Bouffées d’enfance
La vieillesse est un naufrage paraît-il. Cependant alors que notre existence s’enfonce inexorablement dans le néant et que le présent se brouille, on dit que les souvenirs d’enfance ressurgissent du tréfonds de la mémoire alors qu’on les croyait définitivement engloutis. Moi qui balance entre deux âges, je ne conserve de mon enfance que des instantanés, une sorte de théâtre d’ombres chinoises avec quelques flashs ici et là. Pourtant si l’enfance reste en moi enfouie, elle brille très fort jusqu’à ensoleiller encore mon existence. Kevin Mérino
L’arbre horizontal Quand on m’a demandé ce qu’il me manquait dans la vie, j’ai répondu : « du temps ». J’avais à ce moment là laissé de côté la nostalgie et les beaux souvenirs du début de ma vie car quelques jours plus tard, je me suis mise à parler de mon enfance et du cognassier penché. Il était déjà là quand mes parents se sont installés dans la grande maison et dès mes premiers pas, je me suis mise à l’apprivoiser. Cet arbre s’était brusquement mis à pousser de travers, si bien que le tronc tordu, ployant sous le poids des multiples branches, le faisait croître horizontalement. C’était l’arbre horizontal. Certaines branches touchaient le sol et paraissaient même s’y enfoncer. D’autres s’étaient développées vers le ciel, cherchant la lumière. Il était devenu une aire de jeu idéale pour n’importe quel enfant de mon âge et mes amies l’eurent très vite remarqué, n’hésitant pas une seconde lorsque je les invitais. J’y passais quasiment tout mon temps libre, inventant chaque jour une nouvelle histoire. Il se transformait alors en navire bravant la tempête, en Boeing 747 comprenant un passager turbulent, en dragon des mers ou même encore en chapiteau de cirque. Je devenais alors capitaine d’une armée de pirates, commandant de bord aux grandes responsabilités, passager d’une fantastique aventure ou trapéziste (je me laissais souvent pendre la tête à l’envers, les jambes enroulées autour des plus grosses branches). Mon père y avait même installé une balançoire en accrochant deux cordes à une branche épaisse et en y fixant une planche en bois. J’ai oublié beaucoup de choses de mon enfance, mais ce que je peux dire avec certitude, c’est que je n’oublierais jamais l’arbre horizontal.
La chaise Je me souviens de la douce sensation d’être assise sur une chaise sans toucher terre, même du bout des orteils. Avant, arrière, avant, arrière : cette danse des pieds m’était réservée, proférant à la position assise une liberté qui à moi seule appartenait.
L’oiseau mort J’avais 11 ans. Je me baladais dans le jardin de mon enfance lorsque je découvris un oisillon tombé sous un noisetier. Je le pris doucement entre mes mains et décidais d’essayer de le soigner avant de lui rendre sa liberté. Je l’installais dans une ancienne cage remisée depuis longtemps dans le sous-sol de la maison et lui donnais chaque jour du pain trempé dans du lait. Un matin j’eus l’heureuse surprise de le trouver perché sur la balançoire de la cage en pleine forme. Après quelques jours, je décidais de le lâcher dans le jardin. Il s’envola quelques minutes puis revint se poser sur mon épaule et à chaque nouvel essai, pour lui rendre sa liberté, il revenait soit se poser sur moi, soit directement dans la cage. J’étais heureuse de voir qu’il s’était attaché à moi. Un matin, je l’ai retrouvé mort. Je n’ai jamais su pourquoi. Je l’avais appelé Chadoun, c’était un merle. J’avais déjà un chat, un cochon d’inde et des oiseaux, mais il était spécial pour moi.
L’ours qui mangeait J’avais environ 5 ou 6 ans. Je me rappelle qu’un soir pour le dîner, j’avais installé près de moi mon ours en peluche sur une chaise haute de poupée. Sur la tablette de cette chaise, j’avais dressé le couvert pour mon nounours : une assiette, une cuillère et un verre. J’avais déposé sur l’assiette quelques morceaux de nourriture et dès que je regardais ailleurs, mon père mangeait petit à petit le contenu de l’assiette. Pendant très longtemps, j’ai été persuadée que c’était l’ours qui mangeait vraiment.
La balle verte Un souvenir est souvent lié à une image, une odeur. Personnellement, si l’image est présente et matérialise le souvenir d’enfance que je vais vous décrire, les révélateurs sont d’un autre ordre. Il s’agit d’un son et d’une couleur. Le son ? Le bruit d’une balle sur le sol de la cour de la maison parentale et la couleur ? Et bien le joli vert prairie d’une petite balle en caoutchouc. Elle était belle ma balle verte, de la taille d’une grosse balle de tennis environ. Je passais de longues minutes à la faire rebondir de façon mécanique sur les pavés de la cour de ma maison et quelques fois, sacrilège, un peu de terre venait souiller le caoutchouc coloré. Alors je me précipitais vers le robinet d’eau se trouvant dans la buanderie afin de rendre l’aspect premier de mon précieux jouet. Hélas parfois, c’était un gravillon qui venait l’abîmer et là, aucune opération n’était à même de lui rendre son aspect originel. Voilà, j’avais 6 ans et ce jeu banal a pourtant ponctué quelques instants de ma jeunesse. Je ne sais pas ce que ce précieux objet est devenu mais il est resté gravé à jamais dans mon esprit.