Aventures de Buono

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Lina Pagano

Les aventures de Buono et ses amis





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Buono en expédition nocturne

Au pays des petites souris qui portent des robes brodées de fleurs, il en est une particulièrement sage qui répond au doux prénom de Blandine. Elle habite dans une jolie maison jaune entourée d’un grand jardin où les enfants de la famille Plume s’amusent à se poursuivre à travers fleurs et feuilles mortes. Car c’est sous les caves de cette maison que le destin les a conduits, elle et sa famille, après les avoir si impitoyablement frappées par une nuit froide et triste d’avril. Il n’y a pas si longtemps, ils étaient encore tous ensemble, ignorants du drame qui les guettait, comblés d’amour, dans le grenier d’un vieil immeuble du centre-ville, une autre ville, celle qui tous les ans accueillait un cirque venu de Russie, celle où les parents Toppa avaient élu domicile et qui les avait vu naître, elle et sa jumelle, leur grande sœur Giannine, les deux grands frères et Angéline, leur petite sœur. Il ne manquait rien, alors, à leur bonheur tranquille, rien à leur confort. Il ne leur manquait personne, au temps du bonheur. Pour Blandine le bonheur c’était avant tout sa famille, la douce sérénité qui y régnait, la tendre complicité qui l’unissait à ses sœurs et tout particulièrement à sa jumelle, son double inséparable et indissociable. C’était aussi la présence, une fois l’an, de ce cirque venu de loin et qui lui avait permis de faire la connaissance d’un être merveilleux, qu’elle avait adoré dès le premier instant de leur rencontre. Il s’appelait Ebrou et c’était un petit cheval nain, magicien, plein de malice et de vitalité, qui faisait rire les enfants et qui enchan-

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tait de sa présence le triste chapiteau d’un cirque criblé de dettes. Et puis il y a eu le 25 avril… une date marquée du sceau du malheur et depuis, les mois passent sous le signe d’un chagrin inguérissable. L’infini chagrin d’avoir perdu sa jumelle dans l’incendie, le chagrin de ne plus revoir celui qui cette nuit-là était venu les rejoindre sous la pluie battante, pour leur dire où aller sur ce trottoir détrempé où le malheur venait de les jeter, grelottant de froid et éperdus de douleur, leur maigre bagage à la main. Car, disait-il, quelqu’un s’était soucié de leur sort, un mystérieux ami à lui, qui vivait dans la ville d’à côté. Cet ami lui avait à peine rendu visite, ainsi qu’il le faisait tous les ans, et après avoir écouté le récit des problèmes de Blandine et sa famille, avait dit à Ebrou, le petit cheval courageux et généreux : « dis à tes amis que je connais un endroit où ils pourront s’installer et vivre en paix, mais ne leur dis jamais qui te l’a dit, ils n’ont pas besoin de savoir… » Ce à quoi le petit Ebrou n’avait pas répliqué, jugeant qu’un don anonyme devait le rester et que cela était tout à l’honneur de celui qui l’offrait. Maintenant, il était venu remettre l’adresse à son amie et les avait regardés partir dans la nuit, froide et humide. Ce matin-là, à l’aube, le cirque quittait la ville, Blandine ne devait plus revoir son ami Ebrou. En cette avant-veille de Noël, la neige a fait son apparition sur le jardin et la maison, tous les petits habitants y compris les souris, sont calfeutrés à l’intérieur et de doux chants de Noël flottent dans l’air agréablement parfumé par tous les bons petits plats en préparation. Madame Plume s’affaire dans sa cuisine, il y a des casseroles et des assiettes un peu partout y compris à terre, mais personne ne songe au rangement, car le cœur est à la fête et Madame Plume préfère chanter au lieu de poursuivre ses galopins excités qui renversent tout sur leur passage. Sous le plancher aussi c’est la fête qui se prépare, dans la famille Toppa, autour du sapin chargé de sucre et de sucettes, les enfants


