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Disparition sous X Thelma Chris





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ISBN : 978-2-36673-078-4 © Thelma Chris, Disparition sous X, 2014. Photo de couverture par Daniel Boyker.


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Disparition sous X Il était 6 h du mat’, le boulot m’attendait et mon mal de ventre résonnait déjà dans mes tempes. Pas douée pour l’enfer. Une imbécile de plus, à l’aube, devant son café trop chaud. Se préparer chaque matin devenait un calvaire. Se mettre en route pour quoi ? Délivrer les précieuses minutes de ma vie au service des autres comme 95 % des gars qui vivent sur la planète, forcés de se prostituer pour bouffer. Un boulot alimentaire avilissant, contraignant mon esprit jusqu’à l’aliénation. Au fil des jours, j’avais perdu la raison de la perpétuelle servitude. Au fil des semaines, mon plan de sauvetage s’était imposé et tout était orchestré soigneusement. Aujourd’hui, tout se concrétisait. Il fallait organiser ma disparition pour de vrai. Je la rêvais depuis des mois, dans le secret de l’obscurité de la nuit à voir tous les décors se travestir sous mes paupières humides loin des sentiments arides. Tard dans la nuit, je finissais par vomir les bruits familiers ambiants sur l’oreiller de mon inertie.

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S’inventer des voyages et des visages dans le reflet des fenêtres du métro, observer ces gens que je ne verrai plus, esquiver les promesses de lendemain aux amis et à la famille. Les aimer, mais les fuir pour ne pas mourir. Tant de routes manquées. Tous ces regards croisés me renvoyaient le goût d’une aigreur suintante, agrémentée d’une lâcheté bien ancrée. J’avais perdu mon destin au détour d’une vie imposée finissant par infecter chacun de mes neurones. Des pelles d’habitudes qui s’évertuaient en ce moment même à creuser ma tombe pour crever d’ennui où que je sois. Le café brûlant me fit perdre quelques papilles au moment où ma concentration n’était déjà plus de ce monde. Mon esprit partait en vrille, se préparait au suicide, l’excitation hystérique en plus. Ce serait bientôt le dernier petit déjeuner à la con. Tout ce silence étouffant fait résonner le flux des trains qui passent sous mes fenêtres et me pousse à oublier qui je suis en partant, mon sac dans une main et les clefs de l’enfer dans l’autre. Sur le quai, ces automates défilent, mus par la même dérive, marchent sans savoir que le piège s’est depuis longtemps refermé sur eux. Dans ma bulle, je m’évapore à leur contact pour oublier que je gravite à un rythme identique qui ramollit ma voûte plantaire, crevasse mes yeux et affaiblit mon corps sur commande… Ce matin, je prends la mesure de notre inconsistance, une fois de


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plus, et ça me brûle la poitrine jusqu’à étouffer. Il suffirait pourtant de s’étendre sur les rails et combler le retard du train en chantonnant… Sommes-nous conçus pour nous catégoriser, nous cataloguer, rentrer dans un moule inadapté et penser que c’est juste une question de tirage au sort ? Merde… je ne veux plus pleurer sur le mien. Je veux m’enfuir, savoir que tout ça, ce n’est pas moi et oublier les traces que ces vies laisseront dans mon âme malgré tout, après… J’entre dans le train. Un connard me bouscule, ne s’excuse pas, comme à l’accoutumée. Je m’assois en face d’une femme aux cheveux délavés à force de trajets trop ternes. La vie a déteint sur son teint gris et son regard vidé passe à travers moi. Je me confine contre la paroi froide du métal, la tête contre la fenêtre, les yeux dans les cieux parce que j’ai peur que ça s’attrape. Je repasse en revue mon modus operandi, comme un criminel qui fantasme les faits avant son passage à l’acte… oublier d’où je viens, savoir où je vais, ajuster le timing, faire l’inventaire des armes nécessaires à l’accomplissement du forfait, et me repaître de ce qu’il faudra endurer pour atteindre la jouissance. Je suis la « serial killeuse » de ma vie. Je « déconscientise » la victime, la réduis au rang d’objet, tel que créé par ce monde dont elle est issue, j’occulte son visage et m’acharne sur ce corps complice de déraison pour lui extraire son cœur et la sauver.

