Carnets de Moleskine

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LES CARNETS DE MOLESKINE LAURENCE GIOVANNE



Les Carnets de Moleskine



LaurenCe Giovanne

Les Carnets de Moleskine



PreMière Partie



1 Bien sûr cette époque comptait pléthore de dirigeants de bonne volonté, ne souhaitant que du bien aux peuples, damnés de la terre, nantis de l’univers… bien sûr qui oserait en douter ? Qui ? Personne… sauf elle. La quarantaine bien sonnée. Désenchantée. non, je n’ai pas dit aigrie, désenchantée et toujours à la recherche d’un rêve de passage. tout était bon pour y croire… un politicien hors gabarit, la force d’une parole donnée, un rayon de soleil… tout. et pourtant… C’était ainsi, désenchantée et misanthrope, rêveuse et humaniste. Son existence n’était que paradoxes, depuis le début. née morte, elle a vécu. aujourd’hui, elle va se donner la mort pour se sentir vivante. « Moi, saine de corps et d’esprit, j’en ai décidé ainsi en ce jour, xxx, il est l’heure pour moi d’en finir. Je vais passer de vie à vie, mourir fait partie de la vie, être mort n’existe pas, nul n’en a jamais témoigné du “non-être”. et le “non-être” n’est-il pas l’“être” ? alors voilà, de ce “non-être” j’ai décidé d’en faire une existence, enfin “être”. 9


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Je meurs pour vivre. Pour ce qui est de mon enveloppe charnelle, j’en fais don à la médecine. Qu’elle s’empare, tels les charognards nettoyant une carcasse, de ce qu’il y a encore de viable et de bon. Le cœur ?… allez. Mais il a bien souffert. Les yeux ? ils en ont assez vu. Mais, soit ! Puis, le reste, une fois délesté de tout organe sain, qu’il soit incinéré. ne m’enterrez pas, je suis claustrophobe !!! non, incinérer mes restes est ce qu’il y aura d’une part de plus économique et d’autre part de plus libre. Pas de concession, pas de caveau, pas de monument funéraire. Prendre par poignées mes cendres et les libérer au vent du désert, du Sud marocain. Je ne demande rien de plus. Pas de lieu de mémoire pétrifié et fleuri où tous les 1er novembre, à notre fête, nous les défunts, nous remonterons à la surface des souvenirs des survivants. Pas la peine de se souvenir de moi puisque je vivrai. Près de moi, une petite dune de poudre blanche règne en maître sur un morceau de papier, déchiré de mon cahier jaune. elle est là, prétentieuse, elle va m’endormir définitivement, m’absenter pour toujours d’ici-bas. Je ne veux pas que la mort soit amère, elle aura un goût de cocktail aux mille alcools. et, dans un désert du Maghreb, mes cendres se mêleront aux vents chauds et au sable de ma dernière demeure, à l’air libre. Le voyage sera entrepris par mes enfants et ma chère amie Zaïna, ils libèreront mes restes. À vous, mes deux chers enfants, Lucie et adrian, ne pleurez pas, votre mère est là, dans vos cœurs et votre art d’aimer les autres et la vie. votre art de la vénérer et de vous en délecter chaque jour auquel vous vous éveillez… voici ce dont je suis fière, ce legs. À toi, ma chère amie Zaïna que j’ai aimée comme une sœur, regarde grandir tes enfants, ils ont poussé si vite sous la chaleur de ton regard et la douceur de ta maternité. À toi qui as si peur de mourir… Je m’en vais en éclaireuse ! 10


