Aventuros

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StĂŠphane Gounel

2e Aventuros





Aventuros


ISBN : 978-2-36673-123-1 © Stéphane Gounel, Aventuros, 2014.


StĂŠphane Gounel

Aventuros



« Dans une ville d’Italie appelée Ferrare, il y avait un jeune homme appelé Landulphe. » Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse. « Si chaudement il aimait, que nuitamment il ne dormait pas plus que ne fait un rossignol. » Chaucer, Contes de Canterbury.



I



ans la ville que tu connaissais, la campagne cernait la cité, l’envahissait même par endroits. Le fleuve qui la traverse est large & jaunes les eaux qu’il charrie. Dès avant le printemps, il ressasse les taches d’une boue épaisse & lente qui se heurte à des berges recouvertes de ronces, d’orties & d’herbes folles, témoins de sa fuite vers un proche estuaire. À se demander s’il fait partie de la ville, le fleuve. On dirait qu’il s’écoule pour son compte, comme s’il était ailleurs, hors la ville, & ne l’irriguait qu’à regret. De tous cEs mois que je passais là, de l’hiver à l’été, je ne sais vraiment que dire, je m’étais donné campos pour quelques mois. L’année meurt lentement, certains après-midi les façades se gorgent de lumière, de l’ardeur d’un été fourvoyé au cœur même de décembre. Faute de limites distinctes, on a l’impression que le climat rejoint sa vérité de calendrier. Les ombres portées s’étirent & s’annulent en un instant, le temps d’un vol de martinet. D’autres jours, des nappes de brouillard noient les contours des ponts, l’architecture des collines. Des silhouettes de militaires au pas de course apparaissent, disparaissent, apparaissent & disparaissent au détour des vastes jardins, à quelques traits de ma porte. Eux d’abord, puis peu après leurs ombres, successivement. Le peloton est une foule qui n’a pas tout à fait de visage. Chaque arbre alors se mélange de brume. Un

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matin, je suis arrivé. Le peu que je savais de la ville, c’est dans les livres que je l’avais appris. J’avais dû l’oublier car rien du dessin des rues ne ressemblait à ce que j’avais lu. Pourtant je n’étais pas perdu, égaré tout au plus. Je veux dire qu’il n’était pas désagréable de s’égarer, sans but je n’étais pas pressé. Il faisait presque nuit quand je me suis décidé à frapper à une porte. En dehors de singuliers camarades & de ma logeuse, je ne parle à personne & j’agis en cerveau solitaire. Regarde comme je lutte contre le vent.


II



iver 1989. Mille neuf cent quatre-vingtneuf, une date c’est déjà de la poésie. La chambre que j’occupe n’a pas de fenêtre mais prend jour au moyen d’une lucarne grillée qui s’ouvre sur un escalier intérieur. Des fissures dans la chaux font accident, traçant une curieuse géographie, & quand l’imagination du musard s’en mêle, une singulière Carte du Tendre. Un étroit lit de fer occupe l’angle nord-ouest de la pièce. Dans la chambre sans fenêtre, le plaisir se prend quelquefois en des postures lubriques puis je m’endors dans des rêves sans idées. Le sang afflue calmement dans mes veines, mon membre se gonfle, comme sous l’effet d’une puissante pompe, la brique sombre est froide sous mes pieds nus. Le sang, comme la sève réchauffée par les rayons du soleil, observe un cours ascendant. Toute cette semence répandue. Ton corps est devenu pour moi cette matière souple & vivante, précisément comme l’eau du fleuve, les courants d’air, l’haleine du romarin. À voir les copeaux serrés de ta barbe qui mangent haut tes joues, on devine des formes viriles intenses et vigoureuses, un animal de laine et de miel. Après l’amour, quand nous nous quittons, nous ne nous séparons pas, nous savons que nous allons nous retrouver ailleurs, plus tard, les jambes dans le vide, sur les quais (mais le roncier nous empêche de descendre le talus) ou sur l’une des lourdes

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piles du pont, lorsque la ville aura éloigné au-dehors l’humanité du travail. Le jour se retire sans attendre dans un tremblement mauve (précisément de la couleur des mûres du roncier) et froid, comme bu par l’obscurité, à mesure que nous vidons la bouteille de vin qui fait luire ton regard & dispose nos lèvres aux baisers, car nous allons nous étreindre encore, une fois rentrés, dans la nuit, après boire, une nuit de maRs chargée de particules, les cheveux baignés de baisers & de vin. Puis le fleuve est tourné au sombre, par dégradations, roses d’abord, violettes ensuite, & le coin du pont est devenu tout rouge du crépuscule. Frappé au coin du crépuscule.