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Après, tout est doux, tout est clair, le sang répandu en seau s’échappe par tous les interstices de la fuite en avant, exactement là où je vais. Je descends du train et freine pour ne pas suivre les pas cadencés des moutons sur les quais. Leurs pas résonnent dans ma tête comme un mépris à la vie. J’ai la nausée. Je stoppe net et ils s’ingénient juste à me contourner. Pourquoi personne d’autre ne semble-t-il souffrir du même mal que moi ? Y a-t-il eu un court circuit dans mon système de navigation ? Ai-je échappé à l’arantèle par un beau jour de printemps ? Suis-je parvenue à me décoller du fil sur lequel on nous étrenne dès la naissance ? Mais tout ça n’a plus d’importance. Je ne connais rien de ce qui m’attend, mais c’est si bon de dériver hors des sentiers balisés où la cohue machinale s’agglutine. Je me cache derrière mon bureau, une pile de dossiers insipides sur les épaules, à écouter ces plaintifs hurler dans les téléphones. Plus le temps passe, et plus ceux qui vous crient dans les oreilles ont l’air parasité par tout ce que je déteste : la robotisation des émotions, la raréfaction des moyens d’expression et les revendications sans ampleur, sans saveur, ni couleur. Les collègues, quant à eux, vont et viennent, subissent leur vie tout autant que les problèmes qui la composent. Ils survivent aux incohérences des gestes ambiants quand ils ne portent pas le poids de la culpabilité d’objectifs non atteints, parce qu’ils


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se sont autorisés à rêver durant quelques minutes de leur vaine journée. Je leur souris, parce que je ne peux pas leur dire qui je suis en train de devenir. Je joue les joyeuses délurées pour leur faire oublier qu’ils ne m’auront jamais vraiment connue. Si je m’étais révélée à eux, ils m’auraient tuée socialement, compartimentée dans les névrosées déprimantes, offusquées de leur balancer la réalité en pleine figure comme un étendard vaporeux et intouchable. Alors je pianote sur le pc, réponds au téléphone, visualise mes objectifs, et répète inlassablement les consignes d’hier qui seront encore d’actualité dans dix ans. Nous ne sommes que des numéros sur le plancher de l’échiquier et qu’importe sa couleur d’ailleurs, il convient surtout de ne pas gigoter. Ad vitam, coincée dans un périmètre composé d’ascenseurs et d’armoires où l’air-co ronronne comme le métronome d’un glas. Et la journée se passe pendant que je me glace un peu plus à chaque mouvement des pales du ventilateur. Comment peut on vivre avec que ça pour horizon ? J’envoie un mail illico au service du personnel pour faire une demande d’avance sur salaire équivalent à cinq mois de travail. Cinq mois de plus qui m’auraient envoyée à coup sûr à la mort… Je crois que c’est le prix qu’ils paieront pour ma résurrection, mon sauvetage. Sorte d’assurance sur la vie… en cas de vie… et non de mort comme c’est toujours le cas ! Je reçois une réponse assez rapidement et elle

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est positive bien évidemment. Un prêt est une sûreté de plus à l’enchaînement, sauf que cette fois-ci l’argent permettra de briser mes chaînes. Je jubile à l’instant où je signe l’autorisation de versement sur mon compte et je reprends le train, le cœur un peu plus léger. Je dessine dans mon wagon perpétuel des esquisses de parcours à travers le monde pour arriver là où j’ai choisi de finir ma non-vie. Plus il est tortueux, parsemé d’escales, plus l’aboutissement vaudra la peine d’être vécu en toute impunité. Je sors du train, ralentis mon pas, cadence rebelle pour ne pas être pressée de m’insérer dans la serrure de ma tanière comme tous ces agneaux prêts à se river sur les chaînes de télé, une fois la porte franchie. Le soir, c’est la consécration de la formule « métro-boulot-dodo »… elle prend toute son essence dans les regards fourbus, les bâillements chroniques, et les mines faussement réjouies de pouvoir s’échouer enfin dans les divans. Des loosers arrimés sous les lumières crachées par les télés qui éblouissent nos consciences oubliées à base de slogans mielleux faisant croire au bonheur. Et ils y croient. Pendant ce temps, derrière mon écran, je mets en place les filets du piège que je tends à cette salope de routine. Je m’acharne sur Google Maps, sur Wikipédia pour trouver l’issue, ma destination finale pendant que les plats mijotent dans les casseroles, que les enfants parlent devoirs et copains, tandis