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À vous, mon cher théo, que j’ai tant aimé de cette amitié tendre et respectueuse, je ne vous dis pas adieu, pensez toujours à moi, écrivez ! À vous Yacine et aïcha, mes amis de l’autre côté de l’océan, que votre petite Leïla vous apporte joie et bonheur ! À vous tous que j’ai croisés et aimés… aux hommes de ma vie et aux femmes aussi ! aller, hop ! Le grand saut… isaure L. » Le papier a un peu jauni… où était-il jaune déjà ? elle n’écrivait que sur des cahiers ou des carnets de Moleskine, c’était son luxe à elle. Cinq années sont passées, elle n’a jamais été aussi vivante. Hier soir encore, je la croisais au coin de la rue Lefranc, fière et pimpante dans son habit de littérature. Plus loin, place des Fauvettes, en plein soleil à la terrasse du salon de thé, le plus chic de la ville, caressée par les belles mains blanches d’une brune bouclée, elle était encore là, presque altière, s’affichant en rouge sang sur une couverture de papier cartonné blanc, de toute la hauteur de ses belles lettres à elle ! enfin, voilà. Depuis cinq ans, elle vit pleinement elle n’a de cesse de faire parler d’elle, que cela en devient impudique et pour tout dire agaçant. Mais ce n’est là qu’une mauvaise humeur de passage. il suffit de se saisir de cette lettre en appelant à la vie pour tout accepter de cet acte-là. Se donner à la mort pour que vive son écriture. Se donner la mort pour vivre. Disparaître pour exister. Plaider le « non-être » pour « être » ! « Être »… Écrire ! Je referme la boîte de bois rouge, j’y enferme le papier jaune ou jauni, je ne sais plus. Je pense à elle. Dans ce bureau au plafond bas, je lis ses carnets de Moleskine… elle raconte des histoires, 11


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certaines ont été publiées, ont connu le succès littéraire que l’on sait, deux prix, deux années de suite. il y a cinq ans un vendredi, vers onze heures. Ce vendredi, la rédaction de mon journal est en ébullition, la rumeur court de bureau en bureau. isaure L. est morte. « Quoi ? Qui ? – isaure L., je te dis… – Putain… eh ! Les collègues, isaure L. est décédée ! – non ? Si jeune et en plein succès, bon… bah, va falloir se mettre aux hommages… – oui, et vite ! » Jacques Simonetti vient de faire son entrée dans la salle de rédaction. C’est le patron, un fervent lecteur d’isaure. il l’avait interviewée. Par téléphone. Jamais isaure n’a montré son visage, n’a fait un quelconque bruit sur sa vie intime, il n’y avait que la littérature. Même quand elle répondait aux journalistes, rien. Les livres, c’est tout. La seule intimité à laquelle nous avions accès, c’est son numéro de portable. Maintenant qu’elle est partie, nous avions été destinataires de cette lettre posthume.


2 « Mercredi… une idée me vient, raconter sous forme d’un roman (le mot “roman” est barré d’un trait noir, on voit au dessin, que ce fut vif ) d’une nouvelle, une rencontre banale, mais improbable entre un clodo et une bobo. une nouvelle ou une pièce de théâtre… Poser l’intrigue, dépeindre les personnages… Églantine et José un parc dans une ville Deux bancs publics Deux personnages assis chacun sur un banc À droite Églantine à gauche José Églantine a 35 ans, les cheveux mi-longs, coloration au henné, elle porte un jean foncé et une liquette multicolore. elle lit un roman anglais. José a 52 ans, les cheveux hirsutes, une barbe mal taillée, ses habits n’ont plus de couleurs, il sirote de façon mécanique quelques lampées d’un vin acre. idée d’une lutte des classes rocambolesque. » 13


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rien de plus au sujet de cette éventuelle nouvelle sur fond de confrontation de classes. Pas d’indices quant au caractère rocambolesque de cette peinture sociologique. Cela tient en une demipage. Puis deux pages vierges suivent avant de retrouver trace de notes éparses puis de phrases de plus en plus construites. « Dimanche pluvieux, retour aux sources. Deux notions fondamentales : l’habitus, l’hexis. Bourdieu. L’État, interroger la structure plutôt que la fonction. intégration logique, intégration morale chez Durkheim, cf. Les Formes élémentaires de la vie religieuse. » un trait de crayon noir coupe la page en deux. « Drôle ou remarquable rêve, cette nuit… C’était du côté de chez Swann, Jeremy irons faisant l’amour à une femme, sous une tente, sur une plage sombre aux pieds de falaises gigantesques. Durant l’acte, il annonce à sa partenaire son suicide immédiat après le coït. et moi, spectatrice de ce désespoir. » « Lundi, Promenade matinale, sur la plage, this morning, un relent d’adolescence, d’enfance. J’ai compris… je n’aurai jamais rien en héritage de cette famille, je dois juste veiller à l’héritage des autres. Pas un merci. » Ce carnet de Moleskine propose des pensées, des coups de gueule, des réflexions philosophiques, sociologiques, rien ne me met sur la piste des ouvrages à venir, il me faut saisir ce qui se joue dans ces tentatives littéraires inclassables, des pensées, des embryons de romans, d’essais, de nouvelles… Je repousse la caisse de bois rouge où sont amoncelés une trentaine de carnets. Éreinté, il me faut sortir, respirer. oublier cette obsédante enquête, qui était cette « écrivain » ? Écrire la biographie d’une morte vivante post mortem, même en quinze pages comme dossier thématique de notre revue mensuelle, voilà bien une tâche impossible comme j’en connais depuis 14


