Contes et nouvelles
fantastiques - Volume 1 -
David Oller
Contes et nouvelles fantastiques - Volume 1 -
David Oller
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Chroniques d’Autres mondes : Le cycle du Croque-mitaine
Le miroir
J’étais dans mon lit et j’observai l’immense miroir qui se tenait juste en face de moi. Il mesurait facilement dans les deux mètres de haut. Ses bords étaient ornés d’étranges symboles ésotériques dorés. Lorsque je l’observai du coin de l’œil, il me semblait que certaines de ces figures formaient d’horribles visages grimaçants. Ce miroir, je le devais à ma vieille tante Huberte, dont j’avais hérité il y avait de cela un mois à peine. Je n’avais pas, ou très peu, connu cette parente lointaine, alors imaginez ma surprise lorsque je le reçus, accompagné d’une enveloppe cachetée. Dans ces quelques phrases inscrites sur une vieille feuille de papier jaunie, Huberte m’expliquait qu’il fallait que je prenne bien soin de ce miroir car il appartenait à la famille depuis le XVIe siècle environ. C’était une sorte d’héritage familial transmis de génération en génération. La lettre me dictait également la démarche à suivre pour préserver l’objet de la morsure du temps. Une fois par semaine,
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je devais dépoussiérer ses bords en bois et laver la glace. Elle me préconisait également de le placer au pied de mon lit pour une obscure raison, dont la logique me dépassait. Je pris bien garde de suivre à la lettre ses recommandations. Les mois passèrent et un événement important vint bouleverser ma vie. En effet, un soir au détour d’une ruelle sombre et peu fréquentée, je rencontrai la femme de mes rêves. Au premier regard je sus que c’était elle, l’être que j’avais attendu toute ma vie. Je ne pouvais l’expliquer, mais c’était une certitude. Elle était magnifique, avec ses longs cheveux sombres qui lui coulaient sur les épaules telles les chutes du Niagara. Quant à ses yeux, ils brillaient tels deux phares d’émeraude éclairant les marins par un soir de tempête. Malheureusement, à ma grande honte, je n’eus pas le courage nécessaire pour l’aborder. Je ne savais pas vraiment m’y prendre avec les femmes. Je passai les jours suivants devant le vieux miroir de ma tante, en refaisait la scène de la rencontre telle qu’elle aurait pu se dérouler si j’avais eu plus de courage ce soir-là. En procédant comme cela, j’espérais gagner confiance en moi, afin de ne pas commettre la même erreur que lors de notre première rencontre. Lorsque je la revis par hasard, je choisis de ne pas laisser passer ma chance une seconde fois, afin de ne pas le regretter par la suite. Je l’accostai en lui demandant tout simplement l’heure. J’allais bientôt être fixé. Mon intuition m’aurait-elle joué un tour ? La jeune femme me répondit de façon tout à fait charmante.
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Puis, grâce à mon entraînement, nous poursuivîmes une conversation ordinaire mais qui s’avéra riche sur le plan culturel. Aucun d’entre nous ne vit le temps passer et quand elle se rendit compte que Chronos nous avait joué un tour, elle s’échappa afin d’être à l’heure à un rendez-vous. Avant qu’elle ne parte, je lui proposai de prendre le thé dans ma demeure le lendemain. Elle ponctua sa réponse positive d’un sourire tout à fait charmant. J’étais à ce moment-là comme une âme sur un petit nuage se dirigeant vers les portes de SaintPierre. Le premier contact avait été conforme à ce que m’avait dicté mon intuition. Maintenant, il fallait voir comment cela allait évoluer et si cela pouvait aboutir à quelque chose de durable. J’arrivai chez moi et tandis que mon domestique me débarrassait de mes affaires, je lui ordonnai de préparer pour le lendemain le meilleur thé qu’aucun mortel n’ait pu boire en ce bas monde. Puis je gravis quatre à quatre les marches menant à ma chambre. Là, je ne sais pour quelle raison, j’eus envie de partager mon bonheur avec quelqu’un. Vivant seul, mis à part mon fidèle domestique, je racontai ma journée au miroir, car je voulais être sûr de mes sentiments pour cette femme avant d’en parler à Henry. Je savais que c’était ridicule mais je ressentais une terrible envie de partager l’euphorie dans laquelle je me trouvais. Je ne voulais pas raconter cela à mon homme à tout faire car on m’avait conseillé d’éviter de nouer une relation intime avec ses domestiques, pour une raison de rang social et afin qu’il ne conteste pas mes ordres en public. Cependant, vivant seul avec lui,
