Jean-Pierre Dauphin
L'Archipel meurtrier
L’Archipel meurtrier ou Le trou aux os
Š Jean-Pierre Dauphin, 2014
Jean-Pierre DAUPHIN
L’Archipel meutrier ou Le Trou aux os
1. Les chorégies d’Orange
Au pied du mont Ventoux, côté versant nord, s’étale une grande plaine réputée à plus d’un titre. Le regard, s’il se porte vers la chaîne des Alpes, aperçoit, à proximité de Vaison-la-Romaine la bien-nommée, de nombreux vestiges d’une civilisation disparue. Après cela, si l’œil va roder en direction du Rhône, il se complaira à détailler les remparts de la Cité des Papes et les clochers élancés de ses églises. L’été, il s’étonnerait en voyant l’activité des nuits avignonnaises, étrangement agitées. Les fantômes des prélats, jadis assignés à résidence, sont-ils revenus y rôder ? Eh bien non, détrompez-vous, c’est le Festival de Jean Vilar où des centaines d’acteurs se produisent pour le plus grand bonheur des milliers de spectateurs venus de tous pays et sous le regard tutélaire du géant de la Provence. Du haut de ses deux mille mètres, ne chinoisons pas pour quelques dizaines de mètres, la
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vedette du Tour de France regarde également la paisible, mais combien surprenante, ville d’Orange. Une bonne partie de l’année, ses habitants y coulent des jours tranquilles. Le français est alors la seule langue que l’on entend dans les rues, même si, de temps à autre, un dialogue s’établit en provençal. La langue de Mistral ne se pratique pas seulement en Arles.
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Au mois de juin ensuite, avec l’arrivée des estivants venus de l’étranger, Orange commence à s’animer. Cette ville de taille moyenne se transforme alors en une succursale de l’Organisation des nations unies. De partout, et au fil des années les habitants s’y sont habitués, des dialogues internationaux fleurissent au coin des rues, l’anglais, le hollandais et l’allemand s’y mélangeant. En raison de l’attractivité du vallon fermé, ou val clos devenu Vaucluse, cette partie de la Provence accueille de nombreuses personnes ne résidant pas dans l’hexagone. Elles avaient entendu vanter la beauté de la région et elles ont fait un détour pour vérifier la véracité de ces affirmations. La douceur de la vie vauclusienne les a convaincues et elles sont revenues. Celles qui avaient les moyens de le faire y ont acheté une demeure et, chaque année, leurs voisins les revoient. Un mois plus tard, au début de juillet, les habitants d’Orange ressentent un frémissement, comme annonciateur d’un séisme, allant en s’amplifiant. Au fil des jours, les rues perdent de leur tranquillité et se métamorphosent. Les voitures, jusqu’alors faisant souvent fi de la limitation de vitesse, peinent maintenant à avancer. Parfois même, elles sont tentées de renoncer car les trottoirs surencombrés déversent sur la chaussée leur trop plein de piétons. Les terrasses des cafés et des restaurants auraient tendance à dépasser la surface autorisée et à grignoter l’espace public afin de s’étaler. Quant aux hôtels, presque tous affichent « Complet ». Mais que se passe-t-il donc ? demanderait l’étranger non averti s’étant aventuré dans cette ville en ébullition. Vous êtes bien le
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seul à vous étonner, s’entendrait-il répondre, car tous ceux qui se pressent autour de vous savent que le mois de juillet coïncide avec l’ouverture des Chorégies. Je ne suis pas au courant de vos habitudes locales, rétorquerait-il, mais ne profitez pas de mon ignorance pour essayer de me faire croire que les coréens viennent jusqu’en votre ville pour y monter un spectacle de leur cru. Détrompez-vous, les coréens font seulement partie de la cohorte internationale des spectateurs venant ici, tous les ans, pour assister aux Chorégies. Tant que vous y êtes, dites-moi qu’il y a aussi des chinois. Mais oui, et ils sont de plus en plus nombreux. J’ajouterai même que les Chorégies d’Orange accueillent parfois un orchestre dirigé par un japonais. Non, monsieur, n’en rajoutez pas. Je savais les provençaux farceurs, amateurs de galéjades, mais menteurs à ce point je ne l’aurais jamais cru. Trêve de plaisanterie, Monsieur l’inconnu, soyons enfin sérieux. Les Chorégies, dont la prononciation vous a fait penser à la Corée, sont tout bonnement un ensemble de chorales. Par ailleurs, le deux centième anniversaire de la naissance de Verdi étant célébré cette année, les Chorégies d’Orange comporteront dans leur programme plusieurs opéras du maître. Dans quelques jours, le théâtre antique accueillera des milliers d’amateurs de musique venant des quatre coins du monde. Ils seront peut-être encore plus nombreux que les inconditionnels de Mozart se retrouvant, un peu après, dans la cour de l’archevêché d’Aix-enProvence, pour assister à la représentation des opéras du génial compositeur. Maxime, venu à Orange pour y voir jouer l’opéra Rigoletto, œuvre maîtresse de Verdi, a pris place sur l’un des neuf milles sièges du théâtre antique. Les gradins ayant été taillés dans le granite, roche plutôt dure, Maxime a pris la précaution de se munir d’un coussin. Un homme aux cheveux grisonnants, visiblement octogénaire comme lui, est à sa gauche, également assis sur un coussin. Sur ses genoux, se trouve une partition et, tournant de temps en temps les pages, il suit la musique exécutée par l’orchestre. Visiblement, c’est un mélomane. Parfois, il
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referme le livret, prend les jumelles de théâtre pendant à son cou et admire longuement le jeu scénique des artistes. A un moment, il se tourne vers Maxime et, lui tendant l’appareil optique, lui dit de regarder le roi dont les riches apparats, sortant vraiment de l’ordinaire, méritent d’être détaillés en agrandi.
