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De l'architecture coloniale à l'architecture post-indépendance

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 Hôtel de ville

Hôtel de ville

1. Influences architecturales de la période coloniale

La puissance coloniale a systématiquement utilisé l’architecture et l’urbanisme comme des moyens de contrôle social et politique, en élevant des bâtiments avec une architecture monumentale et en aménageant des espaces urbains qui reflétaient et renforçaient la domination coloniale sur les populations autochtones. Ces constructions imposantes étaient destinées à symboliser la supériorité et l’autorité des colons, tout en effaçant les traces des traditions architecturales locales. L’administration coloniale a délibérément effacé les traditions architecturales des peuples autochtones tchamans qui habitaient initialement le site. Ces populations ont été repoussées à la périphérie de leurs territoires, permettant ainsi aux colons d’occuper l’intégralité du plateau. Ce plateau est progressivement devenu la «ville blanche», une zone exclusivement réservée aux Européens, illustrant la ségrégation spatiale et sociale imposée par le régime colonial. Les premières infrastructures publiques installées sur le plateau étaient symboliques de la nouvelle organisation coloniale : « l’église catholique, construite en 1913, représentait l’imposition de la religion chrétienne ; l’hôpital central, inauguré en 1918, marquait le début de l’organisation sanitaire coloniale ; et la prison, qui a été démolie en 1980 »38, incarnait le système de répression et de contrôle social exercé par les colons. L’architecture coloniale a également joué un rôle crucial dans le développement économique de la région. La construction des bâtiments des services du domaine et du trésor a permis d’asseoir une autorité financière significative sur les populations locales, facilitant la gestion des ressources et la collecte des impôts. Ces bâtiments, ainsi que les habitations destinées aux colons, ont été construits par le service des travaux publics jusqu’en 1924.

En 1924, un tournant décisif s’est opéré dans la politique de construction en Côte d’Ivoire : la conception des édifices publics fut confiée pour la premier fois à des architectes. 39 Cette décision visait à donner à Abidjan une image prestigieuse et modernisée, avec une attention particulière portée au Plateau. La commande pour la construction du palais du gouverneur fut attribuée au cabinet Jaussely et Olivier, reconnu pour son expertise en architecture coloniale. Ce palais rococo, symbole du pouvoir colonial, incarnait la grandeur et l’autorité de l’administration française en Afrique de l’Ouest. Cependant, les travaux ne débutèrent effectivement qu’en 1931, après que le projet eut été confié à l’architecte Baudouin, basé à Abidjan pour la construction.40 Sa résidence locale lui permit d’apporter une attention particulière aux détails et aux spécificités du site. La construction, qui s’étendit sur deux ans, marqua le lancement des grands projets destinés à préparer le transfert de la capitale de Bingerville à Abidjan en 1933. Le palais du gouverneur se distingua par la richesse de ses décorations et de ses installations, jusque-là inédites en Côte d’Ivoire. Chaque élément de ce bâtiment avait pour objectif de refléter la puissance, la modernité et le raffinement de la colonisation française. Les jardins soigneusement aménagés, les galeries imposantes et les finitions luxueuses témoignaient de la volonté des autorités coloniales de faire d’Abidjan non seulement le centre administratif de la Côte d’Ivoire, mais aussi un symbole de leur vision civilisatrice et progressiste. Ces efforts d’urbanisation et d’embellissement, concentrés sur le Plateau, allaient poser les fondations du développement urbain futur de la ville, tout en inscrivant profondément dans son paysage les marques d’une époque coloniale en pleine mutation. « La construction, qui dura deux ans, ouvrait l’ère des grands travaux préparant le transfert de la capitale à Abidjan – elle se trouvait précédemment à Bingerville - en 1933. La richesse des décorations et installations du palais wétaient alors inédite en Côte d’Ivoire. »41

Figure 10, Palais du gouverneur, Source : idpao.com

Dans le contexte de l’importation des styles architecturaux de la métropole vers la colonie, de nouveaux styles ont émergé au bord de la lagune Ébrié. Parmi ceux-ci, les bâtiments de style Art déco ont fait leur apparition dans la rue du Commerce, remontant aux années 1930. Ces édifices se distinguent par leurs formes arrondies et leurs antennes qui surplombent les structures. La galerie Peyrissac en est un exemple emblématique. D’autres bâtiments se caractérisent par des garde-corps en lamelles de béton et des fenêtres arrondies, conçues pour rompre la monotonie des façades.