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il était inévitable que l’on se rapproche jusqu’à devenir amis. Et l’amitié qui nous lie maintenant est plus forte que tout. Après avoir fini mon monologue qui avait duré plusieurs heures devant cette grande vitre muette, je m’endormis sans m’en rendre compte, un sourire aux lèvres. Ce soir-là, je fus transporté dans le plus fabuleux des rêves que j’eusse jamais fait. Tout autour de moi, objets ou personnes, rayonnaient de bonheur et, au loin, je pouvais distinguer d’étranges paysages exotiques qui exaltaient mon côté sentimental. Je sortis de mon rêve vers onze heures du matin et je décidai qu’après avoir englouti mon déjeuner, j’aiderais mon majordome à préparer la maison pour l’arrivée de la femme que je voulais impressionner. De manière ponctuelle, elle se présenta aux portes de mon domaine. Mon intendant la reçut telle une grande dame de « la haute » ; puis je descendis les marches du hall pour l’accueillir. Et, après l’avoir saluée d’un baisemain digne d’un roman, je la conduisis dans la salle à manger où tout était prévu pour son arrivée. Elle laissa éclater son étonnement devant la luxure de la pièce. « Ainsi... vous êtes issu d’une noble lignée ?, parvintelle à dire une fois sa stupéfaction envolée. Je me doute bien que vous ne proposez pas une tasse de thé à la première venue, alors, pourquoi moi ? – Parce que, répondis-je en pesant bien mes mots, vous êtes la seule personne dans la rue que j’ai été capable de voir avec le cœur et non avec les yeux. » Quand elle m’enlaça sur ces mots, je sus qu’elle éprouvait le même
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sentiment que moi : le véritable Amour, un sentiment qui se fait malheureusement rare, de nos jours. Je le sentais à travers de son baiser. Pendant que nous nous déshydrations par cette chaude journée de printemps, nous pûmes mieux nous connaître et mieux nous apprécier. Je lui expliquai que ma famille était l’une des plus anciennes lignées installées dans le sud de l’Angleterre mais que depuis quelques décennies, la fortune familiale s’amenuisait progressivement. Elle me répliqua qu’elle n’était nullement intéressée par mes richesses. Cela me conforta dans l’opinion que je me faisais d’elle. Durant notre entrevue, j’appris qu’elle se nommait Lisa Taylor et qu’elle avait repris la librairie de son défunt mari. Je ne pus cacher ma joie lorsqu’elle m’apprit qu’elle était elle-même une personne ayant une inclination particulièrement prononcée pour la littérature. Elle commença à me regarder, une lueur pétillante d’excitation dans les yeux, quand je lui promis de lui faire visiter ma bibliothèque personnelle, où je gardais précieusement un manuscrit original du célèbre Don Quichotte. Une fois que nous eûmes fini de boire, j’appelai mon homme à tout faire. Sans que je lui dise le moindre mot, il commença à débarrasser la table pendant que nous sortîmes dans le jardin. L’air était devenu un peu plus frais, ce qui me laissa penser que nous avions pris plusieurs heures pour déguster la boisson nationale. Je la pris par la taille et l’attirai vers moi sans qu’elle n’oppose pas la moindre résistance. Ainsi, près d’elle, je lui montrai du doigt les différentes variétés de plantes
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présentes sur mes terres. Je lui fis également sentir des végétaux dégageant de doux parfums pouvant charmer n’importe quel nez délicat. Quand la luminosité commença à décroître, nous décidâmes de retourner à l’intérieur. J’en profitai pour lui faire découvrir la pièce où je stockais tous mes ouvrages. Elle fut émerveillée de découvrir une salle avec de grands meubles regorgeants de livres, de magnifiques sièges taillés dans du chêne et des chandeliers dans le pur style du XVIIe siècle. Elle s’approcha des livres et parcourut rapidement les titres des yeux pour se faire, sans doute, une idée plus précise de mes goûts en matière de littérature. Je souris en la regardant : on aurait dit une petite fille se retrouvant dans une maison de poupée à l’échelle