Kamel un soldat français

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christian andraud

Kamel. Un soldat français De Hadj à Tibhirine

- Roman -





Kamel. Un soldat français De Hadj à Tibhirine



christian andraud

Kamel. Un soldat français De Hadj à Tibhirine



Tandis que prospère l’amalgame, ce roman, en hommage à Albert Camus, qui tenta de faire se comprendre les hommes, à défaut de les réconcilier.

Hadj (Hajj) : Titre honorant le musulman ayant accompli le pèlerinage de La Mecque, cinquième pilier de l’Islam.



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Je me fonds dans les traces de Djibril Hadj depuis deux ans. Des filages successifs. À Casablanca, à Karachi, à Mogadiscio aussi. J’ai parfois perdu sa trace, mais, pour autant, n’en ai pas moins remonté le fil de son parcours. Et avec lui celui de ses frères. Ceux-là m’intéressent aussi bien sûr. Et je les ai fichés définitivement. La DGSE n’ignore plus rien d’eux. Leurs relations, leurs déplacements, leur imprudence aussi, les ont rendus plus saisissables. Avec des destinées prévisibles, des desseins évidents. Qui les ont amenés à être confondus dans des participations directes à des actes violents aux quatre coins du monde. Hadj est plus complexe. Volatile au point de créer une discontinuité de trajectoire. Une apparente cohérence, mais aux fins incertaines. Rien que des errances successives qui conduisent tantôt à son évaporation, tantôt à un retour à la lumière. Mes rapports ont certes conduit jusque-là aux rejets successifs de toutes ses demandes de visa. Mais ils

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procèdent davantage du principe de précaution que de la démonstration implacable, factuelle, avérée, de la menace qu’il est censé représenter. Cherki s’agace de mes conclusions rédigées au conditionnel. De ces points d’interrogation qui ponctuent mes notes. Là où j’ai besoin de certitudes, Hadj ne m’inspire que des approximations. Des doutes. Des doutes sur tout. Jusqu’à la réalité de son âge. Jusqu’à son nom. Jusqu’à son appartenance à une nébuleuse salafiste aux contours incertains. Jusqu’au but même qu’il poursuit. J’ai pourtant croisé mes informations, visionné des centaines de photos, traqué les sites les plus anodins, lu et relu des publications en arabe, en anglais, en français. J’ai interrogé mes meilleurs indicateurs. Quelques policiers locaux aussi. Tout du moins ceux qui acceptent de ne pas voir dans mes questions un empiétement sur leur propre pouvoir. Mes conclusions sont donc plus réservées que celles des services secrets européens. Eux l’ont inscrit sur leur liste noire. Pour appartenance à différentes mouvances. Aqmi, Al Shabab sont le plus souvent citées. Coïncidence ou pas, ses passages ont précédé de quelques semaines plusieurs attentats meurtriers qui ont ensanglanté la Somalie et le Pakistan. Je le soupçonne aussi de se rendre régulièrement en Afghanistan ou encore au Soudan, par des voies terrestres et par des filières fantomatiques. Mais ce qui m’intrigue le plus, ce sont ses fréquents aller-retours à Gao où j’ai pu le pister. Sans rien apprendre de plus cependant que le fait qu’il y possède


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une épouse sur laquelle veillent en son absence plusieurs familles. Je sais aussi que celles-ci entretiennent des liens avec Ançar. Descendant de Lyab al Ghali, ce clan salafiste règne en maître au Nord Mali. Il a étendu progressivement la Charia sur tout l’Azawad, là où se trouvent la plupart de nos otages encore vivants. Mais c’était avant que nos troupes n’interviennent et fassent refluer puis rendre gorge à la plupart de ces activistes coupeurs de mains, à l’occasion aussi organisateurs de vastes trafics. Armes, drogues, cigarettes sont leurs principales activités. Mais ils ne négligent pas non plus les passages de soudanais clandestins ou encore le négoce lucratif des femmes à destination de pays frontaliers ou plus lointains encore. Cependant, rien de factuel ne m’a jusque-là permis de conclure à une implication directe de ma cible dans les mouvements territoriaux des islamistes sur cette partie de l’Afrique. Pas plus d’ailleurs n’ai-je pu conclure à son influence directe dans les exactions ou dans la définition des stratégies prosélytes du clan. Et encore moins à une participation directe à des opérations terroristes. Apparemment, il séjourne. Aux quatre coins de l’Afrique. Voilà tout. Et l’ensemble des renseignements que je collecte et achète alentours infirment chacune de mes présomptions. Tout au plus m’indique-t-on qu’il est très présent à la mosquée de Gao. Mais cela ne peut en rien constituer une surprise. Et encore moins une preuve. D’autant qu’il a fui le territoire pour rejoindre le Maroc quelques jours seulement avant l’intervention militaire française. Je dois donc me rendre à l’évidence. J’ai échoué à démontrer la nocivité de ma cible.

