50 ans de cinéma américain

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Guy Ros

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cinéma américain





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50 ans de cinéma américain Du Lauréat à Avatar



Préface Est-il une seule génération de critiques depuis que la production américaine s’est affirmée avec Griffith, Thomas Ince, Mack Sennet, Charlie Chaplin, Cecile B. de Mille, qui n’ait été saisie d’admiration et de sympathie fraternelle pour la mythologie plastique et dramatique offerte par Hollywood ? Les plus récentes études sur le cinéma d’outre-Atlantique se sont intéressées soit à l’ensemble de l’histoire hollywoodienne, soit à la période des années 50 ou à celle des années 30. Par ailleurs des livres extrêmement substantiels ont été consacrés à Douglas Sirk, Robert Altman, John Boorman. Quant au Western, il ne cesse de provoquer l’intérêt des spécialistes. Manquait à cette constellation, une exploration du cinéma américain de ces vingt dernières années du point de vue des genres comme du point de vue des créateurs, en dégageant les fluctuations de l’éthique sous-jacente aux diverses périodes que comprend ce moment historique d’une civilisation. Il est réconfortant et significatif du goût du secteur le plus motivé‚ de la jeunesse que ce soit un diplômé‚ de la Faculté‚ de Droit de Montpellier qui nous livre aujourd’hui cette étude. Guy Ros, après avoir très brillamment soutenu une thèse consacrée à la double fonction sociologique et mythologique du septième Art, a extrait de son travail et remanié‚ avec soin ce qui concerne le cinéma américain de 1963 à 1999, en insistant sur la crise profonde que dut subir ce cinéma en raison des circonstances et de l’hypertrophie de l’autocontestation, jusqu’à ce que réapparussent

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les forces vives des années glorieuses : inspiration épique, redécouverte des valeurs spirituelles, confiance en l’avenir, reconquête d’un espace à la fois mythique et moral. On le voit, l’auteur s’engage non sans intrépidité‚ et ne craint pas d’aller à contre-courant de toute une ligne d’exégètes qui se sont félicités du mouvement d’autocritique qui s’empara des cinéastes autour de 1965. Pour lui, l’école dite du “réalisme critique” entraînera le cinéma américain dans une voie contestataire et militante qui semble incompatible avec la nature épique et mythologique de Hollywood. En fait, il apparaît bien aujourd’hui qu’il y ait deux orientations divergentes dans l’ensemble de la presse et de l’édition à l’égard d’une production qui semble bien avoir mêlé depuis toujours (et la le point de vue de notre historien doit être nuancé) la célébration et la contestation. Ce qui est sûr, c’est que selon une approche catégoriquement politique, nombre de critiques s’attachent essentiellement aux œuvres contestataires et traitent avec une sorte de condescendance assez ironique les films qui depuis quelques années, célèbrent les valeurs patriarcales ou exaltent l’énergie féminine, se substituant à une carence virile. Guy Ros prend un point de vue absolument opposé et je suis heureux de dire mon accord total avec lui, car je retrouve dans ce renouveau de la sève primitive, la joie que m’ont données les œuvres illustres de Griffith, de Ford, de Vidor, de Walsh, de Curtiz, d’Anthony Mann, et de bien d’autres. Notre auteur a raison de rattacher quelques films scintillants de ces dernières années à ces deux courants majeurs de Hollywood que sont le mélodrame et la comédie musicale. Les émissions nocturnes de la télévision nous ont permis de revoir (avec une délectation accrue) ces joyaux de 1950 à 1965 qui ont illustré de façon magnifique ces deux genres. Tout comme l’épopée et le film d’aventure, ces archétypes ont fait la gloire de la production américaine en ce qu’elle a de meilleur, et il est juste de dire comme Guy Ros, que renouent avec les Maîtres de ce passé‚ toujours vivant, des metteurs en scène tels que Scorsese, Kubrick, Georges Roy Hill, Cimino, Boorman. Il est un domaine dans lequel la divergence est forte entre la majorité‚ des journalistes et le grand public (surtout celui des enfants et des adolescents), c’est le domaine de la Science-fiction. C’est du côté‚ des seconds que se range (et nous l’en félicitons) l’admirateur de Georges Lucas et de Steven Spielberg que nous découvrons ici. Pour être moi-même laudateur d’un cinéma mythique qui vérifierait la véracité‚ des analyses menées par