humaine le jour de Noël. Après plusieurs heures durant lesquelles nous parlâmes de littérature (il faut dire que la pièce où nous étions s’y prêtait bien), je lui proposai de dormir dans l’une des nombreuses chambres à l’étage, car le manteau étoilé de la nuit commençait à s’étaler sur le ciel. Elle accepta avec un franc sourire aux lèvres ; je fis signe à mon majordome de se charger des préparatifs. Le dîner fut servi en tête à tête, à la lueur des chandelles posées entre nous sur la table. Dans cette atmosphère de calme et d’intimité, nous échangeâmes nos sentiments l’un pour l’autre ; puis, nous regagnâmes chacun notre chambre. Durant la nuit, je pensai à maintes reprises à la rejoindre dans son lit mais, je trouvais cela précipité et contraire à ce que j’avais lu dans les romans qui dictaient
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une conduite chevaleresque. Je devais faire preuve de patience et ne pas presser les choses. Le lendemain, en parfait gentleman, je la raccompagnai jusqu’à son petit appartement situé au-dessus de la librairie. La boutique était poussiéreuse, il n’était pas facile de tenir seule ce genre d’échoppe. Je lui proposai mon aide, car les occupations me manquaient chez moi. Elle finit par accepter mais j’eus besoin d’insister à maintes reprises. Dans la journée, je fis passer un mot à mon domestique lui indiquant que je rentrerais tard ce jour-là. Après une journée de dur labeur passée à réorganiser la librairie, je rentrai chez moi, heureux. En passant le seuil de la porte d’entrée, j’expliquai à Henry, mon majordome, que je risquais de ne plus rentrer aussi souvent chez moi. Il opina du chef tristement et, tout en me débarrassant de mon manteau, je lui expliquai comment s’occuper du miroir en reprenant les mots exacts écrits dans la lettre. Il hocha la tête pour me faire signe qu’il avait compris, et dans son regard il me sembla apercevoir un furtif sentiment de mal-être. D’abord, je m’absentais parfois quelques jours ; peu à peu, ils se transformèrent en semaines. J’étais bien aux côtés de Lisa. De plus, quelques jours après le début de notre relation, grâce à un judicieux placement en bourse, j’avais reçu une petite fortune qui me permettrait de commencer ma nouvelle vie avec ma moitié. Ma relation avec mes parents s’était également améliorée au fil des semaines, grâce à de nombreux repas familiaux. Il avait même été question, au cours de notre dernière
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discussion, de faire de moi leur héritier à la place de mon frère aîné car, selon eux il était trop dépensier et ils avaient peur qu’il ne vende nos terres. La vie me souriait enfin ; j’avais su trouver l’Amour de ma vie, j’avais amassé assez d’argent pour passer mes jours avec ma bien-aimée sans travailler et en toute tranquillité sur le plan financier. Pour deux amateurs de littérature, tenir une librairie était comme réaliser un rêve : un pur bonheur. Enfant, mon père m’avait appris que dans la vie, toutes les bonnes choses avaient une fin. Il ajoutait également quelquefois que plus le bienfait était magnifique, plus sa fin était tragique. Cette phrase n’aurait pas pu mieux résumer ce qui m’arriva par la suite. Cela faisait presque une année que nous nous côtoyions au quotidien, Lisa et moi. Sur la fin de cette période, il m’arrivait de rester facilement trois semaines sans remettre les pieds dans ma demeure. Nous nagions dans le bonheur parfait et l’écoulement du temps, notion relative et subjective pour chaque être humain sur cette terre, était devenu pour nous trop rapide, à notre plus grand regret. Un jour, malgré le déchirement que j’éprouvais, j’exprimai à mon amante le désir de retourner chez moi. En effet, je voulais saluer mon majordome et en profiter pour voir si tout se passait bien dans ma propriété. Elle me supplia de rester encore quelques jours à ses côtés ; je lui répondis que je serais de retour dans moins d’une semaine et que j’en profiterais pour évoquer notre future union à mes parents. À cette annonce inattendue, Lisa