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souris sont sagement assis, un livre d’images à la main et s’appliquent à lire sans faire de bruit, car à l’étage supérieur, Grosroméo, l’énorme chat de la maison ronfle, le ventre en l’air, repu de tous les extras dont sa maîtresse a l’habitude de le gaver. Il sait que tout lui est permis, car il a décrété, par un beau matin d’été, qu’il était le chef incontestable de toute la ville et en tant que tel, il règne en maître absolu sur les gens, sur les choses et sur les autres animaux, qu’ils soient à plumes où à poils longs ou courts, à sabots ou à cornes, semant la terreur dans les rues du voisinage. Certes, les plaintes affluent au commissariat local, mais le policier en charge du dossier préfère les ignorer, car il garde un très mauvais souvenir de sa dernière visite au domicile du truand. Bien sûr, papa et maman Plume n’en ont jamais rien su, la chute du gros policier, tombé dans un traquenard n’a pas fait la une des journaux locaux. Quant aux plaignants, la peur des représailles calme vite les esprits les plus décidés. Son souffre-douleur c’est Rodolphe, le griffon noir aux longues oreilles, le chien des petits vieux d’à côté, qui ne vivent que pour lui. Car Rodolphe est aussi doux et obéissant que Roméo est teigneux et insolent. Jamais Rodolphe ne ferait de mail à aucun de ses congénères, chiens, chats ou souris et c’est avec beaucoup de patience qu’il supporte sans se plaindre les coups bas que lui inflige son terrible voisin. Tout le monde doit avoir peur de Grosroméo, alors tout le monde a peur de Grosroméo y compris les petites souris qui tremblent à l’idée de croiser son chemin au détour d’un corridor mal éclairé ou derrière une porte. Plus tard, il sortira dans le jardin narguer le chien des voisins en levant la patte sur la clôture, un sourire carnassier aux lèvres et conscient de l’impunité que lui confère son charme ravageur auprès de sa maîtresse qu’il appelle amoureusement maman ce qui ne manque pas d’agacer le reste de la famille, car Grosroméo est un manipulateur hors pair, roublard et paresseux, c’est un rufian. Ce

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sera alors un moment de répit pour les petits rongeurs qui pourront goûter à ce bonheur en chantant et dansant autour du sapin. Blandine, qui aide sa maman à la confection d’une grosse charlotte aux fraises, sait bien qu’il ne faut pas trop remuer dans la maison, d’abord à cause du bruit et puis elle ne veut pas salir le joli tablier à fleurs que sa maman a cousu pour elle et qu’elle arbore fièrement, une cuiller en bois à la main ; mais elle sait aussi que dès la nuit tombée, Grosroméo dormira à poings fermés dans un vieux berceau de bois que Monsieur Plume a acheté pour lui chez le brocanteur afin de le déloger du lit matrimonial où le gros félin avait pris ses aises et imposait ses habitudes de star.

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Blandine sort chaque nuit sur le pas de sa porte, guettant le moindre bruit dans la maison assoupie pour s’assurer qu’elle ne courre plus aucun risque et alors seulement elle s’aventure à travers les pièces vides et les couloirs à la recherche de Lubiana, la poupée de chiffon qu’Emmy, la petite dernière, épuisée de sommeil, abandonne tous les soirs sur le canapé du salon quand sa maman la prend endormie dans ses bras et la dépose délicatement dans son petit lit de bois. Là, les deux amies passent de longues heures à parler tout bas, à échanger leurs secrets, elles se comprennent et se soutiennent d’autant mieux que toutes deux ont un passé douloureux. L’effroyable incendie qui dévasta en quelques minutes le bonheur de toute une vie aura causé à Blandine le plus grand des chagrins. De ce drame inoubliable, la petite souris ne parle jamais, à personne, et nul ne sait d’où vient que les images de sa vie sont si tristes. Personne sauf Lubiana, car pour avoir vécu une histoire de séparation dans sa petite enfance, un drame qui a fait de la jolie poupée de chiffon, un être tourmenté au sourire figé de mélancolie, Lubiana est le seul être au monde à qui Blandine parvient à se confier. C’est ainsi que toutes les nuits, les deux petits êtres au cœur cabossé partagent leurs souvenirs jusqu’à ce qu’elles aussi tombent de sommeil et l’aube les trouve