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quinze ans que j’écris sur les gribouilleurs merveilleux de la littérature française. Sauf que là c’est pire qu’impossible, c’est… inimaginable. Bon Dieu, Jacques… enfin, c’est bien payé. J’allume ma Winston à la fenêtre de mon bureau de fortune. Dans les volutes de ma blonde, je cherche le moyen de me départir au plus vite de cette tâche ingrate et sans intérêt que ce crétin de Jacques m’a encore dégotée. Pauvre vieux, que ne ferait-il pas pour me garder à la rédaction… Disons que la presse écrite sur papier, en général, ce n’est pas ce qui se porte le mieux dans l’édition, alors que dire d’un magazine littéraire ? C’est décidé, je sors, on verra demain. La rue, les passants aux visages absents, le mouvement, le bruit, tout est vie, malgré les solitudes ambulantes ! Saoulé par tant de dynamisme, de mouvements frénétiques soudains alors que je m’extirpe d’une torpeur de plusieurs heures, enferme là-haut, c’est trop violent. Direction place des Fauvettes, l’esplanade largement étendue de la rue Descartes au boulevard Blaise Pascal tolère la foule des pas pressés et impatients !!! on peut se croiser sans se frôler, on peut ne pas se voir, on peut être abstraction… juste le temps de reprendre contact enfin avec l’alter ! Je cherche une place en terrasse au bar-brasserie Le cardinal. C’est le « must » ici, dans cette petite ville de province, Le cardinal, plutôt bien vu d’y être vu. Le café est à deux euros cinquante, certes, mais s’il y a un endroit où il faut paraître c’est bien ici, parmi la foule des artistes en vue, des écrivains confirmés… enfin, quelques gloires locales, pas de quoi affoler les foules non plus, mais mieux vaut en être de cette clientèle, peu importe d’ailleurs d’être en odeur de sainteté ou non… juste être remarqué. Mais cela ne se fait pas aussi naturellement d’y être repéré, il s’agit avant tout d’y être reconnu et pour tout dire légitime. une sorte de rite de passage consiste à vous aborder et à vous 15


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faire parler des productions culturelles du tout-Paris et de quelques villes provinciales. Être informé… soit. Mais il s’agit d’avoir du goût. il s’agit de savoir détester savamment, d’adorer avec mesure et faire montre de convictions culturelles conventionnelles. vous ne pouvez pas, ici, émettre le moindre avis contraire, tentez la controverse et c’est votre mise à mort publique, vous pourrez toujours tenter, ensuite, de revenir, rien en vous ne vous permettra de vous asseoir à la terrasse, alors que personne ne vous en empêchera, visiblement, mais vous serez marqué du sceau de l’illégitimité. alors que oui… personne ne vous désignera du doigt, ou ne chuchotera à votre passage ou n’accusera un silence de plomb lors de votre apparition, vous vous serez condamné seul, au banc de la « bien-pensance » !!! Je me souviens, il y a quelques mois ce type qui a osé prendre fait et cause pour Le Crépuscule d’une idole, comment pouvait-on apporter une quelconque reconnaissance à ce onfray ? il s’agissait surtout de dire que ce type était puant alors que nombre de ses détracteurs prêts à allumer des autodafés n’avaient même pas lu une ligne de sa thèse, que forcément il ne fallait saisir que de l’insulte faite au grand Freud. en tout cas, à cette époque, il ne fallait pas être du côté de ce philosophe en mal de succès selon ce que j’entendais autour de ce pauvre garçon qui se disait admiratif du philosophe hérétique. Peut-être que demain, dans un siècle ? C’est cela qui est extraordinaire, il y a des saisons culturelles, oui pour tel mouvement. « Comment tel mouvement ? Mais vous n’y êtes pas mon ami, enfin… il y a six mois, je ne dis pas, oui… mais maintenant, enfin ! » Je le regardais se débattre parmi les piailleries hystériques, jusqu’à ce que les arguments viennent à lui faire défaut. À bout de mots, à bout de démonstrations, à bout de lectures d’extraits… il finit par se construire un mur de silence autour de lui. Je ne l’ai jamais recroisé par ici. 16