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un Mircéa Eliade et tous les grands mythologues contemporains, je ne peux que souscrire à la chaleur des sentiments exprimés dans cet ouvrage à l’égard des fabricateurs inspirés et savants d’épopées galactiques et d’anticipations vertigineuses. Si le cinéma est avant tout le royaume de l’imaginaire, au sens qu’Edgar Morin donnait à ce terme, c’est une singulière hérésie que de dédaigner ces sagas rutilantes et oniriques au bénéfice de la psychologie, du huis clos, du pseudo-constat sociologique, des conflits passionnels qui relèvent davantage du théâtre (et du plus caduc) que de l’Art des images mouvantes. Qu’il y ait du parti pris et, osons le dire, de l’injustice dans le regard que porte Guy Ros sur le cinéma de contestation qui s’est développé de façon souvent ample et clairvoyante pendant une décennie, c’est indéniable. Mais comment ne pas préférer une virulence qui est l’envers de la ferveur à la plate objectivité des spécialistes de l’inventaire ? L’Amour du cinéma qui jaillit à chacune des pages de ce livre fait ‚écho au lyrisme qui vivifiait les chroniques de Jean-Georges Auriol et qu’on retrouverait chez un Claude Beylie, un Michel Mesnil, aussi bien que chez un Dominique Noguès. Et s’il est dans l’univers cinématographique une production qui doit être abordée avec une vibration profonde de l’intelligence et du cœur, c’est bien celle qui s’échelonne de “Naissance d’une Nation” au “Voyage au bout de l’Enfer” en passant par “Halleluïah”. Henri Agel



critique

Préface & cinéma américain :

la guerre des mondes

En prélude à cette étude, je citerai cette phrase de Jean-Loup Bourget qui va me permettre de rapidement pénétrer dans le vif du sujet : “Nul ne conteste l’importance du cinéma américain, et cependant, bon nombre de préjugés restent attachés à son image ; Hollywood est une “usine à rêves”, ce qui veut dire qu’on y fabrique au lieu d’y créer, et aussi qu’on y produit, au lieu du véritable article des imitations. Le cinéma américain est accusé de servir l’impérialisme économique et culturel d’un pays dont la puissance fascine et inquiète, dont la culture séduit, mais donne mauvaise conscience”. La première réflexion qui nous effleure l’esprit à la lecture de cette citation est de remarquer que le cinéma américain dérange. Parmi la critique française, il est bien vu de faire mine de railler ces spectacles puérils et abêtissants qui osent nous faire rêver, ou tout simplement nous séduire en faisant appel à notre sensibilité. Le critique est furieux après lui même, lorsqu’il sort d’une salle dans laquelle il s’est encore laissé piéger par le savoir-faire (et surtout le talent) d’un cinéaste d’outre-Atlantique. Il va rejeter le plaisir que lui a procuré ce film. Comment lui, un critique, un chercheur, a-t-il pu se laisser prendre au jeu de cette histoire manichéenne et simpliste ? Cependant, il doit bien avouer qu’il a passé un bon moment, riche en plaisirs intenses et purs. Soudain il se ressaisit, réfléchit aux multiples défauts de ce film : l’idéologie douteuse et réactionnaire, le rythme trop rapide, la narration trop contraignante, l’individualisme trop

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prononcé du héros. Le charme est alors rompu, car les a priori reprennent le dessus sur le plaisir.