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tendrement enlacées l’une dans les bras de l’autre. C’est l’heure pour la petite souris de se sauver sans bruit et de regagner sa maison sous le plancher. Leur rêve, à toutes les deux, serait de pouvoir un jour faire de grandes promenades à l’air libre, sous le soleil ou sous la pluie, peu importe, du moment que la menace du gros chat fainéant ne fasse plus partie de leur quotidien. Tout est calme en cette nuit d’avant-veille de Noël, et nos deux petites copines s’échangent leurs doux secrets sans se douter qu’à l’étage, deux ombres se faufilent discrètement dans les escaliers et se dirigent vers le salon où cadeaux et surprises s’entassent au pied du sapin. La petite souris tend l’oreille, car un léger craquement a attiré son attention, elle file se cacher derrière une grosse bûche et reconnaît aussitôt le petit Benjamin, en pyjama et sans chaussures, qui se dirige maladroitement vers le sapin. Sans doute pour se donner du courage, l’enfant serre de sa petite main Buono son ours en peluche, l’entraînant vers on ne sait quelle aventure. Hissé sur la pointe des pieds, il décroche du sapin, un joli carton jaune sur lequel est gravé le nom de sa petite sœur Emmy et en sort une tablette de chocolat qu’il s’apprête à dévorer. C’est alors que n’écoutant que son courage, Blandine sort de sa cachette et se plante devant le petit bonhomme aux cheveux roux. Certes, elle sait que les humains et les personnages des comtes ne communiquent pas, qu’elle et les siens n’existent pas aux yeux des humains, si ce n’est en tant qu’objets inertes pour les jouets tels que Lubiana ou Fric-Frac et en tant qu’animaux sans réelle existence pour les souris comme elle et sa famille. Mais Blandine sait aussi qu’elle peut entrer en contact d’une certaine manière avec un humain si celui-ci est endormi ce qui visiblement est le cas du petit somnambule, qui cette nuit-là, une fois de plus, est sorti de son lit sans même en prendre conscience. « Que fais-tu là à cette heure de la nuit ? » lui dit-elle doucement afin de ne pas l’effrayer.

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Surpris, le petit garçon se retourne et retenant un cri, lâche le chocolat dont se saisit aussitôt Buono et le fourre dans sa poche. « Et toi, que fais-tu là ? répond Benjamin en tremblant. – Et bien, tu vois moi je monte la garde auprès du sapin, car j’ai pour mission de donner l’alerte si jamais il passait par la tête de ce Grosroméo de venir se servir avant tout le monde. Il faut bien que quelqu’un s’en occupe, tu ne crois pas ? – Alors c’est toi qui es chargée de surveiller le sapin pendant la nuit ? Comme c’est bizarre, une souris pour surveiller un chat ! – Oui, dit la petite souris, mais moi je suis une souris gendarme et les gros chats ne me font pas peur, car j’ai ma casquette de gendarme. – Je vois, dit le petit garçon, et n’écoutant que sa mauvaise foi il ajoute : écoute, si tu veux on partage le chocolat et en échange tu ne dis rien à ma maman, d’accord ? – Non, petit bonhomme, si j’avais voulu, il y a longtemps que j’aurai pu prendre tout le chocolat accroché au sapin et crois-moi, il y en a beaucoup. De plus, comme je ne sais pas lire je n’aurais probablement pas choisi le chocolat destiné à ta petite sœur comme tu as fait, mais bien le tien et personne n’en aurait rien su. Alors maintenant tu as le choix de redevenir un gentil petit bonhomme ou te transformer en gangster, c’est à toi de décider. » À ces mots, le petit ours en peluche fond en larmes et s’adressant à la souris la supplie du regard : « s’il vous plaît, je ne veux pas devenir un hamster, je veux aller dans mon lit et me cacher sous mon oreiller. » Attendrie par tant de détresse, la souris prend l’ourson contre son cœur et le rassure tendrement par ces mots : « ne pleure pas, petit ours, je ne permettrai à personne de te faire du mal, ne l’oublie jamais. – Et toi, intervient alors Lubiana en s’adressant à Benjamin, n’oublie que ton ami est un ours et qu’il devrait être couché et profondément endormi jusqu’à la fin de l’hiver au lieu de traîner les chemins la nuit, en compagnie d’un polisson. En voilà de drôles d’idées de sortir de l’hibernation un innocent pour l’entraîner dans une bien triste situation.