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Il se tient donc assis à quelques mètres de moi. Cinq rangées de sièges nous séparent, dans le vol régulier de la compagnie Air Maroc qui nous mène à Paris. Je n’aperçois de lui que l’arrière de sa chechia blanche bien ajustée au crâne et sa main gauche qui égrène un subha de perles d’ivoire, au rythme des versets. Cette main, agile, effilée, mais trop foncée pour ne pas trahir une origine différente de celle qui m’attache à mon sang marocain. C’est sans doute cette différence qui m’a conduit d’emblée sur le chemin du doute. Il ne me ressemble pas. Et rien dans le grain et la couleur de sa peau ne rappelle le velours de la baie d’Agadir, le parfum de ses embruns ou la douceur de son climat. Sans doute les incursions sahraouies ont au fil du temps teinté la peau de quelques-uns. Mais les générations ont dilué peu à peu ce sang mêlé. Au point de lui donner la couleur des dunes de Marrakech au soleil levant. La peau de Hadj est trop sombre, encore empreinte des marques d’ébène. Jusqu’à ses lèvres épaisses aux contours mal dessinés. Rien à faire. Mon sang marocain refuse toute idée de parenté entre nous. Cela sent l’usurpation ! Tout comme son nom d’ailleurs. Et cette lignée partagée avec Messaoud Hadjouti, cet oncle qu’il rejoint aujourd’hui à Bobigny. Sur lui aussi j’ai enquêté. Pour remonter son parcours, ses filiations, ses activités dans le 9-3. Rien que de très ordinaire, à part la mort atroce de sa fille aînée un soir de l’été 1990. Une sale histoire qui


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a alimenté en son temps la chronique et provoqué une révolte de quelques femmes des cités. Messaoud a travaillé à la RATP. Il goûte à présent à une retraite méritée. Jamais il n’a été compromis et n’a pas non plus, malgré le drame, quitté ce quartier où pourtant règne le chaos. Sa famille est plutôt rangée. Sauf peut-être les trois enfants, des adolescents, tous des garçons. Ils zonent à l’ombre de la cité, sans plus de repères que ceux laissés par une scolarité avortée, cherchant la galette que leur proposent les plus grands. Messaoud et sa femme sont très religieux. Elle, est Hadja. Elle porte le hidjab et la tenue blanche, mais ne sort que rarement de l’appartement du bloc trois de la cité des Trois Mille. Ils fréquentent assidûment la mosquée du quartier, baraquement improbable encadré par les rares arbres du parc de la cité. Un ancien local technique de la ville de Bobigny, agrandi de bric et de broc pour être transformé en lieu sacré. Les garçons, eux, ne pratiquent pas, semble-t-il. Tout au plus font-ils le ramadan. Mais seulement les premiers jours. Pour faire plaisir aux parents. J’ai résolu quelques autres énigmes sur Messaoud. Principalement la raison de ses fréquents séjours au Maroc. Il y visite sa mère qui vit chichement dans la médina d’Inezgane. Elle y a élevé ses huit enfants dont la plupart ont rejoint la France, prompts à répondre à la fascination du mirage occidental. Au fil du temps, ceux-ci avaient honoré consciencieusement les devoirs pour les émigrés d’entretenir les familles restées au pays, fidèles aux encouragements

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d’Hassan II puis de Mohamed VI faisaient appel à la fibre familiale et religieuse pour densifier les transferts financiers mensuels de ses émigrés. Les mandats arrivaient. Les familles en vivaient. Et toute cette économie fonctionnait encore, mais tarissait au rythme de l’aggravation de la crise que traversait la France depuis les années quatre-vingt. Paradoxalement, l’euphorie et le bonheur apportés par les lois du regroupement familial avaient disloqué les liens. Mais pour les plus jeunes seulement. Pour eux, il ne s’agissait que du bled auquel on rendait éventuellement visite au moins une fois dans sa vie. Les mandats se faisaient désormais plus rares pour la vieille mère Hadjouti. D’autres filières cependant s’étaient imposées. Et ses fils revenaient aussi souvent que possible, les uns après les autres, la voiture bourrée avant Algésiras, moins lourde à Tanger, après que des mains anonymes successives aient prélevé leur écot. Messaoud était le plus régulier et l’on disait de lui, au souk d’Inezgane, qu’il avait été le premier contributeur à l’éducation de Djibril Hadj, dont les parents avaient accidentellement disparu. Certains ajoutaient même qu’Allah l’avait récompensé, en faisant de Djibril un saint. Toujours est-il que la vieille avait au pays assumé tous ses devoirs pour élever l’orphelin dans ses premières années. On ne livre pas, au Maroc, sa chair à l’assistance publique. Cependant, mon enquête sur les jeunes années de Hadj, son adolescence principalement, n’avait abouti qu’à un récit discontinu qui ne me satisfaisait guère.