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que l’homme de la maison bien campé sur ses pieds s’affaire derrière les fourneaux. D’un coup, je ne suis plus là. Tous les sons me parviennent en sourdine et je m’envole, si loin que j’en ai le vertige. J’erre dans le ciel de mon écran à m’imaginer toutes ces choses dont j’ai rêvé mille fois. Je n’ai jamais eu de remords, mais déjà une tonne de regrets ancrés dans le passé. L’avenir ne sera que remords, je m’y engage. Sans peur et sans honte, ce soir-là fut celui où il devint impossible de revenir en arrière, où je préméditai mon geste et mis en œuvre le crime. Plusieurs jours ont été nécessaires à définir la durée de mon voyage et les pays que j’allais traverser. Lorsqu’on se suicide socialement, il est primordial de faire disparaître toutes ses empreintes. On utilise son passeport à partir d’un pays qui ne connaît pas l’espace Schengen, et l’on s’assure qu’Interpol ne pourra s’activer à farfouiller dans vos vies d’échappés. Il faut rouler jusqu’aux confins des frontières oubliées, là où votre identité ne devient plus un péril à la survie. J’ai pris un jour de congé pour me rendre dans une agence de voyages à l’autre bout de la ville. La mégapole est jolie ce matin, elle brille d’un nouveau feu doré qui me remplit les yeux. Je suis heureuse. Je sens que je touche au but. Durant le trajet, pourtant, les miens me traversent de part en part, ils tournoient derrière mes paupières chauffées par le soleil de ce beau matin.

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Je sais qu’ils souffriront de mon départ. Contrairement à la plupart des disparus, ils auront une explication à mon geste. J’ai rédigé une lettre pour chacun d’entre eux… à tous ceux qui m’ont permis de ne pas m’entailler les veines avant d’avoir passé la quarantaine. Ça ne fait pas lourd. En y repensant, j’ai vite fait le tour des âmes qui comptent pour moi quand tout s’écroule et même quand tout va bien d’ailleurs. Entre ceux qui m’oublient quand ils vont bien, qui me tournent le dos dès qu’ils ont trouvé une autre histoire à se raconter, ceux qui ne supportent pas la franchise et qui ne me saluent plus que dans les ascenseurs. Eh oui, quand on fait le compte… Nos vies se résument à une peau de chagrin. Il y a aussi ceux qui sont partis, emportés par la mort, sans qui finalement je n’aurais peut-être pas fait tout ce que je me prépare à faire. Partis trop vite, et nous vivants trop longtemps à rester les bras ballants. Un non-sens devenu mon mobile. J’espère qu’ils se diront que j’aurai une jolie vie sous d’autres cieux et qu’ils pardonneront mon abandon. Je ne les laisse pas, c’est moi que j’abandonne. Cette suffocation, ce calvaire que je traîne dans mes bottes dès que le jour se lève. Qui voudrait réitérer cette expérience chaque jour ? J’ai ôté le collier, rangé les œillères, les larmes et les doutes. N’avoir plus que le soleil, la plage, l’insouciance, et aucune attache pour seul horizon.