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me sauta au cou et m’enlaça avec une passion brûlante. Elle me murmura à l’oreille qu’elle attendrait mon retour et la réponse de ma famille avec grande impatience. Je rassemblai quelques affaires et entrepris de parcourir la distance qui séparait mon logis à pied, afin de profiter pleinement de cette belle journée. Les rayons du soleil caressant ma peau et le vent jouant avec mes cheveux parvinrent à enchanter cette journée qui devint magique à mes yeux. J’arrivai à destination pour l’heure du dîner, me demandant ce que mon domestique allait pouvoir me préparer car je ne l’avais pas tenu au courant de ma visite. En arrivant aux portes de ma propriété, je ne le vis pas s’occupant du jardin alors que le temps s’y prêtait. Combien de fois n’avais-je pourtant pas insisté pour qu’il s’occupe du jardin avec soin et attention. Je traversai la cour et frappai à la porte d’entrée à l’aide du heurtoir en forme de main. Rien ne se passa ; personne ne vint m’accueillir. Je frappai à nouveau un peu plus fort cette fois. Voyant que cela n’aboutissait à rien, j’ouvris la porte avec mon propre jeu de clés, que je gardais toujours au fond de ma poche. Je me promis d’avoir une conversation avec Henry où je lui ferais part de mon mécontentement sur son travail. Le hall d’entrée était dans le même état que la dernière fois que je l’avais vu mais, aucune trace de mon domestique. « Henry !, criai-je, vous êtes là ? Hé ! Ho ! Il y a quelqu’un ? » Seul le silence me répondit. Un sentiment d’inquiétude m’envahit peu à peu. Je me précipitai vers l’escalier donnant accès à l’étage
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supérieur, tout en répétant le nom de celui qui devait garder ma demeure durant mon absence. Aucune réponse ne me parvint. Je me précipitai dans chacune des pièces, toujours en appelant mon domestique. En dix ans de bons et loyaux services, il ne m’avait jamais déçu. Que se passait-il, alors ? Après avoir exploré presque toutes les pièces où il était susceptible de se trouver, je marquai une pause en regardant la porte de la dernière salle que je n’avais pas visitée. C’était celle de ma chambre. Il était improbable qu’il s’y trouvât mais étant donné que c’était le dernier endroit où je ne l’avais pas cherché, j’ouvris la porte, d’un geste brusque, bien décidé à le surprendre en train de fouiller dans mes affaires personnelles, même si je savais qu’Henry était au-dessus de ça. La première chose que je vis en pénétrant fut le miroir, toujours impressionnant même si son état était des plus lamentables avec sa vitre sale et une bonne couche de poussière qui s’y était accumulée. La deuxième fut celle qui aurait dû me frapper de prime abord. Près du miroir, je découvris mon homme à tout faire, pendu à une poutre. Je restai pendant de longues minutes ainsi, à le regarder, complètement tétanisé. Je ne savais plus quoi faire, plus quoi penser. Mes jambes se dérobèrent sous moi et je me retrouvai sur le sol, au milieu d’un immense nuage de poussière. La seule chose que je voulais faire était m’enfuir loin de ce cadavre. Mais je ne pouvais pas le laisser comme ça, je lui devais au moins ça, car je l’avais toujours considéré comme un ami, le seul que j’avais réellement eu. Lorsque je m’approchai du pendu,
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je pus supposer qu’il était là depuis un moment à en juger par les araignées qui avaient élu domicile dans sa bouche et la puanteur qui s’en dégageait. Je fus pris d’un haut-le-cœur qui me força à détourner le regard pendant quelques instants. Je le décrochai ensuite et posai délicatement son corps sur mon lit. Je ne supportais pas de le voir ainsi, lui qui était d’habitude si plein de vie malgré son âge avancé. Je lui fermai les paupières afin de lui donner un air plus paisible d’autant plus que la vue du cadavre me donnait des frissons dans le dos. Je remarquai aussitôt une enveloppe dépassant de la poche de sa veste. Je m’en emparai et vu que mon nom était inscrit dessus, je l’ouvris et entamai la lecture de la lettre qui était à l’intérieur : My Lord, si vous lisez ces quelques lignes c’est que je ne suis plus de ce monde. Vous ne m’avez jamais interrogé sur mon passé. Vous disiez qu’ il faut se tourner vers le futur pour avancer et que se tourner vers le passé nous ramène forcément vers les erreurs qui ont été commises. J’ai fait des choses horribles, des actions dont j’ai honte et que je cherchais à oublier. Cela a été possible pendant quelque temps. Mais très vite, mon passé m’a rattrapé et je n’ai pu supporter le souvenir des atrocités que j’avais autrefois commises. Je croyais avoir enfoui tout cela au fond de moi mais ce matin tout, vraiment tout m’est revenu en mémoire. Je voulais nettoyer votre miroir et, mon imagination m’a joué un tour ou alors c’ était réel, je ne sais pas. À mes côtés, dans le reflet du miroir, se tenaient tous les enfants que j’avais égorgés, qui pointaient leur doigt accusateur
