Les élèves de 4e 1 Collège Jean-Jacques Rousseau
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Sous la direction de Chloé Delaporte, David Arnaiz et Olivier Jouan
Corpographie(s)
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ISBN: 978-2-36673-215-3 © Chloé Delaporte, David Arnaiz, Oliver Jouan, et élèves de la classe de 4e1 du Collège Jean-Jacques Rousseau au Pré Saint-Gervais, Corpographies, 2015.
Corpographie(s) Sous la direction de Chloé Delaporte, David Arnaiz et Olivier Jouan
Adel Aïssani / Angèle Ramaugé / Bilal Zerouali / Emery Grandjean/Erk Fidan / Inès Khelifi / Iris Vrankic / Jordan Abdelkafi / Keren Komba / Kevin Roseaux/Léa Do Rosario / Léal Coignard / Léna El Aramouni / Louna Kesbi/Lucie Girard / Marine Pinto / Mathéo Bâ / Meryam Haddouche / Omar Zeggaï / Ricardo Guerra / Sarah Soffa / Shawna Hadjaz / Toshika Constant / Yasmine Boughami
« J’aurais adoré que l’on m’autorise à devenir écrivain au printemps 1987. Que l’on m’y encourage. Avec force et bienveillance », voilà ce que David écrit dans un mail après une séance de réécriture collective au collège, le 18 mars 2015. En 2014 paraît au Réalgar Juliettes, recueil de nouvelles constitué de textes écrits par des écrivains jamais encore édités. David Arnaiz et Olivier Jouan sont deux d’entre eux. Je suis sollicitée pour critiquer l’une des nouvelles. Voilà notre rencontre. Et puis David nous propose de réitérer l’expérience en changeant de rôles : faire écrire des adolescents et éditer un recueil de nouvelles. Aboutir à un livre, c’est important. C’est s’autoriser à être ambitieux, c’est prendre l’écriture au sérieux. David et Olivier, comme d’autres écrivains que j’ai rencontrés, ont senti très jeunes qu’ils avaient envie (devrais-je dire « besoin » ?) d’écrire. Ils ont attendu longtemps pour le faire. La littérature, comme le disait Michel Leiris, c’est comme la tauromachie. Il y a danger. Et si j’écrivais mal ? Et si mon propos n’intéressait personne ? Pour écrire, il faut
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que je me contemple ? Que je me livre ? Ces questions sont celles que se pose toute personne qui a un jour eu envie d’écrire. Un adolescent, à plus forte raison. Pour les aider à surmonter les doutes et les appréhensions, nous leur proposerons une aide individuelle et nous imaginons aussi un dispositif qui fasse de ce projet une expérience collective. Nous prévoyons de réécrire les textes ensemble, de constituer des groupes de réécriture. Chaque élève sera tour à tour auteur, lecteur, critique, éditeur. L’idée est moins de faire naître des vocations que de permettre à des adolescents de franchir le pas, de leur faire découvrir… Peut-être… Le plaisir d’écrire. 10
Nous esquissons en juin 2014, les grandes lignes de notre projet. Nous définissons le dispositif d’écriture. Nous choisissons des toiles qui seront les sujets libres proposés aux élèves. Pour cela, nous sollicitons Bertrand Esseul, peintre nantais. Il a peint une série intitulée Corpographie qui représente des corps nus et des visages, des attitudes, des corps expressifs dessinés en quelques traits. Nous y voyons un formidable terrain de jeu pour des adolescents. Le projet se dessine avant même que nous sachions qui va lui donner vie. Nous cherchons un financement. Clairefontaine accepte d’être notre mécène et nous envoie les cahiers d’écriture, un par élève.
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En janvier 2015, tous les acteurs du projet se rencontrent au collège et pendant deux heures, les questions fusent. David, Olivier et moi expliquons le projet en détail et nous présentons les consignes d’écriture. Elles sont nombreuses mais ne portent que sur la forme. Libérer l’écriture par la contrainte, cette formule contradictoire nous est inspirée par l’Oulipo ; nous adhérons – modestement – à ce credo. Délibérément, nous imposons des contraintes difficiles à respecter vu le sujet. Nous leur proposons d’écrire une nouvelle inspirée d’une toile figurative sans employer le « je », sans citer aucune couleur, en nommant au moins un sentiment. La longueur du texte à produire est imposée en nombre de signes. Les doutes émergent. L’angoisse de la page blanche. On interroge les élèves sur leurs attentes : « Je suis content de participer à ce projet mais j’ai peur et je ne sais pas quoi écrire ». Aucun ne demande si sa participation est obligatoire, si les textes seront notés ou si « les fautes d’orthographe comptent ». Chacun comprend bien qu’on sort du travail purement scolaire, chacun pressent aussi que ce sera certes difficile mais que le résultat peut être très satisfaisant : voir son récit publié. Les doutes laissent très vite place à l’excitation. Quand ils ouvrent leur cahier et qu’ils découvrent « leur » toile, les élèves s’emballent. Tellement même, que ce sont des mots qui leur viennent à l’esprit. « Ce tableau m’ inspire de la haine mais je ne sais pas comment l’ écrire précisément », déclare Keren. David répond : « Écrivez des mots, dessinez, prenez le temps de rêver
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ou de réfléchir. » L’inspiration ne jaillit pas forcément sous la forme d’une histoire, le sens se construit petit à petit et il est périlleux de se laisser aller à écrire des bouts de phrases absurdes ; pourtant, c’est le travail préliminaire.