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Il existe bien un phénomène de réaction (au sens psychologique du terme) de la critique envers le cinéma américain qui reste une constante de la recherche cinématographique française depuis bien des années. Nous constatons chez nos critiques, une position de défense et de suspicion, une forme de réaction puritaine vis-à-vis du spectacle et du divertissement hollywoodien. Cela reste dû à la présence massive sur nos écrans des films américains qui, lancés sur notre marché à grand renfort de publicité, concurrencent sauvagement notre production nationale à la recherche d’un public. Les grandes compagnies américaines, leurs liens avec l’argent et la publicité, leur politique de marketing que certains jugent agressive dérangent la critique française qui parvient difficilement à distinguer dans ses jugements les aspects artistiques de ceux plus économiques. Cette réaction puritaine engendre bien sûr des phénomènes de nostalgie visà-vis de la génération précédente que l’on redécouvre après l’avoir éreinté 20 ans auparavant. (Regardez le succès de “Blade Runner” qui s’était fait détruire à sa sortie en 1982 par une critique lui reprochant son aspect trop esthétisant. Comme si la beauté d’un film était un défaut.) Michel Ciment, dans son bel ouvrage “Les conquérants d’un Nouveau Monde”, remarque que “régulièrement depuis 50 ans, de l’apparition du parlant au démantèlement des grandes compagnies en passant par le développement de la couleur et de l’écran large, furent annoncés la mort d’Hollywood et le regret de ses prouesses d’antan. Aujourd’hui encore, un policier, un film d’espionnage ou un western seront ignorés ou commentés brièvement au moment de leur sortie, quitte à ce que dix ou vingt ans plus tard, hommages et rétrospectives en soulignent les vertus”. Rappelons-nous les quolibets que subissait Client Eastwood dans la presse qui n’hésitait pas à parler de Fascisme pour des films comme « L’homme des hautes plaines » ou « Dirty Harry » dans les années 70. Et pourtant l’homme, le créateur, le cinéaste n’a pas changé. Son œuvre, malgré son hétérogénéité, possède une grande constance dans l’esthétique, l’approche artistique. Les exemples de John Ford, Howard Hawks, Alfred Hitchcock ou Raoul Walsh sont parfaitement représentatifs de cet état d’esprit de la


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critique ; leurs œuvres firent l’objet, jusqu’à l’époque des “Cahiers du Cinéma” qui les réhabilita à la fin des années 50, d’attaques fielleuses visant à nier tout aspect artistique à celles-ci, du fait de leur idéologie réactionnaire et de leur manichéisme jugé désuet. Le même phénomène a eu lieu lors des années 2000 avec Steven Spielberg lorsque « La liste de Schindler » ou « Lincoln » furent encensés par les mêmes critiques qui considéraient dans les années 80 Spielberg comme un « faiseur doué », un cinéaste commercial, un roublard… mais sûrement pas un auteur. Les mêmes phénomènes se reproduisent aujourd’hui. Les œuvres de Walter Hill, Georges Miller ou John Boorman sont encensées depuis 20 ans par les mêmes qui ricanaient avec condescendance devant “Mad Max II”, “Sans retour” ou “La forêt d’émeraude” lors de leurs sorties. En réalité, l’intellectuel, le critique récuse souvent le succès de certains films, quitte à suivre le public par la suite dans certains de ses choix. Plus exactement, ces intellectuels éprouvent une certaine répugnance à aller dans le même sens, dans leurs jugements, qu’un homme de la rue. Même si la plupart des critiques hurlent haut et fort leur tolérance et leur appartenance à un courant idéologique populiste, ils manifestent une condescendance hautaine envers les engouements du public pour certains films américains. L’allergie viscérale de certaines revues envers le cinéma américain a d’ailleurs eu des conséquences désastreuses pour celles-ci, puisque certains magazines comme “Images et Son”, “Les cahiers du cinéma” ou “La revue du Cinéma” ont fait l’objet d’un rejet lent, mais inexorable de la part de leurs lecteurs de plus en plus agacés devant les a priori de certains critiques. Ce recul d’influence d’une certaine presse engoncée dans ses a priori idéologiques va d’ailleurs donner lieu à l’éclosion d’un nouveau type de revues dans les années 80, dans lesquelles l’aspect scientifique est malheureusement moins présent, mais qui par contre n’hésitent pas à défendre certains films à grands spectacles américains : “Première”, “Studio”, “l’Écran fantastique” ou “Impact”. Le magazine Starfix piloté par Christophe Gans avait dans les années 80 défendu ce cinéma épique, inspiré de cinéastes comme Eastwood, Spielberg, Lucas ou Hill. La critique a longtemps dénoncé un cinéma en retard sur les autres arts. Le cinéma devrait cesser de raconter des histoires et de sacrifier à l’impression de réalité. Selon certains le débat concernant l’aspect artis-