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Cette enfance. Justement. Je sais que Hadj y songe à cet instant, dans cet avion, les yeux clos, le corps relâché sur son siège, toujours avec ce geste machinal qui file les perles d’ivoire. « Au nom de Dieu et de Mohamed son prophète. Tu oublies les versets du livre sacré. Approche Djibril Hadj. Tends les bras. » Le môme hésite puis s’exécute. Il tend les mains, relève les manches de sa djellaba. Quelques larmes courent sur ses joues. Comme chaque jour depuis que son oncle l’a confié à la madrassa de Gao. La tige de roseau fend l’air. Trois coups sur chaque bras. Djibril ne les retire pas. C’est la punition d’Allah. Elle est méritée. Les coups sont brefs, secs, portés sans retenue. Ces coups de tous les jours qui rythment le récit des sourates au maître des lieux, Mollah Ançar, pieux parmi les pieux, confiant à jamais dans les vertus sacrées de sa pédagogie. C’est qu’il en a vu passer, de ces gosses imparfaits, de ces yaouleds qu’il a pour mission de modeler. L’offrande à Allah est exigeante. Le récit des versets n’accepte nul écart, nul oubli, nulle approximation. Car ils sont le prolongement de la voix du prophète. Mériter de les étudier, c’est d’abord les connaître par cœur. Djibril le sait. Et les marques sur son corps en témoignent. Jamais parfait. Jamais assez précis. Jamais fidèle à l’attente du Mollah. Il aspire pourtant à cette perfection, lui, l’enfant que l’on appelle avec mépris « le noir », mais aussi « le français », sans qu’il ne sache réellement pourquoi, si ce n’est qu’il en maîtrise parfaitement la langue, une langue qu’il voudrait pourtant effacer.

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Mais que les maîtres de la madrassa lui infligent d’en conserver mémoire. Pour régurgiter les sourates, alternativement, de l’arabe au français, du français à l’arabe. La double peine. Car les coups se succèdent au rythme des erreurs de langage, d’imperfection des mots. Dans cet avion qui le mène à Paris, il sait maintenant que cet apprentissage l’a rendu digne de rejoindre les madrassas de Mogadiscio et de Karachi et d’y étudier l’œuvre qu’à son tour il peut désormais professer. Il sourit à ces années où, sous le joug bienfaiteur du Mollah, il dodelinait de la tête, d’avant en arrière, audessus du Coran, lisant à haute voix le texte sacré en un son continu mêlé à la cacophonie de la ruche des enfants de Dieu. « Au nom de Dieu, sois béni Mollah Ançar. Le prophète a choisi de faire se croiser nos routes. Je te dois d’être ce que je suis devenu. »


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Tassé au fond de mon siège, j’ai attendu que tous les passagers soient descendus de l’avion. Je rejoins à présent Cherki dans le sas de contrôle de l’aéroport d’Orly. Ses coursives n’ont plus de secrets pour moi. J’en connais chaque recoin. Je les fréquente depuis des années. Et l’essentiel de mes aller-retours vers le continent africain passe ou aboutit à Orly-Sud. J’ouvre avec précaution la porte contiguë au sas de contrôle. Une pièce opaque, étanche, à l’abri des regards. Derrière la vitre sans tain, Cherki est là. Il observe ma cible. – Mes respects mon commandant ! Immobile comme un prédateur à l’approche, il ne répond ni ne se retourne pour me saluer. Je me glisse jusqu’à lui et m’immobilise à mon tour. La fouille au corps a commencé. Hadj reste impassible. Docile, il exécute les mouvements que le douanier ordonne. Il lève les bras, tourne lentement, accepte sans broncher la palpation.