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Cette séance a lieu le 7 janvier 2015, au moment même où douze personnes meurent, tuées par deux fous. Ils abandonnent leur véhicule à cinq cents mètres du collège. La sonnerie de midi retentit, nous sortons de notre séance hagards et heureux, nous ne savons rien de ce qui s’est passé à l’extérieur. À l’intérieur, nous avons vécu un moment très intense, nous sommes émus que les auteurs aient manifestement envie de se jeter à l’encre. Les élèves ont trois semaines pour nous envoyer leur texte par mail. Ils ont écrit un brouillon, ils l’ont tapé et nous lisons chaque texte, tous les trois : David, Olivier et moi. Chacun de nous corrige, annote, donne des conseils par écrit. Nous sommes frappés par la violence des textes : des orphelins, des familles détruites par le deuil, des enfants mal-aimés, des tentatives de suicide, des attentats (évidemment). Quel est le rôle du professeur de français ? Garant de l’ordre ou de la liberté ? Nous en avons reparlé par la suite quand Bertrand, le peintre, a entendu pour la première fois certains textes que ses toiles avaient inspirés. « Comment te positionnes-tu en tant que professeur de Français quand un élève écrit
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un texte tellement violent ? ». Je ne me positionne pas en tant que professeur de Français ; nous encadrons un atelier d’écriture, je suis éditrice, Olivier et David sont directeurs artistiques et nous encourageons l’expression la plus libérée possible. Même le rapport avec la toile peut être considéré comme secondaire. Lors de la deuxième séance d’écriture, les élèves reçoivent leur texte et nos observations. Ils doivent retravailler la structure ou le style, le fond leur appartient. Les élèves réécrivent leur texte, nous sommes là pour les aider à remodeler la première forme. Jean-Benoît Dumonteix, auteur lui aussi et photographe, est venu pour photographier cette séance de travail. Sa présence ne trouble pas les jeunes auteurs qui se laissent littéralement absorber par leur œuvre. Le projet leur plaît, nous le sentons. Chaque mercredi, ils demandent si David et Olivier sont là. C’est déjà devenu un rituel. Quelques semaines plus tard, les auteurs deviennent comité de lecture. Il s’agit de choisir par un vote les textes qui seront publiés dans le recueil. Je lis chaque nouvelle à voix haute, sans mentionner le nom de son auteur. Chacun doit critiquer le texte et lui donner entre 0 et 5 points. L’émotion est palpable à la lecture de certaines nouvelles. « Quand j’ai entendu le texte de Mathéo, j’ai failli pleurer », dira plus tard une élève
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de la classe. Les réactions sont parfois étonnantes : « si on choisit ce texte-là, il faudra le censurer le jour de la restitution, les parents ne vont pas supporter. », c’est le monde à l’envers. Il est difficile d’entendre les autres débattre de la qualité, de l’intérêt du texte qu’on a écrit. Nous avons pensé l’organisation de la façon la plus démocratique possible mais cette séance aurait pu faire chavirer le projet. En effet, les élèves contrairement aux règles qu’on a imposées, votent pour leurs amis et pas pour les textes. Nous avons péché par excès de candeur : on ne peut pas être juge et parti. Nous avons cru qu’ils exprimeraient un jugement esthétique mais l’enjeu est important. Certains textes seulement seront publiés et on a demandé aux élèves de participer à cette sélection. C’était certainement une erreur même si l’on comprend bien que l’objectif était de faire participer les élèves à toutes les étapes de la fabrication du livre. Le comité de lecture doit absolument être indépendant, nous le comprenons un peu tard. La dernière séance est l’occasion de travailler ensemble, par groupes, à la réécriture des textes choisis pour le recueil. Personne n’est vraiment lésé puisque tous ont un rôle à jouer dans la réécriture. On annonce un peu solennellement quels textes ont été retenus après que tout le monde a voté, nous savons que c’est une étape délicate car certains seront frustrés. Un silence pesant précède la mise au travail. Et l’énergie de la création a raison de leur déception.