L’introduction de l’Art déco dans cette région visait à créer des rues dynamiques et attrayantes, enrichissant l’urbanisme local avec une ornementation distinctive sur les portes et un évitement systématique des angles droits pour les immeubles d’angle, préférant les couper ou les arrondir. Cette approche se retrouve dans divers bâtiments de la zone, contribuant à une esthétique urbaine plus fluide et visuellement stimulante. Les choix architecturaux reflètent une volonté de moderniser l’espace urbain tout en s’inspirant des tendances européennes, créant ainsi une fusion unique entre le style colonial et les aspirations locales de modernité.

Figure 11, Galerie Peyrissac , photo prise par moi

Ces caractéristiques architecturales ne se limitaient pas seulement à des éléments décoratifs, mais jouaient également un rôle fonctionnel en améliorant la circulation de l’air et en maximisant la lumière naturelle à l’intérieur des bâtiments. Les lignes courbes et les éléments stylisés de l’Art déco, avec leurs motifs géométriques et leurs surfaces lisses, s’intégraient harmonieusement dans le paysage urbain, reflétant la modernité et l’innovation de l’époque. L’importation du style Art déco dans cette partie de la ville illustre non seulement l’influence métropolitaine, mais aussi une adaptation locale qui a contribué à forger une identité architecturale unique. Cette fusion entre le dynamisme esthétique et les besoins pratiques des environnements tropicaux a permis de créer des espaces urbains à la fois fonctionnels et visuellement attrayants. Les bâtiments conçus dans ce style offraient une meilleure ventilation naturelle et une luminosité accrue, répondant ainsi aux exigences climatiques locales tout en incarnant les aspirations à la modernité.

Figure 12, bâtiments Art Déco, Près de l’ancienne entrée du Plateau, photo prise par moi

Figure 13, bâtiment Art déco, Rue du commerce, plateau, photo prise par moi

Ainsi, l’Art déco à Abidjan représente une synthèse réussie entre héritage colonial et innovation locale, démontrant comment les influences extérieures peuvent être réinterprétées pour répondre aux besoins spécifiques et aux conditions environnementales d’un lieu donné.

2. Transition et changement : Vers une architecture ancrée sur le territoire

Peu à peu, une écriture architecturale distincte a commencé à émerger dans la commune du Plateau. Cette architecture coloniale a servi non seulement à marquer la domination européenne, mais également à expérimenter et à exporter des savoir-faire et des styles architecturaux de la métropole vers les colonies. Des bâtiments avec des soubassements en moellon ont commencé à apparaître, il existait des bâtiments avec des soubassements dans l’architecture vernaculaire mais pas la forme et l’esthétique donné par l’architecture coloniale Par exemple, l’ancienne habitation du secrétaire général, située non loin du palais du gouverneur, et l’annexe du bâtiment de la chambre de commerce illustrent cette influence et cette forme de métissage architectural qu’on voulut apporter les concepteurs de ces bâtiments. « Dans ce contexte colonial extrêmement instable, l’architecte français Joseph Marrast a souligné la nécessité d’intégrer certains éléments de l’esthétique indigène dans la conception des bâtiments publics pour apaiser la résistance locale. « Et ainsi, petit à petit », proclamait Marrast, « nous conquérons le cœur des indigènes et gagnons leur affection, comme c’est notre devoir de colonisateurs » 42

« L’architecture coloniale puise également ses références dans les traditions et les usages locaux de construction, ce qui s’explique par des enjeux d’ordre politique ou idéologique, mais aussi par une fascination réelle des architectes pour l’architecture vernaculaire. Cette attraction peut résulter d’une recherche voulue de métissage culturel, qui parfois donne lieu à des transferts de la colonie vers la métropole. »43

Comme démontre ces passages ces constructions témoignent d’une adaptation progressive des matériaux disponibles localement, tout en intégrant des techniques et des styles importés, mais aussi elle représente une sorte d’habitation esthétique pour une conquête progressive des populations locales. Ces bâtiments utilisaient des matériaux locaux, tels que le bois et la pierre, tout en employant des méthodes de construction étrangères, créant ainsi une fusion unique des traditions architecturales locales et des influences coloniales. Cependant, il est crucial de reconnaître que cette architecture a souvent été utilisée comme un outil de domination coloniale. L’idée de concevoir une architecture de métissage implique non seulement l’intégration des styles importés avec les caractéristiques locales, mais aussi une compréhension approfondie du contexte dans lequel ces bâtiments sont implantés. Il s’agit de doter ces structures de qualités optimales pour améliorer le bien-être de leurs occupants. En prenant en compte les conditions climatiques locales, les besoins pratiques des habitants et les traditions culturelles, cette approche vise à créer des espaces qui ne sont pas seulement esthétiquement plaisants mais aussi fonctionnels et respectueux du milieu environnant.