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Cherki décortique la scène. Il jauge sa proie, guette la moindre hésitation de cet invité inopportun, relève les failles. Je sais qu’il enrage de le voir ici, sur son propre territoire. Qu’il m’en veut de ne pas avoir pu fournir de quoi refuser définitivement l’accès à cet intrus. La Place Beauvau était contre. Elle suivait la DGSE. Mais le Quai d’Orsay avait finalement validé. Pour trois mois seulement. « Intervention favorable des autorités marocaines. Visa temporaire après deux rejets. Séjour familial et touristique. À surveiller cependant. » Le retour de sa note d’opposition à l’entrée sur le territoire avait fait bondir Cherki. Surtout le parapluie ouvert en conclusion par un obscur directeur de service du Quai d’Orsay. De fait, la cible est désormais sur le territoire français. La merde est pour nous. Et il faut faire avec. Un des douaniers plonge les mains au fond de la valise ouverte. Il étale en désordre les effets vestimentaires et les rares objets personnels qui s’y trouvent. Des livres brochés émergent de cet amas textile. J’en aperçois les titres. Dans plusieurs langues. Des traités de théologie, des traductions, de la littérature sacrée. Hadj ne proteste pas. Il regarde. Simplement. Sans manifester la moindre humeur à cet examen trop répétitif et minutieux pour rendre crédible la savante orchestration de ces limiers. Ils cherchent. C’est certain. Mais ce manège excessif traduit une certitude. Celle de ne pas trouver. Hadj le sent. Il s’en amuse même. Il a depuis longtemps éloigné de lui le sentiment d’offense. L’heure est au mépris.


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À l’imperceptible distance. Il répond poliment aux questions. Sur l’objet de son séjour. Sur son lieu de résidence. Sur sa famille à Bobigny. Il attend désormais sans impatience que celui qui paraît commander l’intimidation lui rende son passeport et le précieux visa qui l’accompagne. – J’ai donné des instructions pour qu’ils recommencent autant de fois que nécessaire, lâche Cherki sans plus de conviction. Ça lui met un peu de pression. Il sait au moins que nous ne le lâcherons pas. Il écoute Hadj décliner à nouveau ses origines. Sa naissance à Inezgane il y a vingt-trois ans, un 2 Juillet. – Jour de l’Aïd el-Fitr, indique-t-il dans un sourire. Il avance les réponses sans se départir de son calme. Sur la poursuite de ses études, en justification des tampons pakistanais, égyptiens, maliens, qui garnissent son passeport. Sur les motifs de ce séjour chez Messaoud Hadjouti, cet oncle avec lequel il ne partage bizarrement du patronyme que la première syllabe ? – Les mystères de l’état civil marocain, lâche-t-il. Rien que des réponses ordinaires qu’il déverse avec assurance dans un français parfait, sans hésitation, avec plus de spontanéité peut-être que n’en livrerait un national. Cherki poursuit son auscultation en silence. Il s’imprègne de chaque détail, mémorise les expressions, note l’atrophie perceptible d’une jambe qui provoque une instabilité et un léger boitillement. Méthodiquement, il emmagasine les souvenirs visuels. Comme ces yeux d’un noir intense qui éclaircissent paradoxalement le reste du visage.

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L’œil exercé de Cherki m’indique qu’il confirme mes conclusions. Le sujet a pour le moins une parenté sahélienne récente, peut-être une empreinte sahraouie ? La barbe inégalement fournie que lui sert son jeune âge donne à Hadj l’attribut mystique du jeune théologien. Mais la chéchia dentelée parfaitement ajustée au crâne, la djellaba blanche qui s’arrête juste au-dessus des chevilles. Tout cela traduit son appartenance salafiste. À l’évidence, Hadj se conforme à la tenue originelle du Prophète. Il ne cherche pas seulement à renouer avec les fondements de l’Islam. Il est son incarnation, sa continuité. Dans la tenue comme dans les mots. Cherki redoute ces perfections, ce mimétisme propre aux prédicateurs fondamentalistes qui trouvent aisément pâture dans l’ignorance ou le désespoir. Il en a mesuré les conséquences. Hadj lui rappelle étrangement l’assemblage dévastateur d’Abassi Madani et d’Ali Belhadj. La science et le talent. Il se souvient de cette hystérie qui s’emparait des foules. Ces passions, ces transes que leurs mots engendraient à Alger, à la prière du vendredi. Il songe aussi aux années sombres qui suivirent, et qu’il passa sur sa terre natale. La contrainte d’un retour sur ce sol que seule avait pu lui imposer l’hypothèse d’une prise de pouvoir par le Front Islamique du Salut. La France l’avait dépêché sur place, lui le SaintCyrien, lui le fils de harki, lui l’enfant de traître appelé à la rescousse par les vainqueurs d’hier. Ironie de l’histoire. Elle l’avait dépêché sur place pour coopérer dans le secret. Pour comprendre aussi. Il avait rapporté de ces quelques années à Alger la certitude que ce n’était qu’un