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tique des produits industriels et commerciaux que sont les films ne date pas d’hier, il faisait déjà l’objet de sévères polémiques 50 ans auparavant. Michel Ciment dans son livre “Les conquérants d’un Nouveau Monde” cite la réflexion du surréaliste Robert Desnos, qui, il y a 50 ans s’en prenait dans un texte toujours actuel “à un respect exagéré de l’art, une mystique de l’expression qui ont conduit tout un groupe de producteurs, d’acteurs et de spectateurs à la création du cinéma d’avant-garde remarquable par la rapidité avec laquelle ses productions se démodent, son absence d’émotion humaine et le danger qu’il fait courir au cinéma tout entier... L’utilisation de procédés techniques que l’action ne rend pas nécessaire, un jeu conventionnel, la prétention à exprimer les mouvements arbitraires et compliqués de l’âme sont les principales caractéristiques de ce cinéma que je nommerai volontiers cinéma de cheveux sur la soupe”.

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Le fossé séparant les critiques des créateurs américains est-il infranchissable ? Assiste-t-on depuis 50 ans à la “guerre des mondes”, celui des analystes contre celui des artisans ? La question tient à être posée ! En réalité, les cinéastes américains les plus talentueux parviennent véritablement à envoûter, à fasciner leur public. Voilà ce qui dérange ! Possèdent-ils des recettes magiques ? Sans aller si loin, je dirai que si le cinéma américain plaît tant à tous les publics, ce n’est pas uniquement dû à sa politique agressive de marketing. Les metteurs en scène américains lorsqu’ils réalisent leurs films ne font pas de nombrilisme, ils créent avec à l’esprit la constante préoccupation de séduire. Le créateur américain pense que la meilleure façon de faire passer un message ou une idée consiste à séduire son public. Il considère qu’un œuvre d’art n’a d’attrait que dans le regard des autres, des spectateurs, il faut qu’elle réussisse à charmer une partie du public, et non pas seulement une minorité d’initiés. Le cinéma américain, au-delà de sa puissance financière, possède une préoccupation constante : celle de son rapport avec le public. Par ailleurs, les scénarios sont sacrés à Hollywood. Chaque film naît d’un bon scénario. Une production ne donnera jamais carte blanche à un cinéaste si le scénario n’est pas huilé, finalisé, convaincant. Michel Ciment pense “qu’une attention de chaque instant à la direction d’acteurs, un équilibre entre la plastique et la dynamique, entre le cadre et le montage, sont les secrets d’une réussite publique et artistique


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en matière cinématographique “. Si une production ambitieuse ne veut pas échouer, elle doit éviter la tentation picturale ou littéraire (c’est à dire la suite froide de tableaux, ou le film bavard et trop narratif), mais également associer les deux éléments clefs de toute création cinématographique qui se respecte : le mouvement (le rythme) et la rigueur. Le cinéma américain (contrairement au cinéma français et malgré une période fortement contestataire) n’a jamais complètement oublié les préceptes de son art. On peut constater que ce cinéma rend difficile l’analyse formelle (ce qui fait toute sa qualité), hormis certains esthètes comme Ridley Scott ou Coppola, par exemple qui font parfois preuve d’une certaine préciosité technique, le style et le montage des films américains demeurent très sobres et très épurés (quelquefois même invisibles pour un profane.) Ciment constate que pour les amateurs de “griffe” immédiatement reconnaissable, le film hollywoodien déçoit et déroute un peu. De manière globale, on peut remarquer que ce cinéma est riche en travail formel. Aucune prétention idéologique ni préciosité esthétique ne vient rompre le rythme du récit. C’est un cinéma qui va rapidement à l’essentiel, ne s’embarrasse pas d’a priori idéologiques, épistémologiques, et j’en passe. C’est pour cette raison qu’il touche plus souvent son but que ses concurrents. Le cinéma américain, malgré les conventions de certains genres, demeure le plus libre, le plus courageux dans les sujets qu’il aborde. (“Les hommes du Président”, “M. Smith au Sénat”, “Underfire” en sont de bons exemples.) Grâce à une parfaite maîtrise de son Art, il peut se permettre de traiter n’importe quel sujet (aussi brûlant soit-il), sans tomber dans la propagande manichéenne, le didactisme ou le fantasme. Si j’ai choisi d’étudier la période, allant des années 1963 à 2013, c’est justement parce que j’ai cru pendant un moment, que le cinéma américain avait perdu de ce qui constituait ses principales forces : le goût de la séduction, le sens du rythme, l’optimisme également et la rigueur d’expression filmique qui le caractérisaient autrefois. Hollywood fut la victime de multiples phénomènes à partir de 1963 qui vont entamer une bonne partie de son prestige passé. D’une part, il existe des facteurs politiques et sociaux qui vont influer sur la création cinématographique : perte de la prépondérance stratégique, contestation sociale, crises politiques ; mais également