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– Tu vas tout raconter à ma maman et elle me punira, n’est-ce pas ? demande alors l’enfant à Blandine. – Non, Ben, je sais que tu n’es pas un mauvais petit gars et je ne raconterai rien à personne, c’est à toi de savoir ce que tu veux faire, mais quoi que tu décides, personne n’en saura rien. » Alors le petit ours sortit la tablette de chocolat de sa poche et la remit dans la boîte en carton que Ben referma de son mieux et tendit à la petite souris. Celle-ci se hissa sur un tabouret et accrocha le paquet cadeau au sapin. Voilà, dit-elle, il ne s’est rien passé… L’enfant et son ourson embrassèrent la petite souris en lui souhaitant une bonne nuit puis main dans la main regagnèrent leur lit, heureux et soulagés de ne pas avoir été transformés en gangster ou pire encore, en hamster. Blandine aussi est soulagée, car elle sait que son mensonge a permis au petit Ben de prendre la bonne décision et pour l’encourager, elle court dans sa maison sous le plancher et revient quelques instants plus tard munie d’un petit coffret. Et sous le regard intrigué de Lubiana elle s’empare d’un crayon et trace les trois lettres qui composent le prénom du petit garçon puis dépose le coffret au pied du sapin. Je parie que c’est du chocolat, dit Lubiana qui connaît la générosité de son amie et n’a jamais douté de son savoir, car c’est Blandine qui lui a appris à lire et écrire. La petite souris lui adresse un sourire plein de tendresse et court s’endormir dans ses bras… Mission accomplie, le Père Noël sait que la famille Plume ne compte pas d’enfants désobéissants juste un petit somnambule.



Buono à la R echerche de son Identité

Depuis quelques jours déjà, Grosroméo a inventé un nouveau jeu pour satisfaire son envie de persécuter son entourage ce qui l’amuse beaucoup et ne manque pas, bien sûr, de semer la panique au sein d’une petite famille d’écureuils, les Scaccianoce, installés de longue dans le paisible jardin des Plumes. Ce jeu consiste à poursuivre les écureuils Sko et Yat, les enfants du couple, qui, apeurés par les grimaces du gros matou sont obligés de lâcher leurs noisettes en plein vol et de se réfugier tout en haut des arbres pour échapper à l’agression féline. Son méfait accompli, le vilain chat ramasse les noisettes abandonnées qu’il enferme dans un grand sac et va s’en débarrasser dans la cave à charbon, là où il fait si noir et si froid que personne n’ose s’y aventurer à part lui qui n’a peur de rien. C’est déjà dans ce local sinistre, déserté de tous que Grosroméo a l’habitude de cacher toute sorte d’objets dérobés à l’un ou à l’autre au cours de ses incartades destinées à transformer en enfer l’existence de tous ceux qui l’approchent. De temps en temps, il descend triomphant, et le rictus du caïd aux lèvres, contempler ce qu’il appelle son butin de guerre. C’est sûr que jamais la petite Emmy n’imaginerait y retrouver son panda qui rit et qu’elle a tant cherché, pas plus que le pauvre Rodolphe ne pourrait se douter que la balle jaune avec laquelle il a tant joué se trouve désormais enfouie sous un amas d’autres jouets et de bric-à-brac invraisemblable que son voisin a jugé utile de dérober à ses propriétaires dans le seul but de leur nuire.

