une institution ecclésiastique, qu’il souhaitait honorer : celle qu’avait reçue Rodolphe III de Nidau, comte de Neuchâtel, vers 1330 fut donnée ensuite au trésor de la cathédrale de Bâle 14 ; la rose d’or offerte par Félix V au duc Albert de Bavière appartient au trésor de l’église d’Andechs, près de Munich. L’abbaye d’Agaune a probablement reçu, de la même manière, une rose donnée par un laïc qui avait été honoré par le pape. La vénération toute particulière qu’eut le duc Amédée VIII de Savoie pour saint Maurice a laissé des témoignages tangibles : en 1434, le duc créait l’ordre chevaleresque de Saint-Maurice, qui se réunissait dans le prieuré de Ripaille, fondé par Amédée VIII en 1409 sous l’invocation de la Vierge et de saint Maurice ; devenu pape, le duc continua d’honorer saint Maurice en faisant reconstruire dans l’église abbatiale d’Agaune une chapelle destinée à accueillir le trésor 15. Malgré cela, les traces de la munificence d’Amédée VIII parmi les objets du trésor sont très ténues : les deux chandeliers (au poinçon non identifié) portant ses armoiries pourraient n’avoir été donnés que du temps d’Emmanuel-Philibert (cat. 40), la mitre dite de Félix V est beaucoup trop tardive pour lui avoir appartenu ; quant à l’encensoir au poinçon de Montpellier réputé avoir été donné par le pape, aucune source ne vient confirmer cette tradition, et cet ensemble est un peu trop hétéroclite pour avoir formé, comme on a pu le penser, la chapelle
Le trésor à l’époque gothique : de l’abbé Nantelme (1224-1259) à l’antipape Félix V (1439-1449)
du pape 16. De la même manière, la belle crosse au décor flamboyant qui lui a longtemps été attribuée (cat. 37) est plus probablement le fruit de la commande de l’abbé Guillaume Villien. Passé le règne d’Amédée VIII, la protection de la maison de Savoie ne fut plus si éclatante et si Emmanuel-Philibert envoyait encore en 1577 une statue équestre de saint Maurice (cat. 41), son successeur, Charles-Emmanuel Ier, déposséda, au contraire, le trésor en faisant venir à Turin l’épée de saint Maurice et son bel étui de cuir gaufré, créé au moment de la fondation de l’ordre de Saint-Maurice (cat. 39). D’autres œuvres, qui n’ont pu être prêtées lors de l’exposition au Louvre, mériteraient une étude plus approfondie : la croix reliquaire dite de saint André, le buste de saint Victor (ci-dessous) ou encore la petite châsse donnée par le frère Jean Domenge en 1414. Formons le vœu que l’intérêt suscité par cette exposition et par les festivités des mille cinq cents ans de l’abbaye conduise à une série de nouvelles études complétant et renouvelant le grand œuvre de notre prédécesseur, Édouard Aubert, sur le trésor de Saint-Maurice d’Agaune.
Fig. 18. Buste reliquaire de saint Victor, trésor de l’abbaye, Saint-Maurice d’Agaune
29