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Plus de ride à contempler dans le miroir à la première souffrance infligée par les miens, ni se soucier à m’en rendre malade des actes de ces autres vies qui vous prennent en otage. Chacun est maître de sa vie, et finalement je n’appartiens qu’à moi. Depuis que je suis née, je vis dans la culpabilité d’être face à moi, d’imposer celle que je suis, ma marque de fabrique qu’on s’est attaché à s’approprier pour n’en faire finalement qu’une pâle malfaçon au fil des années. Un esprit tari de ce que j’aurais pu être, à me trahir à chaque parole, à la moindre pensée, et n’exister que par apparence. Sortir de soi pour n’avoir comme demeure que l’exil, devenir anonyme et recouvrer la vérité, la mienne. Après de longues minutes interminables, la voyagiste me remet enfin mon billet d’avion au départ de Moscou via la compagnie russe Аэрофлот (Aeroflot). Mon avion décollera dans 10 jours, le temps pour moi de tout clôturer ici et de parvenir dans la capitale russe en passant par une succession de villes défilant devant mes yeux, la tête alanguie contre l’appuie-tête d’un siège de car. Mon secret en poche, je m’enfonce dans un dédale de petites rues, m’imprégner de chaque odeur, de chaque vision, rire aux passants, à tout ce décor que je ne verrai bientôt plus jamais. Je réalise enfin que je ne suis plus un somnambule sur le fil de sa vie. J’ai la tête qui tourne, les yeux nourris d’une ripaille de

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souvenirs propre à cette cité. C’est ici que j’ai choisi de quitter le destin. À la terrasse d’un café, je fais mes comptes. Le billet d’avion au départ de Moscou ne m’a coûté que 763 euros. Le voyage durera à peine 9 h 20 avant d’atterrir à l’aéroport de Tokyo Narita. Je pense y demeurer une ou deux nuits avant de poursuivre mon périple. J’ai toujours souhaité me rendre en Asie sans que jamais personne n’ait émis l’envie de m’y accompagner. Je n’avais jamais osé franchir le pas jusqu’alors. Comme une gamine de dix ans qui vient d’accomplir une belle bêtise, je n’ai aucune envie de me soucier des conséquences que je vais provoquer. Je farfouille sur le net pour trouver un billet pour rallier Budapest. En définitive, il est nettement plus aisé de se trouver un vol au départ de n’importe où, qu’une compagnie de cars, mais je finis néanmoins par en trouver une. Mon billet réservé, je repasse en revue tous les trajets, trace toutes les routes qui me mèneront à moi. Tant de contrées à traverser, tant de jours à écouler pour parvenir jusqu’à soi, enfin. Je pense que la préparation d’un suicide est proche de celle que met en place celui qui souhaite disparaître. Il faut savoir rester aphone, se mentir un maximum pour ne laisser aucun indice transparaître, se repaître de la vision de ceux qu’on aime sans qu’ils aperçoivent nos regards insistants et humides. C’est comme vivre un sursis, le souffle


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suspendu, l’incapacité à bouger de peur de faire un pas de trop, d’attendre la rédemption pour ne pas se noyer dans les incertitudes. Se confiner en feignant une déprime passagère, car après, rien ne sera plus jamais provisoire. Les voir vivre là où je ne peux plus… et me dire qu’ils ne seront jamais ma solution, même si je les aime profondément. Il reste à présent six jours avant mon départ. J’en profite pour organiser des repas, des verres d’adieu avec mes amis en omettant de le leur dire et leur faire croire que je serai présente à la prochaine fiesta, quoi qu’il arrive, comme avant. Ce temps en leur compagnie ne ressemble plus qu’à des confettis. Dès qu’ils tombent à terre, il ne reste alors que souvenirs. Des amitiés, des amours se croisent sur l’autel de mon départ sans que rien ne présage de ce qui va s’accomplir pour l’éternité. Je sors jusqu’à la lie, comme si j’étais certaine que mon voyage sera source de recueillement et de calme plus tard. La folle délurée sur les starting-blocks gigote à n’en plus finir, sautille dans tous les sens la concentration à son paroxysme quand le « pan » détonne. On fait alors sa guerre et tant pis pour les dommages collatéraux. Personne ne se retourne, et adieu les détours. On vit le privilège des lignes accrochées sur le bord du couloir… et on le suit avide, à vie. Impossible de regarder en arrière. C’est ma chance.