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Ensuite, il remonte à la surface toujours aussi sûr de lui et ronronnant de mépris pour quiconque croise son chemin. Justement, le voici qui croise le bon gros Buono à qui les souris ont confié une mission de charité. Il s’agit de récolter des fonds pour acheter un cadeau de naissance, quelle bonne nouvelle me direz-vous, mais oui surtout que de naissance le petit monde de Buono en a vécu quatre à quelques jours d’intervalle. La première, la plus importante pour la famille de Buono, c’était il y a quelques jours à peine, maman et papa Plume sont rentrés un soir, rayonnant de bonheur tenant dans leurs bras, un tout petit bébé, qu’ils ont fièrement présenté à la famille et depuis c’est le bonheur autour du berceau de l’enfant. C’est une toute petite fille qu’ils ont joliment prénommée Loredana, car ses cheveux c’est de l’or. À côté chez leurs amis les écureuils, une petite Lola a vu le jour tandis que chez les voisins d’en face, c’est une petite chienne qui a fait son apparition quelques jours plus tôt ; Belle, sa maman, le superbe setter irlandais, est très fière. On dit aussi que le papa serait l’étrange chien blanc à taches noires que les fermiers de la Vallée Violette ont fait venir d’un pays très lointain, très froid, la Patagonie. Ce serait une variété de Huskies, très rare, proche de l’Alaskan, mais à taches, de belle prestance et de fière allure, presque aussi haut qu’un cheval, il porte le mystérieux prénom d’Omas. Peu de personnes l’ont entre aperçus, car ses maîtres le gardent jalousement à l’intérieur de la ferme, qui est très loin, à la sortie du village et le pays d’où il vient est encore plus loin que la fin du village, c’est à la fin du monde, pense Buono pour qui tout cela est bien éloigné de son quotidien tranquille. Ne dit-on pas de ce pays qu’outre des chiens à taches, il y aurait aussi des ours et qu’ils seraient blancs ; un pays au nom imprononçable et impossible à retenir, où les chiens sont tatoués, où les ours sont blancs, voilà bien un tableau pour le moins insolite et trop compliqué pour lui, il préfère ne retenir que l’essentiel, bientôt une nouvelle copine fera partie de son univers, ils joueront ensemble et Blandine aura toujours des morceaux de pain d’épice au fond de ses poches pour eux. On a aussi expliqué à l’ourson que le chiot, appelé Spoty, est très fragile, comme Bébé Loredana, et


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qu’il faudra être gentil avec lui, comme les humains sont gentils avec la petite chose qui gigote et que Buono a appris à aimer rien qu’en observant les humains. Buono donnerait son cœur pour Loredana et il le répète à longueur de journée à qui veut l’entendre et même au seul exemplaire qui ne veut pas l’entendre, Roméo qui ne cache pas combien ce « colis surprise » lui coûte, à lui, qui n’avait rien demandé. Entre l’ourson et le chat c’est l’incompréhension totale, un monde de différence, l’un fait d’amour et l’autre de mépris. Quant à l’arrivée du chiot chez Belle, c’est seulement qu’il s’en balance comme de sa première boulette et qu’il le déteste. N’est-ce pas à cause de cette chose aux allures d’extra-terrestre que son image de voyou a pris un fameux plomb dans l’aile ? Pas plus tard que lundi dernier, alors qu’il coursait les écureuils affolés, s’adonnant à son jeu favori, cette petite chose de forme encore inconnue sur terre a déboulé sans crier gare et s’est précipitée sous son arbre, aboyant de toutes ses forces dans sa direction et l’obligeant à se réfugier tout au sommet de l’arbre pour échapper à sa vue et à ses cris stridents. Lui ne se doutait pas qu’une créature aussi étrange puisse exister, une toute petite tête blanche à lunettes et à museau noir, un corps noir aussi, mais chaussé de 3 bottines blanches comme si la 4e n’était pas disponible en magasin, et au bout, une queue mouchetée, quel cauchemar, ce curieux mélange de rat et peut-être bien de bourdon, de quoi vous donner l’envie de ne jamais redescendre sur terre, sauf que ce n’était pas un cauchemar, mais la réalité, sauf qu’il avait beau appeler sa maman, laquelle en d’autres temps, se serait précipitée à son secours, mais on lui a fait savoir que maman, sa maman berçait l’enfant que tous entouraient d’affection et ne pouvait donc se libérer pour sortir son gros matou du pétrin. Sauf que les pompiers sont arrivés, qu’ils ont sorti la grande échelle et que sous les regards amusés des passants et des badauds hilares, ils ont récupéré le misérable tel un vulgaire naufragé de l’espace, et ce fut la honte… Aussi lorsque Buono vient le trouver avec son carnet et son porte-monnaie, l’accueil du matou est des plus glaciales :