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d’autres facteurs inhérents au domaine artistique qui sont de différente nature : économique, culturel et également idéologique. On assiste dans le courant des années 60 à l’agonie des Majors Compagnies, ces géantes de la production comme la Fox, la M.G.M. qui avaient dominé l’activité productrice des U.S.A pendant une bonne partie de ce siècle. Leurs studios sont démantelés, leurs ustensiles vendus. Nous assistons à la fin d’une période glorieuse. Parallèlement, nous voyons immerger une école de cinéastes très influencés par les idées européennes qui vont acheminer le cinéma américain dans une voie contestataire et résolument critique (Penn, Altman, Schatzberg, Pakula). Certains l’ont nommé, l’école du “réalisme critique”. Celle-ci entraînera le cinéma américain dans une voie contestataire et militante qui a tourné le dos à l’essence et la nature mythologique et épique d’Hollywood. Dans cet ouvrage, je procéderai en deux étapes pour étudier cette période. – Une première partie envisagera les problèmes structurels et économiques que rencontrera le cinéma américain à cette époque, elle analysera ce cinéma de contestation, ce qui me permettra de mieux faire comprendre quelle peut être la fonction sociale du cinéma américain. – La deuxième partie de cet ouvrage tentera au contraire de mettre en valeur la nature, la fonction essentielle du cinéma américain qui est d’ordre mythologique. Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, il me faut procéder à une démonstration austère certes, mais nécessaire, qui présentera mon approche méthodologique et servira d’essence, de fil conducteur à tout cet ouvrage.


Introduction à l’étude du cinéma américain : de Griffith à Ford Afin de mieux comprendre l’importance de la rupture qui eût lieu dans le courant des années 1960 aux États-Unis, il convient de remonter le temps et d’analyser ce qui constituait l’essence des films des grands créateurs américains. Le cinéma américain possède une griffe qui le distingue de ses concurrents, une manière de narrer, d’appréhender un événement très spécifique. Avant tout, deux éléments de référence communs à la plupart des grands films hollywoodiens constituent leur spécificité : – Le premier réside dans le goût très prononcé des cinéastes américains pour l’action, le mouvement. – Le second, bien plus important, est la fonction mythologique que possède ce cinéma. Dans la plupart des grands films hollywoodiens, des références directes sont faites à la mythologie par les cinéastes. Le premier élément de référence du cinéma américain est donc le goût immodéré de ses cinéastes pour l’action. De Griffith à Spielberg, nous percevons la même passion pour le mouvement, l’intensité dramatique. Le cinéaste américain possède comme première exigence de donner un rythme rapide à son récit, de lui insuffler une grande intensité. Dès le début du siècle, nous percevons déjà chez Griffith, Ince ou Cecil B. De Mille cette volonté de créer l’action. À cette époque les cinémas