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En attendant, je reprends mon train-train linéaire et sans espoir, encaisse le ronron quotidien qui ne se doute même pas de ce que je vais lui asséner : un grand coup dans la fourmilière, ne touchant a priori que ceux qui partageaient ma geôle. Sauront-ils trouver la faille, celle qui lézarde tous les murs, même les plus épais, et fuir ainsi tous les oublis de la vie pour remplacer aujourd’hui par demain ? Le choix leur appartiendra aussi désormais. Aujourd’hui, je vide tous mes comptes. Ça pèse pas lourd. Je laisse plus de passif qu’autre chose. Ils furent à l’image de ce que j’étais. Y a pas grandchose à dépenser en tout état de cause. Tous mes deniers réunis dans une enveloppe rose à la couleur de l’avenir qu’ils vont me permettre de peindre. Je range mes lettres dans un tiroir avant de faire semblant de partir pour le boulot, avant l’éclipse totale. Je reviens vers onze heures : les enfants sont sur les bancs de l’école et moi déjà à celui de la société. L’homme en rendez-vous, les amis sur le front, tandis que les chats contre mes mollets savent déjà que je ne suis plus là. Je fais ma valise. Toute ma vie se réduit à des sous-vêtements, chaussettes, et quelques vêtements. Seuls mes bikinis semblent en surnombre dans cette configuration alléchante. Je caresse pour la dernière fois mes chats et les nourris comme si je partais en long week-end, histoire de tenter de les duper eux


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aussi. J’étale les lettres sur la table… Une enveloppe à chaque nom… et pars comme une voleuse, sans omettre de déposer les clefs de l’enfer dans la boîte aux lettres. Plus jamais je n’aurai besoin de boîte aux lettres… Comme il est difficile de quitter ceux que l’on aime sans avoir de reproches assez flagrants que pour les quitter pour toujours. Je pleure jusqu’à la gare où je m’engouffre dans mon bus. Destination Budapest. Le livre est refermé. Une histoire de terminée. Les kilomètres avalés m’emmènent sur des routes que je ne connais pas, vers des horizons sans barreaux. Le soleil m’accompagne sur le chemin. Les paysages se succèdent et les arrêts m‘arrachent à ma rêverie. J’ai une faim de loup lorsqu’on arrive en Autriche. Je m’empiffre et éclate de rire au nez de mon voisin en lui disant qu’il voyage avec une paria de la draille. Il me sourit sans plus, plutôt gêné de faire ce voyage avec une espèce d’allumée. S’il savait, s’ils savaient tous. Ma chrysalide commence à se fendre. J’oublie peu à peu celle que j’étais. D’heure en heure, je m’éloigne un peu plus du cocon pour trouver mes ailes dans quelques paires de jours… Je peaufine la métamorphose en éparpillant sur la route un à un les cailloux de la honte, du mépris et de l’esclavagisme. Le parcours s’échelonne en moments joyeux et d’autres si tristes que je me sens à deux doigts de me

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couper les veines. Je pense à mes amours perdues, à les avoir laissées sur leur faim pour arriver à mes fins. Nous arrivons à Budapest. La luminosité est magnifique sur le dôme du parlement. Cette couleur rouille laisse des traces sang dans mon ciel. Et le ciel se déchire pour accueillir la nuit. L’hôtel banal me pousse à arpenter les rues. Les visages sont rivés vers le sol, les pas sont lourds et aucun sourire ne vient s’échouer contre les murs des rues. Les venelles se découpent au détour de ces immenses églises de mosaïque qui surgissent de nulle part. J’aime cette ville et je m’en gave. Pendant deux jours, je ne mange que des plats à base de paprika et me saoule quelques fois au tokaji pour supporter la transition. Je reprends la route. Je traverse plusieurs pays. Je ne les vois plus. Désormais, devant mes yeux dansent les miens qui ont découvert le pot aux roses. J’imagine leurs réactions, des plus pures aux plus cruelles. Je les sais loin de moi, sans réconfort le plus anodin ou perceptible à leur offrir. J’assume leur incompréhension dans la douleur. Je rêverais de les appeler, leur dire combien j’ai merdé, que je ne le referai plus, que je me suis trompée, que c’était un caprice futile et sans incidence… mais si je le faisais, ce serait comme les obliger à poser leur main sur la gâchette du flingue qui m’explosera la tête, me passer la corde autour du cou, ou encore me taillader à la hache avec lenteur.