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«Alors ainsi, tu t’es lancé dans la récolte de fonds ? fond de culotte ? fond de greniers ? Ne va pas t’imaginer que je vais me laisser dépouiller pour couvrir de cadeaux ces deux choses qui m’empêchent de dormir la nuit, une qui pleure à heure fixe, l’autre qui aboie toutes les heures. Il n’en est pas question un seul instant et mets-toi bien dans ta petite tête de peluche frisée que ton copain le chiot n’est pas prêt de poser une patte dans cette maison tant que j’en aurais la garde et la responsabilité… - Mais c’est pour faire plaisir à la famille, tu ne comprends donc pas que ce sont eux notre famille, répond Buono, convaincu du bien-fondé de sa démarche et pénétré de toute l’importance de la mission qui repose sur ses épaules. - La famille ? Mais qui t’a parlé de famille ? Crois-moi je sais ce que je dis, ça n’existe pas, il n’y a pas de famille et maintenant, retourne à tes poupées, dégage, allez, disparais, tu t’es trompé d’adresse…» À ces mots, le petit ours est bouleversé, il sent son cœur se retourner et voudrait crier, mais aucun son ne sort de sa bouche, alors il range carnet et porte-monnaie dans la poche de sa salopette et s’enfuit à toute vitesse chercher de l’aide. Dans son immense désarroi, il sait bien vers qui il doit se tourner pour trouver la réponse à ses peurs. Et c’est tout en retenant ses larmes qu’il court à la recherche de Blandine, la petite souris qui, pour lui, cache son propre chagrin derrière son sourire. Blandine, qui est son amie, Blandine, qui le console, qui l’aide à réfléchir, qui le soutient quand les enfants se détournent de lui, qui lui lit l’histoire des oiseaux qui comptent les gouttes de pluie et celle des coccinelles qui donnent des bisous, Blandine qui lui raconte la vie des castors, Blandine qui chante pour lui quand il a le cœur gros, qui lui grattouille la tête quand il est perdu dans ses pensées, Blandine qui ne se moque jamais de ses bêtises… et des bêtises, Buono n’est pas le dernier à en faire, il faut bien le reconnaître ; pas plus tard que la semaine dernière, sans l’intervention de Roméo d’abord et de Blandine ensuite, une petite tortue inoffensive se serait noyée dans l’étang par sa faute. Comment est-ce arrivé déjà ? Mais oui, c’est parce que Buono, qui veut imiter Blandine dans


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ses moindres faits et gestes observe toujours la petite souris avec beaucoup d’attention ; et que fait Blandine lorsqu’elle voit une petite coccinelle sur le dos, qui agite les pattes en l’air sans parvenir à se redresser ? Délicatement, elle la prend entre ses fins doigts de fée et après l’avoir réconfortée d’un baiser ou d’une chanson, la dépose tout aussi délicatement sur une branche du vieux saule au bord de l’étang tandis que Buono la regarde émerveillé, se promettant de faire de même à la première occasion. Et voici que peu de temps après, notre brave Buono, sorti dans le jardin pour aller rejoindre ses amis, trébuche sur une coquille en écailles renversée, laissant apparaître une bien curieuse créature. Curieuse ou pas, le cœur de Buono ne faisant aucune distinction entre les différentes variétés de créatures, il n’hésite pas un instant à s’emparer de ce qui pour lui n’est autre qu’une étrange variété de coccinelles de grande taille et court la déposer sur la branche qui surplombe l’étang en prenant bien soin de la remettre sur ses pattes ainsi que Blandine le lui a expliqué. Mais alors pourquoi la chose, à peine posée sur la branche, est-elle retombée dans le fond de l’étang sans qu’il ait eu le temps de lui chanter la moindre chanson, alors qu’il se faisait une joie de mener cette mission à son terme sans l’aide de qui que ce soit ? Et pourquoi ne remonte-t-elle pas, maintenant ? Et si on allait voir ? Et si, avant, on allait quand même chercher de l’aide ? « Roméo, Roméo, réveille-toi, supplie le petit ours, je crois bien qu’une grosse coccinelle est tombée dans l’étang et qu’elle ne parvient pas à remonter, viens vite voir, viens vite ! – Grosse combien ta coccinelle ? lui demande l’autre en ouvrant la moitié d’un œil. – Grosse comme ça, plutôt verte et avec un chapeau dur, dit Buono en ouvrant les bras à fond. – Ça se présente mal ton histoire, mon pauvre ours, d’abord parce que c’est l’heure de la sieste et ensuite parce qu’au-delà d’un millimètre cube, je doute fort qu’il existe beaucoup de coccinelles, même vertes à chapeau dur, si ce n’est dans leur forme préhistorique, autrement dit, nous aurions à faire à un dinosaure et sincèrement,