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en ce moment c’est elle, la coqueluche culturelle, il faut l’avoir lue, il faut savoir admirer ses choix et sa liberté… Pourquoi ? Qui était-elle ? voilà que ça me reprend. elle hante mon esprit sans que je ne veuille la convoquer ici, dans mon esprit. elle me pirate. elle squatte. elle m’en impose. isaure L. « Bonjour M. Jonas, comme d’habitude ? – Comme d’habitude et bien serré ! » Gérald court de table en table et emmagasine dans sa tête d’oiseau je ne sais combien de commandes. J’ai toujours admiré ce don de mémoriser instantanément, pour oublier aussi vite, une fois la commande déposée au bar. À quoi rêvent ces hommes la nuit ? Diabolo, bière, pastis, jus d’orange, chocolat viennois, café… La place est vite désertée, dix-huit heures, les bureaux sont vides. Seules les terrasses sont peuplées. Étudiants, fonctionnaires, professeurs… la ville s’offre un temps de pause autour d’un pot avant de reprendre le rythme quotidien, direction la soirée. Jt, fiesta entre copains, copies à corriger, cours à terminer, les feuilletons de la semaine, arte…? Gérald me dépose mon expresso. J’allume une cigarette. J’observe. Le regard dans le vide. À côté de moi, une jeune femme lit. Curieux, je me penche en avant. Je lis un titre inscrit en rouge sur une couverture cartonnée de couleur crème, je me souviens d’un homme, d’un père et d’un verre… encore elle… Ce roman, le sixième, racontait la rencontre d’une femme avec un ex-taulard, devenu héroïnomane après trois mois d’incarcération. et la quatrième de couverture… « Je me souviens de toi Jean-Luc… de ton regard éteint, rivé au sol. Je me souviens de ton allure désinvolte, la porte du vestibule s’ouvrant sur des cages à rats. réminiscence de ta fragilité 17


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héritée de tes trois mois de prison. Je me souviens de ta peur des autres, de ton attachement à la méthadone. Je me souviens du moelleux du fauteuil de cuir bleu, nous étions hébergés par ta mère à cette époque. Je t’écoutais parler de ton “envie de rien”… Je me souviens… tous ces silences qui ne nous embarrassaient pas. tous ces mots de secours que tu cherchais, lorsque de la méthadone au subutex, tu t’es agrippé au vin rosé. Je me souviens de ces quatre années auprès de toi… Je me souviens du couple que vous formiez avec la mère de ton enfant, endettée plus que de raison, tu la laissais mener la danse ménagère. Je me souviens que tu l’avais aimée. Je me souviens de rendez-vous manqués et de m’être inquiétée de ne plus te voir. où étais-tu? au fond de quelle tanière avais-tu caché ta peur de la vie? Dans quelle angoisse t’étais-tu réfugié ? Le souvenir d’une rencontre singulière avec toi demeure néanmoins le plus émouvant… Bientôt quatre ans que je vivais auprès de toi, te ramener à la vie, toi qui étais engoncé dans ton histoire sans fin… perpétuelle recherche éthylique, car rien d’enivrant ne chaloupait ton existence ! et, surtout pas moi… Je me souviens de cet après-midi d’hiver, un an après t’avoir quitté, non pas pour un autre ou pour une histoire moins tourmentée, toutes les histoires sont tourmentées. Je t’ai rendu visite dans cette chambre meublée, partagée avec un gros rottweiler femelle. La table ronde, envahie de tabac, de feuilles à cigarettes, était couronnée en son milieu, d’une grosse bouteille plastique… ce vin rosé, ta béquille. Je les ai haïes ces bouteilles telles des maîtresses plus attirantes que moi. Je me souviens de parler seule… ta tête enfoncée entre tes deux larges épaules, tu regardais la télévision, le visage ruisselant de gouttelettes de sueur. absurde monologue que le mien, Sisyphe hébété… ». 18