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sur ma personne. Je les suppliais de me laisser tranquille, leur criant que je regrettais. Puis j’ai compris qu’ il fallait que j’expie mes péchés afin d’espérer que ces visions ne me tourmentent plus jamais. Lors de nos conversations, j’avais tenté maintes fois de vous en parler, mais chaque fois, j’avais peur que vous me rejetiez, brisant ainsi la seule amitié que je m’ étais forgée. Je veux terminer cette dernière lettre en vous remerciant pour tout ce que vous avez fait pour moi. J’espère que vous vous rappellerez l’ homme qui a été à votre service, plutôt que l’ homme infâme que j’ étais par le passé. Ma dernière volonté serait qu’après mon incinération, mes cendres soient dispersées aux quatre vents. Je voudrais également que les quelques affaires et l’argent sur mon compte soient entièrement versés à des orphelinats. Je sais que cela ne pourra pas racheter mes fautes, mais peut-être que mon âme connaîtra la paix dans la mort, s’ il y a bien un au-delà. Henry, votre fidèle domestique Tremblant, je reposai la lettre sur le cadavre de mon domestique qui avait été également mon ami. Mes yeux commencèrent à se brouiller de larmes, symptômes de ma profonde tristesse. Je repris le dernier mot de mon domestique et le cachai dans ma veste. Je ne voulais pas que la police parle de ce défunt comme d’un boucher sans âme et sans cœur. Lentement, tout en réprimant un frisson d’angoisse, je me tournai vers le miroir. Ce dernier reflétait bel et bien ma silhouette. Je ris de mon comportement ; j’avais bel et bien cru pendant un
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instant que c’était le miroir qui avait procuré à Henry cette hallucination... Je lisais vraiment trop de récits fantastiques ! Je redescendis vers la salle de séjour pour m’emparer du combiné téléphonique, afin de signaler le suicide à la police. Une brigade arriva une demi-heure plus tard et les policiers commencèrent à me poser toute une série de questions. Je n’avais vraiment pas la tête à ça : de nombreuses questions m’assaillaient et je n’arrivais pas à les trier. Je leur fis part de mon état de choc et promis que je passerais le lendemain au commissariat, une fois remis de mes émotions. Ils repartirent en emmenant le corps. J’étais donc seul. Je sus que j’étais bel et bien une personne superstitieuse car la simple idée de rester seul dans ce manoir où un suicide avait eu lieu me mettait mal à l’aise. Cette demeure qui était autrefois, à mes yeux, si gaie et si joyeuse me paraissait maintenant bien triste, angoissante et même dangereuse. J’appelai Lisa et lui fis un résumé de la situation. Je lui expliquai que je devrais sans aucun doute rester plus longtemps que prévu ici pour remplir tous les documents administratifs. De plus, je voulais réaliser personnellement la dernière volonté de Henry. Elle me proposa de venir s’installer avec moi durant tout ce temps-là. J’acceptai avec plaisir sa proposition mais, pour le premier soir, je devrais vaincre ma peur, car elle ne pouvait venir que le lendemain. Pour le dîner, j’ouvris une boîte de conserve qui traînait et dormis dans la salle de séjour. Je n’osais pas dormir dans la pièce où Henry avait trouvé une des morts les plus affreuses qui soient. D’ailleurs,