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Je ne peux pas leur mettre mon sang sur les mains. Ce crime sans cadavre, je dois l’assumer seule à présent. Après cette parenthèse particulièrement douloureuse de 24 h, je me promets qu’en arrivant à Moscou, je laisserai tout derrière moi pour toujours. Il ne sert à rien de ressasser sans arrêt ce qui ne peut plus être, ce qui n’appartient plus à notre seul contrôle. J’ai été trop loin. Plus rien ne sera pareil de toute façon. Pas de retour en arrière possible. C’est dit. Je ne peux emporter avec moi tout ce que j’ai fui. Contre toute attente, le soleil me suit dans ma traversée. Moscou m’accueille sans fioritures. Tout semble froid et un peu absent, mais le temps reste beau. Je suis fourbue. Ce voyage de plus de deux jours a mis mon corps et mon esprit à rude épreuve. J’ai accouché de tout ce qui me tétanisait et le bus, en refermant ses portes derrière moi à tout emporté et tout renvoyé là d’où je viens. Maintenant, je vais devoir apprendre la solitude et devenir cette femme que je cherche en moi depuis toujours. Rien ne sera facile, je le sais, mais je marche déjà d’un pas aguerri et me sens prête pour l’aventure, la tête haute et le regard porté au loin quand je me faufile enfin dans l’avion pour Tokyo. Ultime escale de mon long périple. Je suis complètement décalée, je dors le jour et sors la nuit. Ce n’est que plaisir, car Tokyo la nuit est bien plus époustouflante qu’en plein jour. Je fais le plein de

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sushis en savourant la paix qui m’habite de plus en plus comme une rumeur qui gronde. Je n’ose y croire vraiment, mais j’y apporte malgré moi quelque crédit au bout d’un temps. Je me lève à l’aube de mon dernier jour au pays du soleil levant. J’écarquille mes yeux un à un, scotchés sur la baie vitrée où s’effiloche le brouillard du matin. Mes larmes coulent dans le reflet et je souris. Mon visage est différent, j’ai changé, déjà. Et je hurle : « heureuse de vous rencontrer enfin ». À moitié nue, je mets la musique à fond et danse sur Angus & Julia Stone qui me chantent de circonstance « Big Jet Plane ». Les paroles glissent sur ma peau comme un frisson continu, présage d’une mutation irréversible et je ne ressens plus l’envie de m’en cacher. Il est 20 h 40 quand l’avion décolle vers ma dernière destination. Le front collé au hublot, je me remplis d’un nouveau feu et me sens comme un serpent à l’approche de la mue. S’engourdir, se lover durant les 8 h 35 qui restent avant d’avoir le privilège de fouler enfin une nouvelle terre, mon paradis choisi. Il est 7 h 15 quand je nais, que mon âme est devenue vierge de tout malheur et de toute peur. La route s’achève. Je suis à Nouméa. Je comprends maintenant pourquoi tant de gens disparaissent…


L a danse des affects Il est minuit. Le temps s’est vautré d’un coup contre la fenêtre. Rien ne bouge, même pas la flamme claustrée de la bougie qui renvoie le reflet de mon visage harassé dans la baie vitrée. L’obscurité stagne autour de la maison sans oser s’y inviter. Elle garde ses distances, me fuit, et elle a raison. En ce moment, je suis plus noire qu’elle, parce que mon esprit ankylose tout ce qu’il touche. Mes muscles se sont rigidifiés au fil des jours comme si la tétanie était le remède à tous mes cris passés sous silence… J’erre sans bouger. Je me transporte, inerte, dans les vagues de mon âme, seul mouvement toléré par tout ce que mon corps rejette. Je suis l’encre que la pieuvre distille, pour ne plus être vue, pour me retirer à tâtons dans les tréfonds où personne ne viendra me trouver.

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