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A la droite de Maxime, se trouve une femme semblant légèrement plus jeune. Elle est plutôt maigre, porte des vêtements gris et son visage est fortement ridé. La légère ondulation et la finesse de ses cheveux blancs, portés mi longs, donnent à penser qu’ils ont été beaux avant de blanchir. Ses yeux, d’un marron profond, ne dégagent pas la luminosité habituellement irradiée par un regard. Ils sont éteints, comme absents, mais ne se dérobent pas. Lorsque Maxime a pris place à côté d’elle, elle l’a regardé bien en face et a esquissé un léger sourire. Cette personne, s’est-il dit, se maîtrise parfaitement et doit être une femme de caractère. La détaillant discrètement, il s’aperçoit que tout en elle reflète une profonde tristesse. Elle ne semble pas écouter la musique, on la devine entièrement plongée dans ses pensées. Par instants, elle ferme les yeux et remue la tête, sans que ce mouvement ait le moindre rapport avec le rythme de l’air exécuté par l’orchestre. L’orage menaçait depuis la veille et soudain, peu après le début du dernier acte, il éclate brusquement. Les musiciens se retirent au plus vite avec leurs instruments, ils ne veulent pas qu’ils soient mouillés. Les spectateurs, quant à eux, se hâtent de quitter le théâtre pour aller se mettre à l’abri. Les romains, d’ordinaire si soucieux du détail, avaient négligé de prévoir un velum au-dessus des gradins ! Embouteillage garanti dans les escaliers car les marches, taillées presque aussi hautes que celles des temples incas, ne peuvent être descendues quatre à quatre. Les spectateurs ne s’impatientent cependant pas. La plupart d’entre eux, habitués aux caprices du temps durant les Chorégies, s’étaient munis d’un parapluie. Est-ce voulu ou est-ce dû au HASARD, l’homme aux jumelles, la femme aux cheveux blancs et Maxime se retrouvent dans un
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restaurant. Ils esquissent un léger sourire de connivence et, pour prendre le repas, s’assoient à la même table. L’orage se prolongeant après la fin du dîner, François, c’est le nom du mélomane, demande à Maxime ainsi qu’à Erica, la femme énigmatique, s’ils veulent prendre un café en sa compagnie. Ils acceptent, cela fera passer le temps. Après un échange d’appréciations sur l’orchestre et les acteurs, tous trois sont amateurs d’opéras, ils en viennent à une conversation moins formelle. La pluie ne cessant toujours pas, le patron du restaurant, alliant bonhommie et résignation, ne met pas ses clients à la rue. Maxime appelle le serveur et, pour justifier des heures supplémentaires inattendues, il commande trois digestifs. La conversation, portant surtout sur des banalités car les trois convives ne se connaissent pas, se poursuit alors. Comme cela arrive souvent lors des orages d’été, d’impressionnants roulements de tonnerre se succèdent sans interruption et rappellent, fait remarquer Maxime, les bombardements de la guerre. Où vous trouviez-vous durant le conflit? demande François. A Marseille, répond Maxime, et je n’ai pas oublié le pilonnage aérien, vraiment sévère, auquel la ville a été soumise au cours de l’année de la libération du pays. Je m’en souviens d’autant mieux, dit François, que l’immeuble où j’habitais a été détruit lors d’un raid sur les ports. Mes parents y ont d’ailleurs trouvé la mort. Excusez-moi, dit Maxime, je suis désolé d’avoir réveillé en vous des souvenirs douloureux. Vous ne pouviez pas savoir, répond François. Mais dîtes-moi, dans quelle partie de la ville vous trouviez-vous à ce moment-là ? J’étais pensionnaire, dit