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français ou italien n’avaient pas su comprendre quelle était la spécificité et l’utilité des images animées par rapport au théâtre. Les cinéastes se contentaient de filmer du théâtre, le cinéma ne possédait pas encore d’esthétique spécifique. C’est Griffith qui le premier va se livrer à partir de 1910 à des recherches techniques afin d’enrichir l’esthétique cinématographique. Sa première exigence est alors de distinguer l’art cinématographique de l’art scénique. Griffith va faire virevolter la caméra (naguère figée) et inventer le rythme. Louis Delluc écrivit en 1920 dans Photogénie que “D.W. Griffith et T.H. Ince sont les deux grands hommes du cinéma dramatique. On les compare, on les préfère l’un à l’autre, on les critique, mais on ne les connaît pas. Pourtant Griffith et Ince contiennent tout le cinéma et ce qu’on en peut prévoir pour une longue période”. Griffith et Ince (dont je parlerai plus loin) vont parfaitement comprendre l’avantage essentiel que possédait le cinéma sur le théâtre : créer l’émotion, investir la sensibilité‚ du spectateur pour le plonger au cœur du drame. Griffith dès 1912 va inventer le montage alterné, en présentant sur l’écran deux actions alternatives afin de créer le suspense et attiser la tension nerveuse du spectateur. Ce goût pour l’action, pour le mouvement, Griffith va l’insuffler à toutes les générations de cinéastes qui allaient lui succéder. Dès son arrivée à New York en 1908 Griffith sera choqué par l’utilisation qui était faite par les cinéastes de l’outil cinématographique. Selon lui les images animées possédaient un caractère spécifique, elles pouvaient créer l’émotion et ne devaient pas être utilisées pour photographier du théâtre. Dans Cinémonde de 1938, Griffith raconte l’état qui était celui de la création cinématographique en 1908 : “quand j’entrai à la Biographé la projection d’un film ne correspondait pas à autre chose qu’à une représentation de théâtre photographiée. La caméra, selon la coutume de l’époque semblait avoir été clouée sur le parquet et elle demeurait aussi immobile et stationnaire qu’un quelconque spectateur, placidement carré dans son fauteuil d’orchestre... Toutes les scènes n’étaient filmées depuis le début jusqu’à la fin que sous un angle unique et bien déterminé. Aucune transition n’était prévue pour lier les séquences les unes aux autres. Un seul procédé usité : le noircissement total de l’image correspond à une coupure sèche”. Griffith allait inventer une esthétique spécifique du cinéma afin


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de la distinguer de l’art scénique. Il possédait comme préoccupation constante d’innover, de véritablement créer un art nouveau. Il utilisa le premier les gros plans et les plans rapprochés, provocant ainsi de vives colères de la part des acteurs de théâtre se sentant mutilés d’une partie de leur corps. Le début essentiel de Griffith consista à créer le mouvement, à donner un rythme à l’action du film. Suivant l’exemple du cinéaste italien Pastrone, il utilisa le travelling afin de dynamiser les prises de vues. L’apport de Griffith à l’élaboration d’une esthétique cinématographique demeure donc essentiel, mais au-delà de cet aspect technique, ce cinéaste fut le premier à donner au cinéma une dimension épique et un souffle authentique. Griffith va créer la première épopée cinématographique “Naissance d’une Nation”, belle fresque humaniste dépeignant sans complaisance la guerre de Sécession ; puis ce furent « Intolérance » et « Le lys brisé » qui confirmèrent de manière flamboyante le talent exceptionnel de narrateur de Griffait et firent pénétrer le cinéma dans l’âge adulte. L’apport de Griffith à la naissance et à la conception d’un art cinématographique fut donc considérable : il sut le premier créer l’action et animer la pellicule, mais insuffla également au cinéma américain ce souffle épique et humaniste qui lui servira de moteur durant 50 ans. Le deuxième cinéaste qui apporta une contribution essentielle à la constitution et à l’élaboration de l’esthétique cinématographique fut Thomas Harper Ince. Ince, continuant dans la voie tracée par Griffith, créa le Western, donnant ainsi à l’Amérique une épopée Nationale. Ince construisait ses œuvres de manière nerveuse, insufflant une grande rapidité à ses récits. Il allait donner grâce à ses Westerns le goût à tous les peuples européens et américains des grands espaces et des chevauchées, à une époque où le public se trouvait abreuvé d’œuvres théâtrales et de huit clos stériles. Les fondations du cinéma américain avaient été mises en place à la fin des années 1910 par Griffith et Ince. Dans la brèche entrouverte par ces deux pionniers vinrent s’engouffrer des cinéastes de grand talent comme Keaton, Harold Loyd, Cecil B. De Mille et surtout Chaplin qui allaient asseoir le cinéma américain sur ses bases et lui donner ses premières lettres de noblesse.

