K-Rol
Au milieu du vrai monde
Au milieu du vrai monde
Š Carol Malirat, 2014
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Au milieu du vrai monde
J’avais une vie normale avant le 18 août. Pas forcément banale. Mais normale. Le genre de petite vie qui ni ne s’envie ni ne se fuit. Quoique la notion soit relative, cette affirmation reposant sur des critères très personnels. En effet, je suppose qu’une fille de mon âge, propriétaire d’une grande maison payée, sans drame notoire si ce n’est la mort d’un aïeul à l’âge respectable de 85 ans, avec un métier qui satisfait à la fois son égo et son banquier, ne voudrait évidemment pas de ma vie. De là à en déduire qu’une femme en galère échangerait bien son existence avec la mienne,
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il n’y a qu’un pas. Pas que je ne franchirai pas parce que tout dépend de la capacité de chacun à encaisser les petits et grands malheurs, de la taille qu’on veut bien leur octroyer et de la définition que nous accordons chacun au mot galère. Mais… Pour la « meuf » normale que je suis, bien loin des critères de notre Président de la République, ma vie normale n’était ni à envier ni à fuir… Jusqu’au 18 août. La question qui se pose alors est la suivante : depuis ce jour, ma vie est-elle à envier ou à fuir ? Bah je n’ai pas de réponse… Elle n’a pas réellement changé et pourtant… Le 18 août, je suis devenue l’un des personnages de pièce pour enfants que j’écris. Je vous le jure ! Je vous jure écrire des pièces pour enfants, et, je vous jure aussi en être devenue l’un des personnages !!! Ne me prenez pas pour une dingue ! Il n’y a pas eu d’horrible sorcier muni d’une baguette maléfique pour me jeter un sortilège et je n’ai
pas dû rameuter des lutins malins pour délivrer un prince… Enfin si ! C’est exactement ce qui s’est passé. Bah merde alors ! À partir de maintenant, si vous pensez que les contes de fées sont des histoires pour gosses, jetez ce texte. N’ayez pas la moindre hésitation ! Je comprendrai. Je vous en remercierai même. Si par contre, comme moi, les contes vous ont parfois aidé à poser un regard de gosse sur votre existence constatant qu’elle n’est, après tout, pas si ordinaire et même carrément extraordinaire, celui-ci est pour vous. Et rassurez-vous ! Une morale ? Des symboles cachés ? Le commencement du début d’une philosophie ? Une psychanalyse ? Dans le texte qui suit, vous n’en trouverez pas ! Je vous livrerai simplement et de façon plus ou moins classique : la situation initiale, les complications, les péripéties et la situation finale.
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Donc… Le 18 août, « Monsieur Malheur » vint frapper une fois de plus à la porte de notre charmante petite chaumière louée, et tout a commencé. Mon prince…
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Bon OK, pas le genre Charmant 20/25 ans toujours Distingué et Fils de ! Pas un CDF quoi ! Non ! Plutôt vingt-cinq ans, mais il y a une vingtaine d’années. Le charme dégarni de la maturité et le tempérament qui va avec une vie pas véritablement dure, c’est vrai, mais pas toujours facile facile. Autant dire que pour la distinction, vous repasserez. Cependant, et fort heureusement, la distinction et le sens des valeurs ne sont pas corrélatifs. Je peux donc affirmer que, sans être distingué, blond, laqué, riche et à pédigrée, mon prince est tout à fait Prince. Et je disais donc… Mon prince est tombé. Comme ça… Mort.
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Et quand j’écris « mort » je ne romance pas, je ne métaphorise pas… Mort… Complètement mort. Mort au sens du « Vrai Monde » : esprit éteint et enveloppe corporelle toute disposée à être enterrée ou cramée avant sordide décomposition… Pardon de l’explication un peu brutale, mais il est primordial que je sois précise pour que nous nous comprenions bien. Mon ami et voisin hurla. J’appuie sur ami et voisin parce que dans ce conte de fées, nous sommes amis avec nos voisins. Ben wouai, ce ne sont pas tous de gros cons. Pas tous, on est bien d’accord ! Dans le « Vrai Monde », la plupart ont un pouvoir d’achat et une structure familiale sensiblement identiques aux nôtres. Ils nous renvoient juste à la douloureuse image de nos quotidiens. Certes parfois le reflet est trop détestable et on peut être incité à vouloir s’en démarquer fondamentalement.
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… En choisissant d’adopter un chien par exemple. Ce qui engendre au début un léger désagrément… une réaction au désagrément… suivie d’un désaccord profond… lui-même précédant une dispute… puis carrément une guerre de tranchées. Les camps s’arment alors d’adages tels que « la liberté des uns s’arrête où commence celle des autres » ou « qui n’aime pas les bêtes n’aime pas les gens » et ne lésinent pas sur l’artillerie lourde. La petite histoire se révèle dès lors transposable, tout en odieux soupçons, aux époques maudites. Celles de 1940 sont particulièrement bien crasseuses : les ennemis s’autorisent légitimement à s’accuser mutuellement des pires maux. La situation devient inextricable pour des siècles et des générations. Sauf si, un autre des voisins adopte un éléphant. L’armistice se signe, les camps s’allient contre le nouveau mal et rebelote !!! Mais en Europe, l’adoption d’un éléphant est rarissime, voire illégale, certainement à cause des problèmes de voisinage d’ailleurs.
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Mais dans ce conte de fées, non. Rien de tout cela. Le voisin est notre ami ! Il mène sa vie. Elle ressemble un peu à la nôtre, mais pas tant. Nous baignons en plein « vivre et laisser vivre ». Les enfants grandissent ensemble. On se file des coups de main. On se salue gentiment plus que poliment. On s’enrichit de nos différences. On contemple nos points communs : ils nous unissent, nous confortent dans nos petites vérités, nous rassurent et forcément, avec le temps, on devient important les uns pour les autres. Donc mon ami et voisin hurla. Un hurlement de conte de fées. Déchirant ! Angoissé ! L’alerte retentit dans le quartier : « Monsieur Malheur » nous envahissait ! Je bondis. Et pareil : quand je vous dis « je bondis », j’ai bondi.
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