Figure 16, l’ancienne habitation du secrétaire général, source : Rives coloniales : architectures, de SaintLouis à Douala, éd. par J. Soulillou

43 Johan Lagae et Bernard Toulier, « De l’outre-mer au transnational: Glissements de perspectives dans l’historiographie de l’architecture coloniale et postcoloniale », Revue de l’art, 2014, 8,

Figure 14, les batiments annexes de la chambre de commerce source : Rives coloniales : architectures, de SaintLouis à Douala, éd. par J. Soulillou

Figure 15, Ecole pratique de la chambre de commerce et d’industrie de Côte d’ivoire, source: Google images

Aux alentours des années 1940, plusieurs voix commencent à s’élever pour dénoncer les faiblesses des fenêtres en persiennes. Bien que courantes, ces fenêtres posent des problèmes significatifs en saison pluvieuse : elles laissent entrer l’eau, et le bois utilisé pour leur fabrication se détériore rapidement au contact de l’humidité, nécessitant des remplacements fréquents. Cette problématique marque un tournant dans l’histoire de l’architecture ivoirienne.

L’arrivée des architectes Daniel Badani et pierre Roux-Dorlut 44 apporte une nouvelle vision de la modernité, qui se veut être situé dans le contexte auquel il s’implante . Entre 1948 et 1950, il réalise le palais de justice, introduisant des innovations architecturales telles que les claustras en béton et les toits surélevés. Ces éléments permettent non seulement de mieux résister aux conditions climatiques, mais aussi de favoriser la ventilation naturelle et de protéger les bâtiments de la pluie sans compromettre la luminosité.

Les claustras en béton, avec leurs motifs géométriques, permettent de filtrer la lumière tout en offrant une ventilation croisée, essentielle pour le confort thermique dans un climat tropical. Les toits surélevés, quant à eux, créent une couche d’air isolante qui réduit la chaleur interne et canalise l’eau de pluie, évitant ainsi les infiltrations qui étaient fréquentes avec les anciennes fenêtres en persiennes. Ces innovations représentent une avancée significative, intégrant des solutions locales et modernes pour répondre aux défis environnementaux et améliorer la qualité de vie des habitants.

44 En 1950 Badani & Roux-Dorlut ouvrent un cabinet à Abidjan, tout en conservant celui de Montpellier, pour mettre en œuvre le plan d’urbanisme. Ils réalisent à Abidjan de nombreux bâtiments institutionnels, ouvrages d’art, ensembles scolaires et ensembles d’habitations.

Figure 17, le palais de justice, source : Architectures françaises outre-mer

Ces innovations ne restent pas isolées. Elles se répandent rapidement et sont adoptées par d’autres architectes étrangers de l’époque. Par exemple, le bâtiment de la chambre de l’agriculture présente une façade extérieure entièrement équipée de claustras en béton. Ce matériau, contrairement au bois, offre une meilleure résistance aux intempéries tout en permettant une circulation de l’air efficace, répondant ainsi aux exigences climatiques locales.

L’intégration de ces nouvelles techniques et matériaux marque une phase de transition dans l’architecture ivoirienne, orientée vers une modernité pragmatique et contextuelle. La vision de Daniel Badani et de ses contemporains influence durablement l’approche architecturale, favorisant des constructions plus durables et mieux adaptées aux conditions tropicales. Ce changement témoigne d’une prise de conscience croissante de la nécessité de concevoir des bâtiments en harmonie avec leur environnement, intégrant à la fois des considérations esthétiques et fonctionnelles pour répondre aux défis spécifiques posés par le climat ivoirien.

De plus, ce tournant architectural illustre une démarche plus durable et responsable, intégrant des matériaux locaux et des techniques de construction appropriées. Il s’agit d’une approche holistique qui prend en compte non seulement les aspects techniques, mais aussi les impacts environnementaux et socio-culturels. Cette orientation vers une architecture contextuelle et durable devient un modèle pour d’autres régions confrontées à des conditions similaires, posant les bases d’un développement urbain plus résilient et respectueux de l’environnement.