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C’est à nouveau une séance très riche où les jeunes auteurs échangent avec intérêt et bienveillance, cette fois, leurs idées sur la forme ou le fond des nouvelles écrites par les autres. « Tu peux chercher sur internet des photos de la lande écossaise ? Ca nous aidera pour la description dans le premier paragraphe ? », « Tu ne trouves pas que la fin n’est pas assez claire, on ne devrait pas dire plus explicitement qu’ il était agent double ? Pas sûr que le lecteur comprenne que c’est une nouvelle à chute… » La dernière étape du projet est une série de séances où les neuf auteurs des nouvelles à paraître relisent et réécrivent leur texte avec l’aide d’un adulte, c’est l’occasion de revenir sur la genèse de chaque texte, sur son rapport avec la toile. « Moi, j’ai montré le tableau à mon père et il m’a dit : « on dirait un coureur sur une ligne de départ. Et le gribouillis rouge, là, on pourrait penser que c’est comme le signe d’une maladie… ». Et là, je me suis dit… Mais bien sûr, je l’ai mon sujet : un sprinteur cardiaque ! Ça, c’est un sujet magnifique ! ». Pendant cette séance-là, certains ont compris quelque chose de la littérature. La nouvelle d’Erk commençait par : « il fait beau ». David lui suggère d’utiliser cette phrase toute plate comme un leitmotiv dans la nouvelle. Erk refuse car il le sait : « il faut éviter les répétitions », son professeur de Français le lui a dit. David admet mais lui fait écouter les deux versions de son texte : avec et sans « refrain ». Et là, Erk trouve
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que son texte est beau, qu’il est plus rythmé. C’est une évidence. Chaque texte que vous allez lire a une histoire, il est le fruit d’une réflexion qui a mûri, il est l’œuvre d’un auteur qui a reçu l’aide et les conseils de ses pairs. Chaque texte parle de son auteur, bien sûr, mais aussi de son époque. Il révèle des chagrins et des manques, des douleurs et des angoisses mais aussi une remarquable capacité à les transcender par le courage et le dépassement de soi. Ce recueil est né de la générosité des auteurs, les élèves, et de leurs guides, David Arnaiz et Olivier Jouan. Chloé Delaporte
Techniques mixtes, 130 x 70 — Un homme au réveil, 2005
L a femme seule
Dans une région montagneuse de l’Écosse vivait la dernière habitante d’un petit village. Cette région était très belle mais aussi très aride. Souvent, de magnifiques couchers de soleil venaient adoucir la rudesse de la vie. La nuit était très froide et il y avait des tempêtes à n’en plus finir. Les habitants avaient fui cette région sauvage où la vie était devenue impossible. Et c’est ainsi qu’elle se retrouva seule. Elle était grande, mince. Ses yeux étaient couleur chêne, sa chevelure ambrée. Elle connaissait les secrets de la nature mieux que quiconque. Ce savoir lui permettait de survivre. Elle savait faire avec ce que la nature lui offrait : elle chassait, elle pêchait, elle cueillait des fruits, ramassait des champignons… Mais au fil des années, le sentiment de solitude grandit en elle. Elle avait souvent envie de pleurer. Le soir en s’endormant, elle regrettait ses amitiés perdues
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et c’était comme si elle recevait un coup de poignard dans le cœur. Parfois, la peur de la folie la hantait. Alors, elle se recroquevillait sur elle-même pendant des heures. Sa vie était répétitive : la chasse, la cueillette devenaient des supplices même si la solitude commençait à lui couper la faim. Elle restait ainsi dans la même position pendant des jours comme si elle attendait un miracle : que quelqu’un frappe à sa porte et lui parle. Mais personne ne venait troubler sa solitude. Elle était là, encore et encore, dans l’attente de tous ceux qui habitaient désormais ses pensées. Plus rien ne la touchait. La faim et la soif n’étaient même plus une douleur. Un matin, elle s’aperçut avec stupeur qu’elle ne pouvait plus bouger un doigt de la main gauche. Le lendemain, sa main entière était inerte. Quelques jours plus tard, tout son corps était devenu pierre. Bientôt, une petite plante poussa sur son bras puis un oiseau vint se poser sur son épaule. Ce fut alors toute la nature qui fit la ronde autour d’elle. Comme si la nature voulait combler le vide de sa vie perdue. Matheo Bâ
Robert
Robert est un homme calme, généreux et pensif ; mais surtout, il est malheureux depuis quelque temps. Marié, Robert habite à Paris dans un appartement confortable. Il est ingénieur. Il avait une vie de famille tranquille et puis un jour, en pleine journée, sa vie s’est déchirée. Il a reçu un coup de téléphone qui l’a anéanti. « Il y a eu un grave accident sur la Nationale 2 à la hauteur de la Porte de la Villette, il y a quatre victimes, et parmi elles, votre femme et vos enfants. Ils ont été transportés à l’ hôpital Désolé, Monsieur ». Il les a perdus comme ça, en quelques secondes… même pas le temps de courir à l’hôpital, ils étaient morts. C’était trop tard. Jusqu’au jour de l’enterrement, Robert reste groggy, cloîtré chez lui. Il ne comprend pas encore bien, parfois, il cherche sa femme du regard. Et puis dès le lendemain des obsèques, il se sent aspiré par le vide, anéanti par le désespoir. Il a le sentiment qu’il ne pourra pas aller plus loin.
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