Maxime, dans un établissement religieux situé à la périphérie de la ville, à Saint-Louis pour être plus précis. Quelle coïncidence, s’exclame François, nous n’étions pas très loin l’un de l’autre. J’habitais dans le quartier Saint-André, à proximité de l’actuel quai réservé aux navires de croisière. Madame, demande ensuite François à Erica, connaissez-vous Marseille, la ville dont nous venons d’évoquer les dommages subis à la fin de la seconde guerre mondiale? Absolument pas, répond-elle, je suis ukrainienne et, à part Paris où vit l’une de mes
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filles, je connais seulement Varsovie, où je me suis mariée et où j’ai travaillé une vingtaine d’années, et Lvov, en Ukraine, où je suis née et où j’habite depuis mon divorce. Et vous, questionne François en s’adressant à Maxime, connaissez-vous l’Afrique ? Maurice a visité les pays d’Afrique du nord et une partie de l’Afrique du sud mais n’est jamais allé dans un autre pays de ce continent. J’ai passé, reprend François, de nombreuses années au Congo et je garde un souvenir inoubliable de cette région.
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La pluie s’étant arrêtée de tomber, chacun s’empresse de regagner son hôtel. Avant de se quitter, ils conviennent de se retrouver le lendemain, dans ce même restaurant, pour y déjeuner ensemble. Il me semble intéressant, a dit François à Maxime, de comparer les souvenirs de deux personnes ayant vécu, à cette époque douloureuse de la guerre, dans le même quartier de la ville. Quant à vous, a-t-il ajouté en s’adressant à Erica, si cela ne vous dérange pas, j’aimerais que vous me parliez de votre pays, coincé entre l’Europe et la Russie. Depuis quelque temps, j’envisage d’y aller faire un séjour. Erica et Maxime acquiescent et tous trois se quittent cordialement. L’hôtel où Maxime a réservé une chambre pour deux nuits se trouve dans la partie de la ville vers laquelle Erica se dirige. Aussi prennent-ils tous deux la même direction. En cheminant, Erica est félicitée pour sa parfaite maîtrise de la langue française. Je n’ai aucun mérite, répond-elle, car mon premier mari parlait couramment cette langue. Nous avons vécu ensemble durant quinze ans et, pour parfaire la formation de nos filles, nous avions pris l’habitude de nous exprimer uniquement en français au cours des repas. J’ajouterai que les polonais savent s’exprimer en plusieurs langues car, à l’issue des conflits s’étant succédé au cours des siècles, les frontières du pays ont constamment été modifiées. Les états voisins les plus gourmands ont, de tout temps, été la Russie et l’Allemagne mais l’empire Austro-Hongrois, quand il existait, n’était pas le dernier à revendiquer son dû. Dans un passé encore plus lointain, la Suède aussi avait pris part au dépeçage de notre pauvre pays. Se trouver placé au centre de l’Europe n’est pas,
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croyez-moi, de tout repos pour la population. Le seul avantage retiré de cette situation est la maîtrise de la langue des nations voisines. La région où je suis née était polonaise avant la dernière guerre mais, après le partage ayant suivi le conflit, elle est devenue ukrainienne. L’un de mes cousins, né en Pologne, est maintenant citoyen russe. Mes filles parlent couramment, outre le français, le polonais ainsi que le russe et l’ukrainien. Tout au moins celles qui sont encore en vie car j’ai perdu, il y a cinq ans, la seconde de mes trois filles. Maxime et Erica étant arrivés devant l’hôtel où Erica est logée, ils prennent congé l’un de l’autre.