Ainsi, l’héritage de cette période de transition va influencer bon nombre d’architecte qui viendront dans cette période pour concevoir des bâtiments. Les principes introduits, guidant les architectes modernes dans leur quête de solutions innovantes et adaptées, visant à créer des espaces de vie qui répondent aux besoins actuels tout en anticipant les défis futurs.

Figure 18, Chambre nationale d’agriculture, Architecte inconnu, source : Google Image

Dans les années 1950, une commande majeure marque un tournant décisif dans l’histoire de l’architecture et de la Côte d’Ivoire. On commence à sortir progressivement de la phase où l’architecture s’imposait dans l’espace urbain pour marquer sa supériorité et sa domination. L’architecte français Henri Chomette45, spécialiste de l’architecture en milieu tropical, est choisi pour réaliser un édifice emblématique : l’hôtel de ville, achevé en 1956. Nous reviendrons en détail sur cette réalisation plus loin dans ce mémoire. (voir chapitre 4)

Cette période voit également l’émergence de nouvelles architectures au Plateau et dans d’autres régions de la Côte d’Ivoire, marquant une transition entre une époque réfractaire et l’avènement d’une nouvelle ère. Ces nouvelles constructions se montrent plus attentives aux besoins et aux aspirations des populations locales, autrefois marginalisées et repoussées. Elles ne se contentent plus de symboliser la domination coloniale, mais cherchent à intégrer des solutions pratiques et esthétiques qui reflètent mieux la culture et le climat local. L’architecture de cette époque s’inscrit également en résonance avec le contexte politique, marqué par les luttes des populations ivoiriennes pour de meilleures conditions de vie et pour la pleine possession de leur territoire et de leur économie. Ces nouvelles constructions deviennent des témoins de la transformation sociale et politique, incarnant le mouvement vers une société plus juste et équitable.

Les bâtiments réalisés durant ces années sont plus qu’une simple réponse aux besoins fonctionnels ; ils représentent une prise de conscience et une volonté de créer des espaces qui favorisent le bien-être des habitants et le début peu à peu d’une souveraineté qui commence à se dessiner.

Les architectes commencent à adopter des approches plus inclusives, prenant en compte les spécificités culturelles et environnementales de la région. Cela conduit à une architecture plus respectueuse et durable, qui répond non seulement aux défis climatiques mais aussi aux aspirations des communautés locales et futures occupants de ces bâtiments.

45 « L’architecte Henri Chomette fut actif tout au long des Trente Glorieuses dans vingt-trois pays d’Afrique subsaharienne. Grâce aux moyens d’une agence d’architectes exerçant en libéral qu’il nomma les Bureaux d’Études Henri Chomette (BEHC), il intervint sur des types de programmes aussi différents que des sièges d’administration, des banques, des écoles, des hôtels, des immeubles de logements ou de bureaux » , Extrait de Léo Noyer Duplaix, « Henri Chomette et l’architecture des lieux de pouvoir en Afrique subsaharienne », In Situ. Revue des patrimoines, no 34

Ainsi, cette phase marque une étape cruciale dans l’évolution de l’architecture ivoirienne, où les édifices ne sont plus de simples symboles de pouvoir, mais deviennent des éléments intégrants d’une identité nationale en construction. Ils reflètent les aspirations d’une nation qui se mettra sur la marche de la quête de modernité et de reconnaissance, tout en honorant les traditions et les besoins de ses habitants.

Figure 19, hôtel de ville, Chomette 1956, source : Blog Henri chomette

L’hôtel de ville de Chomette, par exemple, est conçu pour être à la fois fonctionnel et représentatif des nouvelles attentes de la société ivoirienne , intégrant des matériaux locaux et des techniques de construction adaptées au climat tropical. Cette réalisation, ainsi que d’autres projets contemporains, participent à la formation d’une nouvelle identité architecturale ivoirienne, distincte de l’héritage colonial et tournée vers un avenir plus autonome et équitable.

En somme, les années 1930-1950 en Côte d’Ivoire sont marquées par une architecture en pleine mutation de l’architecture rococo, néoclassique en passant par l’art déco, le modernisme tropical et l’architecture post indépendance dont ce mémoire s’efforce d’élucider. Ils reflètent les aspirations politiques et sociales de la puissance coloniales en quête de renouveau, de reconnaissance et d’acceptation. Les constructions de cette époque posent les jalons d’une architecture post indépendance, adaptée et respectueuse des contextes locaux, et symbolisent l’émergence d’une identité nationale en devenir.

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