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tel Georges Pérec, le texte était scandé de la litanie du « je me souviens », mais les souvenirs évoqués, tenaient de l’intimité d’une femme amoureuse d’un homme, imbibé d’un chagrin ineffable. Déjà sept ans de parution pour ce roman. C’était la première fois qu’elle écrivait sur la relation amoureuse. À l’époque la presse, très énamourée de l’« écrivain » disparue, s’était interrogée sur la part biographique de cet amour toxique où finalement l’héroïne l’emportait ! Comme si la femme du bouquin pouvait se substituer à cette drogue. Comme si l’amour pouvait tout. Celui-ci aussi était très noir, sur les dix ouvrages réédités post-mortem, pas un pour rappeler que la vie est parfois une joie ! La jeune femme est investie dans la lecture. elle ne lâche pas le texte des yeux. Cela doit bien faire une demi-heure que son crème lui a été déposé par Gérald, rien n’y fait elle devra le boire froid ou y renoncer. elle n’est plus là, elle a rejoint Jean-Luc et anna. Je pose trois euros sur la table de faux marbre blanc, je n’ai pas de monnaie et plus le temps pour attendre. trois euros mon café ce soir… Séverine, voilà cinq jours que je lui ai promis de dîner avec elle alors si je dois en plus, être en retard, je risque d’entendre ces éternels reproches qui m’agacent… « Le travail, toujours le travail ! et moi, dans tout ça ? »



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« non, tu ne peux pas dire ça, Jürgen. Cette femme a existé. Comment peux-tu expliquer cette production littéraire ? Comment peux-tu renoncer à la force des mots qu’elle a laissés ? – Je ne dis pas ça, Jacques. C’est juste que je me demande ce que va apporter de plus une biographie sur cette étrange bonne femme qui a écrit et meurt… J’ai beau chercher mon vieux. elle a laissé une lettre, oui. Mais rien ne dit qui elle est. C’est quoi son nom ? Son état civil ? tu le sais toi ? – non, non… je sais. Mais il y a les carnets ! – oui les carnets, parlons-en ! enfin… je vais en poursuivre la consultation, peut-être pourra-t-on enfin dire qui elle était ? et puis, merde… Parce qu’elle est de nouveau à la mode, en ce moment. Si ça tombe dans six mois… hop, envolée, finie la belle percée ! – t’es con, Jürgen. et merde, t’es payé. alors bosse ! » Je remonte d’un pas lourd dans mon semblant de bureau et m’affale découragé dans le vieux fauteuil de skaï marron clair. J’adore ce vieux club informe. Je tire la boîte de bois rouge vers moi. La trentaine de carnets semble me narguer, une présence pesante de l’écriture d’une morte. 21


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Je chausse mes lunettes, dépose mes pieds sur la table d’osier, récupérée chez le père ricardo. un vieil anar de soixante-huit, qui n’a jamais bien compris ce à quoi avait servi cette révolution ouvrière et estudiantine… vu l’état des inégalités sociales et économiques d’aujourd’hui. Sachant que ces mêmes soixante-huitards issus des rangs étudiants dirigeaient maintenant à la place de ceux qu’ils ont chassés du pouvoir quelque quarante années plus tôt! Je plonge ma main dans la boîte et en sors un carnet noir. Je l’ouvre. Je ne suis aucune chronologie… D’ailleurs, certaines notes étant datées précisément et d’autres non. Depuis une heure je suis plongé dans la lecture de ce carnet pris au hasard parmi les trente carnets de Moleskine, de tous les formats possibles dans cette édition. une heure que mes yeux parcourent une écriture parfois soignée, parfois nerveuse et désordonnée. une heure que je tortille ma moustache en me laissant emporter par quelques réflexions, loin d’être inintéressantes… « anarchiste, je ne sais pas si je l’ai toujours été ou si je le suis devenue. Mais, le souvenir très précis d’amitiés fraternelles marque ce moment d’entrée en politique. Je ne sais pourquoi j’ai toujours été révoltée… quelque chose en soi. ou alors sont-ce mes lectures ? Camus, Sartre, nietzsche. Ce Zarathoustra qui m’a accompagnée, ce docteur tardieu, ce roquentin. Que faire de tout cela ? Jeudi 23 mai J’ai réfléchi… ces notes prises il y a une semaine, je vais romancer cette partie-là de ma vie. Mais il faudrait que la fille, personnage au centre de l’histoire, ne soit pas moi… Comment faire ?