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Avec l’apparition du parlant on semble s’acheminer vers un retour à une certaine théâtralité à Hollywood en multipliant les films chantants mettant en vedette Janet Mac Donald, Al Johnson ou Maurice Chevalier. Mais rapidement le mirage du parlant s’étant estompé les cinéastes américains redécouvrent les vertus du mouvement, de l’action. Une nouvelle génération de cinéastes va alors émerger. C’est l’époque ou plusieurs genres vont dominer la production hollywoodienne : le western, le film noir, la comédie, le fantastique et le film d’aventure (exotique, cape et d’épée, piraterie). La comédie, dans laquelle s’illustrèrent Ernst Lubitsch, Franck Capra et bien sûr Chaplin, évite de recourir au théâtre filmé‚ et à la tentation du bavardage. Les comédies de Lubitsch comme “Sérénade à trois” font avant tout confiance aux images, aux gags visuels, même lorsque les auteurs transposent à l’écran des pièces de théâtre ou des romans. Ces œuvres sont filmées avec la constante préoccupation du rythme visuel. Dans l’univers des images animées, Charles Ford remarque très justement que “Le recours constant aux gags audiovisuels, si l’on peut dire, a permis au cinéma américain d’éviter le théâtre filmé et de renouveler très heureusement la comédie”. Dans les westerns, genre dans lequel s’illustreront John Ford, Raoul Walsh, Howard Hawks, Antony Mann ou Henry Hataway, nous retrouvons tous les ingrédients qui constituent la texture même du style hollywoodien : un rythme rapide, une grande intensité dramatique, une narration épique. André Bazin remarque “qu’il est aisé de dire que le “Western c’est le cinéma par excellence”, parce que le cinéma c’est le mouvement”. Bazin pense que le Western ne peut être réduit à quelques archétypes simplistes. Les chevauchées, les bagarres, les hommes forts et courageux dans un paysage d’une sauvage austérité ne peuvent suffire à le définir ou à cerner les charmes du genre. Bazin avait fort bien compris que le Western, comme les autres genres, ne pouvait être réduit à devenir un simple exercice de style. Selon lui : “Les attributs ordinaires auxquels on reconnaît le Western ne sont que les signes ou les symboles de sa réalité profonde qui est le mythe. Le Western est né de la rencontre d’une mythologie avec un moyen d’expression”. Des cinéastes comme Ford dans le Western, Mickael Curtiz dans le film de cape et d’épée ou Raoul Walsh ont fait du cinéma un art de


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l’épopée. Bazin remarque que l’on trouve à la source du Western “une éthique de l’épopée et même de la tragédie. Épique le Western l’est par l’échelle surhumaine de ses héros, l’ampleur légendaire de leurs promesses. Mais ce style de l’épopée ne prend son sens qu’à partir de la morale qui le sous-tend et le justifie”. Dans toutes les grandes œuvres du cinéma américain, “Capitaine Blood” de Curtiz, “Rio Bravo” de Hawks, “La Chevauchée fantastique” de Ford, “Le Faucon Maltais” de Huston, jusqu’au début des années 1960, qui marquera la décadence des genres et du style Hollywoodien, nous retrouverons ce ton épique et cette référence constante à l’univers mythologique. La fonction essentielle du cinéma américain est pour moi de servir de véhicule moderne au mythe. Le Mythe constitue l’essence de ce cinéma, lorsque celui-ci tenta de se dégager de cette influence en abordant constamment des problèmes sociaux dans ses œuvres, il perdit de son panache. En effet à partir du début des années 1950, le cinéma américain et le western vont connaître une évolution qui revêtira deux aspects. Tout d’abord une nouvelle génération de cinéastes bouleverse sensiblement les critères de création des vétérans d’Hollywood en tentant de justifier l’existence de l’épopée, de l’aventure dans le cinéma américain par un intérêt supplémentaire, d’ordre social, politique ou psychologique. Des cinéastes comme Fred Zinneman, Delmer Daves, Nicholas Ray ou Henri King vont bouleverser sensiblement la création hollywoodienne en y insufflant un aspect intellectualisant. Le deuxième phénomène qui affectera l’essence épique du cinéma américain est l’apparition de la télévision. Les producteurs vont privilégier le grand spectacle et les super productions, afin de concurrencer le petit écran. Mais le souffle épique du cinéma américain sera entamé par ces grosses productions qui vont privilégier la forme au fond. Ces super productions gigantesques, qui disparaîtront au milieu des années 1960, restent plus préoccupées par leurs décors que par le rythme donné au récit. L’intensité dramatique de certains de ces Mamouths Hollywoodiens sera souvent artificiellement créée, le souffle épique que les vétérans du cinéma comme Ford, Hawks, Walsh, Lang et même Alfred Hitchcock savaient admirablement engendrer, va disparaître de ces films sans âme. Certes des cinéastes comme Anthony Mann, Mankiewicz ou Vincente Minelli dans des domaines et des genres très différents perpétueront et dans certains