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il me semblait avoir lu un passage dans une œuvre philosophique qui expliquait que le créateur nous avait prêté des enveloppes corporelles dont nous devions prendre soin car elles ne nous appartenaient pas ; nous devions les rendre lorsque nous quitterions ce monde. Ainsi, toujours d’après l’auteur, le suicide était considéré comme un péché, qui nous condamnait à une torture éternelle en Enfer. Je n’étais pas croyant, mais j’espérais qu’Henry était bien, là où il se trouvait. Cette nuit-là, je ne pus trouver le sommeil. Dès que je fermais les yeux, je voyais mon majordome me désignant le miroir de l’index, ce qui lui conférait un air sinistre. Je m’approchai de celui-ci pour voir ce qu’il me montrait. Je ne distinguai rien de particulier, juste mon reflet. J’allais me retourner pour signaler à mon domestique que je ne comprenais pas ce qu’il voulait, quand je remarquai que mon image ne reproduisait pas tout à fait les mêmes mouvements que ceux que j’effectuais. J’observais mon double dans le reflet du miroir qui avait l’air complètement fou et malheureux. Il me fit adieu d’un signe de la main avant de passer une corde autour de son cou, avant de faire le dernier saut, un sourire maléfique aux lèvres. Je fermai les yeux et entendis le bruit de sa nuque... de ma nuque se briser. À ce moment, je me réveillai en nage sous la couverture. La lumière passant à travers les persiennes me réveilla. Je m’étirai, enfilai mes vêtements et jetai un rapide coup d’œil à la pendule. Dix heures. Pas le temps de prendre un petit déjeuner : il fallait que j’aille de ce pas au commissariat, comme convenu la veille. Une fois
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sur place, j’eus droit à des questions sur la vie privée de la victime, son comportement, si j’avais pu voir les derniers jours avant sa mort des signes inhabituels.… Je leur expliquai que les dernières semaines avant son suicide, j’étais rarement chez moi ; Henry avait été seul et avait dû s’occuper de ma propriété durant mon absence. Pourtant je savais qu’Henry n’était pas une personne capable de passer à l’acte et, pendant les longues années pendant lesquelles il avait été à mon service, il n’avait jamais cherché à attenter à ses jours. Ils me demandèrent également un éclaircissement sur sa vie passée ; je leur répondis qu’Henry me parlait peu de son histoire. Je ne voulais pas leur avouer les crimes qu’il avait commis avant d’être à mon service. De plus, je n’en étais pas réellement sûr qu’il ait pu commettre tant d’atrocités... Deux heures plus tard, on me congédia et on m’autorisa à rentrer chez moi. La première conclusion des enquêteurs fut le suicide, l’hypothèse du meurtre étant écartée. Je décidai de rester en ville pour faire des recherches l’après-midi dans les archives de la bibliothèque et tenter de tirer cela au clair. En passant devant la librairie de Lisa, j’en profitai pour lui proposer de manger dans son restaurant préféré. Devant son assiette garnit de la salade composée qu’elle avait commandée, je lui racontai ma terrible soirée de la veille, tout évitant de décrire l’état dans lequel j’avais retrouvé mon ami, ainsi que mon entrevue avec les policiers. Elle essaya de me réconforter car elle savait combien j’aimais Henry. Cela me permit d’exprimer ce que j’avais sur
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le cœur. Malgré sa présence, je n’arrivais toujours pas à oublier les moindres détails de cette tragédie. Lorsque le garçon de café nous amena l’addition, mon esprit me joua alors un tour : il me sembla voir le visage de mon défunt domestique. Je sentis tout mon corps frissonner, ce qui attira l’attention de Lisa qui me lança un regard interrogateur. Je lui souris pour la rassurer et je payai l’addition. Je devais absolument connaître la vérité sur Henry afin de libérer mon esprit de cette tension permanente qui, je le craignais, à long terme, me ferait plonger dans la folie. Après avoir fini de nous restaurer, sous prétexte de vouloir lui faire une surprise, je lui donnai les clés du manoir, afin qu’elle m’y attende le temps que j’aille faire mon investigation. En me dirigeant vers la bibliothèque, je passai à côté d’une bijouterie où je lui achetai un magnifique pendentif. Une fois mon alibi en poche, je passai des heures dans la grande salle silencieuse à consulter divers journaux datés de plus de 10 ans pour la plupart, à la recherche d’une affaire de viol et de meurtre dans un orphelinat. La lumière du jour déclinant au fil des heures qui passaient, j’allais rentrer chez moi lorsque mon regard s’attarda par hasard sur un étrange fait divers. Le journaliste qui l’avait rédigé parlait du Great light house orphelinat, un vieil orphelinat situé à plusieurs centaines de kilomètres d’ici, qui avait été le théâtre de plusieurs cas de maltraitance d’enfants commis par le concierge de l’établissement. Celui-ci était soupçonné de frapper les garçons à l’aide de son ceinturon et il