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je ne vois pas trop bien ce qu’un dinosaure vient faire dans notre étang par ce bel après-midi d’automne. Alors, si tu veux un conseil, l’ours, adresse-toi à tes amis de l’étage inférieur et conseille-leur de se munir d’une longe perche pour que, quelle que soit la bête que tu as précipitée au fond de l’étang ils aient une chance de la sortir de là et qu’au cas où elle déciderait de les dévorer tous à peine émergée, ils puissent la repousser aussi loin que là d’où elle vient et se sauver à toutes jambes. Compris ? – Très bien », dit Buono en se précipitant chez les petits rongeurs à qui il explique à nouveau ce qui vient de se passer et ce que Roméo a dit qu’il fallait faire.

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Et c’est ainsi qu’aidée de leurs parents, les frères de Blandine parviennent à hisser sur l’herbe détrempée, une petite tortue bien mal en point pour qui les chances de survie sont pratiquement nulles. Empreints d’une épuisante alternance d’espérance et de profond désespoir en fonction de l’état de la petite noyée, les jours qui suivirent l’incident seront à n’en pas douter parmi les plus sombres dans la mémoire de chacun et surtout dans celle de Buono qui se sent tellement responsable et que Blandine doit sans cesse réconforter comme elle le fait avec la petite tortue. Et celle-ci s’accroche à la vie avec une telle volonté qu’un beau jour, elle ouvre les yeux et demande d’une petite voix timide « où suis-je ? » Depuis ce jour, la petite tortue, qui dit s’appeler Alliliké est adoptée et fait partie intégrante de la famille, au grand bonheur de tous ses membres y compris bien sûr, l’ours en peluche qui ne la quitte plus. Et une semaine après que la petite tortue se soit remise, naissaient Joséphine et Rosine, deux adorables jumelles, aussi rondes et joufflues l’une que l’autre, aussi belles et douces que leurs sœurs aînées. Quand Buono, trépignant de joie, avait couru annoncer la nouvelle au chat, celui-ci, une fois encore, l’avait accueilli par son habituel haussement d’épaules et le genre de commentaires dont il avait le secret « tu vas voir qu’ils seront bientôt plus nombreux qu’à l’armée, et qu’il faudra aller demander de l’aide à l’Abbé Souris pour


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les nourrir, tous ces parasites. » Ce que Buono, ne comprenant pas les trois quarts des mots, avait pris pour un compliment. Mais voilà, tout cela, c’était hier, c’était autrefois lorsqu’il croyait encore que tout ce qu’il vivait était bien réel, car maintenant il est là, tout seul, dans le vide et il a beau parcourir ce qui lui semble être des mètres et des kilomètres à travers couloirs et corridors, la petite souris n’est nulle part, alors il l’appelle, encore et encore, mais la petite souris ne répond pas, il ne sait plus que faire, sinon se laisser glisser sur le sol pour prendre sa tête entre ses mains et se laisser aller à son chagrin. « Alors, tout est bien vrai, se dit-il, Grosroméo a raison, je suis à une mauvaise adresse, cette maison n’est pas la mienne, puisque ce n’est pas mon adresse, que vais-je devenir, je suis sans adresse, je suis perdu, ma famille n’existe pas, et Blandine n’existe pas non plus. Il ne me reste plus qu’à partir de cette maison que je croyais la mienne et chercher mon adresse. » Des larmes plein les yeux, Buono dépose au centre d’un essuie de cuisine tout ce qu’il a de plus cher au monde, le hochet d’Emmy, une boîte d’allumettes gravée à son initiale, cadeau de Blandine pour son anniversaire, la pantoufle que Ben lui avait donnée et qui lui servait de lit et aussi le ruban vert que Lubiana avait détaché de ses cheveux pour le lui offrir en gage d’amitié. Puis il fait un gros nœud maladroit et s’apprête à partir, le cœur gonflé de chagrin. C’est alors qu’il entend un bruit de petits pas familiers, on gratte à la porte, il ouvre et n’en croit pas ses yeux, devant lui, c’est Blandine, sa Blandine à lui, essoufflée, mais souriante dans son manteau rouge, visiblement de retour des courses à en juger par les sacs qu’elle tient encore à la main et qu’elle laisse tomber à terre en voyant le baluchon sur le dos de son ami.