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Samedi 25 toute la difficulté est là. Écrire une histoire dans laquelle nous ne serions pas présents, nous, les écrivains. oui, mais alors pourquoi écrire ? et précisément pourquoi telle histoire plutôt que telle autre ? il n’y a pas de neutralité possible. il s’agirait alors d’amoindrir autant que possible sa propre prise de parole… Écouter les mots dans la rue, les noter. observer des allures, dépeindre des visages, des corps… reste la question de la trame. Quelle histoire raconter ? » ici, rien d’autre à connaître de sa personnalité. on la sait anarchiste jeune, liant avec des amitiés fraternelles. Qui de nous n’a pas vécu ces moments intenses entre enfance et âge adulte ? ne pas ressembler à cette société de vieux égoïstes dont il faut qu’on hérite des miettes, qu’ils ont laissées aux jeunes. J’avais 17 ans, cheveux longs et barbe clairsemée et hirsute, j’abhorrais la petite main jaune sur mon blouson de jean dont la couleur n’apparaissait que quelques fois aux détours des graffitis au marqueur dont je l’avais décoré. on collait, avec les copains, la nuit, des autocollants noirs sur toutes les vitrines du centreville. non, à la conso !!! nous nous prenions pour des héros, calqués sur les héros que nous admirions, ceux de la révolution cubaine. Mais soixante-huit dont nous tentions de mimer les sursauts n’avait effectivement rien donné du côté des égalités sociales et n’avait rien prévenu de la rigueur à venir. Mais nous, nous tentions de lui redonner vie, sans violence, mais avec cette jubilation infantile de jouer avec les flics, une sorte de cache-cache sans grande envergure, mais des exploits à raconter aux filles. Ma mère devenait folle quand il fallait me récupérer au poste de police à une heure du matin. Je reprends la lecture du carnet.

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« Juin, Petit carnet de Moleskine. il faut ce qu’il faut pour noter le trait des pensées. Sous le soleil pâle, quelque part au nord de la France, le crayon de bois, fidèle compagnon des errances oniriques et intellectuelles, court sur la douceur du papier. tête vide. Crayon à la main. Pensées et mots ciselés, les mains dans les poches… “voilà, c’est ça l’écriture, être perpétuellement sur le qui-vive”, se dit-elle, la page stérile. rien n’y germe. Jeudi, Générosité de l’homme politique. La semaine dernière, un décret est paru au journal officiel. La télévision et internet pour tous ! un acte démocratique, ils disent les journalistes, repris en chœur par les concitoyens. “enfin, vingt-cinq chaînes gratos !!!” il dit, l’homme à la casquette rouge, hébété de bonheur. Monsieur “tout le monde”, soumis au micro-trottoir. révolutionnaire ce Président de la chose publique !!! elle regarde désenchantée, le Jt de 20 heures, sur une chaîne publique (payée par ses propres impôts). À pleurer, le vomi de conneries débitées en trente minutes chrono. À pleurer… elle veut encore croire que ces journalistes ne sont pas complices de la manipulation psychique des masses via un véritable désert cognitif ! elle n’ose pas croire qu’ils ont oublié albert Londres. elle y croit dans le désenchantement, intimement convaincue du contraire. Époque de “l’égo”, on a perdu “l’alter”. tout comme si le destin de l’humanité était l’humain lui-même pour lui-même contre sa propre race… l’humanité. Définitivement “rousseauiste”, elle ne sait plus quoi croire aujourd’hui. où est cet homme bon de nature ? Cet homme que seule la société a perverti ? L’homme entre directement en perversion, venu au monde. tout pour lui, rien pour les autres. au point d’en atteindre à la 24


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dignité de ce qui le fit “homme”, cette capacité d’être intelligent et cultivé. ah cette violence légitime et symbolique. elle a trop lu Pierre Bourdieu. il a participé à ce qu’elle se désenchante définitivement. trop lucide. vendredi, C’est pénible d’être à l’avance persuadée que l’on va tout rater. un pressentiment qui ne la quitte plus. Comme si “écrire” était facile… et écrire quoi, d’abord ? C’est comme la déqualification des diplômes, c’est toujours quand c’est son tour que ça n’a plus de valeur, économique et légitime sur le marché de l’emploi. » 17 heures 20, je n’ai pas vu le temps passer. J’ai feuilleté et décortiqué le carnet noir, pris quelques notes sur ce qui me semblait significatif d’un quelconque détail biographique. entre le « je » et le « elle », difficile de déterminer la part du vécu subjectif. À quel moment est-elle absente du récit ? L’est-elle vraiment, elle qui se qualifie d’écrivain à travers un « nous » que je reçois, pompeux !



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