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début, que les frontières et la paix seraient bientôt submergées, que l’hydre prospérerait avec le siècle nouveau. Et qu’il fallait pour le moins s’y préparer, anticiper, suivre de France la propagation inéluctable. La DGSE lui donna à son retour d’Alger le commandement du service qui se consacrerait à traquer tout mouvement suspect des fondamentalistes, fussent-ils hébergés par le moindre recoin de désert. L’Etat-major avait été convaincu par son efficacité. Depuis lors, Cherki dirigeait donc la Section AntiTerrorisme Islamiste Fondamental de la DGSE. Avec, en principe, un rayon d’action uniquement légalisé en dehors de nos frontières. Sur le sol national, la DGSI gardait la main, seule. Le SATIF s’était étoffé au fil des années. Cherki recrutait. Avec des profils qu’il établissait lui-même. De sang et de langue arabe uniquement. Prêts au sacrifice pour la France. Une discrimination à rebours en quelque sorte. L’audace, la franchise et l’autorité de cet homme aux méthodes expéditives m’avaient suffisamment séduit pour que je réponde favorablement à la proposition de ce quinquagénaire excessif. Il avait apprécié mon parcours et les cinq années passées au GIGN. J’étais endurci, il aimait cela. J’étais mobile, il en faisait une exigence première. Mes origines marocaines n’étaient pas pour lui déplaire. Et, cerise sur le gâteau, je travaillais sous les ordres de Meyer au GIGN. Cherki vénérait le père de cet officier de gendarmerie. D’ailleurs, tout ce qui venait des Meyer avait à ses yeux valeur d’absolu. Le colonel Meyer n’avait-il pas en 1962,

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au mépris de tous les ordres, sacrifié sa carrière d’officier pour embarquer par la force toute sa harka de Tlemcen, avec femmes et enfants ? Il avait menacé lui-même de son arme l’officier de marine sur la passerelle du navire. Son dernier fait d’armes. Pour ses hommes. Contre les ordres. Cela lui valut une disgrâce durable. Cherki faisait partie de ce voyage sur le cargo Lyautey. Il n’était alors qu’un enfant. Et ses oncles combattaient dans la harka de Tlemcen. Chacun d’eux avait été le témoin du courage et de l’audace de Meyer, comme de son humanité. D’autres, très nombreux, ne connurent pas cette chance. Pour les Cherki, rien d’étonnant donc à ce que le colonel Meyer endossât à jamais la statue du commandeur. Il incarnait la loyauté. Un juste, auraient dit les Hébreux. Je pensais pour ma part que la France avait tiré grand bénéfice de cette désobéissance. Cherki sortit second de sa promotion de Saint-Cyr, sa sœur major de Polytechnique. Les qualités de l’homme sont indéniables, son patriotisme enraciné. Je le redoute pourtant autant que je l’admire. L’étendue de sa culture me fascine. Surtout sa connaissance des religions. Il n’en pratique aucune, mais n’ignore rien de chacune d’entre elles. Il s’en méfie, se proclame athée. Laïc avant tout. Il prétend que, malgré elle, la France finira par tirer parti de ce nouveau siècle religieux. Je l’ai même entendu créer la stupeur dans une réunion galonnée, osant prétendre que, sans l’intégrisme


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islamique qui se propage, la France n’aurait jamais redécouvert les vertus de sa laïcité, gênée qu’elle fût jusquelà dans son champ de vision par un bénitier bien trop grand. Il avait visiblement joui de l’effet produit sur un auditoire médusé. Mais je ne m’en éloignais pas pour autant de mes convictions religieuses, ni de mes fréquents passages à la mosquée. Depuis les vitres du second étage de l’aérogare, nous assistons aux premiers pas de ma cible sur le territoire national. Hadj se mêle à son escorte impatiente. Il sourit. Il indique son respect et baise les mains de son oncle Messaoud. Celui-ci embrasse en retour les manches de l’étoffe de ce neveu, de ce saint qu’il a contribué à offrir à Dieu. Il l’accueille dans la langue du prophète. – Salam Alicoum, Djibril. Dieu seul est notre maître, il est le meilleur recours. Hadj complète le verset. – Alicoum Salam mon oncle. Nous jetterons l’effroi dans le cœur des incroyants parce qu’ils ajoutent à Dieu des dieux qu’il n’autorise pas. Ils se congratulent mutuellement à plusieurs reprises avant de disparaître dans la foule, encadrés par deux cerbères barbus qui leur servent de guide. – Et bien Kamel, ordonne Cherki, débriefing rue Mortier. Je vous emmène. Il me dévisage d’un air amusé. – Je sais bien que nous passons la main à la DGSI, mais il faudra tout de même vous laisser pousser la barbe.

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