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cas sublimeront la création traditionnelle, mais le souffle mythique et épique qui constituait l’essence du cinéma américain se fait moins présent dans les œuvres des années 60. Malgré ces influences, à mon sens néfastes, qui gangréneront peu à peu l’essence mythique du cinéma américain, il existe une indéniable continuité de style et de ton dans sa production depuis Griffith jusqu’à Ford, Huston ou même Hitchcock. La véritable cassure aura lieu au milieu des années 1960 lorsque les grands ancêtres du cinéma américain lancèrent leurs dernières charges : “Rio Lobo” Hawks, “Les Cheyennes” Ford, “Cent dollars pour un shérif ” Hataway, “Les quatre cavaliers de l’apocalypse” Minelli. Ce cinéma épique d’essence mythique s’éteignit avec ses derniers représentants. Si la période 1963/2013 nécessite à mon avis une analyse spécifique, c’est parce qu’on assiste au milieu des années 1960 à une rupture de ton vis-à-vis de ce qui constitue les critères de création hollywoodiens. Une nouvelle génération de cinéastes émerge, issus pour la plupart de la Télévision, qui va bouleverser le paysage cinématographique tant au niveau de la création que de la thématique. L’Amérique n’a tout de même pas suivi l’exemple de la Nouvelle vague française en 1958 et n’a pas connu de bouleversement ni de remise en cause majeure des dogmes de narration. En ce qui concerne le cinéma américain on ne peut pas parler de révolution culturelle (hormis l’épisode Underground), mais plutôt de rupture de ton, d’obsession désacraliser les recettes des grands anciens. La nouvelle génération va renier ses racines épiques, entreprendre de brûler les idoles et démystifier le sanctuaire. Le cinéma américain entre alors dans une ère de mauvaise conscience nationale et de scepticisme qui sera symbolisé par des films comme “Little big man” de Penn, “Le Lauréat” de Mike Nichols ou “Macadam Cow-Boy” de l’anglais Schlesinger. Vers la fin des années 1970, les observateurs ont cru à la mort du cinéma d’épopée, du mythe, qui s’il change de visage et subit des transformations qui affectent son apparence, ne disparaît jamais. En 1978 va émerger de l’ombre une saga galactique qui va relancer le cinéma épique et deviendra le symbole d’un renouveau mythique : “La guerre des étoiles” de Georges Lucas.


Cinéma & Histoire le malentendu

Avant d’entamer ma réflexion sur la fonction sociale et mythologique du cinéma américain, je me dois de décrire brièvement quel a été l’apport de l’analyse historique à la connaissance du cinéma américain et quels ont été jusqu’à présent les outils méthodologiques utilisés. D’autre part il faut, afin de mieux saisir l’opportunité de ces remarques méthodologiques, amorcer une réflexion préalable sur le rôle de l’image, de l’iconographie dans la recherche historique contemporaine. Cela, me permettra de mieux appréhender l’étude du cinéma américain, sans le détacher de son contexte social, culturel et spirituel. Le cinéma et l’histoire ont toujours entretenu des rapports ambigus et soupçonneux. En effet, il a fallu près de 50 ans pour que la formule de Louis Delluc, selon laquelle en France “Le cinéma n’est pas pris au sérieux par les gens sérieux perde de son bien-fondé”. Jusqu’à environ 1950, seuls quelques philosophes, sociologues ou psychologues passionnés et inquiets se sont interrogés sur le pouvoir de fascination que détenait le cinéma sur les foules, mais personne ne cherchait à amorcer une réflexion plus large sur sa fonction et son rôle dans notre société. La recherche historique était encore au stade des considérations anecdotiques. Les intellectuels et les historiens rejetaient cet instrument vulgaire et ne tentaient pas d’analyser cet univers des images animées. Peu d’études thématiques furent entreprises durant cette période.

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