III



L

e ciel est à la musique de chambre. Ton rêve s’égoutte lentement, limpide avant la catastrophe (plus loin dans ce récit, quelque chose s’échappera de nous, silencieusement d’abord, un orient blanchâtre d’où coulera l’odeur de la volupté, puis un torrent, soudain furieux, écumeux, sorti, dirait-on, d’une montagne des Pyrénées). Si je ferme les yeux, voilà que l’odeur sur ta peau a retrouvé sa couleur, une odeur verte et incisive, qui heurte & envahit, l’étrange amertume des amandiers sur le point de fleurir, juste avant leur débâcle, de la térébenthine ou de la colle du menuisier. L’odeur est bouleversante, mais je ne parviens pas à nommer ce qu’elle soulève dans ma mémoire. À discerner les motifs de ce voyage je m’emploie quelquefois, sans parvenir jamais à répondre avec certitude, choisissant d’éterniser mes conjectures. L’une d’elles m’incite à admettre que forte était ma soif d’approfondir ma science du carnage parmi les raisons qui ont entraîné mon départ (elle semble loin la cité cafardeuse aux usages germaniques d’où je viens, isolée dans sa plaine, aux marches de l’Est). La fréquentation des galeries de peinture & des bibliothèques joue simplement comme figure tierce, dois-je l’avouer, dans mon établissement ici (en effet, je suis tenté quelquefois de persuader mon lecteur du contraire). J’ai besoin de structure et de discipline. Il pleut sur Volterra & les marronniers

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s’égouttent dans l’air lucide. Je me dis : « Maintenant, maintenant. Tu dois changer ta vie. » Parfois, la pompe des nuages se détache sur un paysage au ciel métallique qui se colore d’une lueur orange sur la gauche, peutêtre propagée par un vent maritime, en direction des forêts de pins, non loin de l’embouchure du fleuve, & je crois entendre la rumeur des vagues, sentir les plages qui s’étendent à leurs pieds. Le ciel & les places se montrent rouge rose vert & confus en couleurs qui font sensation. Je rêve sur un coude, fixant un point dans le vide. Maintenant, malgré le ciel bas devant lequel j’écris, sombre pour un dix-sept mars, surprenant dans cette ville, & qui pèse comme un plafond d’ardoises sur les toits, je dois en venir à ce qui fait particulièrement le sujet de ce récit & qu’ici commence la relation des faits & des gestes. Tu t’approches & retires tes vêtements, tout est simple entre nous.


IV



n homme est mort noyé hier, en amont du fleuve, non loin de la société nautique où j’ai pratiqué un temps l’aviron & le kayac. L’hiver, je m’entraîne à vide dans une vasque creusée dans la pénombre d’un sous-sol, en vue des beaux jours & des régates de printemps sous un ciel chaste. La rame, dans ce cas, oriente & sollicite la manœuvre. Elle délimite ses trajets, commande sa force & révèle la mise en jeu d’une motricité jusque-là insoupçonnée. Le matin me jette tôt dans les rues dans un sillage de sève encore crue & on dirait que le spectacle des choses prolonge celui des parties de ton corps, comme le jour, la nuit, dans un continuum sans fin. Aujourd’hui encore, lorsque je traverse les ponts de la ville, je regarde le jeu des embarcations & les rameurs, j’entends le cri du barreur qui scande le mouvement, indique aux hommes le rythme à suivre. Hier : sur une terrasse à flanc de coteau, observé le tourment noueux des oliviers (le vert-de-gris de leur feuillage lancéolé, cliquetis agité par le vent), vaguement humain vers le soir, soupé avec Olmo. La ville est belle & austère, une forteresse dont le captif s’est évadé : je fais les choses avec beaucoup d’intensité.

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