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aurait abusé sexuellement de fillettes à peine âgées d’une douzaine d’années, mais cela n’était pas prouvé. J’avais peur de lire cet article, peur de découvrir l’identité de ce fameux concierge. Et pourtant je devais le faire. Je lus la suite attentivement tout en maudissant ce journaliste sadique qui s’attardait sur les moindres détails des meurtres commis par le pédophile après l’agression sexuelle. Il avait démembré les premières victimes et incinéré les autres, avant de disperser les cendres aux quatre vents. La même expression qu’avait utilisée Henry dans sa lettre d’adieu… Ce ne pouvait pas être une simple coïncidence : peut-être était-ce un indice du destin que j’étais sur la bonne voie ? Était-il vraiment ce monstre avant que je le prenne à mon service ? Je retournai à mon étude. Le concierge s’appelait Harry Howard, il avait disparu lorsque la police était venue pour l’appréhender. Les autorités locales avaient perdu toute trace et avaient classé l’affaire comme étant non élucidée. Je consultai les journaux des jours et des semaines suivant cet événement mais aucun article ne revenait sur cette funeste affaire. La bibliothécaire s’approcha de moi, surprise de me retrouver à la même place plusieurs heures après mon arrivée, me pria de sortir et de revenir le lendemain si j’avais besoin de continuer mes recherches. Je lui répondis que j’avais obtenu ce pour quoi j’étais venu, tout en gribouillant l’adresse de l’orphelinat sur un morceau de papier. Je ressortis de la bibliothèque et fus surpris de constater que la nuit tombait ; je n’avais pas
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eu conscience du temps qui s’était écoulé durant mes recherches. Je sautai donc dans une calèche pour arriver le plus vite possible dans ma demeure. En arrivant à destination, j’offris le pendentif à ma moitié tout en lui murmurant à l’oreille de m’excuser du retard car j’avais eu du mal à choisir un bijou qui pouvait égaler sa beauté. Et voilà ! Faites un compliment à une femme et elle avalera n’importe quel mensonge ! Je souris gentiment devant sa naïveté, puis je fus accablé par un sentiment de honte : je jouais avec ses sentiments pour lui cacher mon obsession. À ce moment précis, je souhaitai lui faire partager ce que je ressentais au fond de moi, mais la voyant si heureuse, je ne pus le faire de peur de faire disparaître ce sourire pour laisser la place à un sentiment d’inquiétude à mon égard. « J’ai eu tout le loisir de préparer ton plat favori pendant ton absence. Viens, allons dîner », me dit-elle en me poussant avec douceur à l’intérieur. Dès le lendemain, je me mis en tête de remplir tous les formulaires de décès et de commencer à faire les démarches pour l’incinération de mon défunt domestique. Quelques jours plus tard, mes parents vinrent me voir, sachant à quel point je respectais ce serviteur. Cela me fit du bien d’évoquer les souvenirs que nous avions d’Henry. Je ne pouvais pas l’imaginer en pédophile tueur d’enfants. Non, ce n’était pas le Henry que j’avais connu. Je leur expliquai que lorsque je l’avais rencontré la première fois, il était désespéré. J’avais réussi à le sortir de cette période difficile en lui proposant plus qu’un emploi : une amitié. Ainsi,
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au fil des années passées, nous avions appris à nous faire confiance et à faire de l’autre le confident de nos moindres peines. Dans ma vie, je n’avais pas eu beaucoup d’amis, je crois même qu’Henry avait été le seul. Quand je pensais maintenant à Henry, cela m’évoquait plus un violeur et tueur d’enfants qu’un ami, ce qui m’attristait profondément. C’était pour cela que je devais tirer la vérité au clair en me rendant sur les lieux des crimes. Lors de la funeste cérémonie, peu de personnes furent présentes. Mes parents étaient restés avec moi, Lisa également, et quelques visages non familiers vinrent me remercier pour tout ce que j’avais fait pour Henry. Je ne pus contenir davantage ma peine et éclatai en sanglots. Ma compagne me prit dans ses bras pour