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Blandine a tôt fait de comprendre qu’il se passe quelque chose dont elle ignore la gravité et c’est pour ne pas effrayer l’ours en peluche qu’elle essaye de tourner la chose à la rigolade en déclarant : « alors, Buono, on part en thalassothérapie sans inviter ses amis ? » Mais sans le vouloir, ces paroles innocentes produisent un choc supplémentaire dans l’esprit du petit ours pour qui ce mot, que Blandine vient de prononcer sans aucune difficulté, évoque celui qui désigne l’étrange pays de neige et de vent glacé d’où vient Omas et qui n’est même pas sur la carte du monde tellement c’est loin. Il fixe de ses grands yeux écarquillés son amie et lui dit en sanglotant : « en Patarapie ? Mais qui voudrait de moi là-bas ? Qui voudrait d’un ours brun au pays des ours blancs ? Mais si c’est là qu’est mon adresse, j’irais en Patarapie… » À n’en pas douter, il se passe quelque chose dans la tête de l’ourson, mais quoi ? Blandine est déconcertée, mais elle a tôt fait de reprendre la situation en main avec toute la sagesse dont elle est capable, elle invite l’ourson à lui ouvrir son cœur et entre-deux sanglots, Buono fait le récit de sa conversation avec Grosroméo, il raconte tout à son amie, et son étonnement et le chagrin que lui a causé la révélation de Grosroméo, il sait à présent que tout est fini, qu’il s’est fait des images dans sa tête et qu’il va devoir affronter la réalité : sa cigogne s’est trompée, elle l’a déposé à une fausse adresse, c’est Roméo qui l’a dit, il n’a plus qu’à partir, rejoindre la Patarapie et y chercher la bonne adresse. Blandine a tout compris et elle a une grande envie d’éclater de rire, mais elle sait que Buono ne comprendrait pas et qu’il se sentirait abandonné. Alors, elle dépose le baluchon à terre et prend la tête de l’ourson entre ses mains l’obligeant à la regarder dans les yeux, comme fait maman avec la petite Emmy quand elle lui explique les choses de la vie qui feront d’elle une grande fille. « Écoute, Buono, lui dit-elle gentiment, tu ne crois pas que tu es en train de tout mélanger ? Ce que Roméo a dit ne doit pas te mettre dans cet état. On dit « tu t’es trompé d’adresse », cela veut


Les aventures de Buono et ses amis

dire que tu ne t’adresses pas à la bonne personne pour obtenir ce que tu cherches, tu as demandé un cadeau à Roméo, et parce que Roméo n’a pas l’intention de faire des cadeaux à notre amie Spoty et à mes petites sœurs, il n’est pas la bonne personne et c’est son adresse à lui qui n’est pas bonne, mais cela n’est qu’une image, une façon de parler, c’est une expression… – Un espresso ? Mais alors, si ce n’est qu’un espresso, ce n’est pas grave ? demande Buono, suspendu au museau de la petite souris, le cœur chargé d’espoir. – Bien sûr que non, tu sais bien que je veille sur toi et que dès lors, il ne peut rien arriver de grave aux petits oursons naïfs et drôles comme toi, même quand il m’arrive d’accompagner ma maman au marché. » Buono est soulagé, aidé de Blandine, il est prêt à reprendre ses activités, plein de courage et de bonne humeur, il repart sur les chemins, récolter des cadeaux pour les êtres qu’il chérit tant et qui font le quotidien de sa vie heureuse, loin de la Patagonie et des expressions de malheur qui ont semé le doute dans son esprit et ont bien failli lui gâcher sa Saint-Nicolas.


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