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2. Le bombardement de M arseille
Le lendemain, ils sont attablés devant un civet de lapin dont le bouquet, comportant évidemment plusieurs branches de thym, dégage un puissant arôme taquinant leurs papilles. Entre le fromage et la poire, François commence son récit. « En mil-neuf-cent-quarante-quatre, François est un gentil petit garçon allant régulièrement à la messe le dimanche. Il y communie en demandant à Dieu de lui pardonner les quelques péchés véniels dont il s’est confessé la veille. Un mensonge par ci, des excès de gourmandise par là. Considérés avec soixante-dix ans de recul, ils ne représentaient vraiment pas de quoi fouetter un chat. Elève studieux, François a obtenu le certificat d’études à l’école communale du quartier où il habite et il vient d’entrer en sixième dans un établissement religieux. Car ses parents ont de grandes ambitions pour lui. En continuant tes études au collège
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du quartier où nous habitons, ont-ils dit à leur fils, tu obtiendrais seulement le brevet élémentaire. Trop mince bagage pour parvenir à s’élever dans la hiérarchie sociale!» «Le père de François, d’origine italienne, travaille sur les docks du port de Marseille depuis l’âge de quatorze ans et sa mère, née en Espagne, fait des ménages. Tous deux voudraient voir leur fils unique devenir un monsieur respectable et respecté. Pour cela, il lui faut acquérir de bonnes manières, perdre l’accent du quartier, faire des études sérieuses et obtenir le baccalauréat. Combien de fois François a-t-il entendu ses parents prononcer avec admiration le mot baccalauréat ! Pour eux, il est le sésame magique ouvrant toutes grandes les portes de la réussite. Ils n’ont pas tort mais, ils ne le savent pas, il existe dans la vie bien d’autres voies permettant d’y accéder. Ils l’ont donc inscrit dans un établissement religieux, réputé pour les bons résultats obtenus par leurs élèves. » 18
François, marquant une pause, dit ne pouvoir penser à ses parents sans émotion. Ils étaient loin d’être riches mais étaient cependant prêts à faire de gros sacrifices pour permettre à leur fils d’accéder à un cadre de vie supérieur au leur. A l’époque, on ne parlait pas encore des catégories socio-professionnelles. Si je n’avais pas perdu la foi, ajoute-t-il, je souhaiterais qu’ils perçoivent, du haut du paradis auquel ils auraient bien mérité d’accéder, l’immense reconnaissance de leur fils. Il reprend ensuite son récit. « Pour François, tout s’écroule un mardi du mois d’avril milneuf-cent-quarante-quatre, en revenant de l’école. Elèves et professeurs réunis, tous ont passé une grande partie de la matinée dans les abris anti-aériens. Les bombardiers, vague après vague, n’ont cessé de lâcher leurs bombes au-dessus du port. Les troupes alliées progressent en Italie et de nombreux signes laissent espérer une proche libération de la Provence. Aussi, les infrastructures de communication, maritimes, fluviales et ferroviaires, sont-elles particulièrement visées afin de perturber au maximum les dépla-
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cements des troupes d’occupation. Tout en étant conscient de la nécessité de ces destructions, chacun tend le dos en espérant être épargné par les bombes. » « A la sortie de l’école, ses petites jambes d’enfant de dix ans tricotant le plus vite qu’elles le peuvent, François se dirige vers l’immeuble où se trouve l’appartement de ses parents. C’est une habitation à bon marché, les fameuses HBM construites après la guerre de quatorze-dix-huit pour permettre aux petits salariés de se loger en s’acquittant d’un loyer en rapport avec leurs moyens. En marchant vers ces lointains et modestes prédécesseurs des HLM, il voit un nombre important de véhicules, essentiellement des voitures de pompiers et des ambulances, roulant dans tous les sens. Au fur et à mesure qu’il se rapproche du port, les nuages de poussière et de fumée se font de plus en plus âcres et épais. Les cibles visées, cela ne fait aucun doute, ont été atteintes. Effectivement, les quais et les bâtiments s’y trouvant ont été sévèrement endommagés. Ils ne sont toutefois pas les seuls à être dans un tel état car, en arrivant devant l’immeuble où il habite, François voit un énorme amoncellement de ruines. Un bombardier, lui dit-on, a été atteint par la DCA. Le pilote, visiblement il essayait d’éviter les habitations, n’a pu parvenir jusqu’à la mer et a percuté le bâtiment de plein fouet. Comme il avait encore son chargement de bombes, l’immeuble a été littéralement soufflé. De nombreux hommes s’affairent, recherchant d’éventuels survivants. Tous les habitants du quartier sont dans la rue et, dit à François la maman d’un de ses camarades de jeux, aucune personne en vie n’a pour l’instant été retirée des décombres. Il faut cependant, ajoute-telle, continuer d’espérer. D’ailleurs, rien ne prouve leur présence chez eux. Peut-être les verra-t-on arriver d’un instant à l’autre. A l’heure du repas du soir, personne n’étant venu chercher François, cette gentille voisine lui dit de venir chez elle. Il y mangera et y passera également la nuit, car où pourrait-il aller ? Le garçonnet aurait voulu attendre dehors mais cela ne servirait à rien. En raison de l’obscurité, les recherches ont été interrompues. Le
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