tenter de me réconforter. Elle me souffla quelques mots doux au creux de l’oreille, mais je ne l’écoutais pas. Je pensais à ce miroir. Mon domestique n’était pas une personne superstitieuse en proie à de fréquentes hallucinations. Et s’il avait bien revu toutes ses victimes l’accusant d’avoir une vie enviable tandis qu’elles n’étaient plus de ce monde ? Après tout, ce miroir était baigné d’une aura de mystère... Il y a eu très peu de larmes et de tristesse durant le dernier hommage rendu à cet homme… Je pensais que j’étais l’un des seuls à l’avoir vu tel qu’il était vraiment. Mais il m’est souvent arrivé de me tromper sur la véritable nature humaine des personnes que je rencontrais. Et si le miroir avait forcé Henry à culpabiliser sur des crimes qu’il n’avait pas commis ? Et si cette affaire de viols n’avait strictement rien à voir avec lui ? Le simple fait
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de me dire cela me fit trembler. Étais-je vraiment fou pour penser qu’un simple miroir fut capable de tout cela ? En partant, je me promis d’examiner attentivement ce maudit miroir qui été la source de tous mes malheurs. Les mots de ma tante Huberte me revinrent alors à l’esprit. Combien de temps cela faisait-il que personne ne l’avait nettoyé ? Était-il maudit ? Tout cela était-il arrivé parce qu’il n’avait pas suivi les indications que je lui avais laissées pour s’occuper de l’objet ? Y avait-il une sorte de « Horla » comme l’avait écrit l’auteur français Maupassant dans l’une de ses nouvelles fantastiques ? Il fallait absolument que j’éclaircisse toute cette histoire en commençant par me rendre là où tout avait commencé. Nous nous installâmes, Lisa et moi, dans mon petit manoir, pour une durée indéterminée. Nous continuions de tenir en journée la librairie, qui connaissait quelques petits désagréments. Le soir, je restais seul sur le seuil de la porte de ma chambre ; n’osant pas pénétrer à l’intérieur. J’avais peur de ce que je pourrais bien découvrir. Peur de voir ce que pourrait me révéler mon reflet. Est-ce que tout empirerait si jamais les instructions que l’on m’avait données n’étaient pas respectées à la lettre ? Ce n’était pas en restant là que je pourrais répondre à ces questions. Je devais le voir, sans quoi je sombrerais sûrement dans la folie. Demain, j’ouvrirais la porte et alors je saurais… Le lendemain, je ne pus toujours pas me faire à l’idée de m’approcher davantage du miroir : j’étais trop terrifié pour cela. Je décidai donc, avec l’accord de Lisa, de prendre quelques jours de repos pour me remettre
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de ces événements qui avaient bouleversé ma vie. Je lui expliquai qu’il me fallait du repos et qu’un séjour à la campagne me serait profitable. Elle me proposa naturellement de m’accompagner, afin de m’aider de son mieux, mais je déclinai aussitôt sa proposition, car j’avais besoin de solitude. Elle me répondit qu’elle comprenait mais son visage exprimait une profonde tristesse : elle se rendait compte que je m’éloignais d’elle par d’obscurs chemins, que je la savais incapable de suivre. Je partis le plus rapidement possible, pour me diriger non pas vers un lieu campagnard tranquille mais vers une destination où la mort et la perversion avaient élu domicile. Lorsque j’arrivai enfin à destination, le climat collait parfaitement à l’ambiance de la région. Une brume et une pluie fine m’accueillirent, ajoutant une touche sinistre à cette bourgade. Whitespells abritait seulement une centaine d’âmes perdues au milieu des collines grisâtres avoisinantes. Après avoir grassement payé le cocher afin qu’il ne dévoile à quiconque l’endroit où je me trouvais, j’attrapai mes bagages et me dirigeai vers le seul hôtel en vue. Ce dernier était à l’image du bourg : en piètre état. Il ne devait pas accueillir souvent du monde de passage par ici. Les marches grincèrent sous mes pas, mettant ainsi fin au silence pesant qui régnait depuis mon arrivée. Je songeais que je n’aurais pas dû renvoyer mon conducteur aussi rapidement, il était bien possible que j’aie atterri dans une ville fantôme. J’entrai dans le bâtiment qui menaçait de s’écrouler, déclenchant une petite sonnette lorsque je passai le seuil de la porte.
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